Beaumarchais
1732-1799
[Notice]
Horloger, musicien, chansonnier, dramaturge, acteur comique, homme de plaisir, homme de cour, homme d’affaires, financier, manufacturier, éditeur, armateur, fournisseur, agent secret, négociateur, publiciste, tribun par occasion, plaideur éternel, Pierre Caron de Beaumarchais eut une existence aussi compliquée que l’intrigue de son Figaro.
Le procès que lui suscitèrent les héritiers de Paris Duvernez, devint, grâce à son adresse, une importante question de liberté publique et d’intérêt général. Il y trouva prétexte à des pamphlets tantôt sérieux jusqu’à l’éloquence, tantôt plaisants jusqu’à la bouffonnerie. Tout en paraissant n’attaquer que ses indignes ennemis, il s’érigea en avocat du droit commun, et livra le parlement à la risée de l’Europe.
Sa célébrité bruyante grandit encore par le succès de deux pièces étincelantes de verve, de vivacité, de malice et souvent de bon sens. Le Barbier de Séville (1775), et surtout le Mariage de Figaro (1784) furent l’image satirique d’une société qui courait gaiement à une révolution où elle devait périr corps et biens. L’aristocratie frivole qui applaudit à ses épigrammes battait des mains à sa propre ruine.
Il conduit l’intrigue la plus embarrassée avec une merveilleuse dextérité. Talent souple et fertile qui suffit à tout avec de l’esprit, il mêla au sel gaulois du vieux temps le don de l’à-propos, et l’art d’exciter les passions en les amusant ; son style abonde en mots piquants : sa prose acérée se retient comme des vers. Nul n’a mis en circulation plus de malices devenues proverbes. On peut lui appliquer ce trait : « Qui dit auteur, dit oseur. »
Plaintes de figaro
Parce que vous êtes un grand seigneur, monsieur le comte, vous vous croyez un grand génie ! Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus ; du reste, homme assez ordinaire ; tandis que moi, morbleu1 ! perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu’on n’en a mis depuis cent ans pour gouverner toutes les Espagnes.
Est-il rien de plus bizarre que ma destinée ? Fils de je ne sais qui, volé par des bandits, élevé dans leurs mœurs, je m’en dégoûte, je veux courir une carrière honnête, et partout je suis repoussé ! J’apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie, et tout le crédit d’un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette de vétérinaire ! Las d’attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre ; me fussé-je mis une pierre au cou ! Je broche une comédie dans les mœurs du sérail : auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule ; à l’instant un envoyé de je ne sais où se plaint que j’offense dans mes vers la Sublime-Porte, la Perse, une partie de la presqu’île de l’Inde, toute l’Égypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d’Alger et du Maroc ; et voilà ma comédie flambée pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l’omoplate en nous disant : « Chiens de chrétiens ! » Ne pouvant avilir l’esprit, on se venge en le maltraitant. Mes joues se creusaient, mon terme était échu ; je voyais de loin arriver l’affreux recors, la plume fichée dans sa perruque ; en frémissant je m’évertue. Il s’élève une question sur la nature des richesses, et, comme il n’est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n’ayant pas un sou, j’écris sur la valeur de l’argent et sur son produit net ; sitôt, je vois du fond d’un fiacre se baisser pour moi le pont d’un château fort, à l’entrée duquel je laissai l’espérance et la liberté.
Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu’ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil ! je lui dirais que les sottises imprimées n’ont d’importance qu’aux lieux où l’on en gêne le cours1 ; que sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur, et qu’il n’y a que de petits hommes qui redoutent les petits écrits.
Las de nourrir un obscur pensionnaire, on me met un jour dans la rue ; et comme il faut dîner quoiqu’on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume, et demande à chacun de quoi il est question.
On me dit que, pendant ma retraite économique, il s’est établi dans Madrid un système de liberté sur la vente des productions, qui s’étend même à celle de la presse ; et que, pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois censeurs. Pour profiter de cette douce liberté, j’annonce un écrit périodique, et croyant n’aller sur les brisées d’aucun autre, je le nomme Journal inutile. Aussitôt, je vois s’élever contre moi mille pauvres hères à la feuille ; on me supprime, et me voilà derechef sans emploi.
Le désespoir m’allait saisir : on pense à moi pour une place ; mais, par malheur, j’y étais propre : il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l’obtint.1
(Mariage de Figaro, V.3.)
La calomnie
La calomnie, monsieur ! vous ne savez guère ce que vous dédaignez ; j’ai vu les plus honnêtes gens près d’en être accablés. Croyez qu’il n’y a pas de plate méchanceté, pas d’horreur, pas de conte absurde qu’on ne fasse adopter aux oisifs d’une grande ville en s’y prenant bien, et nous avons ici des gens d’une adresse !…
D’abord un bruit léger rasant le sol comme l’hirondelle avant l’orage, pianissimo,2 murmure et file, et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille, et piano, piano, vous le glisse en l’oreille adroitement. Le mal est fait, il germe, il rampe, il chemine, et rinforzando 3, de bouche en bouche, il va le diable ; puis tout à coup, ne sais comment, vous voyez la calomnie se dresser, siffler, s’enfler, grandir à vue d’œil. Elle s’élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, grâce au ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription. Qui diable y résisterait1 ?
Son portrait, par lui-même
Vous qui m’avez connu, vous qui m’avez suivi sans cesse, ô mes amis ! dites si vous avez jamais vu autre chose en moi qu’un homme constamment gai ; aimant avec une égale passion l’étude et le plaisir : enclin à la raillerie, mais sans amertume, et l’accueillant dans autrui contre soi, quand elle est assaisonnée2 ; soutenant peut-être avec trop d’ardeur son opinion quand il la croit juste, mais honorant hautement et sans envie tous les gens qu’il reconnaît supérieurs ; confiant sur ses intérêts jusqu’à la négligence ; actif quand il est aiguillonné, paresseux et stagnant après l’orage ; insouciant dans le bonheur, mais poussant la constance et la sérénité dans l’infortune jusqu’à l’étonnement de ses plus familiers amis3