(1881) Cours complet de littérature. Poétique (3e éd.) « Poétique — Première partie. De la poésie en général — Chapitre III. De la forme extérieure de la poésie » pp. 22-70
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(1881) Cours complet de littérature. Poétique (3e éd.) « Poétique — Première partie. De la poésie en général — Chapitre III. De la forme extérieure de la poésie » pp. 22-70

Chapitre III.

De la forme extérieure de la poésie

27. Que comprend la forme de la poésie ?

Nous avons vu quels sont les caractères essentiels de la poésie ; nous avons ensuite recherché quelles sont les qualités indispensables au poète ; pour compléter ce que nous avons à dire sur la poésie en général, nous allons parler de la forme de la poésie. Or, cette partie de la poétique comprend deux choses : la langue ou le style poétique, et la versification. De là, deux articles.

Article premier.

de la langue poétique

28. La poésie a-t-elle un caractère particulier ?

La poésie a un langage qui lui est propre, et qui est très différent du langage ordinaire. Comme les poètes, dans leurs ouvrages, se proposent principalement de plaire, de toucher, d’élever l’âme et de lui inspirer de grands sentiments, on leur permet des pensées plus nobles et plus hardies, des expressions plus magnifiques et plus animées, des tours plus nombreux et plus variés, des métaphores plus riches et plus brillantes, des figures plus vives et plus pompeuses, une harmonie plus agréable et plus séduisante, des épithètes plus libres et plus éclatantes. Ce sont là comme les couleurs dont la poésie, qui est une peinture parlante, se sert pour peindre plus vivement les images des choses dont elle parle. Il va sans dire que ces couleurs varieront selon les sujets, et que le monarque et le héros n’auront ni le même ton, mi le même langage que le simple citoyen et le berger.

29. En quoi consiste la poésie du style ?

Si la poésie des choses consiste dans la création et la disposition des objets, la poésie du style, ainsi appelée par opposition à la première, consiste dans les pensées, les expressions, les tours, les figures, les périphrases, l’harmonie et les épithètes. Sans doute, tout cela se trouve dans la prose ; mais, comme dans les beaux-arts, il s’agit non seulement de rendre la nature, mais de la rendre avec tous ses agréments et ses charmes possibles, la poésie, pour arriver à sa fin, a dû ajouter au style de la prose un nouveau degré de perfection. C’est pour cette raison que les pensées, les mots, les tours, les figures ont, dans la poésie, un degré de hardiesse, de liberté, qui paraîtrait excessif dans la prose. Ainsi donc, pour être véritablement poète, il ne suffit pas d’inventer, c’est-à-dire de trouver les objets qui existent et qui peuvent exister et de présenter des actions, des images, des sentiments réels, possibles et vraisemblables ; il faut encore rendre ces objets aussi sensibles à l’esprit et au cœur, que l’est aux yeux du corps un objet représenté sur la toile. Ce que la peinture fait par les couleurs, la poésie le fait par l’expression. Aussi emploie-t-elle un langage extraordinaire, qu’on a appelé le langage des dieux, et donne-t-elle à tous les objets qu’elle offre à nos regards l’empreinte d’une imagination brûlante, d’un génie de feu, mais toujours dirigé par le goût.

30. Montrez que la poésie s’attache au choix des pensées.

La poésie dédaigne toute pensée triviale on rabaissée par un usage trop fréquent et trop vulgaire ; elle veut que, dans la comédie même, et jusque dans les rôles de valets, qui sont chez elle le genre le moins élevé, il y ait un certain choix d’idées qui réveille le goût, et qui annonce un certain tour d’esprit agréable et piquant. Comme, dans les genres élevés, les acteurs qui parlent ont des idées et des connaissances supérieures à celles du vulgaire, l’élévation, la force, la grandeur, la finesse, la richesse des pensées doivent y régner : tout y doit être or et pourpre. Mais c’est surtout dans l’épopée et dans l’ode que les pensées doivent prendre un caractère de hardiesse qu’elles n’ont nulle part ailleurs ; tout y est image, tout y est animé. C’est l’Aurore, fille du matin, qui ouvre les portes de l’Orient avec ses doigts de roses ; ce sont les Zéphyrs qui folâtrent dans les prairies émaillées de fleurs. Ce n’est point un repas, c’est une fête.

31. Le poète doit-il choisir les expressions ?

Le poète n’est pas moins occupé de choisir ses expressions que ses pensées. Il veut que, outre la propriété et la justesse, qui sont plutôt un défaut évité qu’une beauté acquise, il y ait dans ses œuvres un certain nombre de mots qui frappent et qui piquent l’attention de l’auditeur. Il fait en sorte que les expressions soient toujours nobles, riches, naïves, douces, gracieuses, agréables, selon la diversité des sujets, et qu’elles n’aient jamais rien de commun ni de trivial. Il préfère surtout les expressions pittoresques qui font image, et s’attache à tout ce qui est extraordinaire par la richesse, la hardiesse, la force ou la nouveauté. Par conséquent, les mots ignobles et bas doivent être rejetés, à moins que le génie du poète ne les rende dignes de la haute poésie.

32. N’y a-t-il pas des expressions plus spécialement affectées à la poésie ?

Il y a, dans notre langue, un grand nombre de mots plus particulièrement affectés à la poésie. Tels sont :

Humains, mortels, pour Hommes.
Forfaits Crimes.
Coursier Cheval.
Glaive, fer Épée.
Ondes Eaux.
Antique Ancien.
Jadis Autrefois.
Soudain Aussitôt.
Labeur Travail.
Cité Ville.
Nautonnier Matelot.
L’Éternel, le Tout-Puissant Dieu.
Flanc Côté.
Borée, aquilon Vent violent.
Zéphyr Vent frais.
Nef Vaisseau.
Naguère Il n’y a pas longtemps.
Lustre Espace de cinq ans.

Ces expressions, et plusieurs autres, ne sont employées, en dehors de la poésie, que dans la prose soutenue et dans le discours vraiment oratoire. C’est ainsi que Bossuet a dit, dans une oraison funèbre : Glaive du Seigneur, quel coup venez-vous de frapper ?

33. Quelles sont les figures dont l’usage est le plus fréquent en poésie ?

Les figures que l’on retrouve le plus souvent dans la poésie, à cause de l’éclat qu’elles lui donnent, sont l’hyperbole, la métaphore, la prosopopée, la similitude, la comparaison. Il est facile de comprendre pourquoi les figures sont plus nombreuses et plus hardies dans la poésie que dans la prose : on sait, en effet, que sous l’influence d’une émotion forte, les objets ne paraissent pas tels qu’ils sont, mais tels que la passion les représente ; on les grossit, on les exagère, on veut intéresser les autres à l’objet de sa passion ; on compare les plus petites choses aux plus grandes, on parle aux absents comme s’ils étaient présents, on s’adresse même aux choses inanimées : ces divers mouvements de l’âme suggèrent ces tours hardis que nous appelons figures.

En voici quelques exemples :

Cependant sur le dos de la plaine liquide
S’élève à gros bouillons une montagne humide…
Le flot qui l’apporta recule épouvanté.
Rome entière noyée au sang de ses enfants.

34. Les périphrases sont-elles usitées dans la poésie ?

Les périphrases sont d’un usage très fréquent chez les poètes, qui les emploient pour étendre, orner, ennoblir une idée simple et souvent commune. C’est ainsi que Boileau s’est servi d’un tour très noble et très harmonieux pour dire qu’il avait cinquante-huit ans accomplis :

Mais aujourd’hui qu’enfin la vieillesse venue,
A jeté sur ma tête avec ses doigts pesans
Onze lustres complets surchargés de trois ans.

Pour dire que l’homme vertueux n’a rien à redouter sur la terre, Racine fait ainsi parler Joab :

Celui qui met un frein à la fureur des flots,
Sait aussi des méchants arrêter les complots.
Soumis avec respect à sa volonté sainte,
Je crains Dieu, cher Abner, et n’ai pas d’autre crainte.

Article II.

De la versification

35. Combien y a-t-il de sortes de langage dans une même langue ?

Il y a deux sortes de langage dans une même langue : l’un qui se nomme prose, et l’autre vers. La prose, du mot latin prosa, dérivé de prorsa ou prorsus, direct, droit, qui va en avant, est le discours qui n’est pas soumis à une mesure régulière ou langage libre ; et le vers, de versus, tourné, qui retourne en arrière, parce que le vers s’arrête pour recommencer les mêmes rythmes, est le langage mesuré ou assujéti aux lois de la versification.

36. En quoi consiste la versification ?

La versification, de versus facere, est l’art, la manière de faire des vers. Elle fait connaître le mécanisme du vers et enseigne les règles de la mesure, des césures, etc. Le goût, en ce qui concerne la versification, est bien différent suivant les langues et les nations. Ce qui est très agréable dans une langue, est quelquefois insipide et de mauvais goût dans une autre. Les belles rimes, par exemple, qui ont un si bon effet dans la poésie moderne, et qui flattent si agréablement l’oreille dans les langues française, italienne, espagnole, allemande, anglaise, sont choquantes dans les vers grecs et dans les vers latins ; et, de même, la mesure des vers grecs et des vers latins , qui dépend de la quantité des syllabes, n’aurait aucune grâce dans la poésie moderne.

37. La versification suffit-elle pour constituer la poésie ?

Il ne faut pas confondre la poésie avec ses formes matérielles. Le vers est une de ces formes, et la plus générale ; mais il n’est pas la seule, il n’appartient pas rigoureusement à l’essence de l’art. Il peut y avoir de la poésie sans un certain mètre symétrique, c’est-à-dire sans vers ou versification. Le Télémaque a le style de la poésie d’un bout à l’autre, et cependant il n’a point de vers. De même il y a des vers sans poésie. On trouve des vers qui ont la rime, l’hémistiche, le nombre des syllabes ou des pieds ; qui ont même certaines figures et certains tours poétiques, et qui cependant n’ont point ce goût, cette saveur que l’on remarque dans ce qui est réellement vers ; on dit : ce vers est prosaïque. Le vulgaire s’imagine, dit Fénelon, que la versification est la poésie : on croit être poète quand on a parlé ou écrit en mesurant les paroles. Bien des gens font des vers sans poésie, et beaucoup d’autres sont pleins de poésie sans faire des vers.

38. En quoi consiste la poésie du vers ?

Pour donner une définition précise de la poésie du vers, nous dirons qu’un vers est poétique ou véritablement vers quand il a un ton, une nuance au-dessus du ton et de la nuance qu’aurait la phrase si elle était en prose ; quand son expression a une élévation, une force, un agrément dans les mots et les tours, qu’on ne trouve point dans le même genre traité en prose ; en un mot, quand il montre le langage ennobli, enrichi, paré, élevé au-dessus de ce qu’il est quand il n’est que de la prose.

39. Combien y a-t-il de sortes de versification ?

Dépendante du génie de chaque langue, de sa constitution logique et prosodique, de son accent propre, la versification offre des différences notables chez les différents peuples. Mais, quelles que soient ces modifications, elle implique toujours un élément harmonique plus ou moins apparent, un choix, une combinaison, un enchaînement de sons expressifs, avec un rythme ou une suite de rythmes analogues à la pensée, au sentiment que la parole exprime. On compte deux espèces principales de versification : la versification rythmique ou syllabique, et la versification métrique. Dans la première, on n’a nul égard à la longueur naturelle ou absolue des syllabes ; on les suppose toutes égales en durée, ou plutôt susceptibles d’une égale vitesse ou d’une égale lenteur. Dans l’autre, on ne considère point le nombre des syllabes, on les mesure au lieu de les compter, et les temps donnés par leur durée décident de l’espace qu’elles peuvent remplir.

40. Peut-on expliquer l’origine de la versification métrique et de la versification rythmique ?

Les nations dont le langage et la prononciation étaient d’un genre musical, fondèrent leur versification principalement sur la quantité des syllabes, c’est-à-dire sur la distinction entre les longues et les brèves. Celles qui ne faisaient pas sentir, à la prononciation, la quantité des syllabes d’une manière aussi distincte, fondèrent la mélodie de leurs vers sur le nombre des syllabes, sur la disposition des accents et des pauses, et très souvent sur le retour de quelques sons correspondants, qui est ce que nous appelons la rime. La première de ces méthodes fut celle des Grecs et des Latins, dont les Grecs furent les modèles ; la seconde est la nôtre, et celle de la plupart des nations modernes.

41. Sous combien de chefs peuvent se ranger les règles de la versification française ?

Nous rangerons sous six chefs principaux tout ce que nous avons à dire sur la versification française. Nous parlerons successivement de la mesure des vers, de la rencontre des voyelles ou de l’hiatus et de l’élision, et du repos, ce qui comprend tout ce qui concerne la structure du vers ; nous traiterons ensuite de la rime, de la disposition des rimes et des vers ; enfin, des licences poétiques. De là, six paragraphes dont les titres sont indiqués par les vers suivants :

Observez dans les vers mesure, élision,
Repos, rime, licence et disposition.

§ Ier. — De la mesure des vers.

42. Qu’est-ce que le vers, et comment le vers français se distingue-t-il de la prose ?

Le vers, en général, est un assemblage de mots mesurés et cadencés selon des règles déterminées. Le vers français est composé d’un certain nombre de syllabes qui finissent par des rimes, c’est-à-dire par un même son à la fin des mots. Nous avons dit précédemment que notre vers est syllabique ou rythmique, c’est-à-dire qu’il compte les syllabes, sans égard à leur quantité et non pas métrique ou basé sur une combinaison de syllabes longues et brèves, comme en grec et en latin. Le vers français se distingue de la prose de trois manières : il a toujours un nombre fixe et régulier de syllabes ; il se termine par la rime ; enfin, il rejette l’hiatus.

43. Combien distingue-t-on d’espèces de vers fiançais ?

Il y a, dans la langue française, dix espèces de vers que l’on distingue d’après le nombre des syllabes qu’ils renferment : ce sont les vers de une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, dix et douze syllabes. L’harmonie ne permet pas d’employer d’autres mesures, par exemple, des vers de neuf, de onze ou de treize syllabes.

44. Quel est le caractère du vers de douze syllabes, et à quoi convient-il ?

Le vers de douze syllabes, appelé aussi vers héroïque, grand vers ou vers alexandrin, a de la noblesse, de la majesté, de la pompe et de l’harmonie. Ce vers nous tient lieu de l’hexamètre, et nous l’employons à sa place dans la haute poésie ; mais quant au nombre des syllabes, il répond au vers asclépiade latin, qui lui a servi de modèle. En effet, un asclépiade est un vers français de la plus parfaite régularité.

Pastor, cum traheret per freta navibus.
Ils sont ensevelis sous la masse pesante.
Gens humana ruit per vetitum nefas.
Au sein tumultueux de la guerre civile.

Ce vers, à cause de son caractère grave et majestueux, convient aux grands poèmes, et à toutes les pièces sérieuses et de longue haleine. On l’emploie sans aucun mélange dans l’épopée, la tragédie, la satire et le poème didactique.

45. Quel est le caractère du vers de dix syllabes ?

Notre vers de dix syllabes répond au vers héroïque italien que les Anglais ont adopté ; avec cette différence, que dans le vers français le repos est constamment après la quatrième syllabe, et que le vers italien s’appuie tantôt sur la quatrième, tantôt sur la sixième ; en sorte qu’il est divisé par son repos en quatre et six, ou en six et quatre. Notre vers de dix syllabes a une marche régulière et nullement fatigante : il coule de source, il est doux sans lenteur, rapide sans cascade, et l’inégalité des deux hémistiches avec le mélange des finales alternativement sonores et muettes, suffit pour le sauver de la monotonie. Il a plus de douceur, de facilité, d’abandon et de grâce que le vers alexandrin, et va bien à la poésie familière et légère, ainsi qu’aux sujets gracieux ou badins. On l’emploie d’ordinaire dans les ballades, les rondeaux, les contes, les poèmes badins, et rarement dans les odes, les élégies, les sonnets, les épigrammes. Gresset s’en est souvent servi avec avantage :

Dans maint auteur de science profonde
J’ai lu qu’on perd à trop courir le monde ;
Très rarement en devient-on meilleur :
Un sort errant ne conduit qu’à l’erreur.
Vert-Vert.

46. Faites connaître le vers de huit syllabes.

Le vers de huit syllabes répond au vers glyconique :

Illi robur et æs triplex,
Audax omnia perpeti.

Ce vers, un des plus anciens de notre langue, a du nombre et de l’impulsion ; il est susceptible de tous les mouvements de la passion et de l’enthousiasme, et possède singulièrement le don d’imposer à l’oreille. Les poètes qui l’ont employé, comme Malherbe, Rousseau et Lefranc de Pompignan, n’ont rien négligé pour le rendre sonore, pompeux, éclatant ; ils en ont formé les plus belles périodes poétiques, les stances les mieux divisées et les mieux arrondies. Ce vers est susceptible de grâce et de douceur, comme de noblesse et d’énergie. On l’emploie ordinairement dans les odes, les épîtres, les épigrammes et autres poésies légères, mais rarement dans les ballades et les sonnets.

D’une brillante et triste vie,
Rousseau quitte aujourd’hui les fers,
Et, loin du ciel de sa patrie,
La mort termine ses revers.

47. Qu’avez-vous à dire sur le vers de sept syllabes ?

Le vers de sept syllabes, qui semble avoir pris pour modèle le vers anacréontique,

Ἀνακρέων μʹ ἔπεμψε…

a de la vitesse et de la légèreté ; la gaieté surtout en forme le caractère.

Quoique moins harmonieux que celui de huit, on l’emploie de la même manière. Ainsi, il sert à composer de fort belles odes, des sonnets, et plus ordinairement des épîtres, des contes et des épigrammes.

J’ai vu mes tristes journées
Décliner vers leur penchant.
Au midi de mes années
Je touchais à mon couchant.
Le serpent rongeait la lime ;
Elle disait cependant :
Quelle fureur vous anime,
Vous qui passez pour prudent ?

48. Comment emploie-t-on les vers de six syllabes ?

Les vers de six syllabes étaient autrefois employée à des odes ; mais aujourd’hui, on s’en sert volontiers dans les petites pièces de poésie et dans les chansons :

Cher ami, ta fureur
Contre ton procureur
Injustement s’allume ;
Cesse d’en mal parler ;
Tout ce qui porte plume
Fut créé pour voler.

D’ailleurs, ils s’emploient rarement seuls ; ils sont presque toujours entremêlés avec d’autres de différentes mesures :

Ta justice paraît, de feux étincelante ;
    Et la terre tremblante
    S’arrête à ton aspect.

49. A quoi conviennent les vers de cinq syllabes et au-dessous ?

Les vers de cinq syllabes ont été plusieurs fois employés seuls, et avec succès ; par exemple, par Mme·Deshoulières, dans sa gracieuse idylle :

Dans ces prés fleuris
Qu’arrose la Seine, etc.

et par J.-B. Rousseau, dans sa cantate de Circé :

Sa voix redoutable
Trouble les enfers ; etc.

On peut s’en servir dans les contes, les fables et autres petites pièces, où il s’agit de peindre des choses agréables avec rapidité.

Les vers qui ont moins de cinq syllabes, employés seuls, sont ordinairement monotones et insupportables ; on en pourra juger par l’exemple suivant :

Grand Nevers,
Si les vers
Découlaient,
Jaillissaient
De mon fond,
Comme ils font
De son chef ;
De rechef,
J’aurai jà…
Répondu, etc.

Mais entremêlés avec d’autres plus longs, ils peuvent produire certains effets de style, et quelquefois font même très bien :

        Rompez vos fers,
        Tribus captives ;
        Troupes fugitives,
Repassez les monts et les mers.
Même il m’est arrivé quelquefois de manger
                Le Berger.
C’est promettre beaucoup : mais qu’en sort-il souvent ?
                    Du vent.
Combien j’ai douce souvenance
Du joli lieu de ma naissance !
Ma sœur, qu’ils étaient beaux ces jours
            De France !
O mon pays, sois mes amours
            Toujours.
On voit des commis
        Mis
Comme des princes,
Qui jadis sont venus
        Nus
De leurs provinces.

Les vers qui comptent moins de six syllabes ne s’emploient guère que dans les pièces libres et badines, ou destinées à être mises en musique.

On fait entrer indistinctement les grands et les petits vers dans les ouvrages eu vers libres. La fable admet les petits vers, même ceux de deux ou trois syllabes.

Citez un exemple qui renferme les différentes espèces de vers français.

Voici un exemple où l’on trouve des vers de toutes les mesures :

O mort, viens terminer ma misère cruelle,
S’écriait Charle, accablé par le sort.
La Mort accourt du sombre bord.
C’est bien ici qu’on m’appelle !
Or ça, de par Pluton,
Que demande-t-on ?
Je veux, dit Charle.
Tu veux… parle.
Hé bien !
Rien.

II. — De l’élision et de l’hiatus ou de la rencontre des voyelles.

51. Qu’est-ce que l’élision ?

L’élision, du latin elisio, radical elidere, étouffer, est en général la suppression d’une voyelle finale devant une autre voyelle ou un h non aspiré. Cette suppression, en usage chez les Grecs et les Latins, s’est conservée dans la langue française. Dans notre poésie, l’élision ou retranchement d’une syllabe dans la supputation de celles qui doivent former le vers, n’a lieu que pour l’e muet.

L’e muet peut se trouver dans le corps d’un mot, ou à la fin, suivi ou non de s ou de nt.

52. Quelle est la règle de l’élision lorsque l‘e muet est placé dans le corps d’un mot ?

L’e muet placé dans le corps d’un mot, et précédé d’une voyelle, ne compte pas dans la mesure ; il ne fait qu’allonger la syllabe précédente :

J’essaierai tour à tour la force et la douceur.
Je ne t’envierai pas ce beau titre d’honneur.

Aujourd’hui, on remplace l’e muet par un accent circonflexe. Ainsi, au lieu d’enjouement, gaieté, dévouement, je prierai, il paierait, j’oublierais, on écrit enjoûment, gaîté, dévoûment, il paîrait, je prîrai, j’oublîrais, etc.

L’esprit et la gaîté, la grâce, l’enjoûment
Ornent tout à la fois votre style charmant.
Et ce sont ces plaisirs et ces pleurs que j’envie,
Que tout autre que lui me paîrait de sa vie !

53. Comment s’élide l’e muet quand il se trouve à la fin d’un mot ?

L’e muet placé à la fin d’un mot peut se trouver dans trois circonstances différentes : ou il est seul, ou il est suivi de s ou de nt et précédé d’une consonne, ou bien il est précédé d’une voyelle, et suivi ou non de s ou de nt. Dans le premier cas, il s’élide à la fin du vers, et devant une voyelle ou un h non aspiré ; dans le second, il ne s’élide qu’à la fin du vers, et ailleurs il compte pour une syllabe ; dans le troisième, il ne peut se trouver dans le corps d’un vers qu’au moyen de l’élision, et comme l’élision est impossible dans les mots où l’e muet final est suivi de s ou de nt, ces mots ne peuvent être placés qu’à la fin du vers. Nous allons exposer les règles relatives à ces différents cas.

54. Quelle est la règle de l’élision quand l’e muet se trouve seul à la fin d’un mot ?

L’e muet placé seul à la fin d’un mot s’élide à la fin du vers, et devant une voyelle ou un h non aspiré.

1° L’e muet s’élide lorsqu’il se trouve à la fin d’un vers. Ainsi, dans ce vers de Boileau, l’e muet du dernier mot ne compte pas :

N’offrez rien au lecteur que ce qui peut lui plaire.

2° Placé à la fin d’un mot, l’e muet s’élide dans le corps du vers lorsqu’il est suivi d’un mot commençant par une voyelle ou un h non aspiré.

Elle flotte, elle hésite, en un mot elle est femme.
Nul ne peut être heureux s’il veut vivre en coupable.

Si l’h était aspiré, il n’y aurait pas d’élision. Il en est de même lorsque le mot suivant commence par une consonne :

On peut être héros sans cesser d’être humain.
J’évite d’être long, et je deviens obscur.

55. Quelle est la règle lorsque l’e muet est suivi de s ou de nt, et précédé d’une consonne ?

Lorsque l’e muet, précédé d’une consonne, est suivi de s comme dans provinces, hommes, princes, ou de nt comme dans foulent, fourmillent, pétillent, il ne s’élide qu’à la fin du vers ; partout ailleurs il compte pour une syllabe :

Cette contagion infecta les provinces,
Du clerc et du bourgeois passa jusques aux princes.
Les hommes après l’or s’empressent et se foulent.
C’est peu qu’en un ouvrage où les fautes fourmillent,
Des traits d’esprit semés de temps en temps pétillent.

56. Que faire lorsque l’e muet, à la fin d’un mot, est précédé d’une voyelle et suivi ou non de s ou de nt ?

1° Les mots qui ont une voyelle avant l’e muet final, comme joie, vue, rosée, vie, roue ; plaie, vraie, etc., ne peuvent s’employer dans le corps d’un vers qu’autant qu’ils sont suivis d’un mot qui commence par une voyelle, avec laquelle l’e muet s’élide. Ainsi, ces vers ne sont pas bons :

La vie des héros doit nous servir d’exemple.
La vue s’étendait sur un coteau fertile.
Aux discours des flatteurs qu’on ne se fie pas.

Mais on dira bien :

Dans son génie étroit, il est toujours captif.
La vie est un fardeau pour l’homme désœuvré.

Ces mots s’emploient bien à la fin d’un vers, parce qu’alors l’e muet s’élide :

Ciel ! à qui voulez-vous désormais que je fie.

2° Les mots dans lesquels l’e muet est précédé d’une voyelle et suivi de e ou de nt, tels que joies, folies, frappées, arrachées, voient, prient, agréent, ne peuvent jamais entrer dans le corps d’un vers ; on ne peut les employer qu’à la fin. Les vers suivants ne valent rien :

Ces femmes ont été punies à propos.
Assassins effrontés ils dénient leurs crimes.
Ils voient en tous lieux des objets enchanteurs.

En voici d’excellents :

… Dans le Capitole elle voit attachées,
Les dépouilles des Juifs par vos mains arrachées.

On fait une exception pour les monosyllabes soient et aient, et pour la troisième personne du pluriel de l’imparfait de l’indicatif et du conditionnel : ils lisaient, ils chanteraient, où la syllabe ent n’est pas une syllabe muette, mais se confond dans la prononciation avec ai.

Il en est de même du présent de l’indicatif des verbes en enir, il tient, il vient, etc. Ces sortes de mots peuvent entrer dans le corps d’un vers :

Faites-vous des amis prompts à vous censurer ;
Qu’ils soient de vos écrits les confidents sincères.
Quatre bœufs attelés, d’un pas tranquille et lent,
Promenaient dans Pans le monarque indolent.

57. Qu’est-ce que l’hiatus ?

L’hiatus, du latin hiatus, fait de hiare, ouvrir la

bouche, est la rencontre, dans le vers, de deux voyelles dont l’une, autre que l’e muet, finit un mot, et dont l’autre commence le mot suivant. Il y a encore hiatus, lorsque le second mot commence par un h non aspiré. Ainsi, on ne peut faire entrer dans un vers les mots suivants : loi évangélique, Dieu immuable, vérité éternelle, vrai honneur, foi assurée, etc. Il y a donc hiatus dans ces vers :

Un sage ami est un rare trésor.
J’ai horreur d’un succès qu’il faut qu’un crime achète.

58. L’hiatus est-il admis dans la poésie française ?

L’hiatus était autrefois permis dans notre poésie. Nos poètes du xvie  siècle, Saint-Gelais, Régnier, Marot, ne prennent aucun soin de l’éviter. Depuis, l’hiatus a été banni des vers par une règle peut-être trop générale et trop sévère. Ronsard la suivit le premier ; Malherbe et Corneille contribuèrent beaucoup à l’établir ; enfin, le législateur du Parnasse l’a consacrée dans les vers suivants, qui donnent à la fois le précepte et l’exemple :

Gardez qu’une voyelle à courir trop hâtée
Ne soit d’une voyelle en son chemin heurtée.

J’ai dit que l’hiatus a été banni d’une manière peut-être un peu rigoureuse : en effet, il n’est pas toujours désagréable, et il est quelquefois moins dur à l’oreille que l’hiatus bien réel provenant de l’élision de l’e muet final placé entre deux voyelles. On pourra en juger parles exemples suivants :

Le criquet eut disette
En yver, et, povrette,
Au fourmi est venu.
Hector tomba sous lui, Troie expira sous vous.
Allez donc, et portez cette joie à mon frère.

Il a y peu d’hiatus aussi rudes que celui de ces deux vers, et il est difficile de ne pas trouver un peu sévère la règle qui permet cette élision, et qui défend l’hiatus du premier exemple.

59. La conjonction et suivie d’une voyelle fait-elle hiatus ?

La conjonction et, bien qu’elle finisse par une consonne, fait hiatus devant un mot qui commence par une voyelle ou un h non aspiré, parce que le t ne se faisant pas sentir dans la prononciation, c’est comme si le mot s’écrivait par un é fermé. En vers, et ferait donc hiatus dans ces mots : Soyez vertueux et honnête, ainsi que dans ces vers de Ronsard :

Et en cent nœuds retords
Accourcit et allonge et enlace son corps.

60. Dans quel cas l’hiatus est-il permis ?

La règle générale de l’hiatus admet cependant quelques exceptions. Ainsi l’hiatus est permis : 1° Pour le mot oui répété ou placé après une interjection :

Oui, oui, je veux parler, et ce dessein m’amène.
Hé ! oui je ferai tout pour ne pas vous déplaire.

2° Pour les interjections qu’on n’emploie que dans la passion, parce que l’h final équivaut à une aspiration :

Ah ! il faut modérer un peu ses passions.

3° Pour onze, onzième :

Lui onzième arrivant, chacun se mit à table.

4° Pour les locutions familières, les expressions proverbiales, les phrases toutes faites et les noms propres composés :

Le juge prétendait qu’à tort et à travers
On ne saurait manquer, condamnant un pervers.
Tant y à qu’il n’est rien que votre chien ne prenne.
Paris voit tous les jours de ces métamorphoses ;
Dans tout le Pré-aux-Clercs, tu verras mêmes choses.
Cher Ménage et cher de Rinci
Je suis à Fontenay-aux-Roses.

Quoique la rencontre d’une diphthongue nasale (an, in, on, un) et d’une voyelle ne forme pas hiatus,

Celui qui met un frein à la fureur des flots
Sait aussi des méchants arrêter les complots,

cependant il en résulte quelquefois une mauvaise consonnance ou un son dur qu’il faut, autant que possible, éviter, comme nom adorable, nom illustre.

§ III. — Des repos.

61. Qu’entendez-vous par repos et combien y en a-t-il d’espèces ?

On entend par repos, dans les vers, certaines suspensions qu’il faut observer dans le sens et dans la voix. On distingue deux espèces de repos : la césure, qui se trouve dans le corps du vers, et le repos final, dont le nom indique la place.

62. Combien y a-t-il de césures, et qu’est-ce que la césure proprement dite ?

Il y a deux sortes de césure : la césure proprement dite ou repos libre, et l’hémistiche.

La césure, de cœsura, dérivé de cœdere, couper, est un repos qui rompt le vers d’une manière arbitraire, afin de varier la mesure et de prévenir la monotonie.

………………… Souvent la césure
Plaît, je ne sais comment, en rompant la mesure.

La césure est surtout très utile dans le vers héroïque. Ce vers, en effet, étant toujours coupé par l’hémistiche en deux parties égales, deviendrait bientôt d’une uniformité fatigante, si le poète ne prenait soin de placer des repos à différentes places, et de renfermer la phrase tantôt dans un vers, tantôt dans deux vers, tantôt dans un demi-vers. Nos grands poètes ont suivi cette règle :

Je l’ai trouvé couvert d’une affreuse poussière,
Revêtu de lambeaux, tout pâle ; — mais son œil
Conservait sous la cendre encor le même orgueil.
Ah ! de vos premiers ans l’heureuse expérience —
Vous fait-elle, — Seigneur, — haïr votre innocence ? —
Songez-vous — au bonheur qui les a signalés ?
Dans quel repos — ô ciel ! — les avez-vous coulés ?

Tous ces vers ont une coupe différente, et la césure y occupe toujours une place en rapport avec le sens.

63. Qu’est-ce que l’hémistiche ?

L’hémistiche, de ἥμισυς, moitié, στίχος, vers, est un repos qui coupe nécessairement le vers en deux parties. Il ne se rencontre que dans les grands vers et dans les vers de dix syllabes. L’hémistiche a lieu, dans les vers de douze syllabes, après la sixième, et dans ceux de dix, après le quatrième. Exemple :

Que toujours dans vos vers — le sens coupant les mots,
Suspende l’hémistiche, — en marque le repos.
Partout déjà, — sous la sainte bannière,
Vont s’enrôler — les soldats de la croix ;
Sur chaque autel — l’encens et la prière
Aux pieds de Dieu — font monter votre voix.

Le repos de l’hémistiche doit être autorisé par le sens, comme dans les vers précédents. Cependant il n’est point nécessaire que le vers finisse à l’hémistiche ; il suffit qu’un léger repos soit possible. Ainsi, le repos est suffisant dans ces vers :

Mais fussiez-vous issu — d’Hercule en droite ligne,
Si vous ne faites voir — qu’une bassesse indigne,
Ce long amas d’aïeux — que vous diffamez tous
Sont autant de témoins — qui parlent contre vous.

Mais l’hémistiche ne doit jamais couper des mots que le sens rend inséparables. Par conséquent, le vers suivant est défectueux :

Ma foi, j’étais un franc — portier de comédie.

Le repos de l’hémistiche est trop faible dans cet exemple :

Mon père, quoiqu’il eût — la tête des meilleures,
Ne m’a jamais rien fait — apprendre que mes heures.

Il est facile, après ce que nous venons de dire, de se rendre compte de la différence qui existe entre la césure proprement dite et l’hémistiche, et de voir clairement que, si tout hémistiche est une césure, toute césure n’est pas une hémistiche.

Nota. On appelle encore hémistiche ou demi-vers la moitié d’un vers héroïque ou d’un vers de dix syllabes.

64. Le repos de l’hémistiche peut-il tomber sur une syllabe muette ?

Le repos de l’hémistiche doit toujours tomber sur une syllabe sonore. L’e muet, en effet, étant toujours faible ou même nul dans la prononciation, n’est pas suffisant pour servir d’appui à la voix et ne peut reposer agréablement l’oreille. Il ne doit donc jamais marquer l’hémistiche. Ainsi, on ne doit pas dire :

C’est dans l’infortune qu’on connaît ses amis.

Mais on dira bien :

Est-on dans l’infortune ? — on connaît ses amis.
C’est dans l’adversi — qu’on connaît ses amis.

En effet, dans ces vers le repos a lieu sur une syllabe sonore, sur , dans adversité, et sur tune, dans infortune, l’e muet s’élidant devant la voyelle suivante. On voit par là que lorsque la dernière syllabe de la première moitié du vers ou du premier hémistiche est féminine, elle doit être la septième ou la cinquième, et s’élider. Ex. :

Le crime fait la honte et non pas l’échafaud.

65. Qu’est-ce que le repos final ?

Le repos final, qui, comme l’hémistiche, porte encore le nom de repos prosodique, consiste dans la suspension des sons et de la voix à la fin du vers. Il est plus nécessaire encore que l’hémistiche, et il doit être d’autant plus marqué que le vers est plus grand. Par conséquent, il peut être faible dans les cinq ou six dernières espèces de vers. On le néglige même entièrement dans les vers de deux et de trois syllabes. Voici des exemples de ces derniers :

Un vrai sire
Châtelain
Laisse écrire
Le vilain.

Pour les autres espèces de vers, on peut voir ce qui concerne la mesure. Du reste, un repos, même léger, suffit à la fin du vers, comme nous avons vu qu’il suffit à l’hémistiche : Mais fussiez-vous issu, etc.

66. Qu’est-ce que l’enjambement ?

L’enjambement, qui est le vice opposé au repos final, est le rejet au vers suivant d’un ou de plusieurs mots, rejet qui fait que le sens commencé dans un vers, ne se complète que dans une partie du vers suivant. En règle générale, les vers français ne souffrent pas l’enjambement, parce que, dit La Harpe, il est contraire au génie de notre langue. Nos anciens poètes et surtout Ronsard, voulant imiter le grec et le latin, ont souvent transgressé la loi du repos final. Quelques modernes sont tombés dans le même défaut. Ex. :

Les Parques se disaient : Charles qui doit venir
Au monde
Cette nymphe royale est digne qu’on lui dresse
Des autels…
O jeunes voyageurs, dites-moi dans quels lieux
Je puis la retrouver. Énée à la déesse
Répond ce peu de mots : La jeune chasseresse…

La Harpe s’est élevé très fortement contre ce défaut, à l’occasion de Ronsard. Notre hexamètre, dit le célèbre critique, naturellement majestueux, doit se reposer sur lui même ; il perd toute noblesse si on le fait marcher par sauts et par bonds ; si la fin d’un vers se rejoint souvent au commencement de l’autre, l’effet de la rime disparaît. C’est à Malherbe que la poésie française est redevable de cette règle.

67. Dans quel cas l’enjambement est-il permis ?

L’enjambement défendu dans les vers héroïques ou sérieux, dans la haute poésie, est permis dans les sujets légers, familiers et badins. Ainsi, dans la fable, la comédie et les poésies dont la simplicité forme le caractère, l’enjambement donne souvent au style plus de grâce et de vivacité. Ex. :

Le bon Socrate, Ésope, et certain paysan
Des rives du Danube
Vous connaissez l’impétueuse ardeur
De nos Français ; ce sont fous pleins d’honneur.
Ainsi qu’au bal, ils courent aux batailles.

Dans la haute poésie, l’enjambement rejeté comme incompatible avec la grâce et l’harmonie, est cependant toléré dans quelques cas :

1° Lorsqu’il fait image ou produit une certaine harmonie imitative :

Là, du sommet lointain des roches buissonneuses,
Je vois la chèvre pendre…
Je te plains de tomber dans ses mains redoutables
Ma fille !
Mais j’aperçois venir madame la comtesse
De Pimbesche…
Soudain le mont liquide élevé dans les airs
Retombe…

2° Lorsqu’il y a une suspension subite dans le sens, lorsqu’on s’interrompt soi-même, ou que dans le dialogue on est interrompu par un autre :

Faut-il qu’en ce moment un scrupule timide
Perde… Mais quel bonheur nous envoie Atalide ?
Ny manquez pas du moins : J’ai quatorze bouteilles
D’un vin vieux… Boucingot n’en a pas de pareilles.

3° Lorsque le sens finit par un mot placé entre une virgule et un point et virgule ou deux points :

Sitôt que du nectar la troupe est abreuvée,
On dessert ; et soudain, la nappe étant levée…

4° Lorsqu’on ajoute aux mots qui forment enjambement un développement qui complète le vers :

Ce malheureux combat ne fit qu’approfondir
L’abîme dont Valois voulait en vain sortir.

Les règles que nous avons données jusqu’ici sur la Mesure des vers, l’Élision et l’Hiatus ou la rencontre des voyelles, et les Repos, se rapportent à la structure des vers. Il nous reste à parler des Rimes, de leur disposition et du mélange des vers, enfin des Licences poétiques.

§ IV. Des rimes.

68. Qu’est-ce que la rime ?

La rime de ρὑθμός, nombre, cadence, mesure, est le retour du même son à la fin de deux ou de plusieurs vers en rapport l’un avec l’autre, au moyen de finales identiques ou équivalentes, comme armer, charmer, lumière, rivière.

La consonnance des finales doit être sensible à l’oreille, et par conséquent tomber sur des syllabes sonores. En effet, la rime est tout simplement une harmonie, que le sentiment musical, inné chez tous les peuples, a inventée parmi les nations modernes, pour remplacer la merveilleuse variété et la mélodieuse cadence que le mélange des syllabes longues et brèves donnait aux rhythmes poétiques des anciens. Il faut, de plus, que la rime frappe les yeux, c’est-à-dire que les deux finales présentent les mêmes caractères ou des caractères équivalents : par exemple : sultan ne rime point avec instant ; mais instant et attend riment ensemble.

69. Combien y a-t-il d’espèces de rimes ?

Il y a deux espèces de rimes dans la versification française : la rime masculine et la rime féminine. C’est de là que nos vers sont appelés masculins ou feminins. La rime masculine est celle qui se termine par un son plein et sonore, où ne figure pas l’e muet suivi ou non de s, nt. Candeur, ardeur, désir, plaisir, sont des rimes masculines. Ex. :

Un auteur quelquefois trop plein de son objet,
Jamais sans l’épuiser n’abandonne un sujet.

Toutes les lettres, voyelles ou consonnes, à l’exception de l’e muet, peuvent former la rime masculine. Les trois personnes plurielles des imparfaits et des conditionnels, quoique terminées par aient, forment des rimes masculines, parce que ces syllabes ont le son de l’e ouvert. Ex. :

Aux accords d’Amphion les pierres se mouvaient,
Et sur les murs thébains en ordre s’élevaient.

La rime féminine est celle qui se termine, non par des sons pleins et sonores, mais par une syllabe muette, c’est-à-dire par l’e muet, soit seul, l’audace, l’envie, soit suivi de s ou de nt : les roses, les nues, s’empressent, s’adressent. Ex. :

On doit de tous les juifs exterminer la race.
Naître avec le printemps, mourir avec les roses.
Ici tous les objets vous blessent, vous irritent.
Abandonnez ce temple aux prêtres qui l’habitent.

La syllabe muette des rimes féminines ne compte pas dans la mesure ; par conséquent, elle doit être la treizième dans les vers héroïques, la onzième dans les vers de dix syllabes, etc.

70. Quelles sont les qualités de la rime ?

Les qualités de la rime, soit masculine, soit féminine, sont la régularité et la richesse.

La régularité demande, pour l’oreille, l’accord des sons essentiels ; et, pour l’orthographe, les mêmes caractères ou des caractères équivalents.

La richesse consiste dans une parfaite consonnance. Quand la rime n’a rien de plus que les sons essentiels, on l’appelle suffisante, régulière ou commune ; elle est riche ou heureuse lorsqu’elle offre une grande conformité de sons ou d’articulations. Plus la ressemblance est grande, plus la rime est parfaite : ainsi le mot plaideur qui forme une rime suffisante avec pêcheur, formera une rime riche avec laideur.

71. Que faut-il pour que la masculine ou féminine, soit suffisante ou régulière ?

1° Pour que la rime masculine soit suffisante ou régulière, il faut que la dernière syllabe offre le même son, et se termine par les mêmes lettres ou par des lettres analogues. Ainsi mouvoir, rime avec déchoir, talent avec méchant, repos avec berceaux, douleur avec candeur ; croix avec bois, flanc, avec sang. Ex. :

Sur l’argent, c’est tout dire, on est déjà d’accord.
Ton beau-père futur vide son coffre-fort.

2° Pour que la rime féminine soit bonne ou suffisante, il faut que la consonance commence à la pénultième, parce que la prononciation sourde de l’e muet empêche d’y apercevoir une consonance sensible. Ainsi monde ne rimerait pas avec demande, office avec espace, source avec force, quoique la dernière syllabe de ces mots soit la même ; mais source irait bien avec course, exerce avec diverse. Ex. :

Voilà donc quels vengeurs s’arment pour ta querelle,
Des prêtres, des enfants, ô sagesse éternelle !

72. Dans quels cas la rime est-elle défectueuse ?

La rime est défectueuse dans les sept cas suivants :

1° Lorsqu’on veut faire rimer un singulier avec un pluriel, à moins que l’orthographe ne soit pas différente :

2° Lorsqu’on fait rimer un mot terminé par s avec celui qui finit par r, t, ou une autre consonne ;

3° Quand l’oreille n’est pas frappée du même son ;

4° Quand la rime se borne à une seule lettre ;

5° Lorsque le mot simple rime avec son composé ;

6° Lorsqu’un mot rime avec lui-même ;

7° Enfin lorsqu’il y a fausse rime.

73. Montrezque la rime est défectueuse, lorsqu’elle a lieu entre un singulier et un pluriel ; 2° qu’un mot terminé par un s ne peut rimer avec celui qui finit par un r, un t, etc.

1° On ne peut faire rimer un singulier avec un pluriel, à moins que ces deux nombres ne soient terminés par une même consonne ou par une consonne équivalente. Ainsi agréable, jeu, complot, vérité, au singulier, ne riment pas avec aimables, feux, pivots, frivolités, au pluriel, à cause de la différence d’orthographe ; mais fastueux, voix, repos, quoique au singulier, rimeront avec jeux, exploits, coteaux, au pluriel. Ex. :

J’ai vu l’impie adoré sur la terre ;
Pareil au cèdre il cachait dans les cieux
        Son front audacieux.

D’après cette règle, deux mots qui seraient au singulier, mais dont l’un serait terminé par une voyelle et l’autre par une consonne, quoique précédée de cette même voyelle, ne rimeraient pas ensemble. Ne faites donc point rimer loi avec voix, bois ou exploit non plus que genou avec courroux, etc.

2° Un mot terminé par s ne rime point avec celui qui finit par r, t, ou toute autre consonne. Ainsi trépas ne rime pas avec état, recours avec jour, détour avec secours. Il en est de même des mots qui ne sont pas terminés par la même consonne, ou par une consonne équivalente, comme essor avec transport, sultan avec instant ; tandis qu’on fait bien rimer instant avec attend, accord avec fort, comme nous l’avons vu plus haut.

74. La rime est-elle bonne quand l’oreille n’est pas frappée du même son ?

La rime est vicieuse quand l’oreille n’est pas frappée du même son, quoique l’orthographe soit la même. Ainsi, on ne peut faire rimer ensemble altiers et fiers, je reconnois et à la fois, lois et françois, fluet et étroit que l’on prononçait autrefois étrait :

Damoiselle belette, au corps long et fluet,
Entra dans un grenier par un trou fort étroit (étrait).
La colère est superbe et veut des mots altiers ;
L’abattement s’explique en des termes moins fiers.
Durant les premiers ans du Parnasse françois,
Le caprice tout seul faisait toutes les lois.

Ici la rime n’étant que pour les yeux, est tout à fait insuffisante. Une syllabe longue ne peut pas non plus rimer avec une brève, comme idolâtre avec abattre, maître avec mètre, épaules avec paroles. Ex. :

(Gageons nous deux)… sans tant de paroles
A qui plus tôt aura dégarni les épaules
Du cavalier que nous voyons.

75. La rime est-elle suffisante quand elle se borne à une seule lettre ?

La rime est insuffisante quand elle se borne à une seule lettre. Ainsi, charité ne peut rimer avec charmé, vaincu avec vertu, regarda avec posa, ennui avec ennemi. La voyelle finale doit alors être précédée de la même lettre ou d’une lettre du même son, comme il traversa, il effaça, chasteté, fécondité. On ne peut donc dire :

Déjà François second, par un sort imprévu,
Avait rejoint son père au tombeau descendu.

Les sons en ant, ent, on et eu veulent aussi être précédés des mêmes lettres. Ainsi intéressant, jugement, permission, pernicieux, qui riment bien avec passant, changement, soumission, religieux, ne pourraient rimer avec emportant, indolent, comparaison, vigoureux. Le seul e fermé suivi de l’e muet ou d’une consonne muette ne suffit pas pour la rime. Adorée, trompée, épouvantée ne rimeraient pas avec charmée, brisée, consolée, mais pourraient rimer avec sacrée, frappée, enchantée ; propriétés qui ne riment pas avec prés, rimera avec enchantés.

76. Le mot simple peut-il rimer avec son composé e avec lui-même ?

Le mot simple ne doit pas rimer avec le composé, comme heureux, malheureux, prudent, imprudent, ami, ennemi, mortel, immortel, excepté lorsque le composé a un sens très différent de son dérivé. Ainsi, temps peut rimer avec printemps, garder avec regarder, lustre avec illustre.

Si le mot simple ne peut rimer avec son composé, il est bien évident qu’il ne peut rimer avec lui-même. Mais lorsque, semblables pour l’orthographe, deux mots sont entièrement différents pour le sens, ils peuvent rimer ensemble. Ex. :

Chaque objet frappe, éveille et satisfait mes sens :
Je reconnais les dieux au plaisir que je sens.
L’un n’est point trop fardé, mais sa muse est trop nue.
L’autre a peur de ramper, il se perd dans la nue.

77. La fausse rime est-elle permise ?

On appelle fausse rime la convenance de sons qui se trouve entre l’hémistiche et la fin du vers, ou entre les hémistiches de deux vers qui se suivent, ou enfin dans le même hémistiche. Ex. :

Il ne tiendra qu’à toi de partir avec moi.
Au bruit inopiné des assauts qu’il prépare,
Des états consternés le conseil se sépare.

Cependant, il arrive quelquefois que la rime ou la convenance de son de l’hémistiche, loin d’être désagréable, donne plus de grâce au vers : c’est quand elle a pour but d’exciter l’attention par la répétition d’une expression ou d’une pensée ; mais il faut user sobrement de ce moyen. Ex. :

Qui cherche vraiment Dieu dans lui seul se repose ;
Et qui craint vraiment Dieu ne craint rien autre chose.

78. Que faut-il pour que la rime soit riche ou heureuse ?

La rime est riche lorsqu’elle présente à la fin de deux vers deux ou trois sons semblables, comme préférer, différer, charitable, profitable, carrière, arrière, impétueux, tortueux. Ex. :

Mais, lorsqu’on veut tenter cette vaste carrière,
Pégase s’effarouche et recule en arrière.

Elle est encore riche lorsqu’elle s’appuie sur la même consonne, ou sur une consonne ayant le même son, c’est-à-dire, lorsqu’il y a entière conformité de son et de lettres dans la syllabe finale pour le vers masculin, et dans les deux dernières pour le vers féminin, comme procès, succès, enfant, triomphant, honneur, empoisonneur, etc. :

Loin du trône nourri, de ce fatal honneur,
Hélas ! vous ignorez le charme empoisonneur.
David, pour le Seigneur plein d’un amour fidèle,
Me parait des grands rois le plus parfait modèle.

79. Quelle est l’origine de la rime ?

L’origine de la rime est incertaine. D’après quelques auteurs, la rime remonterait aux vieux bardes ou poètes gaulois. La Harpe pense que les troubadours la reçurent des Arabes, qui passèrent d’Afrique dans le midi de l’Europe. Cette opinion ne peut être admise ; car, outre que l’on trouve la rime, au témoignage de Blair, dans la poésie ancienne des nations du nord de l’Europe, on la rencontre déjà, dès le ive et le ve  siècles, dans les récits en prose de plusieurs Pères de l’Église, qui font rimer entre eux différents membres de phrase. Au moyen âge, dit M. Félix Clément, les poètes chrétiens remplacèrent, dans les hymnes latines, la quantité minutieuse et la prosodie compliquée des anciens, par une poésie rimée et fondée sur la numération des syllabes. Cette forme poétique, éminemment populaire et musicale, après avoir été exploitée avec beaucoup de talent et une merveilleuse fécondité par une foule de poètes latins, depuis le xe  siècle jusqu’au xive , fut adoptée définitivement par les poètes français. Cette forme de la poésie latine du moyen âge, si calomniée, plutôt par l’ignorance que par l’esprit du système, déjà imitée en français, au xiie  siècle, par Alexandre de Paris et par Hélinant, son confrère en poésie, continua à vivre dans les œuvres de Ronsard, de Malherbe, de Corneille, de Racine, et elle s’est vue rajeunir dans tous les détails de ses rythmes variés sous la plume de Lamartine et des autres poètes lyriques du xixe  siècle. La rime passa également, et à la même époque, dans la poésie de la plupart des autres nations de l’Europe.

§ V. — De la disposition des rimes et des vers.

Le titre de ce paragraphe en indique la division. Nous allons nous occuper, en effet, du mélange et de la disposition des vers sous le rapport de la rime, et sous le rapport de la mesure.

I. Disposition des rimes.

80. Quel est le principe fondamental de la disposition des rimes ?

Le principe fondamental de la disposition des rimes, c’est qu’il faut mêler les rimes masculines et les rimes féminines de manière que deux vers masculins ou féminins qui ne rimeraient pas ensemble, ne se trouvent jamais immédiatement l’un à la suite de l’autre ; c’est-à-dire qu’une rime masculine, par exemple, ne peut être suivie que de la rime masculine qui y répond, ou d’une rime féminine. Cette règle, fondée sur l’harmonie, n’admet d’exception que dans des cas extrêmement rares, dans quelques petites pièces, comme une chanson, une épigramme.

81. Combien y a-t-il de manières de disposer les rimes ?

On distingue quatre manières de disposer les rimes ou quatre sortes de combinaisons : les rimes plates ou suivies, les rimes croisées, les rimes mêlées, et les rimes redoublées.

82. Qu’appelle-t-on rimes plates ou suivies ?

Les rimes plates ou suivies sont celles qui représentent alternativement deux rimes masculines et deux rimes féminines, ou deux rimes féminines et deux rimes masculines, et ainsi de suite. Telles sont les rimes des beaux vers que Boileau met dans la bouche de la Mollesse pour faire l’éloge de Louis XIV :

Hélas ! qu’est devenu ce temps, cet heureux temps,
Où les rois s’honoraient du nom de fainéants ;
S’endormaient sur le trône, et me servant sans honte,
Laissaient leur sceptre aux mains ou d’un maire ou d’un comte ?
Aucun soin n’approchait de leur paisible cour :
On reposait la nuit, on dormait tout le jour, etc.

Les vers masculins sans mélange auraient une marche brusque et heurtée ; les vers féminins, employés de même, auraient de la douceur, mais de la mollesse. Au moyen du retour alternatif ou périodique de ces deux espèces de vers, la dureté de l’un et la mollesse de l’autre se corrigent mutuellement. Malgré cela, ces vers qui se tiennent comme enchaînés deux à deux ne sont pas exempts d’une certaine monotonie, que l’on ne trouve pas dans les rimes croisées.

83. A quels poèmes conviennent les rimes plates, et quels sont les défauts à éviter dans ces sortes de rimes ?

On a voulu jusqu’à présent que les grands poèmes, les sujets nobles et sérieux fussent rimés par distiques, et que ces distiques fussent tour à tour masculins et féminins. Ainsi l’épopée, la tragédie, la comédie, l’épître, la satire, les ouvrages didactiques, l’élégie, sont composés en rimes plates.

Cette marche, un peu lourde et monotone, exige qu’on ne fasse jamais rimer deux vers masculine avec deux vers féminins qui se suivent, comme dans l’exemple suivant :

On voit en un instant des abîmes ouverts,
De noirs torrents de soufre épandus dans les airs,
Des bataillons entiers par ce nouveau tonnerre
Emportés, déchirés, engloutis sous la terre.

De plus, les mêmes rimes ne doivent pas revenir trop souvent. C’est faire preuve de négligence que de les reproduire avant le sixième vers.

84. Qu’appelle-t-on rimes croisées et à quels genres sont-elles destinées ?

Les rimes croisées sont des rimes masculines et féminines entrelacées de manière qu’un vers masculin se trouve régulièrement après un vers féminin ou deux vers masculins de même rime entre deux vers féminins qui riment ensemble, et vice versa. Ex. :

J’ai révélé mon cœur au Dieu de l’innocence :
        Il a vu mes pleurs pénitents,
Il guérit mes remords, il m’arme de constance :
        Les malheureux sont ses enfants.
O Père qu’adore mon père,
Toi qu’on ne nomme qu’à genoux,
Toi dont le nom terrible et doux
Fait courber le front de ma mère.

On emploie les rimes croisées dans la poésie lyrique, les rondeaux, les ballades, et en général dans tout ce qu’on appelle poésies familières et poésies fugitives. Il n’y a qu’une tragédie en rimes croisées, c’est la Tancrède de Voltaire.

85. Faites connaître les rimes mêlées.

On appelles rimes mêlées, celles où l’on ne suit pas, comme dans les rimes croisées, un ordre uniforme et régulier. On s’en sert dans les fables, les chansons, les dithyrambes, les madrigaux, les poésies légères et les chœurs dramatiques. Ex. :

Quel astre à nos yeux vient de luire,
Quel sera, quelque jour, cet enfant merveilleux ?
        Il brave le faste orgueilleux,
        Et ne se laisse pas séduire
        A tous ses attraits périlleux.

Les vers masculins et féminins mêlés ou croisés n’ont pas la fatigante monotonie des distiques : leur marche libre, rapide et fière, donne du mouvement et de la variété au récit, de la véhémence à l’action, du volume et de la rondeur à la période poétique.

86. Qu’appelle-t-on rimes redoublées ?

Les pièces à rimes redoublées sont celles qui présentent le retour ou la continuation des mêmes rimes ; c’est-à-dire celle où l’on répète la même rime plus de deux fois de suite, ou bien celles où deux rimes sont reproduites alternativement dans tout le cours d’une période poétique. On se sert de ces rimes dans des pièces légères, pour rendre la narration plus rapide, et pour exprimer avec plus de force les sentiments impétueux. En voici des exemples :

Sous des arbres dont la nature
A formé de riants berceaux,
Entre des tapis de verdure,
Que nourrit la fraîcheur des eaux,
Serpente avec un doux murmure
Le plus transparent des ruisseaux.
Jupin en a bientôt la cervelle rompue.
Donnez-nous, dit le peuple, un roi qui se remue.
Le monarque des dieux leur envoie une grue,
        Qui les croque, qui les tue.

Ce n’est que par exception que l’on répète ainsi les rimes trois ou quatre fois de suite ; et même ces sortes de répétitions n’ont guère lieu que pour les rimes féminines, celles des rimes masculines étant peu agréables.

87. Qu’entend-on par pièces monorimes ?

On appelle ainsi de petits poèmes dont tous les vers sont terminés de même et riment ensemble. Les monorimes paraissent avoir été en usage dans l’ancienne poésie arabe. Le goût ne voit dans ces sortes de poésies que la difficulté vaincue et de simples jeux d’esprit. Aussi, en trouve-t-on bien peu qui aient mérité de passer à la postérité. Voici une pièce monorime que Lefranc de Pompignan a composée sur le château d’if, et dont tous les vers se terminent en if :

Nous fûmes donc au château d’If ;
C’est un heu peu récréatif,
Défendu par le fer oisif
De plus d’un soldat maladif
Qui de guerrier jadis actif,
Est devenu garde passif.
Sur ce roc taillé dans le vif
Par bon ordre on retient captif
Esprit libertin, cœur rétif…
II. Disposition ou mélange des vers

88. De combien de manières peut-on mélanger les vers ?

La disposition des vers, ou la manière de les mélanger, est régulière ou irrégulière. Elle est régulière quand elle suit un ordre déterminé et symétrique, comme dans les stances, strophes ou couplets ; elle est irrégulière, quand on n’y rencontre aucune symétrie, comme dans les pièces en vers libres.

89. Qu’appelle-t-on pièces en vers libres ?

Les pièces en vers libres sont celles qui présentent le mélange de différentes mesures, ou même de toute espèce de mesures, depuis le vers héroïque jusqu’aux plus petits, et qui ne sont pas soumises au retour d’un rythme régulier, c’est-à-dire, où l’on ne trouve aucun ordre symétrique. C’est en vers libres que La Fontaine a écrit toutes ses fables, à l’exception de onze, comme Jupiter et les Tonnerres, le Coq et la Perle, le Rat de ville et le Rat des champs, etc.

Comme la disposition des vers suit celle des rimes, on pourra écrire en vers libres tout morceau qui admet les rimes mêlées. Dans ces pièces, le poète conserve une très grande liberté pour entremêler les mesures ; cependant il doit toujours consulter l’oreille et l’harmonie, car c’est du mélange bien assorti des vers que résulte le charme de ces poésies.

90. Qu’appelle-t-on stance, strophe ou couplet ?

On appelle stance, de l’italien stanza, demeure, radic. sto, je m’arrête, un nombre déterminé de vers qui forment ordinairement un sens complet. La stance est une période poétique, symétriquement composée. Il est vrai que quelquefois elle contient plusieurs sens finis, ou que le sens n’en est que suspendu ; mais considérée dans sa forme la plus régulière, au gré de l’oreille comme au gré de l’esprit, la stance la mieux arrondie est celle dont le cercle embrasse une pensée unique, et qui se termine comme elle et avec elle par un plein repos. Dans l’ode, la stance prend le nom de strophe, et dans la chanson et la romance celui de couplet. Les stances n’ont été introduites dans la poésie française que sous le règne de Henri III, par Jean de Lingendes. — Ou donne encore le nom de stances à des poésies composées d’un certain nombre de strophes, comme les stances de Malherbe sur la vanité des grandeurs d’ici-bas :

N’espérons plus, mon âme, aux promesses du monde !

91. Comment divise-t-on les stances ?

Il y a des stances de nombre pair, et des stances de nombre impair. Les stances de nombre pair sont de quatre, six, huit et dix vers ; celles de nombre impair sont de cinq, sept et neuf vers. Après avoir fait connaître les règles relatives à chacune de ces stances, nous dirons ce qu’il faut entendre par strophes régulières, irrégulières et mixtes.

92. Quelle est la règle de la stance de quatre vers ?

Dans la stance de quatre vers ou quatrain, on peut employer toutes sortes de mesures, et on entremêle les rimes en faisant rimer le 1er vers avec le 3e, et le 2e avec le 4e ; ou bien le 1er avec le 4e, et le 2e avec le 3e. Ex. :

Conti n’est plus, ô ciel ! ses vertus, son courage,
La sublime valeur, le zèle pour son roi,
N’ont pu le garantir, au milieu de son âge,
            De la commune loi.
Pour vous l’amante de Céphale
Enrichit Flore de ses pleurs
Le zéphyr cueille sur les fleurs
Les parfums que la terre exhale.

93.Faites connaître les stances de six vers.

Dans la stance de six vers ou sixain, il y a différentes manières d’entremêler les rimes, et de varier la mesure. Le plus souvent, on fait rimer ensemble les deux premiers vers, et l’on termine le sens après le troisième, qui rime avec le dernier. Cette combinaison, qui est très belle et très harmonieuse, a été souvent employée par nos poètes, surtout par Malherbe et par Rousseau. Ex. :

Nous admirons le fier courage
Du lion fumant de carnage,
Symbole du dieu des combats.
D’où vient que l’univers déteste
La couleuvre bien moins funeste ?
Elle est l’image des ingrats.

On peut encore composer le sixain avec un quatrain et un distique.

        Seigneur, dans ta gloire adorable
        Quel mortel est digne d’entrer ?
        Qui pourra, grand Dieu, pénétrer
        Ce sanctuaire impénétrable,
Où tes saints inclinés, d’un œil respectueux,
Contemplent de ton front l’éclat majestueux ?

94. Quelles sont les règles de la stance de huit vers ?

La stance de huit vers est encore appelée huitain ou octave. La coupe la plus naturelle de cette stance est celle qui la divise en deux quatrains, soit que les vers aient tous la même mesure, soient qu’ils aient une mesure différente. Ex. :

Venez, nations arrogantes,
Peuples vains, et voisins jaloux,
Voir les merveilles éclatantes
Que sa main opère pour nous.
Que pourront vos ligues formées
Contre le bonheur de nos jours,
Quand le bras du Dieu des armées
S’armera pour notre secours ?

95.Faites connaître les règles de la stance de dix vers.

Voici pour les stances de dix vers on dixains, la mesure la plus harmonieuse, et le mélange des rimes le plus agréable. Les vers, composés de huit syllabes, sont arrangés de manière que le 1er réponde au 3e, et le 2e au 4e ; que le 5e et le 6e riment ensemble ; que le 7e réponde au 10e, et que le 8e et le 9e riment ensemble. La stance se trouve ainsi divisée en un quatrain à rimes croisées suivies d’un repos qui doit être très marqué, et en deux tercets terminés par des vers masculins qui riment entre eux. Il faut aussi un repos assez sensible à la fin du premier tercet, c’est-à-dire à la fin du 7e vers. C’est en stances de ce genre que Jean Baptiste Rousseau a imité le cantique d’Ézéchias : J’ai vu mes tristes journées, etc., que Louis Racine a composé l’ode sur l’Harmonie, et que Lefranc de Pompignan a fait l’ode sur la Mort de Rousseau.

On trouve quelquefois des dixains en vers de sept syllabes. Ce vers, qui a pour caractère la légèreté et la rapidité, convient aux sujets badins, comme le vers anacréontique qu’il paraît avoir pris pour modèle.

96. N’y a-t-il pas d’autres stances de nombre pair ?

Il y a encore le distique et la stance de douze vers. Le distique est l’assemblage de deux vers qui forment un sens complet. Il sert souvent d’inscription à un tableau, à un monument. Il demande de la noblesse et de la concision. En voici un très beau, composé pour être mis au bas d’un portrait de La Fontaine :

Dans la fable et le conte, il n’eut point de rivaux,
Il peignit la nature et garda ses pinceaux.

Quant à la stance de douze vers, elle n’est presque jamais employée, à cause de sa trop grande longueur. Ordinairement, elle se compose d’un dixain suivi d’un distique, ou de trois quatrains. — En général, la stance n’a pas moins de quatre vers ni plus de dix.

97. Faites connaître le tercet et la stance de cinq vers.

Le tercet est, comme son nom l’indique, une stance de trois vers. On le trouve dans le sonnet, qui est composé de deux quatrains et de deux tercets, et dans la poésie lyrique.

La stance de cinq vers renferme deux rimes dont l’une est nécessairement triple. Les trois rimes semblables ne doivent jamais être placées de suite.

Pardonne, Dieu puissant, pardonne à ma faiblesse.
A l’aspect des méchants, confus, épouvanté,
Le trouble m’a saisi, mes pas ont hésité ;
Mon zèle m’a trahi, Seigneur, je le confesse,
        En voyant leur prospérité.

98. Comment se compose la stance de sept vers ?

La stance de sept vers est composée d’un quatrain et d’un tercet » en sorte que l’une des deux rimes de la première partie passe dans la seconde. On trouve quelquefois » mais rarement, le tercet placé le premier.

Ingénieuses rêveries,
Songes riants, sages loisirs,
Venez sons ces ombres chéries ;
Vous suffirez à mes désirs.
Plaisirs brillants, troublez les villes ;
Plaisirs champêtres et tranquilles,
Seuls vous êtes les vrais plaisirs.

99. Comment se divise la stance de neuf vers ?

La stance de neuf vers se divise en un quatrain, et une stance de cinq vers ou un tercet et un distique. Ex. ;

Le roi des cieux et de la terre
Descend au milieu des éclairs :
Sa voix, comme un bruyant tonnerre,
S’est fait entendre dans les airs.
Dieux mortels, c’est vous qu’il appelle
Il tient la balance éternelle
Qui doit peser tons les humains.
Dans ses yeux la flamme étincelle,
Et le glaive brille en ses mains.

Dans le genre gracieux et badin, cette forme a quelque chose de plus libre et de plus léger que le dixain. — Il en est de ces stances de nombre impair comme de celles de nombre pair : les vers y peuvent être d’inégales mesures.

100. Qu’appelle-t-on stances régulières ?

On appelle stances régulières une suite de stances qui ont toutes la même forme, soit pour la mesure et le nombre des vers, soit pour le mélange et la combinaison des rimes. Telles sont celles que nous avons citées pour exemples de stances de quatre vers ; telles sont encore, dans Jean-Baptiste Rousseau, les stances de la plupart des odes du livre Ier.

101. Qu’appelle-t-on stances irrégulières, mixtes ?

On appelle stances irrégulières une suite de stances qui ont chacune une forme différente.

On donne le nom de stances mixtes à une suite de stances qui ont une forme différente, mais symétrique. Jean-Baptiste Rousseau n’a pas fait de stances mixtes ; mais on en trouve quelques exemples chez Lefranc de Pompignan. Nous citerons la prophétie d’Habacuc, ch. iii : Seigneur, de ta voix foudroyante, etc., l’ode tirée du psaumes lxvii : Dieu se lève, tombez, rois… et le cantique de Débora.

§ VI. — Des licences poétiques

102. Qu’entend-on par licences poétiques ?

On entend par licences poétiques des irrégularités de langage permises en faveur du nombre, de l’harmonie, de la rime ou de l’élégance du vers. Les principales licences poétiques consistent dans l’emploi de certaines expressions plus spécialement affectées à la poésie, dans la suppression ou l’addition de certaines lettres, enfin dans l’inversion. Nous ne parlerons ici que des deux dernières sortes de licences, la première ayant été traitée dans l’article précédent.

103. Quelles sont les licences orthographiques permises en poésie ?

On supprime quelquefois l’s Anal à la première per· sonne singulière du présent et du parfait des verbes, comme je doi, je voi, je frémi, j’averti, pour je dois, je vois, je frémis, j’avertis. Cependant, cette licence doit être assez rare ; elle est même complètement bannie du style élevé. ¸n voici un exemple :

Ce discours te surprend, docteur, je l’aperçoi.
L’homme de la nature est le chef et le roi.

L’s se supprime à volonté, en faveur de l’élision ou de la rime, dans certains noms propres, comme Naple, Londre, Athène, Versaille, Mycène ; Charle, Démosthène, pour Naples, Athènes, Charles, etc.

Vous régnez, Londre est libre et vos lois florissantes.

On peut encore écrire avec ou sans s jusque, grâce à, certe, guère, naguère. Ex. :

Grâce à lui vous vivez ; grâces à vous je meurs.

Il est permis aussi de retrancher l’e muet dans encore et dans zéphyre. Ex. :

Encor je le méprise, et le déteste encore.

Alors que, pour lorsque, cependant que pour pendant que commencent à vieillir. Ce serait une faute aujourd’hui de dire, comme au commencement du xviie  siècle, avecque pour avec, pour déjà, sais-je pas pour ne sais-je pas, dedans pour dans, dessus pour sur. Mais on peut employer de qui pour dont, de pour, avec, au pour dans le. Ex. :

Rome entière noyée au sang de ses enfants.

104. Qu’est-ce que l’inversion ?

L’inversion ou transposition consiste à ne pas exprimer les mots dans l’ordre direct ou grammatical. L’inversion est une des beautés de la poésie ; elle fournit un moyen puissant de varier les tours et de donner à la période plus de rapidité, de force, d’harmonie, et se prête mieux à la nécessité du nombre, de la rime et de la mesure. Mais, pour produire ces effets, elle doit être douce, suivant l’expression de Fénelon, naturelle et harmonieuse. C’est l’oreille et l’usage qu’il faut consulter pour l’emploi de cette licence. Voici quelques inversions qui se font remarquer par le naturel, l’élégance ou l’harmonie :

Malherbe d’un héros peut chanter les exploits.
Jamais de la nature il ne faut s’écarter.
Oui, je viens dans son temple adorer l’Éternel.

105. Dans quel cas l’inversion devient-elle vicieuse ?

L’inversion est vicieuse lorsqu’elle est trop dure et trop ouvertement contraire à l’usage ainsi qu’aux lois de la grammaire et de l’harmonie. C’est ainsi qu’il faut éviter celles qui rendent le sens amphibologique, comme les suivantes :

Quoi ! voit-on, revêtu de l’étole sacrée
Le prêtre de l’autel s’arrêter à l’entrée ?
La vertu d’un cœur noble est la marque certaine.

Sont également proscrites les inversions qui sont évidemment forcées :

Si de cette maison approcher on vous voit…
Il faut sans différer ses ennemis combattre.

Et celles qui présentent le rapprochement de deux substantifs :

Après avoir vaincu de Ferdinand l’armée…
Écoutons du rossignol le chant.

Enfin, il faut éviter de séparer la préposition de l’infinitif qui lui sert de complément :

Mais j’aurais peur de ta mère offenser,

et avoir soin de placer de suite deux compléments précédés l’un et l’antre d’une préposition. Il ne faut donc pas dire :

Je n’ai pu de mon fils consentir à la mort.

Nous ne croyons pouvoir mieux terminer ce qui concerne les licences qu’en citant ces deux vers :

D’une licence heureuse usez avec prudence,
Mais n’oubliez jamais que c’est une licence.