(1881) Cours complet de littérature. Poétique (3e éd.) « Poétique — Deuxième partie. De la poésie en particulier ou des différents genres de poésie — Seconde section. Des grands genres de poésie — Chapitre II. Du genre didactique. » pp. 161-205
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(1881) Cours complet de littérature. Poétique (3e éd.) « Poétique — Deuxième partie. De la poésie en particulier ou des différents genres de poésie — Seconde section. Des grands genres de poésie — Chapitre II. Du genre didactique. » pp. 161-205

Chapitre II.

Du genre didactique.

246. Que faut-il entendre par genre didactique ?

On entend par genre didactique le genre de poésie qui s’adresse principalement à la raison pour l’éclairer. C’est un tissu de préceptes, une suite de principes revêtus de l’expression et de l’harmonie de la poésie, ou au moins une instruction recouverte d’un voile qui déguise les leçons de l’auteur. Ce genre embrasse tout ce qui forme le domaine de l’intelligence, comme les sciences, les arts, la morale et même les dogmes de la religion.

247. Quel est le but de la poésie didactique ?

La poésie didactique, comme l’indique son nom (διδάσκειν, enseigner), a pour but d’instruire et de communiquer des connaissances utiles. Sans doute, le but final que doivent se proposer tous les genres de poésie et même toutes les compositions littéraires, doit être de faire une impression utile sur l’esprit de ceux qui les lisent. Mais, dans les autres genres, l’instruction n’est que le but secondaire ; tandis que, dans la poésie didactique, elle est le but principal, soit que le poète arrive à ce but directement, comme dans le poème didactique régulier, soit qu’il fasse un détour pour y arriver plus sûrement, comme dans l’apologue, le conte, etc.

248. Quelle est l’étendue du genre didactique ?

Les ouvrages qui rentrent dans ce genre sont susceptibles de différentes formes. Le poète peut faire choix d’un sujet instructif, comme la religion, l’agriculture, la poésie, les saisons, et le traiter d’une manière régulière ; c’est ce qui a lieu dans le poème didactique proprement dit, et dans le poème descriptif. Il peut aussi, sans faire un ouvrage régulier, s’élever dans un discours contre certains vices et certains ridicules, comme dans la satire ; ou présenter des réflexions morales sur les caractères des hommes et sur les faits qui se sont accomplis sous ses yeux, comme dans l’épître ; ou enfin cacher l’instruction sous le voile de la fiction, comme dans l’apologue, le conte et la métamorphose. Ces diverses manières d’instruire sont toutes comprises sous la dénomination de poésie didactique. Nous consacrerons les sept articles suivants à l’examen de ces différents poèmes.

Article Ier.

Du poème didactique proprement dit

249. Qu’est-ce que le poème didactique proprement dit ?

Le poème didactique ou philosophique proprement dit, qui occupe le plus haut rang dans ce genre, est un traité régulier roulant sur un sujet religieux, philosophique, scientifique ou littéraire, grave, important et utile. C’est un exposé poétique de principes, soit de morale, soit de métaphysique, ou bien des règles d’un art ou d’une science. Dans le premier cas, on raisonne, ou cite des autorités, des exemples, on tire des conséquences. C’est le poème philosophique : par exemple, l’ouvrage de Lucrèce. Dans le second, on fait connaître des observations relatives à la pratique. Nous pouvons citer en ce genre les Géorgiques, de Virgile, l’Art poétique d’Horace, celui de Boileau, etc. Ainsi, le devoir de l’écrivain, dans le poème didactique proprement dit, est d’instruire sans donner à son instruction une forme allégorique, sans la couvrir du voile de la fiction. Cependant son ouvrage ne serait point un vrai poème, si cette instruction n’était animée, embellie de l’éclat et du coloris poétique.

250. La poésie didactique présente-t-elle des avantages sur les traités en prose ?

La poésie offre, en ce genre, des avantages sensibles sur la prose. Le charme de la versification rend l’instruction plus agréable ; les descriptions, les épisodes et autres ornements qu’elle admet, occupent et flattent l’imagination ; les vers enfin gravent plus profondément dans la mémoire les circonstances les plus importantes du sujet. Car c’est merveille, dit saint François de Sales, combien les discours resserrés dans les lois des vers ont de pouvoir pour pénétrer les cœurs et assujétir la mémoire. Aussi voit-on la poésie prêter ses ornements et sa forme aux plus anciens traités didactiques. Tels sont les Proverbes, l’Ecclésiaste, de Salomon, les Travaux et les Jours, d’Hésiode, etc. Ce genre est donc pour le poète une carrière honorable, où peuvent briller à la fois son génie, son savoir et son jugement.

251. Quelles sont les qualités d’un bon poème didactique ?

Les qualités du poème didactique peuvent se réduire à trois : le choix d’un sujet utile, intéressant et susceptible de recevoir les ornements de la poésie ; la bonne disposition des matières et un ordre naturel, sans être rigoureux, dans l’enchaînement des idées ; enfin, la beauté de l’élocution, pour faire disparaître autant que possible la sécheresse et la monotonie des préceptes. Ainsi, la solidité et l’intérêt du fond, l’ordre dans le plan, l’agrément de la forme, telles sont les qualités d’un bon poème didactique.

252. Montrez que le fond du poème didactique doit être solide.

La première règle du poème didactique est de lui donner un fond solide, important et instructif, parce que sans cela il ne pourrait pas intéresser. C’est une chose déplorable de voir dans le poème de Lucrèce, De Natura rerum, tant et de si belle poésie employée à développer le détestable système d’Épicure. Virgile, plus modeste dans le choix de son sujet, semble n’avoir voulu qu’instruire le cultivateur ; mais il l’a honoré, et il a élevé à l’agriculture le plus beau monument que le premier des arts agréables pût élever au premier des arts nécessaires. Les sujets arides et rebutants doivent être écartés, comme n’offrant pas assez d’intérêt pour le lecteur, et comme dénués de ressources pour le poète même le plus inspiré. Ce qu’il faut donc d’abord au poète didactique, c’est, avec un fond solide et susceptible d’ornements, beaucoup d’exactitude dans la doctrine, c’est-à-dire des données sûres et des notions précises sur le sujet que l’on traite. Quant aux détails, il faut faire un choix judicieux, et sacrifier ce que l’on désespère d’embellir par les vers :

………………………………………………… et quæ
Desperat tractata nitescere posse, relinquit.

253. L’ordre est-il nécessaire au poème didactique ?

La méthode, la clarté, l’ordre sont essentiellement requis pour le poème didactique ; non à la vérité sous une forme aussi stricte que dans les traités écrits en prose, mais de manière cependant à montrer clairement au lecteur la suite et l’enchaînement des idées. Il faut donc que le poète dispose et conduise sa matière de sorte que les principaux objets qu’il traite soient exactement distingués entre eux, et se trouvent à leur place respective. Tous les ouvrages, et surtout ceux qui ont pour but d’instruire, tirent leur prix de la raison. Or, il n’est guère possible qu’il y ait de la raison où il n’y a ni ordre ni méthode. Tout poème didactique exige un ordre du moins général, une méthode qui, en offrant les différents préceptes enchaînés sans confusion, donne en même temps la facilité de les mieux saisir et de les mieux goûter. Lorsque ce poème a pour objet la morale ou quelque science, il demande un ordre plus exact, une méthode plus sensible que celui où l’on traite des arts soit libéraux, soit mécaniques ; parce que, dans le premier, le poète doit raisonner, discuter et approfondir sa matière. Il faut que tout y tende à porter la plus vive lumière et la plus forte conviction dans les esprits. Les principes doivent y être exposés avec tant de netteté et de précision, les preuves si bien choisies, et si bien arrangées, les conséquences si bien déduites, enfin toutes les parties si bien rapprochées et si bien liées, que le lecteur, entraîné par le poète, ne puisse jamais perdre le fil de son raisonnement. C’est ce qu’on peut voir dans le poème de la Religion, de L. Racine.

254. L’ordre requis pour le poème didactique exclut-il les épisodes et les descriptions ?

L’ordre que demande le poème didactique n’exclut pas cependant les épisodes et les descriptions. Les poètes jouissent même, sons ce rapport, d’une grande liberté. Une instruction longtemps soutenue nous lasse, surtout dans un ouvrage de poésie, où l’on vent toujours trouver quelque délassement pour l’esprit. Le grand art, pour intéresser dans un poème didactique, est de reposer et d’amuser le lecteur, en liant au sujet quelques épisodes agréables propres à donner plus d’éclat à l’ouvrage. Ces parties du poème sont toujours celles que l’on connaît le mieux, et qui contribuent le plus à la réputation de l’auteur. Les beautés les plus éclatantes des Géorgiques sont répandues dans des digressions de cette nature, où le génie du poète a pu se déployer en liberté : tels sont les prodiges qui accompagnèrent la mort de Jules César, les louanges de l’Italie, le bonheur de la vie champêtre, la fable d’Aristée et l’histoire touchante d’Orphée et d’Eurydice. De même, dans Lucrèce, les passages les plus beaux et les plus goûtés sont ses digressions sur les maux qu’enfante la superstition, la description de la peste, et plusieurs éclaircissements amenés d’une manière incidente, écrits avec une rare élégance, et embellis par les charmes d’une versification pleine de douceur et d’harmonie.

255. A quelles conditions les épisodes sont-ils admis dans le poème didactique ?

Il n’y a, dans tout le domaine de la poésie, aucun sujet agréable et descriptif qu’un poète didactique, doué du génie de son art, ne puisse s’approprier et introduire dans son ouvrage, pourvu toutefois que de tels épisodes réunissent certaines conditions. Ils doivent naître naturellement du sujet, ne pas être d’une longueur disproportionnée, afin de ne pas absorber l’attention au détriment du sujet principal, et de ne pas briser la liaison naturelle des leçons et des règles. De plus, l’auteur doit s’efforcer de rattacher avec art les épisodes à ce qui précède et à ce qui suit, et faire en sorte de redescendre avec grâce au style simple, après s’être élevé au style poétique et figuré, tempéré ou sublime. L’art de lier les épisodes à son sujet est, pour le poète didactique, un objet de grande importance. Virgile excelle à cet égard. Dans la description de la mort de César, véritable modèle d’épisode, le poète, au moment où il semble avoir tout à fait abandonné ses cultivateurs, revient à eux par une tournure naturelle, en profitant, pour terminer sa digression, de quelque circonstance liée aux travaux des champs : Scilicet et tempus…

Nous citerons seulement, comme exemple de description : l’Orage, par Saint-Lambert ; et comme modèle d’épisode, la destruction de l’armée de Cambyse dans les sables de la Libye, par Delille.

256. Qu’avez-vous à dire sur la beauté de l’élocution ?

Une autre qualité du poème didactique, c’est la variété et la richesse de la forme. Sans doute, le principal mérite de ce genre de poésie consiste dans la justesse des pensées, la solidité des principes, la convenance et la clarté des explications et des exemples. Mais si le poète doit instruire, il faut qu’il anime l’instruction en offrant à l’imagination des figures et des circonstances qui lui plaisent, qui lui dérobent la sécheresse du sujet, et le couvrent en quelque sorte d’un vernis poétique ; il faut qu’il relève tout ce qu’il dit par le choix des épithètes, l’emploi des termes métaphoriques, l’harmonie et la vivacité des tours, la hardiesse et l’éclat des figures, en un mot, par tout ce que le style poétique a d’attrayant et d’enchanteur. Virgile embellit des couleurs les plus agréables tous les préceptes qu’il donne dans ses Géorgiques. On peut voir principalement ce qu’il dit sur la culture de la vigne :

Seminibus positis… et ramos compesce fluentes.

Il possède l’art d’embellir les plus petits détails. Ainsi, au lien de dire au laboureur en langage ordinaire qu’il n’aura qu’une mauvaise récolte, s’il néglige certains soins de culture, il lui annonce ainsi le sort qui le menace :

Heu ! magnum alterius frustra spectabis acervum,
Concussaque famem in silvis solabere quercu.

257. Comment faut-il parler des objets bas et repoussants ?

Quelquefois le poète est obligé d’entrer dans les détails les plus minutieux, de parler d’objets ignobles, bas, et même dégoûtants. Il faut alors qu’il connaisse toutes les richesses de la langue dans laquelle il écrit, pour exprimer ces objets avec une élégante noblesse. C’est ce qu’a fait Rosset dans ces vers sur le fumier, tirés de son poème sur l’agriculture :

Des restes les plus vils se forme cet engrais,
Qui va porter la vie au fond de vos guérets.
Des animaux divers la féconde litière
Est des amendements la plus riche matière.
Pour les multiplier ajoutez aux premiers
La dépouille des bois, la cendre des foyers.
Ces amas précieux se mêlent et s’unissent,
Et de l’astre du jour les ardeurs les mûrissent.
Ainsi, par d’heureux soins toujours entretenus,
Tour à tour aux guérets ils portent leurs tributs.

258. Comment faut-il développer les vérités métaphysiques ?

Quand le poète vent établir des principes de morale ou de physique, il doit, sans manquer en aucune manière à l’exactitude et à la précision, les orner de toutes les images, de toutes les comparaisons, de toutes les figures propres à donner de l’intérêt et de l’agrément à sa composition. Le P. Boscovich, jésuite, en offre un bel exemple dans son poème intitulé les Éclipses, lorsqu’il décrit les couleurs qu’offrent à nos yeux les fils de la lumière séparés par la réfraction.

Si le poète didactique se propose de développer les vérités abstraites de la métaphysique, c’est alors qu’il doit épuiser toutes les ressources de son art, pour faire naître des fleurs dans ce fond aride et semé d’épines. Toutes les parties de son ouvrage réuniront l’agréable et le solide, de manière que l’un ne nuise point à l’autre. En s’attachant à la justesse et à la profondeur des pensées, l’écrivain ne doit point négliger les ornements poétiques ; et ces ornements, loin d’affaiblir et d’énerver ses pensées, ne doivent servir, au contraire, qu’à les rendre plus vives, plus frappantes et plus lumineuses. On peut voir avec quelle précision, avec quelle solidité, et en même temps avec quel charme de poésie L. Racine établit l’immortalité de l’âme dans son poème de la Religion.

259. Comment les préceptes doivent-ils être présentés dans le poème didactique ?

Il y a plusieurs manières de présenter les préceptes. Le plus souvent, on suit cette règle d’Horace : Quidquid præcipies, esto brevis. C’est la brièveté qui plaît surtout, et qui frappe dans ce genre. Cette brièveté, quand elle est jointe à la clarté, comme Horace le suppose, a plusieurs avantages. On saisit mieux le précepte, on l’apprend plus aisément, et on le retient exactement et pour toujours :

                 … Ut cito dicta
Percipiant animi dociles teneantque fideles.
Verba sapientium sicut stimuli, et quasi clavi in altum defixi.
Eccles., xii, 11.

Une autre manière plus poétique et plus propre à embellir ce genre, consiste à peindre les préceptes, c’est-à-dire à les présenter sous forme d’images, et à les revêtir des couleurs naturelles du sujet, ou bien à accompagner le précepte d’une description, d’un exemple que l’on place tantôt avant, tantôt après. C’est ce que fait très souvent Virgile dans ses Géorgiques. Veut-il dire qu’il faut commencer les travaux de la campagne avec le printemps, et donner quatre labours à une terre, il présente aussitôt des images qui sont les préceptes mêmes :

Vere novo… ruperunt horrea messes.
(Géorg. I, 43.)

Parle-t-il du choix des chevaux, il en fait la plus vive et la plus magnifique description, comme on peut le voir au commencement du livre III.

260. Qu’avez-vous à dire sur la marche, le style et la versification du poème didactique ?

Plus la marche du poème didactique parait unie et monotone, plus le poète doit s’appliquer à le varier dans ses formes, à l’enrichir dans ses détails, à y répandre la chaleur et la vie, et à rendre au moins élégant, rapide et facile, ce qui ne peut être animé. Mais un excès opposé à la langueur et à la sécheresse serait d’y employer le ton et le langage de l’épopée, de l’ode et de la tragédie. L’éloquence en doit être du genre tempéré ; la poésie, d’un caractère noble, mais sage et modeste, au-dessus de l’épître, au-dessous du poème inspiré. Dans ce genre de poésie, le rôle du poète est celui d’un sage dont on écoute les leçons. Du reste, la différence qui existe entre le style de l’Énéide et celui des Géorgiques suffira pour faire comprendre ce qui précède. La versification doit être en rapport avec le caractère du poème. Celui-ci, étant ordinairement grave et sérieux, demande presque toujours le vers hexamètre.

261. Quels sont les poètes didactiques les plus célèbres ?

Chez les Hébreux, Salomon a composé les Proverbes et l’Ecclésiaste ; Jésus, fils de Sirach, est l’auteur de l’Ecclésiastique. Quant au livre de la Sagesse, que plusieurs Pères ont attribué à Salomon, il est d’un auteur inconnu.

Nous mentionnerons, chez les Grecs, Hésiode, qui nous a laissé les Travaux et les Jours et la Théogonie, et Aratus, auteur des Phénomènes célestes ; chez les Latins, Lucrèce, Virgile et Horace ; enfin, chez les modernes, Vida, Boileau, Dufresnoy, le Père Rapin, le cardinal de Polignac, Sanlecque, les Pères Vannière, Brumoi et Doissin, Louis Racine, le Père Boscovich, Pope, auteur de l’Essai sur l’homme et de l’Essai sur la critique, Rosset, Delille, Chênedollé.

Article II.

Du poème descriptif

262. Qu’est-ce que le poème descriptif ?

Le poème descriptif consiste, non dans une action continue, comme l’épopée, le drame, la fable, etc., mais dans une série de tableaux rangés de manière à former une espèce de galerie, tableaux qui ne sont liés ensemble que par une idée, un sentiment moral, quoiqu’ils concourent au même but. C’est ce but qui pourra seul donner quelque unité au poème. Dans ce genre, le poète ne peut donc guère avoir le mérite d’ensemble, si ce n’est cependant celui d’une contexture habile, qui sauve les lacunes par les transitions, et qui dispose les tableaux de la manière la plus intéressante.

263. Le genre descriptif est-il aussi élevé que le poème didactique ?

Le but avoué du poème didactique est d’instruire ; ici, l’auteur a directement en vue d’amuser et de plaire. Le poème didactique, comme toute composition sérieuse, doit former un ensemble, un tout dont les parties soient liées, dont le milieu réponde an commencement et la fin au milieu, d’après le précepte d’Aristote et d’Horace. Or, le poème descriptif est loin de briller par l’ordre et l’ensemble, puisqu’il se compose de morceaux détachés. Il peut renfermer des beautés, mais des beautés qui sont affaiblies, sinon détruites par leur succession monotone ou leur discordant assemblage. Chacune de ses descriptions pourrait plaire, si elle était seule ; elle ressemblerait du moins à un tableau de paysage. Mais cent descriptions de suite ne ressemblent qu’à un rouleau où les études d’un peintre seraient collées l’une à l’autre.

264. Quelles doivent être les règles du poème descriptif ?

Le poème descriptif, qui implique plutôt une suite d’études poétiques qu’un plan correct et complet, doit plaire par la richesse de l’imagination et la fidélité des peintures. Il demande que les circonstances soient habilement choisies. D’abord, il faut éviter d’employer celles qui sont vulgaires et communes ; mais choisir au contraire celles qui offrent quelque chose de neuf et d’original, qui peuvent saisir l’imagination et exciter l’intérêt. En second lieu, il convient de s’attacher aux circonstances les plus propres à caractériser l’objet décrit, à en marquer les traits d’une manière forte et prononcée. Une description qui ne comprend que des qualités générales, ne peut être bonne ; car une idée abstraite n’est pas toujours facile à concevoir, et les caractères particuliers donnent seuls des idées distinctes. En troisième lieu, toutes les circonstances qu’on emploie dans une description doivent être uniformes et tendre au même but ; ainsi, lorsqu’on décrit un objet grand, toutes les circonstances que l’on met en vue doivent tendre à l’agrandir ; et si l’on décrit un objet agréable et brillant, elles doivent tendre à l’embellir, afin que l’impression faite sur l’imagination soit toute dans le même sens, et complète. Enfin, elles doivent être exprimées avec concision et avec simplicité. L’exagération et les longueurs affaiblissent toujours l’impression : on est plus vif lorsqu’on est bref.

265. Quel est, d’après Delille, le grand art d’intéresser dans le genre descriptif ?

N’allez pas, dit Delille,

            Toujours peindre et toujours décrire :
Dans l’art d’intéresser consiste l’art d’écrire.
Souvent dans vos tableaux placez des spectateurs,
Sur la scène des champs amenez des acteurs ;
Cet art de l’intérêt est la source féconde.
Oui, l’homme aux yeux de l’homme est l’ornement du monde.
Les lieux les plus riants sans lui nous touchent peu ;
C’est un temple désert qui demande son dieu ;
Avec lui mouvement, plaisir, gaîté, culture,
Tout renaît, tout revit : ainsi qu’à la nature
La présence de l’homme est nécessaire aux arts ;
C’est lui dans vos tableaux que cherchent nos regards.
Que si l’homme est absent de vos tableaux rustiques,
Quel peuple d’animaux sauvages, domestiques,
Courageux ou craintifs, rebelles ou soumis,
Esclaves patients ou généreux amis,
Dont le lait vous nourrit, dont vous filez la laine,
D’acteurs intéressants vient d’occuper la scène !…
Il est d’autres secrets : quelquefois à nos yeux
D’aimables souvenirs embellissent les lieux.
J’aime en vos vers ce riche et brillant paysage ;
Mais si vous ajoutez : « Là de mon premier âge
Coulèrent les moments ; là, je sentis s’ouvrir
Mes yeux à la lumière et mon cœur au plaisir ; »
Alors vous réveillez un souvenir que j’aime.

266. Quelle a été l’origine du poème descriptif ? Haller et Kleist.

Le poème descriptif, tel que nous venons de le définir, n’était pas connu des anciens. Ils employaient assez souvent des descriptions dans leurs poèmes didactiques, pour délasser l’esprit du lecteur, comme nous l’avons vu précédemment ; mais jamais ils ne décrivaient uniquement pour décrire, en passant d’un objet à un autre, sans autre cause que la mobilité du regard et de la pensée, et sans antre liaison que des transitions souvent plus apparentes que réelles. Dans les temps modernes, ce qui n’était autrefois que l’accessoire est devenu le principal ; et la poésie descriptive a envahi le genre didactique au point de l’absorber entièrement dans certaines compositions. Ce genre tout moderne a pris naissance en Allemagne, où Haller et Kleist le mirent à la mode. Albert de Haller, né en 1708, à Berne, et mort en 1777 dans la même ville, a laissé de nombreux écrits en prose et en vers, et en particulier un poème célèbre, les Alpes, composition descriptive pleine de sentiment et de goût, riche en image et en poésie, et qui, avec le Printemps, de Kleist, a servi de modèle au genre. — Ewald Christian de Kleist, né en 1715, à Zœblin, en Poméranie, et mort en 1759 sur le champ de bataille de Kunnersdorf, s’est immortalisé par ses poésies lyriques et pastorales, et surtout par le poème qui a pour titre le Printemps, où l’on trouve une peinture fidèle et animée des beautés de la nature. Cet ouvrage a valu à son auteur le nom de Chantre du printemps. On y remarque la Ferme et le Paysage. Parmi les poètes descriptifs, nous nommerons l’anglais Thompson ; et, chez nous, Saint-Lambert, de Bernis, Delille, Boucher et Michaud.

Article III.

De la satire

267. Qu’est-ce que la satire ?

La satire est un petit poème, un discours en vers dans lequel on attaque directement les vices, les ridicules et le mauvais goût, pour corriger les hommes, ou au moins pour empêcher les erreurs, les travers et les faux jugements de devenir funestes en se propageant. Le caractère de la satire est donc en même temps moral et littéraire.

268. Quel est le but de la satire ?

Combattre en général les vices et les mœurs corrompues, lutter contre les travers et les ridicules de la société, pour venger la morale et la raison, critiquer sans amertume et sans partialité les ouvrages d’esprit, les faux principes et les sophismes, pour venger le goût, sans jamais flétrir ni humilier les personnes, voilà le triple but, le véritable objet de la satire. Renfermé dans ses justes bornes, ce genre de poésie ne peut qu’être utile à la société et aux lettres ; car, dit Boileau :

La satire, en leçons et nouveautés fertile
Sait seule assaisonner le plaisant et rutile,
Et, d’un vers qu’elle épure aux rayons du bon sens,
Détromper les esprits des préjugés du temps.
Elle seule, bravant l’orgueil et l’injustice,
Va jusque sous le dais faire pâlir le vice,
Et souvent, sans rien craindre, à l’aide d’un bon mot,
Peut venger la raison des attentats d’un sot.

L’odieux que peut avoir la satire, et qu’elle n’a que trop souvent, n’est donc point inhérent à ce genre de poésie ; il ne se trouve que dans l’abus qu’on en fait.

269. Combien y a-t-il de sortes de satire ?

Comme il y a deux sortes de vices et de défauts, les uns plus blâmables et plus graves, les autres plus légers et plus tolérables, il y a aussi deux sortes de satire : la satire sérieuse ou virulente, et la satire enjouée ou badine.

270. Qu’est-ce que la satire sérieuse ?

La satire sérieuse ou virulente prend un ton grave, mordant et caustique ; elle se déchaîne avec force contre les vices et les erreurs les plus condamnables. Elle tient de la tragédie : Grande Sophocleo carmen bacchatur hiatu. C’est la satire de Juvénal, lequel doit uniquement sa verve, comme il le dit lui-même, à l’indignation et à la colère qu’excitent en lui les infamies et la corruption de son siècle : Facit indignatio versum.

D’un siècle corrompu la publique impudence
De l’ardent Juvénal souleva l’éloquence :
De mouvementé heureux tous ses vers animés
D’un cœur vraiment ému jaillissent enflammés.
Dans ses hideux tableaux Rome entière respire :
Le juge vend la loi, le Sénat vend l’Empire.

Ce genre de satire demande un style ferme, plein et nerveux.

271. Qu’est-ce que la satire badine ?

La satire badine on enjouée prend un ton piquant et léger ; elle critique, en plaisantant, les ridicules, les faiblesses du cœur, et les erreurs du goût et de la raison ; elle se borne à la raillerie, regardant ce moyen comme plus efficace et plus convenable que la colère, pour arriver à son but. Elle tient de la comédie et se contente de jouer autour du cœur humain sans chercher à le sonder :

Circum præcordia ludit.

C’est le genre d’Horace, qui se contente de plaisanter et do ridiculiser ceux qu’il veut combattre.

Il sait, de la satire ennoblissant l’usage,
Railler en honnête homme et badiner en sage ;
Et ses charmants écrits, retenus du lecteur,
Sont toujours d’un poète et jamais d’un rhéteur.

La satire badine veut un style fin, agréable et enjoué. Quelque ton que prenne le poète, le style doit toujours être simple, naturel et facile, et jamais froid, pas même dans les sujets philosophiques ; les pensées doivent être vives, pressées, d’une vérité frappante, et enchaînées avec grâce ; les préceptes sages, solides, clairs et lumineux.

272. Que faut-il observer dans la satire des mœurs ?

Pour que la satire soit un genre d écrire vraiment honnête et recommandable, il faut qu’elle soit générale et réglée par les bienséances. Les vices de l’humanité y seront représentés par des peintures vives et naturelles, par des caractères exprimés avec vérité, des portraits finis, à condition que l’innocence et la pudeur ne seront pas blessées, et que les personnes no seront pas désignées, ni surtout nommées, au moins de leur vivant. Il n’y a d’exception à cette dernière règle, qui est dictée par la charité, que dans quelques circonstances extraordinaires, lorsque la conscience outragée réclame une flétrissure pour quelque scandale éclatant. En effet, le but de la satire est de corriger les hommes, et non de les humilier et de les flétrir. C’est ce que Boileau a sagement prescrit dans ces vers, qu’il a quelquefois oubliés dans la pratique :

L’ardeur de se montrer et non pas de médire,
Arma la vérité du vers de la satire.

273. Quelles sont les règles de la satire contre les ridicules et les travers ?

Le vice n’est pas seul exposé aux traits de la satire ; les ridicules et les travers, quoique moins hideux que le vice, peuvent cependant avoir des conséquences fâcheuses. Provoquant la moquerie et la risée, le ridicule nuit aux qualités les plus solides, et diminue même l’influence que donne la vertu. Il ne peut donc manquer de tomber dans le domaine de la satire. Le poète alors expose dans tout leur jour les ridicules et les travers moraux ou sociaux, et souvent ses traits sont d’une grande vigueur, comme dans l’exemple suivant, où l’on vent flétrir la mauvaise plaisanterie :

Quelle gloire, eu effet, pour tout être qui pense,
De vieillir dans des jeux d’enfantine démence,
D’avilir son esprit, noble présent des dieux,
Au rôle indigne et plat d’un farceur ennuyeux,
Qui, payant son écot en équivoques fades,
Envie à Taconet l’honneur de ses parades ;
Et même en cheveux gris, parasite bouffon,
Transporte ses tréteaux chez les gens de bon ton !

Nous citerons en ce genre les satires sur la noblesse, d’Horace, de Juvénal et de Boileau. Celle de ce dernier surtout est remarquable par une grande force de raison et une grande vigueur de style.

Ici encore il faut que la charité chrétienne inspire à l’auteur satirique la prudence et la discrétion dont il a besoin ; et qu’il ne perde pas de vue ce qu’a dit un poète de la difficulté de cicatriser les blessures faites à l’amour-propre :

L’amour-propre offensé ne pardonne jamais.

274. Quel est le devoir du poète satirique quand il attaque les mauvais ouvrages ?

Lorsque le poète satirique s’érige en censeur des ouvrages d’esprit, il faut que, dirigé par un goût sûr, il se montre toujours sans amertume, sans passion, sans partialité et sans prévention. Il est fâcheux pour la gloire de Boileau, dont la critique est ordinairement saine, qu’il se soit laissé entraîner par la prévention contre le Tasse et Quinault.

Le poète, ayant pour but de conserver pures les idées du bon et du vrai dans les ouvrages d’esprit et de goût, et étant dans l’obligation de précautionner ses lecteurs contre les ridicules et les travers en matière littéraire, doit indiquer les sources où on pourrait les puiser, et peut par conséquent nommer les ouvrages. Mais il s’interdira les personnalités, et ne parlera jamais des auteurs : les règles de la bienséance l’exigent. Boileau a quelquefois violé ces règles ; il a pris plaisir à tourner en ridicule l’indigence de quelques écrivains médiocres de son temps ; et en cela il ne doit pas être imité. Ainsi le poète satirique doit éviter les personne· lités, la prévention dans ses jugements, et faire disparaître ce que la critique a toujours de désagréable sous l’urbanité du reproche.

275. Quelle peut être l’utilité de la satire ?

Sans doute la satire, entre les mains d’un homme de talent, peut faire une rude guerre au mauvais goût, et réprimer, au moins en partie, les scandales littéraires ; sans doute elle peut, sinon faire tomber tous les ridicules, au moins en diminuer le nombre ; elle pourra même faire rougir le vice, et peut-être lui arracher de loin en loin quelques victimes. Mais il faut avouer que la satire a peu de pouvoir contre ce dernier ennemi. Le vice tient au cœur par des racines trop profondes pour céder aux seules attaques de l’indignation et du ridicule. La religion, parlant au nom du ciel, possède seule une autorité assez puissante pour flétrir les mauvaises mœurs et arrêter les débordements des passions. Ce genre offre donc peu d’utilité contre les grands désordres moraux, et ne peut compter que sur des résultats très minimes pour la réforme des mœurs. Il présente même, à ce point de vue, des dangers assez graves.

276. Quels sont les dangers que présente la satire ?

Le poète qui préconise la vertu et qui attaque en général les mauvaises mœurs, mérite sans doute les plus grands éloges. Mais sa mission n’est pas exempte de dangers. Le récit des désordres et la peinture des vices deviennent hideux, blessent la pudeur sans corriger la licence, et effraient l’innocence, lorsque ces scandales sont exposés à la vue dans toute leur crudité. Juvénal a peint des vices honteux et poursuivi de grands scandales ; mais ses satires ne sont pas des leçons de vertu : il y a des choses qu’il ne faut pas montrer aux hommes, de peur de leur apprendre les secrets de la dépravation. Aussi Juvénal n’a pas réussi à corriger son siècle. Un autre danger, que nous avons déjà signalé, c’est de tomber, comme l’a fait Boileau, dans des personnalités toujours dangereuses. Ces inconvénients sont tels que des hommes graves et sérieux ont blâmé la satire en elle-même, ou au moins ont mis en doute son utilité.

277. Qu’est-ce que l’iambe ?

L’iambe est une satire amère et passionnée dans un rythme qui rappelle la marche rapide de l’iambe chez les anciens. Les iambes, chez les Grecs et chez les Latins, étaient ordinairement d’usage dans le style mordant de la satire :

Archilochum proprio rabies armavit iambo.

Chez nous, ce rythme, créé par André Chénier, se compose de vers de douze syllabes suivi du vers de huit avec croisement de rimes. Ce mètre répond à l’allure d’Horace dans son ode sur les discordes civiles de Rome. Il donne des phrases coupées, haletantes et respirant une grande énergie. André Chénier a laissé quelques iambes sur la tyrannie révolutionnaire. Quelques auteurs placent ces pièces poétiques parmi les dithyrambes, parce qu’elles respirent un sentiment très fort ; mais elles trouvent plus naturellement place ici à cause de leur titre, et surtout à cause de leur ardente énergie. M. Auguste Barbier, d’Orléans, a également donné le nom d’Iambes à un ouvrage satirique, dans lequel il imite Chénier, sans s’astreindre toutefois à suivre toujours le même rythme.

278. Citez un exemple de ce genre de satire.

Voici un fragment de l’iambe à Melpomène. Dans ce morceau, plein de vigueur et de nerf, M. Barbier recherche quels sont les plus coupables, des écrivains irréligieux et corrupteurs, ou des hommes du peuple que la misère pousse à la révolte :

Ces hommes de ruine et de destruction
Ne souffrent pas le vent de la corruption.
Leur bras n’atteint jamais que lande matière ;
Ils ébranlent le marbre, ils attaquent la pierre,
Et quand le mur battu tombe sur le côté,
Leur torrent passe et fuit, comme un torrent d’été.
Mais les hommes pervers, mais les hommes coupables
Dont le pied grave au sol des traces plus durables,
Ce sont tous ces auteurs qui, le scalpel en main,
Cherchent, les yeux ardents, au fond du cœur humain,
La fibre la plus vive, et la plus sale veine,
Pour en faire jaillir des flots d’or à main pleine.
Les uns vont calculant, du fond du cabinet,
D’un spectacle hideux le produit brut et net ;
D’autres aux ris du peuple, aux brocards de l’école
Promènent sans pitié l’encensoir et l’étole !
……………………………………………………………………
Ils ne savent donc pas ces vulgaires rimeurs,
Quelle force ont les arts pour corrompre les mœurs :
Ils ne savent donc pas que leurs plumes grossières
Referment les sillons tracés par les lumières,
Combien il est affreux d’empoisonner le bien,
Et de porter le nom de mauvais citoyen.
Non, le gain les excite, et l’argent les enfièvre,
L’argent leur clôt les yeux et leur noircit la lèvre ;
L’argent, l’argent fatal, dernier dieu des humains,
Les prend par les cheveux, les secoue à deux mains,
Les pousse dans le mal, et pour un vil salaire,
Leur mettrait les deux pieds sur le corps de leur père.

Article IV.

De l’épître

279. Qu’est-ce que l’épître ?

Le seul nom d’épître (Ἐπιστέλλειν, envoyer une missive) dit assez que ce petit poème n’est autre chose qu’une lettre écrite en vers. Il n’est point de genre de poésie plus libre, soit dans le choix des sujets, soit dans le choix du style, qui peut prendre tous les tons, s’élever jusqu’au sublime et descendre jusqu’au familier.

280. Quelles sont les règles de l’épître ?

L’épître a ses règles comme lettre, et ce sont les mêmes que celles du style épistolaire. La lettre, qui consiste dans un entretien par écrit entre deux personnes éloignées, demande du naturel, de la facilité, de l’abandon, mais aussi de la correction et de l’exactitude. Le style de la lettre est simple, seulement plus ou moins léger, plus sérieux et plus enjoué, plus libre, plus familier ou plus réservé, plus modeste, plus respectueux, selon les convenances.

Les règles de l’épître comme lettre en vers se réduisent aux suivantes : que la réflexion et le travail s’y montrent plus que dans la lettre, et qu’elle ait au moins un degré ou de force ou d’élégance, en un mot, un degré de soin au-dessus de celui qu’elle aurait eu si on ne l’eût mise qu’en prose. L’épître n’a point de style déterminé ; elle prend le ton de son sujet, et s’élève ou s’abaisse suivant le caractère des personnes. C’est ainsi que l’épître de Boileau à son jardinier exigeait le style le plus naturel, tandis que l’épître à Louis XIV sur le passage du Rhin, demandait le style le plus héroïque.

281. Quelle est la matière de l’épître ?

L’épître peut embrasser toute espèce de sujets. On y peut traiter de la morale, de la littérature, des grandes passions, s’y livrer à des sentiments doux et affectueux, peindre les mœurs et les ridicules, plaisanter, disserter, philosopher, enseigner, louer, blâmer, raconter, en prenant le ton qui convient à chaque sujet et en employant la mesure de vers la plus propre et la plus agréable. Boileau a peint le passage du Rhin en vers dignes de l’épopée ; il a fait les peintures les plus gracieuses des douceurs de la paix et des agréments de la campagne ; il a, à l’imitation d’Horace, développé dans un style noble et plein de dignité les lois de la morale et du goût. J.-B. Rousseau a manié habilement les armes de la dialectique dans son Épître contre les impies et les libertins. Beaucoup d’autres poètes ont embelli du coloris de l’imagination ou des grâces du sentiment, les choses les plus simples et les événements les plus communs. 11 n’est presque point d’objet qui ne puisse servir de matière à l’épître.

282. Combien compte-t-on de sortes d’épîtres ?

On compte cinq sortes d’épîtres : l’épître noble ou philosophique, l’héroïde, l’épître familière, l’épître mixte et l’épître dédicatoire.

283. Qu’est-ce que l’épître philosophique ?

L’épître philosophique ou didactique, est celle qui roule sur la morale, la religion, la politique, la littérature, les arts, les sciences, sur quelque grande passion, ou sur quelque fait important, comme le passage du Rhin par l’armée française, dans la iv e Épître de Boileau.

284. Quelles doivent être les qualités de l’épître philosophique ?

Dans l’épître philosophique, la qualité dominante doit être la justesse et la profondeur du raisonnement. C’est un préjugé dangereux pour les poètes et injurieux pour la poésie, de croire qu’elle n’exige ni une vérité rigoureuse ni une progression méthodique dans les idées. Il est encore incontestable que dans l’épître philosophique on doit pouvoir presser les idées sans y trouver le vide, et les creuser, les approfondir sans arriver au faux. Par conséquent, le poète fera en sorte que les pensées soient toujours vraies, solides, lumineuses, et bien enchaînées, et il s’appliquera à concilier la vivacité de l’imagination et l’enthousiasme de la poésie avec la progression méthodique des idées et la marche régulière de la raison.

L’épître didactique ou philosophique demande encore beaucoup de concision et de rapidité dans le style, un ton vif et animé, une tournure piquante, une peinture vive des mœurs et des caractères, afin de frapper l’imagination et de tenir l’attention éveillée.

285. Quels ornements admet l’épître philosophique ?

Les peintures vives des grandes passions, les descriptions brillantes et pleines de feu, jointes au raisonnement, font un très bel effet dans l’épître philosophique, quand elles sont analogues au sujet. C’est ce qu’on peut voir dans celle de Delille sur l’utilité de la retraite pour les gens de lettres.

286. Que doit faire le poète quand il veut peindre les mœurs et les ridicules ?

Lorsque le poète veut peindre les mœurs et les ridicules, il doit en saisir les traits les plus frappants, et les présenter sous des images peu communes. Il répandra en même temps sur sa critique tout le sel et tout l’enjouement, toute la délicatesse et toutes les grâces qui pourront la rendre non moins agréable qu’instructive. Le cardinal de Bernis, dans son Épître sur les mœurs, après avoir fait un parallèle ingénieux du siècle des Bayard et de celui où il vivait, peint d’une manière très vraie et très intéressante l’inconstance des Français, asservis aux caprices de la mode.

Le poète peut aussi, appréciant les choses en vrai philosophe, prendre on ton grave et sérieux, lancer des traite vifs et piquants contre les défauts et les vices des hommes, et les tracer avec des couleurs mâles et vigoureuses. C’est ce qu’à fait Gresset dans sa Chartreuse :

Pourrais-je, en proie aux soins vulgaires…
………………………… le trône et l’autel.

287. Qu’est-ce que l’héroïde ?

L’héroïde est une épître en grands vers, composée sous le nom d’un héros, d’une héroïne, ou de quelque personnage célèbre des temps héroïques, ou au moins d’une époque déjà éloignée, comme Pénélope, Phèdre, Hermione, Héloïse, etc. Le poète doit, dès les premiers vers, exposer en peu de mots la situation du personnage et les motifs qui le font parler. L’héroïde est susceptible de tous les sentiments qui animent la tragédie. L’amour et la haine, la générosité, la fureur, la fermeté, le désespoir, peuvent s’y trouver tour à tour. Cependant, il semble qu’on ait consacré l’héroïde uniquement à l’amour. C’est resserrer dans les limites trop étroites un genre qui peut s’étendre bien plus loin. Les récits sont déplacés dans ces sortes d’épîtres, à moins qu’ils ne constituent la plus grande partie de l’intérêt, et qu’ils n’offrent des tableaux touchants et pathétiques. Ces poésies de pure invention demandent à être animées par une grande chaleur de sentiment et embellies par une grande richesse d’expression. La frivolité du fond ne peut passer que moyennant la beauté de la forme.

Ovide fut l’inventeur de ce genre de poésie. Il nous met quelquefois sous les yeux les situations les plus touchantes et les plus pathétiques, avec toute la chaleur qu’elles peuvent avoir dans la bouche des personnages intéressés. Cependant ce poète cherche trop à briller par les grâces du bel esprit et le faste des ornements. Nous citerons de lui une lettre de Pénélope à Ulysse. — Colardeau, né en 1732, dans l’Orléanais, mort en 1776, s’est acquis une certaine réputation dans ce genre par son Épître d’Armide à Renaud, et surtout par celle d’Héloïse à Abailard.

288. Qu’est-ce que l’épître familière ?

L’épître familière est celle qui roule sur des sujets peu élevés. Elle doit avoir un air de négligence et de liberté : c’est même ce qui la caractérise. Elle ne souffre point d’ornements étudiés. Une élégante simplicité, une plaisanterie aimable, un badinage léger, de la vivacité, des saillies, des traits d’esprit, mais qui paraissent n’avoir rien coûté : voilà ce qui doit en faire le plus bel agrément. L’épître familière admet le récit des faits les plus ordinaires, les plus petits détails, la description des objets les plus communs, pourvu que tout y soit exprimé avec grâce, comme dans la lettre d’Horace à Mécène, I, 7. Boileau, dans sa vie Épître, oppose avec un charme enchanteur les plaisirs de la campagne à la vie inquiète et agitée qu’on mène à la ville. De même, Voltaire a admirablement peint et loué le militaire français dans une lettre bien connue, qu’il écrivit du camp de Philipsbourg.

289. Qu’entend-on par épître mixte et par épître dédicatoire ?

L’épître familière est quelquefois mêlée de prose, et on loi donne alors le nom d’épître mixte. Cette sorte d’épître rentre dans le genre épistolaire, et doit en suivre toutes les règles. On peut cependant y mettre plus de finesse, de délicatesse ou d’agrément ; mais il faut en exclure toute fiction sérieuse, toute peinture magnifique, toute idée ou tout sentiment trop relevé. Il n’est pas facile de réussir dans cette espèce de composition, parce qu’il faut une grande flexibilité de ton pour passer sans effort, dans le même sujet, des vers à la prose et de la prose aux vers.

L’épître dédicatoire est une lettre eu vers qui contient la dédicace d’un livre, c’est-à-dire par laquelle on fait hommage d’un ouvrage à quelqu’un.

290. Quels sont les principaux poètes épistolaires ?

Nous n’avons point d’épîtres des Grecs : nous ne savons même pas si ce genre était cultivé chez eux.

Chez les Latins, nous mentionnerons Horace, qui nous a laissé des épîtres philosophiques remarquables.

En France, nous avons on certain nombre de poètes épistolaires : nous citerons Christine de Pisan, Marot, Voiture, Boileau, Voltaire, J.-B. Rousseau, Gresset, Bernis, Lebrun et Bonnard.

Article V.

De la fable ou apologue

291. Qu’est-ce que la fable ou apologue ?

La fable ou apologue, de ἀπολέγειν, déduire (un sens moral), est le récit d’une action attribuée à des personnages quelconques, hommes, animaux, êtres inanimés, d’où résulte pour les mœurs une instruction utile nommée moralité. Elle a pour objet de nous instruire d’une manière agréable et détournée. Aussi La Fontaine a-t-il dit :

Les fables ne sont point ce qu’elles semblent être :
Le plus simple animal nous y tient lieu de maître.
Une morale nue apporte de l’ennui :
Le conte fait passer le précepte avec lui.
En ces sortes de feinte, Il faut instruire et plaire ;
Et conter pour conter me semble peu d’affaire.

292. Combien distingue-t-on de sortes de fables ?

On distingue trois sortes de fables : les unes que l’on appelle raisonnables, parce qu’on n’y introduit pour acteurs que des dieux ou des hommes, comme la Vieille et les deux Servantes ; d’autres que l’on nomme morales, dont les personnages n’ont que par emprunt les mœurs des hommes, comme le Loup et l’Agneau, le Chêne et le Roseau ; enfin, des fables mixtes, où avec les dieux et les hommes, on fait agir ou converser les animaux on des êtres sans vie, comme le petit Poisson et le Pêcheur.

En général, les fables où il n’y a pas de personnages humains sont plus agréables que celles où il y en a. Le genre de l’apologue doit tirer des animaux plutôt que des hommes les leçons qu’il veut adresser aux hommes.

Dans cet article, nous traiterons successivement des qualités de l’action et du récit, des qualités de la moralité, et des qualités du style.

§ Ier. — Des qualités de l’action et du récit.

293. Quelles doivent être les qualités de l’action dans l’apologue ?

Les qualités de l’action dans la fable sont l’unité, la justesse, la vraisemblance, l’intégrité, la naïveté, et le caractère allégorique.

294. Qu’entendez-vous par l’unité d’action ?

L’action est une lorsque toutes les parties, tous les détails vont aboutir à un point unique, la moralité de la fable. Il faut éviter soigneusement que l’action soit double ; car, s’il y avait deux actions pour prouver la même vérité, l’une des deux serait inutile, et, si chacune d’elles avait sa morale, il y aurait deux fables au lieu d’une. Les fables : le Loup et le Chasseur, l’Alouette et les deux pigeons, de La Fontaine, pèchent contre cette règle.

295. Qu’entendez-vous quand vous dites que l’action doit être juste ?

L’action doit être juste, c’est-à-dire signifier directement et avec précision la vérité que l’on se propose d’enseigner. Ainsi la justesse demande que la moralité se déduise naturellement du récit. C’est même là le principal mérite de ce genre de composition. La fable, en effet, n’est pas un récit destiné seulement à plaire ; c’est surtout une forme d’instruction et de critique, une narration qui doit signifier clairement la vérité que l’on veut enseigner, un miroir qui n’a de valeur qu’autant qu’il représente fidèlement les objets. En effet, dit Lamotte, la vérité doit naître de la fable. Ce fabuliste a manqué de justesse dans sa fable intitulée les deux Moineaux, parce que deux oiseaux encagés par force ne représentent pas exactement deux époux qui se sont unis par un consentement réciproque.

296. L’action doit-elle être vraisemblable et naturelle ?

L’action dans la fable doit être vrai semblable et naturelle, c’est-à-dire qu’il faut que les personnages parlent et agissent Selon leur caractère vrai ou supposé, qu’ils soient toujours peints d’après les instincts divers et les inclinations que nous leur connaissons. La Fontaine, en associant la génisse, la chèvre, la brebis et le lion, a manqué à la vraisemblance, parce que la société de pareils animaux est impossible. On comprend aisément que ce serait pécher contre la vraisemblance que d’attribuer la douceur au tigre, la cruauté à l’agneau, la faiblesse et la timidité au lion et au léopard ; de peindre le lièvre fier et courageux, le renard simple et stupide, le singe maladroit, etc.

297. Quand l’action est-elle entière ?

Pour que l’action soit entière, il faut quelle ait une étendue suffisante pour qu’on puisse distinguer sans peine un commencement, un milieu et une fin. Le commencement présente l’entreprise, les causes qui déterminent l’action, c’est l’exposition ; le milieu montre l’effort nécessaire pour achever l’entreprise, les obstacles qu’il faut vaincre pour arriver à son accomplissement, c’est le nœud ; la fin montre la cessation de ces difficultés et de ces obstacles, c’est le dénoûment.

298. En quoi consiste la naïveté nécessaire à la fable ?

Ce qui répand le plus de charme et d’intérêt sur l’apologue, c’est la naïveté, ce caractère dominant du génie de La Fontaine. Or, la naïveté consiste à faire croire que l’on parle sans réflexion, lorsque souvent on a réfléchi longtemps avant d’écrire, et sans que rien paraisse venir de l’art, lorsque souvent tout vient de l’art. Ce sera, dans les pensées, un degré de vérité si frappant et si sensible, que nous demeurions presque persuadés que le fabuliste a vu de ses propres yeux et qu’il croit voir encore l’action qui nous est racontée, et qu’il a entendu de ses propres oreilles et croit entendre les discours et les paroles qu’il rapporte. En voici un exemple tiré de la fable : le Savetier et le Financier ; en lisant ce passage, on serait tenté de croire que le poète était présent à l’entretien :

En son hôtel il fait venir
Le chanteur et lui dit…
……… toujours son prône.

Cette naïveté de l’apologue ne permet pas de mettre sur la scène des êtres métaphysiques, et d’y représenter, comme l’a fait Lamotte, Don Jugement, Dame Mémoire, Demoiselle Imagination. Ces personnages sentent la finesse et l’affectation : ils sont de l’homme d’esprit et non de l’homme naïf.

299. L’action de ta fable est-elle allégorique ?

L’action de l’apologue est allégorique, puisqu’elle couvre une maxime ou une vérité utile et ingénieusement déguisée, qu’on nomme moralité. D’où il résulte que chaque fable est un miroir où nous voyons la justice et l’injustice de notre conduite dans celle des animaux. Le loup et l’agneau sont deux personnages, dont l’un représente l’homme puissant et injuste, l’autre, l’homme innocent et faible : celui-ci, après d’injustes traitements, est enfin victime du premier. On reconnaît l’homme dans l’action des animaux.

300. Quels sont les effets de l’allégorie dans l’apologue ?

Lamotte a observé que le succès constant et universel de la fable venait de ce que l’allégorie y ménageait et flattait l’amour-propre : rien n’est plus vrai. Mais cet art de ménager et de flatter l’amour-propre au lieu de le blesser, n’est autre chose que l’éloquence naïve, l’éloquence d’Ésope chez les anciens, et de La Fontaine chez les modernes. Il s’agit de ménager la répugnance que chacun sent à être corrigé par un égal. Pour cela, il faut que le poète qui veut nous instruire cherche à nous persuader, par une illusion passagère, qu’il est, non pas au-dessus de nous, mais, au contraire, si fort au-dessous, qu’on ne daigne pas même se piquer d’émulation à son égard, et qu’on reçoive les vérités qui semblent lui échapper, comme autant de traits de naïveté sans conséquence. C’est là ce qui fait le prestige de la fable, car tout ce qui concourt à nous persuader la simplicité et la crédulité du poète, rend la fable plus intéressante ; tandis que tout ce qui est de nature à nous faire douter de la bonne foi de son récit, en affaiblit l’intérêt.

301. Quelles sont les qualités du récit dans la fable ?

Les qualités du récit dans l’apologue sont celles de la narration en général et principalement la brièveté et la clarté. La brièveté consiste à ne point prendre les choses de trop loin, à ne s’attacher qu’aux circonstances nécessaires, à ne rien dire d’inutile, d’étranger à l’action, et à finir où l’on doit finir. Il y a néanmoins des occasions où les petits détails font bon effet, comme lorsque La Fontaine peint les tentatives des rats qui, après plusieurs alarmes, commencent à sortir :

Mettent le nez à l’air, montrent un peu la tête,
        Puis rentrent dans leurs nids à rats ;
        Puis, ressortant, font quatre pas,
        Puis enfin se mettent en quête.
        Mais voici bien une autre fête :
        Le pendu ressuscite……

Toutes ces petites circonstances sont bien placées, parce qu’elles semblent presque endormir et amuser le lecteur, en lui faisant observer les mouvements de la gent trotte-menu, pour le réveiller subitement par la chute du pendu qui revient à la vie.

Le récit sera clair si on place chaque chose en son lieu, en son temps ; si on met de l’ordre dans les idées et dans les expressions ; si on n’emploie que des termes et des tours justes, naïfs, sans équivoque et sans ambiguïté.

§ II — Des qualités de la moralité

302. Qu’est-ce que la moralité ?

La moralité ou vérité morale, qui résulte du récit allégorique de l’apologue, est une maxime générale, plus ou moins piquante, et ordinairement exprimée d’une manière vive et précise, propre à la graver dans la mémoire ;

Rien n’est si dangereux qu’un ignorant ami :
    Mieux vaudrait un sage ennemi.
Il ne faut point juger des gens sur l’apparence.
Aucun chemin de fleurs ne conduit à la gloire.

303. Où faut-il placer la moralité ?

Phèdre et La Fontaine placent indifféremment la moralité tantôt avant, tantôt après le récit, selon que le goût l’exige ou le permet. L’avantage est à peu près égal pour l’esprit du lecteur, qui n’est pas moins exercé dans un cas que dans l’autre. Lorsqu’elle est placée au commencement de la fable, le lecteur a le plaisir, en suivant le fil de la narration, de juger si chaque trait se rapporte exactement à la vérité énoncée. Lorsqu’elle est placée à la fin, ce qui arrive le plus souvent, il goûte le plaisir de la suspension. Souvent elle sied très bien dans la bouche d’un des acteurs. Ainsi le renard dit au corbeau :

    Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l’écoute.

Et le savetier au financier :

Rendez-moi mes chansons et mon somme,
Et reprenez vos cent écus.

Quelquefois on se dispense de l’exprimer ; c’est lorsqu’elle est facile à déduire, comme dans la Cigale et la Fourmi, le Chêne et le Roseau, etc.

Assez rarement elle est développée.

304. Quelles sont les qualités de la moralité ?

Outre que la moralité doit naître naturellement et sans effort du corps de la fable, puisque c’est pour elle que la fable est faite, il faut encore qu’elle soit claire, courte, intéressante, et surtout vraie et par conséquent utile.

Elle doit être claire et courte, c’est-à-dire exprimée en peu de mots et sans la moindre équivoque ; intéressante, par conséquent pas trop vague, et, s’il se peut, ayant un air de nouveauté et d’actualité : d’où il suit qu’une moralité ayant ces qualités n’admettra point de termes trop métaphoriques, point de périodes, point de vérités triviales, comme serait celle-ci : qu’il faut ménager sa santé. Enfin, la moralité doit être vraie et utile, car la vérité doit naître de la fable, et, suivant Phèdre, le but que l’on se propose dans ces sortes d’ouvrages, c’est de corriger les défauts des mortels et de donner un nouvel élan aux hommes diligents. La moralité est donc ordinairement une leçon de mœurs, quoique la fable puisse être simplement didactique.

§ III — Du style et des ornements

305. Quel doit être le style de la fable ?

La fable, admettant une grande diversité d’actions et d’acteurs, doit nécessairement offrir des nuances très variées de style. Ordinairement le style doit être simple, familier, riant, gracieux, naturel et naïf. Quelquefois, quand le sujet et les personnages le demandent, il admet la richesse, la force et les images pittoresques, et s’élève même jusqu’au sublime, comme dans le Chêne et le Roseau, le Statuaire et la Statue de Jupiter, le Lion et le Moucheron. Même dans les sujets les plus ordinaires, il est bon de laisser deviner une pensée fine, et de relever le style par des traits piquants et des allusions heureuses. Le génie de l’apologue, dit M. Nisard, c’est l’imagination et une extrême finesse sous une extrême naïveté.

306. En quoi consiste la simplicité du style dans la fable ?

La simplicité consiste à rendre en peu de mots, et avec les termes ordinaires, la pensée que l’on veut exprimer : rien ne nuit tant à la fable que l’appareil et l’air composé. Il y a cependant des fables où La Fontaine prend l’essor ; mais cela n’arrive que lorsque les personnages ont de la grandeur et de la noblesse : d’ailleurs cette élévation ne détruit point la simplicité, qui s’accorde très bien avec la dignité.

307. Qu’est-ce que le style familier dans l’apologue ?

Le style familier de l’apologue doit être un choix de ce qu’il y a de plus fin et de plus délicat dans le langage des conversations. La Fontaine peut servir de modèle en ce genre. Les expressions populaires et proverbiales passent difficilement sans être rajeunies, ou très énergiques. Ainsi Lamotte, pour avoir l’air naturel, tombe dans le style trop familier ou plutôt dans le style bas, quand il parle du couple en cage qui ne s’aime plus si fort, du lynx qui, attendant le gibier, prépare ses dents à l’ouvrage, de Morphée qui fait litière de pavots, etc.

308. Qu’est-ce que le style riant dans la fable ?

Le riant est caractérisé par son opposition au triste, au sérieux. Les sources du riant, dans la fable, sont :

1° De transporter aux animaux des dénominations et des qualités qui ne se donnent qu’aux hommes : Certain renard gascon ; une Hélène au beau plumage ; Sa Majesté fourrée ; un citoyen du Mans, chapon de son métier ; Monsieur du Corbeau ;

2° De comparer de petites choses à ce qu’il y a de plus grand ; de mesurer les grands intérêts par les petits :

Deux coqs vivaient eu paix : une poule survint,
        Et voilà la guerre allumée.
        Amour, tu perdis Troie !

3° D’employer des circonlocutions qui font image. Ainsi La Fontaine dit en parlant d’un sanglier dur à tuer :

… La Parque et ses ciseaux
Avec peine y mordaient.

309. En quoi consiste le gracieux et où se place-t-il ?

Nous avons défini le gracieux en parlant de la pastorale. Rappelons seulement qu’on le place ordinairement dans les descriptions que l’on jette de temps en temps dans les récits. Ainsi, dans la fable du Loup devenu berger :

Il s’habille en berger, endosse un hoqueton,
    Fait sa boulette d’un bâton,
    Sans oublier la cornemuse ;
Pour pousser jusqu’au bout la ruse,
Il aurait volontiers écrit sur son chapeau :
C’est moi qui suis Guillot, berger de ce troupeau.

Telle est aussi la description de l’heure de l’affût dans la fable des Lapins.

310. Qu’est-ce que le naturel dans le style de l’apologue ?

Le naturel est opposé au recherché, au forcé. On le sent mieux qu’on ne le définit. Nous en avons un par· fait exemple dans la fable de la Laitière :

Il m’est, disait-elle, facile
D’élever des poulets autour de…
… adieu veau, vache, cochon, couvée.

311. En quoi consiste la naïveté du style ?

Ici encore nous renvoyons à la pastorale. Qu’il nous suffise de dire que personne ne le dispute à La Fontaine dans cette partie de la fable : il était né avec ce goût, et il l’avait perfectionné par la lecture de nos vieux auteurs français, dont la naïveté est admirable.

Pour atteindre cette naïveté du style, ainsi que celle des pensées, le poète n’a besoin, dans l’apologue, non plus que dans les autres genres, que de la magie de l’enthousiasme, qui lui peint vivement les objets, et lui fournit les couleurs pour les rendre. La Fontaine avait l’un et l’autre : il savait voir ; il savait peindre, et en même temps prêter à ses acteurs toutes les grâces dont ils avaient besoin. On peut citer, entre autres exemples de naïveté, le Savetier et le Financier, la Laitière et le Pot au lait, et le début de la fable, les Femmes et le Secret :

Rien ne pèse tant qu’un secret :
Le porter loin est difficile aux dames,
Et je sais même sur ce fait
Bon nombre d’hommes qui sont femmes.

312. Quels sont les ornements qui conviennent au récit dans l’apologue ?

Outre les qualités dont nous avons déjà parlé, le récit dans l’apologue doit encore, s’il veut plaire, être revêtu des ornements qui lui conviennent. Or, ces ornements consistent dans les images et les descriptions, dans les pensées, dans les allusions, dans les tours et dans les expressions.

313. Citez des exemples d’images et de descriptions employées comme ornements dam la fable.

Les images se trouvent quelquefois dans un seul mot :

Un mort s’en allait tristement
La dame au nez pointu

Quand elles sont plus étendues, on les nomme descriptions. On décrit tantôt les mœurs :

        Un vieux renard, mais des plus fins,
Grand croqueur de poulets, grand mangeur de lapins,
        Sentant son renard d’une lieue.

Tantôt le corps :

— Demoiselle belette au corps long et fluet…

Tantôt les lieux :

Le lapin à l’aurore allait faire sa cour
    Parmi le thym et la rosée.

Tantôt le caractère :

Un second Rodilard, l’Alexandre des chats,
L’Attila, le fléau des rats,
Chat exterminateur,
Vrai Cerbère.

Tantôt les attitudes :

Un pauvre bûcheron, tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans,
Gémissant et courbé, marchait à pas pesons.

314.Citez quelques exemples de pensées qui relèvent le récit.

Nous ne parlons ici que des pensées qui ont quelque chose de remarquable, et qui sortent ainsi du rang ordinaire. Elles se distinguent tantôt par la solidité :

    Dieu prodigue ses biens
A ceux qui font vœu d’être siens.

Et ailleurs, en parlant d’un philosophe :

Il connaît l’univers et ne se connaît pas.
Le sage est ménager du temps et des paroles.

Ailleurs encore :

L’avarice perd tout, en voulant tout gagner.

Tantôt par la singularité :

Un lièvre en son gîte songeait :
Car que faire en un gîte, à moins que l’on ne songe ?

315. Comment les allusions servent-elles au récit ?

Les allusions embellissent le récit lorsqu’on rapporte quelques traits qui figurent sérieusement ou d’une manière grotesque avec ce qui est raconté. Ainsi les canards, parlant à la tortue, lui disent :

        Voyez-vous ce large chemin ?
Nous vous voiturerons, par l’air, en Amérique.
    Vous verrez mainte république,
Maint royaume, maint peuple, et vous profiterez
Des différentes mœurs que vous remarquerez :
Ulysse en fit autant. — On ne s’attendait guère
    A voir Ulysse en cette affaire.

216. Les tours peuvent-ils embellir le récit ?

Pour orner le récit, les tours doivent être vifs et piquants ; quelquefois même ils sont sublimes :

Un bloc de marbre était si beau,
Qu’un statuaire en fît l’emplette.
Qu’en fera, dit-il, mon ciseau ?
Sera-t-il Dieu, table ou cuvette ?
Il sera Dieu : même je veux
Qu’il ait en sa main un tonnerre.
Tremblez, humains, faites des vœux :
Voici le maître de la terre.

317. L’apologue peut-il être relevé par les expressions ?

L’apologue sera relevé par les expressions, lorsqu’elles seront hardies : Ne coupez point ces arbres, disait le philosophe scythe,

Ils iront assez tôt border le noir rivage,

pour dire qu’ils périront assez vite.

Ou lorsqu’elles seront riches :

Le moindre vent qui d’aventure
Fait rider la face de l’eau.

Ou brillantes, comme lorsque La Fontaine appelle l’arc-en-ciel l’écharpe d’Iris.

Ou enfin lorsqu’elles seront fortes :

Un renard qui cajole un corbeau sur sa voix.

318. Quel doit être le dialogue dans la fable ?

Si on fait parler les personnages, le dialogue sera vif, pressé et toujours coupé à propos. Tels sont les dialogues de La Fontaine. On peut citer pomme exemple celui qui se trouve dans la fable : Le Loup et le Chien.

319. Quel est le langage ordinaire de l’apologue ?

Quoique la fable ne rejette pas absolument la prose, cependant, comme le prouve l’exemple de presque tous les fabulistes, son langage ordinaire est le langage poétique. Quant au rythme, elle choisit de préférence le vers iambique en latin, et le vers libre en français. La Fontaine en a très bien tiré parti.

320. Quelle est l’origine de l’apologue ?

L’origine de l’apologue remonte jusqu’à l’antiquité la plus reculée. Nous voyons dans les Livres Saints qu’il fut en honneur chez les Hébreux, et, par conséquent, chez les peuples orientaux, plus de douze cents ans avant notre ère. Le plus ancien que nous connaissions est celui qu’on trouve au livre des Juges (ix, 8, 15), où les arbres veulent élire un roi. Plus tard, Ménénius Agrippa se servit de la fable des Membres et de l’Estomac pour apaiser le peuple romain qui s’était mutiné et retiré sur le mont Sacré ; et, dans le même temps, le prophète Nathan employa l’admirable parabole du Riche et du Pauvre pour convaincre David de son crime et le forcer à prononcer lui-même sa propre condamnation. Celui qui passe pour avoir été l’inventeur de la fable chez les Grecs est Hésiode, né à Cumes, en Éolie, province de l’Asie-Mineure, mais élevé à Ascrée, en Béotie, et qui florissait l’an 944 avant J.-C. On attribue à Stésichore, poète lyrique, grec, né en Sicile, dans le vie  siècle avant l’ère chrétienne, l’apologue de l’Homme et du Cheval que Phèdre a imité, Après ces auteurs, nous citerons comme ayant excellé dans la fable, Ésope et Babrius chez les Grecs, Phèdre à Rome, et chez nous, La Fontaine, Lamotte, Florian, Aubert, Bailly, etc.

Article VI.

Du conte

321. Qu’est-ce que le conte ?

Le conte est le récit d’une action fabuleuse, d’aventures imaginaires et merveilleuses, ou l’exposé d’un événement plaisant vrai ou supposé, dont le modèle est pris dans la vie commune, et que l’on fait dans le but d’amuser et en même temps d’instruire. Le conte est écrit en prose ou en vers : nous n’avons à parler ici que du conte en vers.

322. Quel doit être le caractère du conte ?

Le caractère du fabuliste est la naïveté, parce qu’il raconte des choses dont le merveilleux exige toute la crédulité d’un homme simple ou plutôt d’un enfant, comme nous l’avons vu en parlant de la fable. Le sujet du conte ne suppose pas la même simplicité de caractère ; le conte est donc plus susceptible que l’apologue des apparences du badinage, de la finesse et de la malice. Son style ordinairement aisé, simple et facile, saura trouver de la grâce et de l’éclat, lorsque le sujet le demandera.

323. Quelles doivent être dans le conte l’unité et la vraisemblance ?

L’unité n’est pas aussi sévèrement prescrite pour le conte que pour les autres compositions poétiques, comme la tragédie, la comédie, l’épopée, la fable, etc. Mais un récit qui ne serait qu’un enchaînement d’aventures, sans une tendance commune qui les réunit en un point, serait un roman et non pas un conte. Quant à la vraisemblance, le conte, qui aime à vivre de fictions et de mensonges, est plus hardi que l’épopée, dont il est un diminutif, et franchit, quand il le veut, les bornes du possible et du vraisemblable.

324. Le conte doit-il avoir un but moral ?

Le conte doit avoir un but instructif et moral, et c’est à cette condition qu’il fait partie du genre didactique. Il doit, de toute nécessité, être amusant et agréable ; mais il faut aussi qu’il soit utile ; il n’est parfait qu’autant qu’il est à la fois plaisant et moral ; il s’avilit s’il est obscène. C’est le défaut de presque tous nos contes en vers.

Article VII.

De la métamorphose

325. Qu’est-ce que la métamorphose ?

La métamorphose (μετὰ, qui indique le changement, et μορφὴ, forme), est une espèce de fable où l’on raconte le changement, la transformation d’un homme en bête, en pierre, en arbre, en fleur, en fontaine, etc. Les hommes seuls, par conséquent, y sont admis, et le sujet ne peut être tiré que de la mythologie.

326. La métamorphose doit-elle avoir un but moral ?

Comme dans tous les genres de poésie on doit avoir en vue l’utilité, et, comme d’un autre côté, la métamorphose est rangée dans la poésie didactique, elle doit nécessairement avoir un but moral et sérieux. On ne doit donc choisir que des sujets dans lesquels le changement de forme soit la punition du crime ou la récompense de la vertu, tels que Philémon et Baucis, et les Filles de Minée, sujets tirés d’Ovide, et que La Fontaine a si bien traduits et embellis.

327. Quel doit être le style de la métamorphose ?

Dans cette espèce de poème, on peut employer, selon la nature des sujets, les figures hardies, les descriptions brillantes, le style noble et sublime, comme aussi la simplicité de l’apologue. Ovide excelle dans la manière de diversifier ses tableaux et son langage : rien n’égale sa flexibilité d’imagination et de style pour prendre successivement tons les tons, suivant le genre du sujet ; rien n’est agréable comme l’étonnante variété de ses couleurs toujours adaptées à des tableaux toujours divers, tantôt nobles et imposants jusqu’à la sublimité, tantôt simples jusqu’à la familiarité ; les uns horribles, les autres tendres ; ceux-ci effrayants, ceux-là gais, riants et doux.