Chapitre Ier
Des éléments du style.
31. Que faut-il pour bien écrire ?
Bien écrire, dit Buffon dans son discours de réception à l’Académie, c’est tout à la fois bien penser, bien sentir et bien rendre ; c’est avoir en même temps de l’esprit, de l’âme et du goût. Ainsi les pensées nobles, les sentiments élevés exprimés avec dignité, voilà ce qu’il faut pour réussir dans l’art d’écrire.
32. Faites connaître les éléments du style.
Les éléments du style, qui correspondent à nos principales facultés, sont tous indiqués plus haut. Ce sont les pensées, qui naissent de l’intelligence ou du jugement ; les sentiments, qui ont leur siège dans la sensibilité ou dans le cœur ; les images, qui proviennent de l’imagination ; enfin, les mots, qui servent à exprimer les images, les sentiments et les pensées, et qui leur donnent une grande valeur si l’écrivain est doué d’un goût délicat.
33. Comment ce chapitre sera-t-il divisé ?
Les éléments constitutifs du style, que nous venons d’énumérer, nous fournissent les divisions de ce chapitre. Ainsi, nous examinerons ce qui concerne les pensées, les sentiments, les images et les mots. De là quatre articles.
Article Ier.
Des pensées.
34. Comment peut-on définir la pensée ?
La pensée (de pensata, fait de pensare, peser, examiner) est l’acte de l’esprit, l’opération de l’intelligence qui observe les choses, les embrasse, les compare, afin de porter un jugement sur leurs rapports. On voit que la pensée ne diffère guère de ce qu’on nomme en logique jugement, judicium ou sententia. Seulement le logicien ne s’occupe que du fond des choses, tandis que l’écrivain doit soigner le fond et la forme. En littérature, la pensée peut donc se définir : l’expression convenable du jugement porté par l’intelligence. La pensée est la première faculté de l’homme, et l’art d’exprimer les pensées est le premier des arts.
35. Qu’est-ce que l’idée ?
L’idée (de ἰδέα, venant de εἰδω, voir, savoir) est la notion que l’esprit se forme d’un objet, la représentation claire et distincte que l’intelligence se forme d’une chose quelconque. L’idée est donc le fondement de la pensée. Il serait en effet impossible de porter un jugement sur des choses dont on n’aurait pas la notion dans l’esprit.
36. Faites connaître les qualités des pensées.
Les qualités des pensées sont générales ou essentielles, et
particulières ou spéciales. Ce sont ces qualités qui déterminent
les caractères du style. Les qualités générales que la raison
exige dans toute pensée comme dans le discours, sont la vérité et la clarté :
Id universè de sententiâ dici
potest, videndum esse ut vera sit,
deinde ut perspicua.
La
vérité des pensées est un guide qui empêche de s’égarer dans le
pays des chimères, et leur clarté rend cette carrière aisée et
praticable. — Mais, comme dans tout genre de littérature on
doit chercher non seulement à être
utile, mais encore à plaire, à intéresser et à attacher, il faut
s’efforcer de donner aux pensées l’espèce de beauté propre aux
objets qu’elles représentent, et au genre dans lequel on écrit.
Ces qualités, qui sont assignées par le goût et qu’on peut
appeler littéraires, varient suivant la nature des choses, et
sont par conséquent très nombreuses. Nous citerons, parmi les
principales, la simplicité, le naturel, la naïveté, la finesse, la délicatesse, la grâce, la vivacité, l’éclat, la hardiesse, la force, la majesté et la sublimité.
37. En quoi consiste la vérité des pensées ?
Une pensée est vraie quand elle représente telle qu’elle est la chose dont elle est l’image. Une peinture n’est véritable qu’autant qu’elle est ressemblante. De même, une pensée n’est vraie que lorsque l’image qu’on se forme d’un objet le représente fidèlement avec ses propriétés. Quand on dit : Dieu est bon, on exprime une pensée vraie, parce qu’elle marque le rapport et la convenance qu’il y a entre l’idée de Dieu et l’idée de bonté. De même, quand je dis : le méchant n’est pas heureux, mon esprit prononce sur l’opposition qui se trouve entre l’idée de méchant et celle de bonheur ; et ma pensée est encore vraie, parce que les cœurs pervers ne sont pas heureux. La vérité de la pensée consiste donc à unir son objet à ce qui a de la conformité avec lui, ou à le séparer de ce qui lui est opposé.
38. Y a-t-il une différence entre la vérité et la justesse des pensées ?
Une pensée est plus ou moins vraie, selon qu’elle est plus ou moins conforme à son objet. La conformité entière est ce qu’on appelle la justesse de la pensée. La pensée est donc juste quand elle représente l’objet avec précision et dans toute son étendue ; c’est une pensée vraie sous quelque face qu’on la considère. On trouve une pensée pleine de justesse dans le second vers de l’épigramme suivante :
Infelix Dido, nulli bene nupta marito :Hoc pereunte fugis, hoc fugiente peris.Ausone.
Didon, tes deux époux ont causé tes malheurs :
On dit aussi qu’une pensée est juste quand elle est bien liée au sujet que l’on traite, et qu’elle n’offre rien de discordant, de disparate. — La justesse des pensées est plus ou moins frappante, selon le choix des expressions, qui doivent être justes elles-mêmes, c’est-à-dire convenir parfaitement à la pensée.
39. Quand la pensée est-elle fausse ?
La pensée est fausse lorsqu’elle unit deux idées qui s’excluent mutuellement, comme dans cette phrase : le méchant est heureux ; ou lorsqu’elle désunit celles qui ont du rapport, comme si l’on disait : Dieu n’est pas juste.
Lorsque Voltaire a dit :
Du devoir il est beau de ne jamais sortir,Mais plus beau d’y rentrer avec le repentir,
il a exprimé une pensée vraie dans le premier vers, tandis que celle du second est évidemment fausse. Car, s’il est beau de se repentir de ses fautes, il est plus beau encore de n’en point commettre.
40. Qu’est-ce que la clarté des pensées ?
La clarté consiste dans la vue nette et distincte de l’objet qu’on se représente. La pensée étant une image que l’esprit forme en lui-même, doit représenter son objet clairement, de manière qu’on ne le confonde pas avec un autre objet, et qu’à l’aide de l’expression le lecteur puisse saisir la pensée et la concevoir telle qu’elle était dans l’esprit de l’auteur. Le distique sur Didon se distingue autant par la clarté que par la vérité de la pensée.
Le défaut opposé à la clarté est l’obscurité qui empêche de reconnaître l’objet ou de le distinguer suffisamment. C’est le défaut des phrases suivantes :
Si quelquefois le cœur se révolte contre les droits de l’amitié, le respect qui s’est formé en nous par une assez longue habitude ménage adroitement notre esprit, pour s’emparer de notre cœur.
La fin de l’industrie est l’entière absorption de la nature dans l’humanité.
41. Qu’est-ce qu’une pensée simple ?
La pensée simple est celle dont l’objet n’a rien de relevé ni de bas, et où le travail est tellement caché sous un air de facilité, qu’elle semble devoir tout à la nature et rien à l’art. Ce caractère de simplicité, qui paraît si aisé à trouver, échappe à la plupart de ceux qui le poursuivent. Si vous prenez trop d’essor, on vous perd de vue ; si vous rasez la terre, vous êtes plat et rampant.
La Fontaine présente de nombreux exemples de cette simplicité
dont il est un modèle accompli. — Vauquelin de La Fresnaye, pour
exprimer cette pensée :
On fait plus de cas
des richesses que de la science
, dit-il
avec une simplicité qui décèle l’homme d’esprit et de goût :
Quand on dit j’ai, toute la compagnieS’en esjouit. Mais quand on dit je sai,Je suis savant…Cela ne plaît. Reva-t’en à l’école,De rien ne sert ta savante parole,Lui répond-on ; retourne étudier,Ce que tu sais ne vaut pas un denier.
42. Qu’est-ce que la pensée naturelle ?
La pensée naturelle est celle qui se rapporte entièrement et directement au sujet, et qui en découle d’elle-même. Il semble au lecteur qu’il l’avait dans l’esprit avant de la lire, et que par conséquent elle n’a exigé aucun effort de la part de l’écrivain, quoiqu’il ait souvent été difficile à celui-ci de la découvrir.
Télémaque, en remettant les cendres de Pisistrate, fils de Nestor, à Nicomaque, gouverneur du jeune prince, lui dit avec autant de naturel que de délicatesse :
Gardez ces cendres, tristes mais précieux restes de celui que vous avez aimé, gardez-les pour son père. Mais attendez pour les lui donner qu’il ait assez de force pour les demander.
Ce qui irrite la douleur dans un temps, l’adoucit dans un autre.
43. Quels sont les défauts opposés à la simplicité et au naturel ?
Les pensées simples et naturelles ne doivent être ni communes ni affectées.
Les pensées trop communes et trop vulgaires n’offrent pas assez d’intérêt. Elles demandent à être présentées sous un jour nouveau, ou à être relevées soit par les ornements de l’expression, soit par une tournure élégante. C’est ainsi que La Fontaine a embelli cette pensée vulgaire : La tristesse ne dure pas toujours :
Sur les ailes du temps la tristesse s’envole.
De son côté, Boileau a su donner de l’élégance et de l’agrément à cette autre pensée, déjà relevée par Horace, et qui est très commune : Le chagrin nous suit partout : L’homme, dit-il,
En vain monte à cheval pour tromper son ennui,Le chagrin monte en croupe et galope avec lui.
L’affectation se trouve dans les pensées lorsqu’elles dégénèrent en jeux de mots, et lorsqu’elles sont prises de trop loin. Quoi de plus affecté que la pensée exprimée dans les vers suivants, où le P. Lemoine veut peindre le courage avec lequel saint Louis se précipita dans le Nil, à son arrivée devant Damiette ?
Louis impatient saute de son vaisseau.Le beau feu de son cœur lui fait mépriser l’eau.
Il en est de même de cette pensée par laquelle Pline le Jeune rappelle la libéralité dont Trajan fit preuve envers les Égyptiens, en leur envoyant du blé une année où le Nil n’avait pas débordé :
Nilus Ægypto quidem sæpè, sed gloriæ nostræ nunquam largior fluxit.
44. Quand la pensée est-elle naïve ?
La pensée est naïve quand elle cache, sous un air simple et ingénu, une certaine finesse et un certain sel que l’esprit ne paraît point avoir cherchés. La pièce suivante finit par une pensée d’une naïveté charmante :
Un boucher moribond, voyant sa femme en pleurs,Comme en notre métier un homme est nécessaire,Jacques, notre garçon, ferait bien ton affaire :C’est un fort bon enfant, sage, que tu connais ;Épouse-le, crois-moi, tu ne saurais mieux faire.— Hélas ! dit-elle, j’y pensais.
Il ne faut pas confondre la pensée naïve avec la pensée naturelle. Toute pensée naïve est naturelle ; mais toute pensée naturelle n’est pas naïve, parce que le naturel peut avoir quelque chose de grand, de sublime ; au lieu que le naïf a toujours quelque chose de moins élevé et qui tient de la simplicité et de la bonhomie.
45. Faites connaître les défauts voisins de la naïveté.
Remarquons d’abord que si la naïveté de la pensée est de nature à plaire, il n’en est pas de même de ce qu’on appelle une naïveté. Une naïveté n’est autre chose qu’une sottise qui échappe à l’étourderie. Telles sont ces paroles d’un enfant qui venait d’entendre le récit de la mort de Pyrrhus : Ah ! je ◀mourrais▶ de honte d’avoir été tué de la main d’une femme.
Un autre défaut voisin de la naïveté consiste dans les pensées basses et triviales qui sont le résultat d’instincts grossiers ou d’habitudes communes et sans dignité. Comme exemple de bassesse, nous citerons cette réponse d’un enfant qui, voyant apporter sur la table un mets excellent, se mit à pleurer, et dit à ceux qui lui demandaient la cause de son affliction : Hélas ! je n’ai plus faim. — Ce proverbe : Chat échaudé craint l’eau froide, renferme une pensée on ne peut plus triviale.
46. Qu’appelle-t-on pensée fine ?
La pensée fine est celle qui ne représente l’objet qu’en partie, qui le laisse seulement entrevoir, afin de nous ménager le plaisir de deviner le reste. Elle aime le mystère ; et une pensée qui n’a rien de mystérieux, c’est-à-dire qui se montre tout entière à la première vue, n’est pas fine, quelque spirituelle qu’elle soit d’ailleurs. La pensée fine est très souvent satirique : elle appartient à la sagacité de l’esprit. En voici quelques exemples :
Nous n’avouons de petits défauts que pour persuader que nous n’en avons pas de grands.
La pensée veut la solitude, et l’art de parler, les assemblées. La plupart des hommes de nos jours n’ont vécu que dans les assemblées politiques.
De Bonald.
Un gros serpent mordit Aurèle ;Que croyez-vous qu’il arriva ?Ce fut le serpent qui creva.La Martinière.
Il serait peut-être plus court d’aller à la gloire par le chemin de la vertu : on serait au moins sûr de ne rencontrer sur la route qu’un petit nombre de concurrents.
De Lévis.
47. Qu’est-ce que la délicatesse des pensées ?
La délicatesse des pensées ressemble à la finesse en ce qu’elle laisse aussi à deviner quelque chose de plus qu’elle ne dit ; mais elle s’en distingue en ce que le cœur y a plus de part que l’esprit. La pensée délicate cherche à plaire ; elle cause une douce et agréable surprise, et renferme ordinairement un éloge, quoiqu’elle serve aussi à ménager la sensibilité dans les reproches. La pensée qui termine les vers suivants de Racine, dans l’Idylle sur la paix, est pleine de délicatesse :
Qu’il règne ce héros, qu’il triomphe toujours ;Qu’avec lui soit toujours la paix ou la victoire ;Que le cours de ses ans dure autant que le coursDe la Seine et de la Loire.Qu’il règne, ce héros, qu’il triomphe toujours ;Qu’il vive autant que sa gloire !
Boileau, qui savait louer Louis XIV avec tant de délicatesse, comme le vers suivant suffirait à le prouver,
Grand roi, cesse de vaincre, ou je cesse d’écrire,
feint qu’à son retour de la campagne un de ses amis lui parle des victoires du roi :
Dieu sait comme les vers chez vous s’en vont couler,Dit d’abord un ami qui veut me cajoler,Et dans ce temps guerrier et fécond en Achilles,Croit que l’on fait des vers comme l’on prend des villes.Mais moi dont le génie est mort en ce moment,Je ne sais que répondre à ce vain compliment ;Et justement confus de mon peu d’abondance,Je me fais un chagrin du bonheur de la France.
Le mot de Louis XIV à Villeroi, après la défaite de Ramillies :
Monsieur le maréchal, on n’est plus heureux à notre âge,
est un modèle de délicatesse et de magnanimité.
48. Quels sont les défauts qui touchent à la finesse et à la délicatesse ?
Le défaut voisin de la finesse, c’est le raffinement ou la prétention exagérée à montrer de l’esprit, et une trop grande subtilité qui dégénère en pitoyables jeux de mots. C’était le défaut de Sénèque, de Pline le Jeune, de Voiture, de Balzac, et de l’Hôtel de Rambouillet dont Molière s’est moqué dans les Précieuses ridicules. Voiture, après avoir félicité un auteur des fleurs qui naissaient dans son esprit, et lui avoir dit qu’il reçut un bouquet sur des bords où il ne croît pas un brin d’herbe, ajoute :
L’Afrique ne m’a rien fait voir de plus nouveau que vos ouvrages ; en les lisant à l’ombre de ses palmes, je vous les ai toutes souhaitées.
La délicatesse doit avoir ses bornes comme la finesse, sans quoi elle tombe dans l’affectation et dans l’obscurité. En effet, à force de penser délicatement, on se perd dans ses idées ; et, croyant mettre sur le papier une pensée délicate, on n’y jette que des mots dépourvus de sens.
Votre éloquence rend votre douleur contagieuse, disait Balzac à une personne qu’il voulait consoler ; et quelle glace ne fondrait à la chaleur de vos belles larmes ?
Dans ces différents cas, on peut dire avec Gresset :
L’esprit qu’on veut avoir gâte celui qu’on a.
49. Qu’est-ce qu’une pensée gracieuse ?
La pensée gracieuse est celle qui inspire je ne sais quoi de doux, de riant et d’agréable qui fait sourire de plaisir. La grâce de la pensée peut venir de la nature des objets qui plaisent par eux-mêmes, ou de la manière dont ils sont présentés et décrits. Le plus souvent les pensées gracieuses tirent leur agrément des choses qui flattent les sens, comme les fleurs, les beaux jours, la lumière, les ruisseaux, les fictions ingénieuses. Telle est la pensée qui termine ces vers de Racan sur Marie de Médicis :
Paissez, chères brebis, jouissez de la joieQue le ciel vous envoie :A la fin sa clémence a pitié de nos pleurs.Allez dans la campagne, allez dans la prairie,N’épargnez point les fleurs :Il en renaît, assez sous les pas de Marie.
Nous citerons encore le début du cantique de Moïse :
Audite cœli…… super gramina
,
l’hymne de l’Enfant à son réveil, et ces deux pensées de
Vauvenargues :
Les premiers jours du printemps ont moins de grâce que la vertu naissante d’un jeune homme.
Le fruit du travail est le plus doux des plaisirs.
50. Qu’est-ce qu’une pensée vive ?
La pensée est vive quand l’objet qu’elle représente se peint d’un
seul trait dans l’esprit. La pensée vive jaillit comme une
étincelle, et frappe comme un éclair. Tite-Live, décrivant le
combat des Horaces et des Curiaces, dit en parlant de ces jeunes
guerriers :
Terni juvenes, magnorum
exercituum animos gerentes, concurrunt.
Cette pensée est très vive. Il en est de même des
suivantes :
Dixi : Ubinam sunt ? dit le Seigneur en parlant de ses ennemis.
Bossuet a dit en parlant du règne de l’idolâtrie à la venue du Messie :
Tout était Dieu, excepté Dieu même ; et le monde que Dieu avait fait pour manifester sa puissance, semblait être devenu un temple d’idoles.
51. Qu’est-ce qu’une pensée éclatante et brillante ?
La pensée brillante est celle qui joint à la solidité d’une pensée vive des couleurs plus éclatantes et des images plus frappantes. La pensée qui a de l’éclat rappelle ces ouvrages de l’art dont le brillant charme les yeux, ou ces fleurs nouvellement écloses qui parent nos jardins de leurs vives couleurs. C’est l’émeraude richement enchâssée, ou la rose qui vient de s’épanouir aux premiers rayons du soleil. Voici deux exemples de pensées brillantes :
Les premiers feux de l’aurore ne sont pas si doux que les premiers regards de la gloire.
Vauvenargues.
Les guerriers français étendirent le voile de leur gloire sur le hideux spectacle de la Terreur ; ils enveloppèrent les plaies de la patrie dans les plis de leurs drapeaux triomphants, et jetée dans un des bassins de la balance, leur vaillante épée servit de contre-poids à la hache révolutionnaire.
Chateaubriand.
52. Quand la pensée est-elle hardie ?
La pensée est hardie lorsqu’elle présente les objets avec des tours ou des traits frappants, des expressions ou des couleurs extraordinaires, qui paraissent sortir de la règle. Exemples :
Siluit terra in conspectu ejus , dit l’Écriture en parlant d’Alexandre.
Scandit æratas vitiosa naves cura.Horace, livre II, 15.
Post equitem sedet atra cura.Horace, livre III, 1.
Le chagrin monte en croupe et galope avec lui.Boileau.
Son ombre, dit Bossuet en parlant du grand Condé, son ombre eût pu encore gagner des batailles, et voilà que, dans son silence, son nom même nous anime.
Le salpêtre enfermé dans ces globes d’airain (des bombes),Part, s’échauffe, s’embrase et s’écarte soudain.La mort en mille éclats en sort avec furie.Voltaire.
La révolution française, ou plutôt européenne, a été un appel fait à toutes les passions par toutes les erreurs : elle est, pour me servir de l’énergie d’une expression géométrique, le mal élevé à sa plus haute puissance.
De Bonald.
La hardiesse a pour écueil l’extravagance qui consiste à dire des choses invraisemblables ou complètement impossibles. Tel est ce cri de révolte de Lucifer :
Ascendam super altitudinem nubium, similis ero Altissimo.
Isaïe, xiv.
53. Qu’est-ce que la pensée forte ou énergique ?
La pensée forte ou énergique est celle qui renferme un grand sens
en peu de paroles, et qui fait dans l’esprit une impression
profonde. On cite celle de Salluste parlant de Catilina qui fut
trouvé sur le champ de bataille, loin des siens et parmi les
cadavres des ennemis :
Paululùm etiam
spirans, ferociamque animi, quam habuerat vivus, in
vultu retinens.
Cette pensée a été imitée
par Chateaubriand, dans les Martyrs :
Les Sicambres, tous frappés par-devant et couchés sur le dos, conservaient, dans la mort, un air si farouche que le plus intrépide osait à peine les regarder.
Casimir Delavigne en a fait une imitation encore plus heureuse, lorsqu’il a dit en parlant de Jeanne d’Arc sur le bûcher :
A travers les vapeurs d’une fumée ardente,Jeanne encore menaçanteMontre aux Anglais son bras à demi consumé…Pourquoi reculer d’épouvante,Anglais ! son bras est désarmé.
Corneille, dans une de ses pièces (Othon), parlant de trois ministres qui cherchaient à profiter du règne du vieux Galba, termine par une expression d’une incroyable énergie :
On les voyait tous trois se hâter sous un maîtreQui, chargé d’un long âge, a peu de temps à l’être,Et tous trois à l’envi s’empresser ardemmentA qui dévorerait ce règne d’un moment.
54. En quoi consiste la pensée majestueuse ?
Une pensée est majestueuse, noble ou magnifique, quand elle présente à l’esprit des objets grands, importants et propres à élever l’âme ; mais cependant sans traits extraordinaires et éblouissants. Ce qui la distingue de la pensée sublime, c’est qu’elle est l’expression d’une grandeur ordinaire, tandis que c’est l’expression d’une grandeur extraordinaire qui fait le sublime.
C’est en vers pleins de noblesse et de majesté qu’Anchise prédit à Énée la grandeur de l’empire dont il sera le fondateur :
Tu regere imperio populos, Romane, memento ;Hæ tibi erunt artes, pacisque imponere morem,Parcere subjectis, et debellare superbos.
Quelle idée ne donnent pas du caractère inflexible de Caton les vers suivants d’Horace !
Et cuncta terrarum subacta,Præter atrocem animum Catonis.
Bossuet dit de la reine d’Angleterre :
Son grand cœur a surpassé sa naissance ; toute autre place qu’un trône eût été indigne d’elle.
Quelle grandeur, quelle noblesse, quelle magnificence dans le commencement de l’Oraison funèbre de la même princesse :
Celui qui règne dans les cieux et de qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté et l’indépendance, est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois, et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et terribles leçons.
Lamartine a dit, en parlant de l’homme :
Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,L’homme est un Dieu tombé qui se souvient des cieux.
La majesté touche de près à l’enflure, qui revêt de paroles magnifiques une idée fausse, ou qui, par l’emploi de termes emphatiques, veut faire paraître les pensées plus élevées et plus nobles qu’elles ne le sont en réalité. Voici deux exemples où il est facile de découvrir ce défaut :
…… Cœlo tegitur qui non habet urnam,
a dit Lucain en parlant de Pompée.
Épitaphe de Charles-Quint.
Pro tumulo ponas orbem, pro tegmine cœlum,Sidera pro facibus, pro lacrymis maria.
55. Qu’est-ce que la pensée sublime ?
La pensée sublime est celle qui, par la grandeur extraordinaire des objets, saisit, transporte et élève l’âme à un degré au delà duquel il semble qu’elle ne puisse aller.
Nous citerons un certain nombre de pensées sublimes, en commençant par l’Écriture :
Ego sum qui sum, — dit Dieu, en parlant de sa nature.
Dixitque Deus : Fiat lux, et facta est lux.
Ipse dixit, et facta sunt ; ipse mandavit et creata sunt.
Omnes gentes quasi non sint, sic sunt coram eo et quasi nihilum et inane reputatæ sunt ei.
Dixi : Ubinam sunt ? Cessare faciam ex hominibus memoriam eorum.
Operuit cœlos gloria ejus et laudis ejus plena est terra.
Vidi impium superexaltatum et elevatum sicut cedros Libani, et transivi et ecce non erat ; et quæsivi eum et non est inventus locus ejus.
Dominus regnabit in æternum et ultrà.
Siluit terra in conspectu ejus.
Saint Augustin a dit de Dieu :
Patiens quia
æternus.
Dans Macbeth, on vient dire à Macduff que son
château a été pris, et que sa femme et ses enfants ont été
massacrés par Macbeth. Macduff tombe dans une douleur morne :
son ami veut le consoler, il ne l’écoute point ; et méditant sur
le moyen de se venger de Macbeth, il ne dit que ces mots
terribles :
Il n’a point
d’enfants !
Le Père de la Rue dit, en parlant de l’état du pécheur après sa mort :
N’ayant que son péché entre Dieu et lui, et se trouvant de toutes parts environné de l’éternité.
Il restait environ cinq cents ans jusqu’aux jours du Messie. Dieu donna à la majesté de son Fils de faire taire les prophètes durant tout ce temps, pour tenir son peuple en attente de celui qui devait être l’accomplissement de tous les oracles.
Bossuet.
Que peuvent contre lui (contre Dieu), tous les rois de la terre ?En vain ils s’uniraient pour lui faire la guerre :Pour dissiper leur ligue il n’a qu’à se montrer ;Il parle, et dans la poudre il les fait tous rentrer.Au seul son de sa voix, la mer fuit, le ciel tremble ;Il voit comme un néant tout l’univers ensemble.Et les faibles mortels, vains jouets du trépas,Sont tous devant ses yeux comme s’ils n’étaient pas.Racine.
Devant le cercueil de Louis-le-Grand, Massillon, en commençant l’Oraison funèbre de ce monarque, prononce ces belles paroles :
Dieu seul est grand, M. F…
Lamartine, pour expliquer les peines et les combats du juste, prête à Dieu ces paroles sublimes :
Tu n’as qu’un jour pour être juste ;J’ai l’éternité devant moi.
56. Quel est le défaut voisin du sublime de pensée ?
Il ne faut pas confondre la pensée sublime avec celle qui n’a qu’une apparence de grandeur bâtie ordinairement sur de grands mots assemblés au hasard, et qui n’est qu’ambitieuse et vaine. En effet, des expressions élevées et de petites idées ne font jamais que de l’enflure : la force de l’expression s’évanouit, si la pensée est trop faible ou trop légère pour y donner prise. Ce défaut est assez difficile à éviter ; car, comme il est naturel de chercher le grand en toutes choses, on a de la peine à s’arrêter où il faut, comme fait Cicéron qui, au rapport de Quintilien, ne prend jamais un vol trop haut.
Ce que dit un historien au sujet de Pompée est outré et excessif :
Telle fut la fin du grand Pompée, après trois consulats et autant de triomphes, et après avoir dompté l’univers ; la fortune s’accordant si peu avec elle-même à l’égard de ce héros, que la terre qui venait de lui manquer pour ses victoires, lui manqua pour sa sépulture.
Le même défaut est encore plus sensible dans le passage suivant de Malherbe, où il s’agit de la pénitence de saint Pierre.
C’est alors que ses cris en tonnerres s’éclatent ;Ses soupirs se font vents qui les chênes combattent ;Et ses pleurs, qui tantôt descendaient mollement,Ressemblent au torrent qui, des hautes montagnes,Ravageant et noyant les voisines campagnes,Veut que tout l’univers ne soit qu’un élément.
57. Quelle est la règle à suivre pour l’emploi des pensées ?
Jouvency, qui demande que toute pensée soit vraie et claire, veut encore qu’elle soit proportionnée au sujet et à la situation des personnages qui sont en scène. C’est, en effet, une règle générale, dit Rollin, qu’il faut penser selon la matière que l’on traite ; et rien n’est moins raisonnable que d’avoir des pensées sublimes dans un sujet qui n’en demande que de médiocres, ou des pensées délicates et gracieuses quand on a pour but d’effrayer. La convenance, tel est donc le mérite essentiel des pensées.
Article II.
Des sentiments.
58. Qu’est-ce qu’un sentiment ?
Le sentiment, tel que nous l’entendons ici, est, suivant
l’Académie, un trait qui exprime un mouvement du cœur. C’est,
dit Boiste, une affection, une passion, un mouvement de l’âme.
Sentir, c’est donc avoir le cœur touché, l’âme émue par quelque
objet. Pour bien sentir, il faut avoir non seulement de
l’imagination, mais encore et surtout de la sensibilité,
c’est-à-dire du cœur et de l’âme. Si c’est le cœur qui rend
éloquent, comme dit Quintilien,
pectus est
quod disertos facit
, c’est aussi du
sentiment que provient l’intérêt dans toute espèce de
composition.
59. Comment les sentiments se distinguent-ils des pensées ?
C’est avec raison que l’on distingue les sentiments des pensées.
Les pensées occupent l’intelligence où elles prennent naissance,
et ont pour but de porter la lumière et la conviction dans
l’esprit. Les sentiments intéressent le cœur ou la sensibilité
d’où ils partent, et ont pour effet de toucher et de persuader.
Malgré cette distinction bien réelle, il n’est pas rare de
trouver des critiques qui ne font aucune mention spéciale des
sentiments. Dans ce cas, ils les regardent comme étant une
espèce particulière de pensées. Mais alors ce sont des pensées
où le sentiment est tellement prédominant, qu’elles paraissent
prendre naissance dans le cœur ou la volonté plutôt que dans
l’intelligence. Horace, dans le vers suivant, ne sépare pas ces
deux éléments du
style :
Scribendi rectè, sapere est et principium et
fons.
Vauvenargues, s’inspirant des paroles
de Quintilien citées plus haut, a proclamé d’une manière plus
explicite le rôle important de la sensibilité lorsqu’il a dit :
Les grandes pensées viennent du cœur.
60. Quelles sont les différentes qualités des sentiments ?
Comme les pensées, les sentiments ont des caractères généraux ou essentiels et des qualités particulières ou spéciales. Ces caractères déterminent également ceux du style. Les qualités générales sont la vérité et le naturel. Les qualités particulières sont la naïveté, la délicatesse, la grâce, la vivacité, l’énergie, la mélancolie, la grandeur, le pathétique et la sublimité.
61. La vérité est-elle nécessaire aux sentiments ?
Tout sentiment doit être vrai, c’est-à-dire n’être ni contrefait, ni affecté, mais sortir du cœur.
Ce caractère se trouve dans la touchante prière que fait Hector, lorsque, sur le point de se rendre au combat, il tient entre ses bras son fils bien-aimé :
Dieux immortels, faites que cet enfant soit courageux dans les combats et puissant sur son peuple ; faites qu’en le voyant revenir chargé de dépouilles sanglantes, après avoir tué quelque ennemi célèbre, chacun s’écrie : Il est encore plus vaillant que son père ! Et puisse alors le cœur de sa mère en tressaillir d’allégresse !
Un sentiment feint ne saurait toucher ; il a toujours quelque chose de froid.
62. Quand le sentiment est-il naturel ?
Tout sentiment doit être naturel, c’est-à-dire qu’il doit convenir à la situation de celui qui en est affecté, et paraître couler de source. Pyrrhus promet à la veuve d’Hector de rebâtir Ilion pour Astyanax ; Andromaque laisse échapper ces paroles si naturelles dans la circonstance :
Seigneur, tant de grandeurs ne nous touchent plus guère ;Je les lui promettais tant qu’a vécu son père.Non, vous n’espérez plus de nous revoir encor,Sacrés murs, que n’a pu conserver mon Hector.
63. Qu’est-ce que le sentiment naïf ?
Le sentiment naïf est un mouvement du cœur qui échappe sans effort et sans apprêt, [et qui frappe par l’ingénuité et par je ne sais quoi d’imprévu. Tel est le sentiment exprimé dans le dernier vers du dialogue si connu et si beau du Passant et de la Tourterelle :
Que fais-tu dans ce bois, plaintive Tourterelle ?— Je gémis, j’ai perdu ma compagne fidèle.— Ne crains-tu pas que l’oiseleur— Si ce n’est lui, ce sera ma douleur.
Tel est encore ce madrigal de Pradon :
Vous n’écrivez que pour écrire ;C’est pour vous un amusement :Moi qui vous aime tendrement,Je n’écris que pour vous le dire.
Le sentiment naïf acquiert quelquefois de la vivacité et de l’énergie ; il peut alors produire de grands effets, comme dans ce dialogue :
Athalie.
Je prétends vous traiter comme mon propre fils.Joas.
Comme votre fils !Athalie.
Oui : vous vous taisez !Joas.
Quel pèreJe quitterais ! et pour…Athalie.
Eh bien !joas.
Pour quelle mère !
64. Qu’est-ce que le sentiment délicat ?
Le sentiment délicat est celui qui flatte le cœur par quelque chose de fin, d’extraordinaire, ou d’un peu mystérieux qu’on n’aperçoit d’abord qu’à demi, mais qu’on saisit bientôt tout à fait et qui est très agréable. On emploie la délicatesse de sentiment pour louer, pour consoler, pour blâmer, pour demander et pour remercier.
Tibulle disait à une personne qui lui était extrêmement chère :
Dans les lieux les plus solitaires, vous êtes pour moi une grande compagnie :
In solis tu mihi turba locis.
Les adieux de Marie Stuart à la France renferment encore plus de délicatesse :
Adieu, plaisant pays de France,O ma patrie,La plus chérie,Qui as nourri ma tendre enfance !Adieu France ! adieu mes beaux jours !La nef qui déjoint nos amoursN’a eu de moi que la moitié,L’autre part te reste : elle est tienne ;Je la fie à ton amitiéPour que de l’autre il te souvienne.
Après avoir mentionné les stances de Malherbe à Duperrier : Ta douleur… ; le madrigal de Chamfort au roi de Danemark : Un roi qu’on aime… ; les verselets de Clotilde de Surville à son enfant : O cher enfantelet…, et le compliment si délicat que Louis XIV adressa au grand Condé après la victoire de Senef, nous terminerons par le placet bien connu qui fut envoyé au même prince, au sujet d’une île du Rhône :
Qu’est-ce en effet pour toi, grand monarque des Gaules,Qu’un peu de sable et de gravier ?Que faire de mon île ? Il n’y croît que des saules,Et tu n’aimes que le laurier.
65. Faites connaître le sentiment gracieux.
Le sentiment gracieux est celui qui présente au cœur des émotions douces et agréables, et qui plaît par un aspect riant ou touchant.
Le livre de Ruth offre souvent des sentiments de ce genre. On en
trouve aussi dans les autres parties de l’Écriture : telles sont
les paroles de Notre-Seigneur sur l’ingrate Jérusalem :
Jerusalem, Jerusalem, quæ occidis
prophetas, quoties volui congregare filios tuos,
quemadmodum gallina congregat pullos suos sub alas, et
noluisti !
Les six dernières strophes de
l’Hymne de l’enfant à son réveil sont remplies de sentiments
gracieux. Il en est de
même des adieux
d’Hector et d’Andromaque, au Ve livre de
l’Iliade. Voici encore quelques exemples :
Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses,L’espace d’un matin.
Incipe, parve puer, risu cognoscere matrem.
66. En quoi consiste la vivacité du sentiment ?
Le sentiment vif est celui qui part comme un éclair et fait une impression rapide.
La grandeur et la gloire ! s’écrie Bossuet dans l’Oraison funèbre de Madame, pouvons-nous encore entendre ces noms dans ce triomphe de la mort ? Non, Messieurs, je ne puis soutenir ces grandes paroles, par lesquelles l’arrogance humaine tâche de s’étourdir elle-même, pour ne pas apercevoir son néant.
C’est un sentiment bien vif que celui de ce généreux roi de
Calédonie, qui encourageait, par ces paroles, ses concitoyens à
défendre courageusement leur pays contre l’invasion des
Romains :
Ituri in aciem, et majores et
posteros cogitate.
67. Faites connaître le sentiment fort ou énergique.
Le sentiment fort ou énergique éclate avec une grande vigueur, et laisse dans l’âme des traces profondes. On donne encore ce nom à un dessein ferme et hardi, mais calme. Le sentiment énergique se distingue du sentiment vif en ce qu’il a plus de solidité et de durée.
L’énergie du sentiment est manifeste dans ces paroles de saint Paul :
Si Deus pro nobis, quis contra nos ?
dans le fameux Non possumus que le Pontife suprême, après les Apôtres, oppose avec tant de fermeté et de calme, à toutes les exigences insensées des ennemis de l’Église, ainsi que dans les célèbres harangues de Camille, de Henri IV, et de Henri de Larochejaquelein :
Hostem, an me, an vos ignoratis ?
Je suis votre roi, vous êtes Français, voilà l’ennemi.
Si j’avance, suivez-moi ; si je recule, tuez-moi ; si je ◀meurs▶ vengez-moi.
On trouve aussi beaucoup de force de sentiment dans ces vers de M. de Lamartine, sur la mort du chrétien :
Déposer le fardeau des misères humaines,
68. Qu’est-ce que le sentiment mélancolique ?
C’est, d’après un illustre écrivain, un sentiment de tristesse vague, plus vaste dans son objet que les autres sentiments, et faisant une impression d’autant plus profonde, qu’il répond mieux, par ce qu’il a de vague, au besoin d’infini qui fait le fond de notre être.
Ce sentiment se rencontre souvent dans l’Écriture, surtout dans le Livre de Job et dans les Psaumes. Exemples :
Dies peregrinationis meæ centum triginta annorum sunt, parvi et mali, et non pervenerunt usque ad dies patrum meorum, quibus peregrinati sunt.
(Paroles de Jacob à Pharaon. — Gen., xvii, 9.)
Dies mei velociores fuerunt cursore, dit Job : fugerunt et non viderunt bonum ; pertransierunt sicut aquila volans ad escam.
(ix.)
Super flumina Babylonis, illic sedimus et flevimus…
Nous mentionnerons encore les dernières paroles de Gilbert : Au banquet de la vie… ; le Jour des morts de Fontanes ; la Chute des feuilles, de Millevoye ; le Cimetière de campagne, de Thomas Gray ; beaucoup de passages de Chateaubriand, et plusieurs élégies des poètes allemands.
69. En quoi consiste le sentiment grand ou noble ?
Le sentiment grand, noble ou généreux est celui qui remplit l’âme d’un plaisir mêlé d’admiration. Tel est le sentiment renfermé dans ces paroles de Judas Machabée :
Meliùs est nos mori in bello, quàm videre mala gentis nostræ et sanctorum.
Quelle grandeur dans ce dialogue entre Polyeucte et Pauline :
Pauline.
Quittez cette chimère et m’aimez…Polyeucte.
Je vous aimeBeaucoup moins que mon Dieu, beaucoup plus que moi-même.Pauline.
Au nom de cet amour ne m’abandonnez pas.Polyeucte.
Au nom de cet amour daignez suivre mes pas.Pauline.
C’est peu de me quitter, tu veux donc me séduire ?Polyeucte.
C’est peu d’aller au ciel, je veux vous y conduire.
On engageait Louis XII à venger quelques injures qu’il avait reçues avant de monter sur le trône, n’étant que duc d’Orléans :
Ce n’est point au roi de France, répondit-il, à venger les injures du duc d’Orléans.
70. Qu’est-ce que le sentiment pathétique ?
Le sentiment pathétique est celui qui émeut, touche, agite le cœur, et souvent dispose à répandre des larmes.
La Bible, et principalement le livre de Job et les Prophéties de Jérémie, nous offrent de nombreux exemples de pathétique :
O vos omnes, qui transitis per viam, attendite, et videte si est dolor sicut dolor meus : quoniam vindemiavit me, ut locutus est Dominus in die iræ furoris sui.
Quomodo sedet sola civitas plena populo : facta est quasi vidua domina Gentium… Plorans ploravit in nocte… non est qui consoletur eam ex omnibus charis ejus…
Miseremini mei, miseremini mei, saltem vos amici mei, quia manus Domini tetigit me.
Dans l’Énéide, un jeune guerrier se rappelle en mourant sa douce patrie, Argos, et jette vers elle un tendre regard :
Et dulces moriens reminiscitur Argos.
Les accents d’Andromaque sont peut-être plus attendrissants encore, lorsque, craignant de voir son fils Astyanax livré aux Grecs par Pyrrhus, elle s’écrie :
Que les pleurs de sa mère et que son innocence.
71. Qu’est-ce que le sentiment sublime ?
Le sentiment est sublime quand, fondé sur une vraie vertu, il nous élève au-dessus de nous-mêmes, en nous montrant, comme l’a dit Sénèque, dans la faiblesse humaine, une constance presque divine, et en nous pénétrant d’un enthousiasme mêlé de respect, de surprise et d’admiration. D’après Longin, le sentiment sublime est le son que rend une âme magnanime.
Voici quelques exemples de ce genre de sublime :
Mihi vivere Christus est, et mori lucrum, dit saint Paul.
Alexandre demande à Porus, vaincu et prisonnier, comment il veut
qu’on le traite :
En roi !
répond le monarque indien.
Médée, dans la tragédie de ce nom, veut se venger de ses ennemis. Nérine, sa confidente, lui dit :
Votre pays vous hait, votre époux est sans foi.Contre tant d’ennemis, que vous reste-t-il ?Médée.
Moi !Moi, dis-je, et c’est assez…
C’est là le sublime du courage.
On dit au vieil Horace, indigné que son fils eût pris la fuite :
Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ?
La généreux vieillard répond :
◀mourût !Qu’il
Après avoir découvert la conjuration de Cinna, Auguste, lorsqu’il pourrait faire périr son ennemi, non seulement lui pardonne, mais encore lui dit :
Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en convie.
Que crains-tu
, dit
César à son pilote qui, effrayé par une violente
tempête, veut rentrer au port, tu
portes César ! Quid times ? Cesarem
vehis.
Abner fait part au grand-prêtre Joad des craintes qu’il a qu’Athalie ne le fasse arracher de l’autel, et n’exerce sur lui ses vengeances. Joad lui répond :
Celui qui met un frein à la fureur des flots,Sait aussi des méchants arrêter les complots ;Soumis avec respect à sa volonté sainte,Je crains Dieu, cher Abner, et n’ai point d’autre crainte.
Zénobie dit à Rhadamiste, dans la tragédie de ce nom :
Je connais la fureur de tes soupçons jaloux ;Mais j’ai trop de vertu pour craindre mon époux.
L’abbé Edgeworth de Firmont, qui avait préparé Louis XVI à la
mort, adressa ces paroles à l’infortuné monarque, immédiatement
avant le moment fatal :
Fils de saint Louis,
montez au ciel !
72. Qu’avez-vous à dire sur la convenance des sentiments ?
Les sentiments, comme les pensées, doivent toujours convenir au sujet que l’on traite et au but que l’on se propose. Des sentiments élevés et sublimes, comme de grandes pensées, s’accorderaient mal avec un sujet ordinaire ou badin ; de même qu’un sujet élevé et terrible ne s’accommoderait pas plus de sentiments naïfs et délicats que de pensées fines et gracieuses. Nous devons ajouter que, malgré la distinction réelle des pensées et des sentiments, les diverses nuances qu’on y remarque peuvent se trouver combinées ensemble ; de même que les divers caractères du style s’unissent souvent pour empêcher l’uniformité et l’ennui, en répandant une heureuse variété dans l’unité.
Article III.
Des images
73. Qu’est-ce que l’image ?
L’image, lorsqu’il s’agit du coloris du style, est une sorte de vêtement extérieur, de voile matériel, en un mot, de représentation sensible qui, pour donner de la couleur à la pensée, une forme à l’idée, et rendre un objet sensible s’il ne l’est pas, ou plus sensible s’il ne l’est pas assez, le peint sous des traits qui ne sont pas les siens, mais ceux d’un objet analogue et mieux connu.
Pour dire que l’homme conserve jusqu’à la mort des espérances qui ne se réalisent jamais, Bossuet, ennoblissant cette idée aussi simple que vraie, la revêt d’une image sublime : L’homme marche vers la tombe, dit-il, traînant après lui la longue chaîne de ses espérances trompées.
Un poète, voulant peindre la chute de l’empereur Napoléon, emploie des mots qui font image :
Aux livides lueurs de son dernier canonIl tombe ; mais sa chute a fait un vide immense.
74. L’image se distingue-t-elle du tableau et de la description ?
D’après Longin, on a compris sous le nom d’image tout ce qu’en poésie on appelle descriptions et tableaux. Mais, en parlant du coloris du style, on attache à ce mot une idée beaucoup plus précise, comme nous venons de le voir. La description, qui est la peinture d’un objet dans ses détails les plus pittoresques et les plus intéressants et avec ses couleurs les plus vives, diffère du tableau, dit Marmontel à qui nous empruntons une grande partie de cet article, en ce que le tableau n’a qu’un moment et qu’un lieu fixe. La description peut être une suite de tableaux, et le tableau peut être un composé d’images. L’image est le voile matériel d’une idée, et ne consiste que dans un petit nombre de mots ; quelquefois même un seul suffit.
La mort de Laocoon, par Virgile, est un tableau ; la peinture des serpents qui viennent l’étouffer est une description ; Laocoon ardens est une image.
75. Que suppose toute image ?
Toute image suppose une ressemblance, renferme une comparaison ; et de la justesse de la comparaison dépend la clarté, la transparence de l’image. Mais la comparaison est sous-entendue, indiquée ou développée. On dit d’un homme en colère : il rugit ; on dit de même : c’est un lion ; on dit encore : tel qu’un lion altéré de sang, etc. Il rugit, suppose la comparaison ; c’est un lion, l’indique ; tel qu’un lion, la développe.
76. Est-il possible de transporter toutes les images d’une langue dans une autre ?
Toutes les images ne peuvent être transportées d’une langue dans une autre, parce que la facilité d’apercevoir une idée sous une image est souvent un effet de l’habitude, et suppose une convention. Toute image tirée des coutumes étrangères n’est reçue parmi nous que par adoption ; et, si les esprits n’y sont pas habitués, le rapport en sera difficile à saisir. Il arrive aussi que, dans une langue, l’opinion attache du ridicule ou de la bassesse à des images qui, dans une autre langue, n’ont rien que de noble et de décent. La métaphore de ces deux beaux vers de Corneille,
Sur les noires couleurs d’un si triste tableau,Il faut passer l’éponge ou tirer le rideau,
n’aurait pas été supportable chez les Romains, où l’éponge était un mot bas et dégoûtant. Les images doivent donc être adaptées aux habitudes du peuple pour qui l’on écrit.
77. Faites connaître les règles à suivre pour les images usitées.
Les langues, à les analyser avec soin, ne sont presque toutes qu’un recueil d’images, que l’habitude a mises au rang des dénominations primitives, et qu’on emploie sans s’en apercevoir. Il y en a de si hardies, que les poètes n’oseraient les risquer si elles n’étaient pas reçues. On dit suspendre, précipiter son jugement, balancer les opinions, les recueillir, etc. On dit que l’âme s’élève, que les idées s’étendent, que le génie étincelle, que Dieu vole sur les ailes des vents, que son souffle anime la matière, que sa voix commande au néant. Tout cela est familier, non seulement à la philosophie la plus exacte, mais à la théologie la plus austère ; de sorte qu’à l’exception de quelques termes abstraits, le plus souvent confus et vagues, tous les signes de nos idées sont empruntés des objets sensibles. Il n’y a donc, pour l’emploi des images usitées, d’autres ménagements à garder que les convenances du style. Parmi ces images, il en est d’abandonnées au peuple ; d’autres sont réservées au langage héroïque ; il en est de communes à tous les styles et à tous les tons. C’est au goût formé par l’étude et par l’usage à distinguer ces nuances.
78. Quelles sont les qualités requises pour les images nouvelles ?
Il faut apporter beaucoup plus de circonspection et de sévérité dans le choix des images rarement employées, ou nouvellement introduites dans une langue. Car, si l’on se montre très indulgent relativement à l’exactitude et à la justesse des images reçues, parce que, en les employant, l’écrivain ne fait que suivre l’usage et parler sa langue, on est plus difficile pour les images nouvelles, et on exige qu’elles soient justes, claires, sensibles, naturelles et nobles.
79. Quand les images sont-elles justes et claires ?
Les images sont claires et justes quand elles présentent, entre la pensée et l’objet physique qui sert de point de comparaison, cette exactitude de rapport et cette vérité sensible qui saisit au premier coup d’œil.
Si le
dies per silentium vastus
de Tacite ne présente qu’une image confuse, il n’en est pas de
même de celle qui se trouve dans ce vers de La Fontaine :
Craignez le fond des bois et leur vaste silence.
En effet, s’il est difficile de se représenter un jour vaste par
le silence, on se transporte aisément au milieu d’une solitude
immense, où le silence règne au loin ; et
silence vaste
, qui paraît hardi, est
beaucoup plus sensible que silence profond, qui est devenu si
familier.
Il ne faut cependant pas confondre une image confuse avec une
image vague. Celle-ci peut être claire, quoique indéfinie :
l’étendue, l’élévation,
la profondeur, sont des termes vagues, mais
clairs ; il faut même bien se garder de déterminer certaines
expressions dont le
vague fait toute la
force.
Omnia pontus erant
, dit
Ovide en parlant du déluge ;
je ne sais le
tout de rien
, dit Montaigne ;
cogitavi dies antiquos, et annos æternos in
mente habui
. C’est le vague et l’immensité
de ces images qui en fait la force et la sublimité.
80. Comment peut-on s’assurer de la justesse et de la clarté d’une image ?
Pour s’assurer de la justesse et de la clarté d’une image, il faut se demander en écrivant : Que fais-je de mon idée ? une colonne ? un fleuve ? une plante ? L’image ne doit rien présenter qui ne convienne à la colonne, à la plante, au fleuve, etc. La règle est simple, sûre et facile ; rien n’est plus commun cependant que de la voir négliger, et surtout par les commençants, qui n’ont pas fait de leur langue une étude philosophique.
Il y a aussi des précautions à prendre pour empêcher qu’une image, qui est claire et juste comme expression simple, ne devienne obscure lorsqu’on veut l’étendre. S’enivrer de louanges est une façon de parler familière ; mais si l’on suit l’image, et que l’on dise : Un roi s’enivre des louanges que lui versent les flatteurs, ou que les flatteurs lui font respirer, on a besoin de réflexion pour voir l’accord de ces images, parce que le terme moyen est sous-entendu. En effet, verser et s’enivrer annoncent une liqueur ; dans respirer et s’enivrer c’est une vapeur qu’on suppose. Mais si on exprime le moyen terme, les images deviennent claires et justes :
Un roi s’enivre du poison de la louange que lui versent les flatteurs ; un roi s’enivre du parfum de la louange que les flatteurs lui font respirer.
81. Les images doivent-elles être vives et sensibles ?
Si les images doivent être vraies et transparentes, ainsi que nous venons de le dire, elles doivent aussi être vives ou sensibles. L’effet que l’on se propose étant d’affecter l’imagination, les traits qui l’affectent le plus doivent avoir la préférence.
Tous les sens contribuent proportionnellement à former les images.
Nous disons le coloris des idées, la voix des remords, la dureté de l’âme, la douceur du caractère, l’odeur de la bonne renommée.
La vue étant par excellence le sens de l’imagination, est celui de tous les sens qui enrichit le plus le langage poétique. L’odorat fournit le moins d’images ; et il est le seul de tous les sens dont les dégoûts semblent insoutenables à la pensée.
82. Les images doivent-elles être naturelles ?
Les images doivent être naturelles, c’est-à-dire n’être pas tirées de trop loin, et paraître avoir dû se présenter d’elles-mêmes à l’esprit de celui qui les emploie.
Les productions et les phénomènes de la nature diffèrent suivant les climats. Il ne convient qu’aux peuples du Levant ou à des esprits versés dans la poésie orientale, d’exprimer le rapport de deux extrêmes par l’image du cèdre et de l’hysope. L’habitant d’un climat pluvieux compare la vue de ce qu’il aime à la vue d’un ciel sans nuages ; l’habitant d’un climat brûlant la compare à la rosée. Quelle différence entre les idées que présente l’image d’un fleuve débordé, à un berger des bords du Nil et à un berger des bords de la Loire ! Il en est de même de toutes les images locales, et on ne doit les transplanter qu’avec beaucoup de précaution.
Les images sont aussi plus ou moins familières, suivant les mœurs, les opinions, les usages, les conditions, etc. Un peuple pasteur, un peuple matelot, un peuple guerrier, ont chacun leurs images habituelles : ils les tirent des objets qui les occupent, qui les affectent, qui les intéressent le plus.
83. La noblesse est-elle nécessaire aux images ?
Les images doivent être nobles, c’est-à-dire avoir une élévation peu commune unie à l’énergie et à la hardiesse, et ne rien offrir de commun ou de bas. La réminiscence d’un objet fétide, nous inspirant un invincible dégoût, est essentiellement contraire à la noblesse.
Si ces images sont nobles et magnifiques,
Si fractus illabatur orbisImpavidum ferient ruinæ.
Celui qui met frein a la fureur des flots,Sait aussi des méchants arrêter les complots.
Post equitem sedet atra cura,
il n’en est pas de même des exemples suivants, surtout du dernier :
Poser l’éteignoir sur la chandelle de la vie.
Des montagnes de morts privés d’honneurs suprêmes,Que la nature force à se venger eux-mêmes,Et dont les troncs pourris exhalent dans les ventsDe quoi faire la guerre au reste des vivants.
84. Les images ne sont-elles pas quelquefois sublimes ?
Les images, comme les pensées et les sentiments, sont quelquefois sublimes, c’est-à-dire qu’elles représentent de grands objets avec des couleurs si vraies, si vives et si fortes, que l’âme est ravie d’admiration.
85. Faites connaître quelques images sublimes.
Voici comment s’exprime Moïse dans son magnifique cantique sur le passage de la mer Rouge :
Misisti (Domine) iram tuam, quæ devoravit eos (adversarios) sicut stipulam. Et in spiritu furoris tui congregatæ sunt aquæ ; stetit unda fluens, congregatæ sunt abyssi in medio mari. Dixit inimicus : Persequar et comprehendam… Flavit spiritus tuus, et operuit eos mare : submersi sunt quasi plumbum in aquis vehementibus… Extendisti manum tuam, et devoravit eos terra.
David, décrivant dans le psaume ciii les merveilles de la création, s’écrie en s’adressant à Dieu :
Confessionem et decorem induisti : amictus lumine sicut vestimento. Extendens cœlum sicut pellem ; qui tegis aquis superiora ejus. Qui ponis nubein ascensum tuum ; qui ambulas super pennas ventorum. Qui facis angelos tuos spiritus, et ministros tuos, ignem urentem… Dominus respicit terram, et facit eam tremere ; qui tangit montes, et fumigant.
Le même prophète dit, dans le psaume cvi :
Dixit et stetit spiritus procellæ, et exaltati sunt fluctus ejus. Ascendunt usque ad cœlos, et descendunt usque ad abyssos.
Et dans le psaume cxiii
Mare vidit et fugit : Jordanis conversus est retrorsum.
Job, Isaïe et Habacuc ne sont pas moins sublimes que David. Voyez sous quelles images ils peignent la grandeur et la puissance de Dieu :
Et dixi : Usque huc venies et non procedes amplius, et hic confringes tumentes fluctus tuos.
Job.
Quis mensus est pugillo aquas, et cœlos palmo ponderavit ? Quis appendit tribus digitis molem terræ, et libravit in pondere montes et colles in staterâ ?… Ecce gentes quasi stilla situlæ, et quasi momentum stateræ reputatæ sunt ; occe insulæ quasi pulvis exiguus…
Isaïe.
Ante faciem ejus ibit mors… Stetit, et mensus est terram ; aspexit, et dissolvit gentes.
Habac.
Les auteurs profanes offrent aussi des images sublimes,
quoiqu’ils ne présentent pas ces traits énergiques, ce coloris
vigoureux, cette élévation majestueuse qui caractérisent
l’Écriture. Celui qui en a le plus approché est Homère, peintre
sublime dans toutes
ses descriptions.
Une armée en marche est, sous ses pinceaux,
un feu dévorant qui, poussé par les vents, consume la
terre devant lui
. Les yeux d’Agamemnon
irrité contre Achille,
ressemblent à une
flamme étincelante
. Junon vole des
montagnes de l’Ida jusque dans l’Olympe.
Aussi rapide que la pensée de l’homme qui jadis a parcouru des contrées lointaines ; il les retrace dans son esprit, et dit : J’étais ici, j’étais là, et se rappelle en un moment de nombreux souvenirs.
Toutes ces images sont sublimes, ainsi que celle où la Discorde est représentée ayant
La tête dans les cieux, et les pieds sur la terre.
Dans le même poète, Jupiter, après avoir parlé,
fait un signe de ses noirs sourcils ; les
cheveux sacrés du Roi des dieux s’agitent sur sa tête
immortelle, et le vaste Olympe en est
ébranlé
.
Cette image a été imitée par Virgile, Horace, Ovide, et André Chénier dans son idylle de l’Aveugle ou du vieil Homère :
Annuit, et totum nutu tremefecit Olympum.Virgile.
Regum verendorum in proprios greges,Reges in ipsos imperium est JovisClari Giganteo triumphoCuncta supercilio moventis.Horace.
Terrificam capitis concussit terque quaterqueCæsariem, cum quâ terram, mare, sidera movit.Ovide.
Dans l’idylle de Chénier, l’aveugle chante
D’abord le Roi divin, et l’Olympe, et les cieux,Et le monde ébranlé d’un signe de ses yeux.
Bossuet présente une image sublime, lorsque à la
suite de cette pensée citée plus haut :
Tout était Dieu, excepté Dieu
même
, il ajoute :
Et le
monde, que Dieu avait fait pour manifester sa puissance,
semblait être devenu un temple
d’idoles.
En voici une autre de Corneille : c’est de Pompée qu’il parle :
…… Il s’avance au trépasAvec le même front qu’il donnait des États.
Voici l’image sublime qui termine l’ode sur le Jugement dernier, de Gilbert :
L’Éternel a brisé son tonnerre inutile,Et d’ailes et de faux dépouillé désormais,Sur les mondes détruits le Temps dort immobile.
86. Quelle est la règle à observer relativement à l’économie et à la distribution des images ?
C’est avec circonspection et sobriété que l’écrivain doit faire usage des images. Si l’objet de l’idée est de ceux que l’imagination saisit et retrace aisément et sans confusion, il n’a besoin pour la frapper que de son expression naturelle, et le coloris étranger de l’image n’est plus que de décoration. Mais si l’objet, quoique sensible par lui-même, ne se présente à l’imagination que faiblement, confusément ou avec peine, l’image qui le peint avec force, avec éclat, et ramassé comme en un seul point, soulage l’esprit autant qu’elle embellit le style.
La Fontaine dit en parlant du veuvage :
On fait un peu de bruit, et puis on se console.
Mais il ajoute :
Sur les ailes du temps la tristesse s’envole ;Le temps ramène les plaisirs.
Il est facile de voir quel agrément l’idée reçoit de l’image.
87. Est-il permis de revêtir une pensée triviale d’une image pompeuse ?
Ce n’est pas assez que l’idée ait besoin d’être embellie, il faut qu’elle mérite de l’être. Une pensée triviale, revêtue d’une image pompeuse ou brillante, est ce qu’on appelle du phébus. Le phébus est donc un style obscur et ampoulé, et vient de la profusion et de la mauvaise distribution des images. On évitera ce défaut, si on a soin de ne jamais revêtir l’idée que pour l’embellir, et de ne jamais embellir que ce qui mérite de l’être. La Fontaine et Racine sont des modèles en ce genre ; leur style est riche et n’est point chargé : c’est l’abondance du génie, que le goût ménage et dirige.
88. Comment doit-on mélanger les pensées, les sentiments et les images ?
Pour bien écrire, il faut mélanger d’une manière convenable les pensées, les sentiments et les images. C’est par ce moyen qu’on peut mettre en jeu les principales facultés de l’esprit, c’est-à-dire parler en même temps à l’intelligence, au cœur et à l’imagination. Un style qui est tout en idées, dit M. de Bonald dans ses Mélanges littéraires, est sec et triste ; un style qui est tout en images, éblouit et fatigue. Aux époques de jeunesse et de décadence d’une littérature, les images surabondent, ou sont peu naturelles, trop recherchées, trop savantes. Ainsi en a-t-il été pour nous au xvie siècle, au xviiie et surtout au xixe . Entre ces deux époques, le siècle de Louis XIV, âge de la virilité pour notre littérature, également éloigné de la faiblesse de l’enfance et de l’enfance de la caducité, se distingue, chez les meilleurs écrivains, par la justesse et la solidité des idées, par la beauté et la grandeur des images, ainsi que par l’élévation et la vivacité des sentiments.
Article IV.
Des mots
89. Que faut-il pour bien rendre sa pensée ?
Pour bien écrire, avons-nous dit, il faut bien penser, bien sentir, et bien rendre. Nous avons étudié en détail ce qui concerne les pensées et les sentiments, c’est-à-dire ce qu’il faut pour bien penser et pour bien sentir. Nous avons ensuite examiné l’art de peindre la pensée ou les images ; et par là nous avons commencé à étudier ce qu’il faut pour bien rendre, puisque le talent d’un auteur consiste à bien définir et à bien peindre, d’après La Bruyère et Fénelon. Mais, pour bien rendre sa pensée, s’il est bon de la peindre au moyen des images, il est surtout nécessaire de se servir des mots, des termes les plus propres et les plus convenables pour l’exprimer d’une manière conforme au goût. Ce sont les mots d’ailleurs qui servent à exprimer les trois premiers éléments du style, et à les faire valoir. Sans la forme, en effet, qui donne un vêtement convenable aux pensées, aux sentiments et aux images, on ne pourra se flatter de posséder l’art d’écrire. Il est donc très important de donner aux mots une sérieuse attention.
90. Quelles sont les qualités nécessaires aux mots ?
Comme le choix des mots est très important pour quiconque veut apprendre à écrire ou à s’énoncer convenablement, nous allons rechercher quelles sont les qualités que demandent les mots considérés isolément. Ces qualités sont au nombre de trois : la pureté, la propriété et la convenance.
91. Qu’est-ce que la pureté du langage ?
La pureté consiste à faire usage de mots qui appartiennent véritablement à la langue que l’on parle, par opposition aux mots étrangers ou employés dans un sens contraire à l’usage, ou tombés en désuétude, ou trop nouveaux ou hasardés sur des autorités insuffisantes.
92. En quoi consiste le barbarisme de mots ?
Le barbarisme, qui est le vice le plus opposé à la pureté des mots, a lieu lorsqu’on se sert de termes étrangers à la langue, ou de mots altérés ou employés dans un sens contraire à celui que l’usage leur a donné, ou unis à d’autres qui ne peuvent se prêter à cette alliance. Exemples :
Un speech pour un discours.
Mayonnaise pour bayonnaise ; vêtissait pour vêtait ou revêtait :
… Un brouillard glacé, rasant les pics sauvages.Comme un fil de Morvan me vêtissait d’orages.
On connaît ces paroles d’un étranger à Fénelon :
Monseigneur, vous avez pour moi des boyaux de père.
Boyaux est ici pour entrailles.
Il ne faut pas dire : les lois du hasard, mais les caprices … ; jouir d’une mauvaise réputation, d’une mauvaise santé, mais avoir une mauvaise santé, etc.
93. Faites connaître les autres défauts contraires à la pureté.
Parmi les fautes contraires à la pureté du langage, nous avons compris l’usage des mots vieillis ou surannés, et de ceux qui ont été récemment introduits. Les premiers, qui peuvent avoir de l’attrait et de la grâce, ne doivent être employés qu’avec une grande réserve, et seulement dans la littérature légère. Fénelon regrettait l’abandon complet de certaines expressions pleines de naïveté et d’onction, que l’on trouve chez Marot et chez saint François de Sales. Quant aux mots nouveaux, s’ils doivent toujours être proscrits des langues mortes, si ce n’est lorsqu’il s’agit d’exprimer des choses inconnues aux anciens, ils sont quelquefois admis dans les langues vivantes. Mais, comme ces innovations donnent facilement au style un air d’affectation et de recherche, elles ne peuvent être risquées, d’après Horace et Quintilien, qu’autant qu’elles sont autorisées par l’usage, c’est-à-dire par la pratique des bons écrivains. C’est pourquoi Quintilien veut que l’on choisisse les expressions les plus anciennes parmi les nouvelles, et les plus nouvelles, parmi les anciennes.
94. Qu’est-ce que la propriété des mots ?
La propriété consiste dans le choix des mots que l’usage le meilleur et le mieux établi a exclusivement adaptés aux pensées que l’on veut exprimer. Parmi les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, dit La Bruyère, il n’y en a qu’une qui soit la bonne, et tout ce qui ne l’est point est faible. Les mots sont le portrait des pensées : un terme propre, ajoute Domairon, rend l’idée tout entière ; un terme peu propre ne la rend qu’à demi ; un terme impropre la défigure. Il est donc essentiel de n’employer que des termes qui ne disent ni trop ni trop peu, et pour cela d’en connaître la vraie signification. La propriété des mots, ainsi que la pureté, contribue beaucoup à la clarté du style.
On lit dans Polyeucte :
Mais ces secrets pour vous sont fâcheux à comprendre ;Ce n’est qu’à ses élus que Dieu les fait entendre.
Corneille voulait dire difficiles à comprendre.
95. Que faut-il entendre par synonymes ?
Les synonymes sont des mots ainsi appelés, dit Blair, parce
qu’ils expriment une même idée principale ; mais le plus
souvent, peut-être toujours, ils l’expriment avec quelque
diversité dans les circonstances, produite par une idée
accessoire, particulière, attachée à chaque mot, et qui le
distingue de tout autre. Il est bien rare qu’on trouve, dans une
langue, deux mots qui signifient exactement la même chose.
L’écrivain qui s’est fait une habitude de donner aux mots leur
juste valeur, y trouve toujours quelques traits caractéristiques
qui ne lui permettent pas de les confondre, et dont il peut se
servir pour nuancer et
finir ses
tableaux. — On pourrait être tenté de confondre tutus et securus ; cependant ces
mots n’ont pas le même sens : tutus signifie
hors de danger ; securus libre de la crainte
du danger. Sénèque marque élégamment cette différence :
tuta scelera esse possunt, secura
non possunt
.
Un mauvais poète ayant regardé comme synonymes les mots constance et patience, un autre lui apprit ainsi la signification de ces deux termes :
Or, apprenez comme l’on parle en France :Votre longue persévéranceA nous donner de méchants vers,C’est ce qu’on appelle constance ;Et dans ceux qui les ont soufferts,Cela s’appelle patience.
96. Quels sont les défauts opposés à la propriété des termes ?
Ce sont les équivoques et les anachronismes de mots.
Une expression équivoque est celle qui a, dans la même phrase, deux ou plusieurs sens. L’équivoque doit être bannie du style grave ; ce n’est que dans les sujets badins et légers qu’on peut l’employer. Molière en a souvent fait usage. Exemple :
De quelle langue voulez-vous vous servir avec moi ? — Parbleu, de la langue que j’ai dans la bouche. Je crois que je n’irai pas emprunter celle de mon voisin.
On entend par anachronisme de mots l’emploi d’expressions nouvelles pour désigner des choses anciennes. Ce serait tomber dans ce défaut que de parler de la philanthropie des premiers chrétiens, des prolétaires du xiie siècle, etc.
Pour connaître la propriété des expressions, et par conséquent éviter les défauts dont nous venons de parler, il faut rechercher l’origine et l’étymologie des mots, s’appliquer à l’étude de la langue, et se familiariser avec les bons écrivains.
97. Qu’appelle-t-on convenance dans les mots ?
La convenance dans les mots consiste dans une certaine dignité de ton, dans un certain choix, une certaine élégance, en rapport avec le sujet, le but et les circonstances. La convenance est loin d’être incompatible avec la propriété des expressions. C’est surtout lorsqu’on a à décrire des objets bas et révoltants, qu’il faut rechercher des expressions dignes et convenables, et ne pas affecter d’employer les termes propres, comme il arrive trop souvent à notre époque. Notre langue est moins favorisée sous ce rapport que la langue latine et plusieurs autres. Ce sentiment de la convenance et de l’élégance peut s’acquérir par la lecture des bons auteurs, et ne doit jamais dégénérer en recherche. Fléchier, faisant la topographie d’un hôpital, dans l’Oraison funèbre de Marie-Thérèse, n’emploie que des expressions convenables pour exprimer des choses dégoûtantes :
Voyons-la dans ces hôpitaux…
Il est évident que le style poétique demande, comme nous le verrons dans le traité de la Poésie, plus de soin sous le rapport de la convenance et de la dignité, que n’en réclament les ouvrages en prose.
98. Qu’appelle-t-on phrase ?
Après avoir examiné les mots considérés isolément ou en eux-mêmes, nous allons nous occuper de ces mêmes mots, lorsque réunis et combinés entre eux, ils expriment une pensée et forment un sens complet. Cette réunion de mots s’appelle phrase.
La phrase est donc un assemblage de mots disposés selon certaines règles, et présentant à l’esprit une pensée pleinement énoncée.
99. Quelles sont les qualités nécessaires à la phrase ?
La composition de la phrase a tant d’influence sur le style, qu’on ne saurait y donner trop d’attention. En effet, quel que soit le sujet qu’on traite, si les phrases sont incorrectes, lourdes, faibles ou embarrassées, il est impossible que l’ouvrage formé de leur assemblage soit lu avec plaisir ou même avec fruit ; tandis qu’en faisant attention aux règles qui se rapportent à cette partie du style, on acquerra l’habitude de s’exprimer avec clarté et avec élégance ; et, s’il est échappé quelque irrégularité dans la composition des phrases, on sera en état de la découvrir et de la corriger.
Les qualités les plus essentielles à la perfection d’une phrase sont la correction, la clarté, la précision, l’unité, la force et l’harmonie.
100. En quoi consiste la correction ?
La correction consiste à disposer les mots d’une phrase suivant les règles grammaticales, et d’après les modèles laissés par les grands écrivains.
La première condition pour s’exprimer correctement dans une langue, c’est d’en étudier avec soin la grammaire, depuis les notions les plus élémentaires jusqu’aux règles les plus compliquées de la syntaxe. Cette connaissance est indispensable pour prévenir des fautes quelquefois grossières, et pour donner à un écrit une sage régularité.
Surtout qu’en vos écrits la langue révérée.Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée.En vain vous me frappez d’un son mélodieux,Si le terme est impropre ou le tour vicieux :Mon esprit n’admet point un pompeux barbarisme,Ni d’un vers ampoulé l’orgueilleux solécisme.Sans la langue, en un mot, l’auteur le plus divinEst toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain.Boileau.
La connaissance approfondie de la langue suppose encore l’étude des grands modèles, et, s’il se peut, le commerce des personnes qui parlent correctement.
101. Quels sont les défauts opposés à la correction des phrases ?
La correction interdit le barbarisme de phrase et le solécisme.
On entend par barbarisme de phrase une tournure empruntée à une langue étrangère.
Le solécisme est une faute contre la construction d’une langue, une violation des règles grammaticales.
La phrase suivante renferme un double solécisme : La promesse que j’ai fait, je l’ai oublié, puisque la règle des participes veut faite et oubliée.
Il est de même de ce vers de Boileau :
C’est à vous, mon esprit, à qui je veux parler.
où le régime est répété contre la règle.
Reboul a eu tort de dire :
Cependant le soleil se montre à l’horizon,Mais triste comme un roi que l’on sort de prison,
parce que le verbe sortir n’est pas actif.
102. Quand la phrase est-elle claire ?
La phrase est claire quand la pensée qu’elle renferme est facile
à comprendre. La clarté, d’après Quintilien, est ici la
principale qualité :
Nobis prima sit virtus
perspicuitas.
Ce qui est surtout nécessaire pour obtenir la clarté de la phrase, c’est que les mots soient rangés de manière à marquer nettement la relation qu’ont entre elles les diverses parties dont la phrase est composée ; que les adverbes soient aussi près que possible des mots qu’ils modifient ; qu’une circonstance insérée dans la phrase n’y soit pas jetée au hasard, mais mise à la place que déterminent ses rapports avec tel ou tel membre en particulier ; que chaque relatif qu’on emploie indique par sa place l’antécédent auquel il se rapporte, de manière à ne laisser aucun doute dans l’esprit du lecteur.
On trouvera dans la Rhétorique de Blair, des éclaircissements très intéressants sur cette question, ainsi que sur les autres qualités de la phrase.
103. Qu’est-ce que la précision de la phrase ?
La précision (præcidere, couper, retrancher) consiste à retrancher de la phrase toutes les superfluités, pour ne présenter que l’exacte copie de la pensée qu’on veut énoncer. La précision demande donc l’emploi des expressions les plus justes, et la suppression de tout ce qui n’ajoute rien à la pensée. Pour écrire avec précision, il faut avoir des idées distinctes et bien définies.
104. La concision diffère-t-elle de la précision ?
La concision consiste non pas seulement à supprimer les expressions inutiles et superflues, mais à exprimer une pensée avec le moins de mots possible. C’est une qualité particulière du style, qui exclut l’abondance et les ornements, et convient au genre simple. La précision est une qualité générale et essentielle, qui ne rejette que ce qui est inutile, et qui admet l’abondance, la richesse et les agréments du style, lorsque le sujet le demande.
Les deux exemples suivants expriment la même pensée. Dans le premier, elle est présentée avec une concision qui la fait vivement ressortir :
Ils font des vœux pour nous qui les persécutons.
Dans le second, la pensée est développée avec une heureuse abondance qu’explique la situation d’Esther, et qui ne détruit pas la précision :
Adorant dans leurs fers le Dieu qui les châtie,Tandis que votre main, sur eux appesantie,A leurs persécuteurs les livrait sans secours,Ils conjuraient ce Dieu de veiller sur vos jours,De rompre des méchants les trames criminelles,De mettre votre trône à l’ombre de ses ailes.
Perse, Tacite, Pascal, La Bruyère, La Rochefoucauld, se font remarquer par la concision ; Démosthènes, Virgile, Bossuet, Racine, sont précis ; Ovide et Voltaire sont souvent diffus.
105. Faites connaître la diffusion et la sécheresse.
Les défauts opposés à la précision sont la diffusion ou prolixité et la sécheresse.
La diffusion est une trop grande abondance de mots qui fait que la pensée se délaye dans des développements trop étendus, dans des circonlocutions interminables, dans des répétitions oiseuses. C’est, dit Voltaire,
Un déluge de mots sur un désert d’idées.
Ce défaut se remarque dans la phrase suivante :
J’arrivai au port, j’aperçus un navire, je m’informai du prix du passage, je fis mon marché ; je m’embarque, on lève l’ancre, on met à la voile, nous partons.
Pour dire : Je m’embarquai.
Boileau nous met en garde contre la diffusion, lorsqu’il nous dit :
Un auteur quelquefois trop plein de son objet,…………………………………………………………………………L’esprit rassasié le rejette à l’instant.
La sécheresse est l’excès opposé à la diffusion. Elle se trouve dans une phrase quand les idées sont incomplètes, les liaisons insuffisantes, les détails nécessaires omis, en un mot, quand on ne dit pas ce qu’il faut. Il n’y a alors ni clarté ni intérêt.
Horace signale ce défaut, dans son Art poétique :
Decipimur specie recti ; brevis esse laboro,Obscurus fio.
106. L’unité est-elle nécessaire à la phrase ?
L’unité qui est la qualité fondamentale de toute composition, comme nous le verrons dans la suite, est encore plus strictement requise dans la phrase. Soit qu’elle énonce une seule proposition, soit qu’elle en renferme plusieurs, la phrase doit faire l’impression d’un objet unique, par l’enchaînement régulier et la liaison étroite de ses différentes parties. Pour obtenir ce résultat, il faut observer les règles suivantes.
107. Indiquez les règles à suivre pour obtenir l’unité.
1° Il faut éviter de faire passer brusquement le lecteur d’une personne à l’autre, et faire en sorte d’avoir un seul et même sujet qui gouverne la phrase du commencement à la fin.
2° N’accumulez jamais dans une même phrase des choses qui ont entre elles une liaison si faible, qu’il soit facile de les séparer en deux ou trois phrases distinctes.
3° Il faut éviter les parenthèses, c’est-à-dire les mots insérés dans une phrase et formant un sens complet et isolé. En certaines occasions, les parenthèses donnent à la pensée un air de vivacité qui la fait briller au passage ; mais, le plus souvent, elles embarrassent et obscurcissent la phrase et brisent l’unité. C’est une phrase dans une phrase, une manière vicieuse d’introduire une pensée que l’écrivain n’a pas l’art de mettre à sa place.
4° La dernière règle relative à l’unité de la phrase, c’est de la terminer toujours par un sens plein et parfaitement fini. Si la phrase doit être terminée, puisqu’une phrase inachevée n’est pas une phrase, il ne faut pas qu’elle soit plus que finie, c’est-à-dire que, lorsque la conclusion naturelle de la phrase paraît arrivée, il ne faut pas voir paraître des additions ou queues qui arrivent péniblement pour exprimer des idées étrangères.
108. Qu’entend-on par force dans la phrase ?
On entend par force une disposition des divers mots et des divers membres de la phrase, propre à en présenter le sens de la manière la plus avantageuse, à rendre plus pleine et plus complète l’impression qu’elle doit produire, à donner à chaque mot et à chaque membre de phrase tout le poids, toute la valeur dont ils sont susceptibles.
109. Quelles sont les règles à observer relativement à la force de la phrase ?
1° On doit retrancher tous les mots superflus, et tous les membres qui surchargent inutilement la phrase. De plus, il faut donner une attention particulière à l’emploi des copulatifs, des relatifs, et de toutes les particules qui servent aux transitions et aux liaisons. Ces petits mots, mais, et, qui, dont, ou, etc., sont souvent très importants, et ont une grande influence sur la manière dont la phrase se déploie.
2° Il faut placer le mot principal ou les mots principaux de la phrase à l’endroit où ils doivent produire leur effet de la manière la plus pleine et la plus complète. On les place ordinairement au commencement ou à la fin de chaque phrase ou de chaque membre. Mis à la première place, ils frappent plus vivement ; mis à la dernière, ils font une impression plus durable. Les Grecs et les Latins avaient sur nous un très grand avantage pour cette partie du style, parce qu’ils trouvaient dans les inversions presque illimitées admises par leurs langues, une grande facilité pour l’arrangement des mots.
3° Pour qu’une phrase ait de la force, il faut éviter de la terminer par un adverbe, une proposition, ou quelque autre mot de peu d’importance : une telle conclusion affaiblit la phrase. Cependant, si le sens roule principalement sur des mots de cette espèce, comme dans la phrase suivante, ces mots méritent une place importante :
Dans leur prospérité, mes amis n’entendront jamais parler de moi ; dans leur adversité, toujours.
4° Il est souvent très difficile de disposer les circonstances accessoires dans le cours d’une phrase, de manière à obtenir la grâce et la clarté sans nuire à la force. Il ne faut jamais les placer à la fin, ni les entasser confusément ; mais, au contraire, on doit les disperser en divers endroits de la phrase et les attacher aux mots principaux dont elles dépendent.
5° Lorsqu’on veut comparer deux objets pour en montrer la
ressemblance ou l’opposition, il faut que les membres de la
phrase destinés à cet emploi aient entre eux quelque conformité
dans le choix et dans la disposition des mots. Quand on dit :
Les rieurs seront du côté de
l’esprit ; la partie pensante
du genre humain, du côté de la raison
, on
fait moins sentir l’opposition que si on disait : Les rieurs seront du côté de l’esprit ; les penseurs, du
côté de la raison.
Nous ne parlerons pas maintenant de l’harmonie de la phrase ; nous nous occuperons de cette qualité lorsque nous traiterons de l’harmonie en général.
110. Quelle est la règle fondamentale de la construction de la phrase ?
La règle fondamentale relativement à la construction de la phrase, la règle à laquelle toutes les autres se rapportent, est de communiquer ses idées dans l’ordre le plus clair et le plus naturel. Tout arrangement qui rend pleinement le sens, et l’exprime de la manière la plus propre à le faire saisir, nous frappe comme un objet beau. C’est le but vers lequel se dirigent toutes les règles précédentes ; et il serait peu nécessaire d’en donner aucune, si l’on pensait toujours clairement, et si tous ceux qui pensent possédaient parfaitement leur langue. Toutes les phrases auraient naturellement la correction, la clarté, la précision, l’unité, la force. Lorsqu’on s’exprime mal, il y a toujours, indépendamment de ce qui tient à l’art de manier la langue, quelque chose de faux dans la pensée. Les phrases embarrassées, obscures et faibles, annoncent les mêmes défauts dans les idées qu’elles expriment. Le langage et la pensée agissent et réagissent mutuellement l’un sur l’autre. Celui qui apprend à mettre de l’ordre et de l’exactitude dans la construction de ses phrases, apprend à en mettre dans ses pensées.