(1881) Cours complet de littérature. Poétique (3e éd.) « Poétique — Deuxième partie. De la poésie en particulier ou des différents genres de poésie — Seconde section. Des grands genres de poésie — Chapitre III. Du genre épique » pp. 207-250
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(1881) Cours complet de littérature. Poétique (3e éd.) « Poétique — Deuxième partie. De la poésie en particulier ou des différents genres de poésie — Seconde section. Des grands genres de poésie — Chapitre III. Du genre épique » pp. 207-250

Chapitre III.

Du genre épique

328. Que comprend le genre épique ?

Le genre épique (ἔπος, parole, récit, vers), considéré dans son extension la plus grande, embrasse tout récit poétique qui forme une composition à part, une œuvre distincte. C’est donc la narration ou le récit qui forme le fondement et la base de cette espèce de poésie.

329. Qu’est-ce qui distingue le genre épique des autres poèmes ?

Le genre épique ayant la narration ou le récit pour base essentielle, se distingue par là des autres genres. Ainsi, c’est grâce à ce caractère fondamental, qu’il diffère de la poésie lyrique qui est l’expression vive et animée du sentiment, du poème dramatique qui représente l’action au lieu d’en faire le récit, du poème didactique qui n’est qu’un tissu de principes et de préceptes, et des fastes en vers qui ne sont qu’une suite d’événements sans unité d’action.

330. Comment peut-on diviser le genre épique ?

D’après ce que nous venons de dire du genre épique, il est facile de voir qu’il y a un grand nombre de sujets susceptibles de cette forme, depuis le poème épique proprement dit jusqu’au récit le plus ordinaire. Il y a donc, dans ce genre de poésie, plusieurs espèces de poèmes, que l’on peut distinguer selon la nature du sujet. Or, le sujet est grand, noble et sublime, ou il est commun, gracieux et familier. De là, doux classes bien distinctes dans le genre épique : la grande épopée ou poème épique proprement dit, et les épopées secondaires, parmi lesquelles on distingue le poème héroïque, le poème narratif, le poème héroï-comique, le poème badin et le poème burlesque.

331. Quelle sera la division de ce traité ?

Nous partagerons ce chapitre en deux articles : dans le premier, nous ferons connaître les règles de la grande épopée ; et, dans le deuxième, nous passerons en revue les épopées secondaires.

Article Ier.

De la grande épopée ou du poème épique proprement dit

332. Qu’est-ce que le poème épique proprement dit ?

Le poème épique proprement dit, ou grande épopée, est le récit poétique et sublime d’une entreprise mémorable, héroïque et merveilleuse.

333. Développez cette définition.

Le poème épique est un récit poétique et sublime ; et par là il se distingue du récit historique qui n’admet pas de fictions, et des récits d’un genre inférieur qui ne prennent pas un ton si élevé. C’est une entreprise, c’est-à-dire un événement qui comprend un ensemble de faits ou d’actions qui doivent tendre au même but. Cette entreprise est mémorable et héroïque, parce que l’épopée est consacrée aux sujets grands, nobles et importants, et se distinguent ainsi des petits poèmes et du roman, dont les sujets n’ont rien de noble ni d’héroïque. Enfin, elle est merveilleuse, parce qu’il est de l’essence de ce poème d’admettre l’intervention de la divinité et des agents surnaturels. C’est ce dernier caractère qui distingue l’épopée du poème héroïque.

334. Donnez une idée de l’élévation que demande l’épopée.

Le poème épique a toujours été considéré comme le plus noble, le plus sublime et le plus difficile de tous les poèmes. En effet, trouver une histoire qui puisse plaire à tous les lecteurs et les intéresser, qui soit amusante, importante et instructive ; faire naître du sujet des incidents qui y soient bien liés et bien assortis, l’animer par une variété de caractères et de descriptions ; soutenir pendant tout le cours d’un long ouvrage la convenance dans les sentiments, l’élévation dans le style que requiert le genre de l’épopée, c’est là incontestablement le dernier effort du génie poétique.

335. Que faut-il pour réussir en ce genre ?

Dans le poème épique proprement dit, que l’on a appelé le roi des poèmes, tous les trésors de la poésie brillent aux yeux du lecteur et sont étalés avec la plus grande magnificence. Aussi cet ouvrage exige-t-il toute la vigueur, toute la hardiesse, tout le feu, toute l’étendue du génie. Ici, la connaissance des règles est loin de suffire ; ce qu’il faut pour réussir, c’est le génie, c’est l’inspiration, ce sont les conceptions vastes, originales et sublimes, et avec cela le travail d’une vie humaine presque entière. Aussi, les succès ont-ils été extrêmement rares en ce genre ; et sans être aussi rigoureux que certains critiques, qui consentent difficilement à accorder le nom d’épopée à d’autres poèmes qu’à l’Iliade et à l’Énéide, nous dirons que les poètes épiques vraiment dignes de ce nom sont en très petit nombre, et qu’il serait difficile de trouver dans l’histoire littéraire plus de huit ou dix poèmes qui méritent le nom d’épopée.

336. Quel est le but du poème épique ?

Le caractère de l’épopée est éminemment moral. L’influence de ce poème sur la vertu résulte de l’impression que fait chacune de ses parties considérée séparément, et de celle qui est produite par l’ensemble. Cet effet moral provient des grands exemples que le poète met sous nos yeux, et des nobles sentiments qu’il fait passer dans notre cœur. La fin qu’il se propose est de donner plus d’étendue à l’idée que nous nous faisons de la perfection humaine, ou, en d’autres termes, d’exciter l’admiration. Or, il n’y a d’autre moyen d’y parvenir que de nous offrir des représentations convenables de faits héroïques et de caractères vertueux ; de nous montrer des héros qui, sous l’inspiration de la divinité, viennent à bout d’une glorieuse entreprise, en surmontant les plus terribles obstacles, et en triomphant de leurs propres faiblesses et de leurs passions ; enfin, de nous représenter la vertu victorieuse et glorifiée et le vice abaissé et puni, parce que la haute vertu est l’objet de l’admiration de tons les hommes.

337. Comment diviserez-vous ce qui concerne le poème épique ?

On peut rapporter à trois chefs principaux toutes les règles du poème épique. Ces trois chefs sont : l’invention, la disposition et l’élocution. Sous ces trois titres, qui feront le sujet d’autant de paragraphes, nous traiterons d’abord de l’entreprise, des personnages et du merveilleux ; ensuite de la disposition, de l’ordonnance ou du plan ; enfin de l’élocution ou du style.

§ Ier — De l’invention épique

338. Quel est l’objet d’invention épique ?

Ainsi que nous venons de le dire, l’invention ou la conception épique comprend trois choses : l’entreprise et ses qualités ; les personnages avec leurs caractères et leurs mœurs ; enfin, l’intervention de la divinité ou le merveilleux. Nous allons examiner en détail chacune de ces questions.

I — Entreprise épique

339. Quelles sont les qualités de l’entreprise épique ?

L’épopée, pour mériter véritablement ce nom, doit réunir les deux grands points qu’exige Horace, l’agrément et l’utilité. Or, pour arriver à ce résultat, l’entreprise épique doit avoir plusieurs qualités que nous allons faire connaître. Ces qualités sont : la réalité et la vraisemblance, l’unité, la variété, la grandeur et l’intérêt.

340. Qu’entendez vous par la réalité et la vraisemblance de l’action épique ?

L’entreprise épique est réelle, non pas si elle a eu lieu véritablement, mais si elle repose sur un fond historique. Or, cette qualité lui est nécessaire. Comment, en effet, pourrait-on suivre avec plaisir et intérêt un récit aussi étendu que celui de l’épopée, si l’on n’y rencontrait pas un fond de vérité, qui pût captiver l’attention ? Cependant le poète peut ajouter, retrancher, embellir et inventer suivant sa convenance, afin de présenter des modèles plus élevés et plus frappants , un type de grandeur et de perfection, en un mot, le beau idéal ; car la ligne du réel, c’est-à-dire l’histoire, serait impuissante à fournir des modèles assez parfaits, des entreprises assez intéressantes pour soutenir l’intérêt d’un poème épique. Le poète n’est donc pas obligé de se conformer à la vérité de l’histoire ; mais aussi il ne doit pas blesser la vraisemblance morale ; et pour cela, il doit se tenir dans les bornes du possible, et faire on sorte que ses inventions s’accordent entre elles et avec les données fournies par l’histoire.

341. En quoi consiste l’unité épique ?

L’unité épique consiste dans l’unité d’action ou d’entreprise. Or, l’action d’un poème est une lorsqu’elle est indépendante de toute autre action, et que du commencement à la fin, c’est toujours la même cause qui tend au même effet. L’unité de héros ou de temps n’est pas suffisante ici. En effet, dans le récit d’une suite d’aventures héroïques, plusieurs faits détachés et sans liaison, accomplis dans un temps limité, ne peuvent exciter le même intérêt, ni soutenir l’attention au même point qu’une histoire unique et bien liée, où les divers incidents naissent les uns des autres, et concourent tous au même dénoûment. On ne peut pas non plus faire un seul événement, une seule action, de toutes les choses qui arrivent à un seul homme, parce que toutes les actions faites par un homme ne sont pas héroïques, et parce qu’elles ne concourent pas toutes au même but. Il faut donc que l’unité soit dans le sujet, et qu’elle résulte de la liaison intime des parties qui se rapportent toutes à un seul événement mémorable et héroïque. Tous les grands poètes épiques ont observé la règle de l’unité d’entreprise.

342. La variété est-elle nécessaire au poème épique ?

Toute composition, pour être intéressante, doit unir la variété à l’unité. Le poème épique devra donc, plus que tout autre, posséder cette qualité, à cause de son étendue toujours considérable. En effet, il serait impossible de supporter longtemps un récit égal et uniforme ; la variété, au contraire, rend un ouvrage plus agréable et le fait paraître moins long, grâce aux incidents et aux tableaux divers qui y sont introduits à propos. D’ailleurs, le génie assez vaste pour composer un poème épique ne pourra manquer de trouver dans son imagination assez de richesse et de vivacité pour créer les situations les plus diverses et les scènes les plus variées.

343. Qu’appelle-t-on épisodes ?

L’unité du poème épique ne doit pas être entendue dans un sens tellement rigoureux qu’elle exclue les épisodes, qui sont d’ailleurs réclamés par le besoin de variété. On entend par épisodes certaines actions secondaires, certains incidents introduits dans la narration, et liés à l’action principale, qui ont pour but de délasser le lecteur par une variété étrangère à celle du sujet même, mais qui ne sont pas d’une assez grande importance pour que leur suppression puisse anéantir le sujet général du poème. Tels sont, dans l’Iliade, l’entretien d’Hector et d’Andromaque ; dans l’Énéide, l’histoire de Cacus et celle de Nisus et d’Euryale ; dans la Jérusalem délivrée, les aventures de Tancrède avec Herminie et Clorinde ; et, dans les derniers chants du Paradis perdu, le tableau présenté à Adam de la suite de ses descendants. Ces morceaux pourraient être détachés, que les poèmes que nous venons de nommer n’en seraient pas moins des épopées. D’un autre côté, non-seulement ils sont permis au poète épique, mais lorsqu’ils sont bien exécutés, ils deviennent pour son ouvrage une brillante parure.

344. Combien distingue-t-on de sortes d’épisodes ?

On distingue les grands et les petits épisodes. Les grands épisodes sont ceux qui sont liés au poème d’une manière intime et presque nécessaire. Tels sont, dans l’Énéide, le récit de la prise et de la ruine de Troie, celui des jeux, et la descente d’Énée aux enfers. Ces épisodes occupent au moins un livre entier.

On donne le nom de petits épisodes à des incidents moins étendus et qui sont de pur agrément. Le poète ne les emploie que par occasion, et pour répandre dans son poème un ornement de plus, ou pour délasser et pour égayer le lecteur. De ce nombre sont l’épisode de Cacus et celui de Nisus et d’Euryale.

345. Quelles doivent être les qualités des épisodes ?

Les épisodes, si utiles dans l’épopée pour soutenir l’attention et l’intérêt en jetant de la variété dans la marche un peu monotone de l’action principale, doivent être soumis à certaines règles et remplir certaines conditions. Nous croyons que les épisodes posséderont tontes les qualités nécessaires s’ils sont naturels, courts, variés, agréables et rares.

346. Que faut-il entendre par la grandeur de l’action ?

Une autre qualité requise dans l’action épique, c’est qu’elle soit grande, c’est-à-dire qu’elle ait assez d’importance et d’éclat pour fixer l’attention et justifier le pompeux appareil avec lequel le poète l’expose. Cette grandeur et cette importance de l’entreprise consistent dans l’héroïsme et la sublimité du motif déterminant, dans la noblesse du but, dans l’importance des exemples qu’elle contient, ou dans le rang et la qualité des personnages. Ainsi, l’entreprise de la Jérusalem délivrée est héroïque, puisqu’elle avait pour but de délivrer le tombeau du Christ et les chrétiens de la Terre-Sainte ; le sujet de l’Odyssée et celui de l’Iliade présentent des sujets importants ; dans l’Odyssée, on trouve l’exemple d’une vertu constante dans ses projets, ferme dans les revers, et fidèle à elle-même : et, dans 1’Iliadecelui d’une passion pernicieuse à l’humanité. Quant à la qualité des personnages, elle n’est pas indifférente à l’importance de l’action ; il est certain que la querelle d’Agamemnon avec Achille n’aurait rien de si grand si elle se passait entre deux soldats, parce que les suites n’en seraient pas les mêmes. Mais qu’un plébéien comme Marius, qu’un homme privé comme Cromwell, Fernand Cortès, etc., entreprenne, exécute de grandes choses, soit pour le bonheur, soit pour le malheur de l’humanité, son action aura toute l’importance qu’exige la dignité de l’épopée. La grandeur est si évidemment indispensable ici, qu’il n’y a pas un poète épique qui ait négligé de faire choix d’un sujet considérable par la nature même de l’action, ou par la célébrité des personnages.

347. L’antiquité peut-elle contribuer à donner de la grandeur à l’action épique ?

Un moyen de grandeur dans le sujet, c’est de n’être " pas d’une date trop récente, de ne pas être compris dans une période historique trop familière à tous les lecteurs. Voltaire a péché contre cette règle dans le choix de son sujet ; et son poème a eu moins de succès que s’il l’avait respectée. On devrait en dire autant de Lucain, si son ouvrage était réellement un poème épique. L’antiquité est favorable à ces idées nobles et élevées que la poésie épique a pour but d’exciter ; elle agrandit dans notre imagination les événements et les personnages ; et, ce qui est plus essentiel, elle laisse au poète la liberté d’embellir son sujet au moyen de quelques fictions. Au contraire, dès qu’il rentre dans le domaine de l’histoire réelle et bien constatée, cette liberté est fort gênée. Il faut qu’il se renferme, comme l’a fait Lucain, dans l’enceinte de la vérité historique, au risque de rendre sa narration sèche et aride ; ou, s’il ose aller au delà, comme Voltaire dans la Henriade, il éprouve un autre inconvénient : c’est que, dans le récit d’événements très connus, la vérité et la fiction ne se mêlent pas d’une manière naturelle, et ne forment pas un seul tout intimement lié.

348. Que faut-il pour que l’action soit intéressante ?

L’action épique doit être intéressante, c’est-à-dire de nature à attacher l’âme et l’imagination. Des exploits où brille la seule valeur, quelque héroïques qu’on les suppose, ne suffisent pas toujours pour prévenir le refroidissement et l’ennui. Le succès du poème dépend en grande partie d’un choix de sujet auquel le public prenne de l’intérêt : c’est ce qui a lieu, par exemple, lorsque celui qui en est le héros a été le fondateur, le libérateur ou le favori de sa nation, ou lorsque le poème roule sur des actions d’éclat qui ont été extraordinaire ment exaltées, ou qui, par l’importance de leurs suites, sont liées de quelque manière au bien général. A cet égard, les sujets des grands poèmes épiques ont été presque toujours choisis fort heureusement ; et il est facile de voir qu’ils doivent avoir été très intéressants pour leur siècle et pour leur pays.

349. Où pourra-t-on trouver des sujets vraiment épiques ?

Le but du poète épique, dans le choix du sujet, doit être de porter l’intérêt au plus haut point chez le plus grand nombre possible de lecteurs. Or, pour atteindre ce but, pour arriver à exciter un intérêt perpétuel et universel, le poète devra puiser principalement aux trois sources suivantes : la nationalité, l’humanité, la religion.

Les origines illustres, les antiques gloires d’un pays, les actions mémorables de ses héros ont le privilège, non seulement d’exalter les nationaux, mais encore d’intéresser les autres peuples, si le poète est guidé par les sentiments d’un cœur généreux.

L’humanité présente un intérêt beaucoup plus général, et qui doit vivre autant que le genre humain. En effet, l’homme s’intéresse à l’homme, à ses malheurs, à ses passions, parce qu’il s’émeut naturellement de tout ce qui afflige son semblable.

Enfin, la religion et surtout la religion catholique, voilà la source abondante et pure, où le poète peut aller puiser les sujets les plus intéressants et les plus élevés. Que de sujets admirables, en effet, ne présentent pas les vérités catholiques et les faits si importants qui se rattachent à la chute d’Adam, à la rédemption du monde, à l’incomparable courage des Apôtres et des Martyrs, et aux grandes actions inspirées par le christianisme ? A ce genre appartiennent la Jérusalem délivrée, le Paradis perdu et la Messiade.

II. — Personnages épiques.

350. Qu’y a-t-il à examiner par rapport aux personnages de l’épopée ?

Après le choix du sujet vient le choix des acteurs ou personnages qui doivent favoriser ou entraver l’entreprise. Nous aurons à parler des différents acteurs de l’épopée, héros principal et personnages secondaires plus ou moins importants, de leur nombre, et des qualités qu’ils doivent avoir.

351. Le poème épique doit-il avoir un héros principal ?

C’est un usage qui a été suivi par tous les poètes épiques, de choisir un personnage pour l’élever au-dessus des autres, et en faire le héros du poème. On regarde même cette méthode comme nécessaire dans une composition épique ; et, en effet, elle offre plusieurs avantages. L’unité du sujet est plus sensible, lorsque les incidents se rapportent à un personnage principal, comme à un centre commun. Le héros est l’âme, le mobile, le principe de l’entreprise. Sa présence met tout en mouvement ; s’il disparaît, tout s’arrête ou chancelle. Nous nous intéressons plus vivement à l’entreprise que conduit la valeur ou la sagesse d’un seul homme, et le poète trouve une occasion de déployer tout son art en réunissant dans la peinture d’un seul caractère toute la grâce et toute la force de son pinceau.

352. Le héros doit-il être parfait ?

Le héros de l’entreprise, qui doit l’emporter sur tous les autres, moins il est vrai par le rang que par le génie et l’influence sur l’action, doit sans aucun doute être vertueux, puisque l’action qu’il entreprend doit être bonne, louable et digne d’être admirée. Ainsi, il est inutile de dire qu’un homme souillé de forfaits, venant à bout d’une entreprise criminelle, quelque glorieuse qu’on puisse la supposer (si toutefois la véritable gloire peut s’allier avec le crime), ne pourrait pas être le héros d’un poème épique. Ce n’est pas que ce premier personnage doive nécessairement être tout à fait vertueux, comme Godefroy de Bouillon. Il peut avoir des faiblesses, des défauts, même une passion vive et funeste, comme Ulysse, Achille, etc. Mais il faut que ses faiblesses soient éclipsées par de grandes vertus, qu’il triomphe de la passion, qu’une âme élevée et peu commune soit le principe de ses défauts.

Ce héros, doit toujours avoir une vertu dominante qui le caractérise particulièrement : telle est la piété dans Énée, la prudence dans Ulysse, la valeur dans Achille. C’est cette grande vertu dont il est constamment animé, qui nous le fait admirer dans les obstacles qu’il rencontre, dans les revers qu’il essuie, dans ses malheurs, ses périls, ses combats ; et notre admiration est portée à son comble, à l’aspect de cette vertu couronnée par le succès de l’entreprise.

353. Qu’avez-vous à dire sur les personnages secondaires ?

Parmi les personnages secondaires, on compte les personnages principaux et les personnages accessoires. Les premiers doivent avoir une si grande importance que le héros soit obligé de rechercher assez souvent leurs avis ou leur concours pour l’accomplissement de l’action. Les personnages accessoires sont des hommes plus ou moins célèbres qui doivent se distinguer quelquefois et concourir à certaines actions particulières, comme Nisus et Euryale dans l’Énéide.

Moins il y a de personnages importants dans un poème épique, et plus il est facile de soutenir l’attention et l’intérêt, et d’éviter la confusion. Cependant, si le poète peut mener de front un grand nombre de caractères, et si le sujet le demande, l’ouvrage ne pourra que gagner en grandeur et en intérêt. Ajoutons que le héros et les personnages principaux doivent être historiques. Le poète a toute liberté pour la création des personnages accessoires.

354. Quel sera le nombre des personnages dans l’épopée ?

Dans l’épopée, on n’est pas obligé, comme dans le drame, d’annoncer dès le commencement tous les personnages qui doivent y paraître. Mais ces deux poèmes ont cela de commun qu’ils n’en souffrent point d’inutiles. Dans le poème épique tons doivent faciliter ou traverser plus ou moins l’exécution de l’action. Ainsi le nombre en est déterminé par le besoin de l’entreprise et par la nature du sujet. On ne doit en employer ni plus ni moins qu’il n’en faut pour que le personnage principal arrive à son but. L’Odyssée, qui nous montre un seul homme en butte à toutes les disgrâces de la fortune, est une belle épopée, quoiqu’elle n’ait guère d’autres personnages qu’Ulysse. Le héros de l’Iliade est Achille ; les personnages principaux sont Agamemnon, Nestor, Ulysse, Ajax, Diomède, Patrocle et Ménélas ; enfin Idoménée, Antiloque, Ajax, fils d’Oïlée, etc., sont des personnages secondaires, mais qui jouent cependant un certain rôle. Dans le camp de l’opposition, c’est-à-dire parmi les Troyens, on voit Hector, qui est le chef de la défense ; puis au-dessous se trouvent le roi Priam, Énée, Hélène, Pâris, Glaucus, etc.

L’Énéide, qui brille surtout par les détails, n’a pour ainsi dire que deux personnages importants, Énée et Turnus.

355. Qu’entend-on par caractères et par mœurs poétiques ?

Les qualités que doivent posséder les personnages de l’épopée consistent dans ce qu’on appelle caractères et mœurs poétiques. .Ces deux choses, que l’on confond quelquefois, parce que les mœurs sont ordinairement fondées sur le caractère et que le caractère est renfermé dans les mœurs, présentent cependant quelques différences. Le caractère est une disposition naturelle qui porte à penser, à parler et à agir d’une manière plutôt que d’une autre. Les mœurs consistent dans la manière habituelle de se conduire. Les mœurs ne sont donc autre chose que le caractère qui se traduit au dehors par les paroles et par les actions.

356. Comment peut-on diviser les caractères poétiques ?

On peut diviser les caractères employés dans un poème en caractères généraux et en caractères particuliers. Les premiers sont ceux qu’on désigne par ces mots : sage, brave, vertueux, sans aucune autre distinction. Les seconds sont ceux où l’on indique l’espèce particulière de sagesse, de bravoure ou de vertu qui appartient à chacun ; ils font voir les traits distinctifs de chaque personnage, et les nuances que les dispositions morales et le tempérament mettent entre deux hommes doués de la même qualité. C’est surtout dans le développement de ces sortes de caractères que le génie se déploie et montre toute sa puissance. C’est dans cette partie importante et difficile de la composition que trois de nos poètes épiques l’emportent sur les autres : Homère occupe le premier rang, le Tasse vient immédiatement après, et Virgile est inférieur à l’un et à l’autre.

On peut encore distinguer les caractères principaux qui impriment les mouvements à l’action épique ; et les caractères secondaires qui concourent moins énergiquement à l’action, et se détachent comme des nuances sur la vivacité des couleurs.

357. Quelles sont les qualités nécessaires aux caractères et aux mœurs épiques ?

Les caractères épiques doivent être vrais, grands ou héroïques et soutenus ; les mœurs doivent être, suivant Boileau, locales, bonnes, convenables, ressemblantes et variées.

358. Qu’est-ce qu’un caractère vrai ?

Un caractère est vrai et naturel, lorsqu’il renferme tous les traits distinctifs qui lui sont propres, de manière à présenter une figure, à former un type qui sera l’expression la plus haute et la plus parfaite du genre. Nos poètes épiques, Homère surtout, nous présentent une foule de caractères pleins de naturel et de vérité. Achille se montre avec l’humeur indomptable du héros dans l’antiquité, Agamemnon avec le caractère du roi impérieux, Nestor avec celui de la vieillesse sage et vénérée ; Ulysse est le type de l’habileté et de la ruse, Priam, de la paternité royale éprouvée par les plus grandes infortunes, Sinon, de la plus insigne fourberie, Mézence de l’impiété, et Satan nous apparaît comme une horrible blasphémateur.

359. Qu’est-ce qu’un caractère grand ou héroïque ?

Les personnages poétiques auront un caractère grand ou héroïque, si, éloignés de tout ce qui est commun et vulgaire, ils se font remarquer par des qualités nobles et élevées qui les rendent dignes de la majesté do l’épopée. Dans ce poème, tous les principaux personnages doivent avoir un caractère. C’est ainsi que nous voyons Diomède briller par l’énergie, Ajax par sa force corporelle, Ulysse par la prudence et l’artifice. Il n’est point nécessaire que les héros soient parfaits, mais l’héroïsme doit se faire sentir jusque dans leurs défauts :

Qu’en eux, jusqu’aux défauts, tout se montre héroïque.

360. Qu’appelez-vous caractère soutenu ou égal ?

Un caractère est soutenu, égal ou constant, lorsqu’il reste le même depuis le commencement jusqu’à la fin de l’entreprise, sans passer d’un genre à un autre, et sans jamais agir dans un sens opposé. Tous les caractères, soit historiques, soit fabuleux, sont soumis à cette règle dans l’épopée. A chaque trait, à chaque mot, le poète, qui aura toujours son héros devant les yeux, devra se demander s’il a pu agir ou parler ainsi dans telle occasion.

D’un nouveau personnage, inventez-vous l’idée ?
Qu’en tout avec soi-même il se montre d’accord.
Et qu’il soit jusqu’au bout tel qu’on l’a vu d’abord.

Les caractères doivent encore être variés ; mais comme cette qualité convient aussi aux mœurs, nous en parlerons plus loin.

361. Qu’entendez-vous par mœurs ?

Les mœurs locales consistent dans le ton et les manières qui conviennent au siècle où ont vécu les personnages, et la nation à laquelle ils appartiennent. Il serait donc injuste de blâmer Homère, parce que ses personnages n’ont point nos mœurs. Il leur a donné les mœurs de leur époque et de leur pays, et ne mérite par conséquent que des éloges.

Des siècles, des pays, étudiez les mœurs, etc.

362. Que faut-il entendre par mœurs bonnes ?

On entend par mœurs bonnes un fond de bonté naturelle qui perce à travers les erreurs, les faiblesses et les passions ; une droiture d’âme qui porte l’homme à l’équité et à la bienveillance ; mais droiture qui n’exclut pas toute imperfection, tout vice, qui peut même se rencontrer avec des fautes considérables, avec des crimes, pourvu qu’on n’y tombe que par imprudence, par faiblesse, par emportement. Il n’y a pas un héros d’Homère qui soit méchant ou vicieux par caractère ou par principe ; cependant il n’y en a pas un qui n’ait quelque défaut.

Virgile a fait d’Énée un homme si parfait, qu’il nous parait plutôt un prodige qu’un homme ; aussi le trouvons-nous moins naturel et moins vrai, et par conséquent, moins intéressant.

… Aux grands cœurs, donnez quelques faiblesses, etc.

363. Quand les mœurs seront-elles convenables ?

Les mœurs seront convenables, lorsque les personnages parleront et agiront selon leur sexe, leur âge, leur état, leur éducation, leurs passions, leur situation.

Le temps qui change tout, change aussi nos humeurs ;
Chaque âge a ses plaisirs, son esprit et ses mœurs.
Ne faites point parler vos acteurs au hasard,
Un vieillard en jeune homme, un jeune homme en vieillard.

364. En quoi consiste la ressemblance dans les mœurs poétiques ?

Elle consiste dans la conformité aux données fournies par l’histoire, la fable ou la tradition, relativement au caractère et aux mœurs des personnages. Ainsi, il serait ridicule de représenter Achille comme un orateur distingué, et Ulysse comme un foudre de guerre.

Qu’Agamemnon soit fier, superbe, intéressé ;
Que pour ses dieux Énée ait un respect austère.
Conservez à chacun son propre caractère.

Dans les personnages d’invention, le poète a toute liberté pour la peinture et le choix des caractères ; il doit seulement observer la vraisemblance.

365. Qu’appelle-t-on mœurs variées ?

La variété, si nécessaire au poème épique, se trouvera dans les mœurs si les caractères sont opposés entre eux ou du moins différents, de manière à former des contrastes et à se donner mutuellement du relief et de l’éclat. Les mœurs peuvent varier de trois manières : Dans la même espèce, et seulement par la différence des degrés : ainsi Ajax, Diomède, Achille, Hector ont tous la valeur ; mais ils la possèdent à des degrés différents. Par l’addition d’une autre qualité qui, sans être dominante, altère l’espèce : Ajax est plus dur, Diomède plus brave, Achille plus violent, Hector plus humain ; et cependant leur qualité dominante à tous est la valeur. Priam et Hector sont sages et prudents ; mais le premier est timide, tremblant ; l’autre est plus ferme. Enfin, les mœurs sont opposées par la différence de l’espèce, comme Hector et Pâris. L’un des deux caractères tranche nettement sur l’autre. Il faut lire et relire Homère pour apprendre l’art de varier et de faire contraster les caractères.

Les mœurs doivent encore être égales ; nous avons fait connaître cette qualité en parlant des caractères. — C’est par les discours et par les actions que l’on fait connaître les mœurs et les caractères.

III. — Merveilleux.

366. Qu’est-ce que le merveilleux dans l’épopée ?

Le merveilleux dans l’épopée consiste dans l’entremise des êtres qui, n’étant pas soumis aux lois de la nature, y produisent des accidents au-dessus de ses forces ; en d’autres termes, le merveilleux de l’épopée n’est autre chose que l’intervention sensible de la divinité et des agents surnaturels, tels que les anges, les démons, et les âmes sorties de ce monde.

367. Le merveilleux est-il indispensable au poème épique ?

Le merveilleux est indispensable à la grande épopée. L’intervention de la divinité, voilà, comme nous l’avons vu dans la définition, ce qui caractérise l’essence de ce poème, ce qui le distingue de l’histoire et surtout du poème héroïque, et ce qui devient pour le poète la source des plus sublimes beautés. Le but de l’épopée, ce poème le plus vaste et le plus magnifique de tous, est d’exciter l’intérêt et l’admiration, et d’élever l’âme en réunissant tout ce que la poésie offre de plus grand et de plus sublime. Or, ce n’est que par l’influence spéciale de la divinité, c’est-à-dire par le merveilleux, que l’admiration est portée au plus haut point, et qu’elle se soutient, étant nourrie par une suite variée d’objets qui sont au même degré d’élévation. Par le merveilleux, le poète nous transporte de la terre au ciel, du ciel aux enfers ; il remue tous les ressorts connus ; il s’empare de tout ce qui est excellent, et le fait entrer ou comme partie, ou comme embellissement dans l’édifice qu’il construit ; il nous donne partout des idées neuves, sublimes, qui agrandissent l’âme et la font jouir avec joie de ses acquisitions.

368. Tous les poètes épiques ont-ils eu recours au merveilleux ?

Tous les hommes aiment le merveilleux. Ce goût, qui se montre si vivement dans l’enfance, ne fait que changer d’objet dans les âges plus avancés. D’un autre côté, dans tous les cultes, le dieu qui en était l’objet a toujours été regardé comme l’arbitre souverain, le moteur et le maître des hommes, réglant leur destinée, et conduisant tous les événements. Il n’est donc pas étonnant que les poètes aient supposé qu’un héros faisant une action vraiment intéressante, était aidé ou traversé par un être supérieur. Le mélange des dieux et des hommes, dans une action, sert à rendre le récit de cette action plus noble, à donner plus d’éclat au héros qui la fait, et à exciter une plus grande admiration pour ses vertus. Il sert aussi à faire voir que les héros les plus sages et les plus vaillants ne peuvent rien sans le secours de la divinité. Aussi tous les poèmes regardés comme vraiment épiques, depuis Homère jusqu’à Klopstock, sont-ils fondés sur l’intervention sensible des agents surnaturels. C’est ainsi qu’on voit d’un même coup d’œil Achille et Jupiter, Ulysse et Minerve, Énée et Junon, Adam et le Démon.

369. Le merveilleux peut-il figurer dans un sujet chrétien ?

L’intervention des dieux du paganisme, qui produit un bel effet dans les poèmes d’Homère et de Virgile, serait absurde dans les épopées modernes, c’est-à-dire dans celles dont l’histoire des peuples chrétiens a fourni ou peut fournir le sujet. La raison veut que le merveilleux soit tiré du fond de la croyance commune des peuples pour lesquels on écrit, et que le poète ne fasse agir que les agents célestes connus et honorés dans les pays et dans les temps oh s’est passée l’action qu’il raconte.

Mais peut-on introduire, dans un sujet chrétien, Dieu, les anges, les saints, les démons ? Boileau ne pense pas que le christianisme puisse se prêter au merveilleux de l’épopée :

De la foi d’an chrétien les mystères terribles,
D’ornements égayés ne sont point susceptibles.
L’Évangile à l’esprit n’offre de tous côtés,
Que pénitence & faire, et tourments mérités.

Malgré une autorité aussi considérable, nous soutenons, avec la plupart des critiques, que le merveilleux chrétien peut être, dans un poème épique, la source des beautés les plus sublimes. En effet, puisque, dans les principes de toute religion, il est incontestable que la divinité règle et dirige tous les événements, serait-ce dégrader la majesté de notre Dieu, que de supposer, non seulement qu’il a préparé une action vraiment grande, vraiment importante que fait un héros vertueux, mais encore qu’il suit l’exécution de cette action par les ministres de ses ordres et de ses volontés ? Il ne répugnerait pas non plus que le poète se dit inspiré par un génie céleste, à qui Dieu aurait découvert tous les secrets ressorts de sa sagesse dans l’entreprise de son héros.

370. Le christianisme, par les notions qu’il donne sur les attributs de Dieu, n’offre-t-il pas d’admirables ressources au poète épique ?

L’illustre auteur des Martyrs ne craint pas d’affirmer que le Dieu des chrétiens est poétiquement supérieur au Jupiter antique. Quelle sublime grandeur, en effet, dans ce Dieu qui crée l’univers d’une parole, qui voit tout, qui comprend tout, qui donne seule la vie à tout ce qui existe ! Jéhovah est celui qui est ; le ciel est sa demeure ; la terre est l’appui de ses pieds. Il règne dans l’éternité et au delà ; il suspend à ses doigts la masse de la terre, et pèse dans sa balance les montagnes et les collines. A sa voix les fleuves rebroussent leur cours, le ciel se roule comme un livre, les mers s’entrouvrent, les murs des cités se renversent, les morts ressuscitent, les plaies descendent sur les nations. En lui le sublime existe de soi-même, et il épargne le soin de le chercher. Le Jupiter d’Homère, ébranlant le ciel d’un signe de ses sourcils, est sans doute fort majestueux ; mais Jéhovah descend devant le chaos, et lorsqu’il prononce le fiat lux, le fabuleux fils de Saturne s’abîme et rentre dans le néant. De plus, le Dieu de l’Écriture se repent, il est jaloux, il aime, il hait ; sa colère monte comme un tourbillon. L’adorable Trinité peut fournir de sublimes interventions. Le Dieu Sauveur s’abaisse volontairement jusqu’à nous, et a pitié de nos souffrances.

371. Le merveilleux chrétien se borne-t-il aux ressources que lui fournit la Divinité ?

Le christianisme fournit beaucoup d’autres ressources pour varier et embellir l’action épique. C’est d’abord la Vierge Mère qui est toute-puissante auprès de son divin Fils, et dont l’âme est profondément émue par le spectacle des misères qui accablent ses enfants de la terre. Viennent ensuite ces innombrables phalanges d’esprits angéliques et de saints, tous couronnés de gloire dans le ciel, et disposés dans une brillante hiérarchie d’amour et de pouvoir, mais sensibles à nos maux. L’enfer garde des êtres passionnés et puissants dans le mal, qui poussent l’homme au crime pour le faire tomber dans l’abîme. Les hommes occupent le milieu, touchant au ciel par leurs vertus, à l’enfer par leurs vices ; aimés des anges et des saints, haïs des démons. Certes, ces ressorts sont grands, et le poète n’a pas lieu de se plaindre.

372. Donnez de nouveaux développements à cette question ?

Les auteurs sacrés, les grands écrivains chrétiens et les annales de l’Église, nous offrent encore les tableaux les plus poétiques et les plus émouvants. Et, en effet, qu’ont donc de si odieux à la poésie, dit Chateaubriand, ces solitaires de la Thébaïde, avec leur bâton blanc et leur habit de feuilles de palmier ? Les oiseaux du ciel les nourrissent, les lions portent leurs messages ou creusent leurs tombeaux ; en commerce familier avec les anges, ils remplissent de miracles les déserts où fut Memphis. Horeb et Sinaï, le Carmel et le Liban, le torrent de Cédron et la vallée de Josaphat redisent encore la gloire de l’habitant de la cellule et de l’anachorète du rocher. Les muses aiment à rêver dans ces monastères remplis des ombres d’Antoine, de Pacôme, de Benoît, de Basile. Les premiers apôtres, prêchant l’Évangile aux premiers fidèles, dans les catacombes ou sous le dattier de Béthanie, n’ont pas paru à Michel-Ange et à Raphaël des sujets si peu favorables au génie. Josué, Élie, Jérémie, Daniel, tous ces prophètes enfin qui vivent maintenant d’une éternelle vie, ne pourraient-ils pas faire entendre dans un poème leurs sublimes lamentations ? N’y a-t-il plus de saules de Babylone pour y suspendre les harpes détendues ? Pour nous, il nous semble que ces enfants de la vision feraient d’assez beaux groupes sur les nuées : nous les peindrions avec une tête flamboyante, une barbe argentée descendrait sur leur poitrine immortelle, et l’esprit divin éclaterait dans leurs regards.

Mais quel essaim de vénérables ombres, à la voix d’un poète chrétien, se réveille dans la caverne de Membré ? Abraham, Isaac, Jacob, Rébecca, et vous tous, enfants de l’Orient, rois, patriarches, aïeux de Jésus-Christ, chantez l’antique alliance de Dieu et des hommes. Redites-nous cette histoire, chère au ciel, l’histoire de Joseph et de ses frères. Le chœur des saints Rois, David à leur tête, le glorieux collége des Apôtres, présidé par Pierre, et s’élançant à la conquête du monde, la blanche assemblée des Vierges, l’héroïque armée des Confesseurs et des Martyrs vêtus de robes éclatantes, nous offriraient aussi leur merveilleux. Ces derniers présentent au pinceau le genre tragique dans sa plus grande élévation.

M. Anatole de Ségur vient d’exprimer les mêmes idées sur le merveilleux chrétien dans l’Introduction de son beau Poème de saint François.

373. Quelles précautions faut-il prendre dans l’emploi du merveilleux chrétien ?

D’abord, le poète épique doit prendre garde de défigurer les croyances du christianisme. Il serait, en effet, indécent et monstrueux de donner aux anges les mouvements tumultueux du cœur humain, et de supposer dans le séjour de la sainteté des affections charnelles. En second lieu, le mélange des divinités mythologiques avec le vrai Dieu et les êtres surnaturels du christianisme serait absurde et révoltant. Le Tasse a eu l’inadvertance de donner à ses démons les noms des dieux infernaux et des furies du paganisme. Milton a fait entrer aussi, dans quelques endroits de son poème, Cerbère, Tantale, Méduse, etc. Mais à cet égard, personne n’a poussé plus loin le dérèglement de l’imagination que le Camoëns dans sa Lusiade. Il y fait rencontrer en même temps Jésus-Christ et Bacchus, Vénus et la sainte Vierge. Vasco de Gama, essuyant une tempête, adresse ses prières à Jésus-Christ ; et Vénus vient à son secours. Le but des Portugais est la propagation de la foi ; et Vénus se charge du succès de l’entreprise.

374. Qu’est-ce que le merveilleux philosophique ou allégorique ?

Le merveilleux philosophique, ainsi appelé parce qu’il existe indépendamment des croyances religieuses, consiste à personnifier, et à habiller d’un voile transparent les êtres métaphysiques ou moraux, comme la Paix, la Fortune, la Renommée, la Discorde, la Mollesse, la Gloire, le Fanatisme, le Sommeil, la Politique, la Mort, les Prières, les Grâces, les Jeux, etc. Il présente aussi, sous une forme visible, les passions, les vertus et les vices. Tons ces êtres de raison prennent le nom de personnages allégoriques.

375. Le merveilleux philosophique convient-il à l’épopée ?

Les personnages allégoriques pris en dehors de toute croyance religieuse, et par conséquent moins positifs que les agents surnaturels dont nous avons parlé précédemment, ne produisent qu’un merveilleux trop souvent indécis, vague, froid, sans émotion poétique, et toujours secondaire au milieu de l’action épique. Ces demi-déités n’y doivent apparaître qu’en passant et comme intermédiaires subalternes entre les héros et les divinités supérieures dont elles ne sont que les instruments. Ce n’est qu’en passant qu’Homère trace la Discorde en horrible déesse, dont les pieds sont sur la terre et dont la tête est dans les cieux ; c’est par un jet de sa force créatrice qu’il fait marcher la superbe Injure et les Prières humbles et chancelantes, implorant Jupiter dont elles sont les filles ; mais il ne retient pas longtemps sous les yeux ces rapides simulacres de ses pensées ; il les laisse aussitôt se perdre dans le nombre des divins moteurs de son merveilleux. L’auteur de la Henriade, au contraire, n’a pas d’autres agents du sien que ces allégories inférieures : la Discorde, la Politique, l’Envie, le Fanatisme, agissant sous des figures humaines et symboliques, jouent les principaux rôles de la Ligue ; et le héros n’a, de son côté, que l’ombre de saint Louis. Ce merveilleux moral est loin d’être admirable, et est fort près de manquer de poésie. Ce genre de merveilleux qui, ainsi que le merveilleux chimérique, agit principalement dans le poème héroï-comique, ne peut être employé dans la grande épopée que pour embellir une description et orner le style. Quelquefois, il produit alors un bon effet, comme on peut le voir dans l’allégorie des Prières qui s’efforcent d’apaiser le courroux d’Achille. Mais les personnages allégoriques ne doivent jamais prendre part à une action, parce qu’ils la rendraient languissante.

376. Qu’est-ce que le merveilleux chimérique ou féerique et que faut-il en penser ?

Le merveilleux chimérique ou féerique est un ordre de fictions arbitrairement imaginaire, qui naît de la fantaisie humaine, et qui ne se tire ni des croyances religieuses, ni des formes allégoriques. Il comprend tous les êtres fantastiques nés de nos rêveries spéculatives, et créés par notre imagination. C’est lui qui créa les monstres, les harpies, dans l’antiquité, et les fées, les hippogriffes, chez les modernes. Ce merveilleux n’a pas assez de vraisemblance pour être digne de la grande épopée. Le Tasse a trop souvent eu recours aux enchantements dans la Jérusalem délivrée. Il est vrai que ce genre de merveilleux, qui ne serait pas reçu aujourd’hui dans un poème tiré de l’histoire des natures modernes, peut être plus facilement justifié lorsqu’il s’agit d’une époque où les enchantements étaient généralement admis.

377. Quelles sont, en général, les règles à suivre dans remploi du merveilleux ?

Nous avons fait observer que le merveilleux épique doit être en harmonie avec les croyances religieuses de l’écrivain et des peuples, et qu’il n’est jamais permis, dans un sujet chrétien, de mêler les fables du paganisme au merveilleux que l’on aura demande respectueusement à la religion véritable. Ensuite, nous avons dit ce qu’il faut penser du merveilleux allégorique, ainsi que du merveilleux féerique. Il nous reste à faire remarquer que si l’épopée est le pays des fictions, et si le poète peut et doit déployer dans l’emploi du merveilleux toutes les ressources de son génie, il ne doit jamais franchir les bornes d’une sage vraisemblance : les fictions ne doivent jamais être ni petites, ni outrées, ni dégoûtantes. Homère a fait parler des chevaux, mouvoir des statues, marcher des trépieds. Virgile a introduit des monstres voraces, qui salissent et dévorent les mets des Troyens. Milton, en personnifiant le péché, a fait une peinture dégoûtante dans les détails. Le Tasse a fait chanter à un oiseau des chansons de sa composition. Ces fictions, quelque brillantes qu’elles puissent être, ne sont point dignes de la majesté de l’épopée. La peinture du génie des tempêtes, Adamastor, dans la Lusiade, réunit au contraire toute la grandeur et toute la vraisemblance qui convient à ce genre de poésie.

378. De combien de manières les agents surnaturels peuvent-ils intervenir dans l’épopée ?

Les êtres surhumains peuvent intervenir de trois manières. Dans le premier cas, l’action des agents supérieurs est comme séparée de celle des hommes : les héros ne voient pas les ressorts surnaturels et attribuent ce qui se fait aux causes naturelles, et alors le spectacle du merveilleux n’est que pour le lecteur. Dans le second cas, les êtres surnaturels se mêlent aux hommes ; ils prennent une voix, ou plus souvent une figure humaine, ordinairement même un visage connu, parce qu’un inconnu causerait du trouble dans l’action qui se fait. Le Dieu agit alors comme un homme, et ne laisse apercevoir qu’il est Dieu que lorsqu’il disparaît. Il y a une troisième manière d’opérer qui peut se rapporter à la seconde ; c’est par les songes, les visions nocturnes, etc. Les agents surnaturels ne doivent intervenir que dans des circonstances importantes et difficiles.

§ II. — La disposition épique.

379. Que comprend la disposition épique ?

Comme toute composition doit avoir un commencement, un milieu et une fin, l’épopée devra présenter la même division. La disposition ou plan du poème épique doit donc renfermer trois parties distinctes : le début, le nœud et le dénoûment.

I. — Début.

380. Que renferme le début de l’épopée ?

Le début de l’épopée renferme trois choses : l’exposition ou proposition, l’invocation, et la préparation ou avant-scène.

381. Qu’est-ce que l’exposition ?

La nature et le bon sens exigent que tout auteur, entrant en matière, propose ce dont il s’agit. Le poète épique, avant de commencer le récit, doit donc exposer son sujet. C’est ce qu’on appelle exposition ou proposition. L’exposition n’est que le titre du poème plus développé. C’est dans cette partie que le poète annonce le héros qu’il va célébrer, le but de l’action, la cause des obstacles, et les interventions surnaturelles.

382. Quelles sont les qualités que demande l’exposition ?

L’exposition doit se faire remarquer par la précision, la clarté et surtout par une simplicité noble et grave qui exclut toute affectation, toute promesse vaine et prétentieuse. C’est ce qu’Horace et Boileau ont très bien expliqué :

Que le début soit simple et n’ait rien d’affecté.
N’allez pas dès l’abord sur Pégase monté
Crier à vos lecteurs d’une voix de tonnerre :
Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre.
Que produira l’auteur après tous ces grands cris ?
La montagne en travail enfante une souris.
Nec sic incipies……… miracula promat.

Quoique l’exposition doive être simple, elle n’exclut cependant pas une certaine élévation, pourvu qu’il n’y ait rien d’affecté et que le ton se soutienne jusqu’à la fin et remplisse l’attente du lecteur. Telle est celle de la Lusiade.

383. Citez un modèle d’exposition ?

Un bon modèle d’exposition est celle de l’Énéide :

Arma virumque cano Trojæ qui primas ab oris,
Italiam, fato profugus, Lavinaque venit
Littora : multum ille et terris jactatus et alto,
Vi superûm, sævæ memorem Junonis ob iram :
Multa quoque et bello passua, dum conderet urbem,
Inferretque Deos Latio : genus unde Latinum,
Albanique patres, atque altæ mœnia Romæ.

Nous voyons d’un côté un homme, et de l’autre une déesse ; un homme que nous jugeons devoir nous intéresser par les revers qu’il éprouva dans sa grande entreprise ; et une déesse qui joue un personnage contre ce héros. On remarque aussi ces deux choses dans l’exposition de la Jérusalem délivrée.

384. Qu’est-ce que l’invocation ?

Après avoir exposé le sujet, le poète, qui ne peut pas savoir pur lui-même les causes surnaturelles de l’événement qu’il va raconter, effrayé d’ailleurs de la grandeur de l’entreprise et de la longueur de la carrière ouverte devant lui, le poète adresse une prière à la divinité ou à quelque agent surnaturel, pour être éclairé et soutenu dans sa marche : c’est l’invocation.

385. Quelle doit être l’invocation ?

L’invocation doit être courte. Telle est celle de l’Énéide :

Musa, mihi causas memora, quo numine læso,
Quidve dolens regina deùm, tot volvere casus
Insignem pietate virum, tot adire labores
Impulerit.

Elle peut être d’un style très élevé : c’est une prière à une divinité. On peut par conséquent y mettre beaucoup de chaleur, de force et de dignité : elle est naturellement lyrique. Nous citerons on ce genre celle du Tasse. Dans l’Iliade, l’invocation sert en même temps d’exposition :

Μῆνιν, ἄειδε, θέα, Πηλληῖαδέω Ἀχιλῆος

Il est facile de voir que l’invocation est de nature à fixer l’attention, et à relever encore la majesté de l’épopée. Cependant elle ne produira ces heureux effets qu’autant que le poète se montrera plein de foi dans la divinité qu’il implore.

386. Qu’est-ce que la préparation ?

Après l’exposition et l’invocation, vient la préparation ou avant-scène. On appelle ainsi cette partie de l’exposition dans laquelle le poète, se supposant exaucé, prépare le lecteur en lui montrant la situation des personnages au moment où le poème commence, en lui faisant connaître les circonstances nécessaires pour l’intelligence plus complète de l’action, et en plaçant sous ses yeux le tableau des intérêts opposés dont la complication va former le nœud de l’intrigue.

C’est au moyen de cette initiation, qui doit être claire, rapide et hardie, que l’intérêt est excité et que le nœud se trouve insensiblement formé. La préparation, dans l’Énéide, comprend les vingt-deux vers qui suivent l’invocation :

Urbs antiqua fuit…… condere gentem.
II. — Nœud.

387. Qu’appelle-t-on nœud dans l’épopée ?

Le début terminé, le poète commence immédiatement le récit, qui forme ce qu’on appelle le nœud ou intrigue de l’action. Le nœud est l’ensemble des dangers et des obstacles qui s’opposent à la fortune, aux desseins, en un mot, à l’exécution de l’entreprise du héros. C’est dans le nœud que se trouve tout l’intérêt de l’épopée. Dans l’Odyssée, une tempête et les insolentes prétentions des princes voisins qui ont envahi le palais d’Ulysse, .sont les obstacles qui retardent la rentrée triomphante du héros dans ses propres foyers. L’intérêt est fortement lié ; la curiosité du lecteur est excitée ; on no consentirait p s facilement à ignorer le dénoûment.

On distingue le nœud principal et les nœuds secondaires.

388. Qu’entendez-vous par péripéties ?

On entend par péripéties des changements subits de situation ou de volonté des personnages épiques, changements qui les font passer du bonheur au malheur, ou de l’agitation au repos, et réciproquement. Ces alternatives de bonne et de mauvaise fortune ont pour but de renouveler et d’accroître sans cesse l’intérêt, en tenant le lecteur dans l’incertitude et comme suspendu entre la crainte et l’espérance relativement à l’issue définitive de l’entreprise. Dès le commencement de son poème, Virgile nous offre une péripétie très intéressante : c’est lorsque les Troyens, sur le point d’aborder en Italie, et remplis de joie à la pensée du bonheur après lequel ils soupirent depuis longtemps déjà, vela dabant læti , se trouvent tout à coup en butte à la colère de Junon et rejetés sur les côtes d’Afrique par une affreuse tempête.

389. N’y a-t-il pas plusieurs manières de faire le récit des faits ?

Le développement du nœud se fait par le récit des faits. Ce récit peut se faire de deux manières. La première consiste à suivre l’ordre naturel des événements, comme Homère dans l’Iliadeet le Tasse dans la Jérusalem délivrée. Ce dernier fait assembler les Croisés au retour du printemps, les fait marcher vers Jérusalem, et suit directement la chaîne des divers événements qui se succèdent durant le siège. Alors le récit se nomme simple ou direct. La seconde manière consiste à se jeter brusquement au milieu des événements pour faire dire ensuite à son héros ce qui a précédé l’événement par lequel le récit a été commencé. La fable alors se nomme composée ou dramatique : c’est la manière de l’Odyssée et de l’Énéide.

390. La fable composée est-elle plus intéressante que la fable simple ?

La fable composée est plus piquante que la fable simple, parce que le personnage qui raconte paraît toujours aux yeux du lecteur plus intéressé à l’action et plus intéressant que le poète. Le principal avantage qui résulte de l’emploi d’un personnage pour faire une partie du récit, est de permettre au poète, s’il le juge convenable, d’ouvrir son poème par une situation intéressante, en se réservant d’instruire le lecteur après coup de tout ce qui l’a précédée. Il en résulte aussi qu’il peut plus aisément s’étendre sur quelques parties du sujet qu’il expose directement, et abréger celles qu’il fait raconter par un des personnages. Par ces raisons, cette méthode semble préférable dans un poème dont l’action est d’une longue durée et s’étend même à quelques années, comme dans l’Odyssée et l’Énéide ; mais lorsqu’elle est moins étendue, comme dans l’Iliade et la Jérusalem délivrée, le poète peut, sans inconvénient, faire lui-même la totalité du récit.

391. Comment se divise le récit dans l’épopée ?

Le récit épique devant nécessairement être étendu, puisqu’il retrace une longue et glorieuse entreprise, doit être divisé en plusieurs parties qu’on appelle livres ou chants. Les épopées d’Homère sont divisées en vingt-quatre chants, celles de Virgile et de Milton en douze, celle du Tasse en vingt, la Divine Comédie en trente-trois, etc. Comme cette division a été établie pour venir en aide à l’attention du lecteur, il faut que chaque livre présente lui-même une étendue qui permette à l’intérêt de se soutenir. La mesure la plus ordinaire est de ne pas excéder, dans chaque chant, l’espace d’une heure de lecture. De plus, chaque livre doit avoir un caractère différent de ceux qui l’environnent, et présenter un tout complet qui permette au lecteur de se reposer, sans cesser toutefois de le porter à connaître la suite de l’entreprise.

III. — Dénoûment.

392. Qu’est-ce que le dénoûment ?

Le dénoûment, qui est amené par une dernière péripétie, est la solution du nœud ou la fin des dangers, la cessation des difficultés ou des obstacles qui s’opposent à l’exécution de l’entreprise. On peut citer comme modèles de cette partie importante de l’épopée la lutte d’Ulysse contre les princes qui voulaient épouser Pénélope, et la mort de Patrocle qui ramène Achille au combat. Le dénoûment heureux ou malheureux doit être naturellement amené et imprévu. (V. Style, n° 416.)

393. Quelle doit être la durée de l’action épique ?

Il est impossible d’assigner des bornes fixes au temps ou à la durée de l’action épique. On lui accorde toujours beaucoup d’étendue, parce qu’elle ne repose pas nécessairement sur ces passions violentes dont la durée ne saurait être longue. Dans l’Iliade, qui a pour sujet la colère d’Achille, l’action est en conséquence une des plus courtes de celles qui ont été célébrées par la muse épique. Selon le calcul de Le Bossu, cette action ne dure que quarante-sept jours, et pas plus de cinquante et un, suivant d’autres. L’action de l’Odyssée, qui ne commence qu’au départ d’Ulysse de l’île d’Ogygie, ne comprend que. cinquante-huit jours, quoique le temps compris entre la prise de Troie et le rétablissement de la paix dans Ithaque soit de huit ans et demi. L’Énéide, commençant à la tempête qui jette Énée sur la côte d’Afrique, renferme, suivant le calcul le plus élevé, un an et quelques mois, tandis qu’il ne s’est pas écoulé moins de six ans de la ruine d’Ilion à la mort de Turnus. L’action de la Jérusalem, est aussi d’un an ; celle de la Lusiade est de moins de six mois, et celle du Paradis perdu n’a guère duré qu’une semaine, d’après Lemercier. Ainsi le temps que doit durer l’action n’est pas exactement fixé. Mais on s’accorde généralement à dire que depuis le moment où le poète commence sa narration, ce temps ne doit pas s’étendre au delà d’une année. Un espace plus court semble même plus favorable à l’épopée, parce que, outre que l’action se soutient mieux, elle parait plus intéressante et plus héroïque.

§ III. — De l’élocution épique.

394. Donnez une idée de l’élocution que demander épopée.

Comme l’élocution doit toujours être en harmonie avec le sujet, la diction, dans un poème aussi noble et aussi sublime que l’épopée, devra se faire remarquer par un caractère d’élévation inspirée, qui ne laisse jamais refroidir le sentiment, ni tomber la pensée, ni s’obscurcir les peintures, s’avilir les termes, et qui, dans tout, porte le mouvement, la couleur et le feu. Le poète est inspiré dans l’ode et dans l’épopée ; mais, dans l’ode, son inspiration est prophétique : son cœur est dans l’ivresse du transport ; le poète, possédé du dieu qui l’inspire, y peint avec des traits de feu le sentiment qui l’anime, pour remplir notre âme. Dans l’épopée, son inspiration est tranquille ; c’est l’esprit qui est dans l’extase de l’admiration ; le poète, instruit par le dieu qu’il a invoqué, y raconte avec autant de chaleur que de dignité, la grande action qu’il admire pour nous porter à l’admirer à notre tour. Si donc l’on fait abstraction des écarts, du délire, des élans impétueux qui conviennent au genre lyrique, le style de l’épopée sera en général le même que celui de l’ode. Ce sera la même noblesse dans les pensées, la même élévation dans les sentiments, la même vivacité dans les images, la même pompe d’expressions, la même hardiesse dans les tours et les figures. La force et la majesté, l’élégance et l’harmonie, la chaleur et le coloris doivent le distinguer. C’est ici principalement que la poésie doit être comme la peinture ; c’est ici qu’elle doit déployer tous ses trésors, sans craindre d’être accusée d’une magnificence déplacée.

395. Quelles doivent être les qualités des descriptions épiques ?

Soyez riche et pompeux dans vos descriptions,

a dit Boileau, en parlant de la composition du poème épique. La vigueur et la variété du coloris, l’éclat et la vivacité des couleurs, l’harmonie et la rapidité du style, telles sont les principales qualités des descriptions et des tableaux épiques. Homère excelle dans la description des batailles. Virgile a peut-être moins de force, de feu et de sublimité dans ses peintures, mais il a une majesté plus soutenue, et plus de sagesse et de goût. Nous signalerons le siège du palais de Priam, la mort de ce prince, et te combat simulé de cavalerie. Citons en outre, comme modèles de descriptions épiques, le combat de Tancrède et d’Argant, la description de la sécheresse, par le Tasse, et le siège de Paris, par Voltaire. Cependant, ces tableaux, pour ne pas ralentir l’action, doivent céder la place à la nécessité des liens du récit qu’ils ont agréablement suspendu par intervalle, pour mieux séduire la curiosité. Boileau ne permet pas, en effet, que l’action soit arrêtée dans sa marche :

Soyez vif et pressé dans vos narrations.

Ainsi le style du poète, se resserrant tout à coup pour arriver plus vite au dénoûment, fait succéder les tours concis aux périodes nombreuses, et les mots seulement clairs et justes aux expressions nobles, brillantes, métaphoriques, aux circonlocutions étendues et aux désinences sonores.

396. Quels doivent être les discours dans le poème épique ?

Lorsque le poète nous montre ses personnages délibérant sur une matière importante, il doit toujours les faire parler d’une manière parfaitement conforme à leur caractère, à leurs mœurs, à leurs passions, à leur situation actuelle. C’est ce qu’a fait Milton dans le discours de Satan aux auges rebelles. Ces discours doivent être fondés sur un raisonnement juste, solide et pressant. Mais il faut que ce raisonnement soit embelli, autant qu’il peut l’être, des charmes de la poésie. Tel est le discours que prononce Turnus, roi des Rutules, pour combattre l’avis de Latinus, qui veut faire la paix avec les Troyens.

397. Les portraits historiques peuvent-ils intéresser dans l’épopée ?

Le poète présente quelquefois les portraits de certains personnages connus dans l’histoire, d’où il a tiré le sujet de son poème. Ces ornements épisodiques sont loin de manquer d’intérêt, lorsqu’ils sont présentés avec art. C’est ainsi que Virgile fait descendre Énée aux enfers, où il voit, dans les Champs-Élysées, son père Anchise qui lui fait connaître les héros les plus célèbres de la république romaine. Voltaire a heureusement imité ce passage lorsqu’il nous représente saint Louis montrant à Henri IV quelques-uns de nos rois et des grands hommes de notre nation.

398. Le poème épique doit-il toujours être écrit en vers ?

Nous avons dit, en définissant la poésie, que le langage poétique est presque toujours assujetti à une mesure régulière. Ces paroles, qui montrent que la versification est la forme naturelle et ordinaire, quoique non absolument essentielle de la poésie, nous fournissent la réponse à la question posée plus haut. Nous v dirons donc qu’il est infiniment à désirer que toute épopée soit versifiée, et que par le fait, presque tous les poèmes de ce genre, et surtout les plus beaux, sont soumis à la mesure. En effet, on peut assurer que celui qui traiterait l’épopée en prose avec imagination et intérêt, laisserait à désirer une partie qui n’est pas à dédaigner, surtout dans notre langue, la beauté de la versification, et aurait par conséquent un mérite de moins. Il importe d’ailleurs de ne pas enlever les barrières qui défendent le sanctuaire des arts. La difficulté qu’il faut vaincre a l’avantage d’élever le génie et de repousser la médiocrité. Néanmoins Aristote enseigne que l’épopée s’écrit en vers et en prose, et prétend que l’Iliade, mise en prose, serait encore un poème parce qu’on y reconnaît, indépendamment de la versification, cette invention d’une fable qui est l’essence de l’épopée. A ceux qui refusent au Télémaque le titre de poème épique, parce que cet ouvrage n’est pas écrit en vers, Blair répond qu’il mérite le nom d’épopée, parce que la prose cadencée et poétique en est très harmonieuse, et prête au style à peu près toute l’élévation dont la langue française est susceptible, même en vers.

399. Quel est le rythme qui convient le mieux à l’épopée ?

Les anciens avaient consacré au poème épique, le plus régulier, le plus grave, le plus harmonieux et le plus noble de leurs vers, le vers hexamètre ou héroïque. Les modernes y ont affecté des mesures analogues, et en général le vers alexandrin ou grand vers, le plus nombreux, le plus imposant, le plus majestueux, et le plus digne de la sublime grandeur de l’épopée. Nos essais épiques versifiés sont en vers alexandrins. Le Paradis perdu et la Messiade sont aussi écrits en grands vers, mais ils n’ont pas de rimes. Quant au Dante et au Tasse, ils-ont adopté un vers plus court, qui néanmoins ne manque pas de noblesse et qu’ils nomment aussi vers héroïque. C’est un vers de dix syllabes qui ne diffère du nôtre que parce que, dans le vers français, le repos est toujours après la quatrième syllabe ; tandis que le vers italien s’appuie tantôt sur la quatrième, tantôt sur la sixième, ce qui rompt la monotonie qu’auraient naturellement ces vers qui sont tous féminins.

Article II.

Des épopées secondaires

400. Quels sont les poèmes compris sous le nom d’épopées secondaires ?

Les poèmes que l’on a coutume de rattacher au genre épique, parce qu’ils consistent essentiellement dans le récit, et que l’on comprend sous le nom d’épopées secondaires, sont au nombre de cinq, savoir : le poème héroïque, le poème narratif, le poème héroï-comique, le poème badin et le poème burlesque.

Nous dirons quelques mots de ces différents ouvrages.

401. Qu’est-ce que le poème héroïque ?

Le poème héroïque est une espèce d’épopée qui n’expose que des actions et des événements réels, et tels qu’ils sont arrivés, dans leur ordre historique, et sans s’élever plus haut que les causes naturelles. Ce poème se distingue donc de l’épopée, en ce qu’il n’exige pas une action aussi importante, et surtout en ce que le merveilleux en est exclu. Le poème héroïque le plus remarquable est la Pharsale de Lucain.

402. Qu’est-ce qui caractérise le poème héroïque ?

Le poème héroïque qui, comme on le voit, n’est que de l’histoire mise en vers, diffère du récit historique ordinaire par le ton et par le style. Le poète affranchi du merveilleux et de la loi de l’unité, doit se livrer à toute la chaleur de son âme pour exciter les passions, soit qu’il raconte lui-même, soit qu’il fasse parler ses personnages. Il faut que son récit soit une vraie peinture qui frappe et qui attache, un feu vif qui embrase, un mouvement impétueux qui remue et qui entraîne : autrement ce serait le récit d’un simple historien. En un mot, le style de ces sortes de poèmes doit être le même que celui de l’épopée ; le ton du poète, celui d’un homme inspiré.

403. Qu’est-ce que le poème narratif ?

Le poème narratif est le récit d’un fait quelconque, par exemple, un combat, un voyage, ou tout autre événement intéressant. Par conséquent, il peut être peu étendu, comme le Passage du Rhin, de Boileau, et le poème de Fontenoy, de Voltaire. De plus, il ne demande point nécessairement un dénoûment dramatique, il peut traiter non seulement des faits graves et sérieux, comme le poème héroïque, mais encore des actions plaisantes et enjouées ; ce qui en fait comme une transition entre les poèmes précédents et l’épopée badine. Il n’est pas nécessaire que le style du poème narratif soit aussi élevé que celui de l’épopée ; il doit seulement être conforme à la nature du sujet. Il est inutile d’ajouter que le poète ne doit pas raconter uniquement pour raconter ; il doit tendre à un but plus élevé, à l’utilité et à l’instruction du lecteur.

404. Qu’est-ce que le poème héroï-comique ?

Le poème héroï-comique est le récit comique d’une action simple, commune et presque toujours risible. Le poète y prend le ton et le style de la grande épopée, pour qu’il y ait contraste entre le fond et la forme, et pour que l’action paraisse ainsi plus comique. Le merveilleux qu’il emploie consiste dans le ministère plaisant de quelque divinité païenne ou de quelque génie allégorique. Ce poème suit toutes les règles de l’épopée ; seulement le dénouement doit être toujours heureux. Son but est ordinairement satirique. Nous citerons comme modèles le Lutrin, de Boileau, Don Quichotte et le Roland furieux.

405. Qu’est-ce que le poème badin ?

Le poème badin est le récit d’une action plaisante, fait sur un ton analogue au sujet. Il ne diffère du poème héroï-comique que parce qu’il ne prend jamais le ton de la grande épopée. L’agrément, la légèreté, la grâce et la vivacité en sont les principales qualités. On peut citer le Vert-Vert de Gresset, qui est un prodige de finesse et de grâce, et le Lutrin vivant du même auteur.

406. Qu’est-ce que l’épopée burlesque ?

L’épopée ou poème burlesque est la parodie de la grande épopée. Ce genre de poésie défigure un sujet déjà traité noblement, et travestit les choses les plus élevées et les plus sérieuses en plaisanteries bouffonnes. C’est ce qu’a fait Scarron, inventeur de cette espèce de poème, dans son Énéide travestie, qui n’est autre chose qu’une mascarade, comme il le dit lui-même. Il est facile de voir que le poème burlesque est l’opposé du poème héroï-comique, puisque celui-ci élève ce qui est commun à la hauteur de l’épopée, tandis que celui-là, par le travestissement des mœurs et du langage, fait descendre les dieux et les héros au niveau de la populace. C’est ainsi que Scarron fait de Jupiter en querelle avec sa femme un mari brutal, de Junon une commère acariâtre, de Vénus une mère complaisante et facile, d’Énée un dévot larmoyant et niais, de Didon une veuve ennuyée de l’être, d’Anchise un vieux bavard, de Chalcas un vieux fourbe, de la Sibylle une devineresse, une diseuse de logogriphes, de l’oracle d’Apollon, un faiseur de rébus picards . — Ce genre, qui a pour but de faire rire, demande pour être supportable, beaucoup de verve, de saillie et d’originalité ; et encore ne tarde-t-il pas à amener l’ennui et le dégoût.

407. Quels sont les ouvrages que ton peut ranger dans le genre épique ?

Ce sont d’abord les grandes épopées. Orales seuls ouvrages vraiment épiques, d’après notre définition, sont l’Iliade et l’Odyssée, d’Homère ; l’Énéide, de Virgile ; la Divine Comédie, du Dante ; la Jérusalem délivrée, du Tasse ; la Lusiade, du Camoëns ; le Paradis perdu, de Milton ; la Messiade, de Klopstock. Nous citerons encore la Henriade, le Télémaque et les Martyrs. Parmi les genres secondaires, nous signalerons la Pharsale, de Lucain, le Lutrin, de Boileau, le Vert-Vert, de Gresset, et l’Énéide travestie, de Scarron.