(1811) Cours complet de rhétorique « Livre quatrième. De la disposition oratoire, ou de l’Ordre mécanique du discours. — Chapitre II. Application du chapitre précédent au discours de Cicéron pour Milon. »
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(1811) Cours complet de rhétorique « Livre quatrième. De la disposition oratoire, ou de l’Ordre mécanique du discours. — Chapitre II. Application du chapitre précédent au discours de Cicéron pour Milon. »

Chapitre II.
Application du chapitre précédent au discours de Cicéron pour Milon.

Au lieu de morceler, suivant l’usage, différents discours, pour en extraire des exemples à l’appui des principes que nous venons d’établir, nous avons préféré de les réunir dans un chapitre particulier, et de les tirer surtout d’un seul et même discours, où chacun d’eux fût traité avec une égale supériorité. Persuadés qu’il n’y a pas la moindre comparaison à faire entre des passages isolés, quelque bien choisis qu’ils puissent être, et ces mêmes passages placés dans leur cadre naturel, nous avons mieux aimé offrir l’ordonnance imposante d’un grand tableau, que d’en montrer quelques personnages détachés, sans attitude, sans physionomie et sans expression. Nous nous sommes arrêtés à celui de tous les discours qui pouvait le mieux remplir notre objet : le plaidoyer de Cicéron pour Milon, que l’on peut regarder comme le chef-d’œuvre de l’éloquence latine, et peut-être de tout le genre judiciaire.

La nature et les circonstances du fait, le caractère de l’accusé et la forme du jugement, tout se réunit pour faire de cette cause, vraiment célèbre, la plus importante qui ait jamais été plaidée. Si Milon et Clodius n’eussent été que de simples particuliers, la question se réduisait aux termes ordinaires, et les tribunaux compétents en pouvaient connaître sans difficulté. Mais il s’agissait des chefs de deux factions qui, depuis longtemps, déchiraient la république, qui s’étaient juré une haine mortelle, et dont les partisans étaient bien résolus à continuer cette lutte terrible, jusqu’à ce que l’un ou l’autre parti fût totalement anéanti. Milon demandait le consulat, et Clodius la préture ; et ce dernier, qui avait tant d’intérêt à ne pas voir son ennemi revêtu d’une magistrature supérieure, avait dit, avec son audace ordinaire, que dans trois jours Milon ne serait pas en vie. Milon, de son côté, paraissait bien déterminé à ne pas l’épargner davantage ; et quand les choses en sont arrivées, de part et d’autre, à ce point d’acharnement, on sent qu’il est difficile de rien attribuer au hasard des événements subséquents. Ce fut lui cependant qui amena la rencontre où périt Clodius. Il revenait de la campagne avec une suite d’environ trente personnes ; il était à cheval ; et Milon, qui allait à Lanuvium, était dans un chariot avec sa femme ; mais sa suite était plus nombreuse et mieux armée. La querelle s’engagea : Clodius blessé, et se sentant le plus faible, se retira dans une hôtellerie, comme pour s’en faire un asile ; mais Milon ne voulut pas manquer une si belle occasion : il ordonna à ses gladiateurs de forcer la maison, et de tuer Clodius. Son corps est porté à Rome par ses partisans, qui le présentent au peuple, dans la place publique. On dresse à la hâte un bûcher près de la salle où le sénat s’assemblait : la flamme se communique à cette salle, et la consume avec d’autres édifices publics. Cependant Milon est accusé, et ce procès devient, comme tout le reste, une affaire de parti. Pompée, qui n’était pas fâché qu’on l’eût défait de Clodius, mais qui eût été bien aise aussi qu’on le défît de Milon, dont l’inflexible fermeté ne pouvait que déplaire à quiconque affectait la domination, voulut donner à ce jugement l’appareil le plus capable d’en imposer. Il porta une loi, en vertu de laquelle on devait connaître extraordinairement du crime de Milon, et former une commission spéciale devant laquelle Milon serait accusé. Le peuple était monté jusque sur les toits, pour assister à ce jugement : Pompée lui-même y parut, environné d’une garde publique, et après avoir fait placer des soldats autour du tribunal et en divers endroits du Forum.

Cicéron, qui défendait la cause de la raison, de la justice et de l’amitié, ne pouvait manquer de profiter habilement de toutes les circonstances favorables à l’orateur ou à l’ami.

Celle d’un tribunal si extraordinaire, et de formes si nouvelles, si étrangères aux formes habituelles du barreau, devaient inspirer naturellement quelque défiance au défenseur de Milon ; et c’est de cette crainte même, dont il ne peut se défendre entièrement, que l’orateur a su tirer ce bel exorde.

1º Exorde.

111« Etsi vereor, Judices, ne turpe sit, pro fortissimo viro dicere incipientem, timere ; minimèque deceat, quùm T. Annius ipse magis de reipublicæ salute, quàm de suâ perturbetur, me ad ejus causam parem animi magnitudinem afferre non posse ; tamen hæc novi judicii nova forma terret oculos, qui, quocumque inciderint, veterem consuetudinem fori et pristinum morem judiciorum requirunt. Non enim coronâ consessus vester cinctus est, ut solebat ; non usitatâ frequentiâ stipati sumus.

» Nam illa præsidia quæ pro templis omnibus cernitis, etsi contra vim collocata sunt, non afferunt tamen oratori aliquid, ut in foro et in judicio, quamquam præsidiis salutaribus et necessariis septi sumus, tamen non timere quidem sine aliquo timore possimus ».

Tout ceci n était pas un vain étalage de phrases étudiées ; c’était le véritable état de l’âme de Cicéron ; et Plutarque rapporte que Milon, qui connaissait la timidité naturelle de son ami, lui avait conseillé de se faire apporter en litière dans le Forum, et d’y rester tranquille jusqu’à ce que les juges fussent assemblés. Malgré toutes ces précautions, Cicéron fut réellement troublé, à l’aspect des soldats qui remplissaient le Forum, parce qu’il vit, dans cette mesure, l’intention bien prononcée de Pompée, et qu’il craignit dès lors que son discours ne blessât le consul, sans sauver son ami.

C’est ce qui lui inspira, sans doute, le passage, suivant, où l’on remarque autant d’art que de délicatesse :

112« Quæ si opposita Miloni putarem, cederem tempori, Judices, nec inter tantam vim armorum existimarem oratori locum esse. Sed me recreat et reficit Cn. Pompeii, sapientissimi viri, consilium ; qui profectò nec justitiæ suæ putaret esse, quem reum sententiis judicum tradidisset, eumdem telis militum dedere ; nec sapientiæ, temeritatem concitatæ multitudinis auctoritate publicâ armare ».

Remarquez avec quelle adresse, en supposant à Pompée ces intentions généreuses, l’orateur lui fait indirectement une loi de ne pas s’en écarter. Aussi cet appareil formidable, ces forces militaires, qui étaient, il n’y a qu’un moment, le motif de ses craintes, vont-ils devenir celui de sa confiance.

113« Quamobrem illa arma, centuriones, cohortes, non periculum nobis, sed præsidium denuntiant ; neque solùm ut quieto, sed etiam ut magno animo simus hortantur ; neque auxilium modo defensioni meæ, verùm etiam silentium pollicentur ».

Un autre motif anime et soutient encore le courage de Cicéron : la multitude des auditeurs, et le concours nombreux des citoyens, dont la plus grande partie était entièrement dévouée à Milon et à son défenseur :

114« Reliqua verò multitudo, quæ quidem est civium, tota nostra est, neque eorum quisquam, quos undique intuentes, unde aliqua pars fori adspici potest, et hujus exitum judicii exspectantes videtis, non quùm virtuti Milonis favet, tum de se, de liberis suis, de patriâ, de fortunis hodierno die decertari putat.

» Unum genus est adversum, infestumque nobis, eorum, quos P. Clodii furor rapinis, et incendiis, et omnibus exitiis publicis pavit ; qui hesternâ etiam concione incitati sunt, ut vobis voce præirent, quid judicaretis : quorum clamor, si quis fortè fuerit, admonere vos debebit, ut eum civem retineatis qui semper genus illud hominum, clamoresque maximos pro vestra salute neglexit ».

Vous voyez par quelle éloquente gradation l’orateur s’élève insensiblement au-dessus des considérations qui semblaient devoir l’arrêter, il n’y a qu’un moment. Bientôt ce même homme, timide, presque découragé au commencement de son discours, va se sentir assez de courage pour en communiquer aux juges eux-mêmes, et dissiper les craintes que la plupart d’entre eux partageaient vraisemblablement avec lui.

115« Quamobrem adeste animis, Judices, et timorem, si quem habetis, deponite. Nam, si umquam de bonis et fortibus viris : si umquam de bene meritis civibus potestas vobis judicandi fuit : si denique umquam locus amplissimorum ordinum delectis viris datus est, ubi sua studia erga fortes et bonos cives, quæ vultu et verbis sæpe significassent, re et sententiis declararent ; hoc profectò tempore eam potestatem omnem vos habetis, ut statuatis, utrùm nos, qui semper vestræ auctoritati dediti fuimus, semper miseri lugeamus ; an diù vexati a perditissimis civibus, aliquando per vos, ac vestram fidem, virtutem, sapientiamque recreemur ».

Ici commence le rôle si noble par lui-même, et que Cicéron va rendre si intéressant dans le reste du plaidoyer, d’un ami courageusement dévoué à la cause de son ami, ne séparant plus ses intérêts des siens et bravant, sans balancer, toute la rigueur du sort qui l’attend.

116« Quid enim nobis duobus, Judices, laboriosius ? quid magis sollicitum, magis exercitum, dici aut fingi potest, qui spe amplissimorum præmiorum ad rempublicam adducti, metu crudelissimorum suppliciorum carere non possumus ? Equidem cæteras tempestates et procellas in illis duntaxat fluctibus concionum semper putavi Miloni esse subeundas, quòd semper pro bonis contra improbos senserat : in judicio verò, et in eo concilio in quo ex cunctis ordinibus amplissimi viri judicarent, nunquam existimavi spem ullam esse habituros Milonis inimicos, ad ejus non salutem modò exstinguendam, sed etiam gloriam per tales viros infringendam ».

L’orateur expose ensuite le véritable point de vue de la question, et il la réduit aux termes les plus clairs et les plus simples : Milon a usé de son droit en tuant Clodius ; et ce droit était fondé sur la nécessité de la défense personnelle. Il s’agit donc de prouver, 1º que Clodius a été l’agresseur, et que c’est lui qui a tendu des embûches à Milon, Cicéron le prouve, par le récit même du fait, par ce chef-d’œuvre de narration dont nous avons déjà parlé, et qu’il nous tardait de mettre sous les yeux de nos lecteurs.

2º Narration.

117« Interim quùm sciret Clodius (neque enìm erat difficile scire) iter solemne, legitimum, necessarium, ante diem xiii Calendas Feb. Miloni esse Lanuvium ad flaminem prodendum, quòd erat dictator Lanuvii Milo ; Româ subito ipse profectus pridie est, ut ante suum fundum (quod re intellectum est) Miloni insidias collocaret : atque ita profectus est, ut concionem turbulentam in quâ ejus furor desideratus est, quæ illo ipso die habita est, relinqueret, quam, nisi obire facinoris locum tempusque voluisset, numquam reliquisset.

» Milo autem, quùm in senatu fuisset eo die : quoad senatus dimissus est, domum venit, calceos et vestimenta mutavit : paulisper, dum se uxor, ut fit, comparat, commoratus est ; deinde profectus est id temporis quùm jam Clodius, si quidem eo die Romam venturus erat, redire potuisset. Obviam fit ei Clodius expeditus in equo, nullâ rhedâ, nullis impedimentis, nullis Græcis comitibus, ut solebat ; sine uxore, quod numquam ferè : quùm hic insidiator, qui iter illud ad cædem faciendam apparasset, cum uxore veheretur in rhedâ, penulatus, magno et impedito et muliebri ac delicato ancillarum, puerorumque comitatu.

» Fit obviam Clodio ante fandum ejus horâ ferè undecimâ, aut non multò secus : statim complures cum telis in hunc faciunt de loco superiore impetum : adversi rhedarium occidunt. Quùm autem hic de rhedâ, rejectâ penulâ, desiluisset, seque acri animo defenderet ; illi, qui erant cum Clodio, gladiis eductis partim recurrere ad rhedam, ut a tergo Milonem adorirentur : partim, quod hunc jam interfectum putarent, cædere incipiunt ejus servos, qui post erant : ex quibus, qui animo fideli in dominum et præsenti fuerunt, partim occisi sunt, partim, quum ad rhedam pugnari viderent, et domino succurrere prohiberentur, Milonemque occisum etiam ex ipso Clodio audirent, et ita esse putarent ; fecerunt id servi Milonis (dicam enim non derivandi criminis  , causâ sed ut factum est) neque imperante neque sciente, neque præsente domino, quod suos quisque servos in tali re facere voluisset ».

Cette célèbre tournure, si heureusement employée pour adoucir ce que la chose pouvait avoir d’odieux, appartient à l’orateur Lysias, qui, le premier, en avait fait usage dans un plaidoyer sur le meurtre d’Ératosthène ; ce qui ne diminue en rien le mérite de Cicéron, et prouve seulement avec quel succès il savait imiter ceux que sa modestie appelle si fréquemment ses maîtres, dans ses ouvrages sur la rhétorique. Mais ce dont ce grand homme n’avait trouvé le modèle nulle part, c’est l’art admirable qui règne dans cette narration. Comme toutes les circonstances y sont habilement saisies et présentées ! Comme les plus petites choses y sont heureusement tournées à l’avantage de la cause, et quelle masse imposante de preuves résultent déjà de ce simple exposé ! Il n’y a pas de doute maintenant sur le véritable agresseur, et il est évident que c’est Clodius qui a dressé des embûches à Milton. Mais quels étaient les motifs pour le faire ? L’orateur va les développer.

3º La Confirmation.

Les motifs qu’avait Clodius pour dresser des embûches à Milon et le faire périr, étaient :

1º Son intérêt ;

2º La haine qu’il portait à Milon ;

3º Sa violence connue ;

4º L’impunité qu’il se promettait.

Son intérêt. Clodius eût été préteur après la mort de Milon. (Nºs 32, 33, 35).

Sa haine. Clodius haïssait surtout, dans Milon, le défenseur de Cicéron, le fléau des crimes, son accusateur, etc. Milon n’avait pour Clodius que la haine que lui portait tout le monde. (Nº 36).

Sa violence ordinaire. Clodius a souvent eu recours à la force ; Milon a toujours dédaigné un pareil moyen. Exemples. (Nos 37, 39, 41, 42).

L’impunité, enfin. Cet espoir d’impunité est confirmé par les propres paroles et les aveux même de Clodius. (Nº 45).

Ainsi, il est démontré que Clodius avait des motifs pour dresser des embûches à Milon ; qu’il l’a fait ; et que Milon, se trouvant dans le cas de la défense naturelle, a pu et dû tuer Clodius.

Mais non seulement Milon a pu et dû tuer Clodius ; il lui est encore glorieux de l’avoir fait, parce qu’il a délivré la patrie d’un scélérat reconnu, et d’un citoyen pernicieux à la république. Arrêtons-nous un moment à la belle prosopopée, dans laquelle l’orateur introduit Milon lui-même se glorifiant de la mort de Clodius, et s’écriant :

118« Occidi, occidi, non Sp. Mælium, qui annonâ levandâ, jacturisque rei familiaris, quia nimis amplecti plebem putabatur, in suspicionem incidit regni appetendi : non Tib. Gracchum, qui collegæ magistratum per seditionem abrogavit ; quorum interfectores implerunt orbem terrarum nominis sui gloria : sed eum, (auderet enim dicere, quum patriam periculo suo liberasset, cujus nefandum adulterium in pulvinaribus santissimis nobilissimæ feminæ comprehenderunt). Eum, cujus supplicio senatus solemnes religiones expiandas sæpe censuit : eum, quem cum sorore germanâ nefarium stuprum fecisse L. Lucullus juratus se, quæstionibus habitis, dixit comperisse : eum, qui civem, quem senatus, quem populus, quem omnes gentes urbis ac vitæ civium conservatotem judicabant, servorum armis exterminavit : eum, qui regna dedit, ademit, orbem terrarum, quibuscum voluit, partitus est : eum, qui, plurimis cædibus in foro factis singulari virtute et gloriâ civem domum vi et armis compulit : eum, cui nihil umquam nefas fuit nec in facinore, nec in libidine : eum, qui ædem Nympharum incendit, ut memoriam publicam recensionis, tabulis publicis impressam extingueret :

» Eum denique, cui jam nulla lex erat, nullum civile jus, nulli possessionum termini : qui non calumniâ litium, non injustis vindiciis ac sacramentis alienos fundos, sed castris, exercitu signis inferendis petebat : qui non solum Etruscos, etc. ».

Ce qui suit est bien plus fort et bien plus beau encore :

119« Quamobrem, si cruentum gladium tenens clamaret T. Annius, Adeste, quæso, atque audite, cives : P. Clodium interfeci ; ejus furores, quos nullis jam legibus, nullis judiciis frenare poteramus, hoc ferro et hâc dexterâ a cervicibus vestris repuli ; per me unum effectum est ut jus, æquitas, leges, libertas, pudor, pudicitia in civitate manerent : esset verò timendum, quonam modo id ferret civitas : nunc enim quis est, qui non probet ? qui non laudet » ?

Comme notre admiration sincère pour tout ce qui est grand et vraiment beau, nous paraît suffisamment établie dans le cours de cet ouvrage, nous devons à la vérité et à Cicéron lui-même, de dire ici que cette seconde partie de la confirmation est évidemment inférieure à la première. Plus riche d’ornements oratoires, elle est bien moins forte en raisonnements ; et les plus belles figures, les mouvements les plus heureux, n’en trahissent que plus les efforts de l’orateur, qui s’est trop avancé en s’engageant à démontrer à la fois la légitimité, le mérite et la gloire même du meurtre de Clodius ; car l’on pouvait dire à Cicéron : que Milon se soit défendu quand on l’attaquait, rien de plus juste ; que l’agresseur ait succombé, rien de mieux encore : mais parce que Clodius est un homme dangereux, s’ensuit-il que le droit de le tuer appartienne au premier citoyen qui voudra s’en saisir, pour venger des injures personnelles ? Dans un état tranquille et policé, dit La Harpe, ce meurtre n’aurait pas été excusable ; il ne l’est pas plus dans les temps d’anarchie ; et où en a-t-on été, grand Dieu ! quand l’insuffisance présumée, ou le sommeil affecté des lois, ont fait rentrer chacun dans ces droits prétendus de défense naturelle, qui n’a plus été que l’assassinat organisé ? C’est donc évidemment ici l’un des cas où l’on ne prouve rien, en voulant trop prouver ; et il n’est pas hors de vraisemblance que cet endroit du discours (s’il faisait partie de celui qui fut réellement prononcé) dut faire plus de tort que de bien à la cause de Milon.

4º. Péroraison.

Il n’en est pas ainsi de la péroraison : elle passe généralement pour la plus belle que Cicéron ait faite : et il y a d’autant plus de mérite à avoir si bien réussi, que le caractère et la conduite de l’accusé rendaient cette partie du discours plus difficile à traiter. L’objet de la péroraison est, comme l’on sait, d’exciter la pitié des juges en faveur de l’accusé, qui, pour seconder de son côté les efforts de son défenseur, paraissait en habits de deuil à la séance, et dans l’extérieur le plus suppliant. Mais le fier, l’intrépide Milon, avait dédaigné toutes ces formes humiliantes ; il ne témoignait aucune crainte, et n’avait fait aucune sollicitation. Il y avait là sans doute de quoi déranger le pathétique d’un orateur vulgaire. Eh bien ! cette sécurité même, si semblable à l’orgueil, et si capable, par conséquent, d’indisposer le tribunal, est précisément le motif dont Cicéron va se servir pour émouvoir la pitié des juges.

120« Nolite, si in nostro omnium fletu nullam lacrimam adspexistis Milonis : si vultum semper eumdem, si vocem, si orationem stabilem ac non mutatam videtis, hoc minus ei parcere ; atque haud scio, an multò etiam sit adjuvandus magis. Etenim si in gladiatoriis pugnis, et in infimi generis hominum conditione atque fortunâ, timidos et supplices, et ut vivere liceat obsecrantes, etiam odisse solemus ; fortes et animosos, et se acriter ipsos morti offerentes, servare cupimus, eorumque nos magis miseret, qui nostram misericordiam non requirunt, quàm qui illam efflagitant ; quantò hoc magis in fortissimis civibus facere debemus » ?

Milon était trop fier pour s’abaisser à des supplications ; Cicéron va prendre pour lui ce rôle si difficile à concilier avec son caractère ! Et quelle fierté noble dans les sentiments qu’il prête à son client, dans le langage qui les exprime !

121« Me quidem, Judices, exanimant, et interimunt hæ voces Milonis, quas audio assiduè, et quibus intersum quotidie. Valeant, inquit, cives mei, valeant : sint incolumes, sint florentes, sint beati : stet hæc urbs præclara, mihique patria carissima, quoquo modo merita de me erit : tranquillà republicà cives mei, quoniam mihi cum illis non licet, sine me ipsi, sed per me tamen, perfruanlur : ego cedam, atque abibo : si mihi republicà bonà frui non licuerit, at carebo malâ : et quam primùm tetigero bene moratam et liberam civitatem, in ea conquiescam.

» O frustra, inquit, suscepti mei labores ! ô spes fallaces ! ô cogitationes inanes meæ ! Ego quum tribunus plebis, republicâ oppressâ, me senatui dedissem, quem extinctum acceperam ; equitibus Romanis, quorum vires erant debiles ; bonis viris, qui omnem auctoritatem Clodianis armis abjecerant ; mihi unquam bonorum præsidium defuturum putarem » ?

On sait avec quelle chaleur Milon s’était employé pour le rappel de Cicéron : c’est de cette circonstance mémorable que l’orateur va emprunter la fin de cette touchante péroraison.

122« O me miserum ! ô me infelicem ! revocare tu me in patriam, Milo, potuisti per hos : ego te in patriâ per eosdem retinere non potero ? quid respondebo liberis meis, qui te parentem alterum putant ? quid tibi, Q. Frater, qui nunc abes, consorti mecum temporum illorum ? me non potuisse Milonis salutem tueri per eosdem per quos nostram ille servasset ? At in qua causa non potuisse ? quæ est grata gentibus. A quibus non potuisse ? ab iis, qui maximè P. Clodii morte acquierunt. Quo deprecante ? me.

» Quid me reducem esse voluistis ? an ut, inspectante me, expellerentur, per quos essem restitutus ? Nolite, obsecro vos, pati, mihi acerbiorem reditum esse, quàm fuerit ille ipse discessus : nam quî possum putare me restitutum esse, si distrahor ab iis, per quos restitutus sum ?

» O terram illam beatam, quæ hunc virum exceperit : hanc ingratam, si ejecerit ; miseram, si amiserit ! Sed finis sit ; neque enim præ lacrymis jam loqui possum ; et hic se lacrymis defendi velat. Vos oro, obtestorque, Judices, ut in sententiis ferendis, quod sentietis, id audeatis. Vestram virtutem, justitiam, fidem, mihi credite, is maximè probabit, qui in judicibus legendis optimum, et sapientissimum, et fortissimum quemque legit ».

Il est impossible de relire cette admirable harangue, sans être de l’avis de Milon et sans penser Comme lui, que si en effet Cicéron s’était montré, dans cette cause, aussi ferme qu’il avait coutume de l’être, s’il ne s’était pas laissé intimider par les clameurs de la faction de Clodius, il l’aurait emporté sur toutes les considérations timides ou intéressées qui pouvaient agir contre l’accusé, et que Milon n’aurait pas mangé des huîtres à Marseille.

Au surplus, il porta dans son exil le courage qu’il avait déployé pendant son tribunat, et durant le cours de son procès ; et se montra digne, jusqu’à la fin, de ce que Cicéron pensait, et avait dit de lui.