(1881) Cours complet de littérature. Style (3e éd.) « Cours complet de littérature — Style — Seconde partie. Moyens de former le style. — Chapitre II. De l’exercice du style ou de la composition » pp. 225-318
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(1881) Cours complet de littérature. Style (3e éd.) « Cours complet de littérature — Style — Seconde partie. Moyens de former le style. — Chapitre II. De l’exercice du style ou de la composition » pp. 225-318

Chapitre II.

De l’exercice du style ou de la composition

325. L’exercice du style a-t-il une grande importance ?

Si les moyens dont nous avons parlé jusqu’ici sont utiles pour conduire au but que nous nous sommes proposé dans ce traité, qui est de se former le style ou de s’initier à l’art d’écrire, il est incontestable que le grand moyen pour arriver à ce résultat, c’est de se livrer et de se livrer souvent à l’exercice du style ou de la composition. Tous les rhéteurs sont d’accord sur ce point. — Le maniement de la plume, dit Cicéron, est le premier et le plus habile des maîtres dans l’art d’écrire. — Il faut écrire avec le plus de soin possible, et le plus souvent que l’on peut, dit Quintilien. — Rollin, de son côté, regarde cette partie des études littéraires comme la plus importante, comme le but de toutes les autres, et comme le moyen le plus efficace d’apprendre aux jeunes gens l’art de composer. — Nous allons étudier avec soin cette intéressante question.

326. Qu’est-ce que la composition ?

La composition, en matière littéraire, est un travail qui consiste à découvrir les pensées et les sentiments qui se trouvent dans un sujet, à les disposer dans un ordre convenable, et à les exprimer d’une manière intéressante.

327. Comment ce chapitre sera-t-il divisé ?

Ce chapitre comprendra quatre articles. Dans le premier, nous dirons quelques mots de la composition en général ; dans les suivants, nous donnerons des préceptes détaillés sur les principales compositions secondaires auxquelles on exerce ordinairement les humanistes, et qui sont des descriptions, des narrations et des lettres.

Article Ier.

De la composition en général.

328. Quelles sont les règles générales de la composition ?

La définition de la composition nous fournit les questions que nous aurons à traiter dans cet article, et qui sont l’invention, la disposition, l’élocution. En examinant ces trois parties de toute composition, nous aurons occasion de faire connaître les préceptes relatifs au choix et à la préparation du sujet, ainsi qu’à la révision et à la correction du premier travail.

329. Qu’entend-on par invention en littérature ?

L’invention, dans la composition, est l’action de trouver des sujets intéressants, d’y découvrir, d’y développer ce que n’y voit pas le commun des hommes ; de choisir, entre les pensées qui se présentent, celles qui ont le plus d’importance et qui conviennent le mieux au sujet que l’on traite ; de retrancher celles qui sont fausses ou triviales, de réunir les circonstances les plus intéressantes, et de donner aux personnages un caractère convenable. L’invention, comme la disposition et l’élocution, est indispensable dans toute espèce de composition.

330. L’invention ne demande-t-elle pas un choix convenable et une sérieuse préparation ?

Horace recommande aux écrivains de choisir des sujets proportionnés à leurs forces, c’est-à-dire à leurs talents, à leurs aptitudes et à leurs connaissances, s’ils veulent facilement trouver l’expression juste, la clarté et l’ordre :

Sumite materiam vestris, qui scribitis, æquam
Viribus, et versate diù, quid ferre recusent,
Quid valeant humeri. — Cui lecta potenter erit res,
Nec facundia deseret hunc nec lucidus ordo.

Le choix du sujet étant fait, il faut s’occuper de la préparation qui consiste à disposer son esprit à la composition par le calme et l’éloignement de toute autre préoccupation, à appliquer sa pensée, à la tendre vers l’objet, intendere animum, et surtout à méditer profondément son sujet, comme nous l’avons dit en parlant de l’amplification. C’est, en effet, la méditation qui féconde l’esprit, dit Buffon. C’est faute de plan, c’est pour n’avoir pas assez réfléchi sur son objet, continue le même écrivain, que l’on se trouve embarrassé et que l’on ne sait par où. commencer à écrire. On aperçoit à la fois un grand nombre d’idées, et comme on ne les a ni comparées ni subordonnées, on ne sait auxquelles on doit s’arrêter. Mais lorsqu’on se sera fait un plan, lorsqu’on aura rassemblé et mis en ordre toutes les pensées essentielles au sujet, lorsqu’on aura distingué la partie principale de ce qui n’est que secondaire et rattaché tous les détails d’un fait à un point culminant, lorsqu’on aura relu, au besoin, un passage analogue dans un modèle sûr, lorsqu’on aura choisi les moyens d’amplification et les ornements qui conviennent le mieux au sujet et au genre de composition, alors on s’apercevra aisément de l’instant auquel on doit prendre la plume ; on sentira le point de maturité de la production de l’esprit ; les idées se succéderont aisément, et le style sera naturel et facile ; la chaleur se répandra partout, et tout s’animera de plus en plus ; le ton s’élèvera, les objets prendront de la couleur ; et le sentiment se joignant à la lumière, l’augmentera, la portera plus loin, la fera passer de ce que l’on dit à ce que l’on va dire, et le style deviendra intéressant et lumineux.

331. Quelles sont les qualités nécessaires au plan de toute production littéraire ?

Les qualités fondamentales de toute belle composition, c’est-à-dire de toute composition dont le beau forme le principal caractère, sont l’unité, la variété, la vérité, l’ordre, l’élévation et la moralité.

D’après saint Augustin, c’est l’unité qui constitue, pour ainsi dire, la forme et l’essence du beau en tout genre : Omnis porro pulchritudinis forma, unitas est. Horace avait dit la même chose sur la nécessité de l’unité :

Denique sit quodvis simplex duntaxat et unum.

Plus un ouvrage est un, c’est-à-dire, plus les diverses parties qui le composent vont directement au but que se propose l’écrivain, plus il nous attache, plus il est beau, car notre pensée est renfermée dans des bornes étroites et notre cœur lui-même ne peut partager ses affections sans les affaiblir. — Mais si l’unité contribue puissamment au mérite d’un ouvrage, la variété lui est également nécessaire pour empêcher l’esprit de se lasser par la succession des objets. Un ouvrage d’esprit est donc d’autant plus parfait, qu’à l’unité la plus exacte il joint la plus grande variété possible. — Mais une qualité sans laquelle l’unité et la variété ne pourraient produire une véritable beauté, c’est la vérité ou la vraisemblance. Le mérite d’une composition est en grande partie renfermé dans les idées, les images et les sentiments. Or, si les idées ne sont pas exactes, si les images manquent de justesse et les sentiments de vérité, l’ouvrage ne saurait être complètement beau. — Si à la vérité des idées, des images, des sentiments qu’il renferme, un ouvrage joint le mérite de l’ordre, qui consiste dans la bonne disposition et dans l’assortiment convenable des différentes parties ; s’il présente de la nouveauté dans le tour, de l’élévation dans les pensées, de la justesse, de l’agrément ou de l’éclat dans les expressions ; s’il est inspiré par la vertu, si l’on y respire partout, pour ainsi dire, un parfum d’honnêteté et de délicatesse, il ne pourra manquer de plaire à tous les esprits bien faits, à tous les cœurs droits et honnêtes.

332. Qu’est-ce que la disposition ?

La disposition est l’arrangement convenable des diverses parties d’une œuvre littéraire, la coordination judicieuse de tous les matériaux fournis par l’invention. Si ce n’est pas assez pour l’architecte de rassembler des matériaux au hasard, et s’il faut qu’une main habile les place dans un ordre convenable, de même ce n’est pas assez pour l’écrivain d’avoir mis à contribution son imagination, ses souvenirs et son cœur, et de classer comme ils se présentent les pensées et les sentiments qu’il en a tirés. Il faut qu’il compare entre elles les différentes parties, qu’il les dispose de telle façon qu’on ne puisse en déplacer aucune sans affaiblir, sans obscurcir, sans déranger le tout, ni en rien retrancher sans couper dans le vif.

333. Quelle méthode doit-on suivre dans la disposition ?

Il est presque impossible de donner des règles absolues sur la méthode à suivre dans la disposition. Les indications suivantes pourront néanmoins être utiles aux commençants. Il faut d’abord avoir le début, le corps du sujet et la fin, pour bien déterminer l’ensemble et l’étendue du morceau, et ne jamais perdre de vue cette règle si simple rappelée par Horace, qui veut que le mérite d’une sage ordonnance consiste à dire d’abord ce qui doit d’abord être dit, et à réserver les autres détails pour les placer au moment favorable ; en second lieu, on doit s’efforcer de piquer la curiosité dès le commencement, afin que l’attention se soutienne grâce à cette première impression ; enfin, il importe de ménager la progression de l’intérêt, en plaçant les pensées dans un ordre de gradation qui ne permet ni de rien répéter, ni de rien dire qui n’ajoute quelque chose à ce qui précède.

334. Combien la disposition renferme-t-elle de parties ?

La disposition comprend trois parties : le commencement, appelé, selon les genres, exposition, début, exorde ; le milieu ou corps du sujet, nommé nœud, intrigue ou confirmation ; la fin ou conclusion, qui prend le nom de dénoûment ou de péroraison.

335. Qu’est-ce que l’élocution ?

L’élocution, en général, est l’énonciation de la pensée par la parole. Dans un sens particulier, l’élocution est cette partie de la littérature qui a pour objet les règles du style, et surtout le choix des mots et la facture des phrases. On peut comparer le travail de l’élocution à celui de l’architecte, quand il met la dernière main à son œuvre et la retouche avec soin dans toutes ses parties. Il s’agit ici d’appliquer les préceptes du style, les qualités des mots et des phrases, les qualités générales et particulières du style, les ornements, etc. C’est ainsi que l’élocution achève l’ouvrage de l’invention et de la disposition, et donne à la composition la vie, la grâce et la force.

336. L’élocution est-elle d’une haute importance ?

Sans doute la beauté doit se trouver tout d’abord dans la chose exprimée, comme nous l’avons dit au commencement de cet ouvrage, et le style ne serait rien par lui-même s’il ne servait de forme aux idées ; mais cette forme doit être belle aussi, le style doit être soigné, pour relever les choses de peu d’importance, et pour donner aux faits plus d’intérêt, et aux pensées plus de force et d’agrément. Une belle élocution est donc d’une haute importance ; et Buffon n’a pas craint de dire que les ouvrages bien écrits sont les seuls qui passent à la postérité. Aussi voyons-nous les plus illustres écrivains attacher un grand prix à cette partie de la composition. Ainsi, Malherbe employait des années entières à la composition et à la correction d’un morceau lyrique ; La Fontaine, dont le style paraît si facile, ne composait en prose ou en vers qu’avec beaucoup de travail, puisque telle de ses fables n’a que deux vers communs avec la première ébauche ; Bossuet corrigeait avec beaucoup de soin ses ouvrages, comme le prouvent ses manuscrits ; Buffon attendait des heures entières le mot nécessaire à sa période et à sa pensée, et il fit recopier onze fois un de ses ouvrages en y introduisant toujours d’heureux changements. Ainsi en était-il de Boileau, de Racine, de Rousseau, de M. de Bonald, etc.

337. Est-il nécessaire de réviser son travail ?

Il ne faut jamais se contenter du premier jet de l’esprit, parce que, pour les commençants au moins, il laisse toujours à désirer tant pour la valeur et la liaison des pensées que pour l’élocution. On révisera donc son travail avec soin, on examinera attentivement si le sujet a été fécondé par une sérieuse méditation, si le plan a les qualités requises, si la réflexion a présidé à l’arrangement des diverses parties de la composition, et si les règles du style ont été bien observées. Sous ce dernier rapport, on aura à parcourir chaque phrase d’un œil sévère, à l’examiner d’après les principes concernant la régularité des constructions, le nombre et l’harmonie, à raisonner, pour ainsi dire, l’emploi de chaque mot, à peser ce qu’il a de justesse, de convenance, de propriété et d’élégance. C’est ainsi qu’on évitera les répétitions, les termes impropres, les vices d’harmonie et les imperfections de tout genre qui sont le partage de ceux qu’une sotte vanité pousse à écrire avec rapidité. Tout le monde connaît les préceptes de Quintilien, d’Horace et de Boileau sur ce point.

338. N’est-il pas utile de soumettre son travail à la correction d’un autre ?

Après s’être hâté lentement dans l’exercice de la composition, après avoir révisé son ouvrage en le remettant vingt fois sur le métier , persuadé avec Quintilien que ce n’est pas en écrivant vite qu’on parvient à bien écrire, mais qu’on arrive à écrire vite en écrivant bien, le jeune littérateur soumettra son travail à la correction d’un maître, au jugement d’un ami judicieux et sincère, et écoutera avec docilité les avis du vir bonus et prudens d’Horace, de l’ ami sage, mais inflexible de Boileau. En cela, il ne fera que suivre l’exemple d’un grand nombre d’écrivains célèbres, entre autres de Tacite et de Pline le Jeune, de Boileau et de Racine, qui se corrigeaient réciproquement leurs écrits.

339. Quelles sont les différentes espèces de compositions littéraires ?

Il y a autant d’espèces de compositions littéraires qu’il y a d’objets divers que l’écrivain peut traiter. Nous donnerons dans les deux autres volumes les règles de la poésie et les principes de l’éloquence. Nous nous bornerons ici aux petites compositions auxquelles on exerce d’abord les élèves pour les initier aux secrets de l’art d’écrire. Ces exercices, qui sont très propres à former le style, ont reçu le nom de compositions secondaires, et peuvent se réduire à trois : la description, qui peint les objets ; la narration, qui raconte les faits ; la lettre, qui sert à converser par écrit. L’exposé détaillé des principes de ces diverses compositions fera le sujet des trois articles suivants.

Article II.

De la description

340. Qu’est-ce que la description en général ?

La description en général (descriptio, de scribere), est la définition de l’objet que l’on veut faire connaître. Elle le caractérise en déterminant sa nature, et en faisant connaître les attributs et les qualités qui le distinguent de tout ce qui n’est pas lui.

341. Qu’entend-on par description en littérature ?

En littérature, et surtout en poésie et en éloquence, la description n’est plus la simple définition d’un objet ; c’est la peinture, le tableau de cet objet ; et ce tableau est si animé, cette peinture est si vive, que l’on s’imagine avoir l’objet sous les yeux. L’écrivain lui donne une vie, une existence réelle ; il le peint avec des couleurs si vraies, avec des traits si naturels et si intéressants ; il le place sous un jour si frappant, qu’un peintre pourrait facilement le transporter sur la toile. La Navigation de Télémaque et le Lever du soleil sont d’excellents modèles à étudier.

342. Que faut-il pour réussir dans la description ?

Le talent de bien décrire suppose une imagination vigoureuse et un goût sûr. La description est, en effet, dit Blair, la pierre de touche de l’imagination, et fait aisément distinguer le grand écrivain de l’écrivain ordinaire. Lorsqu’un auteur médiocre entreprend de décrire la nature, ou bien il ne sait que nommer et faire connaître les choses, ou bien il n’aperçoit rien de neuf, rien de particulier dans l’objet qu’il veut peindre : l’image qu’il s’en forme est vague et confuse, et ses expressions sont en conséquence faibles et générales. L’homme de génie, au contraire, vivement impressionné par la vue de l’objet, en pénètre les véritables beautés, et le présente à nos regards sous un aspect qui frappe à l’instant l’imagination et l’échauffe. En même temps, guidé par un goût délicat, il sait toujours faire un choix harmonieux et capable d’intéresser. En effet, tout n’est pas à décrire et à peindre dans tous les objets. Il faut saisir les traits marquants, les détails pittoresques, les circonstances intéressantes.

343. Comment cet article sera-t-il divisé ?

Cet article sera divisé en deux paragraphes. Dans le premier, nous ferons connaître les règles générales du genre ; dans le second, nous nous occuperons des différentes espèces de descriptions.

§ I. — Des règles générales de la description.

344. Faites connaître les règles générales de la description.

Les règles générales de la description peuvent se réduire à quatre chefs principaux : les qualités, les ornements, le point de vue et le but.

I.

345. Quelles sont les qualités nécessaires à une bonne description ?

Une bonne description doit posséder les cinq qualités suivantes : la vérité ou la vraisemblance, l’unité, l’étendue, la convenance et la nouveauté.

346. Qu’avez-vous à dire sur la vérité et la vraisemblance dans la description ?

La vérité est la reproduction fidèle de la nature, la conformité de l’idée avec son objet, d’un récit avec un fait. La vérité est nécessaire à l’historien et à l’orateur : à l’historien, dont le devoir est de peindre un fait tel qu’il s’est passé, avec sa couleur locale, c’est-à-dire avec les circonstances particulières de temps, de lieux, de personnes ; à l’orateur qui, s’il n’est pas tenu de dire la vérité tout entière, doit la respecter scrupuleusement dans tout ce qu’il dit, sous peine de perdre la confiance de son auditoire. Dans sa description, qui est toute d’invention, le poète n’est tenu qu’à la vraisemblance, c’est-à-dire à l’apparence de la vérité. Cette qualité, vérité ou vraisemblance, est essentielle à la description.

347. Qu’avez-vous à dire sur l’unité ?

L’unité demande que toutes les parties de la description se rapportent à une même fin. Elle écarte tout ce qui serait inutile à la connaissance exacte d’une chose, et tout ce qui n’aurait pas pour but de produire l’impression que le poète et l’orateur chercheraient à exciter.

348. Quelle est l’étendue que demande la description ?

La description aura une étendue convenable, si elle renferme tous les objets qui peuvent la rendre plus intéressante. Cette étendue d’ailleurs varie suivant les circonstances. L’historien se contentera en général de quelques traits rapides et frappants. L’orateur ne cherchera jamais à intéresser uniquement l’imagination, mais il se rappellera que non seulement la description doit être un moyen de sa cause, mais que chaque trait qu’il y emploie doit servir à fortifier ce moyen. Quant au poète, comme il s’adresse surtout à l’imagination, il devra présenter souvent des descriptions ; et ces descriptions seront plus étendues, plus vives, plus éclatantes que celles de l’orateur et de l’historien. L’épopée surtout comporte, avec une étendue plus considérable, plus de richesse et de magnificence dans les tableaux, comme on peut le voir dans l’Énéide.

349. En quoi consiste la convenance dans la description ?

La convenance dans la description consiste à peindre l’objet sous les traits qui lui sont propres, de manière à le séparer nettement de toute autre chose. Il faudra donc faire connaître ses qualités particulières, ses attributs spéciaux et caractéristiques. A cette condition cependant, on pourra peindre les traits qui lui seraient communs avec d’autres objets. C’est ainsi qu’on évitera ces peintures trop générales, qui pouvant convenir également à plusieurs choses, ne conviennent en réalité à aucune.

350. En quoi consiste la nouveauté ?

La nouveauté consiste à rajeunir, par l’expression ou par le tour, des circonstances et des formes très souvent employées. Il y a, en effet, des circonstances communes, des couleurs usées, qui ont besoin d’être rajeunies pour ne pas déparer une description. Comme la nouveauté plaît à tous les hommes, il faut s’efforcer d’être neuf et de donner un air de jeunesse aux circonstances, aux couleurs et aux images qui paraissent avoir été épuisées par les écrivains. Un beau modèle en ce genre est la description d’un nid de bouvreuil, par Chateaubriand.

II.

351. Quels sont les principaux ornements que demande la description ?

Parmi les ornements de la description, on compte le choix judicieux des circonstances, les contrastes, l’art de particulariser les objets, les perspectives agréables, l’art d’animer la nature, la gradation dans l’intérêt et les ornements du style.

352. Comment faut-il choisir les circonstances ?

C’est dans le choix des circonstances que consiste le grand art de la description pittoresque. Il faut choisir des circonstances qui tendent toutes au même but, afin que l’impression faite sur l’imagination soit toute dans le même sens et complète. De plus, il convient de s’attacher aux circonstances les plus propres à caractériser l’objet décrit, à en marquer les traits d’une manière forte et prononcée, et de choisir celles qui offrent quelque chose de neuf et d’original, qui peuvent saisir l’imagination et tenir l’attention fixée. Mais la règle essentielle, c’est de reproduire les circonstances les plus importantes, les objets les plus saillants, les traits les plus intéressants, sans admettre les idées communes, les images vulgaires, les détails minutieux et inutiles. Boileau a tracé cette règle importante dans le premier chant de son Art poétique :

Un auteur quelquefois trop plein de son objet,
………………………………………… d’un détail inutile.

353. Quel est l’avantage des contrastes dans une description ?

Parmi les ornements de la description, il en est peu qui plaisent plus que les contrastes. Le contraste est une opposition très-frappante entre deux objets, deux situations, deux caractères, deux images ou deux pensées. Les contrastes ont le double avantage de varier et d’animer la description. Non seulement deux tableaux opposés de ton et de couleur se font valoir l’un l’autre ; mais, dans le même tableau, ce mélange d’ombre et de lumière détache les objets et les relève avec plus d’éclat. C’est ainsi que Le Tasse, voulant décrire le tourment de la soif qui torture les Croisés pendant une affreuse sécheresse, a soin de rappeler le souvenir des ruisseaux et des claires fontaines dont ils ont quitté les bords délicieux. Un des exemples les plus frappants de l’effet des contrastes, c’est celui des enfants de Médée caressant leur mère qui va les égorger, et souriant au poignard levé sur leur sein : c’est le sublime dans le terrible.

Cependant il faut observer dans le contraste des images que le mélange en soit harmonieux. Il en est de ces gradations comme de celles du son, de la lumière et des couleurs : rien n’est heurté, mais il y a partout transition naturelle et harmonieuse, comme dans l’arc-en-ciel dont les couleurs ne sont si douces à la vue que parce qu’elles s’allient par un doux mélange.

354. Est-il nécessaire de spécifier les objets ?

Le moyen le plus sûr d’obtenir la convenance est d’éviter, dans la description, tout ce qui est vague ou trop général. Une description qui se borne à des généralités ne peut être bonne ; car une idée abstraite n’est jamais conçue clairement, et toutes nos idées distinctes se rapportent à des objets particuliers. Tout, dans une description, doit donc être marqué et particularisé autant qu’il est possible de le faire, afin que l’esprit s’en forme une image distincte et complète. Une colline, une rivière, un lac, s’offrent plus clairement à l’imagination lorsqu’on spécifie un certain lac, une certaine rivière, une certaine colline, que lorsqu’on se sert d’une expression générale. Les bons écrivains, surtout chez les anciens, ont senti cet avantage. Dans le Cantique des Cantiques, les images sont presque toujours particularisées par la désignation précise des objets auxquels Salomon fait allusion : c’est la rose de Saron, c’est le lis des vallées, ce sont les troupeaux qui paissent sur le mont Galaad, c’est le ruisseau qui descend du mont Liban. Venez du Liban, ô mon épouse, venez de la pointe de l’Amana, du sommet du Sénir et de l’Hermon, des montagnes des léopards.

355. Est-il bon de mettre en relief l’objet le plus important ?

Dans un tableau, les personnages sont toujours disposés de manière que le plus important occupe la place principale ; et c’est pour le même personnage que sont réservées les couleurs les plus riches et les plus éclatantes. Les autres sont rangés et ornés suivant leur dignité respective. De même, dans une description, il faut placer en relief l’objet le plus intéressant et le peindre avec des couleurs plus vives et plus magnifiques. Les objets secondaires et accessoires seront placés selon leur importance ; il en sera de même pour les couleurs, qui seront plus vives ou plus légères suivant la valeur des objets.

356. Comment faut-il animer la description ?

Si l’on veut donner de l’intérêt à la description des objets inanimés, il faut toujours y introduire des êtres vivants, et surtout des êtres doués de raison. Les scènes mortes deviennent bientôt insipides, s’il ne n’y joint quelque sentiment qui y répande l’action et la vie. C’est ce que savent bien les peintres de mérite : il est très rare de voir un beau paysage sans quelque figure humaine qui anime le tableau. Le principe essentiel ici, dit excellemment M. Mazure, c’est d’animer et d’élever le tableau par la présence de l’homme avec ses sentiments et ses passions, autrement toute description n’est que décoration sans vie et sans vertu ; c’est de montrer dans les objets de cette nature que l’on décrit, l’œuvre de Dieu, le miroir de sa grandeur et de sa providence. C’est en considérant la nature sous ce haut point de vue, que certains écrivains de notre âge, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, Lamartine, ont excellé dans l’art de décrire. Delille a exprimé cette règle dans les vers suivants :

Souvent dans vos tableaux placez des spectateurs ;
Sur la scène des champs amenez des acteurs :
… Oui, l’homme aux yeux de l’homme est l’ornement du monde.

Un des plus beaux ornements des descriptions poétiques, c’est de prêter des sentiments, de la vie aux êtres insensibles et animés. L’Écriture, ainsi que la poésie profane, nous offre une foule d’exemples en ce genre.

357. Qu’avez-vous à dire sur l’intérêt dans la description ?

La description doit être intéressante, c’est-à-dire de nature à attacher, à charmer l’âme, à captiver l’attention, parce qu’elle est destinée à plaire. Comme l’intérêt ne peut pas aller du plus au moins sans dégoûter le lecteur, il faut faire en sorte qu’il se soutienne, et même, s’il se peut, qu’il suive une gradation ascendante. Grâce à cette progression, on sentira un attrait plus puissant à mesure qu’on avancera dans la lecture de la description. Si, au contraire, la fatigue et l’ennui se font sentir dans le cours du morceau, c’est une preuve certaine qu’il ne présente pas d’intérêt, et par conséquent, qu’il est défectueux.

358. Quels doivent être les ornements du style ?

Les descriptions demandent en général le style tempéré. Elles en admettent les plus beaux ornements, comme la grâce, l’élégance, les pensées vives et brillantes, les images riantes, une diction riche et variée, une marche toujours facile et coulante, des épithètes qui ajoutent une nouvelle force au tableau et servent à rendre les images plus complètes et plus distinctes. — Dans les compositions poétiques, et surtout dans l’épopée,

Soyez riche et pompeux dans vos descriptions,

tout en ayant soin d’éviter la profusion des ornements et l’enflure.

C’est là qu’il faut des vers étaler l’élégance,

et surtout l’harmonie imitative, qui produit un très bel effet dans une description.

359. Quels sont les défauts à éviter dans la description ?

Nous ne reviendrons point sur ce que nous avons dit des couleurs épuisées par un usage trop général, et de la nécessité d’éviter tout ce qui est vague et abstrait. Nous parlerons seulement ici des circonstances basses et de la diffusion ou prolixité.

D’abord, il faut éviter la trivialité des circonstances et même des expressions :

Ne présentez jamais de basse circonstance.

Il n’est donc pas permis, sous prétexte de donner à son style de l’énergie et à son tableau de la couleur locale, de présenter des expressions triviales ou révoltantes et des images dégoûtantes.

En second lieu, il faut prendre garde de délayer les pensées et de tomber dans la prolixité. On s’efforcera d’exprimer avec concision et énergie les circonstances employées dans la description, surtout s’il s’agit d’objets grands et majestueux. L’exagération et les longueurs affaiblissent toujours l’impression : on est plus vif lorsqu’on est bref. Cependant les descriptions gaies et riantes peuvent être détaillées, parce ce n’est pas la force qui en fait le principal mérite.

III.

360. Est-il important de se rendre compte du point de vue sous lequel on envisage un sujet ?

Il est d’une extrême importance pour l’écrivain de se rendre exactement compte du point de vue sous lequel il envisage un sujet ; car le même objet paraîtra tout différent selon qu’on le considérera sous tel ou tel aspect. C’est ainsi que le guerrier dont on veut faire l’éloge, apparaîtra avec l’auréole de la valeur, de l’activité, de l’audace, de la prévoyance, du don de maîtriser les hommes et les événements,

Intrépide, et partout suivi de la victoire.

Mais veut-on faire abhorrer la guerre, tout change de face : on en rappelle les maux affreux et les innombrables désastres. Ce sont

Des murs que la flamme ravage ;
Un vainqueur fumant de carnage ;
Un peuple au fer abandonné ;
Des mères pâles et sanglantes,
Arrachant leurs filles tremblantes,
Des bras d’un soldat effréné.

De même, la description d’un orage subira de grandes modifications, selon qu’elle sera faite par un agriculteur, par un touriste, ou par un navigateur, la position et les intérêts de chacun de ces personnages étant différents.

361. D’où dépend le changement de face dans l’objet à décrire ?

Le changement de face dans l’objet que l’on peint dépend surtout du moment que l’on choisit et des traits que l’on emploie. Ce moment doit être le plus favorable ; et ces détails seront les plus propres à atteindre la fin que l’on se propose. Comme presque toute la nature est mobile et que tout y est composé, l’imitation peut varier à l’infini dans les détails, comme il est facile de le voir par l’étude des tableaux divers qu’un même sujet a produits. Que l’on compare les assauts, les batailles, les combats singuliers, décrits par les plus grands poètes anciens et modernes ; avec combien d’intelligence et de génie chacun d’eux a varié ce fond commun, par des circonstances tirées des lieux, des temps et des personnes ! Combien, par la seule nouveauté des armes, l’assaut des faubourgs de Paris diffère de l’attaque des murs de Jérusalem et de celle du camp des Grecs !

Il y a une autre espèce de mobilité, qui est d’un bon secours pour déterminer l’ordre à suivre dans la description, ordre souvent si difficile à trouver, à cause de la simultanéité des différentes parties du tableau : cette mobilité est celle que l’on remarque dans les combats, les incendies, les naufrages, etc. Les divers changements qu’ils présentent indiquent l’ordre à suivre, ordre pour lequel, dans d’autres cas, il faut souvent se contenter d’un examen sur l’ensemble, suivi d’une revue des détails.

IV.

362. La description doit-elle être rattachée à quelque but moral ?

Si la description doit plaire, elle doit encore et surtout être utile. A ce que nous avons dit en parlant de la nécessité d’animer cette composition, nous ajouterons qu’il ne faut jamais, quel que soit le plaisir que l’on puisse trouver à peindre certaines scènes de la nature ou de la vie humaine, décrire seulement pour décrire, et comme en disant : Vous venez de voir la tempête ; vous allez voir le calme et la sérénité. Il faut, au contraire, avoir soin de rattacher toujours ses descriptions à quelque pensée supérieure, à quelque but vraiment utile. C’est ainsi qu’en nous montrant les scènes gracieuses ou imposantes de la nature, par exemple, les agréments du printemps, la splendeur de l’été, la tranquillité de l’automne, les horreurs de l’hiver, la tempête qui se déchaîne sur l’Océan, la foudre qui renverse les plus grands arbres des forêts, l’écrivain devra chercher à élever nos cœurs vers l’auteur de ces merveilles, en nous inspirant des sentiments de reconnaissance et d’admiration, en même temps qu’un effroi salutaire.

363. Quel était le but des anciens dans leurs descriptions ?

Jusqu’au commencement du xviiie  siècle, on avait ignoré cette manie d’écrire sans dessein d’instruire et de faire entendre des vérités morales, c’est-à-dire sans but utile. Chez les anciens, les descriptions n’étaient qu’un moyen de relever ce qu’il y avait de moral dans un ouvrage. C’est ainsi que Virgile ne décrit la tempête qui jette sur les côtes d’Afrique les Troyens bientôt arrivés en Italie, que pour intéresser le lecteur au sort d’Énée en faisant ressortir son courage. Il veut peindre le fondateur de la nation romaine luttant avec ses compagnons contre les vagues irritées et les vents en fureur, bien plus que la tempête elle-même ou le déchaînement des éléments conjurés. Cette manière d’envisager la nature et le but de la description est évidemment supérieure à celle de la plupart des poètes descriptifs du siècle dernier et du commencement de celui-ci, lesquels se contentant de décrire pour décrire, inspirent plus souvent le dégoût et l’ennui que l’intérêt.

§ II. — Des différentes espèces de descriptions.

364. De combien de manières peut-on considérer la description ?

On peut considérer la description de trois manières : 1° d’après la place qu’elle doit occuper ; 2° d’après le but que se propose l’auteur ; 3° d’après la nature des objets à décrire. L’examen de ces diverses questions fera le sujet de ce paragraphe.

I.

365. Qu’avez-vous à dire de la description considérée d’après la place qu’elle occupe ?

Considérée sous ce rapport, la description forme un morceau à part, une composition descriptive isolée et complète, comme la description d’un combat, d’un naufrage, d’une fête, d’une saison, d’un lieu, d’une personne, etc. On la trouve aussi unie à un récit, et lui servant de cadre. C’est ce que l’on voit dans les Catacombes, de Delille : la description est l’objet principal ; l’action est une source d’intérêt, et procure un moyen plus commode de passer en revue les diverses parties du tableau. Enfin, la description peut faire partie d’un ouvrage plus considérable, comme une épopée, un poème didactique, etc. Le fond du poème indique assez souvent alors l’ordre qu’il importe de suivre dans la description.

366. Quelles sont les règles propres à ces différents genres ?

Les deux premières sortes de descriptions suivent les règles générales. C’est sous cette double forme que les compositions descriptives sont données en devoir aux élèves. Quant aux descriptions qui font partie d’autres ouvrages, elles sont soumises à certaines règles particulières dont voici les principales. Elles doivent être introduites d’une manière naturelle, et amenées par les circonstances. Leur étendue doit être proportionnée à celle du poème, afin de ne point faire perdre de vue le sujet principal. Pour tendre plus efficacement au but de l’ouvrage, et pour ne pas offrir l’idée de choses étrangères, elles adopteront le caractère, le style et les couleurs du fond qui doit les recevoir.

II.

367. Combien compte-t-on d’espèces dans la description considérée d’après le but de l’auteur ?

Si on envisage la fin que peut se proposer l’écrivain, on trouve cinq espèces de descriptions : la description philosophique, la description historique, la description poétique, la description mixte, et la description oratoire.

Nous ne dirons rien de la description philosophique, qui n’est que la définition d’une chose, sinon qu’elle n’est autre que la description en général, en tant que cette dernière fait connaître exactement l’objet tel qu’il doit être dans son essence.

368. Qu’est-ce que la description historique ?

La description historique est l’exposé des choses telles qu’elles existent, comme la narration historique est l’exposé des faits tels qu’ils ont eu lieu ; et celle-là est comprise dans celle-ci toutes les fois que la description des choses contribue à rendre les faits plus vraisemblables, plus intéressants, plus sensibles. Moins vive, moins animée que la description poétique, la description historique présente cependant quelquefois des tableaux vivants dans les bons auteurs, comme on peut le voir dans le récit du cortége funèbre de Germanicus. Parmi les qualités générales de la description, il en est une qui est regardée comme absolument nécessaire ici, c’est la vérité.

369. Qu’est-ce que la description poétique ?

La description poétique consiste à peindre une chose qui n’existe que dans l’imagination, mais qui peut exister, c’est-à-dire qui est vraisemblable. Elle admet les traits les plus frappants, les couleurs les plus vives, les tableaux les plus animés, le style le plus brillant, en un mot, tous les ornements les plus magnifiques du genre descriptif. Ce qui favorise la description poétique, c’est la liberté dont jouit l’écrivain, qui peut choisir le point de vue convenable, le moment favorable, les circonstances intéressantes, les contrastes et les autres ornements. Il en est de même pour ce qui concerne le choix de l’objet lui-même, qui sera gracieux ou sombre, pathétique ou riant, selon la place que le poète lui destine et l’effet qu’il en attend.

Omnia consiliis prævisa animoque volenti.
Vida.

Une règle essentielle au poète, dit Marmontel, c’est de réserver les peintures détaillées pour les moments de calme et de relâche ; dans ceux ou l’action est vive et rapide, on ne peut trop se hâter de peindre à grands traits ce qui est de spectacle et de décoration.

370. Qu’avez-vous à dire sur la description mixte ?

La description mixte tient le milieu entre les deux précédentes. Elle repose sur un fond réel ; mais ce fond est embelli, agrandi par l’imagination. Pour le style et la vivacité des couleurs, elle devra participer de la description historique et de la description poétique, et unir la gravité et la force de la première aux ornements plus brillants de la seconde.

371. Que faut-il entendre par description oratoire ?

La description oratoire est celle qui fait partie d’un discours. Elle doit toujours tendre au but général que se propose l’orateur, c’est-à-dire concourir dans toutes ses parties à produire l’effet qu’on espère du discours. Ce serait donc une faute d’employer des traits qui ne tendraient pas à cette fin ; ce serait une faute bien plus grossière d’admettre des détails qui y seraient opposés. Comme la description poétique, la description oratoire doit mettre son objet pour ainsi dire sous les yeux ; cependant elle demande moins de vivacité dans les couleurs, et moins d’ornements dans le style, qui d’ailleurs doit s’adapter au ton général du discours. Autant le poète est prodigue de descriptions, autant l’orateur doit en être sobre. Tout ce qui, dans la description oratoire, n’intéresse que l’imagination est superflu et vicieux. Un modèle de ce genre est la description du supplice de Gavius, dans la cinquième des Verrines.

III.

372. Combien distingue-t-on d’espèces de compositions dans la description considérée d’après la nature des objets à décrire ?

On en compte autant qu’il peut se trouver d’objets à décrire. Or, on peut avoir à peindre le temps où un événement s’est passé, le lieu où il est arrivé, l’événement lui-même, l’extérieur d’un homme ou d’un animal, et les mœurs. De là, la chronographie, la topographie, la démonstration, la prosopographie et éthopée. A ces différentes sortes de description, dont le mélange est une nouvelle source de beauté et d’intérêt, nous ajouterons l’hypotypose.

373. Qu’est-ce que la chronographie ?

La chronographie (χρόνος, temps, γραφώ, je décris) est une description dans laquelle on mentionne les circonstances propres à caractériser l’époque à laquelle appartient le fait ou l’objet décrit. Voici comment La Fontaine peint l’heure de l’affût, c’est-à-dire le matin et le soir :

A l’heure de l’affût, soit lorsque la lumière
Précipite ses flots dans l’humide séjour,
Soit lorsque le soleil entre dans sa carrière
Et que, n’étant plus nuit, il n’est pas encor jour.

Fénelon décrit de la manière suivante le commencement d’un beau jour :

Cependant l’aurore vint ouvrir au soleil les portes du ciel et nous annonça un beau jour : l’Orient était tout en feu, et les étoiles, qui avaient été longtemps cachées, reparurent à l’arrivée de Phébus.

374. Qu’est-ce que la topographie ?

La topographie (τόπος, lieu) est la description détaillée, la peinture vive du lieu qui a servi de théâtre à un événement, comme un palais, un temple, une ville, un paysage, etc. Il n’y faut rien de vague, mais un choix délicat des circonstances, la beauté du coloris, l’emploi d’images toujours agréables et cependant naturelles, et autant que possible, la présence d’êtres vivants.

Nous citerons comme modèles la description du lieu où était située la grotte de Calypso, au début du Télémaque, ainsi que celles du nid de bouvreuil, dans le Génie du christianisme, de Jérusalem, dans les Martyrs, et de la chambre de Gresset, dans la Chartreuse.

375. Qu’est-ce que la démonstration ?

La démonstration a pour objet de décrire un événement, un fait particulier, comme un incendie, un combat, une tempête, etc., et de l’exposer d’une manière si vraie et si énergique, qu’on s’imagine voir réellement ce qui est dépeint. La démonstration ou description du fait se rapproche, comme on le voit, de la narration ; aussi quelques critiques lui ont-ils donné le nom de narration descriptive.

Un des morceaux les plus frappants en ce genre est la peinture de l’intérieur du palais de Priam, lorsque Pyrrhus en eut brisé les portes : At domus interior… tenent Danai quà deficit ignis. A ce modèle nous ajouterons trois descriptions de tempête : la première, remarquable par sa simplicité, se trouve au livre XIIe de l’Odyssée : Ἀλλʹ ὅτε δὴ τὴν νῆσον… ; les deux autres, plus ornées, sont de Virgile et de Fénelon : Hæc ubi dicta…, (Énéide, I) ; et : Pendant que les matelots… (Télémaque). Le récit de la prise de Jérusalem, par Voltaire, et le combat du Taureau, par Florian, peuvent aussi être cités comme exemples de démonstration.

376. Qu’est-ce que la prosopographie ?

La prosopographie (πρόσωπον, figure) est une description qui a pour objet de représenter les traits extérieurs, l’air, le maintien, la pose d’un être animé quelconque, homme ou animal.

La peinture de l’extérieur d’une personne peut répandre de l’intérêt sur un ouvrage, lorsque les traits les plus frappants sont saisis avec beaucoup de précision et de goût, et exprimés avec le coloris qu’ils demandent ; mais ces pièces n’offrant ordinairement qu’un faible fonds d’instruction, ne doivent pas être multipliées. On ne les emploie que pour peindre les personnages qui sont en première ligne dans une action, les héros que l’on célèbre en histoire, en éloquence, en poésie.

377. Citez quelques prosopographies.

Voici comment Chateaubriand représente Bossuet sur le point de prononcer l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre :

Debout dans la chaire de vérité, un prêtre seul vêtu de blanc au milieu du deuil général, le front chauve, la figure pâle, les yeux fermés, les mains croisées sur sa poitrine, est recueilli dans les profondeurs de Dieu ; tout à coup ses yeux s’ouvrent, ses mains se déploient, et ces mots tombent de ses lèvres : Celui qui règne dans les cieux, etc.

Nous citerons encore les prosopographies de Platon et d’Alexandre, par Barthélemy. Dans un autre genre, l’Écriture, Virgile, Bossuet, Buffon, Delille, Rosset, ont fait, à des points de vue différents, de belles prosopographies du cheval.

378. Qu’est-ce que l’éthopée ?

L’éthopée (ἔθος, mœurs, ποιέω, je fais, je décris) est la peinture des mœurs, du caractère, des vertus ou des vices, des qualités ou des défauts d’une personne.

Le mérite essentiel de l’éthopée est de joindre la ressemblance à la beauté des couleurs et à la délicatesse ou à la force des traits. Pour réussir dans ce genre, il faut, outre une connaissance approfondie de l’objet que l’on veut peindre, de la sûreté dans le coup d’œil, de la précision dans les idées, de la vigueur et de l’étendue dans l’esprit. L’éthopée prend tantôt le nom de portrait, tantôt le nom de caractère.

379. Qu’est-ce que le portrait ?

Le portrait est la peinture du caractère, des mœurs, des défauts ou des qualités d’un personnage en particulier. Cette description est familière au poète, à l’orateur et surtout à l’historien. Le cardinal de Retz et le duc de Saint-Simon ont tracé des portraits dans leurs Mémoires, parce qu’ils ont décrit les mœurs de personnages déterminés.

380. Les portraits ont-ils partout le même caractère ?

Le portrait a un caractère différent selon qu’il est l’œuvre de l’historien, de l’orateur ou du poète. Comme la clarté du récit demande souvent que les hommes qui exercent une grande influence sur les événements soient connus, l’historien emploie assez fréquemment le portrait. Son devoir est de présenter la vérité telle qu’elle est, c’est-à-dire de faire des portraits ressemblants et de n’employer que des couleurs naturelles. L’orateur et le poète se servent de traits plus vifs et plus brillants, et de tours plus nombreux. S’il est permis au premier de forcer un peu les couleurs, en appuyant sur les points favorables à sa cause, le second a le droit de tout oser. Non seulement il peut embellir les figures historiques, mais encore il peut en présenter de tout à fait fictives : on ne lui demande que la vraisemblance.

381. Quelles sont les qualités nécessaires aux portraits ?

Les portraits doivent se composer de traits caractéristiques et d’idées frappantes, qui, en se mêlant à des faits connus, forment pour ainsi dire un corps et non pas seulement des membres isolés, offrent un tableau ressemblant, parlent à l’imagination et peignent au lieu de raconter. Mais ces morceaux brillants doivent être courts, pour se faire remarquer et retenir aisément par cette précision, sans laquelle il ne saurait y avoir ni profondeur ni énergie. Pour réussir en ce genre, il faut avoir étudié attentivement la vie, les œuvres, l’influence du personnage que l’on veut peindre. Le portrait de Voltaire, tracé avec un burin vigoureux par M. de Maistre, peut être cité comme un des plus beaux modèles : N’avez-vous jamais remarqué… — On peut rapporter à cette espèce de description le portrait littéraire, dans lequel l’écrivain doit distinguer le ton, le talent, le génie particulier de l’auteur qu’il veut peindre. Le portrait de La Fontaine, par La Harpe, mérite d’être cité ; les couleurs y sont parfaitement assorties au sujet.

382. Qu’est-ce que le caractère ?

Le caractère (notatio) est une éthopée dans laquelle on peint, non pas une personne en particulier, comme dans le portrait, mais une espèce d’hommes, une classe d’individus ayant les mêmes goûts, les mêmes qualités, les mêmes défauts ou les mêmes manies. Le caractère ne peindra donc pas tel orgueilleux, tel paresseux, tel ambitieux en particulier, mais tous les orgueilleux, tous les paresseux, tous les ambitieux, avec les pensées, les habitudes et les vices qui sont communs à chacune de ces catégories.

Si le portrait convient à l’historien, et si l’orateur peut employer le caractère ou le portrait suivant son dessein, le poète satirique ne doit jamais se servir que du caractère ; et encore échappera-t-il difficilement à l’accusation de vouloir peindre des personnages réels, comme il est arrivé pour La Bruyère. Les règles que nous avons données pour les portraits conviennent aussi aux caractères. Les plus célèbres écrivains en ce genre sont Théophraste, La Bruyère et Vauvenargues.

383. Citez un certain nombre de portraits et de caractères.

Nous citerons les portraits de Notre-Seigneur Jésus-Christ par Chateaubriand, de Richelieu par le P. Bougeant, de Condé et de Turenne par de Retz, de Cromwell et de Retz par Bossuet, de Pygmalion par Fénelon, de la Fontaine par La Harpe, de Charles XII par de Bonald, de Démosthènes et de Bossuet par Maury, de Voltaire par de Maistre, et de Charles le Téméraire par le baron de Gerlache.

Parmi les caractères les plus remarquables, nous mentionnerons la Femme Forte de l’Écriture, le Glorieux de Théophraste, le Fat, le Docteur et l’Homme Docte de La Bruyère, le Vrai Chrétien de Massillon, le Disputeur de Rulhière, le Chevalier d’Aimé Martin, la Jeunesse du jour de Colin d’Harleville, et les Petits Savoyards.

384. Qu’est-ce que le parallèle ?

Le parallèle est une description composée de deux portraits, de deux caractères, de deux peintures, que l’on met en regard et que l’on rapproche afin de faire ressortir les rapports de similitude ou de dissimilitude qui se rencontrent entre deux personnes, deux choses, deux qualités, ou même deux états différents de la même personne. Le parallèle est, comme on le voit, une comparaison soutenue.

Il y a plusieurs manières de procéder dans cette composition ; mais le plus souvent on entremêle les points de rapport dans tout le cours du morceau. Cet exercice, agréable à l’esprit, présente cependant plus de difficultés que le caractère et le portrait, et il ne fait plaisir que lorsqu’il est juste et vrai. On doit donc en bannir sévèrement les rapprochements peu naturels ou qui viennent de trop loin, ainsi que les rapports faibles, vagues et peu prononcés. C’est l’écueil des écrivains médiocres. Le parallèle a pour résultat de rendre la pensée plus frappante et de relever les traits les plus saillants des personnes ou des choses que l’on met en regard.

385. Citez quelques parallèles.

Commençons par le parallèle du sage et de l’insensé, tel qu’il est tracé dans les Écritures :

Stultus à fenestrâ respiciet in domum ; vir autem eruditus foris stabit.

(Eccli., xxi, 26.)

Fatuus in risu exaltat vocem suam ; vir autem sapiens vix tacitè ridebit

(Eccli., xxi, 23.)

In ore fatuorum cor illorum ; et in corde sapientium os illorum.

(Eccli., xxi.)

Nous mentionnerons ensuite les parallèles de Corneille et de Racine, par La Bruyère et par Lamotte ; de Bossuet et de Fénelon dans l’affaire du Quiétisme, par d’Aguesseau ; de Turenne et de Condé, par Bossuet ; de Démosthènes et de Cicéron, par Fénelon ; de Richelieu et de Mazarin, par Voltaire ; du Français et de l’Anglais, par Thomas.

386. Qu’est-ce que la similitude ?

On donne le nom de similitude à un parallèle qui a lieu entre deux personnes ou deux choses, considérées au point de vue de leurs rapports ou de leurs ressemblances. Dans la Henriade, Voltaire fait une similitude lorsqu’il compare les Seize au limon soulevé par la violence d’une inondation terrible.

387. Qu’appelle-t-on dissimilitude ou contraste ?

La dissimilitude n’est autre chose qu’un parallèle entre deux personnes ou deux choses, considérées sous le rapport de leurs oppositions ou de leurs différences, ou entre deux situations différentes de la même personne ou de la même chose. La dissimilitude prend aussi le nom de contraste. Voici un contraste aussi bien saisi qu’élégamment rendu : c’est saint Paul, ermite, dépeint par Chateaubriand.

Aussi naïf qu’un enfant, quand il était abandonné à la seule nature, il semblait avoir tout oublié ou ne rien connaître du monde, de ses grandeurs, de ses peines, de ses plaisirs ; mais quand Dieu descendait dans son âme, Paul devenait un génie inspiré, rempli de l’expérience du présent et des visions de l’avenir. Deux hommes se trouvaient ainsi réunis dans le même homme ; on ne pouvait dire lequel était le plus admirable, ou de Paul l’ignorant, ou de Paul le prophète, puisque c’était à la simplicité du premier qu’était accordée la sublimité du second.

Nous citerons, parmi les contrastes les plus remarquables, les vers bien connus de Racine sur Sion : Déplorable Sion… ; la peinture du bonheur et du malheur de Fouquet, par La Fontaine : Vous l’avez vu naguère… ; l’idylle du Ruisseau, et le tableau du printemps et de l’hiver, par Mme Deshoulières.

388. Que faut-il pour que les contrastes soient agréables ?

La nature est remplie de contrastes, et c’est une des sources des sentiments agréables qu’elle ne cesse de nous inspirer. Une forêt majestueuse plaît à côté d’une vaste prairie ; le vallon s’embellit d’un roc escarpé, d’où tombe en cascade le ruisseau qui l’arrose. L’éloquence et la poésie doivent ordonner leurs compositions sur ce modèle. Une variété toujours renaissante en fait le charme. Elle est d’autant plus grande et cause un plaisir d’autant plus vif, que les contrastes sont plus frappants, mais aussi plus naturels, mieux préparés et plus harmonieux. Ils donnent lieu à des beautés de premier ordre, qui laissent dans l’esprit des impressions aussi délicieuses que profondes.

En effet, le propre du contraste est de faire ressortir les objets, en leur donnant plus d’éclat. On distingue mieux le nain à côté du géant, le chêne près du roseau, le pauvre à côté du riche, l’enfance en face de la vieillesse. La présence respective de ces objets les relève ou les rabaisse, et ils se renvoient comme une lumière mutuelle et réciproque, qui éclaire jusqu’au moindre des traits qui les caractérisent.

389. Qu’est-ce que l’hypotypose ?

L’hypotypose (ὑποτυπόω, mettre sous les yeux) est une description qui peint un objet quelconque, comme une tempête, une bataille, un incendie, une situation, une passion, etc. ; mais avec tant de feu, avec des couleurs si vives et si animées, des traits si énergiques et si frappants, que l’on croit avoir une vision réelle de cet objet.

L’hypotypose réunit, pour ainsi dire, tous les ornements, tout l’éclat, tout le coloris des figures. Un des caractères qui la constituent, c’est que le plus souvent les verbes employés dans la narration sont au présent, tour d’élocution qui peint les choses plus vivement.

390. Citez quelques hypotyposes.

Homère, Virgile et les grands écrivains français nous offrent une foule de tableaux de la dernière vigueur et de la plus grande vérité. Nous mentionnerons, parmi les plus remarquables, le désespoir de Didon : At trepida… ; l’embrasement de Sodome et de Gomorrhe, par Berruyer ; l’éruption d’un volcan, par Marmontel ; la peinture aussi gracieuse que touchante de l’enterrement d’une jeune fille, par Chevalier ; et la description du monstre, dans le récit de Théramène :

Cependant sur le dos de la plaine liquide,
S’élève, à gros bouillons, une montagne humide.
L’onde approche, se brise…, etc.
RacinePhèdre.

Article III.

De la narration

391. Qu’est-ce que la narration en général ?

La narration (narratio, de narus pour gnarus) est l’exposé ou le récit détaillé d’un seul événement, véritable ou fabuleux, depuis son origine jusqu’à sa conclusion. C’est avec raison qu’on l’a appelée un petit drame, ayant son exposition, son nœud et son dénoûment.

392. Expliquez cette définition.

La narration est l’exposition d’un seul événement, d’un fait unique. En effet, l’unité étant la principale source de l’intérêt, doit se rencontrer dans toute composition littéraire, quelle que soit son étendue.

L’événement est véritable ou fabuleux, parce qu’il peut avoir eu lieu réellement, ou bien avoir été imaginé par l’écrivain.

Enfin, le fait est exposé depuis son origine jusqu’à son achèvement. Il est évident qu’une narration composée de traits isolés, ou présentant un milieu sans commencement ou sans fin, ne pourrait offrir aucun intérêt. L’ennui, la fatigue et même le dégoût ne tarderaient pas à s’emparer du lecteur, si on ne lui présentait pas un tout complet, un événement avec les circonstances qui l’ont précédé, accompagné ou suivi.

393. Que faut-il pour bien narrer ?

Si la description, qui est l’exposé des choses, demande une imagination puissante et vivement frappée par l’objet à décrire, la narration, qui est l’exposé des faits, exige beaucoup de naturel dans l’esprit et de fidélité dans l’imagination. Pour bien narrer, c’est-à-dire pour raconter un fait de manière à instruire et à plaire, il faut bien se pénétrer de son sujet, s’en faire une idée très nette et très exacte, et exercer son esprit à suivre les mouvements de l’action. Il est donc nécessaire d’étudier, de méditer attentivement son sujet, et d’examiner avec soin les personnages, les circonstances et les détails, afin de respecter la vérité de l’histoire et de donner à la fiction les couleurs de la vérité. — Le narrateur, s’il veut réussir, devra encore connaître parfaitement toutes les règles générales et particulières qui concernent ce genre de composition, ainsi que les développements et ornements qu’il comporte.

394. Comment cet article sera-t-il divisé ?

Nous diviserons cet article en quatre paragraphes : dans le premier, nous exposerons les qualités générales de la narration ; dans le second, nous parlerons des différentes parties qui la composent ; dans le troisième, nous ferons connaître ses différentes espèces ; enfin, le quatrième sera consacré aux ornements et au style.

§ I. — Des qualités générales de la narration.

395. Quelles sont les qualités nécessaires à la narration ?

Le narrateur, comme tout écrivain, doit avoir pour but d’instruire et de plaire. Mais tous les faits indistinctement ne méritent pas d’être rapportés ; ceux-là seulement qui ont quelque importance, qui présentent quelque agrément et un fonds d’instruction, peuvent faire la matière d’une narration. De plus, les faits qui méritent d’être racontés doivent être présentés et exprimés de manière à plaire et à persuader. Si le fait doit être choisi, la narration doit donc aussi posséder certaines qualités. Or, elle réussira à plaire, si elle est une, brève, intéressante et agréable ; et elle instruira, si elle est claire et vraisemblable.

396. Montrez la nécessité de l’unité dans la narration.

L’unité, qui est le principe fondamental de toute composition littéraire et artistique,

… Sit quodvis simplex duntaxat et unum,
Horace

n’est pas moins nécessaire à la narration qu’au drame et à l’épopée. Sans cette qualité, qui ramène tous les détails à un point culminant, à une seule et même action, l’esprit ne saurait où porter son attention ; et l’intérêt étant partagé entre plusieurs objets, s’évanouirait bientôt. Cependant cette unité d’action est loin d’exclure les épisodes et les ornements ; car le grand art du narrateur est de savoir unir la variété à l’unité.

Si l’action doit être une, elle doit aussi être entière. Il faut donc que l’écrivain fasse un récit complet, sans rien omettre d’important.

397. En quoi consiste la brièveté de la narration ?

La brièveté de la narration consiste, non pas précisément à raconter le fait en peu de mots, mais à ne rien dire d’inutile, et à commencer et à finir où il convient. Un récit de deux pages est court, s’il ne contient que ce qui est nécessaire ; un récit de vingt lignes est trop long, s’il peut être renfermé dans dix. Il faut donc admettre toutes les circonstances nécessaires ou utiles au sujet, tous les détails intéressants ; mais rejeter toutes les particularités qui ne vont pas droit au but qu’on se propose, tous les incidents superflus, et ne pas noyer dans une foule d’expressions ce qui peut être renfermé dans quelques mots, d’après ce principe :

Soyez vif et pressé dans vos narrations.

398. Éclaircissez cette question par des exemples.

Le moyen de paraître court, même dans la narration la plus longue, c’est d’y semer à propos quelques ornements, et de l’enrichir de circonstances importantes, de traits agréables, piquants et remplis d’intérêt. Pour se faire une idée de la brièveté qui convient à la narration, on peut comparer deux fables composées sur le même sujet, La Mort et le Bûcheron, par La Fontaine et par Boileau. La fable de La Fontaine est plus étendue, et cependant elle paraît moins longue.

Le récit de la nuit affreuse que Molina passa dans la caverne des serpents est un beau modèle de brièveté : pas une idée de trop, pas un mot inutile : tout est nécessaire pour la perfection du tableau.

399. Qu’est-ce que l’intérêt dans la narration ?

Dans la narration, on entend par intérêt ce qui est propre à exciter l’attention, à charmer l’imagination, à toucher le cœur, à attacher l’âme aux faits que l’on raconte. Une règle essentielle, c’est que l’intérêt aille toujours croissant jusqu’à la fin. Le grand art consiste donc à faire naître et à augmenter sans cesse dans l’esprit du lecteur le désir de connaître le dénoûment.

Il y a dans toute narration deux sortes d’intérêt : l’intérêt du sujet ou intérêt naturel, qui dépend de l’importance de l’événement, comme la bataille de Waterloo, la prise d’Alger ; et l’intérêt de l’art ou de la composition, appelé intérêt artificiel, qui résulte du talent et de l’habileté que l’auteur déploie dans l’invention, dans la disposition et dans l’élocution.

Nous citerons comme modèles d’intérêt progressif le récit du sacrifice proposé à Eudore, la caverne des serpents au Pérou, et la mort de Turenne, par Mme de Sévigné.

400. En quoi consiste l’agrément ?

L’agrément consiste dans l’emploi des ornements qui conviennent au sujet, comme les contrastes, les épisodes, les réflexions, quelques courtes peintures de faits, de lieux ou de personnes, et le style.

L’agrément est surtout nécessaire à la narration poétique qui, sans cette qualité, ne pourra réussir à plaire. Le poète emploiera donc toutes les beautés du langage, la finesse, la richesse, la magnificence, les figures, les pensées nobles ou profondes, les tours vifs, élégants et variés.

401. La clarté est-elle nécessaire à la narration ?

La narration, ayant pour but d’instruire en même temps que d’intéresser, doit être facile à comprendre, et par conséquent très claire. Or, la narration sera claire, si on y marque si distinctement les circonstances, les temps, les lieux, les personnes, que tout cela ne fasse qu’un tableau, où l’esprit voie tous les objets sans les confondre ; si les faits y sont racontés de suite, sans interruption et dans l’ordre réel ou probable des choses et des temps ; enfin, si l’on n’emploie que des expressions propres et usitées, mais sans recherche, sans trivialité et sans équivoque.

402. Qu’est-ce que la vraisemblance ?

Pour instruire complètement, pour persuader, il faut encore que la narration porte l’empreinte de la vérité, qu’elle soit vraisemblable. Le vrai même, pour être cru, a besoin de vraisemblance. Il faut donc examiner si l’on ne dit rien qui choque le bon sens, et exposer l’événement de manière à faire croire qu’il est arrivé, en faisant connaître ses causes et ses motifs, ainsi que les circonstances qui l’ont accompagné. La narration possédera les couleurs de la vraisemblance, dit Cicéron, si elle s’accorde avec le caractère, l’intérêt, la condition, les mœurs des personnages, avec les circonstances des temps et des lieux, avec les opinions, les lois, la religion et les usages des différents peuples.

§ II. — Des différentes parties de la narration.

403. Combien y a-t-il de parties dans une narration ?

On compte trois parties dans toute narration : l’exposition, le nœud et le dénoûment. Ces trois parties forment ce qu’on appelle la disposition.

I.

404. Qu’est-ce que l’exposition ?

L’exposition est le commencement, le début de la narration. C’est là que l’écrivain, pour faciliter l’intelligence du récit et exciter la curiosité et l’intérêt, fait connaître les circonstances relatives au lieu de la scène, au temps où s’est passé l’événement, au caractère des personnages, et explique les antécédents historiques lorsqu’ils doivent contribuer à éclairer l’ensemble.

405. Quelles sont les qualités nécessaires à l’exposition ?

L’exposition doit être, en général, claire, simple et brève. Plus rarement elle est relevée ou piquante. Les trois premières qualités conviennent à l’exposition ordinaire, qu’on peut appeler début simple ; les deux autres constituent le début pompeux et le début dramatique.

406. Faites connaître les qualités de l’exposition ordinaire.

Destinée à répandre la lumière et l’intérêt dans toute la narration, l’exposition doit surtout se faire remarquer par la clarté. On devra donc y faire connaître les circonstances préliminaires sans détour et avec la plus grande netteté. Pour cela, il faut que l’exposition sorte du fond du sujet comme une fleur de sa tige.

Elle doit être simple, afin de disposer le lecteur à la bienveillance, et de permettre à l’auteur de s’élever à mesure qu’il avance, pour rendre l’intérêt de plus en plus vif. Boileau a exposé ce précepte après Horace et La Fontaine :

Que le début soit simple et n’ait rien d’affecté.

Enfin l’exposition doit être brève ou rapide, parce qu’elle n’est qu’une partie accessoire de la narration. Ainsi, on n’y admettra point de longs détours et des préliminaires interminables, et on évitera de prendre le fait de trop haut, de remonter jusqu’au déluge et à l’origine du monde, comme le fait l’avocat des Plaideurs, à l’occasion d’un chapon dévoré par un chien.

Le début du combat des Thermopyles, par Barthélemy, est un bon modèle d’exposition simple.

407. Qu’avez-vous à dire sur l’exposition pompeuse ? L’exposition prend quelquefois l’essor, et admet l’élévation, la pompe et la magnificence. Elle peut avoir ce caractère dans les sujets graves et d’un grand intérêt. Dans les Animaux malades de la peste, La Fontaine nous donne en même temps un modèle d’exposition pompeuse, et un exemple de circonstances antérieures à l’action :

Un mal qui répand la terreur,
………………………………………………
Faisait aux animaux la guerre.
… Le lion tint conseil, et dit…

La fin de l’exposition est indiquée par le changement de temps.

408. Qu’est-ce que l’exposition dramatique ?

L’exposition est dramatique ou piquante lorsqu’on jette brusquement le lecteur ou l’auditeur au milieu des faits comme s’ils étaient déjà connus :

               In medias res
Non secùs ac notas auditorem rapit.
Horace.

Cette exposition a pour effet de surprendre, d’étonner, d’impressionner d’une manière aussi forte qu’agréable. L’attention est d’autant plus fortement saisie et la curiosité plus vivement excitée qu’il reste plus de choses à apprendre. Cette manière de commencer un récit demande beaucoup d’habileté et d’art, parce qu’elle a l’obscurité à redouter. L’écrivain doit savoir revenir sans effort sur les détails que, dans une exposition simple, il aurait donnés dès le commencement. De plus, elle ne convient qu’aux sujets sérieux et d’une haute importance ; car après un début majestueux et saisissant, l’écrivain doit se soutenir et répondre à l’attente qu’il a excitée, en répandant un vif intérêt sur toute la suite du récit, ce qui ne pourrait avoir lieu dans un sujet ordinaire et peu intéressant.

409. Citez un modèle de début dramatique.

Nous trouvons un admirable modèle de début dramatique dans le récit de la mort de Jeanne d’Arc, par Casimir Delavigne. Ce fait, déjà si intéressant par lui-même, le devient beaucoup plus encore par la manière saisissante dont il est présenté :

A qui réserve-t-on ces apprêts meurtriers ?
        Pour qui ces torches qu’on excite ?
        L’airain sacré tremble et s’agite…
D’où vient ce bruit lugubre ? Où courent ces guerriers
Dont la foule à longs flots roule et se précipite ?
        La joie éclate sur leurs traits ;
        Sans doute l’honneur les enflamme ;
Ils vont pour un assaut former leurs rangs épais :
        Non, ces guerriers sont des Anglais
        Qui vont voir mourir une femme !

410. N’y a-t-il pas d’autres sortes d’exposition ?

Outre l’exposition ordinaire ou simple qui fait connaître sans recherche et sans pompe ce qui est nécessaire à l’intelligence du récit, outre l’exposition pompeuse et l’exposition dramatique, on en compte deux autres dont nous dirons quelques mots. Le début est quelquefois tiré d’une circonstance locale : il est alors de nature à intéresser vivement ; mais il faut que le récit se maintienne ensuite à la même hauteur. Une règle essentielle dans ces diverses expositions, c’est qu’elles doivent préparer l’esprit au dénoûment, mais sans l’annoncer et sans le laisser entrevoir. — On peut aussi faire connaître dès le commencement ce qui doit arriver ; mais ce procédé ne doit être employé que dans le cas très rare où l’événement est certainement de nature à exciter l’intérêt par lui-même ou par la manière dont il arrive à son dénoûment. Au reste, c’est la nature de l’action qui détermine le genre d’exposition qu’il convient d’adopter.

II.

411. Qu’est-ce que le nœud ?

Le nœud ou corps du récit est la partie de la narration où sont mis en rapport les différents personnages qui y jouent un rôle, et les diverses circonstances ou faits partiels dont elle se compose. C’est là que les intérêts se heurtent, que les obstacles et les dangers se multiplient et s’accroissent, que les circonstances et les incidents acquièrent un nouveau degré d’intérêt, et que la situation respective des personnages s’embarrasse et se complique de telle sorte que l’esprit du lecteur soil fortement attaché à l’action, et qu’il ne cesse d’être dans l’incertitude relativement à la nature du dénoûment.

412. D’où dépend l’intérêt du nœud ?

C’est dans cette complication d’incidents que réside l’intérêt toujours croissant de la narration, et que se manifeste le talent du narrateur. Pour bien nouer l’action, il faut éviter les détails superflus et les circonstances inutiles qui ralentiraient la marche du récit, et surtout tenir les esprits vivement en suspens jusqu’à la fin, parce que, lorsque le dénoûment est prévu, on ne peut plus compter sur le plaisir de la surprise. L’écrivain, tout en évitant de laisser languir le récit, suivant ces paroles : Semper ad eventum festinat , s’efforcera donc de le suspendre, en intéressant vivement le lecteur, et en le tenant continuellement comme partagé entre la crainte et l’espérance, jusqu’à ce qu’une surprise agréable, une impression profonde ou une catastrophe inattendue vienne graver dans son esprit le fait ou la leçon morale qu’il faut retenir. Cependant, il faut que l’action marche naturellement, et qu’elle se développe sans embarras et sans obscurité, afin que l’esprit puisse en suivre facilement le progrès et l’ensemble. C’est pourquoi le narrateur devra s’efforcer d’exposer clairement les circonstances de temps, de lieux, de personnes, et de donner un lien au récit en mettant toujours en relief le personnage principal.

413. Citez un modèle de nœud.

Le récit de la mort de Turenne, par Mme de Sévigné, nous offre un admirable modèle de nœud. L’auteur, après avoir décrit scrupuleusement le lieu de la scène, ainsi que la situation des personnages secondaires relativement à son héros, rappelle les paroles échappées à Turenne, et nous le montre prenant des précautions inaccoutumées, comme pour nous donner le change sur le sort qui l’attend, et frapper un coup plus terrible, lorsque la catastrophe arrivera. C’est ainsi que l’attention est vivement émue, et l’action nouée avec une extrême habileté. Ce qui rend ce morceau plus admirable, c’est qu’il ne renferme que des traits historiques, qui ne pouvaient être imaginés ou disposés arbitrairement.

Il monta à cheval le samedi à deux heures, après avoir mangé ; et comme il avait bien des gens avec lui, il les laissa tous à trente pas de la hauteur où il voulait aller, et dit au petit d’Elbeuf : Mon neveu, demeurez-là ; vous ne faites que tourner autour de moi, vous me feriez reconnaître. M. d’Hamilton qui se trouva près de l’endroit où il allait, lui dit : Monsieur, venez par ici ; on tirera du côté où vous allez. — Monsieur, lui dit-il, vous avez raison ; je ne veux point du tout être tué aujourd’hui ; cela sera le mieux du monde. Il eut à peine tourné son cheval, qu’il aperçut Saint-Hilaire, le chapeau à la main, qui lui dit : Monsieur, jetez les yeux sur cette batterie que je viens de faire placer là. M. de Turenne revint, et dans l’instant, sans être arrêté, il eut le bras et le corps fracassés du même coup qui emporta le bras et la main qui tenaient le chapeau de Saint-Hilaire. Ce gentilhomme ne le voit point tomber ; le cheval l’emporte où il avait laissé le petit d’Elbeuf. Il était penché le nez sur l’arçon. Dans ce moment, le cheval s’arrête, le héros tombe entre les bras de ses gens ; il ouvre deux fois de grands yeux et la bouche, et demeure tranquille pour jamais.

III.

414. Qu’est-ce que le dénoûment ?

Le dénoûment ou la fin est le point où l’on voit s’accomplir la solution du nœud, c’est-à-dire la cessation des difficultés et des complications qui, dans le corps du récit, ont vivement provoqué le désir de connaître l’issue de l’action. Ainsi, le dénoûment est la partie de la narration où l’on fait connaître le résultat heureux ou malheureux de l’événement.

415. Quelles sont les qualités du dénoûment ?

Le dénoûment doit avoir été préparé par ce qui précède, tout en restant imprévu ; il doit répondre complètement à l’attente, c’est-à-dire s’accorder avec les promesses du début ; enfin, il doit s’arrêter à temps. Le dénoûment a donc besoin d’être naturel et déguisé, digne de ce qui précède, et bref mais complet.

416. Montrez que le dénoûment doit être naturel et imprévu.

La première qualité du dénoûment est qu’il soit naturel ou bien préparé, c’est-à-dire amené sans effort par l’exposition et par le nœud, de manière à paraître comme né de l’action, et en être la conclusion logique. Mais, en même temps, le dénoûment doit être déguisé ou imprévu, parce que l’intérêt ne se soutient qu’autant que l’âme est comme suspendue entre l’espérance et la crainte. Or, si le dénoûment est prévu, il n’y a plus de crainte ni d’espérance, par conséquent, il n’y a plus d’intérêt.

417. Le dénoûment doit-il répondre à ce qui précède ?

L’intérêt devant suivre une progression ascendante,

Non fumum ex fulgore, sed ex fumo dare lucem,

il faut que le dénoûment satisfasse l’esprit, en répondant à l’exposition et aux promesses de l’auteur. Sans cela, le dénoûment, qui est une partie importante de la narration, n’est plus digne de ce qui précède.

Parturient montes : nascetur ridiculus mus.
La montagne en travail enfante une souris.

Il y a cependant une exception à cette règle ; c’est lorsqu’il s’agit d’un dénoûment badin que le sérieux des parties qui précèdent fait mieux ressortir, comme l’aventure du joaillier de Gallien, et la fin du sonnet de Scarron sur une montagne gigantesque.

418. Le dénoûment doit-il être rapide ?

Des trois parties de la narration, le dénoûment est celle qui demande le plus de rapidité. Le résultat de l’événement une fois connu, l’intérêt est épuisé, la curiosité satisfaite ; et le lecteur, instruit de tout ce qu’il désirait savoir, regarderait comme inutile et fastidieux ce que l’on pourrait ajouter :

Tout ce qu’on dit de trop est fade et rebutant ;
L’esprit rassasié le rejette à l’instant.

Le narrateur s’efforcera donc d’éviter en ce moment décisif les longueurs, les développements et les retours sur les détails du fait, à moins toutefois qu’il n’ait encore à exposer quelque circonstance importante qui complète la narration.

La Fontaine n’a pas toujours observé cette règle. Ainsi, dans la Laitière et le Pot au lait, la narration est terminée après ce beau vers qui contient un dénoûment si complet et si agréable :

Le lait tombe : adieu veau, vache, cochon, couvée.

Les six vers qui suivent ne font que retarder la moralité, et sont par conséquent tout à fait dénués d’intérêt.

Cependant, il peut arriver que les personnages aient été assez intéressants pour que l’on désire savoir ce qu’ils sont devenus. Dans ce cas, le narrateur le fera connaître très brièvement ; et le récit aura un complément qu’on appelle achèvement.

419. Citez un modèle de dénoûment.

Chateaubriand a admirablement préparé le dénoûment dans le récit du sacrifice proposé à Eudore. Ce jeune martyr a déjà souffert d’horribles tourments pour la défense de la foi ; il est même disposé à subir le dernier supplice pour la cause glorieuse qu’il soutient. Mais il reçoit une lettre dans laquelle le juge Festus lui annonce que son épouse Cymodocée est condamnée aux lieux infâmes, et que le seul moyen qui lui reste pour la sauver est de sacrifier aux dieux. La tentation est terrible, que va-t-il faire ?

Eudore s’évanouit ; on s’empresse autour de lui ; les soldats qui l’environnent se saisissent de la lettre ; le peuple la réclame un tribun en fait lecture à haute voix ; les évêques restent muets, consternés ; l’assemblée s’agite en tumulte. Eudore revient à la lumière ; les soldats étaient à ses genoux, et lui disaient : Compagnon, sacrifiez ! Voilà nos aigles à défaut d’autels. Et ils lui présentaient une coupe pleine de vin pour la libation. Une tentation horrible s’empare du cœur d’Eudore. Cymodocée aux lieux infâmes !… La poitrine du martyr se soulève ; l’appareil de ses plaies se brise, et son sang coule en abondance. Le peuple, saisi de pitié, tombe lui-même à genoux, et répète avec les soldats : Sacrifiez ! Sacrifiez ! Alors Eudore d’une voix sourde : Où sont les aigles ? Les soldats frappent leurs boucliers en signe de triomphe, et se hâtent d’apporter les enseignes. Eudore se lève, les centurions le soutiennent. Il s’avance aux pieds des aigles, le silence règne parmi la foule ; Eudore prend la coupe, les évêques se voilent la tête de leurs robes, les confesseurs poussent un cri, la coupe tombe des mains d’Eudore ; il renverse les aigles, et se tournant vers les martyrs, il dit : Je suis chrétien !

On voit que la résolution que prend Eudore est ignorée jusqu’à la fin. On frémit quand il demande les aigles ; on est pressé de douleur en entendant le cri des martyrs. Mais quand ce cri a ramené le héros à son devoir, et qu’il a prononcé ces mots : Je suis chrétien ! le cœur est déchargé d’un poids qui l’accablait.

§ III. — Des différentes espèces de narration.

420. Combien peut-on distinguer d’espèces de narration ?

La définition de la narration, en faisant mention de faits véritables et d’événements supposés, indique les deux principales sortes de narration : la narration historique et la narration fabuleuse. A ces deux genres de récits se rattachent plusieurs autres espèces de narration, parmi lesquelles nous citerons la narration mixte, la narration oratoire, la narration badine, et la narration légende. Nous dirons quelques mots de chacune de ces variétés du récit.

i.

421. Qu’est-ce que la narration historique ?

La narration historique est l’exposé exact et fidèle d’un événement véritable, c’est-à-dire, suivant Le Batteux, un exposé qui rend tout l’événement, et qui le rend tel qu’il s’est passé : car, s’il le rend plus ou moins, il n’est pas exact ; et s’il le rend autrement, il n’est pas fidèle. Ainsi la narration historique n’admet pas la fiction.

422. Quel est le but de la narration historique ?

Le but de l’histoire, et par conséquent de la narration historique, est de démêler la vérité dans les faits dignes de mémoire, et d’en perpétuer le souvenir en ce qu’il a d’intéressant et d’instructif. De tous les attributs, le plus essentiel à l’histoire, c’est donc la vérité, et la vérité intéressante.

423. Quelles sont les qualités propres à la narration historique ?

Outre les qualités générales de la narration, et surtout la clarté, l’ordre et la liaison, nécessaires pour le plaisir et pour l’instruction du lecteur, et qui dépendent en grande partie de l’unité de plan et de composition, ainsi que de l’art important de ménager les transitions, outre la gravité du ton et du style dont nous parlerons plus loin, la narration historique demande la vérité exposée avec intérêt, l’impartialité et la moralité.

424. Quel est le style qui convient à la narration historique ?

La narration historique demande généralement un style grave, simple, clair et pur. Également éloignée d’un langage bas et populaire et d’une diction ambitieuse et affectée, moins véhémente que la narration oratoire et moins colorée que la narration fabuleuse, la narration historique a cependant sa couleur et sa lumière, et elle sait s’élever et se diversifier selon la nature des événements. C’est ainsi que le style historique, toujours coupé et dégagé des longues phrases et de ces périodes qui tiennent l’esprit en suspens, sera rapide, énergique, plein de chaleur, quand il s’agira de raconter de grandes scènes de l’humanité, comme une sanglante bataille, les ravages de la guerre, de la peste, etc. ; gracieux, brillant et fleuri, pour retracer les fruits heureux de la paix et le bonheur des peuples ; vif, pressé et empreint d’une teinte d’indignation, quand il faudra peindre un personnage odieux et méprisable, un prince qui aura été la honte du trône et le fléau de son peuple. La narration historique admet comme ornement des réflexions tirées du fond du sujet, et des faits épisodiques qui jettent de la variété dans l’ensemble et font ressortir l’action principale.

425. Où trouve-t-on les plus belles narrations historiques ?

Après les inimitables modèles que nous présente la Bible, comme la vie des patriarches, l’histoire de Joseph, celle de Tobie, la Passion du Sauveur, nous mentionnerons, chez les Grecs, les récits d’Hérodote et de Thucydide ; chez les Latins, Salluste, le premier des Romains qui appliqua l’éloquence à l’histoire, Tite-Live, dont le style est toujours tempéré, Tacite qui semble avoir un fer brûlant pour flétrir le vice et le crime, et les couleurs les plus suaves pour représenter la vertu ; chez nous, Bossuet qui s’élève souvent jusqu’au style sublime, et Mme de Sévigné dont le talent de narrer est connu de tout le monde.

Parmi les narrations historiques les plus remarquables, nous citerons le passage de la mer Rouge, au chapitre xive de l’Exode ; le combat des Horaces et des Curiaces, par Tite-Live ; la mort de Vitellius, par Tacite ; le passage des Alpes par François Ier, de Gaillard ; les dernières années et la mort d’Alexandre, et la fondation de l’empire Romain, par Bossuet ; la mort de Turenne et celle de Vatel, par Mme de Sévigné ; le combat de Thermopyles, et la peste d’Athènes, par Barthélemy.

II.

426. Qu’est-ce que la narration fabuleuse ?

La narration fabuleuse ou poétique est l’exposé d’un événement feint, mais vraisemblable.

Tandis que la narration historique ne prend que la vérité pour guide, la narration fabuleuse ne vit que de fictions et ne connaît d’autres bornes que celles de la possibilité et de la vraisemblance. Elle est l’œuvre de l’imagination : le fond des choses, la disposition, la forme, tout est à la disposition de l’écrivain. La narration fabuleuse n’est pas pour cela affranchie de toute règle. Outre les qualités générales de la narration, elle demande une vraisemblance frappante, un intérêt d’autant plus vif que le narrateur est plus libre de disposer les faits comme il lui plaît, et un agrément soutenu produit par les ornements et les richesses du langage.

427. Comment le but de la narration fabuleuse peut-il être atteint ?

La narration fabuleuse cherche à plaire au lecteur en excitant son admiration, en occupant en même temps la raison, l’imagination et l’esprit, en touchant le cœur et en faisant éprouver à l’âme une suite de sensations de plus en plus délicieuses. Tout s’embellit et s’anime sous le pinceau du poète : il est inspiré ; tout est présent devant lui ; les pensées et les expressions nobles et hardies sont toujours de son ressort, ainsi que les comparaisons, les descriptions, les métaphores, le pathétique, le gracieux, le sublime, tous les ornements du langage et toutes les variétés du style que le goût peut permettre. Le plus souvent, les narrations fabuleuses sont écrites dans le style tempéré.

428. Citez quelques narrations fabuleuses ?

Nous citerons, parmi les plus belles narrations fabuleuses, l’intéressante histoire de Philémon et de Baucis, si bien traduite par La Fontaine ; la descente d’Orphée aux Enfers, dans les Géorgiques, et la mort d’Hippolyte, dans la tragédie de Phèdre. Ce dernier récit a été critiqué par Fénelon et par Marmontel qui l’ont trouvé trop pompeux et trop long pour la circonstance qui en est l’objet ; cependant il restera comme un chef-d’œuvre de narration fabuleuse. Nous mentionnerons encore la mort de Laocoon, au IIe livre de l’Énéide ; la mort de Polyphonte, par Voltaire ; le combat entre Mérovée et un guerrier gaulois, par Chateaubriand.

III.

429. Qu’est-ce que la narration mixte ?

La narration mixte ou amplifiée est le récit d’un événement véritable, présenté avec des détails, des circonstances, des réflexions, des tableaux imaginaires, mais vraisemblables et intéressants. La narration mixte, consistant à embellir, à agrandir un fait réel, tient comme on le voit, de la narration historique et de la narration fabuleuse. Nous montrerons plus loin que les qualités qu’elle demande participent de ces deux genres.

430. Quel est l’avantage de la narration mixte ?

Cette narration est très utile pour exercer les jeunes gens à la composition. En effet, l’élève qui se forme à l’art d’écrire ne cherche pas seulement à acquérir la correction dans le style et la rectitude dans les appréciations et les jugements, c’est-à-dire les qualités nécessaires à l’historien ; il doit encore s’appliquer à exercer la faculté créatrice de son esprit et à donner l’essor à son imagination, afin de devenir capable d’embellir et d’amplifier un fait, et de présenter un personnage sous un point de vue plutôt que sous un autre. Mais le récit historique ne peut jamais s’écarter de la vérité, et d’autre part, le récit fabuleux demande trop de vigueur de conception. D’ailleurs, cette composition, tout en n’exigeant pas un examen aussi sérieux des faits que le genre historique, fournit cependant aux jeunes littérateurs l’occasion d’exercer leurs facultés intellectuelles et de mettre à profit les études qu’ils ont faites.

431. Quel doit être le style de la narration mixte ?

La narration mixte ayant pour objet d’embellir un fait réel et d’intéresser le lecteur en même temps que de l’instruire, admettra les ornements qui lui seront fournis par une imagination sage et fleurie, et qui seront de nature à rendre le récit intéressant et agréable. Participant de la narration historique et de la narration fabuleuse, la narration amplifiée portera la marque de cette double origine pour le style comme pour le fond, et unira les beautés et les ornements de la poésie à la simplicité et à la gravité de l’histoire.

Nous mentionnerons en ce genre les narrations suivantes : l’élévation d’Esther, par Racine ; la vie de Jeanne d’Arc, par d’Avrigny ; sa mort, par Casimir Delavigne ; Sophocle accusé par ses fils et sauvé par son génie, de Millevoye ; les missions du Paraguay et la tempête au désert, par Chateaubriand.

IV.

432. Qu’est-ce que la narration oratoire ?

La narration oratoire est l’exposé d’un fait dans la marche du discours. L’historien et l’orateur narrent l’un et l’autre. Mais le premier ne consulte que le seul intérêt de la vérité. L’orateur y joint la considération de ce que demande l’intérêt de sa cause. Sans détruire la substance du fait, il le présente sous des couleurs favorables ; il insiste sur les circonstances qui lui sont avantageuses et les met dans le plus beau jour ; il écarte ou adoucit celles qui seraient odieuses ou choquantes.

433. Quelles doivent être les qualités de la narration oratoire ?

La narration oratoire demande surtout la brièveté. Par conséquent, elle exclut les antécédents repris de trop loin, les circonstances triviales, les détails superflus et les longues réflexions. — Quant au style, il doit être en général naturel, simple et facile. C’est ce qui a lieu dans le plaidoyer où l’on discute une question d’intérêt, et parfois dans l’oraison funèbre. Cependant, dans ce dernier genre de discours, l’orateur ayant pour but d’émouvoir ses auditeurs et de leur donner une haute idée de son héros, s’efforce le plus souvent de faire de chacun de ses récits autant de tableaux animés, brillants et pathétiques. Ces qualités se font remarquer dans le récit de la bataille de Fribourg, et dans le passage de l’Oraison funèbre de Louis XIV où Massillon rappelle la mort de plusieurs membres de la famille royale.

Nous citerons, dans le genre oratoire, la bataille de Rocroi ; la mort de Turenne, par Fléchier ; le combat naval de Duguay-Trouin, par Thomas ; le massacre des prêtres renfermés dans l’église des Carmes, par Legris-Duval, et la mort du duc d’Enghien, par Frayssinous.

V.

434. Qu’est-ce que la narration badine ?

La narration badine est l’exposé d’un fait amusant, véritable ou supposé. Elle semble avoir pour but ordinaire de plaire et de récréer : les leçons morales qu’elle renferme doivent être présentées délicatement et cachées sous les fleurs. Le conte en prose n’est autre chose qu’une narration badine.

435. En quoi consiste le mérite de la narration badine ?

Le mérite de la narration badine consiste dans la forme, dans l’art de dire des riens d’une manière gracieuse, vive et légère. Pour exciter l’attention, piquer la curiosité et amuser le lecteur, la narration badine demande des traits heureux et spirituels, des tours choisis mais naturels, des descriptions agréables, de l’esprit sans recherche, un style simple et piquant, une sorte de négligence douce et facile, mais sans trivialité et sans incorrection.

Les narrations badines les plus remarquables sont, outre les contes de Perrault destinés aux amusements du premier âge, l’aventure de Canius judicieusement appréciée par Rollin ; les lettres de Mme de Sévigné sur le maréchal de Grammont et sur Lauzun ; l’alchimiste, par Montesquieu ; le dîner de l’abbé Cosson, par Berchoux, et le chapeau, par le vicomte Walsh.

VI.

436. Qu’est-ce que la narration légende ?

La narration légende est l’exposé d’un événement religieux, choisi dans les siècles de foi simple et naïve où les esprits avaient une propension très prononcée pour les faits extraordinaires et merveilleux.

Nous mentionnerons, en ce genre, le Cierge de la châtelaine, par l’abbé Darras ; la légende de la Croix et celle du Juif-Errant.

437. Quel est le devoir de l’écrivain dans la narration légende ?

Le sujet de la narration légende telle que nous l’entendons ici, se composant de tout ce que le peuple des âges de foi vive avait recueilli dans ses souvenirs ou poétisé dans son imagination, l’écrivain, bien loin de faire usage d’une critique excessive, devra chercher à se bien pénétrer des sentiments et de l’esprit de ces époques naïves et à paraître en partager l’aimable crédulité. Une sorte d’abandon, de négligence, convient au style comme aux pensées de la légende : elle admet facilement les tournures anciennes, et ne dédaigne pas les expressions vieillies.

438. N’y a-t-il pas encore d’autres narrations ?

On distingue encore la narration familière et la narration poétique.

Ce que nous entendons ici par narration familière, et ce que Marmontel appelle conte dans la conversation, est le récit bref et rapide de quelque chose de plaisant. Cette narration, qui ne diffère guère de la narration badine que parce qu’elle est un entretien et non un écrit, tient une place importante dans les cercles et les sociétés de distinction. Son caractère essentiel, c’est la simplicité et la précision. Le trait qui la termine doit être, comme un grain de sel, piquant et fin. Un récit de cette espèce qui n’a point de trait semblable, est ce qu’il y a de plus insipide. Ce trait n’est pourtant pas toujours ce qu’on appelle un bon mot ; c’est un trait de naturel, de mœurs, de caractère, de naïveté, etc. Claude Crébillon, Marmontel et le baron de Grimm ont excellé dans ce genre.

La narration poétique, que nous distinguons ici de la narration fabuleuse, est l’exposé brillant et animé d’un fait réel. Ce fait n’est point raconté dans ses détails suivant l’ordre des temps, comme dans la narration historique. Il n’est pour le poète, qui se jette au milieu de l’action et fait un choix parmi les circonstances, qu’un moyen de toucher le cœur, d’exciter l’imagination et de remuer fortement tous les nobles sentiments de l’âme, comme l’enthousiasme pour les œuvres de Dieu, pâles reflets de sa grandeur et de sa puissance, l’admiration et l’amour pour le bien, l’horreur pour le mal. Pour atteindre ce but, l’écrivain se sert de comparaisons, de métaphores, de descriptions, de couleurs, de pensées, de sentiments, de tours et d’expressions qui doivent frapper vivement par la magnificence, la noblesse, la vivacité, la force et la hardiesse. — On pourra se faire une idée de ce qu’est la narration poétique et de ce qui la distingue de la narration historique, en comparant le récit du passage de la mer Rouge (Exode, xiv, 21-29) au cantique de Moïse sur le même sujet (Ex., xv, 1-22).

§ IV. — Des développements, des ornements et du style.

439. Quels sont les différents moyens de développer et d’orner les faits ?

Nous avons vu, en parlant de l’exposition, du nœud et du dénoûment, dans quelle proportion ces trois parties de la narration doivent être développées. Dans l’exposé du fait, il faut placer les circonstances dans un ordre qui permette à l’intérêt de croître de plus en plus, et les lier étroitement au moyen d’habiles transitions. Parmi les développements et ornements de la narration, on compte les épisodes, les réflexions, les discours, les dialogues, les caractères, la démonstration, l’amplification, les contrastes, les transitions et le style.

440. Qu’entend-on par épisodes ?

On entend par épisodes, dit Blair, certains incidents introduits dans la narration et liés à l’action principale, mais qui ne sont pas d’une assez grande importance pour former un nœud, et pour anéantir le sujet général du récit, s’ils venaient à disparaître. Les épisodes bien choisis, en piquant la curiosité et en différant le dénoûment, contribuent à augmenter l’intérêt.

441. Quelles sont les qualités nécessaires aux épisodes ?

Les épisodes, si utiles pour donner de l’intérêt et de la variété au récit, doivent être soumis à certaines règles. On exige qu’ils soient amenés avec adresse et placés avec goût, qu’ils aient une liaison si intime avec le sujet qu’ils paraissent en dépendre comme des parties subordonnées, enfin qu’ils soient traités assez brièvement pour ne pas arrêter la marche du récit et pour ne pas faire oublier l’événement dont ils ne sont que les accessoires. Chateaubriand a transgressé les règles des épisodes, en arrêtant le récit du combat entre les Romains et les Francs par de trop longs détails sur la généalogie et les qualités du cheval de Clodion.

442. Les réflexions sont-elles permises dans la narration ?

Non seulement les réflexions sont permises dans la narration, mais elles sont très propres à faire naître et à augmenter l’intérêt. Pour cela, il est nécessaire qu’elles se présentent naturellement, qu’elles s’encadrent dans les circonstances du fait et paraissent ne pouvoir s’en détacher, et qu’elles ne reviennent pas trop souvent et soient exprimées en peu de mots afin que la marche du récit ne soit pas retardée.

443. Qu’avez-vous à dire sur les discours et les dialogues dans le récit ?

La nature de la narration indique qu’il faut faire plus agir que parler dans ce genre de composition. Cependant, le discours direct et les petits dialogues contribuent à l’ornement du récit lorsque le sujet les comporte et qu’ils sont amenés avec art. Ils donnent à la narration un tour plus dramatique et la préservent de la monotonie, en faisant disparaître l’écrivain pour mettre en scène les personnages eux-mêmes. En les voyant, pour ainsi dire, parler et agir, il est plus facile de se rendre compte des sentiments qu’ils éprouvent, ainsi que des motifs et des intentions qui les dirigent.

444. Que faut-il penser des descriptions dans la narration ?

Employées avec art et avec réserve, les petites descriptions rendent le récit plus animé et plus vivant. C’est ainsi que les portraits, les caractères des personnages, la peinture des lieux où ils agissent font très bien dans une narration, pourvu qu’ils ne soient pas des hors-d’œuvre et qu’ils servent à donner plus de clarté et plus d’intérêt aux faits. Mais un des développements les plus utiles pour rendre le récit intéressant, c’est la démonstration ou description du fait. Rien ne contribue davantage à agrandir le sujet et à produire l’émotion. Cette peinture des objets nous fait, pour ainsi dire, assister au spectacle de ce qui nous est raconté, en exposant les circonstances de l’action d’une manière si énergique qu’on s’imagine presque les avoir sous les yeux.

445. A quelles conditions l’amplification est-elle admise dans la narration ?

L’amplification est un très bon moyen d’embellir un récit. Mais il faut bien se garder d’amplifier pour amplifier. L’amplification, en effet, n’est pas une profusion de mots qui ne disent rien, un amas confus de phrases qui ne présentent point d’idées, mais un choix intelligent de tous les détails frappants, de toutes les circonstances intéressantes relatives à l’objet ou à l’action que l’on veut exposer. Il faut rejeter tout ce qui ne fait pas corps avec le sujet, tout ce qui est commun, usé, et tout ce qui n’est pas de nature à faire une heureuse impression.

446. Quel est l’avantage des contrastes et des transitions dans un récit ?

Les contrastes, rapprochant deux objets ou deux situations dont l’opposition est très frappante, sèment l’agrément et la variété dans le récit en faisant ressortir les objets. Les contrastes plaisent beaucoup, parce qu’ils frappent vivement l’esprit. Deux objets en opposition se font valoir mutuellement et paraissent plus saillants et plus sensibles.

Les transitions sont indispensables pour que tout soit harmonieusement lié dans une narration, c’est-à-dire pour qu’il y ait de l’ordre, de l’unité, et par conséquent de l’intérêt. Assez souvent les transitions sont fournies par la succession même des faits. Dans les autres cas, il faut une idée, une formule intermédiaire pour lier ensemble les différentes pensées.

447. Quel est, en général, le style qui convient à la narration ?

La narration demande, en général, une marche grave, une éloquence contenue, une simplicité élégante. La simplicité, en proscrivant l’affectation, l’emphase, l’abus des figures, les épithètes ambitieuses, est loin d’exclure les ornements, la variété, le mouvement, la chaleur, la force, l’harmonie. Ce qu’il faut éviter dans ce genre de composition, ce sont des tours lents et embarrassés, des parenthèses qui arrêtent la marche des phrases, des périodes symétriques, des mouvements passionnés, une abondance commune ou de mauvais goût, une sécheresse rebutante, une négligence rude et inculte, enfin un style froid et décoloré, qui ne permettrait pas à l’écrivain de peindre et de mettre sous les yeux les lieux, les scènes, les personnes.

448. Le style doit-il varier suivant les sujets ?

Il est bien évident que le ton du narrateur variera suivant les objets, que sa diction participera de la nature du récit, et se pliera aux circonstances et aux événements, comme nous l’avons vu en parlant de la narration historique. Suivant la différence du pays qu’il parcourt, un fleuve

Gronde ou se tait, suit sa route ou serpente,
Tourne avec le terrain, s’abandonne à sa pente,
Arrose des champs mûrs ou des bocages verts,
S’attriste dans d’affreux déserts,
Se plaît dans de riches campagnes,
Traverse les vallons, tourne aux pieds des montagnes.

Ainsi le style de la narration sera tantôt plus élevé, tantôt plus simple. On ne donnera point le même ton à une narration historique, à une narration fabuleuse ou poétique, et à une narration badine. Dans le même récit, le style varie aussi suivant les différentes situations : il est tantôt sérieux et tantôt enjoué, tantôt lent et tantôt vif, tantôt noble et tantôt naïf, tantôt sombre et tantôt léger.

449. Quelles remarques avez-vous à faire sur la convenance du style, les circonstances communes et les expressions basses ?

Le narrateur doit se préoccuper de donner à son style la convenance ou couleur locale, qui consiste dans certaines variétés, dans certaines nuances qui tiennent aux temps et aux lieux. C’est ainsi que le style des habitants du Nord est empreint d’une autre teinte que le style des peuples du Midi, que la diction d’Ossian est différente de celle d’Homère. Il doit encore observer les bienséances du style, qui consistent à modifier les convenances locales suivant le goût de l’époque où l’on écrit et le caractère particulier de sa nation. De plus l’écrivain s’efforcera, à l’exemple de La Fontaine, de Bossuet, de Mme de Sévigné, de relever et de rendre intéressantes par la diction les petites circonstances et les choses communes. Enfin, les mots trop communs et les expressions basses ne devront jamais paraître dans une narration, à moins qu’on ne parvienne à les rendre supportables au moyen d’une épithète ou de quelque autre mot, comme l’a fait Racine pour le mot chiens, lorsqu’il a dit :

Des lambeaux pleins de sang et des membres affreux
Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.

Article IV.

De la lettre.

450. Qu’est-ce que la lettre ?

La lettre est un entretien par écrit entre deux personnes éloignées l’une de l’autre : absentium mutuus sermo.

Cette petite composition, qui tient une sorte de milieu entre les ouvrages sérieux et ceux de simple amusement, est destinée à transmettre à une personne absente ce qu’on désirerait lui faire connaître de vive voix. C’est de ce principe qu’il faut partir pour établir les règles relatives à la lettre.

451. Quelle est l’étendue du genre épistolaire ?

Le genre épistolaire semble, au premier coup d’œil, dit Blair, embrasser un très vaste champ ; car, il n’y a aucun sujet qu’on ne puisse traiter sous forme de lettre. Sénèque, Pascal, Bossuet et beaucoup d’autres, ont donné cette forme à des traités de philosophie, de religion, de morale, de politique ou de littérature. Mais cela ne suffit pas pour mettre ces sortes de traités au rang des compositions épistolaires proprement dites. Après avoir lu au titre : Lettres à un ami, après quelques mots d’introduction, on voit disparaître l’ami, et on s’aperçoit bientôt que l’auteur n’a adressé ses lettres à aucune personne déterminée, mais qu’il les a écrites pour le public. Ce sont des traités ou des discours qui prennent le ton de dignité qui convient aux matières qu’ils contiennent, et qui en suivent les règles. On leur a donné le nom de lettres philosophiques.

Mais la saine critique ne fait entrer dans le genre épistolaire proprement dit que ces compositions familières et libres qui ne roulent que sur les sujets dont il peut être question dans l’usage ordinaire de la vie, et qui ne sont que des conversations mises par écrit entre deux personnes séparées par la distance. On les appelle lettres familières ou lettres proprement dites.

452. Est-il important de connaître les règles de l’art épistolaire ?

Il n’est personne qui ne se trouve assez souvent dans l’obligation de faire des lettres. On peut avoir besoin de s’entretenir avec une personne absente, de communiquer ses pensées à un parent, à un ami dont on est éloigné ; on a des relations d’amitié à cultiver, des devoirs de bienséance à remplir, des affaires à traiter, ce qui exige des lettres d’amitié, des lettres de convenance et des lettres d’affaires. Chacun a donc intérêt à écrire convenablement et à bien connaître les règles relatives à la lettre. D’ailleurs, comme il est reconnu que l’homme se peint dans son style et surtout dans le style de la lettre, il arrive fréquemment qu’une personne est jugée d’après la manière dont elle s’acquitte de ses relations épistolaires.

453. Comment peut-on diviser cet article ?

Dans cet article, nous traiterons du ton général et du style de la lettre ; puis, nous parlerons des différentes espèces de lettre.

§ I. Du ton général et du style de la lettre.

454. Quels doivent être les caractères de la lettre ?

La lettre, n’étant que l’expression simple et facile du sentiment et de la pensée, qu’un entretien par écrit tel qu’on l’aurait avec la personne même, si elle était présente, doit avoir le caractère d’une conversation soignée. Or, la conversation bien faite sera simple, naturelle, facile et convenable. Les qualités de la lettre seront donc la simplicité, le naturel, la facilité et la convenance.

455. En quoi consistent la simplicité et le naturel que demande la lettre ?

La première condition qu’on impose à un écrivain épistolaire est d’être simple et naturel : le travail et la raideur conviennent aussi peu à une lettre qu’à la conversation familière.

Or, il sera simple, dit Le Batteux, s’il écrit comme il parle, pourvu toutefois qu’il parle bien. Peut-être même est-il obligé de parler un peu mieux dans une lettre que dans une conversation même soignée, parce qu’il a le temps de choisir ses idées et ses expressions et de leur donner un tour plus agréable, et aussi parce que la lettre a un caractère permanent que n’a pas la conversation.

L’écrivain sera naturel dans sa correspondance, s’il a une diction aisée et sans apprêts, si tout semble couler de source, et si, en évitant tout ce qui sentirait la recherche, l’affectation ainsi que l’incorrection, il emploie ce style juste et court qui chemine , dit Mme de Sévigné, et qui plaît au souverain degré .

456. Qu’avez-vous à dire sur la facilité et la convenance nécessaires à la lettre ?

La facilité demande qu’on évite dans les lettres tout ce qui sentirait la contrainte et l’effort, tout ce qui décèlerait le travail et l’étude. Si cette facilité n’autorise jamais la négligence et le manque de soin, elle permet d’omettre les transitions et de passer brusquement d’une idée à une autre.

La convenance dans la lettre demande que l’on se rende bien compte de ce que l’on est et de ce que l’on doit à la personne à laquelle on écrit. C’est ce sentiment qui règle ce qu’on doit dire, et la manière dont on doit le dire ; c’est lui qui dicte les choses, le ton, les expressions. Le respect, le devoir, l’amitié, la supériorité même, dit Domairon, ont chacun un langage particulier. La bonne éducation, le bon esprit, le tact, le sentiment, nous suggéreront le langage qui conviendra.

457. En quoi consiste la convenance relativement aux supérieurs et inférieurs ?

Les convenances épistolaires demandent que l’on respecte la distance que mettent entre les individus l’âge, le sexe, le rang, la dignité, le caractère, et qu’on leur écrive avec cette mesure qui est la règle des conversations soignées. Par conséquent, lorsqu’on s’adresse à des supérieurs, à des personnes respectables et élevées en dignité, on doit leur montrer de la déférence et du respect, mais sans bassesse et sans flatterie. On aura de la réserve, des égards, des marques de considération pour les étrangers, les vieillards et les personnes graves. Quant aux inférieurs, on doit leur témoigner de la bonté, de la condescendance, mais sans oublier de le faire avec dignité. Si un supérieur fait trop sentir ce qu’il est, s’il corrige trop durement, s’il ordonne trop impérieusement ou s’il refuse trop sèchement, sa lettre lui vaut un ennemi. La douceur, au contraire, et un ton affectueux sont de nature à lui gagner les cœurs.

458. En quoi consiste la convenance dans les lettres adressées à des égaux ou à des amis ?

S’il n’est jamais permis de prendre un ton de hauteur avec des égaux, s’il faut se comporter avec eux avec honnêteté et franchise, il importe de ne pas se départir des règles de la prudence, et de ne pas se livrer sans précaution et sans prévoyance. — Entre amis, on peut s’abandonner au sentiment, et laisser courir la plume avec liberté et abandon ; c’est au cœur seul à dicter les lettres d’amitié. Cependant, comme on doit avoir bonne opinion de ses amis, et leur donner bonne opinion de soi, il faut se surveiller sous le rapport des convenances, ne pas réserver les attentions uniquement pour les étrangers et les indifférents, et se bien persuader que le meilleur moyen de rendre les relations plus intimes et plus solides est de faire en sorte qu’elles soient toujours convenables, honnêtes et pures. En écrivant à un ami, on sera réservé sur la plaisanterie. Elle porte presque toujours avec elle un soupçon, une teinte de malignité qui choque pour l’ordinaire. Égayez-vous aux dépens de quelque aventure qui ne soit ni impie, ni scandaleuse ; mais ne vous livrez pas à votre penchant pour la raillerie.

Le soin donné à la partie matérielle de la lettre, et l’observation des règles du cérémonial rentrent aussi dans les convenances épistolaires.

459. Faites connaître brièvement les qualités du style épistolaire.

Le style épistolaire doit être simple, naturel, facile, aisé, clair et convenable, c’est-à-dire adapté au sujet et à la situation des personnes. La précision est une de ses qualités essentielles, surtout quand on s’adresse à des personnes dont tous les moments sont précieux. Ordinairement coupé, c’est-à-dire unissant la brièveté de la phrase à la propriété des expressions, le style de la lettre peut être, si le sujet le demande, spirituel, orné, pathétique, élevé et énergique.

460. Montrez que les traits d’esprit sont admis dans la lettre.

Les traits d’esprit peuvent produire d’heureux effets dans une lettre quand ils sont bien amenés, employés à propos et surtout avec réserve. Quant à ce qu’on appelle esprit, nous dirons avec M. Pérennès, qu’il consiste dans cette sagacité d’intelligence qui saisit promptement entre les objets des rapports délicats et cachés, et qui se manifeste dans le discours par la forme de la pensée et le tour ingénieux de l’expression. Les traits d’esprit servent à embellir, à orner les lettres, principalement les lettres d’amitié.

461. Faites connaître les principaux ornements du genre épistolaire.

En général, rien ne relève plus cette composition que ces saillies ingénieuses qu’on accueille avec transport dans une conversation. Parmi ces ornements, on remarque les pensées fines, les traits piquants, les comparaisons neuves ou justes et naïves, les sentiments et les éloges délicats, les métaphores agréables, les contrastes plaisants, les épithètes rassemblées avec grâce, les suspensions badines, les citations faites à propos, les allusions fines, les descriptions, les contes, les anecdotes, etc. Nous verrons plus loin que la lettre admet même en quelque cas la dignité, la noblesse et l’éloquence.

462. Citez quelques exemples d’ornements épistolaires.

Nous n’en citerons que quelques-uns :

Pensée fine.

Nous fîmes bien tous deux notre devoir de vous louer, et cependant nous ne pûmes aller jusqu’à la flatterie.

Bussy-Rabutin.

Comparaison.

Nous vous retiendrons ici (à Cambrai), comme les preux chevaliers étaient retenus par enchantement dans les vieux châteaux.

Fénelon à Lamotte.

Contraste.

Il y aura demain quinze jours que je suis enrhumée, et en spectacle aux courtisans, aux médecins et aux princes ; ménagée, blâmée, chicanée, tourmentée, considérée, accablée, dorlotée, contrariée, tiraillée. Vous appliquerez à votre loisir chacun de ces termes, et vous avez assez de connaissance de mon état pour trouver leur place… Nous allons demain à Marly ; Madame la duchesse de Bourgogne y dansera, et j’y prendrai médecine ; cependant je ne l’envierai point.

Mme de Maintenon.

Accumulation d’épithètes.

Je n’ai rien vu de si beau, de si bon, de si aimable, de si net, de si bien arrangé, de si éloquent, de si régulier, en un mot, de si merveilleux que votre lettre.

Mme de Maintenon.

Mille et mille grâces soient rendues à qui m’a envoyé un vent si aimable, si favorable, si délectable, si guérissable et toutes choses en able !

Mme de Simiane.

Suspension badine.

Devinez, ma fille, ce que c’est que la chose du monde qui vient le plus vite, et qui s’en va le plus lentement ; qui vous fait approcher le plus près de la convalescence, et qui vous en retire le plus loin ; qui vous fait toucher l’état du monde le plus agréable et qui vous empêche le plus d’en jouir ; qui vous donne les plus belles espérances, et qui en éloigne le plus l’effet ; ne sauriez-vous deviner ? Jetez-vous votre langue aux chiens ? C’est un rhumatisme.

Mme de Sévigné.

Conte.

On contait hier, à table, qu’Arlequin, l’autre jour, à Paris, portait une grosse pierre sous son manteau. On lui demanda ce qu’il voulait faire de cette pierre ; il dit que c’était l’échantillon d’une maison qu’il voulait vendre. Cela me fit rire. Si vous croyez, ma fille, que cette invention soit bonne pour vendre votre terre, vous pouvez vous en servir.

Mme de Sévigné.

Nous indiquerons comme modèles de descriptions dans la lettre, les peintures de la noce de Mme de Louvois : J’ai été à cette noce…, et de l’accident du chevalier de Nantouillet : Le chevalier de Nantouillet était tombé de cheval… ; comme exemples d’anecdotes, la mort du poète Boyer, par Racine, et l’aventure arrivée à l’archevêque de Reims à Saint-Germain, par Mme de Sévigné ; enfin, nous rangerons au nombre des plus beaux récits épistolaires les fameuses lettres de cette dernière sur la mésaventure arrivée au maréchal de Grammont, sur la mort de Vatel et sur celle de Turenne.

463. La lettre peut-elle s’élever jusqu’à l’éloquence ?

Le style de la lettre, ordinairement simple et facile, peut s’élever jusqu’à la noblesse, à l’énergie et au sublime de l’éloquence. Mme de Sévigné et Ducis se rapprochent quelquefois dans leurs lettres de la diction oratoire de l’illustre évêque de Meaux. Je regarde nos quarante fauteuils , dit Ducis dans une de ses lettres, comme quarante tombes qui se pressent les unes contre les autres/  — Il en est de même de certains passages de la lettre de Mme de Sévigné sur la mort de Louvois : Je suis tellement éperdue…, et de celle de Voltaire à lord Hervey à l’occasion de son ouvrage intitulé le Siècle de Louis XIV : Eh ! quel roi…

464. Quels sont les défauts à éviter en écrivant une lettre ?

Dans la lettre, il faut éviter deux défauts que nous avons déjà touchés en passant, la recherche et la négligence.

L’extrême délicatesse dans le choix des mots, les pensées raffinées, les figures trop éclatantes et trop nombreuses, les périodes arrondies, les cadences harmonieuses, les tours pompeux et les expressions sonores laisseraient paraître l’art, sentiraient l’étude et le travail, et s’éloigneraient trop du naturel, de l’aisance et de la simplicité que demande le genre épistolaire. Les traits d’esprit admis dans une lettre ne doivent jamais dégénérer en pointes froides, en fades équivoques, en bons mots sans grâce et sans sel.

L’autre défaut consiste dans le manque de soin. Il faut dire simplement les choses telles qu’elles se présentent à l’esprit ; mais il ne faut jamais se servir de mots impropres, de locutions triviales, de proverbes relégués parmi le peuple, de jeux de mots forcés, de tours proscrits depuis longtemps, d’expressions dont on ne connaît pas bien la valeur. Une manière trop négligée a quelque chose de désobligeant ; d’ailleurs l’inattention qu’elle suppose fait commettre des imprudences. Si, dans la conversation, un mot imprudent nous échappe, il passe rapidement et s’oublie ; mais quand nous prenons la plume, nous devons nous souvenir que les traits qu’elle aura tracés resteront.

465. Est-il important de corriger ses lettres ?

Comme on n’excuse pas les négligences dans une lettre, ceux qui ne peuvent écrire d’un trait font sagement de jeter d’abord leurs idées sur le papier. Il est même à propos que les jeunes gens qui commencent corrigent leurs lettres, jusqu’à ce qu’ils aient acquis par l’habitude la facilité d’écrire purement et avec grâce, et jusqu’à ce qu’ils soient parvenus à éviter les longueurs, l’obscurité, les redites, l’incorrection, et ces fautes de langage que l’on pardonne dans la conversation, mais qui, dans une lettre, ne peuvent que donner une idée peu avantageuse de l’esprit, des sentiments, de l’éducation de la personne qui écrit.

§ II. — Des différentes espèces de lettres.

466. En combien de classes peut-on diviser les lettres ?

On peut diviser les lettres en autant de classes qu’il y a de sujets principaux pour lesquels on peut écrire. Or, ces sujets sont au nombre de trois. En effet, ou il s’agit de l’intérêt de celui qui écrit ou bien de l’intérêt de la personne à qui l’on écrit, ou enfin de l’intérêt d’une tierce personne. Nous allons réunir sous ces trois titres les différentes espèces de lettres, pour en faire connaître la nature et en déterminer les règles.

I. — Lettres dans l’intérêt de celui qui écrit : lettres d’affaires, d’excuse, de demande, de remercîment.

467. Quel est le caractère des lettres d’affaires ?

Le mérite des lettres d’affaires consiste à dire clairement ce qu’il faut et rien de plus. Les termes propres, les tours simples, et surtout la brièveté, sont ici de saison. La plaisanterie, l’esprit et l’enjouement y sont absolument interdits. On y entre en matière sans préambule, et l’on passe d’un article à l’autre sans transition. C’est là qu’on doit plus s’occuper des choses que de la manière de les dire. Cependant il faut rejeter avec le plus grand soin ces tournures étranges, ces expressions barbares et incorrectes que l’on trouve souvent sous la plume des négociants et des commis de bureau. Mme de Maintenon est un modèle excellent en ce genre ; elle dit ce qu’il faut dire, le dit bien, et ne dit que cela.

468. Quelles sont les règles des lettres d’excuse ?

Disons d’abord que dans ces sortes de lettres il faut être toujours sans contrainte et sans dépit, et en général grave et sérieux. On doit y paraître touché d’avoir pu déplaire, et sincèrement disposé et empressé à réparer le passé. Il faut, dans ces lettres, une manière de s’exprimer franche et naturelle, qui soit un sûr garant des sentiments du cœur. Dire qu’on se trompa hier, c’est faire voir, suivant Pope, qu’on est plus sage aujourd’hui. Il est permis d’établir une légère discussion sur le fait, de hasarder une explication propre à l’atténuer, de redresser des renseignements que l’on croit faux, de faire connaître l’intention que l’on a eue ; mais, le plus souvent, le meilleur moyen de s’excuser c’est de faire l’aveu sincère de ses torts, et d’exprimer le désir bien formel de recouvrer les bonnes grâces perdues.

469. Quel doit être le ton des lettres de demande ?

Le ton des lettres de demande se règle sur la qualité de la personne à laquelle on écrit. Il faut être modeste et respectueux, et s’efforcer de se rendre favorable à celui à qui l’on demande un service. Les expressions seront choisies sans le paraître ; les pensées, justes et convaincantes ; les tours, agréables et propres à persuader. Mais l’art doit être ici bien caché. Quelquefois, on obtient en louant avec finesse, et en faisant même entrevoir à celui à qui on demande qu’il a intérêt à rendre le service demandé ; d’autres fois, en faisant ressortir l’importance de la grâce demandée, et la reconnaissance qu’on en conservera. Tout cela dépend du caractère de celui à qui l’on s’adresse. Il faut le connaître par soi-même ou par la voix publique. Dans ces lettres, il est quelquefois utile de mettre un peu de prolixité et d’insistance, soit pour exposer l’embarras où l’on est, soit pour détailler la nature du service que l’on demande, soit pour répondre d’avance aux objections que l’on prévoit. Si la chose est facile à obtenir, il ne faut pas insister. Avec des amis sûrs et éprouvés, un laconisme plein de franchise et une confiance entière sont préférables.

470. Qu’avez-vous à dire sur les lettres de remercîment ?

Ces lettres, comme la reconnaissance, sont un devoir pour celui qui a reçu un bienfait. Elles doivent être dictées par le cœur. Si l’on est vraiment sensible au service reçu, on ne manquera ni d’expressions ni de tours pour montrer que l’on est reconnaissant, et pour louer la générosité du bienfaiteur. D’ailleurs, il n’est point nécessaire pour cela de faire une lettre bien longue. Le sentiment se peint souvent dans un seul mot. La nature de la grâce reçue, les circonstances obligeantes qui l’ont accompagnée, et qui souvent en augmentent le prix, le caractère du bienfaiteur, la sensibilité de celui qui reçoit régleront la diction, qui doit être respectueuse sans bassesse et flatteuse sans flagornerie, s’il s’agit d’une grande faveur, spirituelle et légère sans inconvenance, si c’est à l’occasion d’un petit service ou d’un cadeau entre amis.

II. — Lettres dans l’intérêt de la personne à qui on les adresse : lettres de félicitation, de condoléance, de conseil, de reproches, de refus et de nouvelles.

471. Quelles sont les règles de la lettre de félicitation ?

La lettre de félicitation, qu’on écrit à une personne pour la complimenter de quelque événement heureux ou de quelque circonstance agréable, doit être courte comme toutes les lettres de compliment. Elle est facile à faire lorsqu’il s’agit d’un ami : on laisse parler le cœur et courir la plume, parce qu’on se réjouit réellement avec lui. Les lettres de félicitation qu’on adresse à un supérieur, à un étranger, à un égal demandent beaucoup d’adresse pour rajeunir ces lieux communs déjà épuisés, qui sont : le mérite de la personne, la justice qui lui a été rendue, les espérances qu’elle peut concevoir pour l’avenir, les difficultés qu’il a fallu vaincre, la nature des faveurs obtenues, le discernement de celui qui les dispense, et l’intérêt qu’on prend à tout ce qui regarde la personne à qui on écrit. Ici, il faut travailler son style. La lettre suivante du P. Brumoi au cardinal de Gesvres peut servir de modèle :

Il n’est question ici, Monseigneur, que de votre nouvelle dignité : tout parle de vous nuit et jour, jusqu’aux fifres, aux tambours, aux cloches même, qui, je vous jure, ont réveillé bien d’honnêtes gens en votre honneur : connu ou non connu, chacun vous félicite à sa manière. Souffrez donc, Monseigneur, qu’un inconnu se mêle au concert de la joie publique.

472. Comment faut-il rédiger une lettre de bonne année ?

Les lettres de nouvelle année se rapportent aux lettres de félicitation. Ces lettres, dictées par l’amitié, les égards, la reconnaissance, doivent être écrites par le cœur. Ce sont toujours les mêmes idées tant rebattues ; et c’est ce qui les rend difficiles à faire. Le mieux est de souhaiter simplement et brièvement aux personnes que l’on cultive une heureuse année, et de leur demander la continuation de leurs bontés. Les pensées graves y peuvent être employées de temps en temps. Fléchier écrivait dans les termes suivants à Mme de Caumartin :

Je vous souhaite, à ce renouvellement d’année, Madame, tout ce qui peut contribuer à votre satisfaction et à votre repos. Notre vie s’écoule insensiblement ; et il ne nous reste de ce temps qui passe, que les moments qui nous seront comptés pour l’éternité ; nous ne devons désirer de vivre que pour accomplir ce que Dieu demande de nous, et la tranquillité de la vie doit être regardée comme une grâce et une bénédiction de douceur qu’il répand sur nous, et qui nous engage à le servir avec plus de fidélité.

473. Quel doit être le ton des lettres de condoléance ?

Ces lettres demandent un ton conforme à la situation de la personne affligée, et un style grave, sérieux et sans parure. Comme la tristesse aime à se nourrir de sa douleur, on peut louer l’objet qui fait couler les larmes, sans craindre de réveiller ou d’aigrir le mal. Il faut se montrer plein de compassion et pleurer avec ceux qui pleurent. Quelques consolations pieuses sont très bien placées dans ces lettres, pourvu qu’elles ne soient pas longues. Il est des peines et des revers dans lesquels la douce influence de la religion et les consolantes espérances de la foi peuvent seules ranimer nos forces et relever notre courage. Il faut avoir soin de remplacer par des périphrases ou par des synonymes les expressions trop dures ou trop amères.

474. Comment doit-on donner des conseils dans une lettre ?

Il ne faut jamais prendre un ton de maître dans les lettres de conseil. On doit extrêmement ménager l’amour-propre de celui à qui l’on écrit, soit qu’on lui donne des conseils de soi-même, soit qu’il les ait sollicités. Ce n’est pas assez qu’ils soient le fruit d’une raison saine et d’un sens droit ; il faut encore les faire goûter par la douceur, l’aménité, et l’expression d’une véritable amitié. Ce n’est que par suite de positions exceptionnelles, comme celles de père, de supérieur, etc., que l’on peut employer dans ces lettres des expressions un peu dures, pourvu toutefois qu’elles soient toujours accompagnées d’un adoucissement bienveillant ou d’un correctif adroit.

475. Quel doit être le ton des lettres de reproches ?

Ces sortes de lettres supposant une faute, demandent encore plus de prudence, d’adresse et de circonspection que les précédentes. Plaignez-vous avec douceur, tempérez les expressions qui paraîtraient amères ; défiez-vous de la prévention et de la précipitation, et montrez-vous toujours inspiré par la bienveillance la plus tendre et l’intérêt le plus sincère. En blâmant les procédés de la personne, justifiez ses intentions ; c’est le moyen de ramener les esprits. Des reproches trop vifs et trop amers ont presque toujours pour effet de blesser, d’irriter, d’augmenter le mal au lieu de le guérir. Dans un reproche amical, on peut mêler aux plaintes l’enjouement et les menaces spirituelles et affectueuses. Dans certains cas, on peut être autorisé à faire entendre des paroles sévères. Voici en quels termes Racine réprimande son fils aîné, qui lui avait envoyé une épigramme de sa façon sur le débat entre Boileau et Perrault :

Quant à votre épigramme, je voudrais que vous ne l’eussiez point faite : outre qu’elle est assez médiocre, je ne saurais trop vous recommander de ne point vous laisser aller à la tentation de faire des vers français, qui ne serviraient qu’à vous dissiper l’esprit ; surtout il n’en faut faire contre personne.

… Je vous dirai aussi que vous me feriez plaisir de vous attacher à votre écriture ; je veux croire que vous avez écrit votre lettre fort vite ; le caractère en paraît beaucoup négligé. Que tout ce que je vous dis ne vous chagrine point ; car, du reste, je suis très content de vous.

476. Comment faut-il formuler un refus dans une lettre ?

Ici encore il faut de l’aménité, de la délicatesse et de la bienveillance.

Rien, en effet, n’est plus propre à blesser et à aigrir qu’un ton dur et hautain, ou un air d’insensibilité et d’indifférence. Il est toujours pénible pour l’homme de cœur de refuser un service. Si donc on est dans l’impossibilité d’obliger, on doit en témoigner de la peine, dire quel bonheur on éprouverait si on pouvait accorder la grâce demandée, et quels regrets on ressent de ne pouvoir le faire, manifester l’espoir de trouver l’occasion de se dédommager de ce sacrifice, ou indiquer quelque personne en position de rendre le service demandé.

477. Quelles doivent être les qualités des lettres de nouvelles ?

Mme de Sévigné nous apprend qu’elle ne mandait jamais rien que de vrai, et qu’elle choisissait bien plus ce qu’elle adressait à ses correspondants, que ce qu’elle leur eût dit s’ils eussent été présents. Il faut donc que les nouvelles soient véritables ; ce serait abuser des gens éloignés que de leur envoyer des fadaises ou des faits hasardés. De plus, les nouvelles doivent toujours présenter de l’intérêt, sinon par elles-mêmes, au moins pour la personne à qui elles sont adressées. Il faut beaucoup de ménagement, de prudence et de charité, pour annoncer les nouvelles désagréables et tristes. En général, le ton de ces lettres doit avoir quelque chose de naturel, de dégagé, de spirituel et d’intéressant. Les descriptions et les narrations épistolaires suivent les règles de ces compositions. Elles admettent un style soigné, fleuri, animé et rapide. Les peintures magnifiques, les grandes figures, les périphrases poétiques y seraient déplacées, ainsi que les peintures banales que rien ne relèverait. Le ton sera léger et badin, grave et sérieux selon le sujet.

Nous citerons comme modèles en ce genre la lettre de Mme de Sévigné au comte de Grignan sur la mort de Turenne, celles où elle raconte l’aventure de l’archevêque de Reims à Nanterre, et le passage du Rhin par le comte de Guiche et le chevalier de Nantouillet, une lettre du maréchal de Luxembourg pour annoncer au roi la prise de Namur, deux de Racine à Boileau sur le siège de cette ville, et une de Mlle de Montpensier sur le bonheur de la retraite.

III. — Lettres écrites dans l’intérêt d’une tierce personne : lettres de recommandation.

478. Qu’appelle-t-on lettres de recommandation ?

Les lettres de recommandation, qui ne sont guère que des lettres de demande dans l’intérêt d’un autre, sont celles par lesquelles on réclame, en faveur de quelqu’un, la bienveillance et la protection d’un ami ou d’une autre personne en position d’obliger. On y fait ressortir les aptitudes, les talents, les vertus et tous les titres du protégé à l’intérêt et à la faveur. On ne saurait trop y montrer l’importance du service, l’intérêt que l’on porte à la personne pour laquelle on demande quelque chose, et la reconnaissance durable qu’on en conservera. La douceur et l’agrément du style doivent caractériser ces lettres. Elles seront courtes et réservées, lorsqu’elles seront dictées par la simple politesse : comme on se rend pour ainsi dire garant de la personne que l’on recommande, il ne faut jamais recommander que ceux qui en sont vraiment dignes. Il y a plus d’expansion lorsque ces lettres sont inspirées par le sentiment. On peut appuyer alors sur cette parole de Cicéron : Faites qu’il s’aperçoive, à la manière dont il sera traité de vous en toutes choses, que ma recommandation n’a rien de vulgaire. Lorsqu’une lettre de ce genre est confiée à la personne recommandée, on doit lui en donner lecture ou la lui remettre non cachetée. — On ne peut rien citer de plus admirable en ce genre que la lettre de saint Paul à Philémon en faveur d’Onésime.

479. Qu’avez-vous à dire sur les réponses ?

Un proverbe bien connu dit que toute lettre mérite une réponse. Cependant, on se dispense de répondre lorsque l’ensemble de la lettre indique que cela n’est pas nécessaire, et lorsque les convenances y sont trop ouvertement violées. Une réponse doit être analogue, soit pour le fond, soit pour la forme, à la lettre qui la détermine, puisqu’elle est la continuation de l’entretien que la lettre a commencé. Il est bon de rappeler la date de la lettre reçue, et de suivre l’ordre qui s’y trouve : c’est le moyen d’être exact et de ne rien omettre d’important. La réponse ne doit pas se faire attendre, surtout si elle doit adoucir quelque peine. Dans ce cas, fût-elle très laconique, elle peut avoir d’excellents résultats. Si l’on n’a pas répondu de suite, on est obligé de s’excuser et d’expliquer le retard.

480. Nommez les principaux écrivains épistolaires.

Parmi les écrivains épistolaires dignes d’être proposés comme modèles, nous citerons les suivants :

Cicéron, qui a laissé près de 900 lettres, remarquables par la simplicité, la finesse et la beauté d’élocution ;

Sénèque et Pline le Jeune, qui ont écrit pour la postérité, et qui, à cause de cela, manquent souvent de naturel et de simplicité ;

Saint Basile le Grand, saint Grégoire de Nazianze, saint Jérôme, saint Augustin, saint Bernard, sainte Thérèse, saint François de Sales, qui présentent de beaux modèles épistolaires, surtout dans le genre pieux ;

Balzac, appelé par Ménage le Grand Épistolier, et Voiture auquel on ne peut refuser beaucoup d’esprit, qui se font trop souvent remarquer dans leurs lettres par les défauts les plus opposés au genre épistolaire, l’affectation et l’enflure ;

Bussy-Rabutin, qui a en général trop d’esprit dans ses lettres ;

Boileau, qui est dépourvu d’aisance dans le genre épistolaire ;

Racine, qui offre de beaux modèles de lettres familières ;

Mme de Sévigné, qui possède au plus haut degré l’animation du récit, la vivacité des tournures, la justesse des expressions et l’éclat des peintures ;

Mme de Maintenon, vrai modèle de correction, de noble simplicité en même temps que de bon sens et de raison ;

Bossuet et Fénelon, qui se font remarquer en ce genre par les qualités qui les distinguent ordinairement dans leurs écrits ;

Enfin, Lamotte, qui se montre spirituel et agréable dans ses lettres ;

Voltaire qui, à défaut de sentiments honorables, brille par la forme ;

Et M. de Maistre, dont la correspondance présente l’enjouement ou la haute raison, suivant la nature du sujet.