Bossuet
1627-1704
[Notice]
Né à Dijon, dans une ville qui donna saint Bernard à la France, Jacques-Bénigne Bossuet fut promis à l’Église dès le berceau. Écolier extraordinaire, il allait d’instinct vers les intelligences royales, vers les plus divins des poëtes ; Homère et Virgile furent ses maîtres, avant le jour où, la lecture de la Bible déterminant sa vocation, il reconnut en elle le livre par excellence, la source d’où son génie devait découler. On sait les exploits qui signalèrent en lui dès l’abord un des princes de la jeunesse, l’ange de l’école, un de ces élus qui font miracle par un don de nature. Applaudi à l’hôtel de Rambouillet, admiré en Sorbonne par le grand Condé, il n’eut aucune impatience de se produire et, se dérobant aux tentations de la faveur mondaine, préféra s’aguerrir dans l’obscurité d’une retraite féconde. Archidiacre de Metz, il se prépara pendant sept années (1652-1659), dans l’ombre du sanctuaire, aux triomphes que lui réservait l’avenir.
C’est de cette époque que date son essor. Familiarité hardie, pathétique ingénu, poésie de l’expression, brusques saillies d’imagination, élans impétueux, je ne sais quoi de vif, d’étrange, de soudain ; tel est le caractère de ses premiers sermons : ils ont le feu de la jeunesse, et une grâce de nouveauté qui ravit. Il deviendra plus égal, plus châtié, plus maître de lui ; mais jamais souffle plus inspiré ne l’animera.
Ce fut en 1659, à l’âge de trente-deux ans, qu’il entra dans la sphère du règne mémorable dont il devait être le docteur, l’arbitre et l’oracle. Le carême du Louvre inaugura ces trente années, pendant lesquelles il se soutint dans la perfection par des coups d’éclat où son génie se renouvela sans cesse. Une sorte d’harmonie préétablie semblait exister entre le souverain et son prélat de prédilection. Ils se reconnurent comme étant faits l’un pour l’autre. Dès lors, Bossuet devint l’âme de son siècle, et mérita ce titre de Père de l’Église que La Bruyère lui décerna de son vivant. Théologien, philosophe, historien, polémiste, orateur, il est supérieur à toutes les louanges, et plus on étudie ses œuvres, plus on y découvre de profondeur : c’est, comme la nature, une matière infinie de contemplation.
Nulle parole humaine n’eut plus d’autorité. C’est que sa vie et ses discours se
confondent : l’une ajoute aux autres la force des exemples. Tous ses écrits furent des actes
par lesquels il se dévouait à l’exercice d’une fonction, à l’accomplissement d’un devoir.
Jamais il n’eut souci de l’éloge. Édifier, éclairer, diriger les âmes fut son unique
ambition, et c’est de lui qu’on peut dire : « Il ne se sert de
la parole que pour la pensée, et de la pensée que pour la vérité et la vertu. »
Dans
cette éloquence si saine, si substantielle et si forte, on voit rayonner la beauté morale
d’un caractère. Charmés par sa simplicité, transportés par ses accents sublimes, étonnés par
ses hardiesses, nous aimons en même temps sa candeur, sa modération, sa droiture, sa bonté,
sa raison et son bon sens. L’homme est égal à l’écrivain, et sa gloire si pure doit rester
toujours une des religions de la France.
Éloquence de saint Paul 1
N’attendez pas de l’Apôtre ni qu’il vienne flatter les oreilles par des cadences harmonieuses, ni qu’il veuille charmer les esprits par de vaines curiosités. Saint Paul rejette tous les artifices de la rhétorique. Son discours, bien loin de couler avec cette douceur agréable, avec cette égalité tempérée que nous admirons dans les orateurs, paraît inégal ou sans suite à ceux qui ne l’ont pas assez pénétré ; et les délicats de la terre, qui ont, disent-ils, les oreilles fines, sont offensés de la dureté de son style irrégulier. Pourtant, mes frères, n’en rougissons pas. Le discours de l’Apôtre est simple, mais ses pensées sont toutes divines. S’il ignore la rhétorique, s’il méprise la philosophie, Jésus-Christ lui tient lieu de tout ; et son nom qu’il a toujours à la bouche, ses mystères qu’il traite si divinement, rendront sa simplicité toute-puissante. Il ira, cet ignorant dans l’art de bien dire, avec cette locution2 rude, avec cette phrase qui sent l’étranger, il ira en cette Grèce polie, la mère des philosophes et des orateurs, et, malgré la résistance du monde, il y établira plus d’églises que Platon n’y a gagné de disciples par cette éloquence qu’on a crue divine. Il prêchera Jésus dans Athènes, et le plus savant de ses sénateurs passera de l’aréopage en l’école de ce barbare. Il poussera encore plus loin ses conquêtes ; il abattra aux pieds du Sauveur la majesté des faisceaux romains en la personne du proconsul, et il fera trembler dans leurs tribunaux les juges devant lesquels on le cite. Rome même entendra sa voix ; et un jour cette ville maîtresse se tiendra bien plus honorée d’une lettre du style de Paul, adressée à ses concitoyens, que de tant de fameuses harangues qu’elle a entendues de son Cicéron.
Et d’où vient cela, chrétiens ? C’est que Paul a des moyens pour persuader que la Grèce n’enseigne pas, et que Rome n’a pas appris. Une puissance surnaturelle, qui se plaît à relever ce que les superbes méprisent, s’est répandue et mêlée dans l’auguste simplicité de ses paroles. De là vient que nous admirons dans ses admirables Épîtres une certaine vertu plus qu’humaine, qui persuade contre les règles, ou plutôt qui ne persuade pas tant qu’elle captive les entendements ; qui ne flatte pas les oreilles, mais qui porte ses coups droit au cœur. De même qu’on voit un grand fleuve qui retient encore, coulant dans la plaine, cette force violente et impétueuse qu’il avait acquise aux montagnes d’où il tire son origine : ainsi cette vertu céleste qui est contenue dans les écrits de saint Paul, conserve sous la simplicité du style toute la vigueur qu’elle apporte du ciel, d’où elle descend.
C’est par cette vertu divine que la simplicité de l’Apôtre a assujetti toutes choses. Elle a renversé les idoles, établi la croix de Jésus, persuadé à un million d’hommes de mourir pour en défendre la gloire ; enfin, dans ses admirables Épîtres, elle a expliqué de si grands secrets, qu’on a vu les plus sublimes esprits, après s’être exercés longtemps dans les plus hautes spéculations où pouvait aller la philosophie, descendre de cette vaine hauteur, où ils se croyaient élevés, pour apprendre à bégayer humblement dans l’école de Jésus-Christ, sous la discipline de Paul.
Aimons donc, aimons, chrétiens, la simplicité de Jésus, aimons l’Évangile avec sa bassesse,
aimons Paul dans son style rude, et profitons d’un si grand exemple. Ne regardons pas les
prédications comme un divertissement de l’esprit ; n’exigeons pas des prédicateurs les
agréments de la rhétorique, mais la doctrine des Écritures. Que si notre délicatesse, si
notre dégoût les contraint à chercher des ornements étrangers, pour nous attirer par quelque
moyen à l’Évangile du Sauveur Jésus, distinguons l’assaisonnement de la nourriture solide. Au
milieu des discours qui plaisent, ne jugeons rien de digne de nous que les enseignements qui
édifient ; et accoutumons-nous tellement à aimer Jésus-Christ tout seul dans la pureté
naturelle de ses vérités toutes saintes, que nous voyions encore régner dans l’Église cette
première simplicité, qui a fait dire au divin
Apôtre :
Quum infirmor, tunc potens sum : « Je suis puissant parce que je suis
faible »
; mes discours sont forts, parce qu’ils sont simples ; c’est leur
simplicité innocente qui a confondu la sagesse humaine.
La jeunesse 1
Vous dirai-je en ce lieu ce que c’est qu’un jeune homme de vingt-deux ans ? Quelle ardeur,
quelle impatience, quelle impétuosité de désirs ! Cette force, cette vigueur, ce sang chaud
et bouillant, semblable à un vin fumeux2, ne leur permet rien de rassis ni de modéré. Dans les âges
suivants, on commence à prendre son pli, les passions s’appliquent à quelques objets, et
alors celle qui domine ralentit du moins la fureur des autres : au lieu que cette verte
jeunesse, n’ayant encore rien de fixe ni d’arrêté, en cela même qu’elle n’a point de passion
dominante par-dessus les autres, elle3 est emportée, elle est agitée tour à tour de toutes
les tempêtes des passions, avec une incroyable violence. Là, les folles amours4 ;
là, le luxe, l’ambition et le vain désir de paraître exercent leur empire sans résistance.
Tout s’y fait par une chaleur inconsidérée ; et comment accoutumer à la règle, à la solitude,
à la discipline, cet âge qui ne se plaît que dans le mouvement et dans le désordre, qui n’est
presque jamais dans une action composée5, « et qui n’a honte que de la modération et de la pudeur :
et pudet non esse impudentem ?
»
Certes, quand nous nous voyons penchant sur le retour de notre âge, que nous comptons déjà une longue suite de nos ans écoulés, que nos forces se diminuent6, et que le passé occupant la partie la plus considérable de notre vie, nous ne tenons plus au monde que par un avenir incertain : ah ! le présent ne nous touche plus guère. Mais la jeunesse qui ne songe pas que rien lui soit encore échappé, qui sent sa vigueur entière et présente, ne songe aussi qu’au présent, et y attache toutes ses pensées. Dites-moi, je vous prie, celui qui croit avoir le présent tellement à soi, quand1 est-ce qu’il s’adonnera aux pensées sérieuses de l’avenir ? Quelle apparence2 de quitter le monde, dans un âge où il ne se présente rien que de plaisant3 ? Nous voyons toutes choses selon la disposition où nous sommes : de sorte que la jeunesse, qui semble n’être formée que pour la joie et pour les plaisirs, ah4 ! elle ne trouve rien de fâcheux : tout lui rit, tout lui applaudit. Elle n’a point encore d’expérience des maux du monde, ni des traverses qui nous arrivent : de là vient qu’elle s’imagine qu’il n’y a point de dégoût, de disgrâce pour elle. Comme elle se sent forte et vigoureuse, elle bannit la crainte et tend les voiles de toutes parts à l’espérance qui l’enfle et qui la conduit5.
Vous le savez, fidèles, de toutes les passions la plus charmante6 c’est l’espérance. C’est elle qui nous entretient et qui nous nourrit, qui adoucit toutes les amertumes de la vie ; et souvent nous quitterions des biens effectifs, plutôt que de renoncer à nos espérances. Mais la jeunesse téméraire et mal avisée, qui présume toujours beaucoup, à cause qu’elle a peu expérimenté, ne voyant point de difficulté dans les choses, c’est là7 que l’espérance est la plus véhémente et la plus hardie : si bien que les jeunes gens, enivrés de leurs espérances, croient tenir tout ce qu’ils poursuivent ; toutes leurs imaginations leur paraissent des réalités. Ravis8 d’une certaine douceur de leurs prétentions infinies, ils s’imagineraient perdre infiniment, s’ils se départaient de leurs grands desseins ; surtout les personnes de condition, qui, étant élevées dans un certain esprit de grandeur, et bâtissant toujours sur les honneurs de leur maison et de leurs ancêtres1, se persuadent facilement qu’il n’y a rien à quoi elles ne puissent prétendre.
La Providence régit le monde
Dieu tient du plus haut des cieux les rênes de tous les royaumes3 ; il a tous les cœurs en sa main : tantôt il retient les passions, tantôt il leur lâche la bride, et par là il remue tout le genre humain. Veut-il faire des conquérants4 ? il fait marcher l’épouvante devant eux, et il inspire à eux et à leurs soldats une hardiesse invincible. Veut-il faire des législateurs ? il leur envoie son esprit de sagesse et de prévoyance ; il leur fait prévenir les maux qui menacent les États, et poser les fondements de la tranquillité publique. Il connaît la sagesse humaine toujours courte par quelque endroit : il l’éclaire, il étend ses vues, et puis il l’abandonne à ses ignorances5 ; il l’aveugle, il la précipite, il la confond par elle-même : elle s’enveloppe, elle s’embarrasse dans ses propres subtilités, et ses précautions lui sont un piége.
Dieu exerce par ce moyen ses redoutables jugements, selon les règles de sa justice, toujours infaillible ; c’est lui qui prépare les effets dans les causes les plus éloignées, et qui frappe ces grands coups dont le contre-coup porte si loin : quand il veut lâcher6 le dernier et renverser les empires, tout est faible et irrégulier dans les conseils. L’Égypte, autrefois si sage, marche enivrée, étourdie et chancelante, parce que le Seigneur a répandu l’esprit de vertige dans ses conseils7 ; elle ne sait plus ce qu’elle fait, elle est perdue.
Mais que les hommes ne s’y trompent pas : Dieu redresse quand il lui plaît le sens égaré ; et celui qui insultait à l’aveuglement des autres tombe lui-même dans des ténèbres plus épaisses, sans qu’il faille souvent autre chose pour lui renverser le sens que ses longues prospérités.
C’est ainsi que Dieu règne sur tous les peuples. Ne parlons plus de hasard ni de fortune, ou parlons-en seulement comme d’un nom dont nous couvrons notre ignorance. Ce qui est hasard, à l’égard de nos conseils1 incertains, est un dessein concerté dans un conseil plus haut, c’est-à-dire dans ce conseil éternel qui renferme toutes les causes et tous les effets dans un même ordre. De cette sorte, tout concourt à la même fin ; et c’est faute d’entendre le tout, que nous trouvons du hasard ou de l’irrégularité dans les rencontres particulières2.
Par là se vérifie ce que dit l’Apôtre : « Que Dieu est heureux et le seul puissant,
Roi des rois et Seigneur des seigneurs »
; heureux, dont le repos est inaltérable,
qui voit tout changer sans changer lui-même, et qui fait tous les changements par un conseil
immuable ; qui donne et qui ôte la puissance ; qui la transporte d’un homme à un autre, d’une
maison à une autre, d’un peuple à un autre, pour montrer qu’ils ne l’ont tous que par
emprunt, et qu’il est le seul en qui elle réside naturellement.
C’est pourquoi tous ceux qui gouvernent se sentent assujettis à une force majeure : ils font plus ou moins qu’ils ne pensent, et leurs conseils n’ont jamais manqué d’avoir des effets imprévus ; ni ils ne sont maîtres des dispositions que les siècles passés ont mises dans leurs affaires, ni ils ne peuvent prévoir le cours que prendra l’avenir, loin qu’ils le puissent forcer. Celui-là seul tient tout en sa main, qui sait le nom de ce qui est et de ce qui n’est pas encore3, qui préside à tous les temps et prévient tous les conseils.
Alexandre ne croyait pas travailler pour ses capitaines, ni ruiner sa maison par ses conquêtes. Quand Brutus inspirait au peuple romain un amour immense de la liberté, il ne songeait pas qu’il jetait dans les esprits le principe de cette licence effrénée par laquelle la tyrannie qu’il voulait détruire devait être un jour rétablie plus dure que sous les Tarquins. Quand les Césars flattaient les soldats, ils n’avaient pas dessein de donner des maîtres à leurs successeurs et à l’empire.
En un mot, il n’y a point de puissance humaine qui ne serve malgré elle à d’autres desseins que les siens : Dieu seul sait tout réduire à sa volonté. C’est pourquoi tout est surprenant, à ne regarder que les causes particulières ; et néanmoins tout s’avance avec une suite réglée1.
Acte de foi
Vous êtes tout-puissant, ô Dieu de gloire ! J’adore votre immense et volontaire libéralité.
Je passe tous les siècles et toutes les évolutions ou révolutions de la nature : je vous
regarde comme vous étiez avant tout commencement et de toute éternité, c’est-à-dire que je
vous regarde comme vous êtes, car vous êtes ce que vous étiez ; la créature a changé, mais
vous, Seigneur, vous êtes toujours ce que vous êtes. Je laisse donc toute créature, et je
vous regarde comme étant seul avant tous les siècles. O la belle et riche aumône1 que vous avez faite en créant le monde ! Que la terre était pauvre
sous les eaux, et qu’elle était vide dans sa sécheresse avant que vous en eussiez fait germer
les plantes avec tant de fruits et de vertus différentes, avant la naissance des forêts,
avant que vous l’eussiez comme tapissée d’herbes et de fleurs, et avant encore que vous
l’eussiez couverte de tant d’animaux2 ! Que la mer était pauvre dans la vaste
amplitude de son sein, avant qu’elle eût été faite la retraite de tant de poissons ! Et qu’y
avait-il de moins animé et de plus vide que l’air, avant que vous y eussiez répandu tant de
volatiles ? Mais combien le ciel même était-il pauvre, avant que vous l’eussiez semé
d’étoiles, et que vous y eussiez allumé le soleil pour présider au jour, et la lune pour
présider à la nuit ! Que toute la masse de l’univers était informe, et que le chaos en était
affreux et pauvre lorsque la lumière lui manquait ! Avant tout cela, que le néant était
pauvre, puisque ce n’était qu’un pur néant ! Mais vous, Seigneur, qui étiez et qui portiez
tout en votre puissance, « vous n’avez fait qu’ouvrir votre main, et vous avez rempli
de bénédictions3 »
le ciel et la terre.
O Dieu, que mon âme est pauvre ! C’est un vrai néant d’où vous tirez peu à peu le bien que
vous voulez y répandre ; ce n’est qu’un chaos avant que vous ayez commencé à en débrouiller
toutes les pensées. Quand vous commencez par la foi à y faire poindre la lumière, qu’elle est
encore imparfaite, jusqu’à ce que vous l’ayez formée par la
charité,
et que vous, qui êtes le vrai soleil de justice, aussi ardent que lumineux, vous m’ayez
embrasé de votre amour ! O Dieu ! soyez loué à jamais par vos propres œuvres. Ce n’est pas
assez de m’avoir illuminé une fois ; sans votre secours, je retombe dans mes premières
ténèbres. Car le soleil même est toujours nécessaire à l’air qu’il éclaire, afin qu’il
demeure toujours éclairé ; combien plus ai-je besoin que vous ne cessiez de m’illuminer, et
que vous disiez toujours : « Que la lumière soit faite ! »
L’âme humaine
Je me suis levé pendant la nuit avec David, « pour voir vos cieux qui sont les
ouvrages de vos doigts, la lune et les étoiles que vous avez fondées1 »
. Qu’ai-je
vu, ô Seigneur, et quelle admirable image des effets de votre lumière infinie ! Le soleil
s’avançait, et son approche se faisait connaître par une céleste blancheur qui se répandait
de tous côtés ; les étoiles étaient disparues, et la lune s’était levée avec son croissant,
d’un argent si beau et si vif, que les yeux en étaient charmés2. Elle semblait vouloir honorer le soleil, en paraissant claire et illuminée
par le côté qu’elle tournait vers lui ; tout le reste était obscur et ténébreux, et un petit
demi-cercle recevait seulement dans cet endroit-là un ravissant éclat par les rayons du
soleil, comme du père de la lumière. Quand il la voit de ce côté, elle reçoit une teinte de
lumière ; plus il la voit, plus sa lumière s’accroît. Quand il la voit tout entière, elle est
dans son plein ; et plus elle a de lumière, plus elle fait honneur à celui d’où elle lui
vient. Mais voici un nouvel hommage qu’elle rend à son céleste illuminateur. À mesure qu’il
approchait, je la voyais disparaître ; le faible croissant diminuait peu à peu ; et quand le
soleil se fut montré tout entier, sa pâle et débile lumière, s’évanouissant, se perdit dans
celle du grand astre qui paraissait, dans laquelle elle fut comme absorbée. On voyait bien
qu’elle ne pouvait avoir perdu sa lumière par l’approche du soleil qui l’éclairait ; mais un
petit astre cédait au grand, une petite lumière se confondait avec la
grande ; et la place du croissant ne parut plus dans le ciel, où il tenait auparavant un si
beau rang parmi les étoiles.
Mon Dieu, lumière éternelle, c’est la figure de ce qui arrive à mon âme, quand vous
l’éclairez. Elle n’est illuminée que du côté que vous la voyez ; partout où vos rayons ne
pénètrent pas, ce n’est que ténèbres, et quand ils se retirent tout à fait, l’obscurité et la
défaillance sont entières. Que faut-il donc que je fasse, ô mon Dieu, sinon de reconnaître de
vous toute la lumière que je reçois ? Si vous détournez votre face, une nuit affreuse nous
enveloppe, et vous seul êtes la lumière de notre vie. « Le Seigneur est ma lumière et
mon salut, qui craindrai-je ? Le Seigneur est le protecteur de ma vie, de qui aurai-je
peur1 ? »
Nous sommes de ceux à qui l’Apôtre a écrit : « Vous avez été
autrefois ténèbres, mais maintenant vous êtes lumière en Notre-Seigneur2 »
; comme s’il eût dit : « Si vous étiez par vous-mêmes lumineux,
pleins de sainteté, de vérité et de vertu, et si vous étiez vous-mêmes votre lumière, vous
n’auriez jamais été dans les ténèbres, et la lumière ne vous aurait jamais quittés. Mais
maintenant vous reconnaissez, par tous vos égarements, que vous ne pouvez être éclairés que
par une lumière qui vous vienne du dehors et d’en haut ; et si vous êtes lumière, c’est
seulement en Notre-Seigneur. »
L’honneur du monde
Aujourd’hui que notre monarque fait son entrée dans Jérusalem, au milieu des applaudissements de tout le peuple, je me sens fortement pressé, chrétiens, de mettre aux pieds de notre Sauveur quelqu’un de ses ennemis capitaux, pour honorer tout ensemble et son triomphe et sa croix. Je n’ai pas de peine à choisir celui qui doit servir à ce spectacle ; et le mystère d’ignominie que nous commençons de célébrer, et cette magnificence d’un jour que nous verrons tout d’un coup changée en un mépris si outrageux, me persuadent facilement que ce doit être l’honneur du monde.
L’honneur du monde, mes frères, c’est cette grande statue que Nabuchodonosor veut que l’on adore. Elle est d’une hauteur prodigieuse1, parce que rien ne paraît plus élevé ; elle est toute d’or2, parce que rien ne semble ni plus riche ni plus précieux. Toutes les langues et tous les peuples l’adorent3 ; tout le monde lui sacrifie : et ces fifres, et ces trompettes, et ces hautbois, et ces tambours qui résonnent autour de la statue, n’est-ce pas le bruit de la renommée ? ne sont-ce pas là les applaudissements et les cris de joie qui composent ce que les hommes appellent la gloire ? C’est donc, messieurs, cette grande et superbe idole que je veux abattre aujourd’hui aux pieds du Sauveur. Je ne me contente pas, chrétiens, de lui refuser de l’encens avec les trois enfants de Babylone, ni de lui dénier l’adoration que tous les peuples lui rendent : je veux faire tomber sur cette idole le foudre de la vérité évangélique ; je veux l’abattre tout de son long devant la croix de mon Sauveur ; je veux la briser et la mettre en pièces, et en faire un sacrifice à Jésus-Christ crucifié, avec le secours de sa grâce.
Parais donc ici, ô honneur du monde, vain fantôme des ambitieux et chimère des esprits superbes ; je t’appelle à un tribunal où ta condamnation est inévitable. Ce n’est pas devant les Césars et les princes, ce n’est pas devant les héros et les capitaines que je t’oblige de comparaître ; comme ils ont tous été tes adorateurs, ils prononceraient à ton avantage. Je t’appelle à un jugement où préside un Roi couronné d’épines, que l’on a revêtu de pourpre pour le tourner en ridicule, que l’on a attaché à une croix pour en faire un spectacle d’ignominie : c’est à ce tribunal que je te défère ; c’est devant ce Roi que je t’accuse4.
Les mots et les choses
Cet homme s’est enrichi par des concussions épouvantables, et il vit dans une avarice sordide ; tout le monde le méprise, mais il tient bonne table à la ville et à la campagne ; cela paraît libéralité : c’est un fort honnête homme ; il fait belle dépense du bien d’autrui. Et vous, vous vous vengez par un assassinat ; c’est une action indigne et honteuse, mais ç’a été par un beau combat1 ; quoique les lois vous condamnent, quoique l’Église vous excommunie, il y a quelque montre de courage ; le monde vous applaudit et vous couronne, malgré les lois et l’Église. Enfin y a-t-il aucun vice que l’honneur du monde ne mette en crédit, si peu qu’il ait de soin de se contrefaire ? L’impudicité même, c’est-à-dire l’infamie et la honte même, que l’on appelle brutalité quand elle court ouvertement à la débauche, si peu qu’elle s’étudie à se ménager, à se couvrir des belles couleurs de fidélité, de discrétion, de douceur, de persévérance, ne va-t-elle pas la tête levée ? ne semble-t-elle pas digne des héros ? ne perd-elle pas son nom pour s’appeler politesse2 et galanterie ? Eh quoi ! cette légère teinture a imposé si facilement aux yeux des hommes ? ne fallait-il que ce peu de mélange pour faire changer de nom aux choses, et mériter de l’honneur à ce qui est en effet si digne d’opprobre ? Non, il n’en faut pas davantage : je m’en étonnais au commencement, mais ma surprise est bientôt cessée, après que j’ai eu médité que ceux qui ne se connaissent point en pierreries sont trompés par le moindre éclat, et que le monde se connaît si peu en vertu, que la moindre apparence éblouit sa vue ; de sorte qu’il n’est rien de si aisé à l’honneur du monde que de donner du crédit au vice.
Cependant le pécheur triomphe à son aise, et jouit de la réputation publique. Que s’il est troublé en sa conscience et se dénie à lui-même l’honneur que tout le monde lui donne à l’envi, voici un prompt remède à ce mal. Accourez ici, troupe de flatteurs, venez en foule à sa table, venez faire retentir à ses oreilles le bruit de sa réputation si bien établie : voici le dernier effort de l’honneur pour donner du crédit au vice. Après avoir trompé tout le monde, il faut que le pécheur s’admire lui-même ; car ces flatteurs industrieux, âmes vénales et prostituées, savent qu’il y a en lui un flatteur secret qui ne cesse de lui applaudir au dedans ; ces flatteurs qui sont au dehors s’accordent avec celui qui parle au dedans, et qui a le secret de se faire entendre à toute heure : ils étudient ses sentiments, et le prennent si dextrement par son faible, qu’ils le font demeurer d’accord de tout ce qu’ils disent. Ce pécheur ne se regarde plus dans sa conscience, où il voit trop clairement sa laideur : il n’aime que ce miroir qui le flatte ; et, pour parler avec saint Grégoire, « s’oubliant de ce qu’il est en lui-même, il se va chercher dans les discours des autres, et s’imagine être tel que la flatterie le représente1. »
Le pécheur
Les pécheurs toujours superbes ne peuvent endurer qu’on les reprenne, et c’est pourquoi le grand saint Grégoire les compare à des hérissons. Étant éloigné de cet animal, vous voyez sa tête, ses pieds et son corps ; quand vous approchez pour le prendre, vous ne trouvez plus qu’une boule ; et celui que vous découvriez de loin tout entier, vous le perdez tout à coup, aussitôt que vous le tenez dans vos mains. Il en est ainsi de l’homme pécheur. Vous avez découvert toutes ses menées et démêlé toute son intrigue ; enfin vous avez reconnu tout l’ordre du crime ; vous voyez ses pieds, son corps et sa tête ; aussitôt que vous pensez le convaincre en lui racontant ce détail, par mille adresses il vous retire ses pieds : il couvre soigneusement tous les vestiges de son crime ; il vous cache sa tête : il recèle profondément ses desseins ; il enveloppe son corps, c’est-à-dire toute la suite de son intrigue, dans un tissu artificieux d’une histoire embarrassée et faite à plaisir. Ce que vous pensiez avoir vu si distinctement n’est plus qu’une masse informe et confuse, où il ne paraît ni fin ni commencement ; et cette vérité si bien démêlée est tout à coup disparue parmi ces vaines défaites. Ainsi étant retranché et enveloppé en lui-même, il ne vous présente plus que des piquants ; il s’arme à son tour contre vous, et vous ne pouvez le toucher sans que votre main soit ensanglantée, je veux dire votre honneur blessé par quelque outrage ; le moindre que vous recevrez sera le reproche de vos vains soupçons.
Inquiétude de l’homme
Que dirai-je maintenant de cette humeur inquiète, curieuse de nouveautés, ennemie du loisir, et impatiente du repos1 ? D’où vient qu’elle ne cesse de nous agiter et de nous ôter notre meilleur bien, en nous engageant d’affaire en affaire, avec un empressement qui ne finit pas ? La nature même nous enseigne que la vie est dans l’action. Mais les mondains, toujours dissipés, ne connaissent pas l’efficace de cette action paisible et intérieure qui occupe l’âme en elle-même ; ils ne croient pas s’exercer s’ils ne s’agitent, ni se mouvoir s’ils ne font du bruit ; de sorte qu’ils mettent la vie dans cette action empressée et tumultueuse ; ils s’abîment dans un commerce éternel d’intrigues et de visites, qui ne leur laisse pas un moment à eux. Ils se sentent eux-mêmes quelquefois pressés, et se plaignent de cette contrainte ; mais, chrétiens, ne les croyez pas : ils se moquent, ils ne savent ce qu’ils veulent. Celui-là qui se plaint qu’il travaille trop, s’il était délivré de cet embarras, ne pourrait souffrir son repos ; maintenant les journées lui semblent trop courtes, et alors son grand loisir lui serait à charge : il aime sa servitude, et ce qui lui pèse lui plaît ; et ce mouvement perpétuel, qui les engage en mille contraintes, ne laisse pas de les satisfaire, par l’image d’une liberté errante. Comme un arbre que le vent semble caresser en se jouant avec ses feuilles et avec ses branches : bien que ce vent ne le flatte qu’en l’agitant, et le jette tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, avec une grande inconstance, vous diriez toutefois que l’arbre s’égaye par la liberté de son mouvement. Ainsi, encore que les hommes du monde n’aient pas de liberté véritable, étant presque toujours contraints de céder au vent qui les pousse, toutefois ils s’imaginent jouir d’un certain air de liberté et de paix, en promenant deçà et delà leurs désirs vagues et incertains1
Voilà, si je ne me trompe, une peinture assez naturelle de la vie du monde et de la vie de la cour. Que faites-vous cependant, grand homme d’affaires, homme qui êtes de tous les secrets, et sans lequel cette grande comédie du monde manquerait d’un personnage nécessaire ; que faites-vous pour la grande affaire, pour l’affaire de l’éternité ?
La fortune
La fortune, trompeuse en toute autre chose, est du moins sincère en ceci, qu’elle ne nous cache pas ses tromperies ; au contraire, elle les étale dans le plus grand jour, et outre ses légèretés ordinaires, elle se plaît de temps en temps d’étonner le monde par des coups d’une surprise terrible, comme pour rappeler toute sa force en la mémoire des hommes, et de peur qu’ils n’oublient jamais ses inconstances, sa malignité, ses bizarreries. C’est ce qui m’a fait souvent penser que toutes les complaisances de la fortune ne sont pas des faveurs, mais des trahisons ; qu’elle ne nous donne que pour avoir prise sur nous, et que les biens que nous recevons de sa main ne sont pas tant des présents qu’elle nous fait que des gages que nous lui donnons pour être éternellement ses captifs, assujettis au retour fâcheux de sa dure et malicieuse puissance.
Cette vérité, établie sur tant d’expériences convaincantes, devrait détromper les ambitieux de tous les biens de la terre ; et c’est au contraire ce qui les engage. Car au lieu d’aller à un bien solide et éternel sur lequel le hasard ne domine pas, et de mépriser par cette vue la fortune toujours changeante, la persuasion de son inconstance fait qu’on se donne tout à fait à elle pour trouver des appuis contre elle-même ; car écoutez parler ce politique habile et entendu : la fortune l’a élevé bien haut, et dans cette élévation, il se moque des petits esprits qui donnent tout au dehors, et qui se repaissent de titres et d’une belle montre de grandeur. Pour lui, il appuie sa famille sur des fondements plus certains, sur des charges considérables, sur des richesses immenses, qui soutiendront éternellement la fortune de sa maison. Il pense s’être affermi contre toutes sortes d’attaques. Aveugle et malavisé ! comme si ces soutiens magnifiques qu’il cherche contre la puissance de la fortune n’étaient pas encore de son ressort, et pour le moins aussi fragiles que l’édifice même qu’il croit chancelant !
C’est trop parler de la fortune dans la chaire de vérité. Écoute, homme sage, homme
prévoyant, qui étends si loin aux siècles futurs les précautions de ta prudence ; c’est Dieu
même qui te va parler, et qui va confondre tes vaines pensées par la bouche de son prophète
Ézéchiel : « Assur, dit ce saint prophète, s’est élevé comme un grand arbre, comme les
cèdres du Liban : le ciel l’a nourri de sa rosée, la terre l’a engraissé de sa substance ;
les puissances l’ont comblé de leurs bienfaits, et il suçait de son côté le sang du peuple.
C’est pourquoi il s’est élevé, superbe en sa hauteur, beau en sa verdure, étendu en ses
branches, fertile en ses rejetons : les oiseaux faisaient leurs nids sur ses branches ; les
familles de ses domestiques, les peuples se mettaient à couvert sous son ombre1
; un grand nombre de créatures, et les grands et
les petits, étaient attachés à sa fortune : « ni les cèdres ni les pins »
,
c’est-à-dire les plus grands de la cour, ne l’égalaient pas2. « Autant que ce
grand arbre s’était poussé en haut, autant
semblait-il avoir jeté
en bas de fortes et profondes racines. »
Voilà une grande fortune, un siècle n’en voit pas beaucoup de semblables ; mais voyez sa
ruine et sa décadence : « Parce qu’il s’est élevé superbement, et qu’il a porté son
faîte jusqu’aux nues, et que son cœur s’est enflé dans sa hauteur : pour cela, dit le
Seigneur, je le couperai par la racine, je l’abattrai d’un grand coup et le porterai par
terre ; il viendra une disgrâce et il ne pourra plus se soutenir. Tous ceux qui se
reposaient sous son ombre se retireront de lui, de peur d’être accablés sous sa ruine.
Cependant il tombera d’une grande chute ; on le verra tout de son long couché sur la
montagne, fardeau inutile de la terre1 »
; ou, s’il se soutient durant
sa vie, il mourra au milieu de ses grands desseins, et laissera à des mineurs des affaires
embrouillées qui ruineront sa famille ; ou Dieu frappera son fils unique, et le fruit de son
travail passera en des mains étrangères ; ou Dieu lui fera succéder un dissipateur qui, se
trouvant tout d’un coup dans de si grands biens dont l’amas ne lui a coûté aucune peine, se
jouera des sueurs d’un homme insensé qui se sera perdu pour le laisser riche ; et devant la
troisième génération, le mauvais ménage et les dettes auront consumé tous ses héritages.
« Les branches de ce grand arbre se verront rompues dans toutes les vallées2 »
; je veux dire, ces terres et ces seigneuries, qu’il
avait ramassées comme une province, avec tant de soin et de travail, se partageront en
plusieurs mains, et tous ceux qui verront ce grand changement diront en levant les épaules et
regardant avec étonnement les restes de cette fortune ruinée : Est-ce là que devait aboutir
toute cette grandeur formidable au monde ? est-ce là ce grand arbre dont l’ombre couvrait
toute la terre ? Il n’en reste plus qu’un tronc inutile. Est-ce là ce fleuve impétueux qui
semblait devoir inonder toute la terre ? Je n’aperçois plus qu’un peu d’écume. O homme, que
penses-tu faire, et pourquoi te travailles-tu vainement ?
— Mais je saurai bien m’affermir et profiter de l’exemple des autres ; j’étudierai le défaut de leur politique et le faible de leur conduite, et c’est là que j’apporterai le remède. — Folle précaution ! car ceux-là ont-ils profité de l’exemple de ceux qui les précèdent ? O homme, ne te trompe pas ; l’avenir a des événements trop bizarres, et les pertes et les ruines entrent par trop d’endroits dans la fortune des hommes pour pouvoir être arrêtées de toutes parts. Tu arrêtes cette eau d’un côté, elle pénètre de l’autre ; elle bouillonne même par-dessous la terre. Vous croyez être bien muni aux environs, le fondement manque par en bas, un coup de foudre frappe par en haut. — Mais je jouirai de mon travail. — Eh quoi ! pour dix ans de vie ! — Mais je regarde ma postérité et mon nom. — Mais peut-être que ta postérité n’en jouira pas. — Mais peut-être aussi qu’elle en jouira. — Et tant de sueurs, et tant de travaux, et tant de crimes, et tant d’injustices, sans pouvoir jamais arracher de la fortune, à laquelle tu te dévoues, qu’un misérable peut-être ! Regarde qu’il n’y a rien d’assuré pour toi, non pas même un tombeau pour graver dessus tes titres superbes, seuls restes de ta grandeur abattue : l’avarice ou la négligence de tes héritiers le refuseront peut-être à ta mémoire ; tant on pensera peu à toi quelques années après ta mort ! Ce qu’il y a d’assuré, c’est la peine de tes rapines, la vengeance éternelle de tes concussions et de ton ambition infinie. O les dignes restes de ta grandeur ! ô les belles suites de ta fortune ! ô folie ! ô illusion ! ô étrange aveuglement des enfants des hommes !
Misère et grandeur de l’homme 1
Les sages du monde, voyant l’homme, d’un côté si grand, de l’autre si méprisable, n’ont su ni que penser ni que dire d’une si étrange composition. Demandez aux philosophes profanes ce que c’est que l’homme : les uns en feront un Dieu, les autres en feront un rien ; les uns diront que la nature le chérit comme une mère, et qu’elle en fait ses délices ; les autres, qu’elle l’expose comme une marâtre, et qu’elle en fait son rebut ; et un troisième parti, ne sachant plus que deviner touchant la cause de ce mélange, répondra qu’elle s’est jouée en unissant deux pièces qui n’ont nul rapport, et ainsi, que par une espèce de caprice elle a formé ce prodige qu’on appelle l’homme.
Vous jugez bien, messieurs, que ni les uns ni les autres n’ont donné au but, et qu’il n’y a
plus que la foi qui puisse expliquer une si grande énigme. Vous vous trompez, ô sages du
siècle : l’homme n’est pas les délices de la nature, puisqu’elle l’outrage en tant de
manières ; l’homme ne peut non plus être son rebut, puisqu’il a quelque chose en lui qui vaut
mieux que la nature elle-même : je parle de la nature sensible. Maintenant parler de caprice
dans les ouvrages de Dieu, c’est blasphémer contre sa sagesse. Mais d’où vient donc une si
étrange disproportion ? faut-il, chrétiens, que je vous le dise ? et ces masures mal
assorties, avec ces fondements si magnifiques, ne crient-elles pas assez haut que l’ouvrage
n’est pas en son entier ? Contemplez cet édifice, vous y verrez des marques d’une main
divine ; mais l’inégalité de l’ouvrage vous fera bientôt remarquer ce que le péché a mêlé du
sien. O Dieu ! quel est ce mélange ? J’ai peine à me reconnaître ; je suis prêt à m’écrier
avec le prophète : « Est-ce là cette Jérusalem ? Est-ce là cette ville, est-ce là ce
temple, l’honneur et la joie de toute la terre ?1 »
Et moi je dis : Est-ce là cet homme fait à l’image de
Dieu, le miracle de sa sagesse, et le chef-d’œuvre de ses mains ?
C’est lui-même, n’en doutez pas. D’où vient donc cette discordance ? et pourquoi vois-je ces parties si mal rapportées ? C’est que l’homme a voulu bâtir à sa mode sur l’ouvrage de son Créateur, et il s’est éloigné du plan ; ainsi, contre la régularité du premier dessein, l’immortel et le corruptible, le spirituel et le charnel, l’ange et la bête, en un mot, se sont trouvés tout à coup unis. Voilà le mot de l’énigme, voilà le dégagement de tout l’embarras : la foi nous a rendus à nous-mêmes, et nos faiblesses honteuses ne peuvent plus nous cacher notre dignité naturelle.
Mais, hélas ! que nous profite cette dignité ? Quoique nos ruines respirent encore quelque air de grandeur, nous n’en sommes pas moins accablés dessous ; notre ancienne immortalité ne sert qu’à nous rendre plus insupportable la tyrannie de la mort ; et quoique nos âmes lui échappent, si cependant le péché les rend misérables, elles n’ont pas de quoi se vanter d’une éternité si onéreuse. Que dirons-nous, chrétiens ? que répondrons-nous à une plainte si pressante ? Jésus-Christ y répondra dans notre Évangile. Il vient voir le Lazare décédé, il vient visiter la nature humaine qui gémit sous l’empire de la mort. Ah ! cette visite n’est pas sans cause : c’est l’ouvrier même qui vient en personne pour reconnaître ce qui manque à son édifice ; c’est qu’il a dessein de le reformer suivant son premier modèle1
O âme remplie de crimes, tu crains avec raison l’immortalité qui rendrait ta mort éternelle ! Mais voici en la personne de Jésus-Christ la résurrection et la vie : qui croit en lui ne meurt pas ; qui croit en lui est déjà vivant d’une vie spirituelle et intérieure, vivant par la vie de la grâce qui attire après elle la vie de la gloire ; mais le corps est cependant sujet à la mort. O âme, console-toi : si ce divin architecte, qui a entrepris de te réparer, laisse tomber pièce à pièce ce vieux bâtiment de ton corps, c’est qu’il veut te le rendre en meilleur état, c’est qu’il veut le rebâtir dans un meilleur ordre ; il entrera pour un peu de temps dans l’empire de la mort, mais il ne laissera rien entre ses mains, si ce n’est la mortalité2
Exorde de l’oraison funèbre de la reine d’Angleterre 3
Celui qui règne dans les cieux, et de qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient
la gloire, la majesté et l’indépendance, est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi
aux rois, et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et de terribles leçons. Soit
qu’il élève▶ les trônes, soit qu’il les abaisse ; soit qu’il communique sa puissance aux
princes, soit qu’il la retire à lui-même, et ne leur laisse que leur propre faiblesse4, il leur
apprend leurs devoirs
d’une manière souveraine et digne de lui ;
car, en leur donnant la puissance ; il leur commande d’en user comme il fait1 lui-même, pour le bien du
monde ; et il leur fait voir, en la retirant, que toute leur majesté est empruntée, et que,
pour être assis sur le trône, ils n’en sont pas moins sous sa main et sous son autorité
suprême. C’est ainsi qu’il instruit les princes, non-seulement par des discours et par des
paroles, mais encore par des effets et par des exemples :
Et nunc, Reges,
intelligite ; erudimini, qui judicatis terram
.
Chrétiens, que la mémoire d’une grande reine, fille, femme, mère de rois si puissants, et souveraine de trois royaumes, appelle de tous côtés à cette triste cérémonie, ce discours vous fera paraître un de ces exemples redoutables qui étalent aux yeux du monde sa vanité tout entière. Vous verrez dans une seule vie toutes les extrémités des choses humaines, la félicité sans bornes2 aussi bien que les misères ; une longue et paisible jouissance d’une des plus nobles couronnes de l’univers ; tout ce que peuvent donner de plus glorieux la naissance et la grandeur accumulé sur une tête qui ensuite est exposée à tous les outrages de la fortune ; la bonne cause d’abord suivie de bons succès, et depuis des retours soudains, des changements inouïs : la rébellion longtemps retenue, à la fin tout à fait maîtresse ; nul frein à la licence ; les lois abolies ; la majesté violée par des attentats jusqu’alors inconnus ; l’usurpation et la tyrannie sous le nom de liberté ; une reine fugitive, qui ne trouve aucune retraite dans trois royaumes, et à qui sa propre patrie n’est plus qu’un triste lieu d’exil ; neuf voyages sur mer, entrepris par une princesse, malgré les tempêtes3 ; l’Océan étonné de se voir traversé tant de tois en des appareils si divers et pour des causes si différentes ; un trône indignement renversé et miraculeusement rétabli : voilà les enseignements que Dieu donne aux rois. Ainsi fait-il voir au monde le néant de ses pompes et de ses grandeurs.
Si les paroles nous manquent4, si les
expressions ne répondent pas à un sujet si vaste et si relevé, les choses
parleront assez d’elles-mêmes. Le cœur1 d’une grande reine, autrefois élevé par une si longue suite de prospérités,
et puis plongé tout à coup dans un abîme d’amertumes, parlera assez haut ; et, s’il n’est pas
permis aux particuliers de faire des leçons aux princes sur des événements si étranges, un
Roi me prête ses paroles pour leur dire :
Entendez, ô grands de la
terre ; instruisez-vous, arbitres du monde !
Mort d’Henriette d’Angleterre 2
Considérez ces grandes puissances que nous regardons de si bas ; pendant que nous tremblons
sous leur main, Dieu les frappe pour nous avertir. Leur élévation en est la cause, et il les
épargne si peu qu’il ne craint pas de les sacrifier à l’instruction du reste des hommes.
Chrétiens ! ne murmurez pas si Madame a été choisie pour nous donner une telle instruction :
il n’y a rien ici de rude pour elle, puisque, comme vous le verrez dans la suite, Dieu la
sauve par le même coup qui nous instruit. Nous devrions être assez convaincus de notre
néant ; mais s’il faut des coups de surprise à nos cœurs enchantés de l’amour du monde,
celui-ci est assez grand et assez terrible3. O nuit
désastreuse ! ô nuit effroyable ! où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette
étonnante nouvelle : Madame se meurt ! Madame est morte ! Qui de nous ne se sentit frappé à
ce coup, comme si quelque tragique accident avait désolé sa famille ? Au premier bruit d’un
mal si étrange, on accourt à Saint-Cloud de toutes parts ; on trouve tout consterné, excepté
le cœur de cette princesse4 : partout on entend des cris ; partout on voit la douleur et le désespoir,
et l’image de la mort. Le roi, la reine, Monsieur, toute la cour, tout le peuple, tout est
abattu, tout est
désespéré ; et il me semble que je vois
l’accomplissement de cette parole du Prophète1 : « Le roi pleurera, le prince sera désolé, et les mains tomberont au
peuple de douleur et d’étonnement. »
Mais et les princes et les peuples gémissaient en vain ; en vain Monsieur, en vain le roi
même tenait Madame serrée par de si étroits embrassements. Alors ils pouvaient dire l’un et
l’autre, avec saint Ambroise2 :
Stringebam brachia, sed jam amiseram quam
tenebam
, je serrais les bras, mais j’avais déjà perdu ce que je tenais. La
princesse leur échappait parmi des embrassements si tendres, et la mort plus puissante nous
l’enlevait entre ces royales mains.
Quoi donc ! elle devait périr sitôt3 ! Dans la plupart des hommes, les changements se font peu à peu, et la mort les prépare ordinairement à son dernier coup ; Madame cependant a passé du matin au soir, ainsi que l’herbe des champs ; le matin elle fleurissait, avec quelles grâces ! vous le savez : le soir nous la vîmes séchée ; et ces fortes expressions par lesquelles l’Écriture sainte exagère l’inconstance des choses humaines devaient être pour cette princesse si précises et si littérales !…
La voilà, malgré son grand cœur, cette princesse si admirable et si chérie ! la voilà telle que la mort nous l’a faite ; encore ce reste tel quel va-t-il disparaître ; cette ombre de gloire va s’évanouir, et nous l’allons voir dépouillée même de cette triste décoration. Elle va descendre à ces sombres lieux, à ces demeures souterraines, pour y dormir dans la poussière avec les grands de la terre, comme parle Job, avec ces rois et ces princes anéantis, parmi lesquels à peine peut-on la placer, tant les rangs y sont pressés, tant la mort est prompte à remplir ces places ! Mais ici notre imagination nous abuse encore ; la mort ne nous laisse pas assez de corps pour occuper quelque place, et on ne voit là que les tombeaux qui fassent quelque figure : notre chair change bientôt de nature, notre corps prend un autre nom ; même celui de cadavre, dit Tertullien, parce qu’il nous montre encore quelque forme humaine, ne lui demeure pas longtemps ; il devient un je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue : tant il est vrai que tout meurt en lui, jusqu’à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ses malheureux restes !
Péroraison de l’éloge funèbre de Condé 1
Jetez les yeux de toutes parts ; voilà tout ce qu’a pu la magnificence et la piété pour honorer un héros : des titres, des inscriptions, vaines marques de ce qui n’est plus ; des figures2 qui semblent pleurer autour d’un tombeau, et de fragiles images d’une douleur que le temps emporte avec tout le reste ; des colonnes qui semblent vouloir porter jusqu’au ciel le magnifique témoignage de notre néant ; et rien enfin ne manque dans tous ces honneurs que celui à qui on les rend.
Pleurez donc sur ces faibles restes de la vie humaine, pleurez sur cette triste immortalité que nous donnons aux héros ; mais approchez en particulier, ô vous qui courez avec tant d’ardeur dans la carrière de la gloire, âmes guerrières et intrépides ! Quel autre fut plus digne de vous commander ? Mais dans quel autre avez-vous trouvé le commandement plus honnête ? Pleurez donc ce grand capitaine, et dites en gémissant : « Voilà celui qui nous menait dans les hasards ! Sous lui se sont formés tant de renommés capitaines que ses exemples ont élevés aux premiers honneurs de la guerre ! Son ombre eût pu encore gagner des batailles : et voilà que dans son silence son nom même nous anime ; et ensemble il nous avertit que, pour trouver à la mort quelque reste de nos travaux, et n’arriver pas sans ressource à notre éternelle demeure, avec le roi de la terre, il faut encore servir le Roi du ciel. » Servez donc ce Roi immortel et si plein de miséricorde, qui vous comptera un soupir et un verre d’eau donné en son nom3, plus que tous les autres ne feront jamais tout votre sang répandu ; et commencez à compter le temps de vos utiles services du jour que vous vous serez donnés à un maître si bienfaisant.
Et vous, ne viendrez-vous pas à ce triste monument, vous, dis-je, qu’il a bien voulu mettre au rang de ses amis ? Tous ensemble, en quelque degré de sa confiance qu’il vous ait reçus, environnez ce tombeau, versez des larmes avec des prières ; et, admirant dans un si grand prince une amitié si commode et un commerce si doux, conservez le souvenir d’un héros dont la bonté avait égalé le courage1. Ainsi, puisse-t-il toujours vous être un cher entretien ! ainsi, puissiez-vous profiter de ses vertus, et que sa mort, que vous déplorez, vous serve à la fois de consolation et d’exemple !
Pour moi, s’il m’est permis, après tous les autres, de venir rendre les derniers devoirs à ce tombeau, ô prince, le digne sujet de nos louanges et de nos regrets, vous vivrez éternellement dans ma mémoire ; votre image y sera tracée, non point avec cette audace qui promettait la victoire ; non, je ne veux rien voir en vous de ce que la mort y efface ; vous aurez dans cette image des traits immortels : je vous y verrai tel que vous étiez à ce dernier jour, sous la main de Dieu, lorsque sa gloire sembla commencer à vous apparaître. C’est là que je vous verrai plus triomphant qu’à Fribourg et à Rocroy ; et, ravi d’un si beau triomphe, je dirai en actions de grâces ces belles paroles du bien-aimé disciple : « La véritable victoire, celle qui met sous nos pieds le monde entier, c’est notre foi. »
Jouissez, prince, de cette victoire ; jouissez-en éternellement par l’immortelle vertu de ce sacrifice. Agréez ces derniers efforts d’une voix qui vous fut connue, vous mettrez fin à tous ces discours. Au lieu de déplorer la mort des autres, grand prince, dorénavant je veux apprendre de vous à rendre la mienne sainte : heureux si, averti par ces cheveux blancs du compte que je dois rendre de mon administration, je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie les restes d’une voix qui tombe et d’une ardeur qui s’éteint2
Lettre a Louis XIV
Votre Majesté m’a fait une grande grâce, d’avoir bien voulu m’expliquer ce qu’elle souhaite de moi, afin que je puisse ensuite me conformer à ses ordres, avec toute la fidélité et l’exactitude possibles. C’est avec beaucoup de raison qu’elle s’applique si sérieusement à régler toute sa conduite ; car, après vous être fait à vous-même une si grande violence dans une chose qui vous touche si fort au cœur1, vous n’avez garde de négliger vos autres désirs, où il ne s’agit plus que de suivre vos inclinations.
Vous êtes né, Sire, avec un amour extrême pour la justice, avec une bonté et une douceur
qui ne peuvent être assez estimées ; et c’est dans ces choses que Dieu a renfermé la plus
grande partie de vos devoirs, selon que nous l’apprenons par cette parole de son Écriture :
« La miséricorde et la justice gardent le roi ; et son trône est affermi par la bonté
et par la clémence2. »
Il faut donc considérer, Sire, que le trône que vous remplissez est
à Dieu, que vous y tenez sa place, et que vous y devez régner selon ses lois3. Les lois qu’il vous a
données sont que, parmi vos sujets, votre puissance ne soit formidable qu’aux méchants, et
que vos autres sujets puissent vivre en paix et en repos, en vous rendant obéissance. Vos
peuples s’attendent, Sire, à vous voir pratiquer plus que jamais ces lois que l’Écriture vous
donne. La haute profession que Votre Majesté a faite, de vouloir changer dans sa vie ce qui
déplaisait à Dieu4, les a remplis de consolation : elle leur
persuade que Votre Majesté, se donnant à Dieu, se rendra plus que jamais attentive à
l’obligation très-étroite qu’il vous impose de veiller à leur misère ; et c’est de là qu’ils
espèrent le soulagement dont ils ont un besoin extrême.
Je n’ignore pas, Sire, combien il est difficile de leur donner ce soulagement au milieu d’une grande guerre5, où vous êtes obligé à des dépenses si extraordinaires, et pour résister à vos ennemis, et pour conserver vos alliés. Mais la guerre qui oblige Votre Majesté à de si grandes dépenses l’oblige en même temps à ne pas laisser accabler le peuple, par qui seul elle les peut soutenir. Ainsi leur soulagement est autant nécessaire pour votre service que pour leur repos. Votre Majesté ne l’ignore pas ; et pour lui dire sur ce fondement ce que je crois être de son obligation précise et indispensable, elle doit, avant toutes choses, s’appliquer à connaître à fond les misères des provinces, et surtout ce qu’elles ont à souffrir sans que Votre Majesté en profite, tant par les désordres des gens de guerre, que par les frais qui se font à lever la taille1, qui vont à des excès incroyables. Quoique Votre Majesté sache bien, sans doute, combien en toutes ces choses il se commet d’injustices et de pilleries2, ce qui soutient vos peuples, c’est, Sire, qu’ils ne peuvent se persuader que Votre Majesté sache tout ; et ils espèrent que l’application qu’elle a fait paraître pour les choses de son salut3 l’obligera à approfondir une matière si nécessaire.
Il n’est pas possible que de si grands maux, qui sont capables d’abîmer l’État4, soient sans remède ; autrement tout serait perdu sans ressource. Mais ces remèdes ne se peuvent trouver qu’avec beaucoup de soin et de patience ; car il est malaisé d’examiner les expédients praticables, et ce n’est pas à moi à discourir sur ces choses. Mais ce que je sais très-certainement, c’est que si Votre Majesté témoigne persévéramment qu’elle veut la chose ; si, malgré la difficulté qui se trouvera dans le détail, elle persiste invinciblement à vouloir qu’on la cherche ; si enfin elle fait sentir, comme elle le sait très-bien faire, qu’elle ne veut point être trompée sur ce sujet, et qu’elle ne se contentera que des choses solides et effectives : ceux à qui elle confie l’exécution se plieront à ses volontés, et tourneront tout leur esprit à la satisfaire dans la plus juste inclination qu’elle puisse jamais avoir.
Au reste, Votre Majesté, Sire, doit être persuadée, que quelque bonne intention que puissent avoir ceux qui a servent, pour le soulagement de ses peuples, elle n’égalera jamais la vôtre. Les bons rois sont les vrais pères des peuples, ils les aiment naturellement : leur gloire et leur intérêt le plus essentiel est de les conserver et de leur bien faire1, et les autres n’iront jamais en cela si avant qu’eux. C’est donc Votre Majesté qui, par la force invincible avec laquelle elle voudra ce soulagement, fera naître un désir semblable en ceux qu’elle emploie ; en ne se lassant point de chercher et de pénétrer, elle verra sortir ce qui sera utile effectivement. La connaissance qu’elle a des affaires de son État, et son jugement exquis, lui feront démêler ce qui sera solide et réel d’avec ce qui ne sera qu’apparent. Ainsi les maux de l’État seront en chemin de guérir, et les ennemis, qui n’espèrent qu’aux désordres2 que causera l’impuissance de vos peuples, se verront déchus de cette espérance. Si cela arrive, Sire, y aura-t-il jamais un prince plus heureux que vous, ni un règne plus glorieux que le vôtre3 ?
Il est arrivé souvent qu’on a dit aux rois que les peuples sont plaintifs4 naturellement, et qu’il n’est pas possible de les contenter, quoi qu’on fasse. Sans remonter bien loin dans l’histoire des siècles passés, le nôtre a vu Henri IV, votre aïeul, qui, par sa bonté ingénieuse et persévérante à chercher les remèdes des maux de l’État, avait trouvé le moyen de rendre les peuples heureux, et de leur faire sentir et avouer leur bonheur. Aussi en était-il aimé jusqu’à la passion ; et dans le temps de sa mort, on vit par tout le royaume et dans toutes les familles, je ne dis pas l’étonnement, l’horreur et l’indignation que devait inspirer un coup si soudain et si exécrable, mais une désolation pareille à celle que cause la perte d’un bon père à ses enfants. Il n’y a personne de nous qui ne se souvienne d’avoir ouï souvent raconter ce gémissement universel à son père ou à son grand-père, et qui n’ait encore le cœur attendri de ce qu’il a ouï réciter des bontés de ce grand roi envers son peuple, et de l’amour extrême de son peuple envers lui1. C’est ainsi qu’il avait gagné les cœurs ; et s’il avait ôté de sa vie la tache que Votre Majesté vient d’effacer2, sa gloire serait accomplie, et on pourrait le proposer comme le modèle d’un roi parfait. Ce n’est point flatter Votre Majesté, que de lui dire qu’elle est née avec de plus grandes qualités que lui. Oui, Sire, vous êtes né pour attirer de loin et de près l’amour et le respect de tous vos peuples. Vous devez vous proposer ce digne objet, de n’être redouté que des ennemis de l’État et de ceux qui font mal. Que tout le reste vous aime, mette en vous sa consolation et son espérance, et reçoive de votre bonté le soulagement de ses maux. C’est là de toutes vos obligations celle qui est sans doute la plus essentielle ; et Votre Majesté me pardonnera si j’appuie tant sur ce sujet-là, qui est le plus important de tous.
Je sais que la paix est le vrai temps d’accomplir parfaitement toutes ces choses ; mais comme la nécessité de faire et de soutenir une grande guerre exige aussi qu’on s’applique à ménager les forces des peuples3, je ne doute point, Sire, que Votre Majesté ne le fasse plus que jamais, et que dans le prochain quartier d’hiver, aussi bien qu’en toute autre chose, on ne voie naître, de vos soins et de votre compassion, tous les biens que pourra permettre la condition des temps. C’est, Sire, ce que Dieu vous ordonne, et ce qu’il demande d’autant plus de vous, qu’il vous a donné toutes les qualités nécessaires pour exécuter un si beau dessein : pénétration, fermeté, bonté, douceur, autorité, patience, vigilance, assiduité au travail. La gloire en soit à Dieu, qui vous a fait tous ces dons, et qui vous en demandera compte1. Vous avez toutes ces qualités ; et jamais il n’y a eu règne où les peuples aient eu plus de droit d’espérer qu’ils seront heureux, que sous le vôtre. Priez, Sire, ce grand Dieu2 qu’il vous fasse cette grâce, et que vous puissiez accomplir ce beau précepte de saint Paul3, qui oblige les rois à faire vivre les peuples autant qu’ils peuvent, doucement et paisiblement, en toute sainteté et chasteté.
Nous travaillerons cependant à mettre Monseigneur le Dauphin4 en état de vous succéder, et de profiter de vos exemples. Nous le faisons souvent souvenir de la lettre si instructive que Votre Majesté lui a écrite. Il la lit et relit avec celle qui a suivi, si puissante pour imprimer dans son esprit les instructions de la première. Il me semble qu’il s’efforce de bonne foi d’en profiter ; et, en effet, je remarque quelque chose de plus sérieux dans sa conduite5. Je prie Dieu sans relâche qu’il donne à Votre Majesté et à lui ses saintes bénédictions, et qu’il conserve votre santé dans ce temps étrange, qui nous donne tant d’inquiétudes. Dieu a tous les temps dans sa main, et s’en sert pour avancer et pour retarder, ainsi qu’il lui plaît, l’exécution des desseins des hommes. Il faut adorer en tout ses volontés saintes, et apprendre à le servir pour l’amour de lui-même.
Je supplie Votre Majesté de me pardonner cette longue lettre ; jamais je n’aurais eu la hardiesse de lui parler de ces choses, si elle ne me l’avait expressément recommandé. Je lui dis les choses en général, et je lui en laisse faire l’application suivant que Dieu l’inspirera6.
Je suis avec un respect et une dépendance absolue, aussi bien qu’avec une ardeur et un zèle extrême, Sire, de Votre Majesté le très-humble, très-obéissant et très-fidèle serviteur et sujet.
Sermon sur la mort
Premier point 1
C’est une entreprise hardie que d’aller dire aux hommes qu’ils sont peu de chose. Chacun est jaloux de ce qu’il est, et on aime mieux être aveugle que de connaître son faible ; surtout les grandes fortunes veulent être traitées délicatement ; elles ne prennent pas plaisir qu’on remarque leur défaut : elles veulent que, si on le voit, du moins on le cache. Et toutefois, grâce à la mort, nous en pouvons parler avec liberté. Il n’est rien de si grand dans le monde, qui ne reconnaisse en soi-même beaucoup de bassesse. Mais c’est encore trop de vanité, de distinguer en nous la partie faible, comme si nous avions quelque chose de considérable. Vive l’Éternel2 ! ô grandeur humaine, de quelque côté que je t’envisage, sinon en tant que tu viens de Dieu et que tu dois être rapportée à Dieu, car en cette sorte je découvre en toi un rayon de la Divinité qui attire justement mes respects ; mais en tant que tu es purement humaine, je le dis encore une fois, de quelque côté que je t’envisage, je ne vois rien en toi que je considère, parce que, de quelque endroit que je te tourne, je trouve toujours la mort en face, qui répand tant d’ombres de toutes parts sur ce que l’éclat du monde voulait colorer, que je ne sais plus sur quoi appuyer ce nom auguste de grandeur, ni à quoi je puis appliquer un si beau titre.
Convainquons-nous, chrétiens, de cette importante vérité par un raisonnement invincible. L’accident1 ne peut pas être plus noble que la substance, ni l’accessoire plus considérable que le principal, ni le bâtiment plus solide que le fonds sur lequel il est élevé, ni enfin ce qui est attaché à notre être plus grand ni plus important que notre être même. Maintenant, qu’est-ce que notre être ? Pensons-y bien, chrétiens : qu’est-ce que notre être ? Dites-le-nous2, ô mort, car les hommes superbes ne m’en croiraient pas. Mais, ô mort, vous êtes muette, et vous ne parlez qu’aux yeux. Un grand roi vous va prêter sa voix, afin que vous vous fassiez entendre aux oreilles, et que vous portiez dans les cœurs des vérités plus articulées3.
Voici la belle méditation dont David s’entretenait sur le trône, au milieu de sa cour :
Sire, elle est digne de votre audience4. O éternel Roi des siècles ! vous êtes toujours à vous-même, toujours à
vous-même, toujours en vous-même ; votre être éternellement immuable ni ne s’écoule, ni ne se
change, ni ne se mesure : « et voici que vous avez fait mes jours mesurables, et ma
substance n’est rien devant vous »
. Non, ma substance n’est rien devant vous, et
tout l’être qui se mesure n’est rien, parce que ce qui se mesure a son terme, et lorsqu’on
est venu à ce terme, un dernier point détruit tout, comme si jamais il n’avait été. Qu’est-ce
que cent ans ? qu’est-ce que mille ans, puisqu’un seul moment les efface ? Multipliez vos
jours, comme les cerfs que la fable ou l’histoire de la nature fait vivre durant tant de
siècles ; durez autant que ces grands chênes sous lesquels nos ancêtres se sont reposés, et
qui donneront encore de l’ombre à notre postérité ; entassez dans cet espace, qui paraît
immense, honneurs, richesses, plaisirs : que vous profitera cet amas, puisque le dernier
souffle de la mort, tout faible, tout languissant, abattra tout à coup cette vaine pompe avec
la même facilité qu’un château de cartes, vain amusement des enfants ? Que vous servira
d’avoir tant écrit dans ce livre, d’en avoir rempli toutes les pages de beaux caractères,
puisque, enfin, une seule rature5 doit tout
effacer ? Encore une rature
laisserait-elle quelques traces du moins d’elle-même ; au lieu que ce dernier moment, qui
effacera d’un seul trait toute notre vie, s’ira perdre lui-même avec tout le reste dans ce
grand gouffre du néant. Il n’y aura plus sur la terre aucun vestige de ce que nous sommes :
la chair changera de nature ; le corps prendra un autre nom ; « même celui de cadavre
ne lui demeurera pas longtemps ; il deviendra, dit Tertullien, un
je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue »
: tant il est vrai que tout
meurt en lui, jusqu’à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ses malheureux
restes.
Qu’est-ce donc que ma substance, ô grand Dieu ? J’entre dans la vie pour en sortir bientôt ; je viens me montrer comme les autres ; après, il faudra disparaître. Tout nous appelle à la mort : la nature, comme si elle était presque envieuse du bien qu’elle nous a fait, nous déclare souvent et nous fait signifier qu’elle ne peut pas nous laisser longtemps ce peu de matière qu’elle nous prête, qui ne doit pas demeurer dans les mêmes mains, et qui doit être éternellement dans le commerce1 ; elle en a besoin pour d’autres formes, elle la redemande pour d’autres ouvrages.
Cette recrue continuelle du genre humain, je veux dire les enfants qui naissent, à mesure qu’ils croissent et qu’ils s’avancent, semblent nous pousser de l’épaule, et nous dire : Retirez-vous, c’est maintenant notre tour. Ainsi comme nous en voyons passer d’autres devant nous, d’autres nous verront passer, qui doivent à leurs successeurs le même spectacle. O Dieu ! encore une fois, qu’est-ce que de nous ? Si je jette la vue devant moi, quel espace infini où je ne suis pas ! si je la retourne en arrière, quelle suite effroyable où je ne suis plus ! et que j’occupe peu de place dans cet abîme immense du temps ! Je ne suis rien ; un si petit intervalle n’est pas capable de me distinguer du néant ; on ne m’a envoyé que pour faire nombre ; encore n’avait-on que faire de moi, et la pièce n’en aurait pas été moins jouée, quand je serais demeuré derrière le théâtre2
Encore, si nous voulons discuter les choses dans une considération plus subtile, ce n’est pas toute l’étendue de notre vie qui nous distingue du néant ; et vous savez, chrétiens, qu’il n’y a jamais qu’un moment qui nous en sépare. Maintenant nous en tenons un ; maintenant il périt, et avec lui nous péririons tous, si, promptement et sans perdre de temps, nous n’en saisissions un autre semblable, jusqu’à ce qu’enfin il en viendra un auquel nous ne pourrons arriver, quelque effort que nous fassions pour nous y étendre ; et alors nous tomberons tout à coup, manque de soutien1. O fragile appui de notre être ! ô fondement ruineux de notre substance2 Ah ! l’homme passe vraiment de même qu’une ombre, ou de même qu’une image en figure3 ; et comme lui-même n’est rien de solide, il ne poursuit aussi que des choses vaines, l’image du bien, et non le bien même.
Que la place est petite que nous occupons en ce monde ! si petite certainement et si peu
considérable, que4 je doute quelquefois, avec Arnobe,
si je dors ou si je veille. Je ne sais si ce que j’appelle veiller n’est peut-être pas une
partie un peu plus excitée5 d’un sommeil profond, et si je vois des choses réelles,
ou si je suis seulement troublé par des fantaisies et par de vains simulacres. « La
figure de ce monde passe, et ma substance n’est rien devant Dieu6. »