(1883) Morceaux choisis des classiques français (prose et vers). Classe de troisième (nouvelle édition) p. 
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(1883) Morceaux choisis des classiques français (prose et vers). Classe de troisième (nouvelle édition) p. 

Préface

Ce choix de morceaux destinés à être lus, médités et appris par cœur vient après mille autres excellents recueils qui l’ont préparé ; s’il se recommande à l’attention, c’est par l’exactitude avec laquelle a été réalisé le programme suivant.

Tous ces extraits ont été gradués d’après l’ordre de difficulté croissante, avec un tel soin, que par degrés l’esprit peut passer de l’anecdote intime et familière à l’expression la plus noble du sentiment moral et religieux.

Pour mettre ces études littéraires d’accord avec les autres études de nos élèves, les sujets contenus dans chaque volume se rattachent autant que possible aux questions d’histoire, aux programmes de sciences, aux ouvrages des auteurs classiques grecs, latins et français qui sont imposés à chaque classe. Ces rapports concourent à l’unité de l’instruction, facilitent le travail de la mémoire et donnent le goût et l’habitude de l’ordre et de la méthode ; par-là toutes les parties de l’enseignement peuvent se soutenir et se compléter.

En adoptant l’ordre logique des sujets, de préférence à l’ordre chronologique des auteurs, il a été possible de rapprocher un poète d’un orateur, un ancien d’un moderne ; rapprochement fécond qui contient plus d’une leçon de goût et provoque la curiosité critique du lecteur. Cette distribution permet aussi de suivre la chaîne des changements opérés par le temps dans l’esprit littéraire de la France. Quel progrès dans l’art de décrire et de sentir les beautés de la nature, de La Fontaine à Chateaubriand, en passant par Jean-Jacques Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Delille et Volney. Combien de réflexions suggère la transformation du drame chevaleresque du grand Corneille dans la tragédie majestueuse de Racine, qui devient à son tour le mélodrame philosophique de Voltaire ! Enfin avec quel intérêt nous aimons à suivre cette veine de l’esprit français mis au service du bon sens, depuis les Essais jusqu’à Zadig ; avec quel légitime orgueil nous retrouvons la même finesse de pensée ennoblie par une élévation morale qui n’émousse en rien la vivacité du trait, dans le Cours de littérature dramatique et dans Paris en Amérique.

Une exclusion sévère de bon nombre de morceaux que la tradition seule avait fait respecter m’a permis d’offrir une large place à ceux de nos contemporains qui méritent de devenir classiques. Mais, des contemporains plus encore peut-être que des écrivains du xviie et du xviiie  siècle, je n’ai voulu admettre que le bon, l’excellent, l’exquis ; il ne s’agit point de faire une galerie complète d’histoire littéraire, mais un choix de modèles ; ce livre est un musée classique et non une collection d’amateur.

Quelques bons auteurs ayant consacré leur talent et leurs soins à traduire de grands écrivains anciens ou étrangers, ce n’est pas sortir du cercle de notre littérature que de faire quelques emprunts à ces traductions et de montrer aux jeunes gens, Plutarque avec Amyot, Dante avec Rivarol, Lamennais, Ratisbonne, Homère avec Ponsard, Platon avec Cousin, Milton avec Chateaubriand, Horace avec M. Patin.

Je me suis abstenu de toute note admirative et j’ai admis avec une grande sobriété quelques éclaircissements étymologiques et les explications qui m’ont paru indispensables, soit pour indiquer l’intérêt tout particulier qui s’attache à un morceau, soit pour marquer la place d’une scène ou d’un fragment dans une composition dramatique. Tout ce qu’on peut rencontrer dans un dictionnaire ou trouver par la réflexion a été supprimé au profit du texte même des auteurs.

Le critique même le plus ingénieux s’expose au piquant reproche de Molière :

Il prend soin d’y servir des mets fort délicats ;
Oui, mais je voudrais bien qu’il ne s’y servît pas.

Un mérite auquel les érudits seuls pourront être sensibles et qui cependant intéresse tout le public des lecteurs, la renommée de nos grands écrivains et même la gloire littéraire de la France, c’est la correction et l’exactitude des textes. Il doit sembler étrange de prétendre rectifier les textes adoptés de Corneille ou de Bossuet ; et cependant rien n’est plus nécessaire, car d’incroyables altérations de toutes sortes s’y sont glissées et accréditées. Pour ce travail délicat, les excellentes éditions publiées sous la direction de M. Regnier fournissent des guides dignes de toute notre confiance.

Enfin il n’est pas un seul fragment qui, à sa valeur littéraire ne joigne un autre intérêt, celui d’exposer un phénomène de la nature, un caractère ou un événement historique, une vérité morale, philosophique ou religieuse.

Plus les moyens de s’instruire sont aujourd’hui répandus et popularisés, plus il faut parer aux dangers d’une instruction malsaine et corruptrice ; plus les œuvres de l’esprit se multiplient, plus on doit choisir les passages à proposer en modèles. Savoir beaucoup est le propre d’un érudit ; savoir à fond ce qu’il y a d’excellent, voilà ce qui fait l’homme de goût, l’homme bien élevé, ce que nos pères appelaient si justement l’honnête homme.

À d’autres temps, la théorie commode de l’art pour l’art ; tout dans notre époque, le mal comme le bien, tout nous avertit que l’éducation morale est la grande affaire de l’humanité, le salut ou la perte de l’avenir. Cette préoccupation sérieuse et patriotique est l’âme de ce nouveau recueil ; jamais la déférence pour un maître de la littérature n’a passé avant le respect des jeunes âmes qui nous sont confiées ; je n’ai admis comme beau que le reflet et la splendeur du bien.

Conseils pour la lecture à haute voix et la récitation

En dépit de bien des efforts estimables, la routine jouit, en France, d’une autorité toute-puissante ; elle règle en souveraine maîtresse presque tous nos procédés d’enseignement. L’une des traces les plus regrettables de cet empire, c’est l’ânonnement ridicule qui, dans la bouche de tous nos écoliers, prend le nom de récitation des leçons ; il est impossible de bredouiller les mots d’une façon moins intelligente et plus ennuyeuse. Il faut toute la force de l’habitude prise pour nous rendre insensible à ce ridicule ; mais tous les étrangers qui visitent nos écoles et nos lycées en sont frappés et ne peuvent se défendre de déplorer cet usage ou d’en rire.

Les conséquences de cette mauvaise habitude sont bien plus graves qu’on, n’est disposé à le croire. Elle accoutume l’esprit et l’oreille à mettre le style de nos grands classiques sur le même rang que le langage méthodique des manuels ; elle efface toute différence entre les éléments de la grammaire française et les imprécations de Camille ou d’Athalie ; Bossuet se dit du même ton que la définition de l’arithmétique. Faute d’une préparation suffisante, le nombre est singulièrement restreint des personnes qui aiment à lire tout haut et qui font plaisir en lisant. On compte les hommes capables de lire à haute voix de façon à charmer les loisirs d’une journée de mauvais temps ou d’une longue soirée d’hiver, à faire oublier à un malade les lenteurs d’une convalescence. Notre pénurie de lecteurs va si loin qu’il est tel membre de l’Académie française auquel ce talent a peut-être bien ouvert les portes de l’Institut et qu’on rappelle comme une merveille l’art de Casimir Delavigne, dont la récitation vive et spirituelle séduisait, fascinait, même les membres du comité de lecture à la Comédie française. Pourquoi ce talent est-il donc prisé si haut ? C’est qu’il est fort rare chez le peuple qui a la prétention d’être l’arbitre de l’esprit et du goût littéraire. L’origine du mal est dans l’habitude brise dès l’enfance de lire et de réciter en ânonnant.

Que ce bourdonnement suffise aux maîtres d’étude chargés de constater très vite que les leçons ont été apprises, passe encore ; mais que le professeur laisse traiter du Corneille comme du Lhomond, voilà ce qui dépasse toute mesure.

Le remède à ce mal est cependant très simple ; il suffit que le maître veuille l’appliquer, car il faut convenir que, dans ce cas, le vrai, le seul coupable, c’est le professeur. Les écoliers sont tout prêts à faire autrement, l’imagination vive et curieuse de leur âge les y dispose et les y invite ; qu’on essaye seulement, et bientôt on n’aura plus qu’à les retenir pour les empêcher de tomber dans la déclamation théâtrale.

À cet effet, voici le procédé que recommandent l’expérience et le succès : Dès le début de la classe, avant la récitation des leçons, le professeur lit à haute voix et d’une manière bien accentuée le morceau qui a ôté appris par cœur, puis fait répéter cette lecture par un des élèves les plus intelligents. Le ton ainsi donné, la récitation se fait d’une façon toute nouvelle. Un peu de suite et de persévérance dans cet exercice quotidien suffit pour reformer des habitudes si ridicules que personne n’oserait les défendre, bien que personne n’ose les attaquer.

Dans l’espoir d’aider à cette réforme très simple et très féconde, je donne ici quelques conseils généraux sur l’art de lire à haute voix et de réciter, c’est tout un.

La lecture accentuée doit tenir le milieu entre un ânonnement insipide et la déclamation scénique. Lire comme un acteur jouerait, avec cris, gestes et mouvements, c’est dépasser le but et tomber dans le ridicule. La lecture est à la déclamation ce qu’une simule interprétation au crayon est à une peinture, ce qu’une mélodie fredonnée devant le piano est à une cantate exécutée à grand orchestre : le mouvement, l’intention, l’accent doivent être sentis et indiqués ; appuyer davantage, c’est aller trop loin. La nuance est difficile à saisir ; mais une fois qu’on s’en préoccupe et qu’on s’y applique, le goût se forme ou s’épure, la délicatesse s’acquiert ou se perfectionne.

Le premier soin est de reconnaître par un coup d’œil général le sujet du morceau et de s’en pénétrer assez profondément pour y prendre un véritable intérêt ; l’attention produit une sorte d’excitation réfléchie de l’imagination. De cette condition essentielle dépend tout le reste, si bien que cette règle dispenserait presque des autres ; en effet, l’émotion se communiquant à la voix, lui donnera le timbre, les inflexions et l’accent qui conviennent au sujet.

Ce sujet peut être sérieux ou léger, triste ou enjoué, sublime ou simple, spirituel ou naïf. Il importe d’en faire d’abord l’observation, parce que ces différences entraînent l’emploi de procédés différents d’interprétation : La Fontaine ne se dit pas du tout comme Bossuet.

Le timbre de la voix devra être clair, élevé, les intonations vives et très flexibles, la prononciation animée et assez rapide, le ton naturel et franc pour les sujets simples, gais ou spirituels. La voix s’abaissera, deviendra grave et pleine, la prononciation plus lente et plus mesurée, les inflexions moins variées et moins rapides, le ton plus calme et plus posé, parfois véhément, pour les sujets sérieux, graves, élevés. L’art de varier les inflexions de la voix est le grand secret pour donner un vif intérêt à une lecture ; c’est la variété des accents, de la mesure, des tons et des demi-tons qui fait ressortir les mouvements et les effets divers du discours.

Telles sont les règles générales ; les règles particulières de l’art de bien lire se rapportent à trois objets principaux : la prononciation, l’intonation et l’accent.

La prononciation des mots doit toujours être claire, distincte, articulée et plutôt lente que rapide ; l’oreille saisit avec peine des sons trop précipités et l’esprit se fatigue vite à les suivre. La clarté ne naît pas du soin de détacher tous les mots et de les prononcer tous avec la même force ; cette uniformité de débit engendre la fatigue et l’ennui, elle émousse toute attention et détruit tout intérêt. L’important est de donner à chaque mot la valeur qui lui convient ; c’est dans ce choix que consiste tout l’art de prononcer. Rien n’est possible à qui n’a pas grand soin d’observer les signes de ponctuation ; dans l’intérêt de la clarté, il faut marquer toutes les divisions par un repos, s’arrêter plutôt trop que pas assez, après les signes de ponctuation, surtout à chaque point.

L’intonation résulte de l’élévation ou de l’abaissement de la voix. Une règle générale qui n’admet pas d’exception, c’est d’élever sensiblement la voix sur les mots qui représentent une idée importante, un sentiment vif et passionné. Il faut, au contraire, dire d’un ton plus bas comme d’un mouvement plus rapide les mots qui n’ont qu’une valeur grammaticale, comme les auxiliaires, les prépositions, etc.

L’accent est la modification du son qui résulte de l’émotion même du lecteur ; il est la conséquence naturelle des sentiments et des dispositions de l’âme. À ce sujet, la seule règle possible, c’est de mettre l’accent d’accord avec l’impression morale que produisent les idées exprimées par l’auteur. Tout désaccord, toute dissonance est désagréable et ridicule ; évitons l’emphase dans les sujets sublimes, la bouffonnerie dans les sujets plaisants. Le lecteur doit toujours rester maître de sa diction et ne jamais laisser dégénérer l’excitation oratoire ou poétique en une émotion réelle et trop profonde. Talma, suivant avec intérêt les débuts d’un jeune tragédien, l’interrompit tout à coup par cette observation pleine de finesse : « Ah ! malheureux ! vous êtes perdu : vous sentez ce que vous dites ! » Les enfants et les jeunes gens sont fort exposés à cet entraînement qui substitue l’émotion véritable à l’émotion artistique, enlève au lecteur la direction de sa pensée, de ses mouvements et de sa voix.

L’expression résulte du concours heureux de la prononciation, du ton et de l’accent ; l’expression doit être avant tout naturelle, et pour cela il est bon que le lecteur se tienne plutôt en deçà de l’émotion qu’il éprouve et qu’il voudrait rendre ; au-delà le ridicule est tout près du pathétique.

Dans les dernières lignes d’un morceau, la prononciation peut devenir plus vive et plus rapide ; alors la voix s’élèvera, le lecteur laissera plus libre carrière à son émotion, il touche au bout, il a moins à craindre de s’abandonner, et il a besoin de frapper plus vivement les derniers coups.

Les vers français réclament quelques observations toutes particulières.

La lecture de notre poésie doit tenir le milieu entre l’uniformité de la prose et cette sorte de chant rhythmé qui marquerait tous les temps et toutes les cadences du vers. C’est un défaut de faire sentir par une mélopée monotone la césure et l’hémistiche de nos alexandrins, dont la coupe est déjà trop régulière ; mais c’est une faute aussi de rompre à plaisir toute mesure et de dire les vers comme la prose, sans tenir compte ni du nombre ni de la rime. En effet, outre son vocabulaire et ses licences, la poésie a aussi son rhythme et sa mélodie ; c’est par là qu’elle charme et remplit doucement l’oreille ; briser ce rhythme, c’est dépouiller la poésie de son agrément musical, c’est méconnaître un de ses caractères essentiels.

À cet égard, comme à propos de toutes les règles qui précèdent, tout excès est blâmable ; le goût, la mesure, le sentiment des nuances senties qualités délicates qui conviennent à un lecteur intelligent ; et l’étude, la réflexion est seule capable de développer ces qualités.

En résumé, il est fort à souhaiter que les professeurs attachent un peu plus d’importance à la façon dont les enfants leur récitent les leçons. C’est vraiment une insulte à nos classiques français que notre ânonnement traditionnel. Les professeurs le feront disparaître le jour où ils voudront seulement prêcher d’exemple, et montrer d’abord comment une lecture intelligente peut associer l’homme du dix-neuvième siècle aux sentiments généreux, aux pensées élevées de nos grands maîtres. Ici plus qu’ailleurs, vouloir c’est pouvoir, et le maître qui n’aurait pas le courage de tenter cette réforme priverait ses élèves d’un plaisir délicat, celui de mieux apprécier nos bons auteurs en les interprétant avec goût.

Première partie.
Genre épique et genre historique

La mort d’Eurydice

Protée, interrogé par Aristée sur la cause de ses malheurs, lui répond :

Tremble, un dieu te poursuit ! pour venger ses douleurs,
Orphée a sur ta tête attiré ces malheurs ;
Mais il n’a pas au crime égalé le supplice.

Un jour tu poursuivais sa fidèle Eurydice ;
Eurydice fuyait, hélas ! et ne vit pas
Un serpent que les fleurs recélaient sous ses pas.
La mort ferma ses yeux ; les nymphes ses compagnes
De leurs cris douloureux remplirent les montagnes ;
Le Thrace belliqueux lui-même en soupira ;
Le Rhodope en gémit, et l’Ebre en murmura.

Son époux s’enfonça dans un désert sauvage :
Là, seul, touchant sa lyre, et charmant son veuvage,
Tendre épouse ! c’est toi qu’appelait son amour,
Toi qu’il pleurait la nuit, toi qu’il pleurait le jour.
C’est peu ; malgré l’horreur de ses profondes voûtes,
Il franchit de l’enfer les formidables routes ;
Et perçant ces forêts où règne un morne effroi,
Il aborda des morts l’impitoyable roi,
Et la Parque inflexible et les pâles Furies,
Que les pleurs des humains n’ont jamais attendries.
Il chantait, et ravis jusqu’au fond des enfers,
Au bruit harmonieux de ses tendres concerts,
Les légers habitants de ces obscurs royaumes,
Des spectres pâlissants, de livides fantômes,
Accouraient plus pressés que ces oiseaux nombreux
Qu’un orage soudain ou qu’un soir ténébreux
Rassemble par milliers dans les bocages sombres ;
Des mères, des héros, aujourd’hui vaines ombres,
Des vierges que l’hymen attendait aux autels,
Des fils mis au bûcher sous les yeux paternels,
Victimes que le Styx, dans ses prisons profondes,
Environne neuf fois du repli de ses ondes,
Et qu’un marais fangeux, bordé de noirs roseaux,
Entoure tristement de ses dormantes eaux.
L’enfer même s’émut-, les fières Euménides
Cessèrent d’irriter leurs couleuvres livides ;
Ixion immobile écoutait ses accords ;
L’hydre affreuse oublia d’épouvanter les morts ;
Et Cerbère, abaissant ses têtes menaçantes,
Retint sa triple voix dans ses gueules béantes.

Enfin il revenait triomphant du trépas :
Sans voir sa tendre amante, il précédait ses pas ;
Proserpine à ce prix couronnait sa tendresse.
Soudain ce faible amant, dans un instant d’ivresse,
Suivit imprudemment l’ardeur qui l’entraînait,
Bien digne de pardon, si l’enfer pardonnait !
Presque aux portes du jour, troublé, hors de lui-même,
Il s’arrête, il se tourne… il revoit ce qu’il aime !
C’en est fait ; un coup d’œil a détruit son bonheur :
Le barbare Pluton révoque sa faveur,
Et des enfers, charmés de ressaisir leur proie,
Trois fois le gouffre avare en retentit de joie.
Eurydice s’écrie : « Ô destin rigoureux !
Hélas ! quel dieu cruel nous a perdus tous deux ?
Quelle fureur ! voilà qu’au ténébreux abîme
Le barbare destin rappelle sa victime.
Adieu ; déjà je sens dans un nuage épais
Nager mes yeux éteints, et fermés pour jamais.
Adieu ! mon cher Orphée. Eurydice expirante
En vain te cherche encor de sa main défaillante ;
L’horrible mort, jetant un voile autour de moi,
M’entraîne loin du jour, hélas ! et loin de toi. »
Elle dit, et soudain dans les airs s’évapore.
Orphée en vain l’appelle, en vain la suit encore,
Il n’embrasse qu’une ombre ; et l’horrible nocher
De ces bords désormais lui défend d’approcher.
Alors, deux fois privé d’une épouse si chère,
Où porter sa douleur ? où traîner sa misère ?
Par quels soins, par quels pleurs fléchir le dieu des morts ;
Déjà cette ombre froide arrive aux sombres bords.
Près du Strymon glacé, dans les antres de Thrace,
Durant sept mois entiers il pleura sa disgrâce ;
Sa voix adoucissait les tigres des déserts,
Et les chênes émus s’inclinaient dans les airs.
Telle sur un rameau, durant la nuit obscure,
Philomène plaintive attendrit la nature,
Accuse en gémissant l’oiseleur inhumain,
Qui, glissant dans son lit une furtive main,
Ravit ces tendres fruits que l’amour fit éclore,
Et qu’un léger duvet ne couvrait pas encore.
Pour lui plus de plaisir, plus d’hymen, plus d’amour.
Seul parmi les horreurs d’un sauvage séjour,
Dans ces noires forêts du soleil ignorées,
Sur les sommets déserts des monts hyperborées,
Il pleurait Eurydice, et, plein de ses attraits,
Reprochait à Pluton ses perfides bienfaits.
En vain mille beautés s’efforçaient de lui plaire :
Il dédaigna leurs feux, et leur main sanguinaire,
La nuit, à la faveur des mystères sacrés,
Dispersa dans les champs ses membres déchirés.
L’Ebre roula sa tête encor toute sanglante :
Là, sa langue glacée, et sa voix expirante,
Jusqu’au dernier soupir formant un faible son,
D’Eurydice, en flottant, murmurait le doux nom :
Eurydice ! ô douleur ! Touchés de son supplice,
Les échos répétaient : « Eurydice ! Eurydice ! »

Épisode de Laocoon

Dans ce même moment, pour mieux nous aveugler,
Un prodige effrayant vient encor nous troubler.
Prêtre du dieu des mers, pour le rendre propice,
Laocoon offrait un pompeux sacrifice,
Quand deux affreux serpents, sortis de Ténédos
(J’en tremble encor d’horreur), s’allongent sur les flots ;
Par un calme profond, fendant l’onde écumante,
Le cou dressé, levant une crête sanglante,
De leur tête orgueilleuse ils dominent les eaux ;
Le reste au loin se traîne en immenses anneaux.
Tous deux nagent de front, tous deux des mers profondes
Sous leurs vastes élans font bouillonner les ondes.
Ils abordent ensemble, ils s’élancent des mers ;
Leurs yeux rouges de sang lancent d’affreux éclairs,
Et les rapides dards de leur langue brûlante
S’agitent en sifflant dans leur gueule béante.
Tout fuit épouvanté. Le couple monstrueux
Marche droit au grand-prêtre ; et leur corps tortueux
D’abord vers ses deux fils en orbe se déploie,
Dans un cercle écaillé saisit sa faible proie,
L’enveloppe, l’étouffe, arrache de son flanc
D’affreux lambeaux suivis de longs ruisseaux de sang.
Leur père accourt : tous deux à son tour le saisissent,
D’épouvantables nœuds tout entier l’investissent,
Deux fois par le milieu leurs plis l’ont embrassé,
Deux fois autour du cou leur corps s’est enlacé ;
Ils redoublent leurs nœuds, et leur tête hideuse
Dépasse encor son front de sa crête orgueilleuse.

Lui, dégouttant de sang, souillé de noirs poisons,
Qui du bandeau sacré profanent les festons,
Raidissant ses deux bras contre ces nœuds terribles,
Il exhale sa rage en hurlements horribles.
Tel, d’un coup incertain par le prêtre frappé,
Mugit un fier taureau de l’autel échappé,
Qui, du fer suspendu victime déjà prête,
À la hache trompée a dérobé sa tête.
Enfin, dans les replis de ce couple sanglant,
Qui déchire son sein, qui dévore son flanc,
Il expire… Aussitôt l’un et l’autre reptile
S’éloigne ; et, de Pallas gagnant l’auguste asile,
Au pied de la déesse, et sous son bouclier,
D’un air tranquille et fier va se réfugier.

Songe d’Énée

C’était l’heure où du jour adoucissant les peines,
Le sommeil, grâce aux Dieux, se glisse dans nos veines ;
Tout à coup, le front pile et chargé de douleurs,
Hector, près de mon lit, a paru tout en pleurs,
Et tel qu’après son char la victoire inhumaine,
Noir de poudre et de sang, le traîna sur l’arène.
Je vois ses pieds encore et meurtris et percés
Des indignes liens qui les ont traversés.
Hélas ! qu’en cet état de lui-même il diffère !
Ce n’est plus cet Hector, ce guerrier tutélaire,
Qui, des armes d’Achille orgueilleux ravisseur,
Dans les murs paternels revenait en vainqueur,
Ou, courant assiéger les vingt rois de la Grèce,
Lançait sur leurs vaisseaux la flamme vengeresse.
Combien il est changé ! le sang de toutes parts
Souillait sa barbe épaisse et ses cheveux épars ;
Et son sein étalait à ma vue attendrie
Tous les coups qu’il reçut autour de sa patrie.

Moi-même il me semblait qu’au plus grand des héros,
L’œil de larmes noyé, je parlais en ces mots :
« Ô des enfants d’Ilus la gloire et l’espérance !
Quels lieux ont si longtemps prolongé ton absence ?
Oh ! qu’on t’a souhaité ! mais pour nous secourir,
Est-ce ainsi qu’à nos yeux Hector devait s’offrir,
Quand à ses longs travaux Troie entière succombe,
Quand presque tous les tiens sont plongés dans la tombe ?
Pourquoi ce sombre aspect, ces traits défigurés,
Ces blessures sans nombre, et ces flancs déchirés ! »
Hector ne répond point ; mais du fond de son âme
Tirant un long soupir : « Fuis les Grecs et la flamme,
Fils de Vénus, dit-il ; le destin t’a vaincu ;
Fuis, hâte-toi : Priam et Pergame ont vécu.
Jusqu’en leurs fondements nos murs vont disparaître ;
Ce bras nous eût sauvés si nous avions pu l’être.
Cher Énée ! ah ! du moins, dans ses derniers adieux
Pergame à ton amour recommande ses dieux !
Porte au-delà des mers leur image chérie,
Et fixe-toi près d’eux dans une autre patrie. »
Il dit, et dans ses bras emporte à mes regards
La puissante Vesta qui gardait nos remparts,
Et ses bandeaux sacrés, et la flamme immortelle
Qui veillait dans son temple et brûlait devant elle.

La Ruine de Troie

Vénus à Énée.

« Non, non, ce ne sont point ces objets de ta haine,
Non, ce n’est point Pâris, ni l’odieuse Hélène,
C’est le courroux des dieux qui renverse nos murs.
Viens, je vais dissiper les nuages obscurs,
Dont sur tes yeux mortels la vapeur répandue
Cache ce grand spectacle à ta débile vue.
Écoute seulement et, docile à ma voix,
D’une mère qui t’aime exécute les lois.
Vois-tu ces longs débris, ces pierres dispersées.
De ces brûlantes tours les masses renversées,
Cette poudre, ces feux ondoyants dans les airs ?
Là, le trident en main, le puissant dieu des mers,
De la terre à grands coups entr’ouvrant les entrailles,
À leur base profonde arrache nos murailles,
Et dans ses fondements déracine Ilion.
Ici tonne en fureur l’implacable Junon :
Debout, le fer en main, la vois-tu sous ces portes
Appeler ces soldats ? Vois-tu de ces cohortes
L’Hellespont à grands flots lui vomir les secours ?
Sur un nuage ardent, au sommet de ces tours,
Regarde : c’est Pallas, dont la main homicide
Agite dans les airs l’étincelante égide ;
Jupiter même aux Grecs souffle un feu belliqueux ;
Excite les mortels et soulève les dieux.
Fuis ; calme un vain courroux : fuis ; c’en est fait, ta mère
Va protéger tes pas, et te rendre à ton père. »

Elle dit, et dans l’ombre échappe à mes regards.
Alors le voile tombe ; alors, de toutes parts,
Je vois des dieux vengeurs la figure effrayante ;
J’entends tonner les coups de leur main foudroyante,
Tout tombe : je crois voir, de son faîte orgueilleux,
Ilion tout entier s’écrouler dans les feux.
Ainsi contre un vieux pin qui, du haut des montagnes,
Dominait fièrement sur les humbles campagnes
Lorsque des bûcherons, réunissant leurs bras,
De son tronc ébranlé font voler les éclats,
L’arbre altier, balançant sa tête chancelante,
Menace au loin les monts de sa chute pesante :
Attaqué, inutile, déchiré lentement,
Enfin, dans un dernier et long gémissement,
Il épuise sa vie, il tombe, et les collines
Retentissent du poids de ses vastes ruines :
Ainsi tombe Ilion !

Le Vieillard de Tarente

Aux lieux où le Galèse, en des plaines fécondes,
Parmi les blonds épis roule ses noires ondes,
J’ai vu, je m’en souviens, un vieillard fortuné
Possesseur d’un terrain longtemps abandonné :
C’était un sol ingrat, rebelle à la culture,
Qui n’offrait aux troupeaux qu’une aride verdure ;
Ennemi des raisins et funeste aux moissons.
Toutefois, en ces lieux hérissés de buissons,
Un parterre de fleurs, quelques plantes heureuses
Qu’élevaient avec soin ses mains laborieuses,
Un jardin, un verger, dociles à ses lois,
Lui donnaient le bonheur qui s’enfuit loin des rois.

Le soir, des simples mets que ce lieu voyait naître,
Ses mains chargeaient sans frais une table champêtre.
Il cueillait le premier les roses du printemps,
Le premier de l’automne amassait les présents ;
Et lorsqu’autour de lui, déchaîné sur la terre,
L’hiver impétueux brisait encor la pierre,
D’un frein de glace encor enchaînait les roseaux,
Lui déjà de l’acanthe émondait les rameaux,
Et, du printemps tardif accusant la paresse,
Prévenait les zéphyrs et hâtait sa richesse.

Chez lui le vert tilleul tempérait les chaleurs ;
Le sapin pour l’abeille y distillait ses pleurs.
Aussi, dès le printemps, toujours prêts à renaître,
D’innombrables essaims enrichissaient leur maître ;
Il pressait le premier ses rayons toujours pleins,
Et le miel le plus pur écumait sous ses mains.
Jamais Flore chez lui n’osa tromper Pomone ;
Chaque fleur du printemps était un fruit d’automne.
Il savait aligner, pour le plaisir des yeux,
Des poiriers déjà forts, des ormes déjà vieux,
Et des pruniers greffés, et des platanes sombres
Qui déjà recevaient les buveurs sous leurs ombres.

La jeune Tarentine

Élégie.

Pleurez, doux alcyons ! ô vous oiseaux sacrés,
Oiseaux chers à Thétys ; doux alcyons, pleurez !

Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine !
Un vaisseau la portait au bord de Camarine :
Là, l’hymen, les chansons, les flûtes, lentement
Devaient la reconduire au seuil de son amant.
Une clef vigilante a, pour cette journée,
Sous le cèdre enfermé sa robe d’hyménée,
Et l’or dont au festin ses bras seront parés,
Et pour ses blonds cheveux les parfums préparés.
Mais, seule sur la proue, invoquant les étoiles,
Le vent impétueux qui soufflait dans ses voiles
L’enveloppe ; étonnée et loin des matelots,
Elle tombe, elle crie, elle est au sein des flots.

Elle est au sein des flots, la jeune Tarentine !
Son beau corps a roulé sous la vague marine.
Thétys, les yeux en pleurs, dans le creux d’un rocher,
Aux monstres dévorants eut soin de le cacher.
Par son ordre bientôt les belles Néréides
S’élèvent au-dessus des demeures humides,
Le poussent au rivage, et dans ce monument
L’ont au cap du Zéphyr déposé mollement ;
Et de loin à grands cris appelant leurs compagnes,
Et les nymphes des bois, des sources, des montagnes.
Toutes, frappant leur sein et traînant un long deuil,
Répétèrent, hélas ! autour de son cercueil :
« Hélas ! chez ton amant tu n’es point ramenée ;
Tu n’as point revêtu ta robe d’hyménée ;
L’or autour de ton bras n’a point serré de nœuds,
Et le bandeau d’hymen n’orna point tes cheveux. »

Satan

Saisi de désespoir en contemplant les merveilles de l’univers, Satan apostrophe le soleil :

Ô toi qui, couronné d’une gloire immense, laisses du haut de la domination solitaire tomber tes regards comme le Dieu de ce nouvel univers ; toi devant qui les étoiles cachent leurs têtes humiliées, j’élève une voix vers toi, mais non pas une voix amie ; je ne prononce ton nom, ô soleil ! que pour te dire combien je hais tes rayons.

Ah ! ils me rappellent de quelle hauteur je suis tombé, et combien jadis je brillais glorieux au-dessus de ta sphère ! L’orgueil et l’ambition m’ont précipité. J’osai, dans le ciel même, déclarer la guerre au Roi du ciel. Il ne méritait pas un pareil retour, lui qui m’avait fait ce que j’étais dans un rang éminent… Élevé si haut, je dédaignai d’obéir ; je crus qu’un pas de plus me porterait au rang suprême et me déchargerait en un moment de la dette immense d’une reconnaissance éternelle…

Oh ! pourquoi sa volonté toute-puissante ne me créa-t-elle pas au rang de quelque ange inférieur ? je serais encore heureux, mon ambition n’eût point été nourrie par une espérance illimitée…

Misérable ! où fuir une colère infinie, un désespoir infini ? L’enfer est partout où je suis, moi-même je suis l’enfer… Ô Dieu, ralentis tes coups ! N’est-il aucune voie laissée au repentir, aucune à la miséricorde, hors l’obéissance ? L’obéissance ! l’orgueil me défend ce mot. Quelle honte pour moi devant les esprits de l’abîme ! Ce n’était pas par des promesses de soumission que je les séduisis, lorsque j’osai me vanter de subjuguer le Tout-Puissant.

Ah ! tandis qu’ils m’adorent sur le trône des enfers, ils savent peu combien je paye cher ces paroles superbes, combien je gémis intérieurement sous le fardeau de mes douleurs… Mais si je me repentais, si, par un acte de la grâce divine, je remontais à ma première place ?… Un rang élevé rappellerait bientôt des pensées ambitieuses ; les serments d’une feinte soumission seraient bientôt démentis !

Le tyran le sait ; il est aussi loin de m’accorder la paix que je suis loin de demander grâce. Adieu donc, espérance, et avec toi, adieu, crainte et remords ; tout est perdu pour moi. Mal, sois mon unique bien ! Par toi du moins avec le Roi du ciel je partagerai l’empire : peut-être même régnerai-je sur plus d’une moitié de l’univers, comme l’homme et ce monde nouveau l’apprendront en peu de temps.

Le Paradis

Comme un subit éclair qui, nous frappant en face,
Paralyse la vue et dans notre œil efface
L’impression des corps les plus volumineux,

Ainsi m’enveloppa par devant, par derrière,
D’un voile éblouissant une vive lumière
Et me couvrit au point que je ne voyais plus.

« L’Amour, dont les doux feux dans ce ciel se répandent,
Pour disposer le cierge à ces feux qui l’attendent,
D’un semblable salut accueille les élus. »

Cette brève réponse, à peine de l’oreille
Elle m’entrait au cœur, que soudain, ô merveille l
Je sentis une force étrange me venir,

Et la vue en mes yeux se ralluma perçante,
Et telle qu’il n’est point de flamme si puissante
Que mon regard dès lors n’eût pu la soutenir.

Et je vis un torrent de flammes toutes vives,
Un fleuve de splendeurs coulant entre deux rives
Où d’un printemps sans fin s’étalait le trésor.

De ce fleuve sortaient des milliers d’étincelles
Qui tombaient au milieu de ces fleurs éternelles
Et semblaient des rubis enchâssés dans de l’or.

Puis, ivres de parfums, les clartés fulgurante
Au torrent merveilleux se replongeaient vivantes,
Et quand l’une y rentrait, une autre en jaillissait.

« Le désir qui t’enflamme à présent de connaître
Le sens de ce qu’ici tu viens de voir paraître,
Plus il gonfle ton cœur, d’autant mieux il me plaît,

Mais avant d’apaiser la soif qui te consume
Il te faudra goûter de cette eau sans écume. ».
Le Soleil de mes yeux ainsi m’avait parlé ;

Ensuite il ajouta : « Ces topazes brillantes,
Ce fleuve éblouissant et ces fleurs souriantes,
Sont du suprême Vrai le prélude voilé.

Non pas que l’enveloppe ici soit fort épaisse ;
Mais le voile provient surtout de ta faiblesse,
Et ton regard n’est pas encore assez profond. »

Tel, réveillé plus tard que son accoutumance,
L’enfant se précipite avec impatience,
Sur le sein nourricier collant son petit front :

Pour faire de mes yeux des miroirs plus limpides,
Ainsi je m’élançais vers ces flammes liquides
Où l’en se purifie en se désaltérant.

Et quand j’en eus mouillé le bord de ma paupière,
Le fleuve s’écartant de sa forme première
M’apparut rond, de long qu’il me semblait avant.

Et puis, comme, caché sous le masque, un visage
Nous apparaît tout autre, alors qu’il se dégage
De ce masque emprunté, voile artificiel :

Ainsi les belles fleurs, ainsi les étincelles
Exultèrent soudain plus vives et plus belles,
Et je vis clairement la double Cour du Ciel :

Ô toi par qui j’ai vu, Splendeur de Dieu lui-même !
Tout l’éclat triomphal du royaume suprême,
Donne-moi de le dire ainsi que je l’ai vu !

L’Idolâtrie

Le monde avait vieilli dans l’idolâtrie, et, enchanté par ses idoles, il était devenu sourd à la voix de la nature qui criait contre elles. Quelle puissance fallait-il pour rappeler dans la mémoire des hommes le vrai Dieu, si profondément oublié, et retirer le genre humain d’un si prodigieux assoupissement !

Tous les sens, toutes les passions, tous les intérêts combattaient pour l’idolâtrie. Elle était faite pour le plaisir : les divertissements, les spectacles, et enfin la licence même y faisaient une partie du culte divin. Comment accoutumer des esprits si corrompus à la régularité de la religion véritable, chaste, sévère, ennemie des sens et uniquement attachée aux biens invisibles ? Saint Paul parlait à Félix, gouverneur de la Judée, de la justice, de la chasteté et du jugement à venir. Cet homme effrayé lui dit : « Retirez-vous quant à présent : je vous manderai quand il faudra. » Ces discours étaient incommodes pour un homme qui voulait jouir sans scrupule, et à quelque prix que ce fût, des biens de la terre.

Voulez-vous voir remuer l’intérêt, ce puissant ressort qui donne le mouvement aux choses humaines ? Dans ce grand décri de l’idolâtrie que commençaient à causer dans l’Asie les prédications de saint Paul, les ouvriers qui gagnaient leur vie en faisant de petits temples d’argent de la Diane d’Éphèse s’assemblèrent, et le plus accrédité d’entre eux leur représenta que leur gain allait cesser ; « et non-seulement, dit-il, nous courons fortune de tout perdre ; mais le temple de la grande Diane va tomber dans le mépris ; et la majesté de celle qui est adorée dans toute l’Asie, et même dans tout l’univers, s’anéantira peu à peu. »

Que l’intérêt est puissant, et qu’il est hardi quand il peut se couvrir du prétexte de la religion ! Il n’en fallut pas davantage pour émouvoir ces ouvriers. Ils sortirent tous ensemble criant comme des furieux : La grande Diane des Éphésiens ! et traînant les compagnons de saint Paul au théâtre, où toute la ville s’était assemblée. Alors les cris redoublèrent, et durant deux heures la place publique retentissait de ces mots : La grande Diane des Éphésiens ! Saint Paul et ses compagnons furent à peine arrachés des mains du peuple par les magistrats, qui craignirent qu’il n’arrivât de plus grands désordres dans ce tumulte.

Joignez à l’intérêt des particuliers l’intérêt des prêtres qui allaient tomber avec leurs dieux ; joignez à tout cela l’intérêt des villes que la fausse religion rendait illustres, comme la ville d’Éphèse qui devait à son temple ses privilèges, et l’abord des étrangers dont elle était enrichie : quelle tempête devait s’élever contre l’Église naissante, et faut-il s’étonner de voir ses apôtres si souvent battus, lapidés et laissés pour morts au milieu de la populace !

Homère

Je ne suis qu’un Scythe, et l’harmonie des vers d’Homère, cette harmonie qui transporte les Grecs, échappe souvent à mes organes trop grossiers ; mais je ne suis plus maître de mon admiration, quand je vois ce génie altier planer, pour ainsi dire, sur l’univers, lançant de toutes parts ses regards embrasés, recueillant les feux et les couleurs dont les objets étincellent à sa vue, assistant au conseil des dieux, sondant les replis du cœur humain, et bientôt, riche de ses découvertes, ivre des beautés de la nature, et, ne pouvant plus supporter l’ardeur qui le dévore, la répandre avec profusion dans ses tableaux et dans ses expressions ; mettre aux prises le ciel avec la terre, et les passions avec elles-mêmes ; nous éblouir par ces traits de lumière qui n’appartiennent qu’aux talents supérieurs ; nous entraîner par ces saillies de sentiment qui sont le vrai sublime, et toujours laisser dans notre âme une impression profonde qui semble l’étendre et l’agrandir.

Les Grecs et les Romains

L’honneur, la bonne conscience et la religion sont au-dessus des plaisirs grossiers. Par de tels sentiments, les anciens Romains avaient appris à leurs enfants à mépriser leur corps, à le sacrifier pour donner à l’âme le plaisir de la vertu et de la gloire. Chez eux, ce n’étaient pas seulement les personnes d’une naissance distinguée, c’était le peuple entier qui était tempérant, désintéressé, plein de mépris pour la vie, uniquement sensible à l’honneur et à la sagesse. Quand je parle des anciens Romains, j’entends ceux qui ont vécu avant que l’accroissement de leur empire eût altéré la simplicité de leurs mœurs.

Avant les Romains, les Grecs, dans les bons temps de leurs républiques, nourrissaient2 leurs enfants dans le mépris du faste et de la mollesse : ils leur apprenaient à n’estimer que la gloire ; à vouloir, non pas posséder les richesses, mais vaincre les rois qui les possédaient ; à croire qu’on ne peut se rendre heureux que par la vertu. Cet esprit s’était si fortement établi dans ces républiques, qu’elles ont fait des choses incroyables, selon ces maximes si contraires à celles de tous les autres peuples.

Bataille d’Andrinople

Le 9 août 378, au lever du jour, l’armée se mit en mouvement. On laissa dans la ville le trésor et les bagages sous la garde des grands officiers de la couronne. La journée était très chaude et le soleil très ardent, lorsque vers midi, à trois lieues d’Andrinople, dans la direction de la petite ville de Nice, on aperçut les avant-postes des barbares. Les Goths ne s’attendaient pas à être attaqués ce jour-là, et leur cavalerie, sous la direction des chefs Alathée et Suphrax, était éloignée à quelque distance du gros de leur armée. Pour lui laisser le temps de rejoindre, Fritigern usa de stratagème et envoya des parlementaires à Valens. Ces députés avaient ordre d’annoncer de sa part que, pourvu qu’on le munît d’un sauf-conduit et qu’on lui livrât quelques otages, il était prêt à venir traiter lui-même de sa soumission.

L’idée de vaincre sans coup férir souriait toujours à Valens, et quelques heures précieuses furent perdues dans ces pourparlers. Ils duraient encore lorsqu’on apprit que les Goths avaient pris l’offensive, et que le sang coulait déjà à l’aile droite : la cavalerie était arrivée.

L’assaut des barbares fut terrible. Plus d’une fois les Romains s’étaient mesurés avec eux en bataille rangée ; mais dans toutes les occasions précédentes ils avaient eu affaire à de petits corps d’aventuriers qui ne présentaient que peu de surface, et qu’on pouvait dérouter par la supériorité des manœuvres. Ici c’était un peuple entier qui se ruait avec le poids irrésistible d’une masse d’eau torrentielle. Les légions, débordées à droite et à gauche, en tête et en queue, ne savaient où faire face ni à qui s’en prendre. La chaleur était étouffante ; tout à coup, comme le soleil baissait pourtant déjà à l’horizon, elle s’accrut d’une façon inattendue jusqu’à devenir insupportable. Au même moment on découvrit à l’horizon une ligne de flammes s’avançant comme la marée : c’était un vaste incendie d’herbes et de broussailles que les Goths, maîtres de toute la campagne, avaient allumé, et qui, s’étendant rapidement, eut bientôt enveloppé l’armée romaine comme d’un cercle de feu. Ce terrible auxiliaire, annoncé déjà par les prédictions populaires, pénétra les esprits de terreur. Le jour tombait ; des nuages de poussière et de fumée remplissaient l’air ; les Romains étaient dévorés d’une soif ardente : l’empereur lui-même, plein d’épouvante, ne donnait aucun ordre, reculait et avançait sans but et au hasard. Sa cavalerie enfin lâcha prise la première et tourna bride ; son exemple fut rapidement imité pur toutes les légions.

Au moment où Valons s’apprêtait à suivre lui-même l’armée en déroute, il fut blessé d’un coup de flèche, qui le mit hors d’état de se mêler aux fuyards. Soutenu par quelques hommes de son escorte, il fut porté dans la cabane d’un paysan, où il reçut les premiers soins. Mais l’incendie se propageait de moment en moment, et la cabane elle-même fut aussi gagnée par les flammes. Chacun alors pensa à sa sûreté : les gens de la suite de l’empereur s’enfuirent par la porte ou par les fenêtres, et le malheureux prince resta seul sur le lit où on l’avait déposé, sorte de bûcher où l’attendait le supplice qu’il avait infligé lui-même à tant d’innocents. Son corps ne lut jamais retrouvé.

Les Francs4

Parés de la dépouille des ours, des veaux marins, des urochs et des sangliers, les Francs se montraient de loin comme un troupeau de bêtes féroces. Une tunique courte et serrée laissait voir toute la hauteur de leur taille et ne leur cachait pas le genou. Les yeux de ces barbares ont la couleur d’une mer orageuse ; leur chevelure blonde, ramenée en avant sur leur poitrine, et teinte d’une liqueur rouge, est semblable à du sang et à du feu. La plupart ne laissent croître leur barbe qu’au-dessus de la bouche, afin de donner à leurs lèvres plus de ressemblance avec le mufle des dogues et des loups. Les uns chargent leur main droite d’une longue framée, et leur main gauche d’un bouclier qu’ils tournent comme une roue rapide ; d’autres, au lieu de ce bouclier, tiennent une espèce de javelot nommé angon, où s’enfoncent deux fers recourbés ; mais tous ont à la ceinture la redoutable francisque, espèce de hache à deux tranchants dont le manche est recouvert d’un dur acier : arme funeste que le Franc jette en poussant un cri de mort, et qui manque rarement de frapper le but qu’un œil intrépide a marqué.

Ces barbares, fidèles aux usages des anciens Germains, s’étaient formés en coin, leur ordre accoutumé de bataille. Le formidable triangle, où l’on ne distinguait qu’une forêt de framées, des peaux de bêtes et des corps demi-nus, s’avançait avec impétuosité, mais d’un mouvement égal, pour percer la ligne romaine. À la pointe de ce triangle étaient placés des braves qui conservaient une barbe longue et hérissée et qui portaient au bras un anneau de fer : ils avaient juré de ne quitter ces marques de servitude qu’après avoir sacrifié un Romain.

Chaque chef, dans ce vaste corps, était environné des guerriers de sa famille, afin que, plus ferme dans le choc, il remportât la victoire ou mourût avec ses amis. Chaque tribu se ralliait sous un symbole : la plus noble d’entre elles se distinguait par des abeilles ou trois fers de lance. Le vieux roi des Sicambres, Pharamond, conduisait l’armée entière et laissait une partie du commandement à son petit-fils Mérovée. Les cavaliers francs, en face de la cavalerie romaine, couvraient les deux côtés de leur infanterie : à leurs casques en forme de gueules ouvertes, ombragés de deux ailes de vautour, à leurs corselets de fer, à leurs boucliers blancs, on les eût pris pour des fantômes ou pour ces figures bizarres que l’on aperçoit au milieu des nuages pendant une tempête. Clodion, fils de Pharamond et père de Mérovée, brillait à la tête de ces cavaliers menaçants.

Sur une grève, derrière cet essaim d’ennemis, on apercevait leur camp, semblable à un marché de laboureurs et de pêcheurs : il était rempli de femmes et d’enfants, et retranché avec des bateaux de cuir et des chariots attelés de grands bœufs. Non loin de ce camp champêtre, trois sorcières en lambeaux faisaient sortir de jeunes poulains d’un bois sacré, afin de découvrir par leur course à quel parti Tuiston promettait la victoire. La mer d’un côté, des forêts de l’autre formaient le cadre de ce grand tableau.

Le soleil du matin, s’échappant des replis d’un nuage d’or, verse tout à coup sa lumière sur les bois, l’Océan et les deux armées. La terre paraît embrasée du feu des casques et des lances, les instruments guerriers sonnent l’air antique de Jules César partant pour les Gaules. La rage s’empare de tous les cœurs, les yeux roulent du sang, la main frémit sur l’épée. Les chevaux se cabrent, creusent l’arène, secouent leur crinière, frappent de leur bouche écumante leur poitrine enflammée, ou lèvent vers le ciel leurs naseaux brûlants pour respirer les sons belliqueux.

Les Francs

La peinture que les écrivains du temps tracent des guerriers francs jusque dans le sixième siècle, a quelque chose de singulièrement sauvage. Ils relevaient et rattachaient sur le sommet du front leurs cheveux d’un blond roux, qui formaient une espèce d’aigrette et retombaient par derrière en queue de cheval. Leur visage était entièrement rasé, à l’exception de deux longues moustaches qui leur tombaient de chaque côté de la bouche. Ils portaient des habits de toile serrés au corps et sur les membres avec un large ceinturon auquel pendait l’épée. Leur arme favorite était une hache à un ou deux tranchants, dont le fer était épais et acéré et le manche très court. Ils commençaient le combat en lançant de loin cette hache, soit au visage, soit contre le bouclier de l’ennemi, et rarement ils manquaient d’atteindre l’endroit précis où ils voulaient frapper.

Outre la hache, qui, de leur nom, s’appelait francisque, ils avaient une arme de trait qui leur était particulière, et que, dans leur langue, ils nommaient hang, c’est-à-dire hameçon. C’était une pique de médiocre longueur et capable de servir également de près et de loin. La pointe, longue et forte, était armée de plusieurs barbes ou crochets tranchants et recourbés ; le bois était couvert de lames de fer dans presque toute sa longueur, de manière à ne pouvoir être brisé ni entamé à coups d’épée. Lorsque le hang s’était fiché au travers d’un bouclier, les crocs dont il était garni en rendant l’extraction impossible, il restait suspendu, balayant la terre par son extrémité. Alors le Franc qui l’avait jeté s’élançait, et posant un pied sur le javelot, appuyait de tout le poids de son corps et forçait l’adversaire à baisser le bras et à se dégarnir ainsi la tête et la poitrine. Quelquefois le hang attaché au bout d’une corde servait en guise de harpon à amener tout ce qu’il atteignait. Pendant qu’un des Francs lançait le trait, son compagnon tenait la corde, puis tous deux joignaient leurs efforts, soit pour désarmer leur ennemi, soit pour l’attirer lui-même par son vêtement ou son armure.

Les soldats francs conservaient encore cette physionomie et cette manière de combattre un demi-siècle après la conquête, lorsque le roi Théodebert passa les Alpes et alla faire la guerre en Italie. La garde du roi avait seule des chevaux et portait des lances du modèle romain ; le reste des troupes était à pied, et leur armure paraissait misérable. Ils n’avaient ni cuirasses ni bottines garnies de fer ; un petit nombre portait des casques, les autres combattaient nu-tête. Pour être moins incommodés par la chaleur, ils avaient quitté leur justaucorps de toile et gardaient seulement des culottes d’étoffe ou de cuir, qui leur descendaient jusqu’au bas des jambes. Ils n’avaient ni arc, ni fronde, ni autres armes de traits, si ce n’est le hang et la francisque. C’est dans cet état qu’ils se mesurèrent avec plus de courage que de succès contre les troupes de l’empereur Justinien.

Quant au caractère moral qui distinguait les Francs à leur entrée en Gaule, c’était celui de tous les croyants à la divinité d’Odin. Ils aimaient la guerre avec passion, comme le moyen de devenir riches dans ce monde, et, dans l’autre, convives des dieux. Les plus jeunes et les plus violents d’entre eux éprouvaient quelquefois dans le combat des accès d’extase frénétique, pendant lesquels ils paraissaient insensibles à la douleur et doués d’une puissance de vie tout à fait extraordinaire. Ils restaient debout et combattaient encore, atteints de plusieurs blessures dont la moindre eût suffi pour terrasser d’autres hommes.

Lorsque les nobles efforts du clergé chrétien eurent déraciné les pratiques féroces et les superstitions apportées au nord de la Gaule par la nation conquérante, il resta dans les mœurs de cette race d’hommes un fond de rudesse sauvage qui se montrait en paix comme en guerre, soit dans les actions, soit dans les paroles. Cet accent de barbarie, si frappant dans les récits de Grégoire de Tours, se retrouve çà et là dans les documents originaux du second siècle, des rois mérovingiens. Je prends pour exemple le plus important de tous, la loi des Francs saliens ou loi salique, dont la rédaction latine appartient au règne de Dagobert. Le prologue dont elle est précédée, ouvrage de quelque clerc d’origine franque, montre à nu tout ce qu’il y avait de violent, de rude, d’informe, si l’on peut s’exprimer ainsi, dans l’esprit des hommes de cette nation qui s’étaient adonnés aux lettres. Les premières lignes de ce prologue semblent être la traduction littérale d’une ancienne chanson germanique :

« La nation des Francs, illustre, ayant Dieu pour fondateur, forte sous les armes, ferme dans les traités de paix, profonde en conseil, noble et saine de corps, d’une blancheur et d’une beauté singulières, hardie, agile et rude au combat, depuis peu convertie à la foi catholique, libre d’hérésie, lorsqu’elle était encore sous une croyance barbare, avec l’inspiration de Dieu, recherchant la ciel de la science selon la nature de ses qualités, désirant la justice, gardant la piété, la loi salique fut dictée par les chefs de cette nation, qui en ce temps commandaient chez elle. »

Charlemagne

Charlemagne, le premier, s’éleva aux idées de gouvernement, de nation, de loi, d’ordre public, et voulut, en régnant, faire autre chose qu’assouvir des passions ou des caprices personnels. Il ne fonda point des institutions libres ; il ne soumit point sa volonté au contrôle et au concours nécessaire de forces indépendantes ; il s’appliqua, au contraire, à la rendre partout présente et partout souveraine. Mais, ce que nul n’avait l’ait avant lui, ce que pendant plusieurs siècles ne devait tenter aucun de ses successeurs, il gouverna ses sujets pour eux-mêmes, et non pour lui seul, d’après des idées générales, avec des intentions publiques, préoccupé des besoins sociaux en même temps que de ses propres intérêts.

C’est là ce qui, du cinquième au treizième siècle, fait de lui un homme unique et immense. Au milieu de la barbarie universelle, il n’appartenait qu’au plus noble génie de concevoir ainsi la royauté hors de l’égoïsme, et de considérer la société, non comme la proie de la force, mais comme le but du pouvoir.

Captivité de Grégoire VII

La veille de Noël, Grégoire VII était allé, selon l’usage, Sainte-Marie-Majeure, sur le mont Esquilin. Élevée près des ruines d’un temple de Diane, au lieu où furent les jardins de Mécène, cette basilique, la seconde des Patriarchales de Rome, était particulièrement chère à la dévotion du peuple. Parmi de pieuses reliques, on y vénérait un antique tableau de la Vierge, portant sur son bras gauche son divin enfant. Cette image, disait-on, venue de l’Orient, avait été peinte par l’apôtre saint Luc ; elle faisait des miracles, et l’on racontait que, promenée dans la ville, au temps du pape saint Grégoire, elle avait subitement conjuré le fléau d’une peste. Agrandie et ornée sous le pape Sixte III, Sainte-Marie, depuis le ve  siècle, était chaque année visitée à Noël par la ville entière qui, se pressant à la messe pontificale, passait là la nuit dans les chants et les prières. Mais cette fois le pape n’avait été suivi à Sainte-Marie que d’un petit nombre de prêtres. Un long et violent orage, qui parut aux esprits préoccupés de l’Antéchrist annoncer le retour du déluge, avait retenu beaucoup de familles dans leurs maisons. Les voisins s’étaient à peine visités pendant le jour, et peu de fidèles, par cette nuit pluvieuse et noire, avaient fait le pèlerinage de Sainte-Marie, dans un quartier lointain et désert.

Cependant le pape, revêtu de ses saints ornements, debout à l’autel, célébrait la messe de minuit. Il venait de communier avec son clergé ; le reste du peuple présent communiait encore, et le pape n’avait pas dit l’oraison dernière. Tout à coup l’église est envahie à grands cris par des hommes couverts de fer. L’épée à la main, renversant tout sur leur passage, ils courent à la chapelle de la crèche, blessent quelques fidèles qui en défendent l’entrée, brisent la barrière et mettent leurs mains sanglantes sur le pontife. C’était Cinci et sa bande, qui, avertis et secondés par les gens du voisinage, ayant des chevaux prêts aux portes de l’église, avaient tenté ce coup de main sacrilège. Dans leur fureur, un d’eux blesse le pape au front, puis ils l’arrachent de sa messe inachevée, et l’entraînent, l’outrageant et le frappant, sans qu’il dise un seul mot, qu’il résiste, ou qu’il demande grâce, calme, intrépide, les yeux levés au ciel. Enfin, l’ayant dépouillé du pallium, de la chasuble et de la tunique, ne lui laissant qu’un vêtement sur le corps, ils le jettent en croupe derrière un des leurs, comme un brigand garrotté qu’on emmène. Fuyant alors de toute la vitesse de leurs chevaux vers un quartier de la ville où Cinci avait encore une tour fortifiée, ils s’y enferment avec leur prisonnier.

Le Trouvère

Pendant six mois d’hiver, le château féodal était resté enveloppé de nuages. Point de tournois, point de guerre ; peu d’étrangers et de pèlerins ; de longs jours monotones, de tristes et interminables soirées mal remplies par le jeu d’échecs. Enfin, le printemps avait commencé ; la châtelaine avait cueilli la première violette dans le verger. Avec les hirondelles, on attendait le retour du troubadour ou du trouvère.

Par un beau jour du mois de mai, ce dernier envoyait ses chanteurs et ses jongleurs réciter ses anciens romans aux bourgeois et au menu peuple dans l’intérieur des petites villes. Pour lui, il suit la rampe escarpée qui mène au château. Sans retard, dès le soir de son arrivée, les barons, les écuyers, les demoiselles se réunissent dans la grande salle pavée pour entendre le poème qu’il vient d’achever pendant l’hiver. Le trouvère, au milieu de l’assemblée, ne lit pas, il récite. Mais quand son récit s’élève, il chante par intervalles, en s’accompagnant de la harpe ou de la viole. Son début est plein de fierté et de naïveté ; c’est en même temps un tableau de l’assemblée :

 

Seigneurs, or, faites paix, chevaliers et barons,
Et rois et ducs, comtes et princes de renoms,
Et prélats et bourgeois, gens de religions,
Dames et demoiselles, et petits enfançons.

 

À la voix du chanteur, chaque objet rendait un écho sonore. Le château crénelé, le vent qui souffle dans les salles, les aubades des guettes sur les tourelles, le bruit des chaînes des pont-levis, tout cela fait en quelque sorte partie de son poème. Ce qu’il ne dit pas, les choses et les souvenirs des auditeurs le disent à sa place. Quand l’automne approche, le trouvère est à la fin de son récit ; il part enrichi des présents de son hôte. Ce sont des vêtements précieux, de belles armes, des chevaux bien enharnachés. Quelquefois il est fait chevalier, si déjà il ne l’est. Souvent il emporte avec lui l’amour de la châtelaine ; puis, lui absent, le manoir a perdu sa voix : tout retombe, jusqu’à la saison nouvelle, dans le silence et la monotonie accoutumée.

La Chevalerie

Qu’ils étaient beaux ces jours de gloire et de bonheur
Où les preux s’enflammaient à la voix de l’honneur,
Et recevaient des mains de la beauté sensible
L’écharpe favorite et la lance invincible !
Les rênes d’or flottaient sur les blancs destriers,
La lice des tournois s’ouvrait à nos guerriers.
Oh qu’on aimait à voir ces fils de la patrie
Suspendre la bannière aux palmiers de Syrie,
Des arts, dans l’Orient, conquérir le flambeau ;
Et, défenseurs du Christ, lui rendre son tombeau !
Qu’on aimait à les voir, bienfaiteurs de la terre,
Au frein de la clémence accoutumer la guerre !
Le faible, l’opprimé leur confiait ses droits,
Au serment d’être juste ils admettaient les rois.

Leurs vœux mystérieux, leurs amitiés constantes,
Les hymnes de Roland répétés sous leurs tentes,
Leurs défis proclamés aux sons bruyants du cor,
À leur vieux souvenir m’intéressent encor :
J’interroge leur cendre ; et la Chevalerie,
Avec ses paladins, ses couleurs, sa féerie,
Ses légers palefrois, ses ménestrels joyeux,
Merveilleuse et brillante apparaît à mes yeux.
Le casque orne son front, sa main porte une lance ;
Aux rives du Tésin sur ses pas je m’élance :
La Déité s’arrête, et fléchit les genoux.
Quel spectacle imposant s’est montré devant nous !
Quel enfant des combats et de la renommée
Suspend autour de lui la course d’une armée,
Et voit de fiers soldats couvrir de leurs drapeaux
Le chêne protecteur de son noble repos !
Est-ce un roi couronné des mains de la victoire ?
Est-ce un triomphateur, qui, fatigué de gloire,
S’assied quelques instants près de son bouclier ?
Non, c’est Bayard mourant, c’est Bayard prisonnier.
À rejoindre Nemours déjà son âme aspire ;
Il meurt… Le nom du Christ sur ses lèvres expire.
À la patrie en pleurs les Français abattus
Vont raconter sa mort, digne de ses vertus ;
Et la Chevalerie, inclinant sa bannière,
Pose sur le cercueil sa couronne dernière.

Pierre l’Ermite

La gloire de délivrer Jérusalem appartenait à un simple pèlerin, qui ne tenait sa mission que de son zèle, et n’avait d’autre puissance que la force de son caractère et de son génie. Quelques-uns donnent à Pierre l’Ermite une origine obscure, d’autres le font descendre d’une famille noble de Picardie ; tous s’accordent à dire qu’il avait un extérieur grossier. Né avec un esprit actif et inquiet, il chercha dans toutes les conditions de la vie un bonheur qu’il ne put trouver. L’étude des lettres, le métier des armes, le célibat, le mariage, l’état ecclésiastique, ne lui avaient rien offert qui pût remplir son cœur et satisfaire son Âme ardente. Dégoûté du monde et des hommes, il se retira parmi les cénobites les plus austères. Le jeûne, la prière, la méditation, le silence de la solitude exaltèrent son imagination. Dans ses visions, il entretenait un commerce habituel avec le ciel, et se croyait l’instrument de ses desseins, le dépositaire de ses volontés. Il avait la ferveur d’un apôtre, le courage d’un martyr. Son zèle ne connaissait point d’obstacles, et tout ce qu’il désirait lui semblait facile ; lorsqu’il parlait, les passions dont il était agité animaient ses gestes et ses paroles, et se communiquaient ses auditeurs ; rien ne résistait ni à la force de son éloquence, ni la puissance de sa volonté. Tel fut l’homme extraordinaire qui donna le signal des croisades, et qui, sans fortune et sans renommée, par 1q seul ascendant des larmes et des prières, parvint ébranler l’Occident pour le précipiter tout entier sur l’Asie.

Godefroy de Bouillon

Comme un torrent fougueux, qui, du haut des montagnes
Précipitant ses eaux, traîne dans les campagnes
Arbres, rochers, troupeaux, par son cours emportés ;
Ainsi de Godefroy les légions guerrières
          Forcèrent les barrières
Que l’Asie opposait à leurs bras indomptés.

La Palestine enfin, après tant de ravages,
Vit fuir ses ennemis, comme on voit les nuages
Dans le vague des airs fuir devant l’aquilon ;
Et des vents du midi la dévorante haleine
          N’a consumé qu’à peine
Leurs ossements blanchis dans les champs d’Ascalon.

De ses temples détruits et cachés sous les herbes
Sion vit relever les portiques superbes,
De notre délivrance augustes monuments ;
Et d’un nouveau David la valeur noble et sainte
          Semblait dans leur enceinte
D’un royaume éternel jeter les fondements.

Prise de Jérusalem par Saladin

Seigneur, remerciez le ciel dont la clémence
À pour votre bonheur placé votre naissance
Longtemps après ces jours à jamais détestés,
Après ces jours de sang et de calamités,
Où je vis sous le joug de nos barbares maîtres
Tomber ces murs sacrés conquis par nos ancêtres.
Ciel ! si vous aviez vu ce temple abandonné,
Du Dieu que nous servons le tombeau profané !
Nos pères, nos enfants, nos filles et nos femmes,
Au pied de nos autels expirant dans les flammes,
Et notre dernier roi, courbé du faix des ans,
Massacré sans pitié sur ses fils expirants !
Lusignan, le dernier de cette auguste race,
Dans ces moments affreux ranimant notre audace.
Au milieu des débris des temples renversés,
Des vainqueurs, des vaincus, et des morts entassés,
Terrible, et d’une main reprenant cette épée
Dans le sang infidèle à tout moment trempée,
Et de l’autre à nos yeux montrant avec fierté
De notre sainte foi le signe redouté,
Criant à haute voix : « Français, soyez fidèles. »
Sans doute, en ce moment, le couvrant de ses ailes,
La vertu du Très-Haut, qui nous sauve aujourd’hui,
Aplanissait sa route et marchait devant lui ;
Et des tristes chrétiens la foule délivrée
Vint porter avec nous ses pas dans Césarée.
Là, par nos chevaliers, d’une commune voix,
Lusignan fut choisi pour nous donner des lois.
Ô mon cher Nérestan ! Dieu qui nous humilie,
N’a pas voulu sans doute, en cette courte vie,
Nous accorder le prix qu’il doit à la vertu ;
Vainement pour son nom nous avons combattu.
Ressouvenir affreux, dont l’horreur me dévore !
Jérusalem en cendre, hélas ! fumait encore,
Lorsque dans notre asile attaqués et trahis.
Et livrés par un Grec à nos fiers ennemis,
La flamme dont brûla Sion désespérée
S’étendit en fureur aux murs de Césarée :
Ce fut là le dernier de trente ans de revers ;
Là je vis Lusignan chargé d’indignes fers ;
Insensible à sa chute et grand dans ses misères ;
Il n’était attendri que des maux de ses frères.
Seigneur, depuis ce temps, ce père des chrétiens,
Resserré loin de nous, blanchi dans ses liens,
Gémit dans un cachot, privé de la lumière,
Oublié de l’Asie et de l’Europe entière ;
Tel est son sort affreux : qui pourrait aujourd’hui,
Quand il souffre pour nous, se voir heureux sans lui ?

Première Croisade de saint Louis

Tout semblait annoncer des succès heureux : la sainteté de l’entreprise, le zèle ardent d’une nation accoutumée à vaincre, le bonheur de la première expédition conduite par le vaillant Godefroi, les prières de toute l’Église, qui donnent toujours une nouvelle force aux armées qui vont combattre pour la gloire du Seigneur, et enfin la valeur du prince, à qui la religion seule avait inspiré ce grand et pieux projet. Je dis sa valeur ; car qui pourrait redire ici tout ce que son courage lui fit entreprendre d’héroïque dans une guerre si fameuse par ses malheurs et par sa foi ? Tantôt, arrivé au port de Damiette, impatient de venger la gloire du Seigneur, il se jette dans l’eau l’épée à la main et le bouclier pendu au cou ; et devançant ses troupes à la vue de l’ennemi : « Où est le Dieu de Louis ? » s’écrie-t-il comme un autre Théodose ; rassure les siens ébranlés par la grandeur du péril, glace les ennemis par la fierté de sa contenance, et Damiette devient la conquête de sa foi et de sa valeur. Tantôt, courant partout où le péril devient plus grand, exposant à tout moment avec sa personne le salut de son armée, sourd aux remontrances des siens, se jetant dans la mêlée comme un simple soldat, il ne se souvient qu’il est roi que pour se souvenir qu’il est obligé de donner sa vie pour le salut de son peuple. Tantôt, invincible même dans les fers, son courage et sa grandeur n’y perdent rien de la majesté du trône ; et, tout captif qu’il est, il sait se faire rendre des hommages par des vainqueurs barbares.

Saint Louis rendant la justice

Saint Louis écoutait et examinait lui-même par son équité les différends de son peuple. Il n’y avait point de barrière entre le roi et les sujets, que le moindre ne pût franchir. On n’avait besoin d’autre recommandation ni d’autre crédit que celui de la justice, et c’était un titre suffisant pour être introduit auprès du prince que d’avoir besoin de sa protection.

Que j’aime à me le représenter, ce bon roi, comme l’histoire le représente dans le bois de Vincennes, sous ces arbres que le temps a respectés, s’arrêtant au milieu de ses divertissements innocents pour écouter les plaintes et pour recevoir les requêtes de ses sujets ! Grands et petite riches et pauvres, tout pénétrait jusqu’à lui indifféremment dans le temps le plus agréable de sa promenade. Il n’y avait point de différence entre ses heures de loisir et ses heures d’occupation. Son tribunal le suivait partout où il allait. Sous un dais de feuillage et sur un trône de gazon, comme sous les lambris dorés de son palais et sur son lit de justice, sans brigue, sans laveur, sans acception de qualité ni de fortune, il rendait sans délai ses jugements et ses oracles avec autorité, avec équité, avec tendresse ; roi, père et juge tout ensemble.

Mort de saint Louis

Le lundi matin, 25 août, sentant que son heure approchait, il se fit coucher sur un lit de cendres, où il demeura étendu, les bras croisés sur la poitrine et les yeux levés vers le ciel. On a vu une fois et on ne verra jamais un pareil spectacle. La flotte du roi de Sicile se montrait à l’horizon ; la campagne et les collines étaient couvertes de l’armée des Maures. Au milieu des débris de Carthage, le camp des chrétiens offrait l’image de la plus affreuse douleur ; aucun bruit ne s’y faisait entendre ; les soldats moribonds sortaient des hôpitaux et se traînaient à travers les ruines pour s’approcher de leur roi expirant. Louis était entouré de sa famille en larmes, des princes consternés, des princesses défaillantes. Les députés de l’empereur de Constantinople se trouvèrent, présents à cette scène ; ils purent raconter à la Grèce la merveille d’un trépas que Socrate aurait admiré. Du lit de cendres où saint Louis rendit le dernier soupir, on découvrait le rivage d’Utique : chacun pouvait faire la comparaison de la mort du philosophe stoïcien et du philosophe chrétien. Plus heureux que Caton, Saint Louis ne fut point obligé de lire un traité de l’immortalité de l’âme pour se convaincre de l’existence d’une vie future ; il en trouvait la preuve invincible dans sa religion, ses vertus et ses malheurs. Enfin, vers les trois heures de l’après-midi, le roi, jetant un profond soupir, prononça distinctement ces paroles : « ô Seigneur, j’entrerai dans votre maison et je vous adorerai dans votre saint temple. » Et son âme s’envola dans le saint temple qu’il ôtait digne d’habiter.

Saint Louis

La piété n’a rien de faible, ni de triste, ni de gêné ; elle élargit le cœur, elle est simple et aimable, elle se fait toute à tous pour les gagner tous. Le royaume de Dieu ne consiste point dans une scrupuleuse observation de petites formalités ; il consiste pour chacun dans les vertus propres à son état. Un grand prince ne doit pas servir Dieu de la même façon qu’un solitaire ou qu’un simple particulier.

Saint Louis s’est sanctifié en grand roi. Il était intrépide à la guerre, décisif dans ses conseils, supérieur aux autres hommes par la noblesse de ses sentiments ; sans hauteur, sans présomption, sans dureté. Il suivait en tout les véritables intérêts de sa nation, dont il était autant le père que le roi. Il voyait tout de ses propres yeux dans les affaires principales. Il était appliqué, prévoyant, modéré, droit et ferme dans les négociations, de sorte que les étrangers ne se fiaient pas moins à lui que ses propres sujets. Jamais prince ne fut plus sage pour policer les peuples et pour les rendre tout ensemble bons et heureux. Il aimait avec tendresse et confiance tous ceux qu’il devait aimer ; mais il était ferme pour corriger ceux qu’il aimait le plus, quand ils avaient tort. Il était noble et magnifique selon les mœurs de son temps, mais sans faste et sans luxe. Sa dépense, qui était grande, se faisait avec tant d’ordre, qu’elle ne l’empêchait pas de dégager tout son domaine.

Longtemps après sa mort, on se souvenait encore avec attendrissement de son règne, comme de celui qui devait servir de modèle aux autres pour tous les siècles à venir.

Saint Louis

Roi, il est le modèle des rois ; chrétien, il est le modèle de tous les hommes. Quel exemple pour nous ! il est humble dans le sein de la grandeur ; et nous, hommes vulgaires, nous sommes enflés de vanité et d’orgueil ! Il est roi, et il est humble : c’est beaucoup pour les moindres particuliers d’être modestes ; mais quelle différence entre la modestie et l’humilité ! Saint Louis secourt les pauvres, tous les païens l’ont fait ; mais il s’abaisse devant eux, il est le premier des rois qui les ait servis. C’est là ce que la morale païenne n’avait pas seulement imaginé. Toutes les vertus humaines étaient chez les anciens ; les vertus divines ne sont que chez les chrétiens. Voir d’un même œil la couronne et les fers, la santé et la maladie, la vie et la mort ; faire des choses admirables et craindre d’être admiré, n’avoir dans le cœur que Dieu et son devoir ; n’être touché que des maux de ses frères ; être toujours en présence de son Dieu ; n’entreprendre, ne réussir, ne souffrir, ne mourir que pour lui : voilà saint Louis, voilà le héros chrétien ; toujours grand et toujours simple, toujours s’oubliant lui-même.

Saint Louis

En lisant l’histoire de cette vie si sublime et si touchante à la fois, on se demande si jamais le roi du ciel a eu sur la terre un serviteur plus fidèle que cet ange, couronné pour un temps d’une couronne mortelle, afin de prouver au monde comment l’homme peut se transfigurer par la foi et l’amour.

Quel cœur chrétien pourrait ne pas tressaillir d’admiration en songeant à tout ce qu’il y a eu dans cette âme de saint Louis ; à ce sentiment si violent et si pur du devoir, à ce culte exalté et scrupuleux de la justice, à cette exquise délicatesse de conscience, qui l’engageait à renoncer aux acquisitions illégitimes de ses prédécesseurs, aux dépens même de la sûreté publique et de l’affection de ses sujets ; cet amour immense du prochain qui débordait de son cœur, qui, après avoir inondé son épouse chérie, sa mère et ses frères, dont il pleurait si amèrement la mort, allait chercher le dernier de ses sujets, lui inspirait une si tendre sollicitude pour les âmes d’autrui, et le dirigeait pendant ses heures de délassement vers la chaumière des pauvres, qu’il soulageait lui-même ! Et cependant à toutes ces vertus de saint, il savait unir la plus téméraire bravoure ; c’était à la fois le meilleur chevalier et le meilleur chrétien de France : on le vit à Taillebourg et à la Massoure. C’est qu’il pouvait combattre et mourir sans crainte, celui qui avait fait avec la justice de Dieu et des hommes un pacte inviolable ; qui savait pour lui rester fidèle être si sévère contre son propre frère ; qui n’avait pas rougi, avant de s’embarquer pour la croisade, d’envoyer par tout son royaume des moines mendiants chargés de s’informer auprès des plus pauvres gens, s’il leur avait été fait quelque tort au nom du roi, et de le réparer aussitôt à ses dépens.

Aussi, comme s’il eût été une sorte d’incarnation de l’équité suprême, il est choisi pour arbitre dans tous les grands procès de son temps, entre le pape et l’empereur, entre les savants d’Angleterre et leur roi, captif et enchaîné par les infidèles, c’est encore lui qu’ils prennent pour juge. Poussé deux fois par l’amour du Christ sur la plage barbare, après la captivité, il y trouve la mort. C’était une sorte de martyre, le seul qui fût à sa portée, et le seul trépas digne de lui.

Sur son lit de mort il dicte à son fils ses mémorables instructions, les plus belles paroles qui soient jamais sorties de la bouche d’un roi. Avant de rendre le dernier soupir, on l’entend murmurer à voix basse : « Ô Jérusalem, ô Jérusalem ! » Était-ce à celle du ciel ou à celle de la terre qu’il adressait ce regret ou cet espoir sublime ? Il n’avait pas voulu entrer dans celle-ci par traité et sans son armée, de peur que son exemple n’autorisât les autres rois chrétiens à faire de même. Ils firent mieux : pas un n’y alla après lui. Il fut le dernier des rois croisés, des rois vraiment chrétiens, des rois pontifes : il en avait été le plus grand. Il nous a laissé deux monuments immortels, son oratoire et son tombeau : la Sainte-Chapelle et Saint-Denis, tous deux purs, simples, élancés vers le ciel comme lui-même. Il en a laissé un plus beau et plus immortel encore dans la mémoire des peuples, le chêne de Vincennes.

Dante

Dante, vieux gibelin ! quand je vois en passant
Le plâtre blanc et mat de ce masque puissant
Que l’art nous a laissé de ta divine tête,
Je ne puis m’empêcher de frémir, ô poète !
Tant la main du génie et celle du malheur
Ont imprimé sur toi le sceau de la douleur !
Sous l’étroit chaperon qui presse tes oreilles
Est-ce le pli des ans, ou le sillon des veilles
Qui traverse ton front si laborieusement ?
Est-ce au champ de l’exil, dans l’avilissement,
Que ta bouche s’est close à force de maudire ?
Ta dernière pensée est-elle en ce sourire
Que la mort sur ta lèvre a cloué de ses mains ?
Est-ce un ris de pitié sur les pauvres humains ?
Oh ! le mépris va bien sur la bouche de Dante,
Car il reçut le jour dans une ville ardente,
Et le pavé natal fut un champ de graviers
Qui déchira longtemps la plante de ses pieds.
Dante vit comme nous les factions humaines
Rouler autour de lui leurs fortunes soudaines ;
Il vit les citoyens s’égorger en plein jour,
Les partis écrasés renaître tour à tour ;
Il vit sur les bûchers s’allumer les victimes ;
Il vit pendant trente ans passer les flots de crimes,
Et le mot de patrie à tous les vents jeté,
Sans profit pour le peuple et pour la liberté !
Ô Dante Alighieri ! poète de Florence !
Je comprends aujourd’hui ta mortelle souffrance.

Michel-Ange et la Renaissance

         Ô Rome ! sors de tes ruines,
         Grande ombre ! renais à sa voix :
Fais revivre à jamais l’orgueil des Sept Collines,
Sois la Reine du monde une seconde fois.
         Michel-Ange l’a dit : tout respire,
         L’airain, le marbre, le porphyre
En colonne soudain s’élancent dans les airs ;
Tels que, charmés jadis par la lyre thébaine,
         Les rocs, sur les remparts d’Alcmène,
         Montaient dans leurs ordres divers.
         Rival de Scopas et d’Apelle,
         Tu surpassas tous leurs progrès,
Toi, dont l’art héritier de leur gloire immortelle,
À de Vitruve encor connu tous les secrets.
         Sous ta touche ardente, enflammée,
         Ici, la toile est animée,
Et la matière emprunte une âme à ton pinceau ;
Là, pour peupler les arcs et les brillants portiques
         De ces bâtiments magnifiques,
         Les Dieux naissent de ton ciseau.

         « Quel est ce temple au dôme immense,
         Ce temple où tous les arts rivaux,
Unis pour décorer sa pompeuse ordonnance,
Épuisaient sous tes yeux leurs magiques travaux ?
         De Rome antique, altière idole,
         Tombe, ô fastueux Capitole !
Cède à la majesté de ce lieu solennel.
Faux Dieux ! renversez-vous. Voici le sanctuaire
         Où, dans sa grandeur solitaire,
         Réside à jamais l’Eternel.

         C’est ainsi que, par ce grand homme,
         Les talents furent ranimés ;
Il fit luire à la fois, sur la moderne Rome,
Les trois flambeaux des arts par ses mains rallumés !
         C’est par ses soins que l’Italie,
         De ses chefs-d’œuvre enorgueillie,
De l’univers encore a conquis les regards,
Et par lui cette terre illustre et fortunée,
         Aux grands triomphes destinée,
         Fut deux fois la mère des

         Ô toi que la gloire environne
         De ses feux les plus éclatants,
Toi que les Arts ont ceint d’une triple couronne
Que ne pourront flétrir les outrages du temps,
         Vois, vois ta patrie éplorée
         Payer à ton ombre sacrée
L’honorable tribut de son long souvenir ;
Souris du haut des cieux â ses justes hommages,
         Et, planant par-delà les âges,
         Embrasse tout ton avenir !

Richelieu

Il n’y a que Dieu qui puisse subsister par lui seul. Les monarchies les plus établies et les monarques les plus autorisés ne se soutiennent que par l’assemblage des armes et des lois, et cet assemblage est si nécessaire que les unes ne se peuvent maintenir sans les autres. Les lois désarmées tombent dans le mépris ; les armes qui ne sont pas modérées par les lois tombent bientôt dans l’anarchie. La république romaine avait été anéantie par Jules César ; la puissance dévolue par la force des armes à ses successeurs subsista autant de temps qu’ils purent eux-mêmes conserver l’autorité des lois. Aussitôt qu’elles perdirent leur force, celle des empereurs s’évanouit, et elle s’évanouit par le moyen de ceux mêmes qui, s’étant rendus maîtres de leur sceau et de leurs armes par la faveur qu’ils avaient auprès d’eux, convertirent en leur propre substance celle de leurs maîtres, dont ils firent leur proie, à l’abri de ces lois anéanties.

Mais pourquoi chercher des exemples étrangers où nous en avons tant de domestiques ? Pépin n’employa pour détrôner les Mérovingiens, et Capet ne se servit pour déposséder les Carlovingiens que de la même puissance que les prédécesseurs de l’un et de l’autre s’étaient acquise sous le nom de leurs maîtres. Il convient aussi d’observer que les maires du palais et les comtes de Paris se placèrent dans le trône des rois à la faveur des moyens qui leur avaient servi à s’insinuer dans leur esprit, c’est-à-dire par l’affaiblissement et par le changement des lois de l’État.

Le cardinal de Richelieu avait de la naissance. Sa jeunesse jeta des étincelles de son mérite. Il se distingua en Sorbonne ; on remarqua de fort bonne heure la force et la vivacité de son esprit. Il prenait d’ordinaire très bien son parti. Il était homme de parole où un grand intérêt ne l’obligeait pas au contraire, et en ce cas il n’oubliait rien pour sauver les apparences de la bonne foi. Il n’était pas libéral, mais il donnait plus qu’il ne promettait et il assaisonnait admirablement les bienfaits. Il aimait la gloire beaucoup plus que la morale ne le permet ; mais il faut avouer qu’il n’abusait qu’à proportion de son mérite de la dispense qu’avait prise sur ce point l’excès de son ambition ; il n’avait ni l’esprit ni le cœur au-dessus des périls, il n’avait ni l’un ni l’autre au-dessous, et l’on peut dire qu’il en prévint davantage par sa sagacité qu’il n’en surmonta par sa fermeté.

Il était bon ami ; il eût même souhaité d’être aimé du peuple ; mais quoiqu’il eût la civilité, l’extérieur et beaucoup d’autres parties propres à cet effet, il n’en eut jamais le je ne sais quoi qui est encore en cette matière plus requis qu’en toute autre. Il anéantissait par son pouvoir et par son faste royal la majesté personnelle du roi ; mais il remplissait avec tant de dignité les fonctions de la royauté, qu’il fallait n’être pas du vulgaire pour s’apercevoir du péril où il s’engageait.

Il distinguait plus judicieusement qu’homme du monde entre le mal et le pis, entre le bien et le mieux, ce qui est une très grande qualité pour un ministre. Il s’impatientait trop facilement dans les petites choses ; mais ce défaut, qui vient de la sublimité de l’esprit, est toujours joint à. des lumières qui le suppléent. Il avait assez de religion pour ce monde. Il allait au bien, ou par inclination, ou par bon sens, toutefois que son intérêt ne le portait point au mal, qu’il connaissait parfaitement quand il le faisait. Il ne considérait l’État que pour sa vie ; mais jamais ministre n’a eu plus d’application à faire croire qu’il en ménageait l’avenir. Enfin il faut confesser que tous ses vices ont été de ceux que la grande fortune rend aisément illustres, parce qu’ils ont été de ceux qui ne peuvent avoir pour instruments que de grandes vertus.

Les Ministres de Charles Ier

Le 9 février 1649, la Cour entra en séance. Cinquante des commissaires désignés pour la former étaient présents. Les cinq accusés furent amenés, divers d’attitude et de langage comme de condition et de caractère.

Le duc de Hamilton était un grand seigneur, politique de cour, sincèrement attaché au roi qu’il avait toujours désiré servir, mais encore plus préoccupé de son crédit ou de sa popularité en Écosse, sa vraie patrie, attentif à ménager là tous les partis, et s’inquiétant peu d’aggraver, pour son maître, les difficultés ou les périls, quand il pouvait les atténuer ou les ajourner pour lui-même. Lord Holland, courtisan frivole, mobile, avide de plaisirs et d’argent ; peu de foi, peu de capacité, peu de mœurs ; il avait brigué et obtenu la faveur, d’abord du duc de Buckingham, puis de la reine Henriette-Marie, puis du roi lui-même, puis du parlement ; passant, selon ses besoins ou ses craintes, de l’un à l’autre parti ; décrié dans tous ; entretenant à la cour de France des relations suspectes, et s’étant attiré, soit par quelques propos piquants, soit aussi, dit-on, par une relation de femme, l’inimitié jalouse de Cromwell. Le comte de Norwich, cavalier jovial, facile, empressé à faire son devoir envers le roi, à servir ses amis et n’inspirant à ses ennemis ni ressentiment ni crainte. Sir John Owen, simple gentilhomme du pays de Galles, honnête, courageux, sans ambition ni pensée personnelle, martyr obscur de sa cause et ne songeant pas à se faire un mérite de son dévouement. Lord Capell enfin, aussi noble de cœur que de race, digne héritier d’un grand-père célèbre dans son comté par ses vieilles et vertueuses mœurs. « Il tenait, a dit de lui son petit-fils, une maison abondante et témoignait sa foi par ses œuvres, répandant si largement sa charité sur les pauvres qu’il était du pain pour ceux qui avaient faim, de la boisson pour ceux qui avaient soif, des yeux pour les aveugles, des jambes pour les estropiés, et qu’il pouvait justement être appelé le grand aumônier du roi des rois. » Lord Capell avait porté dans le Parlement, à la cour, dans les camps, les vertus fortes de sa famille, et Charles Ier avait éprouvé tour à tour, selon le besoin des temps, son indépendance et sa loyauté.

Ces cinq hommes formaient par leur réunion une image à peu près complète et fidèle du parti royaliste, dans ses plus nobles comme dans ses moins honorables éléments ; et le parti semblait représenté et poursuivi tout entier, dans leur personne, devant la Haute Cour qui venait siéger dans Westminster-Hall, quelques jours après celle qui avait jugé le roi.

Une Promenade de Fénelon

Victime de l’intrigue et de la calomnie,
Et par un noble exil expiant son génie,
Fénelon dans Cambrai, regrettant peu la cour,
Répandait des bienfaits et recueillait l’amour,
Instruisait, consolait, donnait à tous l’exemple.
Son peuple, pour l’entendre, accourait dans le temple ;
Il parlait, et les cœurs s’ouvraient tous à sa voix.
Quand, du saint ministère ayant porté le poids,
Il cherchait vers le soir le repos, la retraite,
Alors aux champs, aimés du sage et du poète,
Solitaire et rêveur il allait s’égarer.
De quel charme, à leur vue, il se sent pénétrer !
Il visite souvent les villageois qu’il aime.
Et chez ces bonnes gens, de le voir tout joyeux,
Vient sans être attendu, s’assied au milieu d’eux,
Écoute le récit de peines qu’il soulage,
Joue avec les enfants et goûte le laitage.
Un jour, loin de la ville ayant longtemps erré,
Il arrive aux confins d’un hameau retiré,
Et sous un toit de chaume, indigente demeure,
La pitié le conduit ; une famille y pleure.
Il entre ; et, sur-le-champ faisant place au respect,
La douleur un moment se tait son aspect.
« Ô ciel ! c’est monseigneur !… » On se lève, on s’empresse ;
Il voit avec plaisir éclater leur tendresse.
« Qu’avez-vous, mes enfants ? D’où naît votre chagrin ?
Ne puis-je le calmer ? Versez-le dans mon sein ;
Je n’abuserai point de votre confiance. »
On s’enhardit alors, et la mère commence :
« Pardonnez, monseigneur ; mais vous n’y pouvez rien :
Ce que nous regrettons c’était tout notre bien,
Nous n’avions qu’une vache ! hélas ! elle est perdue :
Depuis trois jours entiers nous ne l’avons point vue ;
Notre pauvre Brunon !… nous l’attendons en vain !…
Les loups l’auront mangée, et nous mourrons de faim.
Peut-il être un malheur au nôtre comparable ?
— Ce malheur, mes amis, est-il irréparable ?
Dit le prélat, et moi ne puis-je vous offrir,
Touché de vos regrets, de quoi les adoucir ?
En place de Brunon si j’en trouvais une antre ?
— L’aimerions-nous autant que nous aimions la nôtre ?
Pour oublier Brunon, il faudra bien du temps !
Eh ! comment l’oublier, ni nous, ni nos enfants !
Nous serions bien ingrats !… C’était notre nourrice !
Nous l’avions achetée étant encore génisse.
Accoutumée à nous, elle nous entendait,
Et même à sa manière elle nous répondait ;
Son poil était si beau ! d’une couleur si noire !
Trois marques seulement plus blanches que l’ivoire
Ornaient son large front et ses pieds de devant.
Avec mon petit Claude elle jouait souvent ;
Il montait sur son dos, elle le laissait faire !
Je riais… à présent nous pleurons, au contraire !
Non, monseigneur, jamais ! il n’y faut pas penser,
Une autre ne pourra chez nous la remplacer. »

Fénelon écoutait cette plainte naïve ;
Mais, pendant l’entretien, bientôt le soir arrive :
Quand on est occupé de sujets importants,
On ne s’aperçoit pas de la fuite du temps.
Il promet, en partant, de revoir la famille.
« Ah ! monseigneur, lui dit la plus petite fille,
Si vous vouliez pour nous la demander à Dieu,
Nous la retrouverions. — Ne pleurez plus. Adieu. »
Il reprend son chemin, il reprend ses pensées,
Achève en son esprit des pages commencées,
Il marche ; mais déjà l’ombre croît, le jour fuit ;
Ce reste de clarté qui devance la nuit
Guide encore ses pas à travers les prairies,
Et le calme du soir nourrit ses rêveries.
Tout à coup à ses yeux un objet s’est montré ;
Il regarde… il croit voir… il distingue en un pré,
Seule, errante, et sans guide, une vache… c’est celle
Dont on lui fit tantôt un portrait si fidèle ;
Il ne peut s’y tromper !… Et soudain empressé,
Il court dans l’herbe humide et franchit un fossé,
Arrive haletant ; et Brunon complaisante,
Loin de le fuir, vers lui s’avance et se présente ;
Lui-même, satisfait, la flatte de sa main.
Mais que faire ? va-t-il poursuivre son chemin,
Retourner sur ses pas ou regagner la ville ?
Déjà pour revenir il a fait plus d’un mille…
« Ils l’auront dès ce soir, dit-il, et par mes soins :
Elle leur coûtera quelques larmes de moins. »
Il saisit à ces mots la corde qu’elle traîne,
Et marchant lentement, derrière lui l’emmène.
Le voilà, fatigué, de retour au hameau.
Hélas ! à la clarté d’une faible lumière,
On veille, on pleure encore dans la triste chaumière ;
Il arrive à la porte : « Ouvrez-moi, mes enfants,
Ouvrez-moi ; c’est Brunon, Brunon que je vous rends. »
On accourt. Ô surprise ! ô joie ! ô doux spectacle !
La fille croit que Dieu fait pour eux un miracle :
« Ce n’est point monseigneur, c’est un ange des cieux,
Qui sous ses traits chéris se présente à nos yeux ;
Pour nous faire plaisir il a pris sa figure ;
Aussi je n’ai pas peur… Oh ! non, je vous assure,
Bon ange !… » En ce moment, de leurs larmes noyés,
Père, mère, enfants, tous sont tombés à ses pieds.
« Levez-vous, mes amis, mais quelle erreur étrange !
Je suis votre archevêque, et ne suis point un ange ;
J’ai retrouvé Brunon, et, pour vous consoler,
Je revenais vers vous ; que n’ai-je pu voler !
Reprenez-la, je suis heureux de vous la rendre.
— Quoi ! tant de peine ! ô ciel ! vous avez pu la prendre,
Et vous-même !… » Il reçoit leurs respects, leur amour.
Mais il faut bien aussi que Brunon ait son tour.
On lui parle : « C’est donc ainsi que tu nous laisses !..,
Mais te voilà !… » Je donne à penser les caresses !
Brunon paraît sensible à l’accueil qu’on lui fait.
Tel au retour d’Ulysse, Argus le reconnaît.
« Il faut, dit Fénelon, que je reparte encore ;
À peine dans Cambrai serai-je avant l’aurore ;
Je crains d’inquiéter mes amis, ma maison….
— Oui, dit le villageois, oui, vous avez raison ;
On pleurerait ailleurs, quand vous séchez nos larmes !
Vous êtes tant aimé ! Prévenez leurs alarmes.
Mais comment retourner ? Car vous êtes bien las !
Monseigneur, permettez… nous vous offrons nos bras :
Oui, sans vous fatiguer, vous ferez le voyage. »
D’un peuplier voisin on abat le branchage.
Mais le bruit au hameau s’est déjà répandu :
Monseigneur est ici ! chacun est accouru,
Chacun veut le servir. De bois et de ramée
Une civière agreste aussitôt est formée,
Qu’on tapisse partout de fleurs, d’herbage frais ;
Des branches au-dessus s’arrondissent en dais ;
Le bon prélat s’y place, et mille cris de joie
Volent au loin : l’écho les double et les renvoie.
Il part, tout le hameau l’environne et le suit ;
La clarté des flambeaux brille à travers la nuit ;
Le cortège bruyant, qu’égaye un chant rustique,
Marche… honneurs innocents, et gloire pacifique !

Eustache Le Sueur

Le Sueur fut peut-être le seul des élèves de Vouet qui refusa de prendre feu pour son maître et de s’associer au système de dénigrement et de sarcasme qui s’organisa contre le Poussin dès le lendemain de son arrivée à Paris. Ce qu’il respectait dans le grand artiste, ce n’était pas la faveur royale, c’était le caractère sérieux de ses ouvrages, la noblesse de ses idées, la hardiesse et la nouveauté de son style.

Le Poussin apprit par hasard que ce jeune homme rompait des lances à son sujet ; il voulut le connaître, et fut si charmé de sa candeur, de l’élévation de ses sentiments, de la distinction de son esprit, qu’il l’accueillit avec une bonté affectueuse, et lui promit ses conseils et son amitié. Depuis ce jour, Le Sueur ne quitta plus les pas de son nouveau maître ; il se nourrissait de sa parole féconde et puissante ; il sentait, en l’écoutant, ses doutes se dissiper, ses pressentiments et ses rêves se réaliser et s’éclaircir. La liberté d’esprit du Poussin, ses attaques franches et brutales contre le charlatanisme du métier, ses jugements fermes sur toutes choses, développaient chez son jeune ami une indépendance et une fierté natives qu’une longue contrainte n’avait fait que comprimer. Le Sueur se sentait revivre, il prenait possession de lui-même, sa nature se dégageait des liens de son éducation.

C’était presque toujours sur l’art des anciens qu’il avait coutume de s’entretenir. Le Sueur pénétrait avec délices dans ce monde tout nouveau pour lui ; il feuilletait sans cesse, il dévorait les cahiers de croquis d’après l’antique que le Poussin avait rapportés, et sa mémoire se remplissait de notions et de souvenirs que, même au milieu des ruines de Rome, personne alors n’eût eu l’idée de recueillir.

Pendant plus d’une année il put ainsi se pénétrer des leçons du Poussin, et mieux encore que de ses leçons, de ses exemples. Il assistait à ses travaux : il le vit peindre d’abord un grand tableau représentant la sainte Cène pour le maître-autel de l’église de Saint-Germain en Lave ; puis, pour le noviciat des jésuites à Paris, cette admirable résurrection de la jeune fille rappelée à la vie par le miracle de saint François Xavier. Cet enseignement pratique le délivrait de bien des routines, et lui révélait bien des secrets.

Non-seulement il vit peindre le Poussin, mais il peignit devant lui ; c’est sous son inspiration et presque en sa présence qu’il exécuta son tableau de réception à l’ancienne Académie de Saint-Luc. Ce tableau, d’un noble et grave caractère, représentait saint Paul imposant les mains aux malades.

La composition nous en a été conservée par la gravure ; elle semble écrite sous la dictée du Poussin.

J.-J. Rousseau

Quand on a lu Buffon on se croit savant ; on se croit vertueux quand on a lu Rousseau : on n’est pourtant pour cela ni l’un ni l’autre.

Donner de l’importance, du sérieux, de la hauteur et de la dignité aux passions, voilà ce que Jean-Jacques a tenté. Il n’y a pas l’écrivain plus propre à rendre le pauvre superbe.

Une piété irréligieuse une sévérité corruptrice, un dogmatisme qui détruit toute autorité : voilà sa philosophie.

La vie sans action, toute en affections et en pensées demi-sensuelles, fainéantise à prétention, voluptueuse lâcheté ; inutile et paresseuse activité, qui engraisse l’âme sans la rendre meilleure, qui donne à la conscience un orgueil bête, et à l’esprit l’attitude ridicule d’un bourgeois de Neufchâtel se croyant roi ; le bailli suisse de Gessner dans sa vieille tour en ruines ; la morgue sur la nullité ; l’emphase du plus voluptueux coquin qui s’est fait sa philosophie et l’expose éloquemment ; enfin le gueux se chauffant au soleil et méprisant délicieusement le genre humain ; tel fut Rousseau.

La Révolution française

L’histoire de la révolution française commence en Europe l’ère des sociétés nouvelles, comme la résolution d’Angleterre a commencé l’ère des gouvernements nouveaux. Cette révolution n’a pas seulement modifié le pouvoir politique, elle a changé toute l’existence intérieure de la nation. Les formes de la société du moyen âge existaient encore. Le sol était divisé en provinces ennemies, les hommes étaient distribués en classes rivales. La noblesse avait perdu tous ses pouvoirs quoiqu’elle eût conservé ses distinctions ; le peuple ne possédait aucun droit ; la royauté n’avait pas de limites, et la France était livrée il la confusion de l’arbitraire ministériel, des régimes particuliers et des privilèges des corps,

À cet ordre abusif, la révolution en a substitué un plus conforme à la justice et plus approprié à nos temps. Elle a remplacé l’arbitraire par la loi, le privilège par l’égalité ; elle a délivré les hommes des distinctions des classes, le sol des barrières des provinces, l’industrie des entraves des corporations et des jurandes, l’agriculture des sujétions féodales et de l’oppression, et elle a tout ramené à un seul état, à un seul droit, à un seul peuple.

Pour opérer d’aussi grandes réformes, la révolution a eu beaucoup d’obstacles à vaincre, ce qui a produit des excès passagers à côté de ses bienfaits durables. Les privilégiés ont voulu l’empêcher, l’Europe a tenté de la soumettre ; et, forcée à la lutte, elle n’a pu ni mesurer ses efforts, ni modérer sa victoire. La résistance intérieure a conduit à la souveraineté de la multitude, et l’agression du dehors à la domination militaire. Cependant le but a été atteint, malgré l’anarchie et malgré le despotisme : l’ancienne société a été détruite pendant la révolution, et la nouvelle s’est assise sous l’empire.

Lorsqu’une réforme est devenue nécessaire, et que le moment de l’accomplir est arrivé, rien ne l’empêche, et tout la sert. Heureux alors les hommes, s’ils savaient s’entendre ; si les uns cédaient ce qu’ils ont de trop, si les autres se contentaient de ce qui leur manque ; les révolutions se feraient à l’amiable, et l’historien n’aurait à rappeler ni excès ni malheurs ; il n’aurait qu’à montrer l’humanité rendue plus sage, plus libre et plus fortunée. Mais jusqu’ici les annales des peuples n’offrent aucun exemple de cette prudence dans les sacrifices : ceux qui devraient les faire les refusent ; ceux qui les demandent les imposent ; et le bien s’opère comme le mal, par le moyen et avec la violence de l’usurpation. Il n’y a pas encore eu d’autre souverain que la force.

Les Vendéens

D’heureuses habitudes, se joignant à un bon naturel, font des habitants du Bocage un excellent peuple. Ils sont doux, pieux, hospitaliers, charitables, pleins de courage et de gaîté. Les mœurs y sont pures ; ils ont beaucoup de probité. Jamais on n’entend parler d’un crime, rarement d’un procès. Ils étaient dévoués à leurs seigneurs, avec un respect mêlé de familiarité. Leur caractère, qui a quelque chose de sauvage, de timide et de méfiant, leur inspirait encore beaucoup plus d’attachement pour ceux qui depuis si longtemps avaient obtenu leur confiance.

En 1789, dès que la révolution fut commencée, les villes se montrèrent favorables à tout ce qui se faisait. Les gens de la plaine surtout s’empressèrent de prendre part au nouveau mouvement ; il y eut même de ce côté-là des châteaux attaqués et brûlés. Au contraire, les habitants du Bocage virent avec crainte et chagrin tous ces changements, qui ne pouvaient que troubler leur bonheur loin d’y ajouter. Lorsqu’on forma des gardes nationales, le seigneur fut prié, dans chaque paroisse, de la commander. Quand il fallut nommer des maires, ce fut encore le seigneur qui fut choisi. On ordonna d’enlever des églises les bancs seigneuriaux ; l’ordre ne fut point exécuté. Enfin, chaque jour les paysans se montraient plus mécontents du nouvel ordre des choses, et plus dévoués aux gentilshommes.

Le serment des prêtres vint accroître encore le mécontentement. Quand les gens du Bocage virent qu’on leur ôtait des curés auxquels ils étaient accoutumés, qui connaissaient leurs mœurs et leur patois, qui presque tous étaient tirés du pays même, qui s’étaient fait vénérer par leur charité, et qu’on les remplaçait par des étrangers, ils ne voulurent plus aller à la messe de la paroisse. Les prêtres assermentés furent insultés ou abandonnés. Le nouveau curé des Échaubroignes fut obligé de s’en revenir, sans avoir pu obtenir même du feu pour allumer les cierges ; et cet accord universel régnait dans une paroisse de quatre mille habitants. Les anciens prêtres se cachaient et disaient la messe dans les bois. On essaya dans quelques endroits des mesures de rigueur. Il y eut des soulèvements partiels et des émeutes assez vives. La gendarmerie éprouva quelquefois de la résistance, et les paysans commencèrent à montrer de la constance et du courage. Un malheureux homme du bas Poitou se battit longtemps avec une fourche contre les gendarmes. Il avait reçu vingt-deux coups de sabre. On lui criait : « Rends-toi ! » Il répondit : « Rendez-moi mon Dieu, » et il expira ainsi.

Deuxième partie.
Genre lyrique — genre descriptif

À Henri IV

Tel qu’à vagues épandues
Marche un fleuve impérieux11
De qui les neiges fondues
Rendent le cours furieux :
Rien n’est sûr en son rivage,
Ce qu’il trouve, il le ravage ;
Et traînant comme buissons
Les chênes et leurs racines,
Ôte aux campagnes voisines
L’espérance des moissons.

Tel, et plus épouvantable,
S’en allait ce conquérant,
À son pouvoir indomptable
Sa colère mesurant.
Son front avait une audace
Telle que Mars en la Thrace ;
Et les éclairs de ses yeux
Etaient comme d’un tonnerre
Qui gronde contre la terre
Quand elle a fâché les cieux.

Quelle vaine résistance
À son puissant appareil
N’eût porté la pénitence
Qui suit un mauvais conseil ;
Et vu sa faute bornée
D’une chute infortunée,
Comme la rébellion
Dont la fameuse folie
Fit voir à la Thessalie
Olympe sur Pélion !

Voyez comme en son courage,
Quand on se range au devoir,
La pitié calme l’orage
Que l’ire a fait émouvoir.
À peine fut réclamée
Sa douceur accoutumée,
Que d’un sentiment humain
Frappé non moins que de charmes,
Il fit la paix ; et les armes
Lui tombèrent de la main.

Arrière, vaines chimères
De haines et de rancœurs ;
Soupçons de choses amères,
Éloignez-vous de nos cœurs.
Loin, bien loin, tristes pensées,
Où nos misères passées
Nous avaient ensevelis.
Sous Henri, c’est ne voir goutte
Que de révoquer en doute
Le salut des fleurs de lis.

Ô roi, qui du rang des hommes
T’exceptes par ta bonté,
Roi qui de l’âge où nous sommes
Tout le mal as surmonté ;
Si tes labeurs d’où la Fiance
A tiré sa délivrance,
Sont écrits avec que foi,
Qui sera si ridicule
Qu’il ne confesse qu’Hercule
Fut moins Hercule que toi ?

De combien de tragédies,
Sans ton assuré secours,
Etaient les trames ourdies
Pour ensanglanter nos jours !
Et qu’aurait fait l’innocence,
Si l’outrageuse licence,
De qui le souverain bien
Est d’opprimer et de nuire,
N’eût trouvé pour la détruire
Un bras fort comme le tien ?

Mon roi, connais ta puissance :
Elle est capable de tout.
Tes desseins n’ont pas naissance
Qu’on en voit déjà le bout ;
Et la fortune, amoureuse
De ta vertu généreuse,
Trouve de si doux appas
À te servir et te plaire,
Que c’est la mettre en colère
Que de ne l’employer pas.

Use de sa bienveillance
Et lui donne ce plaisir,
Qu’elle suive ta vaillance
À quelque nouveau désir.
Où que tes bannières aillent,
Quoi que tes armes assaillent,
Il n’est orgueil endurci
Que, brisé comme du verre,
À tes pieds elle n’atterre,
S’il n’implore ta merci.

La Muse de la poésie sacrée

Son front est couronne de palmes et d’étoiles,
Son regard immortel, que rien ne peut ternir,
Traversant tous les temps, soulevant tous les voiles,
Réveille le passé, plonge dans l’avenir !
Du monde sous ses yeux les fastes se déroulent ;
Les siècles à ses pieds comme un torrent s’écoulent ;
À son gré, descendant ou remontant leur cours,
Elle sonne aux tombeaux l’heure, l’heure fatale,
               Ou sur sa lyre virginale
Chante aux mondes vieillis ce jour, père des jours !

Le Jugement dernier

Quel bruit s’est élevé ? La trompette sonnante
           A retenti de tous côtés ;
Et, sur son char de feu, la foudre dévorante
           Parcourt les airs épouvantés.
Ces astres teints de sang, et cette horrible guerre
           Des vents échappés de leurs fers,
Hélas ! annoncent-ils aux enfants de la terre
           Le dernier jour de l’univers ?

L’Océan révolté loin de son lit s’élance,
           Et de ses flots séditieux
Court, en grondant, battre les cieux
Tout prêts à le couvrir de leur ruine immense.
C’en est fait, l’Éternel, trop longtemps méprisé,
           Sort de la nuit profonde
Où, loin des yeux de l’homme, il s’était reposé :
Il a paru ; c’est lui ; son pied frappe le monde,
           Et le monde est brisé.

Tremblez, humains ; voici de ce juge suprême
           Le redoutable tribunal.
Ici perdent leur prix l’or et le diadème ;
           Ici l’homme ù l’homme est égal ;
Ici la vérité tient ce livre terrible
           Où sont écrits vos attentats ;
Et la religion, mère autrefois sensible,
S’arme d’un cœur d’airain contre ses fils ingrats.

           Sortez de la nuit éternelle,
           Rassemblez-vous, âme des morts ;
           Et, reprenant vos mènes corps,
Paraissez devant Dieu ; c’est Dieu qui vous appelle.
           Arrachés de leur froid repos,
Les morts du sein de l’ombre avec terreur s’élancent,
Et près de l’Éternel en désordre s’avancent,
Pâles, et secouant la cendre des tombeaux.

Ô Sion ! ô combien ton enceinte immortelle
Renferme en ce moment de peuples éperdus !
Le musulman, le juif, le chrétien, l’infidèle,
Devant le même Dieu s’assemblent confondus.
Quel tumulte effrayant ! que de cris lamentables !
Ciel, qui pourrait compter le nombre des coupables !
           Ici, près de l’ingrat,
Se cachent l’imposteur, l’avare, l’homicide,
           Et ce guerrier perfide
Qui vendit sa patrie en un jour de combat.

Ces juges trafiquaient du sang de l’innocence
           Avec ses fiers persécuteurs.
           Sous le vain nom de bienfaiteurs,
Ces grands semaient ensemble et les dons et l’offense.
Où fuir ? où vous cacher ? l’œil vengeur vous poursuit,
Vous, brigands, jadis rois, ici sans diadème ;
Les antres, les rochers, l’univers est détruit ;
           Tout est plein de l’Être suprême.

           Coupables, approchez :
De la chaîne des ans les jours de la clémence
           Sont enfin retranchés.
Insultez, insultez aux pleurs de l’innocence :
           Son Dieu dort-il ? répondez-nous.
Vous pleurez ! Vains regrets ! ces pleurs font notre joie.
À l’ange de la mort Dieu vous a promis tous ;
           Et l’enfer demande sa proie.

Mais d’où vient que je nage en des flots de clarté ?
     Ciel ! malgré moi, s’égarant sur ma lyre,
Mes doigts harmonieux peignent la volupté.
     Fuyez, pécheurs, respectez mon délire.
           Je vois les élus du Seigneur
Marcher d’un front riant au fond du sanctuaire.
Des enfants doivent-ils connaître la terreur
           Lorsqu’ils approchent de leur père ?

Quoi ! de tant de mortels qu’ont nourris tes bontés,
Ce petit nombre, ô ciel ! rangea ses volontés
           Sous le joug de tes lois augustes !
Des vieillards ! des enfants ! quelques infortunés !
À peine mon regard voit, entre mille justes,
           S’élever deux fronts couronnés.

Que sont-ils devenus ces peuples de coupables
           Dont Sion vit ses champs couverts ?
Le Tout-Puissant parlait ; ses accents redoutables
           Les ont plongés dans les enfers.
Là tombent condamnés et la sœur et le frère,
Le père avec le fils, la fille avec la mère ;
Les amis, les amants, et la femme et l’époux,
Le roi près du flatteur, l’esclave avec le maître ;
Légions de méchants, honteux de se connaître,
Et livrés pour jamais au céleste courroux.

     Le juste enfin remporte la victoire,
Et de ses longs combats, au sein de l’Éternel,
     Il se repose environné de gloire.
Ses plaisirs sont au comble et n’ont rien de mortel ;
     Il voit, il sent, il connaît, il respire
Le Dieu qu’il a servi, dont il aima l’empire ;
     Il en est plein, il chante ses bienfaits.
L’Éternel a brisé son tonnerre inutile ;
Et, d’ailes et de faux dépouillé désormais,
Sur les mondes détruits le Temps dort immobile.

Le Vendredi saint

C’est l’heure où la nature à son sauveur unie,
Et qui sembla du Christ partager l’agonie,
Dans un saisissement d’horreur et de respect,
     Suspendit ses lois, à l’aspect
     De cette douleur infinie ;
Où, déchiré d’un coup, le rideau du saint lieu,
     Que d’invisibles mains tirèrent,
Des combles au pavé s’ouvrit par le milieu ;
Où du mont Golgotha les rocs, qui s’ébranlèrent,
     Jusqu’en leurs fondements tremblèrent
     Sous le dernier soupir de Dieu.

C’est l’heure où la lumière aux ténèbres fit place,
Où des formes sans nom traversèrent l’espace ;
C’est l’heure où le soleil, du crime épouvanté, )
     Se roula dans l’obscurité,
     Un voile sanglant sur la face ;
Où je ne sais quel froid glaça l’air et les vents ;
     Quand les sépulcres se fendirent,
En laissant s’échapper de leurs débris mouvants
Le peuple enseveli qu’à ce monde ils rendirent,
     Et dont les morts se confondirent
     Avec le peuple des vivants ;

Heure où se consomma le sacrifice immense !
Heure de dévoûment, de fureur, de clémence,
Où d’un autre chaos l’univers fut tiré,
     Comme un vieillard régénéré
     Dont la jeunesse recommence !
L’Homme-Dieu, sans se plaindre, à la mort se livra ;
     Et, laissant sur sa croix immonde
     Le corps inanimé dont il se sépara,
Après le long travail de cette mort féconde,
     D’où sortit le salut du monde,
     Penchant sa tête, il expira.

Éloge d’Athènes13

Étranger, tu vois donc les champs hospitaliers,
           De Colone, riche en coursiers,
           Le plus beau séjour de l’Attique ;
           Où, dans les vallons verdoyants,
      Le rossignol anime de ses chants
           Le lierre à l’ombre pacifique,
           Et les bois abrités des vents,
           Dont l’impénétrable feuillage
           Voit mûrir les fruits triomphants
           Et du soleil et de l’orage !
Où Bacchus, pour cacher ses mystères divins,
           Ami des retraites propices,
           À travers les riants chemins,
           Conduit les nymphes, ses nourrices !

           Là brille du narcisse en fleurs,
           Sous la rosée éternelle,
           Le calice aux fraîches couleurs ;
           Là, le safran d’or étincelle,
           Couronne joyeuse, à jamais
           Chère à Proserpine, à Cérès !
           Là, l’intarissable Céphise,
           Aux flots purs, aux mille courants,
           Baigne le sol qu’il fertilise
           De ses méandres caressants ;
           Là, des Muses harmonieuses
           Le chœur brillant prend son essor ;
Vénus conduit aussi sur ces rives heureuses
           Son char rapide, aux rênes d’or.

     Là croît enfin, richesse athénienne,
     Que ni l’Asie, en ses féconds jardins,
           Ni la grande île Dorienne14
N’ont jamais possédée, arbre aux rameaux divins,
Qui naît libre, et fleurit dédaigneux de nos mains ;
           Terreur de la lance ennemie,
           Trésor de nos champs, l’olivier,
Courbant sur nos berceaux, sur la vierge endormie,
Son feuillage au gris pâle, ombrage nourricier !
Nul guerrier, jeune ou vieux, d’une main sacrilège
N’oserait l’extirper de ce sol qu’il défend ;
Car il a pour gardien Jupiter tout-puissant,
Et Minerve, aux yeux bleus, le chérit, le protège
           D’un regard ferme et vigilant.

           Mais je ne t’ai rien dit encore
     D’une autre gloire, illustrant la cité,
De Neptune immortel bienfait qui nous honore,
Double don, d’asservir un cheval indompté,
Et d’obtenir des mers l’empire redouté !
           D’Athène élevant la fortune,
     Fils de Saturne, ô glorieux Neptune,
           Par toi l’impétueux coursier
           Subit le joug qui l’importune,
           Docile au frein du cavalier !
     Par toi, plus prompt que les vagues rapides,
     Le fier vaisseau, par la rame entraîné,
     Devance au loin sur le flot dominé
           L’essaim joyeux des Néréides !

Ballade à M. Fouquet.
Pour le pont de Château-Thierry

Dans cet écrit notre pauvre cité
Par moi, seigneur, humblement vous supplie ;
Disant qu’après le pénultième été
L’hiver survint avec grande furie,
Monceaux de neige et gros randons de pluie,
Dont maint ruisseau croissant subitement
Traita nos ponts bien peu courtoisement.
Si vous voulez qu’on les puisse refaire,
De bons moyens j’en sais certainement :
L’argent surtout est chose nécessaire.
Or, d’en avoir c’est la difficulté ;
La ville en est de longtemps dégarnie :
Qu’y ferait-on ? vice n’est pauvreté ;
Mais cependant, si l’on n’y remédie,
Chaussée et pont s’en vont à la voirie.
Depuis dix ans, nous ne savons comment,
La Marne fait des siennes tellement
Que c’est pitié de la voir en colère
Pour s’opposer à son débordement.
L’argent surtout est chose nécessaire.

Si demandez combien en vérité
L’œuvre en requiert, tant que soit accomplie,
Dix mille écus en argent bien compté,
C’est justement ce de quoi l’on vous prie ;
Mais que le prince en donne une partie,
Le tout s’il veut, j’ai bon consentement
De l’agréer sans craindre aucunement.
S’il ne le veut, afin d’y satisfaire,
Aux échevins on dira franchement :
« L’argent surtout est chose nécessaire. »

                         envoi.

Pour ce vous plaise ordonner promptement
Nous être fait du fonds suffisamment ;
Car vous savez, seigneur, qu’en toute affaire,
Procès, négoce, hymen, ou bâtiment,
L’argent surtout est chose nécessaire.

L’Anniversaire

Hélas ! après dix ans je revois la journée
Où l’âme de mon père aux cieux est retournée !
L’heure sonne ; j’écoute… Ô regrets, ô douleurs !
Quand cette heure eut sonné, je n’avais plus de père •
On retenait mes pas loin du lit funéraire :
On me disait : « Il dort ; » et je versais des pleurs.
Mais du temple voisin quand la cloche sacrée
Annonça qu’un mortel avait quitté le jour,
Chaque son retentit dans mon âme navrée,
       Et je crus mourir à mon tour.
Tout ce qui m’entourait me racontait ma perle.
Quand la nuit dans les airs jeta son crêpe noir,
Mon père à ses côtés ne me fit plus asseoir.
Et j’attendis en vain à sa place déserte
Une tendre caresse et le baiser du soir.
       Je voyais l’ombre auguste et chère
       M’apparaître toutes les nuits ;
       Inconsolable en mes ennuis,
Je pleurais tous les jours, même auprès de ma mère.
Ce long regret, dix ans ne l’ont point adouci ;
Je ne puis voir un fils dans les bras de son père,
Sans dire en soupirant : « J’avais un père aussi ! »
Son image est toujours présente à ma tendresse.
Ah ! quand le pille automne aura jauni les bois,
Ô mon père ! je veux promener ma tristesse
Aux lieux où je te vis pour la dernière fois.
       Sur ces bords que la Somme arrose,
J’irai chercher l’asile où ta cendre repose ;
       J’irai d’une modeste fleur
       Orner ta tombe respectée ;
Et sur la pierre, encor de larmes humectée,
       Redire ce chant de douleur.

Rêves de poésie

Parlons, nous sommes seuls ; l’univers est à nous.
Voilà la verte Écosse, et la brune Italie,
Et la Grèce, ma mère, où le miel est si doux ;
Argos, et Ptéléon, ville des hécatombes,
Et Messa la divine, agréable aux colombes ;
Et le front chevelu du Pélion changeant ;
Et le bleu Titarése, et le golfe d’argent
Qui montre dans les eaux où le cygne se mire
La blanche Oloossone à la blanche Camyre.

Dis-moi, quel songe d’or nos chants vont-ils bercer ?
D’où vont venir les pleurs que nous allons verser ?
Ce matin, quand le jour a frappé ta paupière,
Quel séraphin pensif, courbé sur ton chevet,
Secouait des lilas dans ta robe légère,
Il te contait tout bas les amours qu’il rêvait ?

Chanterons-nous l’espoir, la tristesse ou la joie ?
Tremperons-nous de sang les bataillons d’acier ?
Suspendrons-nous l’amant sur l’échelle de soie ?
Jetterons-nous au vent l’écume du coursier ?
Dirons-nous quelle main, dans les lampes sans nombre,
De la maison céleste, allume nuit et jour
L’huile sainte de vie et d’éternel amour ?
Crierons-nous à Tarquin : « Il est temps, voici l’ombre. »

Descendrons-nous cueillir la perle au fond des mers ?
Mènerons-nous la chèvre aux ébéniers amers ?
Montrerons-nous le ciel à la mélancolie ?
Suivrons-nous le chasseur sur les monts escarpés ?
La biche le regarde ; elle pleure et supplie ;
Sa bruyère l’attend ; ses faons sont nouveau-nés ;
Il se baisse, il l’égorge, il jette à la curée
Sur les chiens en sueur son cœur encor vivant.

Dirons-nous aux héros des vieux temps de la France
De monter tout armés aux créneaux de leurs tours,
Et de ressusciter la naïve romance
Que leur gloire oubliée apprit aux troubadours ?
Vêtirons-nous de blanc une molle élégie ?
L’homme de Waterloo nous dira-t-il sa vie,
Et ce qu’il a fauché du troupeau des humains,
Avant que l’envoyé de la nuit éternelle
Vînt sur son tertre vert l’abattre d’un coup d’aile,
Et sur son cœur de fer lui croiser les deux mains ?

Clouerons-nous au poteau d’une satire altière
Le nom sept fois vendu d’un pâle pamphlétaire,
Qui, poussé par la faim, du fond de son oubli,
S’en vient tout grelottant d’envie et d’impuissance,
Sur le front du génie insulter l’espérance,
Et mordre le laurier que son souffle a sali ?

Prends ton luth ! prends ton luth ! je ne peux plus me taire.
Mon aile me soulève au souffle du printemps.
Le vent va m’emporter, je vais quitter la terre.
Une larme de toi ! Dieu m’écoute ; il est temps.

Le Tasse

Le Tasse, errant de ville en ville,
Un jour, accablé de ses maux,
S’assit près du laurier fertile
Qui, sur la tombe de Virgile,
Étend toujours ses verts rameaux.

En contemplant l’urne sacrée,
Ses yeux de larmes sont couverts ;
Et là, d’une voix éplorée,
Il raconte à l’ombre adorée
Les longs tourments qu’il a soufferts.

Il veut fuir l’ingrate Ausonie ;
Des talents il maudit le don,
Quand, touché des pleurs du génie,
Devant le chantre d’Herminie
Paraît le chantre de Didon.

« Eh quoi ! dit-il, tu fis Armide,
Et tu peux accuser ton sort !
Souviens-toi que le Méonide17,
Notre modèle et notre guide,
Ne devint grand qu’après sa mort.

« L’infortune, en sa coupe amère,
L’abreuva d’affronts et de pleurs ;
Et quelque jour un autre Homère
Doit, au fond d’une île étrangère,
Mourir aveugle et sans honneurs.

« Plus heureux, je passai ma vie
Près d’Horace et de Varius ;
Pollion, Auguste et Livie,
Me protégeaient contre l’envie,
Et faisaient taire Mévius.

« Mais Énée aux champs de Laurente.
Attendait mes derniers tableaux,
Quand près de moi la mort errante
Vint glacer ma main expirante,
Et fit échapper mes pinceaux.

« De l’indigence et du naufrage
Camoëns connut les tourments :
Naguère les nymphes du Tage,
Sur leur mélodieux rivage,
Ont redit ses gémissements.

« Ainsi, les maîtres de la lyre
Partout exhalent leurs chagrins ;
Vivants la haine les déchire,
Et ces dieux que la terre admire
Ont peu compté de jours sereins.

« Longtemps la gloire fugitive
Semble tromper leur noble orgueil ;
La gloire enfin pour eux arrive,
Et toujours sa palme tardive
Croît plus belle au pied d’un cercueil.

« Torquato, d’asile en asile
L’envie ose en vain t’outrager ;
Enfant des Muses, sois tranquille,
Ton Renaud vivra comme Achille :
L’arrêt du temps doit te venger.

« Le bruit confus de la cabale
À tes pieds va bientôt mourir ;
Bientôt à moi-même on t’égale,
Et pour ta pompe triomphale
Le Capitole va s’ouvrir. »

Virgile a dit. Ô doux présage !
À peine il rentre en son tombeau,
Et le vieux laurier qui l’ombrage,
Trois fois inclinant son feuillage,
Refleurit plus fier et plus beau.

Les derniers mots que l’ombre achève
Du Tasse ont calmé les regrets ;
Plein de courage il se relève,
Et tenant sa lyre et son glaive,
Du destin brave tous les traits.

La Canadienne

       Sur ce palmier qui te balance,
       Dors, tendre fruit de mon amour ;
Mes bras, quelques instants, ont porté ton enfance ;
Ce fragile palmier te soutient à son tour :
       Ainsi me berçait l’espérance.

       Dors en paix sur ce frêle appui.
Si le vent vient gémir sur ta tombe légère,
       Le vent te dira que ta mère
       Gémit sans cesse comme lui.
Aussi longtemps que les pleurs de l’aurore
Mouilleront ton front pâle, en arrosant les fleurs,
Aussi longtemps, mon fils, ta mère qui t’adore
       Te viendra baigner de ses pleurs.
Tout sur l’arbre de mort te peindra ma souffrance :
Si pourtant le ramier, de ses accords touchants
       Te fait entendre la cadence,
Ne crois pas de ta mère entendre les doux chants ;
Car ta mère avec toi veut garder le silence.

Tu n’es donc plus ? mes yeux ne te verront jamais
       Rire et folâtrer dans nos plaines,
Poursuivre le chevreuil de sommets en sommets,
       Et gravir le vieux tronc des chênes.
       Nos guerriers ne me diront pas :
       « Ton fils est digne de son père :
Il porte sans frémir la lance des combats
       Et le calumet de la guerre.
       Je vivrai comme une étranger »,
Et l’on dira : « Son fils est le jouet du vent ;
Il n’est point mort en brave, étendu sur la terre ;
       C’est lui dont le cercueil mouvant
       Courbe le palmier solitaire.

       Tu n’es plus, quel est mon malheur !
Tes yeux, à peine ouverts, sont fermés à l’aurore,
Je fus un instant mère : hélas ! à ma douleur,
       Cher enfant, je crois l’être encore.

       Au sommet du triste palmier,
       Ce berceau qui te sert de tombe
       Servira de nid au ramier
       Ou de demeure à la colombe.
       Et quand demain l’astre des jours
Teindra ton froid cercueil de sa couleur riante.
       Au fond de sa couche odorante
L’oiseau s’éveillera : tu dormiras toujours.

Quand, pour bénir l’enfant dont sa fille est la mère,
       Viendra mon père en cheveux blancs,
       Je guiderai ses pas tremblants
       Au pied de l’arbre funéraire.
Que lui dirai-je ? hélas ! son regard attristé
Se remplira des pleurs dont ici je t’arrose.
       Le fils que j’ai porté repose
       Sur le palmier qu’il a planté.

Hymne à la France

France, ô belle contrée, ô terre généreuse,
Que le ciel complaisant forma pour être heureuse !
Tu ne sens point du nord les glaçantes horreurs,
Le midi de ses feux t’épargne les fureurs ;
Tes arbres innocents n’ont point d’ombres mortelles ;
Ni des poisons épars dans tes herbes nouvelles
Ne trompent une main crédule ; ni tes bois
Des tigres frémissants ne redoutent la voix ;
Ni ces vastes serpents ne traînent sur tes plantes
En longs cercles hideux leurs écailles sonnantes.
Les chênes, les sapins et les ormes épais
En utiles rameaux ombragent tes sommets,
Et de Beaune et d’Aï les rives fortunées,
Et la riche Aquitaine, et les hauts Pyrénées,
Sous leurs bruyants pressoirs font couler en ruisseaux
Des vins délicieux mûris sur leurs coteaux.

La Provence odorante, et de Zéphyre aimée,
Respire sur les mers une haleine embaumée,
Aux bords des flots couvrant, délicieux trésor,
L’orange et le citron de leur tunique d’or ;
Et plus loin, au penchant des collines pierreuses,
Forme la grasse olive aux liqueurs savonneuses,
Et ces réseaux légers, diaphanes habits
Où la fraîche grenade enferme ses rubis.

Sur tes rochers touffus la chèvre se hérisse ;
Tes prés enflent de lait la féconde génisse ;
Et tu vois tes brebis sur le jeune gazon
Épaissir le tissu de leur blanche toison.
Dans les fertiles champs voisins de la Touraine,
Dans ceux où l’Océan boit l’urne de la Seine,
S’élèvent pour le frein des coursiers belliqueux.

Ajoutez cet amas de fleuves tortueux :
L’indomptable Garonne aux vagues insensées ;
Le Rhône impétueux, fils des Alpes glacées ;
La Seine au flot royal, la Loire dans son sein
Incertaine, et la Saône, et mille autres enfin
Qui nourrissent partout, sur tes nobles rivages,
Fleurs, moissons et vergers, et bois, et pâturages,
Rampant au pied des murs d’opulentes cités,
Sons des arches de pierre à grand bruit emportés.

Dirai-je ces travaux, source de l’abondance,
Ces ports où des deux mers l’active bienfaisance
Amène les tribus du rivage lointain
Que visite Phœbus le soir ou le matin ?
Dirai-je ces canaux, ces montagnes percées ?
De bassins en bassins ces ondes amassées
Pour joindre au pied des monts l’une et l’autre Thétis ?
Et ces vastes chemins en tous lieux départis
Où l’étranger, à l’aise achevant son voyage,
Pense au nom des Trudaine et bénit leur ouvrage.

Ton peuple industrieux est né pour les combats.
Le glaive, le mousquet n’accablent pas son bras.
Il s’élance aux assauts, et son fer intrépide
Repoussa l’étranger, usurpateur avide.
Le ciel les fit humains, hospitaliers et bons,
Ami des doux plaisirs, des festins, des chansons.

Lui

I
Toujours lui ! lui partout ! — Ou brûlante ou glacée,
Son image sans cesse ébranle ma pensée.
Il verse à mon esprit le souffle créateur.
Je tremble et dans ma bouche abondent les paroles,
Quand son nom gigantesque, entouré d’auréoles,
Se dresse dans mon vers de toute sa hauteur.
Là, je le vois, guidant l’obus aux bonds rapides ;
Là, massacrant le peuple au nom des régicides ;
Là, soldat, aux tribuns arrachant leurs pouvoirs ;
Là, consul jeune et fier, amaigri par les veilles
Que des rêves d’empire emplissaient de merveilles,
           Pâle sous ses longs cheveux noirs.

Puis, empereur puissant dont la tête s’incline,
Gouvernant un combat du haut de la colline,
Promettant une étoile à ses soldats joyeux,
Faisant signe aux canons qui vomissent les flammes,
De son âme à la guerre armant six cent mille âmes,
Grave et serein avec un éclair dans les yeux.

Puis, pauvre prisonnier, qu’on raille et qu’on tourmente,
Croisant ses bras oisifs sur son sein qui fermente,
En proie aux geôliers vils comme un vil criminel,
Vaincu, chauve, courbant son front noir de nuages,
Promenant sur un roc où passent les orages
           Sa pensée, orage éternel.

Qu’il est grand, là surtout ! quand, puissance brisée,
Des porte-clefs anglais misérable risée,
Au sacre du malheur il retrempe ses droits,
Tient au bruit de ses pas deux mondes en haleine,
Et, mourant de l’exil, gêné dans Sainte-Hélène,
Manque d’air dans la cage où l’exposent les rois !

Qu’il est grand à cette heure où, prêt à voir Dieu même,
Son œil qui s’éteint roule une larme suprême !
Il évoque à sa mort sa vieille armée en deuil,
Se plaint à ses guerriers d’expirer solitaire,
Et prenant pour linceul son manteau militaire,
           Du lit de camp passe au cercueil !
II
À Rome où du sénat hérite le conclave,
À l’Elbe, aux monts blanchis de neige ou noirs de lave,
Au menaçant Kremlin, à l’Alhambra riant,
Il est partout ! — Au Nil je le retrouve encore.
L’Égypte resplendit des feux de son aurore ;
Son astre impérial se lève à l’Orient.

Vainqueur, enthousiaste, éclatant de prestiges,
Prodige, il étonna la terre des prodiges.
Les vieux scheiks vénéraient l’émir jeune et prudent ;
Le peuple redoutait ses armes inouïes ;
Sublime, il apparut aux tribus éblouies
           Comme un Mahomet d’Occident.

Leur féerie a déjà réclamé son histoire.
La tente de l’Arabe est pleine de sa gloire.
Tout Bédouin libre était son hardi compagnon ;
Les petits enfants, l’œil tourné vers nos rivages,
Sur un tambour français règlent leurs pas sauvages,
Et les ardents chevaux hennissent à son nom.

Parfois il vient, porté sur l’ouragan humide,
Prenant pour piédestal la grande pyramide,
Contempler les déserts, sablonneux océans ;
Là, son ombre éveillant le sépulcre sonore,
Comme pour la bataille y ressuscite encore
           Les quarante siècles géants.

Il dit : « Debout ! » Soudain chaque siècle se lève,
Ceux-ci portant le sceptre et ceux-là ceints du glaive,
Satrapes, pharaons, mages, peuple glacé.
Immobiles, poudreux, muets, sa voix les compte ;
Tous semblent, adorant son front qui les surmonte,
Faire à ce roi des temps une cour du passé.

Ainsi tout, sous les pas de l’homme ineffaçable,
Tout devient monument. Il passe sur le sable ;
Mais qu’importe qu’Assur de ses flots soit couvert,
Que l’aquilon sans cesse y fatigue son aile ?
Son pied colossal laisse une trace éternelle
           Sur le front mouvant du désert.
III
Histoire, poésie, il joint du pied vos cimes.
Éperdu, je ne puis dans ces mondes sublimes
Remuer rien de grand sans toucher à son nom ;
Oui, quand tu m’apparais pour le culte ou le blâme,
Les chants volent pressés sur mes lèvres de flamme,
Napoléon ! soleil dont je suis le Memnon !

Tu domines notre âge ; ange ou démon, qu’importe ?
Ton aigle, dans son vol, haletants nous emporte.
L’œil même qui te fuit te retrouve partout.
Toujours dans nos tableaux tu jettes ta grande ombre ;
Toujours Napoléon, éblouissant et sombre,
           Sur le seuil du siècle est debout.

Ainsi, quand du Vésuve explorant le domaine,
De Naples à Portici l’étranger se promène,
Lorsqu’il trouble, rêveur, de ses pas importuns,
Ischia, de ses fleurs embaumant l’onde heureuse,
Dont le bruit, comme un chant de sultane amoureuse,
Semble une voix qui vole au milieu des parfums ;

Qu’il hante de Pæstum l’auguste colonnade,
Qu’il écoute à Pouzzol la vive sérénade
Chantant la tarentelle au pied d’un mur toscan,
Qu’il éveille en passant cette cité momie,
Pompéi, corps gisant d’une ville endormie,
           Saisie un jour par le volcan ;

Qu’il erre au Pausilippe avec la barque agile
D’où le brun marinier chante Tasse et Virgile ;
Toujours, sous l’arbre vert, sur les lits de gazon,
Toujours il voit, du sein des mers ou des prairies,
Du haut des caps, du bord des presqu’îles fleuries,
Toujours le noir géant qui fume à l’horizon !

La Popularité

Dans le pays de France, aujourd’hui que personne
           Ne peut chez soi rester en paix.
Et que de toutes parts l’ambition bourgeonne
           Sur les crânes les plus épais,

Tout est en mouvement sur la place publique ;
           La voix bruyante et le cœur vain,
Chacun bourdonne autour de l’œuvre politique,
           Chacun y veut mettre la main.

Est-ce donc un besoin de la nature humaine
           Que de toujours courber le dos ?
Faut-il du peuple aussi faire une idole vaine,
           Pour l’encenser de vains propos ?

À peine relevé faut-il qu’on se rabaisse ?
           Faut-il oublier, avant tout,
Que la Liberté sainte est la seule déesse
           Que l’on n’adore que debout ?

Hélas ! nous vivons tous dans un temps de misère,
           Un temps à nul autre pareil,
Où la corruption mange et ronge sur terre
           Tout ce qu’en tire le soleil ;

Où dans le cœur humain l’égoïsme déborda,
           Où rien de bon ne fait séjour ;
Où partout la vertu montre bientôt la corde,
           Où le héros ne l’est qu’un jour ;

Un temps où les serments et la foi politique
           Ne soulèvent plus que des ris ;
Où le sublime autel de la pudeur publique
           Jonche le sol de ses débris ;

Un vrai siècle de boue, où, plongés que nous sommes,
           Chacun se vautre et se salit ;
Où, comme en un linceul, dans le mépris des hommes
           Le monde entier s’ensevelit !

À ma Mère

Il est à vous ce livre issu de la prière :
Qu’il garde votre nom et vous soit consacré ;
Ce livre où j’ai souffert, ce livre où j’ai pleuré,
Ainsi que tout mon cœur, il est à vous, ma mère !

J’y mets tout ce que j’ai d’espérance et de foi,
Ma plus ferme raison, mes ardeurs les plus hautes,
Mon âme entière… hormis ses erreurs et ses fautes ;
L’œuvre en est donc à vous, ma mère, plus qu’à moi.

Car, dans moi, rien n’est bon qui ne vous appartienne,
À vous, cœur simple et fort, d’où l’orgueil est absent,
Ma mère ! et vous m’avez donné de votre sang
Plus qu’un enfant jamais n’en reçut de la sienne.

Ma vie est toute en vous : le tronc et les rameaux
Ne sont pas mieux soudés que mon cœur et le vôtre ;
Et chaque coup de vent qui fait pleuvoir les maux,
S’il frappe un de nous deux, nous courbe l’un et l’autre.

Nous sommes, en deux parts, une seule âme encor.
J’ai de vous, ô ma mère ! avec trop de mélange,
Ce que l’homme tombé peut conserver de l’ange :
Dieu mit le même sceau sur mon cuivre et votre or.

Si, même avant cette heure où la grâce me touche,
Je sentais, dans ma nuit, Dieu présent et vainqueur,
Si j’invoquai toujours son vrai nom dans mon cœur,
C’est que j’avais appris ce nom de votre bouche.

Né dans un temps rebelle à prononcer : Je crois !
J’ai payé le tribut à ses erreurs funèbres ;
Mais, pour me retrouver, du fond de ses ténèbres,
Je vous voyais marchant au chemin de la croix.

Du savoir orgueilleux j’ai trop subi le charme.
De la seule raison acceptant le secours,
Je demandai ma force aux sages de nos jours ;
Leur sagesse a laissé mon cœur faible et sans arme.

Si, pourtant, j’évitai l’écueil le plus fatal,
Ces chutes où périt même la conscience ;
Si je discerne encor et déteste le mal,
Ah ! ce n’est pas un don de l’humaine science !

Des périlleux sentiers si je sors triomphant,
C’est que mon cœur, toujours docile à vos prières,
Laisse en vos douces mains et chérit ses lisières,
Ô ma mère ! et qu’enfin je reste votre enfant.

Vos jours pleins de travail, austères, soucieux,
Hors l’amour de nous trois, n’ont jamais vu de fête ;
Mais vous aurez aussi, ma mère, je le veux,
Du soleil et des fleurs autour de votre tête !

Sur ce lit de douleurs où, le cœur résigné,
Vous souffrez vaillamment pour que Dieu nous pardonne,
Avant le prix céleste au martyre assigné,
Mère, je veux aussi vous mettre une couronne.

Voici ma poésie : elle sème, en pleurant,
Ses fleurs sur votre front ceint du bandeau d’épines ;
Il ne m’appartient pas ce don que je vous rends :
Éclose en moi, la fleur a chez vous ses racines.

Peut-être, à mon foyer, de ce culte immortel
Je devais le secret qu’à ces rimes je livre ;
Sans doute, pour le nom que j’inscris sur ce livre,
Mon cœur silencieux est un plus digne autel.

J’ai tort de le graver sur quelques feuilles vaines
Qui vont tourbillonner dans l’ouragan humain,
Et que le vent d’oubli doit emporter demain ;
C’est jeter dans les flots le pur sang de mes veines.

C’est que votre pensée est en moi comme un feu ;
Je ne puis enchaîner cette Âme de ma vie ;
Elle déborde en moi lorsque je chante ou prie,
Et votre nom s’échappe avec celui de Dieu.

Si l’homme droit et pur qui lira cette page
Essuie, en la tournant, une larme à ses yeux ;
S’il trouve là son cœur de fds, et s’il sent mieux
Ce qu’il doit à sa mère et l’aime davantage,

J’aurai vécu ! ma vie aura porté son fruit ;
Je ne me plaindrai plus de la flamme qui m’use,
Des biens communs à tous que le ciel me refuse ;
Je saurai le secret de mon repos détruit.

Va donc, ô poésie, et porte-lui mes pleurs !
Porte-lui tout mon cœur saignant de son martyre.
Elle en sait de ce cœur plus que tu n’en peux dire :
Va, pourtant, lui parler sur son lit de douleurs.

Au miroir de tes vers que son âme se voie
Telle que Dieu l’a faite, avec tous ses trésors ;
Et qu’oubliant le mal qui déchire son corps,
Elle doive à son fils un quart d’heure de joie !

Puis, qu’elle prie et jette au ciel ce cri sacré,
Plus fort, ô Dieu clément, que toutes vos colères.
Ce cri qui rend le ciel obéissant aux mères,
Qui des bras de la mort, malgré vous, m’a tiré,

Afin qu’à votre esprit, Seigneur, je sois fidèle,
Que je demeure en lui ferme et pur ici-bas ;
Et pour que je sois digne, après tous nos combats,
D’aller, au sein du Christ, me reposer près d’elle.

Heures de Paresse

Au bout de mon humble domaine,
Six tilleuls au front arrondi,
Dominant le cours de la Seine,
Balancent une ombre incertaine
Qui me cache aux feux du midi.

Sans affaire et sans esclavage,
Souvent j’y goûte un doux repos ;
Désoccupé comme un sauvage
Qu’amuse, auprès d’un beau rivage,
Le flot qui suit toujours les flots.

Ici, la rêveuse Paresse
S’assied, les yeux demi-fermés,
Et, sous sa main qui me caresse,
Une langueur enchanteresse
Tient mes sens vaincus et charmés.

Des feuillets d’Ovide et d’Horace
Flottent épars sur mes genoux,
Je lis, je dors, tout soin s’efface ;
Je ne fais rien, et le jour passe ;
Cet emploi du jour est si doux !

Tandis que d’une paix profonde
Je goûte ainsi la volupté,
Des rimeurs dont le siècle abonde
La muse toujours plus féconde
Insulte à ma stérilité.

Je perds mon temps, s’il faut les croire ;
Eux seuls du siècle sont l’honneur.
J’y consens, qu’ils gardent leur gloire !
Je perds bien peu pour ma mémoire,
Je gagne tout pour mon bonheur.

Idylle sur la Paix

       Un plein repos favorise vos vœux :
Peuples, chantez la Paix, qui vous rend tous heureux.

       Charmante Paix, délices de la terre,
       Fille du ciel, et mère des plaisirs,
       Tu reviens combler nos désirs ;
Tu bannis la terreur et les tristes soupirs,
             Malheureux enfants de la guerre.

       Tu rends le fils à sa tremblante mère ;
             Par toi la jeune épouse espère
D’être longtemps unie à son époux aimé.
       De ton retour le laboureur charmé
Ne craint plus désormais qu’une main étrangère
Moissonne avant le temps le champ qu’il a semé.
Tu pares nos jardins d’une grâce nouvelle ;
Tu rends le jour plus pur, et la terre plus belle.

       Mais quelle main puissante et secourable
A rappelé du ciel cette Paix adorable ?
       Quel Dieu, sensible aux vœux de l’univers,
       A replongé la discorde aux enfers ?

       Déjà grondaient les horribles tonnerres
             Par qui sont brisés les remparts ;
       Déjà marchait devant les étendards
             Bellone, les cheveux épars,
       Et se flattant d’éterniser les guerres
       Que sa fureur soufflait de toutes parts.

       Divine Paix, apprends-nous par quels charmes
Un calme si profond succède à tant d’alarmes.

Un héros, des mortels l’amour et le plaisir,
Un roi victorieux vous a fait ce loisir.

       Ses ennemis, offensés de sa gloire,
       Vaincus cent fois, et cent fois suppliants,
       En leur fureur de nouveau s’oubliants,
Ont osé dans ses bras irriter la victoire.
       Qu’ont-ils gagné, ces esprits orgueilleux,
       Qui menaçaient d’armer la terre entière ?
Ils ont vu de nouveau resserrer leur frontière ;
             Ils ont vu ce roc sourcilleux,
       De leur orgueil l’espérance dernière,
De nos champs fortunés devenir la barrière.

       Son bras est craint du couchant à l’aurore :
La foudre, quand il veut, tombe aux climats gelés,
       Et sur les bords par le soleil brûlés :
De son courroux vengeur, sur le rivage more,
             La terre fume encore.
             Malheureux les ennemis
             De ce prince redoutable !
             Heureux les peuples soumis
             À son empire équitable ?
Chantons, bergers, et nous réjouissons :
       Qu’il soit le sujet de nos fêtes.
       De ces lieux l’éclat et les attraits,
             Ces fleurs odorantes,
             Ces eaux bondissantes,
             Ces ombrages frais,
       Sont les dons de ses mains bienfaisantes.

Il veut bien quelquefois visiter nos bocages ;
       Nos jardins ne lui déplaisent pas.
       Arbres épais, redoublez vos ombrages ;
                     Fleurs, naissez sous ses pas.

          Ô ciel, ô saintes destinées,
       Qui prenez soin de ses jours florissants,
                     Retranchez de nos ans
             Pour ajouter à ses années !
Qu’il règne ce héros, qu’il triomphe toujours ;
Qu’avec lui soit toujours la paix ou la victoire ;
Que le cours de ses ans dure autant que le cours
                     De la Seine et de la Loire.

Qu’il règne ce héros, qu’il triomphe toujours,
                     Qu’il vive autant que sa gloire !

Les Hirondelles

    Captif au rivage du More,
    Un guerrier, courbé sous les fers,
    Disait : « Je vous revois encore,
    Oiseaux ennemis des hivers ;
    Hirondelles, que l’espérance
    Suit jusqu’en ces brûlants climats,
    Sans doute vous quittez la France :
De mon pays ne me parlez-vous pas ?

    Depuis trois ans je vous conjure
    De m’apporter un souvenir
    Du vallon où ma vie obscure
    Se berçait d’un doux avenir.
    Au détour d’une eau qui chemine
    À flots purs, sous de frais lilas,
    Vous avez vu notre chaumine :
De ce vallon ne me parlez-vous pas ?

    L’une de vous peut-être est née
    Au toit où j’ai reçu le jour ;
    Là, d’une mère infortunée
    Vous avez dû plaindre l’amour.
    Mourante, elle croit à toute heure
    Entendre le bruit de mes pas ;
    Elle écoute, et puis elle pleure :
De son amour ne me parlez-vous pas ?

    Ma sœur est-elle mariée ?
    Avez-vous vu de nos garçons
    La foule aux noces conviée
    La célébrer dans leurs chansons ?
    Et ces compagnons du jeune âge
    Qui m’ont suivi dans les combats,
    Ont-ils revu tous le village ?
De tant d’amis ne me parlez-vous pas ?

    Sur leurs corps l’étranger peut-être
    Du vallon reprend le chemin ;
    Sous mon chaume il commande en maître ;
    De ma sœur il trouble l’hymen.
    Pour moi plus de mère qui prie,
    Et partout des fers ici-bas !
    Hirondelles de ma patrie,
De ses malheurs ne me parlez-vous pas ?

Le Nid abandonné

Dans un jardin du voisinage
Deux merles avaient fait leur nid,
Trois œufs furent le témoignage
Du doux serment qui les unit.

Je les ai vus sur ma fenêtre,
De la pointe à la fin du jour,
Couver, trois semaines peut-être,
L’espoir tardif de leur amour.

Les petits ont vu la lumière ;
J’entends leurs cris ; il faut nourrir
Cette jeunesse printanière
Qu’on craint toujours de voir mourir.

Que de soucis et que de joie !
On ne peut rester endormi ;
Sans cesse il faut guetter la proie ;
Il faut éviter l’ennemi.

Ô vertu, tendresse immuable ;
Ô soins constants, travaux passés,
Par quel amour insatiable
Serez-vous donc récompensés.

Ce matin des cris de détresse
Dans le jardin ont résonné,
Les merles voletaient sans cesse
Autour du nid abandonné.

Sans doute un épervier rapide,
Une couleuvre aux yeux perçants,
Ou des enfants, troupe perfide,
Auront surpris les innocents ?

Non, dès qu’ils ont senti leurs ailes,
Les ingrats ont fui pour toujours,
Avides d’amitiés nouvelles,
Oublieux des vieilles amours.

Ils vont étaler leur plumage,
Voler et chanter dans le ciel,
Sans entendre le cri de rage
Qui sort du buisson paternel.

À quelles cruelles épreuves
Seront soumis les fils ingrats !
L’affection, comme les fleuves,
Descend et ne remonte pas.

Allez, enfants, douces chimères,
Rêves menteurs qui nous charmez ;
Vous n’aimerez jamais vos mères
Autant qu’elles vous ont aimés,

Adieux sur la montagne

Là, nous avons vécu de divines journées,
Parlant des vérités et des biens éternels ;
De célestes lueurs nous y furent données :
La sagesse descend dans les cœurs fraternels.

Je partis le premier, rappelé dans les villes,
Et lui, pour prolonger notre cher entretien ;
Me suivit jusqu’au bout de ces forêts tranquilles ;
Et son bras ne pouvait se détacher du mien.

Il nous fallut enfin rompre la douce chaîne.
Alors, restant, malgré le soleil lourd et chaud,
Debout au bord des pins, et tourné vers la plaine,
Il me voyait descendre et me parlait d’en haut.

Longtemps, sur ce trépied de mousse et de bruyère,
— Cette image à jamais vit dans mon souvenir, —
Je l’aperçus baigné d’une ardente lumière,
Tenant son bras levé comme pour me bénir.
Et Dieu m’a retiré cette main forte et pure,

Ce rayon tout puissant qui m’aurait rajeuni !
Dans ces bois, altérés de ton souffle, ô Nature !
Nous n’irons plus tous deux respirer l’infini.

Ma Mansarde

Il n’est que d’être roi pour être heureux au monde.
Bénis soient tes décrets, ô Sagesse profonde,
Qui me voulus heureux ; et, prodigue envers moi,
M’as fait dans mon asile et mon maître et mon roi.
Mon Louvre est sous le toit, sur ma tête il s’abaisse,
De ses premiers regards l’Orient le caresse.
Lit, sièges, table y sont portant de toutes parts
Livres, dessins, crayons, confusément épars.
Là, je dors, chante, lis, pleure, étudie et pense.
Là, dans un calme pur, je médite en silence
Ce qu’un jour je veux être ; et, seul à m’applaudir,
Je sème la moisson que je veux recueillir.
Là, je reviens toujours, et toujours les mains pleines,
Amasser le butin de mes courses lointaines,
Soit qu’en un livre antique à loisir engagé,
Dans ses doctes feuillets j’aie au loin voyagé,
Soit plutôt que, passant et vallons et rivières,
J’aie au loin parcouru les terres étrangères.
D’un vaste champ de fleurs je tire un peu de miel.
Tout m’enrichit et tout m’appelle ; et chaque ciel
M’offrant quelque dépouille utile et précieuse,
Je remplis lentement ma ruche industrieuse.

Les Nuages

Lorsque j’étais en pleine mer, et que je n’avais d’autre spectacle que le ciel et l’eau, je m’amusais quelquefois à dessiner les beaux nuages blancs et gris, semblables à des groupes de montagnes, qui voguaient à la suite les uns des autres sur l’azur des cieux. C’était surtout vers la fin du jour qu’ils développaient toute leur beauté en se réunissant au couchant, où ils se revêtaient des plus riches couleurs et se combinaient sous les formes les plus magnifiques.

Un soir, environ une demi-heure avant le coucher du soleil, le vent alizé du sud-est se ralentit, comme il arrive d’ordinaire vers ce temps. Les nuages, qu’il voiturait dans le ciel à des distances égales comme son souffle, devinrent plus rares, et ceux de la partie de l’ouest s’arrêtèrent et se groupèrent entre eux sous la forme d’un paysage. Ils représentaient une grande terre formée de hautes montagnes, séparées par des vallées profondes et surmontées de rochers pyramidaux. Sur leurs sommets et leurs flancs apparaissaient des brouillards détachés, semblables à ceux qui s’élèvent des terres véritables. Un long fleuve semblait circuler dans leurs vallons, et tomber çà et là en cataractes ; il était traversé par un grand pont appuyé sur des arcades à demi ruinées. Des bosquets de cocotiers, au centre desquels on entrevoyait des habitations, s’élevaient sur les croupes et les profils de cette île aérienne. Tous ces objets n’étaient point revêtus de ces riches teintes de pourpre, de jaune doré, de nacarat, d’émeraude, si communes le soir dans les couchants de ces parages ; ce paysage n’était point un tableau colorié : c’était une simple estampe, où se réunissaient tous les accords de la lumière et des ombres. Il représentait une contrée éclairée, non en face, des rayons du soleil, mais par derrière de leurs simples reflets. En effet dès que l’astre du jour se fut caché derrière lui, quelques-uns de ces rayons décomposés éclairèrent les arcades demi-transparentes du pont d’une couleur ponceau, se reflétèrent dans les vallons et au sommet des rochers, tandis que des torrents de lumière couvraient ses contours de l’or le plus pur, et divergeaient vers les cieux comme les rayons d’une gloire, mais la masse entière resta dans sa demi-teinte obscure, et on voyait, autour des nuages qui s’élevaient de ses flancs, les lueurs des tonnerres dont on entendait les roulements lointains. On aurait juré que c’était une terre véritable, située environ à une lieue et demie de nous. Peut-être était-ce une de ces réverbérations célestes de quelque île très éloignée, dont les nuages nous répétaient la forme par leurs reflets et les tonnerres par leurs échos. Plus d’une fois des marins expérimentés ont été trompés par de semblables aspects.

Quoi qu’il en soit, tout cet appareil fantastique de magnificence et de terreur, ces montagnes surmontées de palmiers, ces orages qui grondaient sur leurs sommets, ce fleuve, ce pont, tout se fondit et disparut à l’arrivée de la nuit, comme les illusions du monde aux approches de la mort. L’astre des nuits, la triple Hécate, qui répète par des harmonies plus douces celles de l’astre du jour, en se levant sur l’horizon, dissipa l’empire de la lumière et fit régner celui des ombres. Bientôt des étoiles innombrables et d’un éclat éternel brillèrent au sein des ténèbres. Oh ! si le jour n’est lui-même qu’une image de la vie, si les heures rapides de l’aube du matin, du midi et du soir représentent les âges si fugitifs de l’enfance, de la jeunesse, de la virilité et de la vieillesse, la mort, comme la nuit, doit nous découvrir aussi de nouveaux cieux et de nouveaux mondes !

Soleil couchant

Le soleil s’est couché ce soir dans les nuées ;

Demain viendra l’orage, et le soir, et la nuit ;

Puis l’aube, et ses clartés de vapeurs obstruées ;

Puis les nuits, puis les jours, pas du temps qui s’enfuit !

 

Tous ces jours passeront ; ils passeront en foule

Sur la face des mers, sur la face des monts,

Sur les fleuves d’argent, sur les forêts où roule

Comme un hymne confus des morts que nous aimons.

 

Et la face des eaux, et le front des montagnes,

Ridés et non vieillis ; et les bois toujours verts

S’iront rajeunissant ; le fleuve des campagnes

Prendra sans cesse aux monts le flot qu’il donne aux mers.

 

Mais moi, sous chaque jour courbant plus bas ma tête,

Je passe, et, refroidi sous ce soleil joyeux,

Je m’en irai bientôt, au milieu de la fête,

Sans que rien manque au monde immense et radieux !

La Retraite

Que ne puis-je inspirer l’amour de la retraite :
Elle offre à ses amants des biens sans embarras,
Biens purs, présents du ciel, qui naissent sous les pas.
Solitude où je trouve une douceur secrète,
Lieux que j’aimai toujours, ne pourrai-je jamais,
Loin du monde et du bruit, goûter l’ombre et le frais21 !
Oh ! qui m’arrêtera sous vos sombres asiles !
Quand pourront les neuf Sœurs, loin des cours et des villes1,
M’occuper tout entier, et m’apprendre des cieux
Les divers mouvements inconnus à nos yeux,
Les noms et les vertus de ces clartés errantes
Par qui sont nos destins et nos mœurs différentes !
Que si je ne suis né pour de si grands projets,
Du moins que les ruisseaux m’offrent de doux objets22!
Que je peigne en mes vers quelque rive fleurie !
La Parque à filets d’or n’ourdira point ma vie,
Je ne dormirai point sous de riches lambris :
Mais voit-on que le somme en perde de son prix ?
En est-il moins profond, et moins plein de délices ?
Je lui voue au désert de nouveaux sacrifices.
Quand le moment viendra d’aller trouver les morts,
J’aurai vécu sans soins, et mourrai sans remords.

La Solitude

Faites usage de la solitude ; rien n’est plus utile, ni plus nécessaire pour affaiblir l’impression que font sur nous les objets sensibles : il faut donc de temps en temps se retirer du monde, se mettre à part. Ayez quelques heures dans la journée pour lire, et pour faire usage de vos réflexions. « La réflexion, dit un Père de l’Église, est l’œil de l’âme : c’est par elle que s’introduisent la lumière et la vérité. » « Je le mènerai dans la solitude, dit la Sagesse, et là je parlerai à son cœur, » c’est là où la vérité donne ses leçons, où les préjugés s’évanouissent, où la prévention s’affaiblit, et où l’opinion, qui gouverne tout, commence à prendre ses droits. Quand on jette la vue sur l’inutilité, sur le vide de la vie, on est forcé de dire avec Pline : « Il faut mieux passer sa vie à rien faire, qu’à faire des riens. »

La Retraite

Je sais sur la colline
Une blanche maison,
Un rocher la domine,
Un buisson d’aubépine
Est tout son horizon.

Là jamais ne s’élève
Bruit qui fasse penser ;
Jusqu’à ce qu’il s’achève
On peut mener son rêve
Et le recommencer.

Le clocher du village
Surmonte ce séjour,
Sa voix, comme un hommage,
Monte au premier nuage
Que colore le jour !

Signal de la prière,
Elle part du saint lieu,
Appelant la première
L’enfant de la chaumière
À la maison de Dieu.

Aux sons que l’écho roule
Le long des églantiers,
Vous voyez l’humble foule
Qui serpente et s’écoule
Dans les pieux sentiers.

La fenêtre est tournée
Vers le champ des tombeaux,
Où l’herbe moutonnée
Couvre après la journée
Le sommeil des hameaux.

Plus d’une fleur nuance
Ce voile du sommeil ;
Là tout fut innocence,
Là tout dit : Espérance !
Tout parle de réveil !

Paix et mélancolie
Veillent là près des morts,
Et l’âme recueillie
Des vagues de la vie
Croit y toucher les bords !

La Promenade

Roule avec majesté tes ondes fugitives,
Seine ; j’aime à rêver sur tes paisibles rives,
En laissant comme toi la reine des cités.
Ah ! lorsque la nature à mes yeux attristés,
Le front orné de fleurs, brille en vain renaissante ;
Lorsque du renouveau l’haleine caressante
Rafraîchit l’univers de jeunesse paré,
Sans ranimer mon front pâle et décoloré ;
Du moins auprès de toi que je retrouve encore
Ce calme inspirateur que le poète implore,
Et la mélancolie errante au bord des eaux.
Jadis, il m’en souvient, du fond de leurs roseaux,
Tes nymphes répétaient le chant plaintif et tendre
Qu’aux échos de Passy ma voix faisait entendre.
Jours heureux, temps lointain, mais jamais oublié,
Où les arts consolants, où la douce amitié,
Et tout ce dont le charme intéresse à la vie,
Égayaient mes destins ignorés de l’envie.
Le soleil affaibli vient dorer ces vallons,
Je vois Auteuil sourire à ses derniers rayons.
Oh ! que de fois j’errai dans tes belles retraites,
Auteuil ! lieu favori, lieu saint pour les poètes !
Que de rivaux de gloire unis sous tes berceaux !
C’est là qu’au milieu d’eux l’élégant Despréaux,
Législateur du goût, au goût toujours fidèle,
Enseignait le bel art dont il offre un modèle ;
Là, Molière, esquissant ses comiques portraits,
De Chrysale ou d’Arnolphe a dessiné les traits.
Dans la forêt ombreuse ou le long des prairies,
La Fontaine égarait ses douces rêveries ;
Là, Racine évoquait Andromaque et Pyrrhus,
Contre Néron puissant faisait tonner Burrhus,
Peignait de Phèdre en pleurs le tragique délire.
Ces pleurs harmonieux que modulait sa lyre
Ont mouillé le rivage ; et de ses vers sacrés
La flamme anime encor les échos inspirés.

Saint-Cloud, je t’aperçois ; j’ai vu loin de tes rives
S’enfuir sous les roseaux tes naïades plaintives ;
J’imite leur exemple, et je fuis devant toi :
L’air de la servitude est trop pesant pour moi.
À mes yeux éblouis vainement tu présentes
De tes bois toujours verts les masses imposantes,
Tes jardins prolongés qui bordent ces coteaux,
Et qui semblent de loin suspendus sur les eaux.
Désormais je n’y vois que la toge avilie
Sous la main du guerrier qu’admira l’Italie.
Des champêtres plaisirs tu n’es plus le séjour 1
Ah ! de la liberté tu vis le dernier jour.
Dix ans d’efforts pour elle ont produit l’esclavage.
Un Corse a des Français dévoré l’héritage.
Élite de héros, au combat moissonnés,
Martyrs avec la gloire à l’échafaud traînés,
Vous tombiez satisfaits dans une autre espérance. T
Trop de sang, trop de pleurs ont inondé la France ;
De ces pleurs, de ce sang, un homme est héritier !
Aujourd’hui dans un homme un peuple est tout entier !
Tel est le fruit amer des discordes civiles.
Mais les fers ont-ils pu trouver des mains serviles ?
Les Français de leurs droits ne sont-ils plus jaloux ?
Cet homme a-t-il pensé que, vainqueur avec tous,
Il pourrait, malgré tous, envahir leur puissance ?
Déserteur de l’Égypte, a-t-il conquis la France ?
Jeune imprudent, arrête : où donc est l’ennemi ?
Si dans l’art des tyrans tu n’es pas affermi…
Vains cris ! plus de sénat ; la république expire,
Sous un nouveau Cromwell naît un nouvel empire.
Hélas ! le malheureux, sur ce bord enchanté,
Ensevelit sa gloire avec la liberté.
Crédule, j’ai longtemps célébré ses conquêtes ;
Au forum, au sénat, dans nos jeux, dans nos fêtes,
Je proclamais son nom, je vantais ses exploits.
Quand ses lauriers soumis se courbaient sous les lois,
Quand, simple citoyen, soldat du peuple libre,
Aux bords de l’Éridan, de l’Adige et du Tibre,
Foudroyant tour à tour quelques tyrans pervers,
Des nations en pleurs sa main brisait les fers ;
Ou quand son noble exil aux sables de Syrie
Des palmes du Liban couronnait sa patrie.
Mais lorsque en fugitif, regagnant ses foyers,
Il vint contre l’empire échanger les lauriers,
Je n’ai point caressé sa brillante infamie ;
Ma voix des oppresseurs fut toujours ennemie ;
Et, tandis qu’il voyait des flots d’adorateurs
Lui vendre avec l’État leurs vers adulateurs,
Le tyran dans sa cour remarqua mon absence :
Car je chante la gloire et non pas la puissance.

Le troupeau se rassemble à la voix des bergers ;
J’entends frémir du soir les insectes légers ;
Des nocturnes zéphyrs je sens la douce haleine ;
Le soleil de ses feux ne rougit plus la plaine,
Et cet astre plus doux qui luit au haut des cieux,
Argente mollement les flots silencieux.
Mais une voix qui sort du vallon solitaire
Me dit : « Viens : tes amis ne sont plus sur la terre ;
Viens : tu veux rester libre et le peuple est vaincu. »
Il est vrai : jeune encor, j’ai déjà trop vécu.
L’espérance lointaine et les vastes pensées
Embellissaient mes nuits tranquillement bercées ;
À mon esprit déçu, facile à prévenir,
Des mensonges riants coloraient l’avenir.
Flatteuse illusion, tu m’es bientôt ravie !
Vous m’avez délaissé, doux rêves de la vie.
Plaisirs, gloire, bonheur, patrie et liberté,
Vous fuyez loin d’un cœur vide et désenchanté.
Les travaux, les chagrins ont doublé mes années,
Ma vie est sans couleur et mes pâles journées
M’offrent de longs ennuis l’enchaînement certain,
Lugubres comme un soir qui n’eut pas de matin.
Je vois le but, j’y touche, et j’ai soif de l’atteindre.
Le feu qui me brûlait a besoin de s’éteindre ;
Ce qui m’en reste encor n’est qu’un morne flambeau
Éclairant à mes yeux le chemin du tombeau.
Que je repose en paix sous le gazon rustique,
Sur les bords du ruisseau pur et mélancolique !
Vous, amis des humains et des champs et des vers,
Par un doux souvenir peuplez ces lieux déserts ;
Suspendez aux tilleuls qui forment ces bocages
Mes derniers vêtements mouillés de tant d’orages ;
Là quelquefois encor daignez-vous rassembler ;
Là prononcez l’adieu ; que je sente couler
Sur le sol enfermant mes cendres endormies
Des mots partis du cœur et des larmes amies !

Le Bonheur des champs

Heureux qui, loin du bruit, sans projets, sans affaires,
Cultive de ses mains ses champs héréditaires ;
Qui, libre de désirs, de soins ambitieux,
Garde les simples mœurs de nos sages aïeux !
À peine il sait les noms d’intérêts, de créances ;
Il ne redoute point le jour des échéances.
La guerre et ses dangers, la mer et ses fureurs,
Les promesses des grands, leurs dédains, leurs faveurs.
Ne le troublent jamais, et jamais ne l’abusent.
Mais d’aimables travaux l’occupent et l’amusent :
Il émonde un jeune arbre ou greffe un sauvageon ;
Il enlace au rameau le flexible bourgeon ;
Dépouille les brebis de leur laine pendante ;
Prépare un toit commode à l’abeille prudente ;
Et, soignant fleurs et fruits, vendanges et moissons,
S’enrichit des présents de toutes les saisons.
Tantôt sur un gazon, tantôt sous un vieux chêne,
Au doux chant des oiseaux, au bruit d’une fontaine,
Il cherche le repos, s’assied, rêve et s’endort.
Au retour de l’hiver, il attaque en son fort
Le sanglier que lance une meute rapide ;
La caille voyageuse et le lièvre timide
Viennent étourdiment se prendre dans ses rets.
Ô peines de l’amour ! ô tourments ! ô regrets !
Vous fuyez, et des champs le calme vous remplace.
Chargé de son butin, revient-il de la chasse,
Il retrouve une épouse et des enfants chéris,
Qu’il a vus s’élever, que leur mère a nourris.
Oh ! qu’un simple foyer, des pénates tranquilles,
Valent mieux que le luxe et le fracas des villes !
Que servent nos festins avec art apprêtés,
Ces mets si délicats, et ces vins si vantés !
L’orgueil en fit les frais, l’ennui les empoisonne.
J’aime un dîner frugal que la joie assaisonne ;
Tout repas est festin quand l’amitié le sert.
La treille et le verger fournissent le dessert ;
Pour régal, aux bons jours, la fermière voisine
Apporte en un gâteau la fleur de sa farine.
Quel plaisir lorsqu’à table, entre tous ses enfants,
Leur père, chaque soir, voit revenir des champs
Ses troupeaux bien repus, la vache nourricière,
Et l’agneau qui bondit à côté de sa mère,
Ses bœufs, à pas pesants, las et le cou baissé,
Ramenant la charrue et le soc renversé !
De jeunes serviteurs, que son toit a vus naître,
Animent la maison et bénissent leur maître.
Tous ses jours sont pareils, tous ses jours sont sereins,
Et sa porte rustique est fermée aux chagrins.

Le Coin du feu

Le foyer, des plaisirs est la source féconde :
Il fixe doucement notre humeur vagabonde.
Au retour du printemps, de nos toits échappés,
Nous portons en tous lieux nos esprits dissipés ;
Le printemps nous disperse, et l’hiver nous rallie ;
Auprès de nos foyers notre âme recueillie
Goûte ce doux commerce à tous les cœurs si cher :
Oui, l’instinct social est l’enfant de l’hiver.
En cercle un même attrait rassemble autour de l’âtre
La vieillesse conteuse et l’enfance folâtre.
Là courent à la ronde et les propos joyeux,
Et la vieille romance et les aimables jeux :
Là, se dédommageant de ses longues absences,
Chacun vient retrouver ses vieilles connaissances.
Là s’épanche le cœur : le plus pénible aveu,
Longtemps captif ailleurs, s’échappe au coin du feu…

Comme aux jours fortunés des pénates antiques,
Le foyer est le dieu des vertus domestiques.
Là reviennent s’unir les parents, les maris,
Qui vivaient séparés sous les mêmes lambris…
Là vient se renouer la douce causerie ;
Chacun, en la contant, recommence sa vie :
L’un redit ses combats, un autre son procès,
Cet autre ses amours ; d’autres, plus indiscrets,
Comme moi d’un ami tentant la patience,
De leurs vers nouveau-nés lui font la confidence.
Le foyer, du talent est aussi le berceau :
Là, je vois s’essayer le crayon, le pinceau,
Le luth harmonieux, l’industrieuse aiguille ;
Tantôt c’est un roman qu’on écoute en famille…

Suis-je seul, je me plais encore au coin du feu.
De nourrir mon brasier mes mains se l’ont un jeu ;
J’agace mes tisons ; mon adroit artifice
Reconstruit de mon feu l’élégant édifice :
J’éloigne, je rapproche, et du hêtre brûlant
Je corrige le feu trop rapide ou trop lent.
Chaque fois que j’ai pris mes pincettes fidèles,
Partent en pétillant des milliers d’étincelles ;
J’aime à voir s’envoler leurs légers bataillons.
Que m’importent du nord les fougueux tourbillons ?
La neige, les frimas, qu’un froid piquant resserre,
En vain sifflent dans l’air, en vain battent la terre.
Quel plaisir, entouré d’un double paravent,
D’écouter la tempête et d’insulter au vent !
Qu’il est doux, à l’abri du toit qui me protège,
De voir à gros flocons s’amonceler la neige !
Leur vue à mon foyer prête un nouvel appas :
L’homme se plaît à voir les maux qu’il ne sent pas.

La Fenaison

Le jour baisse ; les pins, qu’un vent tiède balance,
Du couchant sur nos fronts versent les reflets d’or ;
Le vallon se recueille et le champ fait silence :
Dans le pré cependant les faneurs sont encor.
Les laboureurs lassés, remontant à la ferme,
Ramènent les grands bœufs au pesant attirail ;
Chacun songe au repos, chacun rentre et s’enferme :
Les faneurs dans le pré sont encore au travail.
Les voyez-vous là-bas, au bord de la rivière,
Marcher à pas égaux, d’un rhythme cadencé ?
Ils mettent à profit ce reste de lumière
Pour finir le travail dès l’aube commencé.
Sous le soleil de feu, sans trêve ni relâche,
Ils ont coupé les foins au village attendus ;
Ils ne partiront pas sans achever leur tâche,
Ils veulent qu’à la nuit tous leurs prés soient tondus.
De la rapide faux l’éclair par instants brille :
À travers la distance il éblouit nos yeux ;
Par instants, une voix d’homme ou de jeune fille
Arrive à notre oreille en sons clairs et joyeux.
Dans le calme du soir, il fait bon de l’entendre ;
Il fait bon d’aspirer, dans un air frais et doux,
Ces odeurs de gazon, ces parfums d’herbe tendre
Qui du talus des prés s’élèvent jusqu’à nous.

La Vendange

Hier on cueillait à l’arbre une dernière pêche ;
Et ce matin voici, dans l’aube épaisse et fraîche,
L’automne qui blanchit sur les coteaux voisins.
Un fin givre a ridé la pourpre des raisins.
Là-bas, voyez-vous poindre, au bas de la montée,
Les ceps aux feuilles d’or dans la brume argentée ?
L’horizon s’éclaircit en de vagues rougeurs,
Et le soleil levant conduit les vendangeurs.
Avec des cris joyeux ils entrent dans la vigne ;
Chacun, dans le sillon que le maître désigne,
Serpe en main, sous le cep a posé son panier.
Honte à qui reste en route et finit le dernier !
Les rires, les clameurs stimulent sa paresse.
Aussi, comme chacun dans sa gaîté se presse !
Presque au milieu du champ, déjà brille là-bas
Plus d’un rouge corset entre les échalas.
Voici qu’un lièvre part : on a vu ses oreilles.
La grive au cri perçant fuit et rase les treilles.
Malgré les rires fous, les chants à pleine voix,
Tout panier s’est déjà vidé plus d’une fois,
Et bien des chars ployant sous l’heureuse vendange,
Escortés des enfants, sont partis pour la grange.
Au pas lent des taureaux les voilà revenus,
Rapportant tout l’essaim des marmots aux pieds nus.
On descend, et la troupe à grand bruit s’éparpille,
Va des chars aux paniers, revient, saute et grappille,
Près des ceps oubliés se livre des combats.
Qu’il est doux de les voir, si vifs dans leurs ébats,
Préludant par des pleurs à de folles risées,
Tout empourprés du jus des grappes écrasées !
Fêtez les raisins mûrs ! venez de toutes parts,
Enfants ! sur les tonneaux qui sonnent dans les chars
        Grimpez, ô blonde fourmilière !
C’est votre fête à vous, quand on cueille ce fruit ;
C’est le jour du fou rire, et des chants et du bruit ;
        Venez ceints de pampre et de lierre.
Dansez, garçons joufflus, une grappe à la main,
À la cave, au pressoir ne manquez pas demain ;
        Suivez la vendange à la trace.

L’Âne

L’âne n’est point un cheval dégénéré, un cheval à queue nue ; il n’est ni étranger, ni intrus, ni bâtard ; il a, comme tous les autres animaux, sa famille, son espèce et son rang ; son sang est pur ; et quoique sa noblesse soit moins illustre, elle est tout aussi bonne, tout aussi ancienne que celle du cheval ; pourquoi donc tant de mépris pour cet animal si bon, si patient, si sobre, si utile ?

Les hommes mépriseraient-ils jusque dans les animaux ceux qui les servent trop bien et à trop peu de frais ? On donne au cheval de l’éducation, on le soigne, on l’instruit, on l’exerce, tandis que l’âne, abandonné à la grossièreté du dernier des valets, ou à la malice des enfants, bien loin d’acquérir, ne peut que perdre par son éducation ; et s’il n’avait pas un grand fonds de bonnes qualités, il les perdrait en effet par la manière dont on le traite : il est le jouet, le plastron, le bardeau des rustres qui le conduisent le bâton à la main, qui le frappent, le surchargent, l’excèdent sans précautions, sans ménagement. On ne fait pas attention que l’âne serait par lui-même, et pour nous, le premier, le plus beau, le mieux fait, le plus distingué des animaux, si dans le monde il n’y avait point de cheval ; il est le second au lieu d’être le premier, et par cela seul il semble n’être plus rien : c’est la comparaison qui le dégrade ; on le regarde, on le juge, non pas en lui-même, mais relativement au cheval ; on oublie qu’il est âne, qu’il a toutes les qualités de sa nature, tous les dons attachés à son espèce ; et on ne pense qu’à la figure et aux qualités du cheval, qui lui manquent, et qu’il ne doit pas avoir. •

Il est de son naturel aussi humble, aussi patient, aussi tranquille que le cheval est fier, ardent, impétueux ; il souffre avec constance, et peut-être avec courage, les châtiments et les coups : il est sobre et sur la quantité et sur la qualité de la nourriture ; il se contente des herbes les plus dures, les plus désagréables, que le cheval et les autres animaux lui laissent et dédaignent : il est fort délicat sur l’eau, il ne veut boire que de la plus claire, et aux ruisseaux qui lui sont connus : il boit aussi sobrement qu’il mange ; et n’enfonce point du tout son nez dans l’eau, par la peur que lui fait, dit-on, l’ombre de ses oreilles. Comme l’on ne prend pas la peine de l’étriller, il se roule souvent sur le gazon, sur les chardons, sur la fougère ; et, sans se soucier beaucoup de ce qu’on lui fait porter, il se couche pour se rouler toutes les fois qu’il le peut, et semble par-là reprocher à son maître le peu de soin qu’on prend de lui ; car il ne se vautre pas, comme le cheval, dans la fange et dans l’eau ; il craint même de se mouiller les pieds, et se détourne pour éviter la boue ; aussi a-t-il la jambe plus sèche et plus nette que le cheval. Il est susceptible d’éducation, et l’on en a vu d’assez bien dressés pour faire curiosité de spectacle.

L’Âne

Moins vif, moins valeureux, moins beau que le cheval,
L’âne est son suppléant et non pas son rival ;
Il laisse au fier coursier sa superbe encolure,
Et son riche harnais, et sa brillante allure.
Instruit par un lourdeau, conduit par le bâton,
Sa parure est un bât, son régal un chardon.
Pour lui Mars n’ouvre point sa glorieuse école ;
Il n’est point conquérant, mais il est agricole ;
Enfant, il a sa grâce et ses folâtres jeux ;
Jeune, il est patient, robuste et courageux,
Et paye, en les servant avec persévérance,
Chez ses patrons ingrats sa triste vétérance.

Son service zélé n’est jamais suspendu ;
Porteur laborieux, pourvoyeur assidu,
Entre ses deux paniers de pesanteur égale,
Chez le riche bourgeois, chez la veuve frugale,
Il vient, les reins courbés et les lianes amaigris,
Souvent à jeun lui-même, alimenter Paris.
Quelquefois, consolé par une chance heureuse,
Il sert de Bucéphale à la beauté peureuse ;
Et sa compagne enfin va dans chaque cité
Porter aux teints flétris les fleurs de la santé.
Il marche sans broncher au bord du précipice,
Reconnaît son chemin, son maître et son hospice :
De tous nos serviteurs c’est le moins exigeant ;
Il naît, vieillit et meurt sous le chaume indigent :
Aux injustes rigueurs dont sa fierté s’indigne,
Son malheur patient noblement se résigne.

Enfin, quoique son aigre et déchirante voix
De sa rauque allégresse importune les bois,
Qu’il offense à la fois et les yeux et l’oreille.
Que le châtiment seul en marchant le réveille,
Qu’il soit hargneux, revêche et désobéissant.
À force de malheur l’âne est intéressant ;
Aussi le préjugé vainement le maltraite,
En dépit de l’orgueil, il aura son poète :
Homère, qui chanta tant de héros divers,
Auprès du grand Ajax le plaça dans ses vers.
La Fable le nomma le coursier de Silène.
Ami des voluptés, il naquit pour la peine.
Et moi qui déplorai le sort des animaux,
J’ai dû peindre ses mœurs, ses bienfaits et ses maux.

Le Paon

Si l’empire appartenait à la beauté et non à la force, le paon serait, sans contredit, le roi des oiseaux ; il n’en est point sur qui la nature ait versé ses trésors avec plus de profusion : la taille grande, le port imposant, la démarche fière, la figure noble, les proportions du corps élégantes et sveltes, tout ce qui annonce un être de distinction lui a été donné ; une aigrette mobile et légère, peinte des plus riches couleurs, orne sa tête, et l’élève sans la charger ; son incomparable plumage semble réunir tout ce qui flatte nos yeux dans le coloris tendre et frais des plus belles fleurs, tout ce qui les éblouit dans les reflets pétillants des pierreries, tout ce qui les étonne dans l’éclat majestueux de l’arc-en-ciel : non-seulement la nature a réuni sur le plumage du paon toutes les couleurs du ciel et de la terre pour en faire le chef-d’œuvre de sa magnificence, elle les a encore mêlées, assorties, nuancées, fondues de son inimitable pinceau, et en a fait un tableau unique, où elles tirent de leur mélange avec des nuances plus sombres et de leurs oppositions entre elles un nouveau lustre et des effets de lumière si sublimes que notre art ne peut ni les imiter ni les décrire.

Tel paraît à nos yeux le plumage du paon lorsqu’il se promène paisible et seul dans un beau jour de printemps ; mais si sa femelle vient tout à coup à paraître, si les feux de l’amour, se joignant aux secrètes influences de la saison, le tirent de son repos, lui inspirent une nouvelle ardeur et de nouveaux désirs, alors toutes ses beautés se multiplient, ses yeux s’animent et prennent de l’expression, son aigrette s’agite sur sa tête et annonce l’émotion intérieure ; les longues plumes de sa queue déploient, en se relevant, leurs richesses éblouissantes ; sa tête et son cou, se renversant noblement en arrière, se dessinent avec grâce sur ce fond radieux, où la lumière du soleil se joue en mille manières, se perd et se reproduit sans cesse, et semble prendre un nouvel éclat plus doux et plus moelleux, de nouvelles couleurs plus variées et plus harmonieuses ; chaque mouvement de l’oiseau produit des milliers de nuances nouvelles, des gerbes de reflets ondoyants et fugitifs, sans cesse remplacés par d’autres reflets et d’autres nuances toujours diverses et toujours admirables.

Mais ces plumes brillantes, qui surpassent en éclat les plus belles couleurs, se flétrissent aussi comme elles, et tombent chaque année ; le paon, comme s’il sentait la honte de sa perte, craint de se faire voir dans cet état humiliant et cherche les retraites les plus sombres pour s’y cacher à tous les yeux, jusqu’à ce qu’un nouveau printemps, lui rendant sa parure accoutumée, le ramène sur la scène pour y jouir des hommages dus à sa beauté : car on prétend qu’il en jouit en effet ; qu’il est sensible à l’admiration ; que le vrai moyen de l’engager à étaler ses belles plumes, c’est de lui donner des regards d’attention et des louanges ; et qu’au contraire, lorsqu’on paraît le regarder froidement et sans beaucoup d’intérêt, il replie tous ses trésors, et les cache à qui ne sait point les admirer.

Le Héron

Le bonheur n’est pas également départi à tous les êtres sensibles ; et la nature elle-même paraît avoir négligé certains animaux qui, par imperfection d’organes, sont condamnés à endurer la souffrance et destinés à éprouver la pénurie. Enfants disgraciés, nés dans le dénûment pour vivre dans la privation, leurs jours pénibles se consument dans les inquiétudes d’un besoin toujours renaissant. Souffrir et patienter sont souvent leurs seules ressources, et cette peine intérieure trace sa triste empreinte jusque sur leur figure, et ne leur laisse aucune des grâces dont la nature anime tous les êtres heureux.

Le héron nous présente l’image d’une vie de souffrance, d’anxiété, d’indigence. N’ayant que l’embuscade pour tout moyen d’industrie, il passe des heures, des jours entiers à la même place, immobile, au point de laisser douter si c’est un être animé. Lorsqu’on l’observe avec une lunette, car il se laisse rarement approcher, il paraît comme endormi, posé sur une pierre, le corps presque droit et sur un seul pied, le cou replié le long de la poitrine et du ventre, la tête et le bec couchés entre les épaules qui se haussent et excèdent de beaucoup la poitrine ; et, s’il change d’attitude, c’est pour en prendre une encore plus contrainte en se mettant en mouvement. Il entre dans l’eau jusqu’au-dessus du genou, la tête entre les jambes, pour guetter au passage une grenouille, un poisson ; mais, réduit à attendre que sa proie vienne s’offrir à lui, et n’ayant qu’un instant pour la saisir, il doit subir de longs jeûnes, et quelquefois périr d’inanition ; car il n’a pas l’instinct, lorsque l’eau est couverte de glace, d’aller chercher à vivre dans des climats plus tempérés. Les hérons ne résistent et ne durent qu’à force de patience et de sobriété, mais ces froides vertus sont ordinairement accompagnées du dégoût de la vie. Lorsqu’on prend un héron, on peut le garder quinze jours sans lui voir chercher ni prendre aucune nourriture ; il rejette même celle qu’on tente de lui faire avaler : sa mélancolie naturelle, augmentée sans doute par la captivité, l’emporte sur l’instinct de sa conservation, sentiment que la nature imprime le premier dans le cœur de tous les êtres animés. L’apathique héron semble se consumer sans languir ; il périt sans se plaindre et sans apparence de regret.

Les Abeilles

Mais quel bourdonnement a frappé mes oreilles ?
Ah ! je les reconnais, mes aimables abeilles.
Cent fois on a chanté ce peuple industrieux ;
Mais comment sans transport voir ces filles des cieux ?
Quel art bâtit leurs murs, quel travail peut suffire
À ces trésors de miel, à ces amas de cire ?
Je ne vous dirai point leurs combats éclatants,
Si la mort est donnée à l’un des combattants,
Si ce peuple est régi par une seule reine,
S’il peut d’un ver commun créer sa souveraine ;
Si leur cité contient trois peuples à la fois,
Époux, reine, ouvrière, hôtes des mêmes toits ;
D’autres décideront : mais leur noble industrie,
Mais les hardis calculs de leur géométrie ;
Leurs fonds pyramidaux savamment compassés,
En six angles égaux leurs bâtiments tracés,
Cette forme élégante autant que régulière,
Qui ménage l’espace autant que la matière ;
Cette reine étonnante en sa fécondité,
Qui seule tous les ans fait sa postérité,
Et les profonds respects de son peuple qui 1 aime,
Sont toujours un prodige et non pas un problème,
Aussi de nos savants le regard curieux
Souvent pour une ruche abandonne les cieux.
Les Geer, Réaumur ont décrit ces merveilles,
Et le chantre d’Auguste a chanté les abeilles.

Le Loup

Le loup est l’un de ces animaux dont l’appétit pour la chair est le plus véhément ; et quoique avec ce goût il ait reçu de la nature les moyens de le satisfaire, qu’elle lui ait donné des armes, de la ruse, de l’agilité, de la force, tout ce qui est nécessaire en un mot pour trouver, attaquer, vaincre, saisir et dévorer sa proie, cependant il meurt souvent de faim, parce que l’homme lui ayant déclaré la guerre, l’ayant même proscrit en mettant sa tête à prix, le force à fuir, à demeurer dans les bois, où il ne trouve que quelques animaux sauvages qui lui échappent par la vitesse de sur course et qu’il ne peut surprendre que par hasard ou par patience, en les attendant longtemps, et souvent en vain, dans les endroits où ils doivent passer. Il est naturellement grossier et poltron, mais il devient ingénieux par besoin, et hardi par nécessité ; pressé par la famine, il brave le danger, vient attaquer les animaux qui sont sous la garde de l’homme, ceux surtout qu’il peut emporter aisément, comme les agneaux, les petits chiens, les chevreaux ; et lorsque cette maraude lui réussit, il revient souvent à la charge, jusqu’à ce qu’ayant été blessé ou chassé, et maltraité par les hommes et les chiens, il se recèle pendant le jour dans son fort, n’en sort que la nuit, parcourt la campagne, rôde autour des habitations, ravit les animaux abandonnés, vient attaquer les bergeries, gratte et creuse la terre sous les portes, entre furieux, met tout à mort avant de choisir et d’emporter sa proie. Lorsque ces courses le lui produisent rien, il retourne au fond des bois, se met en quête, cherche, suit la piste, chasse, poursuit les animaux sauvages, dans l’espérance qu’un autre loup pourra les arrêter, les saisir dans leur fuite, et qu’ils en partageront la dépouille. Enfin, lorsque le besoin est extrême, il s’expose à tout, attaque les femmes et les enfants, se jette même quelquefois sur les hommes, devient furieux par ces excès, qui finissent ordinairement par la rage et la mort.

Le loup a beaucoup de force, surtout dans les parties antérieures du corps, dans les muscles du cou et de la mâchoire. Il porte avec sa gueule un mouton sans le laisser toucher à terre, et court en même temps plus vite que les bergers, en sorte qu’il n’y a que les chiens qui puissent l’atteindre et lui faire lâcher prise. Il mord cruellement, et avec d’autant plus d’acharnement qu’on lui résiste moins, car il prend des précautions avec les animaux qui peuvent se défendre. Il craint pour lui, et ne se bat que par nécessité, et jamais par un mouvement de courage : lorsqu’on le tire et que la balle lui casse quelque membre, il crie, et cependant, lorsqu’on l’achève à coups de bâton, il ne se plaint pas comme le chien : il est plus dur, moins sensible, plus robuste ; il marche, court, rôde des jours entiers et des nuits ; il est infatigable, et c’est peut-être de tous les animaux le plus difficile à forcer à la course. Le chien est doux et courageux ; le loup, quoique féroce, est timide. Lorsqu’il tombe dans un piège, il est si fort et si longtemps épouvanté, qu’on peut ou le tuer sans qu’il se défende, ou le prendre vivant sans qu’il résiste ; on peut lui mettre un collier, l’enchaîner, le museler, le conduire ensuite partout où l’on veut sans qu’il ose donner le moindre signe de colère ou même de mécontentement.

Le loup a les sens très bons : l’œil, l’oreille, et surtout l’odorat ; il sent souvent de plus loin qu’il ne voit ; l’odeur du carnage l’attire de plus d’une lieue ; il sent aussi de loin les animaux vivants, il les chasse même assez longtemps en les suivant aux portées. Lorsqu’il veut sortir du bois, jamais il ne manque de prendre le vent ; il s’arrête sur la lisière, évente de tous côtés, et reçoit ainsi les émanations des corps morts ou vivants que le vent lui apporte de loin. Il préfère la chair vivante à la chair morte, et cependant il dévore les voiries les plus infectes. Il aime la chair humaine, et peut-être, s’il était le plus fort, n’en mangerait-il pas d’autre. On a vu des loups suivre les armées, arriver en nombre à des champs de bataille où l’on n’avait enterré que négligemment les corps, les découvrir, les dévorer avec une insatiable avidité ; et ces mêmes loups, accoutumés à la chair humaine, se jeter ensuite sur les hommes, attaquer le berger plutôt que le troupeau, dévorer des femmes, emporter des enfants, etc. On a appelé ces mauvais loups, loups garous, c’est-à-dire loups dont il faut se garer.

Désagréable en tout, la mine basse, l’aspect sauvage, la voix effrayante, l’odeur insupportable, le naturel pervers, les mœurs féroces, le loup est odieux, nuisible de son vivant, inutile après sa mort.

Le Pinson

Le pinson est un oiseau très vif ; on le voit toujours en mouvement ; et cela, joint à lu gaîté de son chant, a donné lieu sans doute à la façon de parler proverbiale, gai comme pinson. Il commence à chanter de fort bonne heure au printemps, et plusieurs jours avant le rossignol ; il finit vers le solstice d’été : son chant a paru assez intéressant pour qu’on l’analysât ; on y a distingué un prélude, un roulement, un final ; on a donné des noms particuliers à chaque reprise, on les a presque notées, et les plus grands connaisseurs de ces petites choses s’accordent à dire que la dernière reprise est la plus agréable. Quelques personnes trouvent son ramage trop fort, trop mordant ; mais il n’est trop fort que parce que nos organes sont trop faibles, ou plutôt parce que nous l’entendons de trop près et dans des appartements trop résonnants, où le son direct est exagéré, gâté par les sons réfléchis : la nature a fait les pinsons pour être les chantres des bois, allons donc dans les bois pour juger leur chant, et surtout pour en jouir.

Si l’on met un jeune pinson pris au nid sous la leçon d’un serin, d’un rossignol, etc., il se rendra propre le chant de ses maîtres ; mais on n’a point vu d’oiseaux de cette espèce qui eussent appris à siffler des airs de notre musique : ils ne savent pas s’éloigner de la nature jusqu’à ce point.

Le Lion et le Tigre

Dans la classe des animaux carnassiers, le lion est le premier, le tigre est le second ; et, comme le premier, même dans un mauvais genre, est toujours le plus grand et souvent le meilleur, le second est ordinairement le plus méchant de tous. À la fierté, au courage, à la force, le lion joint la noblesse, la clémence, la magnanimité, tandis que le tigre est bassement féroce, cruel sans justice, c’est-à-dire sans nécessité. Il en est de même dans tout ordre de choses où les rangs sont donnés par la force : le premier, qui peut tout, est moins tyran que l’autre, qui, ne pouvant jouir de la puissance plénière, s’en venge en abusant du pouvoir qu’il a pu s’arroger. Aussi le tigre est-il plus à craindre que le lion : celui-ci souvent oublie qu’il est le roi, c’est-à-dire le plus fort de tous les animaux ; marchant d’un pas tranquille, il n’attaque jamais l’homme, à moins qu’il ne soit provoqué ; il ne précipite ses pas, il ne court, il ne chasse que quand la faim le presse. Le tigre, au contraire, quoique rassasié de chair, semble toujours être altéré de sang ; sa fureur n’a d’autres intervalles que ceux du temps qu’il faut pour dresser des embûches ; il saisit et déchire une nouvelle proie avec la même rage qu’il vient d’exercer, et non pas d’assouvir, en dévorant la première ; il désole le pays qu’il habite : il ne craint ni l’aspect ni les armes de l’homme ; il égorge, il dévaste les troupeaux d’animaux domestiques, met à mort toutes les bêtes sauvages, attaque les petits éléphants, les jeunes rhinocéros, et quelquefois même ose braver le lion.

Les vrais Amis

Il ne faut point compter sur les amis d’une amitié superficielle, ni s’en servir sans un grand besoin ; mais il faut, autant qu’on le peut, les servir et faire en sorte qu’ils vous soient obligés. Il n’est pas nécessaire que ces gens-là soient tous d’un mérite accompli ; il suffit de lier commerce extérieur avec ceux qui passent pour les plus honnêtes gens. C’est ceux-là avec qui on s’arrête et on raisonne, au lieu qu’on ne dit que bonjour aux autres. On les va voir chez eux aux occasions de compliments, on se trouve avec eux en certains endroits ; mais on n’est point de leurs plaisirs, et on ne les met point dans sa confidence. S’ils veulent pousser plus avant la liaison, on esquive doucement : tantôt on a une affaire ; tantôt une autre. Pour les vrais amis, il faut les choisir avec de grandes précautions, et par conséquent se borner à un fort petit nombre. Point d’ami intime qui ne craigne Dieu, et que les pures maximes de la religion ne gouvernent en tout ; autrement il vous perdra, quelque bonté de cœur qu’il ait. Choisissez, autant que vous pourrez, vos amis dans un âge un peu au-dessus du vôtre ; vous en mûrirez plus promptement. À l’égard des vrais et intimes amis, un cœur ouvert, rien pour eux de secret que le secret d’autrui, excepté dans les choses où vous pourriez craindre qu’ils ne fussent préoccupés. Soyez chaud, désintéressé, fidèle, effectif, constant dans l’amitié, mais jamais aveugle sur les défauts et sur les divers degrés de mérite de vos amis ; qu’ils vous trouvent au besoin, et que leurs malheurs ne vous refroidissent jamais. Un ami malheureux est plus propre qu’un autre soulager les peines que nous éprouvons.

Le faux Savant

Hermagoras ne sait pas qui est roi de Hongrie ; il s’étonne de n’entendre faire aucune mention du roi de Bohème ; ne lui parlez pas des guerres de Flandre et de Hollande, dispensez-le du moins de vous répondre ; il confond les temps, il ignore quand elles ont commencé, quand elles ont fini : combats, sièges, tout lui est nouveau. Mais il est instruit de la guerre des Géants, il en raconte le progrès et les moindres détails ; rien ne lui échappe. Il débrouille même l’horrible chaos des deux empires, le babylonien et l’assyrien : il connaît à fond les Égyptiens et leurs dynasties. Il n’a jamais vu Versailles ; il ne le verra point : il a presque vu la tour de Babel ; il en compte les degrés, il sait combien d’architectes ont présidé à cet ouvrage ; il sait le nom des architectes. Dirai-je qu’il croit Henri IV fils de Henri III ? Il néglige du moins de rien connaître aux maisons de France, d’Autriche, de Bavière : « Quelles minuties ! » dit-il, pendant qu’il récite de mémoire toute une liste de rois des Mèdes ou de Babylone, et que les noms d’Apronal, d’Hérigebal, de Noesnemordach. de Mardokempad, lui sont aussi familiers qu’il nous ceux de Valois et de Bourbon. Il demande si l’empereur a jamais été marié ; mais personne ne lui apprendra que Ninus a eu deux femmes. On lui dit que le roi jouit d’une santé parfaite ; et il se souvient que Thetmosis, un roi d’Égypte, était valétudinaire, et qu’il tenait cette complexion de son aïeul Alipharmutosis. Que ne sait-il point ? quelle chose lui est cachée de la vénérable antiquité ? Il vous dira que Sémiramis, ou, selon quelques-uns, Sérimaris, parlait comme son fils Ninias ; qu’on ne les distinguait pas à la parole : si c’était parce que la mère avait une voix mâle comme son fils, ou le fils une voix efféminée comme sa mère, qu’il n’ose pas le décider. Il vous révélera que Nembrot était gaucher, et Sésostris ambidextre ; que c’est une erreur de s’imaginer qu’un Artaxerxe ait été appelé Longue-main, parce que les bras lui tombaient jusqu’aux genoux, et non à cause qu’il avait une main plus longue que l’autre ; et il ajoute qu’il y a des auteurs graves qui affirment que c’était la droite ; qu’il croit néanmoins être bien fondé à soutenir que c’est la gauche.

Les Français

C’est le seul peuple dont les mœurs peuvent se dépraver sans que le fond du cœur se corrompe ni que le courage s’altère ; il allie les qualités héroïques avec le plaisir, le luxe et la mollesse ; ses vertus ont peu de consistance ; ses vices n’ont point de racines. Le caractère d’Alcibiade n’est pas rare en France. Le dérèglement des mœurs et de l’imagination ne lionne point atteinte à la franchise, à la bonté naturelle du Français. L’amour-propre contribue à le rendre aimable ; plus il croit plaire, plus il a de penchant à aimer. La frivolité qui nuit au développement de ses talents et de ses vertus le préserve en même temps des crimes noirs et réfléchis. La perfidie lui est étrangère, et il est bientôt fatigué de l’intrigue. Le Français est l’enfant de l’Europe ; si l’on a quelquefois vu parmi nous des crimes odieux, ils ont disparu plutôt par le caractère national que par la sévérité des lois.

Le Curé

Il est un homme dans chaque paroisse qui n’a point de famille, mais qui est de la famille de tout le monde ; qu’on appelle comme témoin, comme conseil, ou comme agent dans tous les actes les plus solennels de la vie civile ; sans lequel on ne peut naître ni mourir ; qui prend l’homme au sein de sa mère et ne le laisse qu’à la tombe ; qui bénit ou consacre le berceau, la couche conjugale, le lit de mort et le cercueil ; un homme que les petits enfants s’accoutument à aimer, à vénérer et à craindre ; que les inconnus même appellent, mon père ; aux pieds duquel les chrétiens vont répandre leurs aveux les plus intimes, leurs larmes les plus secrètes ; un homme qui est le consolateur car état de toutes les misères de l’âme et du corps, l’intermédiaire obligé de la richesse et de l’indigence, qui voit le pauvre et le riche frapper tour à tour à sa porte : le riche pour y verser l’aumône secrète, le pauvre pour la recevoir sans rougir ; qui, n’étant d’aucun rang social, tient également à toutes les classes : aux classes inférieures, par la vie pauvre, et souvent par l’humilité de la naissance ; aux classes élevées, par l’éducation, la science et l’élévation des sentiments qu’une religion philanthropique inspire et commande ; un homme enfin qui sait tout, qui a le droit de tout dire, et dont la parole tombe de haut sur les intelligences et sur les cœurs avec l’autorité d’une mission divine et l’empire d’une foi toute faite…

Le christianisme est une philosophie divine écrite de deux manières : comme histoire dans la vie et la mort du Christ, comme précepte dans les sublimes enseignements qu’il a apportés au monde. Ces deux paroles du christianisme, le précepte et l’exemple, sont réunies dans le Nouveau Testament ou l’Évangile. Le curé doit l’avoir toujours à la main, toujours sous les yeux, toujours dans le cœur, un bon prêtre est un commentaire vivant de ce livre divin.

Sa vie doit se passer à l’autel, au milieu des enfants, auxquels il apprend à balbutier le catéchisme, ce code vulgaire de la plus haute philosophie, cet alphabet d’une sagesse divine, dans ses études sérieuses parmi les livres, société morte du solitaire. Le soir, quand le marguillier a pris les clefs de l’église ; quand l’angelus a tinté dans le clocher du hameau, on peut voir quelquefois le curé, son bréviaire à la main, soit sous les pommiers de son verger, soit dans les sentiers élevés de la montagne, respirer l’air suave et religieux des champs et le repos acheté du jour, tantôt s’arrêter pour lire un verset des poésies sacrées, tantôt regarder le ciel ou l’horizon de la vallée, et redescendre à pas lents, dans la sainte et délicieuse contemplation de la nature et de son auteur.

Voilà sa vie et ses plaisirs : ses cheveux blanchissent, ses mains tremblent en élevant le calice, sa voix cassée ne remplit plus le sanctuaire, mais retentit encore dans le cœur de son troupeau ; il meurt, une pierre sans nom marque sa place au cimetière, près de la porte de son église. Voilà une vie écoulée ! Voilà un homme oublié à jamais ! Mais cet homme est allé se reposer dans l’éternité, où son âme vivait d’avance, et il a fait ici-bas ce qu’il avait de mieux à faire : il a continué un dogme immortel, il a servi d’anneau à une chaîne immense de foi et de vertu, et laissé aux générations qui vont naître une croyance, une loi, un Dieu.

Le grand Capitaine25

Émile était né ce que les plus grands hommes ne deviennent qu’à force de règles, de méditation et d’exercice. Il n’a eu dans ses premières années qu’à remplir des talents qui étaient naturels, et qu’à se livrer à son génie. Il a fait, il a agi avant de savoir, ou plutôt il a su ce qu’il n’avait jamais appris. Dirai-je que les jeux de son enfance ont été plusieurs victoires ? Une vie accompagnée d’un extrême bonheur joint à une longue expérience serait illustre par les seules actions qu’il avait achevées dès sa jeunesse. Toutes les occasions de vaincre qui se sont depuis offertes, il les a embrassées ; et celles qui n’étaient pas, sa vertu et son étoile les ont fait naître : admirable même et par les choses qu’il a faites, et par celles qu’il aurait pu faire. On l’a regardé comme un homme incapable de céder à l’ennemi, de plier sous le nombre ou sous les obstacles ; comme une âme du premier ordre, pleine de ressources et de lumières, qui voyait encore où personne ne voyait plus. Comme celui qui, à la tête des légions, était pour elles un présage de la victoire, et qui valait seul plusieurs légions, qui était grand dans la prospérité, plus grand quand la fortune lui a été contraire : la levée d’un siège, une retraite, l’ont plus ennobli que ses triomphes ; on ne met qu’après les batailles gagnées et les villes prises ; qui était rempli de gloire et de modestie ; on lui a entendu dire ; Je fuyais, avec la même grâce qu’il disait : Nous les battîmes ; un homme dévoué à l’Etat, à sa famille, au chef de sa famille ; sincère pour Dieu et pour les hommes, autant admirateur du mérite que s’il lui eût été moins propre et moins familier : un homme vrai, simple, magnanime, à qui il n’a manqué que les moindres vertus.

Le Prêtre

Un prêtre est, par devoir, l’ami, la providence vivante de tous les malheureux, le consolateur des affligés, le défenseur de quiconque est privé de défense, l’appui de la veuve, le père de l’orphelin, le réparateur de tous les désordres et de tous les maux qu’engendrent vos passions et vos funestes doctrines. Sa vie entière n’est qu’un long et héroïque dévouement au bonheur de ses semblables. Qui de vous consentirait à échanger, comme lui, les joies domestiques, toutes les jouissances, tous les biens que les hommes recherchent si avidement, contre des travaux obscurs, des devoirs pénibles, des fonctions dont l’exercice brise le cœur et rebute les sens, pour ne recueillir souvent d’autres fruits de tant de sacrifices que le dédain, l’ingratitude et l’insulte ?

Vous êtes encore plongés dans un profond sommeil, et déjà l’homme de charité, devançant l’aurore, a recommencé le cours de ses bienfaisantes œuvres : il a soulagé le pauvre, visité le malade, essuyé les pleurs de l’infortune ou fait couler ceux du repentir, instruit l’ignorant, fortifié le faible, affermi dans la vertu des âmes troublées par les orages des passions.

Après une journée toute remplie de pareils bienfaits, le soir arrive, mais non le repos. À l’heure où le plaisir vous appelle aux spectacles, aux fêtes, on accourt en grande hâte près du ministre sacré : un chrétien louche à ses derniers moments ; il va mourir, et peut-être d’une maladie contagieuse : n’importe ; le bon pasteur ne laissera point expirer sa brebis sans adoucir ses angoisses, sans l’environner des consolations de l’espérance et de la foi, sans prier à ses côtés le Dieu qui mourut pour elle, et qui lui donne, à cet instant même, dans le sacrement d’amour, un gage certain d’immortalité.

Voilà le prêtre ; le voilà, non tel qu’en jugeant sur quelques exceptions, votre aversion se plaît à se le figurer, mais tel que réellement il existe au milieu de nous. Oui, la religion est aujourd’hui ce qu’elle fut à son origine. Il y a moins de chrétiens, mais les chrétiens ne sont pas changés. Les plus pures vertus, des vertus dignes des premiers siècles, honorent encore le christianisme.

Le Marquis à la cour

Vous savez ce qu’il faut pour paraître marquis ;
     N’oubliez rien de l’air ni des habits ;
Arborez un chapeau chargé de trente plumes
       Sur une perruque de prix ;
     Que le rabat soit des plus grands volumes
       Et le pourpoint des plus petits,
       Mais surtout je vous recommande
Le manteau d’un ruban sur le dos retroussé :
       La galanterie en est grande ;
Et parmi les marquis de la plus haute bande
       C’est pour être placé.
     Avec vos brillantes hardes,
       Et votre ajustement,
Faites tout le trajet de la salle des gardes :
     Et vous peignant galamment,
Portez de tous côtés vos regards brusquement ;
     Et ceux que vous pourrez connaître,
       Ne manquez pas, d’un haut ton,
     De les saluer par leur nom,
     De quelque rang qu’ils puissent être.
     Cette familiarité
Donne à quiconque en use un air de qualité.
     Grattez du peigne à la porte
       De la chambre du roi ;
     Ou si, comme je prévoi,
     La presse s’y trouve forte,
     Montrez de loin votre chapeau,
     Ou montez sur quelque chose
     Pour faire voir votre museau ;
     Et criez, sans aucune pause,
     D’un ton rien moins que naturel :
     « Monsieur l’huissier, pour le marquis un tel. »
Jetez-vous dans la foule, et tranchez du notable ;
Coudoyez un chacun, point du tout de quartier ;
     Pressez, poussez, faites le diable
       Pour vous mettre le premier.

L’Avare

L’avare n’amasse que pour amasser ; ce n’est pas pour fournir à ses besoins : il se les refuse. Son argent lui est plus précieux que sa santé, que sa vie, que lui-même. Toutes ses actions, toutes ses vues, toutes ses affections ne se rapportent qu’à cet indigne objet. Personne ne s’y trompe, et il ne prend aucun soin de dérober aux yeux du public le misérable penchant dont il est possédé, car tel est le caractère de cette honteuse passion, de se manifester de tous les côtés, de ne faire au dehors aucune démarche qui ne soit marquée de ce maudit caractère, et de n’être un mystère que pour celui seul qui en est possédé. Toutes les autres passions sauvent du moins les apparences ; on les cache aux yeux du public : une imprudence peut quelquefois les dévoiler ; mais le coupable cherche, autant qu’il est en soi, les ténèbres ; mais pour la passion de l’avarice, l’avare ne se la cache qu’à lui-même. Loin de prendre des précautions pour la dérober aux yeux du public, tout l’annonce en lui, tout la montre à découvert ; il la porte écrite dans son langage, dans ses actions, dans toute sa conduite, et, pour ainsi dire, sur son front.

L’âge et les réflexions guérissent d’ordinaire les autres passions, au lieu que l’avarice semble se ranimer et reprendre de nouvelles forces dans la vieillesse. Plus on avance vers ce moment fatal où tout cet amas sordide doit disparaître et nous être enlevé, plus on s’y attache ; plus la mort approche, plus on couve des yeux son misérable trésor, plus on le regarde comme une précaution nécessaire pour un avenir chimérique. Ainsi l’âge rajeunit, pour ainsi dire, cette indigne passion. Les années, les maladies, les réflexions, tout l’enfonce plus profondément dans l’âme, et elle se nourrit et s’enflamme par les remèdes mêmes qui guérissent et éteignent toutes les autres. On a vu des hommes dans une décrépitude où à peine leur restait-il assez de force pour soutenir un cadavre tout prêt à tomber en pourriture, ne conserver, dans la défaillance totale des facultés de leur âme, un reste de sensibilité, et, pour ainsi dire, de signe de vie, que pour cette indigne passion ; elle seule se soutenir, se ranimer sur les débris de tout le reste ; le dernier soupir être encore pour elle ; les inquiétudes des derniers moments la regarder encore ; et l’infortuné qui meurt, jeter encore des regards mourants, qui vont s’éteindre sur un argent que la mort lui arrache, mais dont elle n’a pu arracher l’amour de son cœur.

L’Avarice

« Debout ! dit l’Avarice, il est temps de marcher !
— Hé ! laissez-moi. — Debout ! — Un moment. — Tu répliques ?
— À peine le soleil fait ouvrir les boutiques.
— N’importe, lève-toi. — Pour quoi faire, après tout ?
— Pour courir l’Océan de l’un à l’autre bout,
Chercher jusqu’au Japon la porcelaine et l’ambre,
Rapporter de Goa le poivre et le gingembre.
— Mais j’ai des biens en foule, et je puis m’en passer.
— On n’en peut trop avoir ; et pour en amasser.
Il ne faut épargner ni crime ni parjure ;
Il faut souffrir la faim et coucher sur la dure ;
Eût-on plus de trésors que n’en perdit Galet,
N’avoir en sa maison ni meubles ni valet ;
Parmi les tas de blé vivre de seigle et d’orge ;
De peur de perdre un liard, souffrir qu’on vous égorge.
— Et pourquoi cette épargne enfin ? — L’ignores-tu ?
Afin qu’un héritier, bien nourri, bien vêtu,
Profitant d’un trésor en tes mains inutile,
De son train quelque jour embarrasse la ville.

La fausse Piété

Il n’est rien de plus dangereux ni de plus à craindre que l’intérêt mêlé dans la dévotion, ou que la dévotion gouvernée par l’intérêt. Un dévot de ce caractère, permettez-moi cette expression, un dévot intéressé est capable de tout. Prenez garde, capable de tout : premièrement, parce qu’il donne à tout, et quelquefois aux plus grandes iniquités, une apparence de piété qui le trompe lui-même, et dont il n’aimerait pas qu’on entreprit de le détromper. Mais, en second lieu, capable de tout, parce que, quelque dessein que la passion lui suggère, sa piété, ou plutôt l’estime où cette piété fastueuse l’établit, le met en état de réussir. Veut-il pousser une vengeance ? rien ne lui résiste. Veut-il supplanter un adversaire ? il est tout-puissant. Veut-il flétrir la réputation du prochain et le décrier ? son seul témoignage ferait le procès à l’innocence même. Et n’est-ce pas (je ne ferai point ici de difficulté de le dire, non pour décréditer la piété, à Dieu ne plaise ! mais pour condamner hautement les abus qui s’y peuvent glisser, et qui s’y sont glissés de tout temps), n’est-ce pas par la voie d’une fausse piété qu’on a vu les plus faibles sujets s’élever aux plus hauts rangs ; les hommes les moins dignes de considération et de recommandation être néanmoins les plus recommandés et les plus considérés, et, sans d’autres titres ni d’autre mérite qu’un certain air de réforme, emporter sur quiconque la préférence, et s’emparer des premières places ? Or, je vous demande s’il est rien qui, selon les sentiments naturels, doive plus attirer notre aversion et notre indignation ?

À mon Potager

Petit terrain qui sais fournir
De doux fruits mon petit ménage,
Où ma laitue aime à venir,
Où ton chou croit pour mon potage,
Je veux tout bas t’entretenir ;
Réponds-moi, j’entends ton langage ;
Si je voyageais ? — Et pourquoi ?
Es-tu las d’être bien chez toi ?
— Je voudrais vivre avec les hommes.
— Avec eux ! mais ils sont presque tous
Des méchants, des sots ou des fous,
Surtout dans le siècle où nous sommes.
— De leur plaire je prendrai soin ;
J’en aimerai quelqu’un peut-être,
Mon esprit se plaît à connaître :
Plus instruit, je verrai plus loin.
— Que dis-tu là, mon pauvre maître ?
Crois-moi, trop penser ne vaut rien,
Trop sentir est bien pire encore.
Déjà ma pêche se colore,
Mes melons te feront du bien.
— Il me faudra donc au village
Vieillir sans nom sous mon treillage ;
Je pourrai voir tout à loisir
Mes lézards aller et venir
Sous les murs de mon ermitage.
— Est-ce un malheur ? va, plus d’un sage,
Dans les soupirs, dans les dégoûts
Du bonheur, sur des flots jaloux,
Poursuivant la trompeuse image,
S’est écrié dans son naufrage :
« Ah ! si j’avais planté mes choux ! »

Le Baptême d’une cloche

C’est une jolie chose qu’une cloche entourée de cierges, habillée de blanc comme un enfant qu’on va baptiser. On lui fait des onctions, on chante, on l’interroge, et elle répond par un petit tintement qu’elle est chrétienne et veut sonner pour Dieu. Pour qui encore ? car elle répond deux fois. Pour toutes les choses saintes de la terre, pour la naissance, pour la mort, pour la prière, pour le sacrifice, pour les justes, pour les pécheurs. Le matin j’annoncerai l’aurore ; le soir le déclin du jour. Céleste horloge, je sonnerai l’Angélus et les heures saintes où Dieu veut être loué. À mes tintements, les âmes pieuses prononceront le nom de Jésus, de Marie ou de quelque saint bien-aimé ; leurs regards monteront au ciel, ou, dans une église, leur cœur se distillera en amour.

Le Corps humain

Tout est ménagé, dans le corps humain, avec un artifice merveilleux. Le corps reçoit de tous côtés les impressions des objets sans en être blessé. On lui a donné des organes pour éviter ce qui l’offense ou le détruit, et les corps environnants qui font sur lui ce mauvais effet, font encore celui de lui causer de l’éloignement. La délicatesse des parties, quoiqu’elle aille à une finesse inconcevable, s’accorde avec la force et la solidité. Le jeu des ressorts n’est pas moins aisé que ferme : à peine sentons-nous battre notre cœur, nous qui sentons les moindres mouvements du dehors, si peu qu’ils viennent à nous ; les artères vont, le sang circule, les esprits coulent, toutes les parties s’incorporent leur nourriture sans troubler notre sommeil, sans distraire nos pensées, sans exciter tant soit peu notre sentiment : tant Dieu a mis de règle et de proportion, de délicatesse et de douceur, dans de si grands mouvements !

Ainsi nous pouvons dire avec assurance que, de toutes les proportions qui se trouvent dans les corps, celles du corps organique sont les plus parfaites et les plus palpables.

Tant de parties si bien arrangées et si propres aux usages pour lesquels elles sont faites : la disposition des valvules, le battement du cœur et des artères, la délicatesse des parties du cerveau et la variété de ses mouvements, d’où dépendent tous les autres, la distribution du sang et des esprits, les effets différents de la respiration, qui ont un si grand usage dans les corps ; tout cela est d’une économie, et, s’il est permis d’user de ce mot, d’une mécanique si admirable, qu’on ne la peut voir sans ravissement, ni assez admirer la sagesse qui en a établi les règles.

Il n’y a guère de machines qu’on ne trouve dans le corps humain. Pour sucer quelque liqueur, les lèvres servent de tuyau et la langue sert de piston. Au poumon est attachée la trachée-artère, comme une espèce de flûte douce d’une fabrique particulière, qui, s’ouvrant plus ou moins, modifie l’air et diversifie les tons. La langue est un archet qui, battant sur les dents et sur le palais, en tire des sens exquis. L’œil a ses humeurs et son cristallin ; les réfractions s’y ménagent avec plus d’art que dans les verres les mieux taillés ; il a aussi sa prunelle, qui se dilate et se resserre ; tout son globe s’allonge ou s’aplatit, selon l’axe de la vision, pour s’ajuster aux distances, comme les lunettes à longue vue. L’oreille a son tambour, où une peau aussi délicate que bien tendue résonne au mouvement d’un petit marteau que le moindre bruit agite ; elle a, dans un os fort dur, des cavités pratiquées pour faire retentir la voix de la même sorte qu’elle retentit parmi les rochers et dans les échos Les vaisseaux ont leurs soupapes ou valvules tournées en tous sens ; les os et les muscles ont leurs poulies et leurs leviers. Les proportions qui font et les équilibres et les multiplications des forces mouvantes y sont observées dans une justesse où rien ne manque. Toutes les machines sont simples ; le jeu en est si aisé et la structure si délicate, que toute autre machine est grossière en comparaison.

À rechercher de près les parties, on y voit de toutes sortes de tissus ; rien n’est mieux filé, rien n’est mieux passé, rien n’est serré plus exactement. Nul ciseau, nul tour, nul pinceau ne peut approcher de la tendresse avec laquelle la nature tourne et arrondit ses sujets.

Tout ce que peut faire la séparation et le mélange des liqueurs, leur précipitation, leur digestion, leur fermentation et le reste, est pratiqué si habilement dans le corps humain, qu’auprès de ces opérations la chimie la plus fine n’est qu’une ignorance très grossière.

On voit à quel dessein chaque chose a été faite ; pourquoi le cœur, pourquoi le cerveau, pourquoi les esprits, pourquoi la bile, pourquoi les autres humeurs. Qui voudra dire que le sang n’est pas fait pour nourrir l’animal ? que l’estomac et les eaux qu’il jette par ses glandes ne sont pas faits pour préparer par la digestion la formation du sang ? que les artères et les veines ne sont pas faites de la manière qu’il faut pour le contenir, pour le porter partout, pour le faire circuler continuellement ? que le cœur n’est pas fait pour donner le branle à cette circulation ?

Qui voudra dire que la langue et les lèvres, avec leur prodigieuse mobilité, ne sont pas faites pour former la voix en mille sortes d’articulations, ou que la bouche n’a pas été mise à la place la plus convenable pour transmettre la nourriture à l’estomac ? que les dents n’y sont pas placées pour rompre cette nourriture et la rendre capable d’entrer ? que les eaux qui coulent dessus ne sont pas propres à la ramollir et ne viennent pas pour cela à point nommé ; ou que ce n’est pas pour ménager les organes et la place, que la bouche est pratiquée de manière que tout y sert également à la nourriture et à la parole ? Qui voudra dire ces choses fera mieux de dire qu’un bâtiment n’est pas fait pour loger, et que ses appartements, ou engagés ou dégagés, ne sont pas construits pour la commodité de la vie ou pour faciliter les ministères nécessaires ; en un mot, il sera un insensé qui ne mérite pas qu’on lui parle.

La Nature brute et la Nature cultivée

Voyez ces plages désertes, ces tristes contrées où l’homme n’a jamais résidé, couvertes ou plutôt hérissées de bois épais et noirs, dans toutes les parties élevées ; des arbres sans écorce et sans cime, courbés, rompus, tombant de vétusté ; d’autres, en plus grand nombre, gisant au pied des premiers, pour pourrir sur des monceaux déjà pourris, étouffent, ensevelissent les germes prêts à éclore. La nature, qui partout ailleurs brille par sa jeunesse, paraît ici dans la décrépitude ; la terre, surchargée par le poids, surmontée par les débris de ces productions, n’offre, au lieu d’une verdure florissante, qu’un espace encombré, traversé de vieux arbres chargés de plantes parasites, de lichens, d’agarics, fruits impurs de la corruption. Dans toutes les parties basses, îles eaux mortes, croupissantes, faute d’être conduites et dirigées : des terrains fangeux, qui, n’étant ni solides ni liquides, sont inabordables, et demeurent également inutiles aux habitants de la terre et des eaux ; des marécages qui, couverts de plantes aquatiques et fétides, ne nourrissent que des insectes venimeux, et servent de repaire aux animaux immondes.

Entre ces marais infects qui occupent les lieux bas, et les forêts décrépites qui couvrent les terres élevées, s’étendent des espèces de landes, des savanes, qui n’ont rien de commun avec nos prairies : les mauvaises herbes y surmontent, y étouffent les bonnes ; ce n’est point ce gazon fin qui semble faire le duvet de la terre ; ce n’est point cette pelouse émaillée qui annonce sa brillante fécondité ; ce sont des végétaux agrestes, des herbes dures, épineuses, entrelacées les unes dans les autres, qui semblent moins tenir à la terre qu’elles ne tiennent entre elles, et qui, se desséchant et se repoussant successivement les unes sur les autres, forment une bourre grossière, épaisse de plusieurs pieds. Nulle route, nulle communication, nul vestige d’intelligence dans ces lieux sauvages.

L’homme obligé de suivre les sentiers de la bête féroce, s’il veut les parcourir, est contraint de veiller sans cesse pour éviter d’en devenir la proie ; effrayé de leurs rugissements, saisi du silence même de ces profondes solitudes, il rebrousse chemin et dit : « La nature brute est hideuse et mourante : c’est moi seul qui peux la rendre agréable et vivante. Desséchons ces marais, animons ces eaux mortes, en les faisant couler ; formons-en des ruisseaux, des canaux. Employons cet élément actif et dévorant qu’on nous avait caché, et que nous ne devons qu’à nous-mêmes ; mettons le feu à cette bourre superflue, à ces vieilles forêts déjà à demi consumées ; achevons de détruire avec le fer ce que le feu n’aura pu consumer : bientôt, au lieu du jonc, du nénufar, dont le crapaud composait son venin, nous verrons paraître la renoncule, le trèfle, les herbes douces et salutaires ; des troupeaux d’animaux bondissants fouleront cette terre jadis impraticable ; ils y trouveront une subsistance abondante, une pâture toujours renaissante ; ils se multiplieront pour se multiplier encore. Servons-nous de ces nouveaux aides pour achever notre ouvrage ; que le bœuf soumis au joug emploie ses forces et le poids de sa masse à sillonner la terre ; qu’elle rajeunisse par la culture : une nature nouvelle va sortir de nos mains. »

Les Voix de la nature

Je me dresse à moitié sur mon lit et j’écoute passer l’ouragan, et mille pensées qui dormaient, les unes à la surface, les autres au plus profond de mon âme, s’agitent et se lèvent.

Tous les bruits de la nature : les vents, ces haleines formidables qui mettent en jeu les innombrables instruments disposés dans les plaines, sur les montagnes, dans le creux des vallées, ou réunis en masse dans les forêts ; les eaux, qui possèdent une échelle de voix d’une étendue si démesurée, à partir du bruissement d’une fontaine dans la mousse jusqu’aux immenses harmonies de l’Océan ; le tonnerre, voix de cette mer qui flotte sur nos têtes ; le frôlement des feuilles sèches, s’il vient à passer un homme ou un vent follet ; enfin, car il faut bien s’arrêter dans cette énumération qui serait infinie, cette émission continuelle de bruits, cette rumeur des éléments toujours flottante, dilatent ma pensée en d’étranges rêveries et me jettent en des étonnements dont je ne puis revenir. La voix de la nature a pris un tel empire sur moi que je parviens rarement à me dégager de la préoccupation habituelle qu’elle m’impose, et que j’essaye en vain de faire le sourd. Mais s’éveiller à minuit, aux cris de la tempête, être assailli dans les ténèbres par une harmonie sauvage et furieuse qui bouleverse le paisible empire de la nuit, c’est quelque chose d’incomparable en fait d’impressions étranges ; c’est la volupté dans la terreur.

La Mort d’un Chêne

Quand l’homme te frappa de sa lâche cognée,
Ô roi qu’hier le mont portait avec orgueil,
Mon âme, au premier coup, retentit indignée,
Et dans la forêt sainte il se fit un grand deuil.

Un murmure éclata sous ses ombres paisibles ;
J’entendis des sanglots et des bruits menaçants ;
Je vis errer des bois les hôtes invisibles,
Pour te défendre, hélas ! contre l’homme impuissants.

Tout un peuple effrayé partit de ton feuillage,
Et mille oiseaux chanteurs, troublés dans leurs amours,
Planèrent sur ton front comme un pâle nuage,
Perçant de cris aigus tes gémissements sourds.

Le flot triste hésita dans l’urne des fontaines ;
Le haut du mont trembla sous les pins chancelants ;
Et l’aquilon roula dans les gorges lointaines
L’écho des grands soupirs arrachés à tes flancs.

Ta chute laboura, comme un coup de tonnerre,
Un arpent tout entier sur le sol paternel ;
Et quand son sein meurtri reçut ton corps, la terre
Eut un rugissement terrible et solennel :

Car Cybèle t’aimait, toi l’aîné de ses chênes,
Comme un premier enfant que sa mère a nourri ;
Du plus pur de sa sève elle abreuvait tes veines,
Et son front se levait pour te faire un abri.

Elle entoura tes pieds d’un long tapis de mousse,
Où toujours en avril elle faisait germer
Pervenche et violette à l’odeur fraîche et douce,
Pour qu’on choisît ton ombre et qu’on y vint aimer.

Toi, sur elle épanchant cette ombre et tes murmures,
Oh ! tu lui payais bien ton tribut filial !
Et chaque automne à flots versait tes feuilles mures,
Comme un manteau d’hiver sur le coteau natal.

La terre s’enivrait de ta large harmonie ;
Pour parler dans la brise, elle a créé les bois :
Quand elle veut gémir d’une plainte infinie,
Des chênes et des pins elle emprunte la voix.

Cybèle t’amenait une immense famille ;
Chaque branche portait son nid ou son essaim :
Abeille, oiseaux, reptile, insecte qui fourmille,
Tous avaient la pâture et l’abri dans ton sein.

Ta chute a dispersé tout ce peuple sonore ;
Mille êtres avec toi tombent anéantis ;
À ta place, dans l’air, seuls voltigent encore
Quelques pauvres oiseaux qui cherchent leurs petits.

Dis adieu, pauvre chêne, au printemps qui t’enivre.
Hier, il t’a paré de feuillages nouveaux :
Tu ne sentiras plus ce bonheur de revivre.
Adieu les nids d’amour qui peuplaient tes rameaux.

Adieu les noirs essaims bourdonnant sur tes branches,
Le frisson de la feuille aux caresses du vent,
Adieu les frais tapis de mousse et de pervenches
Où le bruit des baisers t’a réjoui souvent.

Ô chêne, je comprends ta puissante agonie !
Dans sa paix, dans sa force, il est dur de mourir ;
À voir crouler ta tête, au printemps rajeunie,
Je devine, ô géant ! ce que tu dois souffrir.

Car j’ai pour les forêts des amours fraternelles ;
Poète vêtu d’ombre, et dans la paix rêvant,
Je vis avec lenteur, triste et calme, et, comme elles,
Je porte haut ma tête, et chante au moindre vent.

Je crois le bien au fond de tout ce que j’ignore ;
J’espère malgré tout, mais nul bonheur humain :
Comme un chêne immobile, en mon repos sonore,
J’attends le jour de Dieu qui nous luira demain.

En moi de la forêt le calme s’insinue ;
De ses arbres sacrés, dans l’ombre enseveli,
J’apprends la patience aux hommes inconnue,
Et mon cœur apaisé vit d’espoir et d’oubli.

La Nuit dans la forêt

La nuit était d’une douce moiteur, et il faisait un beau clair de lune. Il régnait un profond silence ; on n’entendait qu’à de rares intervalles le ronflement des dauphins d’eau douce qui se succédaient par longues files.

Après onze heures il s’éleva dans la forêt voisine un tel vacarme, qu’il fallut renoncer à tout sommeil pour le reste de la nuit. Un hurlement sauvage retentissait ; parmi les voix nombreuses qui éclataient à la fois, les Indiens ne purent reconnaître que celles qui se faisaient entendre seules après un court temps d’arrêt. C’était le piaulement plaintif des alouates (singes hurleurs), le gémissement flûté des petits sapajous, le grognement babillard du singe nocturne rayé, les cris saccadés du grand tigre, du couguara ou lion d’Amérique sans crinière, du pécari, de l’aï, d’une légion de perroquets et d’autres oiseaux, semblables aux faisans. Quand les tigres approchaient de la lisière de la forêt, notre chien, qui jusque-là aboyait sans interruption, venait en hurlant chercher un refuge sous nos hamacs. Quelquefois le cri du tigre partait du haut d’un arbre ; et alors il était constamment accompagné des sons modulés, plaintifs, des singes, qui cherchaient à se soustraire à quelque poursuite inattendue.

Lorsqu’on demande aux Indiens la cause de ces bruits continuels pendant certaines nuits, ils répondent en souriant que « les animaux se réjouissent du beau clair de lune », qu’ils « fêtent la pleine lune ». La scène tumultueuse me paraissait plutôt occasionnée par un combat d’animaux, mis aux prises accidentellement, mais dont la lutte en se prolongeant propage de plus en plus le tumulte. Le jaguar poursuit les pécaris et les tapirs, qui, dans leur fuite, brisent les buissons arborescents, épais, qui leur barrent le passage. Ainsi alarmés, les singes mêlent, du haut des arbres, leurs cris à ceux des grands quadrupèdes ; ils réveillent les troupes d’oiseaux perchés en société, et peu à peu l’alerte se communique à tous les animaux. Nous savons, par une longue expérience, que ce n’est point toujours « la fête du clair de lune » qui trouble le silence des forêts. Les voix étaient des plus retentissantes pendant de fortes averses, ou quand la foudre, au milieu du roulement du tonnerre, éclairait l’intérieur du bois. Le bon franciscain, qui nous avait accompagnés, à travers les cataractes, jusqu’à la frontière du Brésil, avait coutume de dire, lorsqu’il redoutait un orage à l’entrée de la nuit. « Que le ciel nous procure une nuit tranquille, à nous ainsi qu’aux bêtes féroces de la forêt. »

La Grotte de Thétis

Ici, le dieu du jour achève sa carrière,
Le sculpteur a marqué ces longs traits de lumière,
Ces rayons dont l’éclat, dans les airs s’épanchant,
Feint d’un si riche émail les portes du couchant.
On voit aux deux côtés le peuple d’Amathonte
Préparer le chemin sur des dauphins qu’il monte.
Des troupes de zéphyrs dans les airs se promènent,
Les Tritons empressés sur les flots vont et viennent.

Le dedans de la grotte est tel, que les regards,
Incertains de leur choix, courent de toutes parts.
Tant d’ornements divers, tous capables de plaire,
Font accorder le prix tantôt au statuaire,
Et tantôt à celui dont l’art industrieux
Des trésors d’Amphitrite a revêtu ces lieux.
La voûte et le pavé sont d’un rare assemblage ;
Ces cailloux que la mer pousse sur son rivage,
Ou qu’enferme en son sein le terrestre élément,
Différents en couleur, font maint compartiment.
Au haut de six piliers d’une égale structure,
Six masques de rocaille, à grotesque figure,
Songes de l’art, démons bizarrement forgés,
Au-dessus d’une niche en face sont rangés :
De mille raretés la niche est toute pleine :
Un Triton d’un côté, de l’autre une Sirène,
Ont chacun une conque en leurs mains de rocher ;
Leur souffle pousse un jet qui va loin s’épancher.
Au haut de chaque niche un bassin répand l’onde :
Le masque la vomit de sa gorge profonde ;
Elle retombe en nappe, et compose un tissu
Qu’un autre bassin rend sitôt qu’il l’a reçu.
Le bruit, l’éclat de l’eau, sa blancheur transparente,
D’un voile de cristal alors peu différente,
Font goûter un plaisir de cent plaisirs mêlé.
Quand l’eau cesse, et qu’on voit son cristal écoulé,
La nacre et le corail en réparent l’absence :
Morceaux pétrifiés, coquillage, croissance,
Caprices infinis du hasard et des eaux,
Reparaissent aux yeux, plus brillants et plus beaux.
Dans le fond de la grotte une arcade est remplie
De marbres à qui l’art a donné de la vie.
Le dieu de ces rochers, sur une urne penché,
Coûte un morne repos, en son antre couché.
L’urne verse un torrent, tout l’antre s’en abreuve ;
L’eau retombe en glacis, et fait un large fleuve.

Les Panathénées

J’allai au Céramique pour voir passer la pompe qui s’était formée hors des murs et qui commençait à défiler. Elle était composée de plusieurs classes de citoyens couronnés de fleurs, et remarquables par leur beauté. C’étaient des vieillards dont la figure était imposante, et qui tenaient des rameaux d’oliviers ; des hommes faits, qui, armés de lances et de boucliers, semblaient respirer les combats ; des garçons qui n’étaient Agés que de dix-huit il vingt ans, et qui chantaient des hymnes en l’honneur de la déesse ; de jolis enfants couverts d’une simple tunique, et parés de leurs grâces naturelles ; des filles enfin qui appartenaient aux premières familles d’Athènes, et dont les traits, la taille et la démarche attiraient tous les regards. Leurs mains soutenaient sur leurs têtes des corbeilles qui, sous un voile éclatant, renfermaient des instruments sacrés, des gâteaux et tout ce qui peut servir aux sacrifices. Des suivantes, attachées à leurs pas, d’une main étendaient un parasol au-dessus d’elles, et de l’autre tenaient un pliant. C’est une servitude imposée aux filles des étrangers établis à Athènes, servitude que partagent leurs pères et leurs mères. En effet, les uns et les autres portent sur leurs épaules des vases remplis d’eau et de miel pour faire des libations.

Ils étaient suivis de huit musiciens, dont quatre jouaient de la flûte, et quatre de la lyre. Après eux venaient des rapsodes, qui chantaient les poèmes d’Homère, et des danseurs armés de toutes pièces, qui, s’attaquant par intervalles, représentaient au son de la flûte le combat de Minerve contre les Titans.

On voyait ensuite un vaisseau qui semblait glisser sur la terre au gré des vents et d’une infinité de rameurs, mais qui se mouvait par des machines renfermées dans son sein. Sur le vaisseau se déployait un voile d’une étoffe légère, où de jeunes filles avaient représenté en broderie la victoire de Minerve contre ces mêmes Titans. Elles y avaient aussi tracé, par ordre du gouvernement, les portraits de quelques héros dont les exploits avaient mérité d’être confondus avec ceux des dieux.

Cette pompe marchait à pas lents, sous la direction de plusieurs magistrats. Elle traversa le quartier le plus fréquenté de la ville, au milieu d’une foule de spectateurs, dont la plupart étaient placés sur des échafauds qu’on venait de construire. Quand elle fut parvenue au temple d’Apollon Pythien, on détacha le voile suspendu au navire, et l’on se rendit à la citadelle, où il fut déposé dans le temple de Minerve.

Sur le soir, je me laissai entraîner à l’Académie pour voir la course du flambeau. La carrière n’a que six à sept stades de longueur : elle s’étend depuis la porte de Prométhée, qui est à la porte de ce jardin, jusqu’aux murs de la ville. Plusieurs jeunes gens sont placés dans cet intervalle à des distances égales. Quand les cris de la multitude ont donné le signal, le premier allume le flambeau sur l’autel, et le porte en courant au second, qui le transmet de la même manière au troisième, et ainsi successivement. Ceux qui le laissent s’éteindre ne peuvent plus concourir. Ceux qui ralentissent leur marche sont livrés aux railleries, et même aux coups de la populace. Il faut, pour remporter le prix, avoir parcouru les différentes stations.

Jérusalem

Entre la vallée du Jourdain et les plaines de l’Idumée s’étend une chaîne de montagnes qui commence aux champs fertiles de la Galilée, et va se perdre dans les sables de l’Yémen. Au centre de ces montagnes se trouve un bassin aride, fermé de toutes parts par des sommets jaunes et rocailleux ; ces sommets ne s’entr’ouvrent qu’au levant, pour laisser voir le gouffre de la mer Morte et les montagnes lointaines de l’Arabie. Au milieu de ce paysage de pierres, sur un terrain inégal et penchant, dans l’enceinte d’un mur jadis ébranlé sous les coups du bélier, et fortifié par des tours qui tombent, on aperçoit de vastes débris ; des cyprès épars, des buissons d’aloès et de nopals, quelques masures arabes, pareilles à des sépulcres blanchis, recouvrent cet amas de ruines : c’est la triste Jérusalem.

Au premier aspect de cette région désolée, un grand ennui saisit le cœur. Mais lorsque, passant de solitude en solitude l’espace s’étend sans bornes devant vous, peu à peu l’ennui se dissipe ; le voyageur éprouve une terreur secrète qui, loin d’abaisser l’âme, donne du courage et élève le génie. Des aspects extraordinaires décèlent de toutes parts une terre travaillée par dos miracles : le soleil brûlant, l’aigle impétueux, l’humble hysope, le cèdre superbe, le figuier stérile, toute la poésie, tous les tableaux de l’Écriture sont là. Chaque nom renferme un mystère, chaque grotte déclare l’avenir, chaque sommet retentit des accents d’un prophète. Dieu même a parlé sur ces bords : les torrents desséchés, les rochers fendus, les tombeaux entrouverts attestent le prodige ; le désert paraît encore muet de terreur, et l’on dirait qu’il n’a osé rompre le silence depuis qu’il a entendu la voix de l’Éternel.

Venise

L’aspect de Venise est plus étonnant qu’agréable : on croit d’abord voir une ville submergée, et la réflexion est nécessaire pour admirer le génie des mortels qui ont conquis cette demeure sur les eaux. Naples est bâtie en amphithéâtre au bord de la mer ; mais Venise étant sur un terrain tout à fait plat, les clochers ressemblent aux mâts d’un vaisseau qui resterait immobile au milieu des ondes. Un sentiment de tristesse s’empare de l’imagination en entrant dans Venise. On prend congé de la végétation ; tous les animaux sont bannis, et l’homme seul est là pour lutter contre la mer.

Le silence est profond dans cette ville dont les rues sont des canaux, et le bruit des rames est l’unique interruption à ce silence ; ce n’est pas la campagne, puisqu’on n’y voit pas un arbre ; ce n’est pas la ville, puisqu’on n’y entend pas le moindre mouvement ; ce n’est pas même un vaisseau, puisqu’on n’avance pas : c’est une demeure dont l’orage fait une prison ; car il y a des moments où l’on ne peut sortir ni de la ville ni de chez soi. On trouve des hommes du peuple à Venise qui n’ont jamais été d’un quartier à l’autre, qui n’ont pas vu la place Saint-Marc, et pour qui la vue d’un cheval ou d’un arbre serait une véritable merveille. Ces gondoles noires qui glissent sur les canaux ressemblent à des cercueils ou à des berceaux, à la dernière et à la première demeure de l’homme.

La Source

Je sais parmi nos bois une claire fontaine,
Fraîche même à midi, tant son eau souterraine
Par des canaux cachés au soleil, sous les monts,
S’est refroidie avant d’entrer en ces vallons,
Et tant elle a choisi, pour percer la colline,
Un recoin ombragé de la forêt voisine.
Ce n’est pas un ruisseau comme en veut un amant,
Qui sur son flot plaintif emporte lentement
Le feuillage des bois desséché par l’automne
Et berce la tristesse à son bruit monotone ;
Il n’a pas, sous les monts dont il quitte le seuil,
Appris à sangloter de quelque nymphe en deuil ;
Mais comme un écolier paresseux qui déserte,
Il s’évade gaîment dans la campagne verte,
Court en avant, revient, fait cent tours, s’amusant
Tantôt à s’exercer contre un caillou luisant,
S’il pourra l’entraîner vers des rives nouvelles,
Et tantôt à courber les herbes moins rebelles.
Sur leurs fronts chevelus, des tilleuls à l’entour
Soutiennent dans les airs le poids brûlant du jour,
Et, tandis qu’à leurs pieds l’onde se précipite,
De leurs rameaux unis ils protègent sa fuite.

Une Nuit d’été à Saint-Pétersbourg

Rien n’est plus rare, mais rien n’est plus enchanteur qu’une belle nuit d’été à Saint-Pétersbourg, soit que la longueur de l’hiver et la rareté de ces nuits leur donnent, en les rendant plus désirables, un charme particulier ; soit que réellement, comme je le crois, elles soient plus douces et plus calmes que dans les plus beaux climats.

Le soleil qui, dans les zones tempérées, se précipite à l’occident et ne laisse après lui qu’un crépuscule fugitif, rase ici lentement une terre dont il semble se détacher à regret. Son disque, environné de vapeurs rougeâtres, roule comme un char enflammé sur les sombres forêts qui couronnent l’horizon, et ses rayons, réfléchis par le vitrage des palais, donnent au spectateur l’idée d’un vaste incendie.

Les grands fleuves ont ordinairement un lit profond et des bords escarpés qui leur donnent un aspect sauvage. La Néva coule il pleins bords au sein d’une cité magnifique : ses eaux limpides touchent le gazon des îles qu’elle embrasse, et dans toute l’étendue de la ville elle est contenue par deux quais de granit, alignés à perte de vue, espèce de magnificence répétée dans les trois canaux qui parcourent la capitale, et dont il n’est pas possible de trouver ailleurs le modèle ni l’imitation.

Mille chaloupes se croisent et sillonnent l’eau en tous sens ; on voit de loin les vaisseaux étrangers qui plient leurs voiles et jettent l’ancre. Ils apportent sous le pôle les fruits des zones brûlantes et toutes les productions de l’univers. Les brillants oiseaux d’Amérique voguent sur la Néva avec des bosquets d’orangers ; ils retrouvent en arrivant la noix du cocotier, l’ananas, le citron et tous les fruits de leur terre natale. Bientôt le Russe opulent s’empare des richesses qu’on lui présente et jette l’or, sans compter, à l’avide marchand.

Nous rencontrions de temps en temps d’élégantes chaloupes dont on avait relevé les rames, et qui se laissaient aller doucement au paisible courant de ces belles eaux. Les rameurs chantaient un air national, tandis que leurs maîtres jouissaient en silence de la beauté du spectacle et du calme de la nuit.

Près de nous une longue barque emportait rapidement une noce de riches négociants. Un baldaquin cramoisi, garni de franges d’or, couvrait le jeune couple et les parents. Une musique russe, resserrée entre deux files de rameurs, envoyait au loin le son de ses bruyants cornets. Cette musique n’appartient qu’à la Russie, et c’est peut-être la seule chose particulière à ce peuple qui ne soit pas ancienne. Une foule d’hommes vivants ont connu l’inventeur, dont le nom réveille constamment dans sa patrie l’idée de l’antique hospitalité, du luxe élégant et de nobles plaisirs. Singulière mélodie ! emblème éclatant fait pour occuper l’esprit bien plus que l’oreille. Qu’importe à l’œuvre que les instruments sachent ce qu’ils font : vingt ou trente automates, agissant ensemble, produisent une pensée étrangère à chacun d’eux ; le mécanisme aveugle est dans l’individu : le calcul ingénieux, l’imposante harmonie sont dans le tout.

À mesure que notre chaloupe s’éloignait, le chant des bateliers et le bruit confus de la ville s’éteignaient insensiblement.

Le soleil était descendu sous l’horizon ; des nuages brillants répandaient une clarté douce, un demi-jour doré qu’on ne saurait peindre, et que je n’ai jamais vu ailleurs. La lumière et les ténèbres semblaient se mêler et comme s’entendre pour former le voile transparent qui couvre alors ces campagnes.

La Chute du Jour à Venise

Le soleil était descendu derrière les monts Vicentins. De grandes nuées violettes traversaient le ciel au-dessus de Venise. La tour de Saint-Marc, les coupoles de Sainte-Marie, et cette pépinière de flèches et de minarets qui s’élève de tous les points de la ville, se dessinaient en aiguilles noires sur le ton étincelant de l’horizon. Le ciel arrivait, par une admirable dégradation de nuances, du rouge-cerise au bleu de smalt ; et l’eau, calme et limpide comme une glace, recevait exactement le reflet de cette immense irisation. Au-dessous de Venise, elle avait l’air d’un grand miroir de cuivre rouge. Jamais je n’avais vu Venise si belle et si féerique. Cette noire silhouette, jetée entre le ciel et l’eau ardente comme dans une mer de feu, était alors une de ces sublimes aberrations d’architecture que le poète de l’Apocalypse a dû voir flotter sur les grèves de Patmos quand il rêvait sa Jérusalem nouvelle et qu’il la comparait à une belle épousée de la veille.

Peu à peu les couleurs s’obscurcirent, les contours devinrent plus massifs, les profondeurs plus mystérieuses. Venise prit l’aspect d’une flotte immense, puis d’un bois de hauts cyprès, où les canaux s’enfonçaient comme de grands chemins de sable argenté.

Troisième partie.
Genre dramatique — genre oratoire

Homère et Ésope

Homère.

En vérité, toutes les fables que vous venez de me réciter ne peuvent être assez admirées. Il faut que vous ayez beaucoup d’art pour déguiser ainsi en petits contes les instructions les plus importantes que la morale puisse donner, et pour couvrir vos pensées sous des images aussi justes et aussi familières que celles-là.

Esope.

Il m’est bien doux d’être loué sur cet art par vous qui l’avez si bien entendu.

Homère.

Moi ? je ne m’en suis jamais piqué.

Esope.

Quoi ! n’avez-vous pas prétendu cacher de grands mystères dans vos ouvrages ?

Homère.

Hélas ! point du tout.

Esope.

Cependant tous les savants de mon temps le disaient ; il n’y avait rien dans l’Iliade, ni dans l’Odyssée, à quoi ils ne donnassent les allégories les plus belles du monde. Ils soutenaient que tous les secrets de la théologie, de la physique, de la morale, et des mathématiques même, étaient renfermés dans ce que vous aviez écrit. Véritablement il y avait quelque difficulté à les développer : où l’un trouvait un sens moral, l’autre en trouvait un physique ; mais, après cela, ils convenaient que vous aviez tout su et tout dit à qui le comprenait bien.

Homère.

Sans mentir, je m’étais bien douté que de certaines gens ne manqueraient point d’entendre finesse où je n’en avais point entendu. Comme il n’est rien tel que de prophétiser des choses éloignées, en attendant l’événement ; il n’est rien tel aussi que de débiter des fables en attendant l’allégorie.

Esope.

Il fallait que vous fussiez bien hardi pour vous reposer sur vos lecteurs du soin de mettre des allégories dans vos poèmes. Où en eussiez-vous été si on les eût pris au pied de la lettre ?

Homère.

Hé bien ! ce n’eût pas été un grand malheur.

Esope.

Quoi ! ces dieux qui s’estropient les uns les autres ; ce foudroyant Jupiter qui, dans une assemblée de divinités, menace l’auguste Junon de la battre ; ce Mars qui, étant blessé par Diomède, crie, dites-vous, comme neuf ou dix mille hommes, et n’agit pas comme un seul, car, au lieu de mettre tous les Grecs en pièces, il s’amuse à s’aller plaindre de sa blessure à Jupiter : tout cela eût été bon sans allégorie ?

Homère.

Pourquoi non ? Vous vous imaginez que l’esprit humain ne cherche que le vrai : détrompez-vous. L’esprit humain et le faux sympathisent extrêmement. Si vous avez la vérité à dire, vous ferez fort bien de l’envelopper dans des fables, elle en plaira beaucoup plus. Si vous voulez dire des fables, elles pourront bien plaire sans contenir aucune vérité. Ainsi, le vrai a besoin d’emprunter la figure du faux pour être agréablement reçu dans l’esprit humain : mais le faux y entre bien sous sa propre figure ; car c’est le lieu de sa naissance et sa demeure ordinaire, et le vrai y est étranger. Je vous dirai bien plus. Quand je me fusse tué à imaginer des fables allégoriques, il eût bien pu arriver que la plupart des gens auraient pris la fable comme une chose qui n’eût point trop été hors d’apparence, et auraient laissé là l’allégorie.

Esope.

Cela me fait trembler : je crains furieusement que l’on ne croie que les bêtes aient parlé, comme elles font dans mes apologues.

Homère.

Voilà une plaisante peur.

Esope.

Hé quoi ! si l’on a bien cru que les dieux aient pu tenir les discours que vous leur avez fait tenir, pourquoi ne croira-t-on pas que les bêtes aient parlé de la manière dont je les ai fait parler ?

Homère.

Ah ! ce n’est pas la même chose. Les hommes veulent bien que les dieux soient aussi fous qu’eux ; mais ils ne veulent pas que les bêtes soient aussi sages.

Exposition du Prométhée enchaîné

Prométhée, seul.

Divin éther, des vents haleine bienfaisante,
Sources pures des eaux, mer à l’onde écumante,
Terre, qui produis tout ; soleil, flambeau du ciel,
Embrassant, l’univers d’un regard éternel.
Voyez tous de quels maux les dieux, dans leur colère,
Accablent sans remords un dieu qui fut leur frère !
           Jours sans espoir, tourments cruels !
           Siècles de torture et de peines !…
           Voilà donc tes horribles chaînes,
           Ô nouveau roi des immortels !
           Hélas ! à quoi bon m’en défendre ?
           Je pleure sur mon sort présent ;
           Et je m’interroge en tremblant
           Sur l’avenir qui doit m’attendre !
Mais je le sais… Je lis dans ce sombre avenir ;
Mes malheurs sont prévus : ils ne sauraient finir !
De la Nécessité la force est invincible ;
Supportons noblement cet arrêt si terrible !
La cause de mes maux, dois-je la révéler ?
Je rougis de me taire et je crains de parler !…
Ah ! disons-le !… Frappé par un pouvoir impie,
J’ai fait du bien à l’homme, et ce bien, je l’expie !
J’ai transmis aux mortels l’héritage des dieux ;
Le feu, trésor divin, je l’ai ravi pour eux ;
Et ce présent, des arts source pure et féconde,
Est devenu la vie et la gloire du monde !…
Oui, voilà pour quel crime, au malheur destiné,
Sur ce rocher fatal je demeure enchaîné !…

Dénouement du Prométhée enchaîné

Prométhée, seul.

           Non, ce n’est plus une menace vainc !
           La terre tremble !… Et déjà dans les airs
           Mugit l’écho de la foudre lointaine…
           Et de la nue ont jailli les éclairs !

La poussière s’élève, et tous les vents gémissent !…
           Ils sifflent en se combattant !
           De la mer les flots qui bondissent
           Assiègent le ciel en grondant !

           C’est, pour moi seul cette tempête !…
Sous l’orage en fureur tu veux courber ma tête,
           Ô maître souverain des dieux !…
(La foudre éclate et tombe sur Prométhée.)
           Ô Thémis, mon auguste mère,
Æther, divin foyer de vie et de lumière,
           Voyez mes maux ! Jugez les dieux !

Les deux Sosie

MERCURE30, SOSIE.

Mercure.

         De prendre le nom de Sosie
Qui te donne, dis-moi, cette témérité ?

Sosie.

Moi, je ne le prends point, je l’ai toujours porté.

Mercure.

Ô le mensonge horrible et l’impudence extrême !
Tu m’oses soutenir que Sosie est ton nom ?

Sosie.

Fort bien. Je le soutiens par la grande raison
Qu’ainsi l’a fait des dieux la puissance suprême,
Et qu’il n’est pas en moi de pouvoir dire non,
         Et d’être un autre que moi-même.

Mercure.

Mille coups de bâton doivent être le prix
         D’une pareille effronterie.
(Il le bat.)

Sosie.

Justice, citoyens ! Au secours, je vous prie !

Mercure.

         Comment ! bourreau, tu fais des cris !

Sosie.

         De mille coups tu me meurtris,
         Et tu ne veux pas que je crie ?

Mercure.

C’est ainsi que mon bras…

Sosie.

                                             L’action ne vaut rien.
Tu triomphes de l’avantage
Que te donne sur moi mon manque de courage ;
         Et ce n’est pas en user bien.
         C’est pure fanfaronnerie
De vouloir profiter de la poltronnerie
         De ceux qu’attaque notre bras.
Battre un homme à jeu sûr n’est pas d’une belle âme ;
         Et le cœur est digne de blâme
         Contre les gens qui n’en ont pas.

mercure.

Hé bien ! es-tu Sosie à présent ? qu’en dis-tu ?

Sosie.

Tes coups n’ont point en moi fait de métamorphose,
Et tout le changement que je trouve à la chose,
         C’est d’être Sosie battu.

Mercure, menaçant Sosie.

Encor ! Cent autres coups pour cette autre impudence.

Sosie.

         De grâce, fais trêve à tes coups.

Mercure.

         Fais donc trêve à ton insolence.

Sosie.

Tout ce qu’il te plaira : je garde le silence.
La dispute est par trop inégale entre nous.

Mercure.

         Es-tu Sosie encor ? dis, traître ?

Sosie.

         Hélas ! je suis ce que tu veux !
Dispose de mon sort tout au gré de tes vœux.
         Ton bras t’en a fait le maître.

Mercure.

Ton nom ôtait Sosie, à ce que tu disais ?

Sosie.

Il est vrai, jusqu’ici j’ai cru la chose claire ;
         Mais ton bâton sur cette affaire
         M’a fait voir que je m’abusais.

Mercure.

C’est moi qui suis Sosie, et tout Thèbes l’avoue ;
Il n’y en eut jamais aucun autre que moi.

Sosie.

Toi, Sosie ?

Mercure.

                    Oui, Sosie : et si quelqu’un s’y joue,
         Il peut bien prendre garde à soi.

Sosie, à part.

Ciel ! me faut-il ainsi renoncer à moi-même,
Et par un imposteur me voir voler mon nom ?
         Que son bonheur est extrême
         De ce que je suis poltron !
Qui te jette, dis-moi, dans cette fantaisie ?
Que t’en reviendra-t-il de m’enlever mon nom ?
Et peux-tu faire enfin, quand tu serais démon,
Que je ne sois pas moi, que je ne sois Sosie ?

Mercure.

Quoi ! pendard, imposteur, coquin…

Sosie.

                                                            Pour des injures,
         Dis-m’en tant que tu voudras,
         Ce sont légères blessures,
         Et je ne m’en fâche pas.

Mercure.

Tu te dis Sosie ?

Sosie.

                           Oui. Quelque conte frivole…

Mercure.

Sus, je romps notre trêve, et reprends ma parole.

Sosie.

N’importe. Je ne puis m’anéantir pour toi,
Et souffrir un discours si loin de l’apparence.
Être ce que je suis est-il en ta puissance ?
         Et puis-je cesser d’être moi ?
S’avisa-t-on jamais d’une chose pareille,
Et peut-on démentir cent indices pressants ?
         Rêvé-je ? Est-ce que je sommeille ?
Ai-je l’esprit troublé par des transports puissants ?
         Ne sens-je pas bien que je veille ?
         Ne suis-je pas dans mon bon sens ?
Ne suis-je pas du port arrivé tout à l’heure ?
    Ne tiens-je pas une lanterne en main ?
Ne te trouvé-je pas devant notre demeure ?
Ne t’y parlé-je pas d’un esprit tout humain ?
Ne te tiens-tu pas fort de ma poltronnerie ?
         Pour m’empêcher d’entrer chez nous,
N’as-tu pas sur mon dos exercé ta furie ?
         Ne m’as-tu pas roué de coups ?
Ah ! tout cela n’est que trop véritable,
         Et plût au ciel le fût-il moins !
Cesse donc d’insulter au sort d’un misérable,
Et laisse à mon devoir s’acquitter de ses soins.

Mercure.

Arrête ! où sur ton dos le moindre pas attire
Un assommant éclat de mon juste courroux.
         Tout ce que tu viens de dire
         Est à moi, hormis les coups.
         Quand je ne serai plus Sosie,
         Sois-le, j’en demeure d’accord ;
Mais tant que je le suis, je te garantis mort
         Si tu prends cette fantaisie.

Hippolyte à Thésée

Assez dans les forêts mon oisive jeunesse
Sur de vils ennemis a montré son adresse ;
Ne pourrai-je, en fuyant un indigne repos,
D’un sang plus glorieux teindre mes javelots ?
Vous n’aviez pas encore atteint l’âge où je touche,
Déjà plus d’un tyran, plus d’un monstre farouche
Avait de votre bras senti la pesanteur ;
Déjà, de l’insolence heureux persécuteur,
Vous aviez des deux mers assuré les rivages :
Le libre voyageur ne craignait plus d’outrages ;
Hercule, respirant sur le bruit de vos coups,
Déjà de son travail se reposait sur vous.
Et moi, fils inconnu d’un si glorieux père,
Je suis même encor loin des traces de ma mère !
Souffrez que mon courage ose enfin s’occuper ;
Souffrez, si quelque monstre a pu vous échapper,
Que j’apporte à vos pieds sa dépouille honorable ;
Ou que d’un beau trépas la mémoire durable,
Éternisant des jours si noblement finis,
Prouve à tout l’avenir que j’étais votre fils.

Nœud d’Iphigénie en Aulide

L’arrivée d’Iphigénie a réveillé tous les regrets dans l’âme d’Agamemnon.

Ulysse.

    Je suis père, seigneur, et faible comme un autre.
Mon cœur se met sans peine en la place du vôtre ;
Et, frémissant du coup qui vous fait soupirer,
Loin de blâmer vos pleurs, je suis près de pleurer.
Mais votre amour n’a plus d’excuse légitime.
Les dieux ont à Calchas amené leur victime :
Il le sait, il l’attend ; et, s’il la voit tarder,
Lui-même à haute voix viendra la demander.
Nous sommes seuls encor. Hâtez-vous de répandre
Des pleurs que vous arrache un intérêt si tendre.
Pleurez ce sang, pleurez ; ou plutôt, sans pâlir,
Considérez l’honneur qui doit en rejaillir.
Voyez tout l’Hellespont blanchissant sous nos rames,
Et la perfide Troie abandonnée aux flammes,
Ses peuples dans vos fers, Priam à vos genoux,
Hélène par vos mains rendue à son époux ;
Voyez de vos vaisseaux les poupes couronnées,
Dans cette même Aulide avec vous retournées ;
Et ce triomphe heureux, qui s’en va devenir
L’éternel entretien des siècles à venir.

Première entrevue d’Iphigénie et d’Agamemnon

Iphigénie.

Seigneur, où courez-vous ? et quels empressements
Vous dérobent sitôt à nos embrassements ?
À qui dois-je imputer cette fuite soudaine ?
Mon respect a fait place aux transports de la reine ;
Un moment à mon tour ne vous puis-je arrêter ?
Et ma joie à vos yeux n’ose-t-elle éclater ?
Ne puis-je…

Agamemnon.

                    Hé bien ! ma fille, embrassez votre père ;
Il vous aime toujours.

Iphigénie.

                                   Que cette amour m’est chère !
Quel plaisir de vous voir et de vous contempler
Dans ce nouvel éclat dont je vous vois briller !
Quels honneurs ! quel pouvoir ! Déjà la renommée
Par d’étonnants récits m’en avait informée,
Mais que, voyant de près ce spectacle charmant,
Je sens croître ma joie et mon étonnement !
Dieux ! avec quel amour la Grèce vous révère !
Quel bonheur de me voir la fille d’un tel père !

Agamemnon.

Vous méritiez, ma fille, un père plus heureux.

Iphigénie.

Quelle félicité peut manquer à nos vœux ?
À de plus grands honneurs un roi peut-il prétendre ?
J’ai cru n’avoir au ciel que des grâces à rendre.

Agamemnon, à part.

Grands dieux ! à son malheur dois-je la préparer ?

Iphigénie.

Vous vous cachez, seigneur, et semblez soupirer ;
Tous vos regards sur moi ne tombent qu’avec peine :
Avons-nous sans votre ordre abandonné Mycène ?

Agamemnon.

Ma fille, je vous vois toujours des mêmes yeux ;
Mais les temps sont changés aussi bien que les lieux :
D’un soin cruel ma joie est ici combattue.

Iphigénie.

Eh ! mon père, oubliez votre rang à ma vue.
Je prévois la rigueur d’un long éloignement :
N’osez-vous, sans rougir, être père un moment ?
Vous n’avez devant vous qu’une jeune princesse
À qui j’avais pour moi vanté votre tendresse ;
Cent fois, lui promettant mes soins, votre bonté,
J’ai fait gloire à ses yeux de ma félicité ;
Que va-t-elle penser de votre indifférence ?
Ai-je flatté ses vœux d’une fausse espérance ?
N’éclaircirez-vous point ce front couvert d’ennuis ?

Agamemnon.

Ah ! ma fille !

Iphigénie.

                       Seigneur, poursuivez.

Agamemnon.

                                                          Je ne puis.

Iphigénie.

Périsse le Troyen auteur de nos alarmes !

Agamemnon.

Sa perte à ses vainqueurs coûtera bien des larmes.
Les dieux daignent surtout prendre soin de vos jours !

Agamemnon.

Les dieux depuis un temps me sont cruels et sourds.

Iphigénie.

Calchas, dit-on, prépare un pompeux sacrifice.

Agamemnon.

Puissé-je auparavant fléchir leur injustice !

Iphigénie.

L’offrira-t-on bientôt ?

Agamemnon.

                                     Plus tôt que je ne veux.

Iphigénie.

Me sera-t-il permis de me joindre à vos vœux ?
Verra-t-on à l’autel votre heureuse famille ?

Agamemnon.

Hélas !

Iphigénie.

           Vous vous taisez ?

Agamemnon.

                                         Vous y serez, ma fille.
Adieu !

Retour d’Ulysse à Ithaque

Minerve.

                                Oui, mortel soupçonneux ;
C’est Ithaque.

Ulysse.

                      Ô patrie ! ô soleil lumineux !

Minerve.

Cette rade profonde est le port de Phorcyne.

Ulysse.

Ô port trois fois heureux !

Minerve.

                                         Sur la roche voisine,
Cet arbre aux longs rameaux, c’est l’antique olivier
Où souvent, vers midi, vient s’asseoir le bouvier.

Ulysse.

Où moi-même souvent je venais chercher l’ombre.

Minerve.

Voici le mont Nérite ; et cette grotte sombre
Est l’asile sacré des Déesses des eaux.
Là les Nymphes, teignant en pourpre leurs fuseaux,
Se plaisent à tisser de belles robes neuves ;
Là tu sacrifiais aux Naïades des fleuves.

Ulysse.

Ô montagnes ! forêts ! rochers, antres sacrés !
Je vous retrouve donc, vous que j’ai tant pleurés !
— Que de fois, vers le soir, assis devant ma tente.
Quand le soleil plongeait dans la mer éclatante,
J’ai suivi longuement, d’un regard attendri,
L’astre qui se couchait vers mon pays chéri !
Si je voyais alors, de la rive étrangère,
Blanchir à l’horizon une voile légère,
Heureux vaisseau, disais-je, ô vaisseau fortuné
Qu’un vent pousse peut-être aux bords où je suis né !
— Salut, terre d’Ithaque, ô ma bonne nourrice !
Salut, vieil olivier ! — C’est moi ! c’est votre Ulysse !
Et vous, Nymphes des eaux, filles de Jupiter,
Autant qu’aux jours passés votre asile m’est cher.
Contentez-vous d’abord d’une simple prière ;
Mais si, par le secours de Minerve guerrière,
Je recouvre mes biens et rentre en ma maison,
Le sang de mes chevreaux, teindra votre gazon.

Ulysse

Chœur des Porchers.

            Ne le permets pas, Dieu puissant !
            Éloigne de moi cette épreuve !
Je ne saurais me faire un cœur obéissant ;
Je hais ces oppresseurs qui poursuivent la veuve,
            Et pillent les biens de l’absent.
Mais la justice enfin visite l’homme impie ;
Dans les bras du bonheur, son convive assidu,
En vain il dort, et croit la justice assoupie ;
            Elle saisit le coupable éperdu,
            Au sein des plaisirs qu’il expie.

            Devant des festins copieux,
            Au bruit des chants et de la lyre,
L’heure semble trop courte aux prétendants joyeux ;
Mais leurs fêtes n’ont rien que j’envie et j’admire,
            Car elles offensent les Dieux.
J’aime mieux vivre pauvre, errer dans la broussaille,
Manger des mets grossiers et garder les troupeaux.
Je me lève gaîment, et gaîment je travaille
Et quand pour moi vient l’heure du repos,
            Je dors paisible sur la paille.

Lamentations d’Électre

Électre, seule.

Air pur, voile céleste étendu sur la terre,
       Voûte immense, sainte lumière,
Mon cri de désespoir vous salue !… Et ma main
       Ensanglante et meurtrit mon sein !…
Pendant les longues nuits, ma couche solitaire
Sait par combien de pleurs je redemande un père
       Tombé sous le fer des bourreaux !
Mars, l’implacable Mars, sur la terre étrangère,
Dans les nobles périls épargna le héros,
       Promis aux coups de l’adultère !
Ainsi qu’un bûcheron de son bras vigoureux
Abat le chêne altier qui s’élevait aux cieux,
       L’exécrable Égisthe et ma mère
Ont levé sur son front la hache meurtrière !
       Et je suis la seule, ô mon père,
Oui, la seule qui donne à ton nom glorieux
          Les pleurs et la prière !

Astres, divins flambeaux, rois éclatants du ciel,
   Pâle clarté des nuits silencieuses,
       Soleil, aux flammes radieuses,
Vous serez les témoins de mon deuil éternel !…
Ainsi qu’au fond des bois Philomèle plaintive,
Je veux, dans ce palais, à ces portes d’airain,
Faire éclater les cris de ma douleur captive !…
Proserpine et Pluton, Mercure souterrain,
   Filles des dieux, Érinnyes vengeresses,
Terrible Némésis, et vous toutes, déesses,
   Fléau du traître, effroi de l’assassin !
Venez, secourez-moi ! punissez l’adultère !
Vengez Agamemnon !… Envoyez-moi mon frère !
Dans le sein d’un ami que je verse mes pleurs !…
Électre, abandonnée et seule sur la terre,
Ne peut plus porter ses douleurs !

Plaidoyer de la Pauvreté

La Pauvreté.

Je suppose avec vous que Plutus puisse voir,
Et qu’à pleins seaux partout l’argent vienne à pleuvoir :
Si tout le monde en a : bonsoir métiers, commerce !
Il n’est pas un seul art que ton plan ne renverse.
Où trouver forgerons, armateurs, cordonniers,
Charrons, potiers, tailleurs, blanchisseurs et peaussiers ?
Qui guidera le soc dans le sein de la terre ?
Au moment des moissons, qui viendra vous les faire,
Si chacun se promène et se croise les bras ?

Chrémyle.

Va, va ! Les ouvriers ne nous manqueront pas.

La Pauvreté

Quand chacun se verra tout l’argent qu’il désire,
Pour gagner quelques sous voudra-t-il se détruire ?
Voudra-t-il désormais et fatigue et sueur,
Quand il aura chez lui l’argent et le bonheur ?
Il te faudra toi-même ensemencer tes plaines !
Cultiver, labourer ; à toi toutes les peines !
Tu n’y gagneras rien, ton sort sera plus dur.

Chrémyle.

Qu’il soit le tien cent fois !

La Pauvreté.

                                           Et sois tout aussi sûr
Qu’il faudra, pour dormir, te passer de couchette ;
Adieu lits et tapis ! Qui prendra la navette
Du jour où l’on verra l’or abonder pour tous ?
Qui donnera la myrrhe en flots brillants et doux ?
Et l’ambre, ces parfums des jeunes hyménées ?
Et les manteaux brodés, et les robes ornées ?
À quoi vous servira de vous voir opulents,
Si vous manquez de tout, pour manquer d’artisans ?
J’en procure aujourd’hui : maîtresse impitoyable,
Je suis là, tourmentant l’ouvrier misérable,
Je le chasse du lit, je l’excite, et sa main
Travaille jour et nuit pour un morceau de pain.

Péripéties d’Andromaque

Seigneur, voyez l’état où vous me réduisez :
J’ai vu mon père mort et nos murs embrasés ;
J’ai vu trancher les jours de ma famille entière,
Et mon époux sanglant traîné sur la poussière,
Son fils, seul avec moi, réservé pour les fers ;
Mais que ne peut un fils ! je respire, je sers.
J’ai fait plus ; je me suis quelquefois consolée
Qu’ici plutôt qu’ailleurs le sort m’eût exilée ;
Qu’heureux dans son malheur le fils de tant de rois,
Puisqu’il devait servir, fût tombé sous vos lois :
J’ai cru que sa prison deviendrait son asile.
Jadis Priam soumis fut respecté d’Achille :
J’attendais de son fils encor plus de bonté.
Pardonne, cher Hector ! à ma crédulité :
Je n’ai pu soupçonner ton ennemi d’un crime ;
Malgré lui-même enfin je l’ai cru magnanime.
Ah ! s’il l’était assez pour nous laisser du moins
Au tombeau qu’à ta cendre ont élevé mes soins ;
Et que, finissant là sa haine et nos misères,
Il ne séparât point des dépouilles si chères !

Pyrrhus.

Va m’attendre, Phœnix.
                                      Madame, demeurez,
On peut vous rendre encor ce fils que vous pleurez.
Oui, je sens à regret qu’en excitant vos larmes
Je ne fais contre moi que vous donner des armes :
Je croyais apporter plus de haine en ces lieux.
Mais, madame, du moins tournez vers moi les yeux ;
Voyez si mes regards sont d’un juge sévère,
S’ils sont d’un ennemi qui cherche à vous déplaire.
Pourquoi me forcez-vous vous-même à vous trahir ?
Au nom de votre fils cessons de nous haïr.
À le sauver enfin c’est moi qui vous convie.
Faut-il que mes soupirs vous demandent sa vie ?
Faut-il qu’en sa faveur j’embrasse vos genoux ?
Pour la dernière fois sauvez-le, sauvez-vous.
Je sais de quels serments je romps pour vous les chaînes,
Combien je vais sur moi faire éclater de haines.
Je renvoie Hermione, et je mets sur son front
Au lieu de ma couronne un éternel affront :
Je vous conduis au temple où son hymen s’apprête ;
Je vous ceins du bandeau préparé pour sa tête.
Mais ce n’est plus, madame, une offre à dédaigner :
Je vous le dis, il faut ou périr ou régner.
Mon cœur, désespéré d’un an d’ingratitude,
Ne peut plus de son sort souffrir l’incertitude :
C’est craindre, menacer et gémir trop longtemps.
Je meurs si je vous perds, mais je meurs si j’attends.
Songez-y ; je vous laisse, et je viendrai vous prendre
Pour vous mener au temple où ce fils doit m’attendre ;
Et là vous me verrez, soumis ou furieux,
Vous couronner, madame, ou le perdre à vos yeux.

SCÈNE VIII

ANDROMAQUE, CÉPHISE.

Céphise.

Je vous l’avais prédit qu’en dépit de la Grèce
De votre sort encor vous seriez la maîtresse.

Andromaque.

Hélas ! de quel effet tes discours sont suivis !
Il ne me restait plus qu’à condamner mon fils.

Céphise.

Madame, à votre époux c’est être assez fidèle :
Trop de vertu pourrait vous rendre criminelle,
Lui-même il porterait votre âme à la douceur.

Andromaque.

Quoi ! je lui donnerais Pyrrhus pour successeur ?

Céphise.

Ainsi le veut son fils, que les Grecs vous ravissent.
Pensez-vous qu’après tout ses mânes en rougissent ;
Qu’il méprisât, madame, un roi victorieux
Qui vous fait remonter au rang de vos aïeux,
Qui foule aux pieds pour vous vos vainqueurs en colère,
Qui ne se souvient plus qu’Achille était son père,
Qui dément ses exploits et les rend superflus ?

Andromaque.

Dois-je les oublier s’il ne s’en souvient plus ?
Dois-je oublier Hector, privé de funérailles,
Et traîné sans honneur autour de nos murailles ?
Dois-je oublier son père à mes pieds renversé,
Ensanglantant l’autel qu’il tenait embrassé ?
Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle ;
Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants,
Entrant à la lueur de nos palais brûlants,
Sur tous mes frères morts se faisant un passage,
Et, de sang tout couvert, échauffant le carnage.
Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants,
Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants ;
Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue :
Voilà comme Pyrrhus vint s’offrir à ma vue ;
Voilà par quels exploits il sut se couronner ;
Enfin voilà l’époux que tu me veux donner.
Non, je ne serai point complice de ses crimes :
Qu’il nous prenne s’il veut pour dernières victimes.
Tous mes ressentiments lui seraient asservis !

Céphise.

Eh bien, allons donc voir expirer votre fils :
On n’attend plus que vous… Vous frémissez, madame !

Andromaque

Ah ! de quel souvenir viens-tu frapper mon âme !
Quoi ! Céphise, j’irai voir expirer encor
Ce fils, ma seul joie et l’image d’Hector ?
Ce fils que de sa flamme il me laissa pour gage ?
Hélas ! je m’en souviens, le jour que son courage
Lui fit chercher Achille ou plutôt le trépas,
Il demanda son fils, et le prit dans ses bras32 :
« Chère épouse, dit-il en essuyant mes larmes,
« J’ignore quel succès le sort garde à mes armes ;
« Je te laisse mon fils pour gage de ma foi :
« S’il me perd je prétends qu’il me retrouve en toi.
« Si d’un heureux hymen la mémoire t’est chère
« Montre au fils à quel point tu chérissais le père. »
Et je puis voir répandre un sang si précieux ?
Et je laisse avec lui périr tous ses aïeux !
Roi barbare, faut-il que mon crime l’entraîne ?
Si je te hais est-il coupable de ma haine ?
T’a-t-il de tous les siens reproché le trépas ?
S’est-il plaint à tes yeux des maux qu’il ne sent pas ?
Mais cependant, mon fils, tu meurs si je n’arrête
Le fer que le cruel tient levé sur ta tête.
Je l’en puis détourner, et je t’y vais offrir ?…
Non, tu ne mourras point, je ne le puis souffrir.

Dévouement patriotique

Le Vieil Horace.

Qu’est ceci, mes enfants ? écoulez-vous vos flammes ?
Et perdez-vous encor le temps avec des femmes ?
Prêts à verser du sang, regardez-vous des pleurs ?
Fuyez, et laissez-les déplorer leurs malheurs.
Leurs plaintes ont pour vous trop d’art et de tendresse :
Elles vous feraient part enfin de leur faiblesse ;
Et ce n’est qu’en fuyant qu’on pare de tels coups.

Sabine.

N’appréhendez rien d’eux ; ils sont dignes de vous :
Malgré tous nos efforts, vous en devez attendre
Ce que vous souhaitez et d’un fils et d’un gendre ;
Et, si notre faiblesse avait pu les changer,
Nous vous laissons ici pour les encourager.
Allons, ma sœur, allons, ne perdons plus de larmes:
Contre tant de vertus ce sont de faibles armes.
Ce n’est qu’au désespoir qu’il nous faut recourir :
Tigres, allez combattre ; et nous, allons mourir.

Horace.

Mon père, retenez des femmes qui s’emportent
Et, de grâce, empêchez surtout qu’elles ne sortent :
Leur amour importun viendrait avec éclat
Par des cris et des pleurs troubler notre combat ;
Et ce qu’elles nous sont ferait qu’avec justice
On nous imputerait ce mauvais artifice.
L’honneur d’un si beau choix serait trop acheté,
Si l’on nous soupçonnait de quelque lâcheté.

Le Vieil Horace.

J’en aurai soin. Allez : vos frères vous attendent ;
Ne pensez qu’aux devoirs que vos pays demandent.

Curiace.

Quel adieu vous dirai-je ? et par quels compliments…

Le Vieil Horace.

Ah ! n’attendrissez point ici mes sentiments.
Pour vous encourager, ma voix manque de termes.
Mon cœur ne forme point de pensers assez fermes,
Moi-même en cet adieu j’ai les larmes aux yeux :
Faites votre devoir, et laissez faire aux dieux.

Péripétie du combat des Horaces

Le Vieil Horace.

Nous venez-vous, Julie, apprendre la victoire ?

Julie.

Mais plutôt du combat les funestes effets :
Rome est sujette d’Albe, et vos fils sont défaits ;
Des trois les deux sont morts, son époux seul vous reste.

Le Vieil Horace.

Ô d’un triste combat effet vraiment funeste !
Rome est sujette d’Albe, et pour l’en garantir
Il n’a pas employé jusqu’au dernier soupir !
Non, non, cela n’est point, on vous trompe, Julie ;
Rome n’est point sujette, ou mon fils est sans vie :
Je connais mieux mon sang, il sait mieux son devoir.

Julie.

Mille, de nos remparts, comme moi l’ont pu voir.
Il s’est fait admirer tant qu’ont duré ses frères ;
Mais, comme il s’est vu seul contre trois adversaires,
Près d’être enfermé d’eux, sa fuite l’a sauvé.

Le Vieil Horace.

Et nos soldats trahis ne l’ont point achevé !
Dans leurs rangs à ce lâche ils ont donné retraite !

Julie.

Je n’ai rien voulu voir après cette défaite.

Camille.

Ô mes frères !

Le Vieil Horace.

                       Tout beau, ne les pleurez pas tous ;
Deux jouissent d’un sort dont leur père est jaloux.
Que des plus nobles fleurs leur tombe soit couverte ;
La gloire de leur mort m’a payé de leur perte :
Ce bonheur a suivi leur courage invaincu,
Qu’ils ont vu Rome libre autant qu’ils ont vécu,
Et ne l’auront point vue obéir qu’à son prince,
Ni d’un État voisin devenir la province.
Pleurez l’autre, pleurez l’irréparable affront
Que sa fuite honteuse imprime à notre front ;
Pleurez le déshonneur de toute noire race,
Et l’opprobre éternel qu’il laisse au nom d’Horace.

Julie.

Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ?

Le Vieil Horace.

                                                                Qu’il mourût,
Ou qu’un beau désespoir alors le secourût33.
N’eût-il que d’un moment reculé sa défaite,
Rome eût été du moins un peu plus tard sujette ;
Il eût avec honneur laissé mes cheveux gris,
Et c’était de sa vie un assez digne prix.
Il est de tout son sang comptable à sa patrie ;
Chaque goutte épargnée a sa gloire flétrie ;
Chaque instant de sa vie, après ce lâche tour,
Met d’autant plus ma honte avec la sienne au jour.
J’en romprai bien le cours, et ma juste colère,
Contre un indigne fils usant des droits d’un père,
Saura bien faire voir dans sa punition,
L’éclatant désaveu d’une telle action34.

Péripétie de Cinna. Délibération politique

Auguste.

    Cet empire absolu sur la terre et sur l’onde,
Ce pouvoir souverain que j’ai sur tout le monde,
Cette grandeur sans borne, et cet illustre rang,
Qui m’a jadis coûté tant de peine et de sang,
Enfin tout ce qu’adore en ma haute fortune
D’un courtisan flatteur la présence importune,
N’est que de ces beautés dont l’éclat éblouit,
Et qu’on cesse d’aimer sitôt qu’on en jouit.
L’ambition déplaît quand elle est assouvie,
D’une contraire ardeur son ardeur est suivie ;
Et comme notre esprit, jusqu’au dernier soupir,
Toujours vers quelque objet pousse quelque désir,
Il se ramène en soi, n’ayant plus où se prendre,
Et, monté sur le faite, il aspire à descendre.
J’ai souhaité l’empire, et j’y suis parvenu ;
Mais en le souhaitant, je ne l’ai pas connu :
Dans sa possession j’ai trouvé pour tous charmes
D’effroyables soucis, d’éternelles alarmes,
Mille ennemis secrets, la mort à tous propos,
Point de plaisirs sans trouble, et jamais de repos.
Sylla m’a précédé dans ce pouvoir suprême ;
Le grand César mon père en a joui de même :
D’un œil si différent tous deux l’ont regardé,
Que l’un s’en est démis, et l’autre l’a gardé ;
Mais l’un, cruel, barbare, est mort aimé, tranquille.
Comme un bon citoyen dans le sein de sa ville ;
L’autre, tout débonnaire, au milieu du sénat
A vu trancher ses jours par un assassinat.
Ces exemples récents suffiraient pour m’instruire,
Si par l’exemple seul on se devait conduire :
L’un m’invite à le suivre, et l’autre me fait peur ;
Mais l’exemple souvent n’est qu’un miroir trompeur ;
Et l’ordre du destin qui gêne nos pensées
N’est pas toujours écrit dans les choses passées :
Quelquefois l’un se brise où l’autre s’est sauvé,
Et par où l’un périt un autre est conservé.
    Voilà, mes chers amis, ce qui me met en peine.
Vous, qui me tenez lieu d’Agrippe et de Mécène,
Pour résoudre ce point avec eux débattu,
Prenez sur mon esprit le pouvoir qu’ils ont eu.
Ne considérez point cette grandeur suprême,
Odieuse aux Romains, et pesante à moi-même ;
Traitez-moi comme ami, non comme souverain ;
Rome, Auguste, l’État, tout est en votre main :
Vous mettrez et l’Europe, et l’Asie, et l’Afrique,
Sous les lois d’un monarque ou d’une république ;
Votre avis est ma règle, et par ce seul moyen
Je veux être empereur, ou simple citoyen.

Cinna.

Malgré notre surprise, et mon insuffisance35,
Je vous obéirai, seigneur, sans complaisance,
Et mets bas le respect qui pourrait m’empêcher
De combattre un avis où vous semblez pencher ;
Souffrez-le d’un esprit jaloux de votre gloire,
Que vous allez souiller d’une tache trop noire,
Si vous ouvrez votre âme à ces impressions
Jusques à condamner toutes vos actions.
    On ne renonce point aux grandeurs légitimes ;
On garde sans remords ce qu’on acquiert sans crimes ;
Et plus le bien qu’on quitte est noble, grand, exquis,
Plus qui l’ose quitter le juge mal acquis.
N’imprimez pas, seigneur, cette honteuse marque
À ces rares vertus qui vous ont fait monarque ;
Vous l’êtes justement, et c’est sans attentat
Que vous avez changé la forme de l’État.
Rome est dessous vos lois par le droit de la guerre
Qui sous les lois de Rome a mis toute la terre ;
Vos armes l’ont conquise, et tous les conquérants
Pour être usurpateurs ne sont pas des tyrans ;
Quand ils ont sous leurs lois asservi des provinces,
Gouvernant justement, ils s’en font justes princes :
C’est ce que fit César ; il vous faut aujourd’hui
Condamner sa mémoire, ou faire comme lui.
Si le pouvoir suprême est blâmé par Auguste,
César fut un tyran, et son trépas fut juste,
Et vous devez aux dieux compte de tout le sang
Dont vous l’avez vengé pour monter à son rang.
N’en craignez point, seigneur, les tristes destinées ;
Un plus puissant démon veille sur vos années :
On a dix fois sur vous attenté sans effet,
Et qui l’a voulu perdre au même instant l’a fait.
On entreprend assez, mais aucun n’exécute ;
Il est des assassins, mais il n’est plus de Brute ;
Enfin, s’il faut attendre un semblable revers,
Il est beau de mourir maître de l’univers ;
C’est ce qu’en peu de mots j’ose dire ; et j’estime
Que ce peu que j’ai dit est l’avis de Maxime.

Maxime.

Oui, j’accorde qu’Auguste a droit de conserver
L’empire où sa vertu l’a fait seule arriver,
Et qu’au prix de son sang, au péril de sa tête,
Il a fait de l’État une juste conquête ;
Mais que sans se noircir, il ne puisse quitter
Le fardeau que sa main est lasse de porter,
Qu’il accuse par-là César de tyrannie,
Qu’il approuve sa mort, c’est ce que je dénie.
    Rome est à vous, seigneur, l’empire est votre bien ;
Chacun en liberté peut disposer du sien ;
Il le peut à son choix garder, ou s’en défaire :
Vous seul ne pourriez pas ce que peut le vulgaire,
Et seriez devenu, pour avoir tout dompté,
Esclave des grandeurs où vous êtes monté !
Possédez-les, seigneur, sans qu’elles vous possèdent36.
Loin de vous captiver, souffrez qu’elles vous cèdent,
Et faites hautement connaître enfin à tous
Que tout ce qu’elles ont est au-dessous de vous.
Votre Rome autrefois vous donna la naissance ;
Vous lui voulez donner votre toute-puissance ;
Et Cinna vous impute à crime capital
La libéralité vers le pays natal !
Il appelle remords l’amour de la patrie !
Par la haute vertu la gloire est donc flétrie,
Et ce n’est qu’un objet digne de nos mépris,
Si de ses pleins effets l’infamie est le prix !
Je veux bien avouer qu’une action si belle
Donne à Rome bien plus que vous ne tenez d’elle ;
Mais commet-on un crime indigne de pardon,
Quand la reconnaissance est au-dessus du don ?
Suivez, suivez, seigneur, le ciel qui vous inspire :
Votre gloire redouble à mépriser l’empire ;
Et vous serez fameux chez la postérité,
Moins pour l’avoir conquis que pour l’avoir quitté.
Le bonheur peut conduire à la grandeur suprême,
Mais pour y renoncer il faut la vertu même ;
Et peu de généreux vont jusqu’à dédaigner,
Après un sceptre acquis, la douceur de régner.
    Considérez d’ailleurs que vous régnez dans Rome,
Où, de quelque façon que votre cour vous nomme,
On hait la monarchie ; et le nom d’empereur,
Cachant celui de roi, ne fait pas moins d’horreur.
Il passe pour tyran quiconque s’y fait maître ;
Qui le sert, pour esclave, et qui l’aime, pour traître ;
Qui le souffre a le cœur lâche, mol, abattu,
Et pour s’en affranchir tout s’appelle vertu.
Vous en avez, seigneur, des preuves trop certaines :
On a fait contre vous dix entreprises vaines ;
Peut-être que l’onzième est prête d’éclater,
Et que ce mouvement qui vous vient d’agiter
N’est qu’un avis secret que le ciel vous envoie,
Qui pour vous conserver n’a plus que cette voie.
Ne vous exposez plus à ces fameux revers.
Il est beau de mourir maître de l’univers ;
Mais la plus belle mort souille notre mémoire,
Quand nous avons pu vivre et croître notre gloire.

Cinna.

Si l’amour du pays doit ici prévaloir,
C’est son bien seulement que vous devez vouloir ;
Et cette liberté, qui lui semble si chère,
N’est pour Rome, seigneur, qu’un bien imaginaire ;
Plus nuisible qu’utile, et qui n’approche pas
De celui qu’un bon prince apporte à ses États.
Avec ordre et raison les honneurs il dispense,
Avec discernement punit et récompense,
Et dispose de tout en juste possesseur,
Sans rien précipiter de peur d’un successeur.
Mais quand le peuple est maître, on n’agit qu’en tumulte :
La voix de la raison jamais ne se consulte ;
Les honneurs sont vendus aux plus ambitieux,
L’autorité livrée aux plus séditieux.
Ces petits souverains qu’il fait pour une année,
Voyant d’un temps si court leur puissance bornée,
Des plus heureux desseins font avorter le fruit,
De peur de les laisser à celui qui les suit ;
Comme ils ont peu de part aux biens dont ils ordonnent,
Dans le champ du public largement ils moissonnent,
Assurés que chacun leur pardonne aisément,
Espérant à son tour un pareil traitement :
Le pire des États, c’est l’État populaire.

AUGUSTE.

Et toutefois le seul qui dans Rome peut plaire.
Cette haine des rois que depuis cinq cents ans
Avec le premier lait sucent tous ses enfants,
Pour l’arracher des cœurs est trop enracinée.

Maxime.

Oui, seigneur, dans son mal Rome est trop obstinée ;
Son peuple, qui s’y plaît, en fuit la guérison :
Sa coutume l’emporte, et non pas la raison ;
Et cette vieille erreur, que Cinna veut abattre,
Est une heureuse erreur dont il est idolâtre,
Par qui le monde entier, asservi sous ses lois,
L’a vu cent fois marcher sur la tête des rois,
Son épargne s’enfler du sac de leurs provinces.
Que lui pouvaient de plus donner les meilleurs princes ?
    J’ose dire, seigneur, que par tous les climats
Ne sont pas bien reçus toutes sortes d’États ;
Chaque peuple a le sien conforme à sa nature,
Qu’on ne saurait changer sans lui faire une injure :
Telle est la loi du ciel, dont la sage équité
Sème dans l’univers cette diversité.
Les Macédoniens aiment le monarchique,
Et le reste des Grecs la liberté publique :
Les Parthes, les Persans veulent des souverains ;
Et le seul consulat est bon pour les Romains.

Cinna.

Il est vrai que du ciel la prudence infinie
Départ à chaque peuple un différent génie ;
Mais il n’est pas moins vrai que cet ordre des cieux
Change selon les temps comme selon les lieux.
Rome a reçu des rois ses murs et sa naissance ;
Elle tient des consuls sa gloire et sa puissance,
Et reçoit maintenant de vos rares bontés
Le comble souverain de ses prospérités.
Sous vous, l’État n’est plus en pillage aux armées ;
Les portes de Janus par vos soins sont fermées,
Ce que sous ses consuls on n’a vu qu’une fois,
Et qu’a fait voir comme eux le second de ses rois.

Maxime.

Les changements d’État que fait l’ordre céleste
Ne coûtent point de sang, n’ont rien qui soit funeste.

Cinna.

C’est un ordre des dieux qui jamais ne se rompt,
De nous vendre un peu cher les grands biens qu’ils nous font.
L’exil des Tarquins même ensanglanta nos terres,
Et nos premiers consuls nous ont coûté des guerres.

Maxime.

Donc votre aïeul Pompée au ciel a résisté
Quand il a combattu pour notre liberté ?

Cinna.

Si le ciel n’eût voulu que Rome l’eût perdue,
Par les mains de Pompée il l’aurait défendue37:
Il a choisi sa mort pour servir dignement
D’une marque éternelle à ce grand changement,
Et devait cette gloire aux mânes d’un tel homme,
D’emporter avec eux la liberté de Rome.
    Ce nom depuis longtemps ne sert qu’à l’éblouir,
Et sa propre grandeur l’empêche d’en jouir.
Depuis qu’elle se voit la maîtresse du inonde,
Depuis que la richesse entre ses murs abonde,
Et que son sein, fécond en glorieux exploits,
Produit des citoyens plus puissants que des rois,
Les grands, pour s’affermir achetant des suffrages,
Tiennent pompeusement leurs maîtres à leurs gages,
Qui, par des fers dorés se laissant enchaîner,
Reçoivent d’eux les lois qu’ils pensent leur donner.
Envieux l’un de l’autre, ils mènent tout par brigues
Que leur ambition tourne en sanglantes ligues.
Ainsi de Marius Sylla devint jaloux ;
César de mon aïeul ; Marc-Antoine de vous ;
Ainsi la liberté ne peut plus être utile
Qu’à former les fureurs d’une guerre civile,
Lorsque, par un désordre à l’univers fatal,
L’un ne veut point de maître, et l’autre point d’égal.
    Seigneur, pour sauver Rome, il faut qu’elle s’unisse,
En la main d’un bon chef à qui tout obéisse.

Défense de Germanicus

D’un Romain, d’un soldat, tout ce que peut attendre
Le prince dont il tient sa gloire et son bonheur,
Germanicus toujours l’a trouvé dans mon cœur ;
Et ses nombreux bienfaits, quel que soit votre blâme,
Lui donnent à jamais tout pouvoir sur mon âme.
Vous en étonnez-vous ? votre esprit prévenu,
Dans ce héros, ma mère, aurait-il méconnu
Et ce vaste génie et ce grand caractère
Qui dans Jule annonçaient le maître de la terre.
Actif, infatigable, invaincu comme lui,
Quand je le vois de Rome et l’amour et l’appui,
Tempérant la fierté des vertus héroïques
Par la simplicité des vertus domestiques,
Être même adoré des rois qu’il a vaincus,
J’admire, ah ! disons mieux, j’aime en Germanicus,
Jeune encor par son âge et vieux par ses services,
Les vertus de César affranchi de ses vices…
Quand aux bords du Wéser nos aigles reparus
Effaçaient et vengeaient les revers de Varus,
Je dus aussi la vie à ses mains généreuses :
Dans l’une de ces nuits à jamais malheureuses,
Où le commun effort et des vents et des eaux,
Au retour des vainqueurs dispersant leurs vaisseaux,
Couvrit la vaste mer de leurs mille naufrages,
Je crois l’entendre encore, à travers les orages,
Au bruit de la tempête entremêlant ses cris,
Redemandant aux flots, aux rochers, aux débris,
Ses braves compagnons livrés par la fortune
Des fureurs de Bellone aux fureurs de Neptune,
S’accuser de leur perte, et, de vivre indigné,
Faire un crime au destin de l’avoir épargné.

Exposition de Britannicus

AGRIPPINE, BURRHUS.

Agrippine.

Prétendez-vous longtemps me cacher l’empereur ?
Ne le verrai-je plus qu’à titre d’importune ?
Ai-je donc élevé si haut votre fortune
Pour mettre une barrière entre mon fils et moi ?
Ne l’osez-vous laisser un moment sur sa foi ?
Entre Sénèque et vous disputez-vous la gloire
À qui m’effacera plus tôt de sa mémoire ?
Vous l’ai-je confié pour en faire un ingrat,
Pour être, sous son nom, les maîtres de l’État ?
Certes, plus je médite, et moins je me figure
Que vous m’osiez compter pour votre créature,
Vous dont j’ai pu laisser vieillir l’ambition
Dans les honneurs obscurs de quelque légion ;
Et moi qui sur le trône ai suivi mes ancêtres,
Moi, fille, femme, sœur et mère de vos maîtres !
Que prétendez-vous donc ? Pensez-vous que ma voix
Ait fait un empereur pour m’en imposer trois ?
Néron n’est plus enfant : n’est-il pas temps qu’il règne ?
Jusqu’à quand voulez-vous que l’empereur vous craigne ?
Ne saurait-il rien voir qu’il n’emprunte vos yeux ?
Pour se conduire, enfin, n’a-t-il pas ses aïeux ?
Qu’il choisisse, s’il veut, d’Auguste ou de Tibère ;
Qu’il imite, s’il peut, Germanicus, mon père.
Parmi tant de héros je n’ose me placer ;
Mais il est des vertus que je lui puis tracer,
Je puis l’instruire au moins combien sa confidence
Entre un sujet et lui doit laisser de distance.

Burrhus.

Je ne m’étais chargé dans cette occasion
Que d’excuser César d’une seule action.
Mais puisque sans vouloir que je le justifie
Vous me rende garant du reste de sa vie,
Je répondrai, madame, avec la liberté
D’un soldat qui sait mal farder la vérité.
Vous m’avez de César confié la jeunesse,
Je l’avoue ; et je dois m’en souvenir sans cesse.
Mais vous avais-je l’ait serment de le trahir,
D’en faire un empereur qui ne sût qu’obéir ?
Non. Ce n’est plus à vous qu’il faut que j’en réponde ;
Ce n’est plus votre fils, c’est le maître du monde.
J’en dois compte, madame, à l’empire romain,
Qui croit voir son salut ou sa perte en ma main.
Ah ! si dans l’ignorance il le fallait instruire,
N’avait-on que Sénèque et moi pour le séduire ?
Pourquoi de sa conduite éloigner les flatteurs ?
Fallait-il dans l’exil chercher des corrupteurs ?
La cour de Claudius, en esclaves fertile,
Pour deux que l’on cherchait en eût présenté mille.
Qui tous auraient brigué l’honneur de l’avilir
Dans une longue enfance ils l’auraient fait vieillir.
    De quoi vous plaignez-vous, madame ? On vous révère.
Ainsi que par César, on jure par sa mère.
L’empereur, il est vrai, ne vient plus chaque jour
Mettre à vos pieds l’empire, et grossir votre cour.
Mais le doit-il, madame ? et sa reconnaissance
Ne peut-elle éclater que dans sa dépendance ?
Toujours humble, toujours le timide Néron
N’ose-t-il être Auguste et César que de nom ?
Vous le dirai-je enfin ? Rome le justifie.
Rome, à trois affranchis si longtemps asservie,
À peine respirant du joug qu’elle a porté,
Du règne de Néron compte sa liberté.
Que dis-je ? la vertu semble même renaître.
Tout l’empire n’est plus la dépouille d’un maître :
Le peuple au Champ-de-Mars nomme ses magistrats ;
César nomme les chefs sur la foi des soldats ;
Thraséas au sénat, Corbulon dans l’armée,
Sont encore innocents, malgré leur renommée ;
— Les déserts, autrefois peuplés de sénateurs,
Ne sont plus habités que par leurs délateurs.
    Qu’importe que César continue à nous croire,
Pourvu que nos conseils ne tendent qu’à sa gloire ;
Pourvu que dans le cours d’un règne florissant
Rome soit toujours libre, et César tout-puissant ?
Mais, madame, Néron suffit pour se conduire.
J’obéis, sans prétendre à l’honneur de l’instruire.
Sur ses aïeux sans doute il n’a qu’à se régler ;
Pour bien faire, Néron n’a qu’à se ressembler.
Heureux si ses vertus, l’une à l’autre enchaînées,
Ramènent tous les ans ses premières années !

Agrippine jugée par son fils

Néron.

Et ne connais-tu pas l’implacable Agrippine ?
Mon amour inquiet déjà se l’imagine
Qui m’amène Octavie, et d’un œil enflammé
Atteste les saints droits d’un nœud qu’elle a formé,
Et, portant à mon cœur des atteintes plus rudes,
Me fait un long récit de mes ingratitudes.
De quel front soutenir ce fâcheux entretien ?

Narcisse.

N’êtes-vous pas, seigneur, votre maître et le sien ?
Vous verrons-nous toujours trembler sous sa tutelle ?
Vivez, régnez pour vous, c’est trop régner pour elle.
Craignez-vous ? Mais, seigneur, vous ne la craignez pas ;
Vous venez de bannir le superbe Pallas,
Pallas, dont vous savez qu’elle soutient l’audace.

Néron.

Éloigné de ses yeux, j’ordonne, je menace,
J’écoute vos conseils, j’ose les approuver ;
Je m’excite contre elle, et tâche à la braver,
Mais (je t’expose ici mon âme toute nue),
Sitôt que mon malheur me ramène à sa vue,
Soit que je n’ose encor démentir le pouvoir
De ces yeux où j’ai lu si longtemps mon devoir ;
Soit qu’à tant de bienfaits ma mémoire fidèle
Lui soumette en secret tout ce que je tiens d’elle ;
Mais enfin mes efforts ne me servent de rien :
Mon génie étonné tremble devant le sien.
Et c’est pour m’affranchir de cette dépendance
Que je la fuis partout, que même je l’offense,
Et que, de temps en temps, j’irrite ses ennuis,
Afin qu’elle m’évite autant que je la fuis.

L’Enthousiasme du martyre

POLYEUCTE, NÉARQUE.

Néarque.

Où pensez-vous aller ?

Polyeucte.

                                     Au temple, où l’on m’appelle.

Néarque.

Quoi ? vous mêler aux vœux d’une troupe infidèle !
Oubliez-vous déjà que vous êtes chrétien ?

Polyeucte.

Vous par qui je le suis, vous en souvient-il bien ?

Néarque.

J’abhorre les faux Dieux.

Polyeucte.

                                         Et moi, je les déteste.

Néarque.

Je tiens leur culte impie.

Polyeucte.

                                       Et je le tiens funeste.

Néarque.

Fuyez donc leurs autels.

Polyeucte.

                                      Je les veux renverser,
Et mourir dans leur temple, ou les y terrasser.
Allons, mon cher Néarque, allons aux jeux des hommes
Braver l’idolâtrie, et montrer qui nous sommes :
C’est l’attente du ciel, il nous la faut remplir ;
Je viens de le promettre, et je vais l’accomplir.
Je rends grâces au Dieu que tu m’as fait connaître
De cette occasion qu’il a sitôt fait naître,
Où déjà sa bonté, prête à me couronner,
Daigne éprouver la foi qu’il vient de me donner.

Néarque.

Ce zèle est trop ardent, souffrez qu’il se modère.

Polyeucte.

On n’en peut avoir trop pour le Dieu qu’on révère.

Néarque.

Vous trouverez la mort.

Polyeucte.

                                       Je la cherche pour lui,

Néarque.

Et si ce cœur s’ébranle ?

Polyeucte.

                                        Il sera mon appui.

Néarque.

Il ne commande point que l’on s’y précipite.

Polyeucte.

Plus elle est volontaire, et plus elle mérite.

Néarque.

Il suffit, sans chercher, d’attendre et de souffrir.

Polyeucte.

On souffre avec regret quand on n’ose s’offrir.

Néarque.

Mais dans ce temple enfin la mort est assurée.

Polyeucte.

Mais dans le ciel déjà la palme est préparée.

Néarque.

Par une sainte vie il faut la mériter.

Polyeucte.

Mes crimes, en vivant, me la pourraient ôter.
Pourquoi mettre au hasard ce que la mort assure ?
Quand elle ouvre le ciel, peut-elle sembler dure ?
Je suis chrétien, Néarque, et le suis tout à fait ;
La foi que j’ai reçue aspire à son effet.
Qui fuit croit lâchement, et n’a qu’une foi morte.

Néarque.

Ménagez votre vie, à Dieu même elle importe :
Vivez pour protéger les chrétiens en ces lieux.

Polyeucte.

L’exemple de ma mort les fortifiera mieux.

Néarque.

Vous voulez donc mourir ?

Polyeucte.

                                            Vous aimez donc à vivre ?

Néarque.

Je ne puis déguiser que j’ai peine à vous suivre :
Sous l’horreur des tourments je crains de succomber.

Polyeucte.

Qui marche assurément n’a point peur de tomber :
Dieu fait part, au besoin, de sa force infinie.
Qui craint de le nier, dans son âme le nie :
Il croit le pouvoir faire, et doute de sa foi.

Néarque.

Qui n’appréhende rien présume trop de soi.

Polyeucte.

J’attends tout de sa grâce, et rien de ma faiblesse.
Mais loin de me presser, il faut que je vous presse !
D’où vient cette froideur ?

Néarque.

                                           Dieu même a craint la mort.

Polyeucte.

Il s’est offert pourtant : suivons ce saint effort.

La Provocation

LE COMTE, D. RODRIGUE.

D. Rodrigue.

À moi, comte, deux mots.

Le Comte.

                                          Parle.

D. Rodrigue.

                                                   Ôte-moi d’un doute.
Connais-tu bien don Diègue ?

Le Comte.

                                               Oui.

D. Rodrigue.

                                                      Parlons bas ; écoute.
Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu38,
La vaillance et l’honneur de son temps ? le sais-tu ?

Le Comte.

Peut-être.

D. Rodrigue.

                Cette ardeur que dans les yeux je porte,
Sais-tu que c’est son sang ? le sais-tu ?

Le Comte.

                                                               Que m’importe ?

D. Rodrigue.

À quatre pas d’ici je te le fais savoir.

Le Comte.

Jeune présomptueux !

D. Rodrigue.

                                   Parle sans t’émouvoir.
Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées
La valeur n’attend point le nombre des années.

Le Comte.

Te mesurer à moi ! qui t’a rendu si vain,
Toi qu’on n’a jamais vu les armes à la main ?

D. Rodrigue.

Mes pareils à deux fois ne se font point connaître,
Et pour leurs coups d’essai veulent des coups de maître.

Le Comte.

Sais-tu bien qui je suis ?

D. Rodrigue.

                                       Oui ; tout autre que moi
Au seul bruit de ton nom pourrait trembler d’effroi.
Les palmes dont je vois ta tête si couverte
Semblent porter écrit le destin de ma perte.
J’attaque en téméraire un bras toujours vainqueur ;
Mais j’aurai trop de force, ayant assez de cœur.
À qui venge son père il n’est rien impossible.
Ton bras est invaincu, mais n’est pas invincible.

Le Comte.

Ce grand cœur qui paraît aux discours que tu tiens,
Par tes yeux, chaque jour, se découvrait aux miens ;
Et croyant voir en toi l’honneur de la Castille,
Mon âme avec plaisir te destinait ma fille.
Je sais ta passion, et suis ravi de voir
Que tous ses mouvements cèdent à ton devoir ;
Qu’ils n’ont point affaibli cette ardeur magnanime ;
Que ta haute vertu répond à mon estime ;
Et que voulant pour gendre un cavalier parfait,
Je ne me trompais point au choix que j’avais fait ;
Mais je sens que pour toi ma pitié s’intéresse ;
J’admire ton courage, et je plains ta jeunesse.
Ne cherche point à faire un coup d’essai fatal ;
Dispense ma valeur d’un combat inégal ;
Trop peu d’honneur pour moi suivrait cette victoire :
À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.
On te croirait toujours abattu sans effort ;
Et j’aurais seulement le regret de ta mort.

D. Rodrigue.

D’une indigne pitié ton audace est suivie :
Qui m’ose ôter l’honneur craint de m’ôter la vie ?

Le Comte.

Retire-toi d’ici.

D. Rodrigue.

                         Marchons sans discourir.

Le Comte.

Es-tu si las de vivre ?

D. Rodrigue.

                                  As-tu peur de mourir ?

Le Comte.

Viens, tu fais ton devoir, et le fils dégénère
Qui survit un moment â l’honneur de son père.

Défense de Rodrigue

D. Diègue.

                                         Qu’on est digne d’envie
Lorsqu’en perdant la force on perd aussi la vie,
Et qu’un long âge apprête aux hommes généreux,
Au bout de leur carrière, un destin malheureux !
Moi, dont les longs travaux ont acquis tant de gloire,
Moi, que jadis partout a suivi la victoire,
Je me vois aujourd’hui, pour avoir trop vécu,
Recevoir un affront et demeurer vaincu.
Ce que n’a pu jamais combat, siège, embuscade,
Ce que n’a pu jamais Aragon, ni Grenade,
Ni tous vos ennemis, ni tous mes envieux.
Le comte en votre cour l’a fait presque à vos yeux,
Jaloux de votre choix, et fier de l’avantage
Que lui donnait sur moi l’impuissance de l’âge.
Sire, ainsi ces cheveux blanchis sous le harnois,
Ce sang pour vous servir prodigué tant de fois,
Ce bras, jadis l’effroi d’une armée ennemie,
Descendaient au tombeau tout chargés d’infamie,
Si je n’eusse produit un fils digne de moi,
Digne de son pays et digne de son roi :
Il m’a prêté sa main, il a tué le comte ;
Il m’a rendu l’honneur, il a lavé ma honte.
Si montrer du courage et du ressentiment,
Si venger un soufflet mérite un châtiment,
Sur moi seul doit tomber l’éclat de la tempête :
Quand le bras a failli, l’on en punit la tête.
Qu’on nomme crime, ou non, ce qui fait nos débats,
Sire, j’en suis la tête, il n’en est que le bras.
Si Chimène se plaint qu’il a tué son père,
Il ne l’eût jamais fait si je l’eusse pu faire.
Immolez donc ce chef que les ans vont ravir,
Et conservez pour vous le bras qui peut servir.
Aux dépens de mon sang satisfaites Chimène :
Je n’y résiste point, je consens à ma peine ;
Et, loin de murmurer d’un rigoureux décret,
Mourant sans déshonneur, je mourrai sans regret.

Charles-Quint et un jeune Moine de Saint-Just

Charles-Quint.

Allons, mon frère, il est temps de se lever ; vous dormez trop pour un jeune novice qui doit être fervent.

Le Moine.

Quand voulez-vous que je dorme, sinon pendant que je suis jeune ? Le sommeil n’est point incompatible avec la ferveur.

Charles-Quint.

Quand on aime l’office, on est bientôt éveillé.

Le moine.

Oui, quand on est à l’âge de Votre Majesté ; mais au mien on dort tout debout.

Charles-Quint.

Hé bien ! mon frère, c’est aux gens de mon âge à éveiller la jeunesse trop endormie.

Le Moine.

Est-ce que vous n’avez plus rien de meilleur à faire ? Après avoir si longtemps troublé le repos du monde entier, ne sauriez-vous me laisser le mien ?

Charles-Quint.

Je trouve qu’en se levant ici de bon matin, on est encore bien en repos dans cette profonde solitude.

Le Moine.

Je vous entends, Sacrée Majesté : quand vous vous êtes levé ici de bon matin, vous y trouvez la journée bien longue : vous êtes accoutumé à un plus grand mouvement ; avouez-le sans façon, vous vous ennuyez de n’avoir ici qu’à prier Dieu, qu’à monter vos horloges, et qu’à éveiller de pauvres novices qui ne sont pas coupables de votre ennui.

Charles-Quint.

J’ai ici douze domestiques que je me suis réservés.

Le Moine.

C’est une triste conversation pour un homme qui était en commerce avec toutes les nations connues.

Charles-Quint.

J’ai un petit cheval pour me promener dans ce beau vallon orné d’orangers, de myrtes, de grenadiers, de lauriers et de mille fleurs, au pied de ces belles montagnes de l’Estramadure, couvertes de troupeaux innombrables.

Le Moine.

Tout cela est beau ; mais tout cela ne parle point Vous voudriez un peu de bruit et de fracas.

Charles-Quint.

J’ai cent mille écus de pension.

Le Moine.

Assez mal payés. Le roi votre fils n’en a guère de soin.

Charles-Quint.

Il est vrai qu’on oublie bientôt les gens qui se sont dépouillés et dégradés.

Le Moine.

Ne comptiez-vous pas là-dessus quand vous avez quitté vos couronnes ?

Charles-Quint.

Je voyais bien que cela devait être ainsi.

Le Moine.

Si vous avez compté là-dessus, pourquoi vous étonnez-vous de le voir arriver ? Tenez-vous-en à votre premier projet ; renoncez à tout ; oubliez tout ; ne désirez plus rien ; reposez-vous, et laissez reposer les autres.

Charles-Quint.

Mais je vois que mon fils, après la bataille de Saint-Quentin, n’a pas su profiter de la victoire ; il devrait être déjà à Paris. Le comte d’Egmont lui a gagné une autre bataille à Gravelines ; il laisse tout perdre. Voilà Calais repris par le duc de Guise sur les Anglais, voilà ce même duc qui a pris Thionville pour couvrir Metz. Mon fils gouverne mal : il ne suit aucun de mes conseils ; il ne me paye point ma pension ; il méprise ma conduite et les plus fidèles serviteurs dont je me suis servi. Tout cela me chagrine et m’inquiète.

Le Moine.

Quoi ! n’étiez-vous venu chercher le repos dans cette retraite, qu’à condition que le roi votre fils ferait des conquêtes, croirait tous vos conseils, et achèverait d’exécuter tous vos projets.

Charles-Quint.

Non ; mais je croyais qu’il ferait mieux.

Le Moine.

Puisque vous avez tout, quitté pour être en repos, demeurez-y, quoi qu’il arrive, laissez faire le roi votre fils comme il voudra. Ne faites point dépendre votre tranquillité des guerres qui agitent le monde ; vous n’en êtes sorti que pour ne plus en entendre parler. Mais, dites la vérité, vous ne connaissiez guère la solitude quand vous l’avez cherchée ; c’est par inquiétude que vous avez désiré le repos.

Charles-Quint.

Hélas ! mon pauvre enfant, tu ne dis que trop vrai ; et Dieu veuille que tu ne te sois point mécompté comme moi en quittant le monde pour ce noviciat.

Danton et Robespierre jugés par Barbaroux

Âme sèche et haineuse, et vanité souffrante,
Dans tous ses ennemis il voit ceux de l’État,
Et dans sa propre injure un public attentat.
En ce point seulement à Danton il ressemble,
Qu’auprès du sang versé l’un ni l’autre ne tremble.
Ignorant tous les deux que le péril pressant
N’excusera jamais la mort d’un innocent.
Ils diffèrent d’ailleurs d’esprit et d’apparence,
Comme la passion de la persévérance.
L’un, fougueux, se repose après avoir vaincu ;
L’autre avance toujours, tenace et convaincu,
Et, succédant aux chefs qui restent en arrière,
De la dernière place il passe à la première.
Laborieux rhéteur, son travail incessant,
D’un effort acharné cherche un génie absent ;
Et tandis que Danton, amoureux du caprice,
Abandonne sa verve à l’heure inspiratrice,
Lui fatigue sa plume à polir, jour et nuit,
De creux discours, enflés de mots qui font du bruit,
Où, tout ce que j’ai pu comprendre, c’est qu’il rêve
L’idéal de Rousseau dont il se dit l’élève.
En théorie autant il paraît absolu,
Autant pour les moyens il est irrésolu ;
Lorsque Danton agit, Robespierre déclame
Ses lieux communs sans ordre et ses phrases sans âme.

Les Prodigalités d’Harpagon

HARPAGON, VALERE, maitre JACQUES.

Harpagon.

Valère, aide-moi à ceci. Or ça, maître Jacques, approchez-vous ; je vous ai gardé pour le dernier.

Me Jacques.

Est-ce à votre cocher, monsieur, ou bien à votre cuisinier que vous voulez parler ? car je suis l’un et l’autre.

Harpagon.

C’est à tous les deux.

Me Jacques.

Mais à qui des deux le premier ?

Harpagon.

Au cuisinier.

Me Jacques.

Attendez donc, s’il vous plaît.

(Maître Jacques ôte sa casaque de cocher et paraît vêtu en cuisinier.)

Harpagon.

Quel diantre de cérémonie est-ce cela ?

Me Jacques.

Vous n’avez qu’à parler.

Harpagon.

Je me suis engagé, maître Jacques, à donner ce soir à souper.

M° Jacques, à part.

Grande merveille !

Harpagon.

Dis-moi un peu, nous feras-tu bonne chère ?

Me Jacques.

Oui, si vous me donnez bien de l’argent.

Harpagon.

Que diable, toujours de l’argent ! Il semble qu’ils n’aient autre chose à dire : de l’argent, de l’argent, de l’argent ! Ah ! ils n’ont que ce mot à la bouche, de l’argent ! Toujours parler d’argent ! Voilà leur épée de chevet, de l’argent !

Valère.

Je n’ai jamais vu de réponse plus impertinente que celle-là. Voilà une belle merveille que de faire bonne chère avec bien de l’argent ! C’est une chose la plus aisée du monde, et il n’y a si pauvre esprit qui n’en fit bien autant ; mais, pour agir en habile homme, il faut parler de faire bonne chère avec peu d’argent !

Me Jacques.

Bonne chère avec peu d’argent !

Valère.

Oui.

Me Jacques, à Valère.

Par ma foi, monsieur l’intendant, vous nous obligerez de nous faire voir ce secret, et de prendre mon office de cuisinier ; aussi bien vous mêlez-vous souvent d’être le factotum ?

Harpagon.

Taisez-vous ! Qu’est-ce qu’il nous faudra ?

Me Jacques.

Voilà monsieur votre intendant, qui vous fera bonne chère pour peu d’argent.

Harpagon.

Haïe ! je veux que tu me répondes.

Me Jacques.

Combien serez-vous de gens à table ?

Harpagon.

Nous serons huit ou dix ; mais il ne faut prendre que huit. Quand il y a à manger pour huit, il y en a bien pour dix.

Valère.

Cela s’entend.

Me Jacques.

Eh bien ! il faudra quatre grands potages et cinq assiettes… Potages… Entrées…

Harpagon.

Que diable ! voilà pour traiter toute une ville entière.

Me Jacques.

Rôt…

Harpagon, mettant la main sur la bouche de maître Jacques.

Ah ! traître, tu manges tout mon bien.

Me Jacques.

Entremets…

Harpagon, mettant encore la main sur la bouche de maître Jacques.

Encore.

Valère, à maître Jacques.

Est-ce que vous avez envie de faire crever tout le monde ? et monsieur a-t-il invité des gens pour les assassiner à force de mangeaille ? Allez-vous-en lire un peu les préceptes de la santé, et demander aux médecins s’il y a rien de plus préjudiciable à l’homme que de manger avec excès.

Harpagon.

Il a raison.

Valère.

Apprenez, maître Jacques, vous et vos pareils, que c’est un coupe-gorge qu’une table remplie de trop de viandes ; que, pour se bien montrer ami de ceux que l’on invite, il faut que la frugalité règne dans les repas qu’on donne ; et que, suivant le dire d’un ancien, il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger.

Harpagon.

Ah ! que cela est bien dit ! approche, que je t’embrasse pour ce mot. Voilà la plus belle sentence que j’aie entendue de ma vie : il faut vivre pour manger, et non pas manger pour vi… Non, ce n’est pas cela. Comment est-ce que tu dis ?

Valère.

Qu’il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger.

Harpagon, à maître Jacques.

Oui. Entends-tu ? (À Valère.) Qui est le grand homme qui a dit cela ?

Valère.

Je ne me souviens pas maintenant de son nom.

Harpagon.

Souviens-toi de m’écrire ces mots : je les veux faire graver en lettres d’or sur la cheminée de ma salle.

Valère.

Je n’y manquerai pas ; et, pour votre souper, vous n’avez qu’à me laisser faire, je réglerai tout cela comme il faut.

Harpagon.

Fais donc.

Me Jacques.

Tant mieux ! j’en aurai moins de peine.

Harpagon, à Valère.

Il faudra de ces choses dont on ne mange guère, et qui rassasient d’abord ; quelque bon haricot bien gras, avec quelque pâté en pot bien garni de marrons. Là, que cela foisonne.

Valère.

Reposez-vous sur moi.

Harpagon.

Maintenant, maître Jacques, il faut nettoyer mon carrosse.

Me Jacques.

Attendez ; ceci s’adresse au cocher. (Maître Jacques remet sa casaque.) Vous dites ?…

Harpagon.

Qu’il faut nettoyer mon carrosse et tenir mes chevaux tout prêts pour conduire à la foire…

Me Jacques.

Vos chevaux, monsieur ? Ma foi, ils ne sont point du tout en étal de marcher. Je ne vous dirai point qu’ils sont sur la litière : les pauvres bêtes n’en ont point, et ce serait mal parler ; mais vous leur faites observer des jeûnes si austères, que ce ne sont plus rien que des idées ou des fantômes, des façons de chevaux.

Harpagon.

Les voilà bien malades ! ils ne font rien.

Me Jacques.

Et pour ne faire rien, monsieur, est-ce qu’il ne faut rien manger ? Il leur vaudrait bien mieux, les pauvres animaux, de travailler beaucoup, de manger de même. Cela me fend le cœur, de les voir exténués ; car, enfin, j’ai une tendresse pour mes chevaux, qu’il me semble que c’est moi-même quand je les vois pâtir. Je m’ôte tous les jours pour eux les choses de la bouche ; et c’est être, monsieur, d’un naturel trop dur, que de n’avoir nulle pitié de son prochain.

Harpagon.

Le travail ne sera pas grand d’aller jusqu’à la foire.

Me Jacques.

Non, monsieur, je n’ai point le courage de les mener, et je ferais conscience de leur donner des coups de fouet dans l’état où ils sont. Comment voudriez-vous qu’ils traînassent un carrosse, ils ne peuvent pas se traîner eux-mêmes !

Valère.

Monsieur, j’obligerai le voisin Picard à se charger de les conduire ; aussi bien nous fera-t-il besoin ici pour apprêter le souper.

Me Jacques.

Soit. J’aime mieux encore qu’ils meurent sous la main d’un autre que sous la mienne.

Valère.

Maître Jacques fait bien le raisonnable !

Me Jacques.

Monsieur l’intendant fait bien le nécessaire !

Harpagon.

Paix !

Me Jacques.

Monsieur, je ne saurais souffrir les flatteurs ; et je vois que ce qu’il en fait, que ses contrôles perpétuels sur le pain et le vin, le bois, le sel et la chandelle, ne sont rien que pour vous gratter et vous faire sa cour. J’enrage de cela, et je suis fâché tous les jours d’entendre ce qu’on dit de vous ; car enfin je me sens pour vous de la tendresse, en dépit que j’en aie ; et, après mes chevaux, vous êtes la personne que j’aime le plus.

Harpagon.

Pourrais-je savoir de vous, maître Jacques, ce que l’on dit de moi ?

Me Jacques.

Oui, monsieur, si j’étais assuré que cela ne vous fâchât point.

Harpagon.

Non, en aucune façon.

Me Jacques.

Pardonnez-moi ; je sais fort bien que je vous mettrais en colère.

Harpagon.

Point du tout. Au contraire, c’est me faire plaisir, et je suis bien aise d’apprendre comme on parle de moi.

Me Jacques.

Monsieur, puisque vous le voulez, je vous dirai franchement qu’on se moque partout de vous, qu’on nous jette de tous côtés cent brocards à votre sujet, et que l’on n’est point plus ravi que de faire sans cesse des contes de votre lésine. L’un dit que vous faites imprimer des almanachs particuliers, où vous faites doubler les quatre-temps et les vigiles, afin de profiter des jeûnes où vous obligez votre monde ; l’autre, que vous avez toujours une querelle toute prête à faire à vos valets dans le temps des étrennes, ou de leur sortie d’avec vous, pour vous trouver une raison de ne leur donner rien : celui-là conte qu’une fois vous fîtes assigner le chat d’un de vos voisins pour vous avoir mangé un reste d’un gigot de mouton ; celui-ci, que l’on vous surprit, une nuit, en venant dérober vous-même l’avoine de vos chevaux ; et que votre cocher, qui était celui d’avant moi, vous donna dans l’obscurité je ne sais combien de coups de bâton dont vous ne voulûtes rien dire. Enfin, voulez-vous que je vous dise ? on ne saurait aller nulle part où l’on ne vous entende accommoder de toutes pièces : vous êtes la fable et la risée de tout le monde ; et jamais on ne parle de vous que sous les noms d’avare, de ladre et de vilain.

Harpagon, en battant maître Jacques.

Vous êtes un sot, un maraud, un coquin et un impudent.

Me Jacques.

Eh bien ! Ne l’avais-je pas deviné ? Vous ne m’avez pas voulu croire. Je vous avais bien dit que je vous fâcherais de vous dire la vérité.

Harpagon.

Apprenez à qui parler.

Le Ménage d’un parvenu

Strepsiade.

Il me naquit un fils, et voilà le ménage
En guerre, pour donner un nom au personnage.
Ma très illustre épouse, entêtement fatal !
Exige un nom en « Hipp » autrement dit : « Cheval. »
« Cheval blond, beau cheval ! » En bon grec : « Callippide ! »
Moi, du nom de l’aïeul, je disais « Phidonide, »
C’est-à-dire : « Économe. » Et déjà le conflit
Prenait un tour fâcheux, quand par un trait d’esprit,
Pour ramener la paix entre la femme et l’homme,
J’inventai « Phidippide » — « Écuyer économe ! »
Mais elle, le tenant dans ses bras : « Cher enfant,
Dieux ! quel bonheur pour moi, lorsque tu seras grand,
Si, debout sur un char, dans un habit splendide,
Comme les Mégaclès, triomphant, intrépide,
Tu parais sous nos murs ! » — Moi, j’ajoutais tout bas :
« Sous un savon grossier ne te verrai-je pas
Mener, comme autrefois ton pauvre et sage père,
Ramener les chevreaux à la crèche grossière ? »
— Soins perdus ! Vain espoir ! La rage du cheval
Le prit dès le bas âge et mit ma bourse à mal.

Une Victime de Tartuffe

Orgon.

Ah ! je me réjouis de vous voir assemblés.
Je porte en ce contrat de quoi vous faire rire,
Et vous savez déjà ce que cela veut dire.

Mariane, aux genoux d’Orgon.

Mon père, au nom du ciel qui connaît ma douleur,
Et par tout ce qui peut émouvoir votre cœur,
Relâchez-vous un peu des droits de la naissance,
Et dispensez mes vœux de cette obéissance.
Ne me réduisez point, par cette dure loi,
Jusqu’à me plaindre au ciel de ce que je vous doi ;
Et cette vie, hélas ! que vous m’avez donnée,
Ne me la rendez pas, mon père, infortunée.
Si, contre un doux espoir que j’avais pu former,
Vous me défendez d’être à ce que j’ose aimer,
Au moins, par vos bontés qu’à vos genoux j’implore,
Sauvez-moi du tourment d’être à ce que j’abhorre ;
Et ne me portez point à quelque désespoir,
En vous servant sur moi de tout votre pouvoir.

Orgon, se sentant attendrir.

Allons ferme, mon cœur, point de faiblesse humaine !

La Critique de l’École des femmes

LE MARQUIS, DORANTE.

Dorante.

Jamais on n’a rien vu de si plaisant que la diversité des jugements qui se font là-dessus : car enfin j’ai ouï condamner cette comédie à certaines gens par les mêmes choses que j’ai vu d’autres estimer le plus.

Le marquis.

Il est vrai. Je la trouve détestable, morbleu ! détestable, du dernier détestable, ce qu’on appelle détestable.

Dorante.

Et moi, mon cher marquis, je trouve le jugement détestable.

Le marquis.

Quoi ! chevalier, est-ce que tu prétends soutenir cette pièce ?

Dorante.

Oui, je prétends la soutenir.

Le marquis.

Parbleu ! je la garantis détestable.

Dorante.

Mais, marquis, par quelle raison, de grâce, celle comédie est-elle ce que tu dis !

Le marquis.

Pourquoi elle est détestable ?

Dorante.

Oui.

Le marquis.

Elle est détestable, parce qu’elle est détestable.

Dorante.

Après cela, il n’y a plus rien à dire : voilà son procès fait. Mais encore, instruis-nous, et nous dis les défauts qui y sont.

Le marquis.

Que sais-je, moi ! Je ne pas seulement donné la peine de l’écouter. Mais enfin je sais bien que je n’ai jamais rien vu de si méchant, Dieu me sauve ! et Dorilas contre qui j’étais, a été de mon avis.

Dorante.

L’autorité est belle, et te voilà bien appuyé !

Le marquis.

Il ne faut que voir les continuels éclats de rire que le parterre y fait. Je ne veux point d’autre chose pour témoigner qu’elle ne vaut rien.

Dorante.

Tu es donc, marquis, de ces messieurs du bel air qui ne veulent pas que le parterre ait du sens commun, et qui seraient fâchés d’avoir ri avec lui, fût-ce de la meilleure chose du monde ? Je vis l’autre jour sur le théâtre un de mes amis qui se rendit ridicule par là. Il écouta toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde ; et tout ce qui égayait les autres ridait son front. À tous les éclats de risée, il haussait les épaules et regardait le parterre en pitié ; et quelquefois aussi, le regardant avec dépit, il lui disait tout haut : « Ris donc, parterre, ris donc. » Ce fut une seconde comédie que le chagrin de notre ami : il la donna en galant homme à toute l’assemblée, et chacun demeura d’accord qu’on ne pouvait pas mieux jouer qu’il fit.

Apprends, marquis, je te prie, et les autres aussi, que le bon sens n’a point de place déterminée à la comédie ; que la différence du demi-louis d’or et de la pièce de quinze sous ne fait rien du tout au bon goût ; que debout ou assis on peut donner un mauvais jugement ; et qu’enfin, à le prendre en général, je me fierais assez à l’approbation du parterre, par la raison qu’entre ceux qui le composent il y en a plusieurs qui sont capables de juger d’une pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon d’en juger, qui est de se laisser prendre aux choses, et de n’avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule.

Le marquis.

Te voilà donc, chevalier, le défenseur du parterre ! Parbleu ! je m’en réjouis, et je ne manquerai pas de l’avertir que tu es de ses amis. Hai, hai…

Dorante.

Ris tant que tu voudras. Je suis pour le bon sens, et ne saurais souffrir les ébullitions de cerveau de nos marquis de Mascarille. J’enrage de voir de ces gens qui se traduisent en ridicules malgré leur qualité ; de ces gens qui décident toujours et parlent hardiment de toutes choses sans s’y connaître ; qui, dans une comédie, se récrieront aux méchants endroits et ne branleront pas à ceux qui sont bons ; qui, voyant un tableau ou écoutant un concert de musique, blâment de même, et louent tout à contre-sens, prennent par où ils peuvent les termes de l’art qu’ils attrapent, et ne manquent jamais de les estropier et de les mettre hors de place. Hé ! morbleu ! messieurs, taisez-vous. Quand Dieu ne vous a pas donné la connaissance d’une chose, n’apprêtez point à rire ceux qui vous entendent parler ; et songez qu’en ne disant mot on croira peut-être que vous êtes d’habiles gens.

Le marquis.

Parbleu ! chevalier, tu le prends là…

Dorante.

Mon Dieu ! marquis, ce n’est pas à toi que je parle ; c’est à une douzaine de messieurs qui déshonorent les gens de cour par leurs manières extravagantes, et font croire parmi le peuple que nous nous ressemblons tous. Pour moi je m’en veux justifier le plus qu’il me sera possible ; et je les dauberai tant en toutes rencontres, qu’à la fin ils se reliront sages.

Le marquis.

Dis-moi un peu, chevalier : crois-tu que Lysandre ait de l’esprit ?

Dorante.

Oui, sans doute, et beaucoup.

Le marquis.

Demande-lui ce qu’il lui semble de l’École des femmes ; tu verras qu’il te dira qu’elle ne lui plaît pas.

Dorante.

Hé ! mon Dieu ! il y en a beaucoup que le trop d’esprit gâte, qui voient mal les choses à force de lumières, et même qui seraient bien fâchés d’être de l’avis des autres, pour avoir la gloire de décider. Notre ami est de ces gens-là. Il veut être le premier de son opinion, et qu’on attende par respect son jugement. Toute approbation qui marche avant la sienne est un attentat sur ses lumières, dont il se venge hautement en prenant le contraire parti. Il veut qu’on le consulte sur toutes les affaires d’esprit ; et je suis sûr que si l’auteur lui eût montré sa comédie avant de la faire voir au public, il l’eût trouvée la plus belle du monde.

Le marquis.

Enfin, chevalier, tu crois défendre ta comédie en faisant la satire de ceux qui la condamnent…

Exposition des Plaideurs

Petit-Jean, traînant un gros sac de procès.

Ma foi, sur l’avenir bien fou qui se fîra :
Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera.
Un juge, l’an passé, me prit à son service ;
Il m’avait fait venir d’Amiens pour être suisse.
Tous ces Normands \ oublient se divertir de nous :
On apprend à hurler, dit l’autre, avec les loups.
Tout Picard que j’étais, j’étais un bon apôtre,
Et je faisais claquer mon fouet tout comme un autre.
Tous les plus gros monsieurs me parlaient chapeau bas
« Monsieur de Petit-Jean » ah ! gros comme le bras !
Mais, sans argent l’honneur n’est qu’une maladie,
Ma foi : j’étais un franc portier de comédie,
On avait beau heurter et m’ôter son chapeau,
On n’entrait pas chez nous sans graisser le marteau.
Point d’argent, point de suisse, et ma porte était close.
Il est vrai qu’à Monsieur j’en rendais quelque chose :
Nous comptions quelquefois.
On me donnait le soin
De fournir la maison de chandelle et de foin ;
Mais je n’y perdais rien. Enfin, vaille que vaille,
J’aurais sar le marché fort bien fourni la paille.
C’est dommage : il avait le cœur trop au métier ;
Tous les jours le premier aux plaids, et le dernier.
Et bien souvent tout seul ; si l’on l’eût voulu croire,
Il s’y serait couché sans manger et sans boire.
Je lui disais parfois : « Monsieur Perrin Dandin,
Tout franc, vous vous levez tous les jours trop matin :
Qui veut voyager loin ménage sa monture.
Buvez, mangez, dormez, et faisons feu qui dure. »
Il n’en a tenu compte. Il a si bien veillé
Et si bien fait, qu’on dit que son timbre est brouillé.
Il nous veut tous juger les uns après les autres.
Il marmotte toujours certaines patenôtres
Où je ne comprends rien. Il veut, bon gré, mal gré,
Ne se coucher qu’en robe et qu’en bonnet carré.
Il fit couper la tête à son coq, de colère,
Pour l’avoir éveillé plus tard qu’à l’ordinaire ;
Il disait qu’un plaideur dont l’affaire allait mal
Avait graissé la patte à ce pauvre animal.
Depuis ce bel arrêt, le pauvre homme a beau faire,
Son fils ne souffre plus qu’on lui parle d’affaire.
Il nous le fait garder jour et nuit, et de près :
Autrement serviteur, et mon homme est aux plaids,
Pour s’échapper de nous, Dieu sait s’il est allègre.
Pour moi, je ne dors plus : aussi je deviens maigre,
C’est pitié. Je m’étends, et ne fais que bâiller.
Mais veille qui voudra, voici mon oreiller.
Ma foi, pour cette nuit il faut que je m’en donne ;
Pour dormir dans la rue on n’offense personne.
Dormons !

Le Retour de l’Enfant prodigue

MONTE-PRADE, FABRICE.

Fabrice.

                     Mon père, embrassez donc Fabrice.

Monte-Prade.

C’est bien… plus tard… (À part.) Il a toujours la cicatrice
Qu’il s’était faite au front en tombant de mes bras…
Quand je vivrais cent ans, je ne l’oublierais pas !
— Pauvre enfant ! me voyant tout tremblant et tout blême
Ce n’est rien, disait-il, ne pleure pas, je t’aime…
Et tandis qu’une main allait me caressant,
De son cher petit front l’autre essuyait le sang…
Béni soit Dieu qui rend mon fils à ma vieillesse !
Tiens, je pleure et n’ai pas honte de ma faiblesse.

Fabrice.

Pleurez, pleurez ! laissez couler ce doux pardon
Sur l’ingrat voyageur et sur son abandon.

Monte-Prade.

Oui, oui, je te pardonne avec pleine indulgence.
L’heure de ton retour a payé ton absence41.
Tu ne t’en iras plus, n’est-ce pas ?

Fabrice.

                                                       Non, jamais.

Péripétie du IVe acte de l’Honneur et l’Argent

GEORGE, RODOLPHE.

George.

Depuis quand ce métier d’écouteur assidu ?

Rodolphe.

C’est depuis que tu crains, mon cher, d’être entendu.
À toute heure, autrefois, je pouvais te surprendre,
Étant sur d’approuver ce que j’allais entendre.
Un jour, — je m’en souviens encore mot pour mot, —
À ce même banquier faisant sonner la dot :
« Je ne vends, disais-tu, ni mon corps ni mon Âme,
Et ne me marirai que pour aimer ma femme. »
Ali ! tu trouvais alors des accents convaincus ;
Tu n’aurais pas molli devant cent mille écus ;
Le cœur vivait alors, et l’on t’eût bien fait rire,
Si les gens clairvoyants étaient venus te dire
Qu’il pourrait arriver, certain jour, certain cas
Où quelque cinquante ans ne t’effrayeraient pas.

George.

Si j’ai changé d’avis, connaissant mieux les hommes,
Ne m’en accuse pas, mais le siècle où nous sommes.

Rodolphe.

Le siècle ! et comment ?

George.

                                       Oui, ce siècle sans pudeur.
Ce siècle où la richesse est la seule grandeur,
Où l’on comble d’égards le fripon qui s’engraisse,
Où la probité pauvre est un manque d’adresse.

Rodolphe.

Ah ! ah !

George.

               J’ai fait, je crois, une honnête action
Qu’en ai-je retiré ?

Rodolphe.

                              Ton approbation.
Que diable ! est-ce qu’on fait le bien pour un salaire ?
Il serait trop commode, en ce cas, de bien faire ;
Et si c’est le profit que l’on a calculé,
On n’a pas agi bien, on a bien spéculé.

George.

Mon approbation, morbleu ! renoûra-t-elle
Mon union rompue avec mon infidèle ?

Rodolphe.

Non ; mais, ayant agi comme il fallait agir,
Tu peux à tes amis te montrer sans rouvrir ;
Je te serre la main, moi : c’est bien quelque chose,
Je ne la serre pas à beaucoup, et pour cause.

George.

Comme pour m’enfoncer plus avant le poignard,
Le sort nous met ici tous les deux en regard :

Rodolphe.

Venge-toi noblement, et qu’elle soit punie
Par le regret d’avoir méconnu ton génie !
Travaille !

george.

                Ah ! mon génie ! oui, parlons-en un peu !
Je me crus animé de ce souffle de Dieu,
Et pour quelques dessins que vantaient mes convives.
Je suis peintre, disais-je en mes fiertés naïves !
Or, ce qu’on admirait d’un air si convaincu,
Je n’en puis pas trouver seulement un écu.
Le marchand, vois-tu bien, c’est la pierre de touche ;
Jamais le compliment n’approcha de sa bouche ;
Comme l’enthousiasme est son moindre défaut,
Quand on sort de chez lui l’on sait ce que l’on vaut,
Et on mesure alors la distance profonde
Du véritable artiste à l’artiste du monde.

Fragments de l’Oraison funèbre de la Reine d’Angleterre

Exorde

Celui qui règne dans les cieux, et de qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté et l’indépendance, est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois, et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et terribles leçons. Soit qu’il élève les trônes, soit qu’il les abaisse ; soit qu’il communique sa puissance aux princes, soit qu’il la retire à lui-même, et ne leur laisse que leur propre faiblesse, il leur apprend leurs devoirs d’une manière souveraine et digne de lui ; car, en leur donnant la puissance, il leur commande d’en user comme il fait lui-même, pour le bien du monde ; et il leur fait voir, en la retirant, que toute leur majesté est empruntée, et que, pour être assis sur le trône, ils n’en sont pas moins sous sa main et sous son autorité suprême. C’est ainsi qu’il instruit les princes, non-seulement par des discours et par des paroles, mais encore par des effets et par des exemples : Et nunc, Reges, intelligite ; erudimini, qui judicatis terram.

Chrétiens, que la mémoire d’une grande reine, fille, femme, mère de rois si puissants, et souveraine de trois royaumes, appelle de tous côtés à cette triste cérémonie, ce discours vous fera paraître un de ces exemples redoutables qui étaient aux yeux du monde sa vanité tout entière. Vous verrez dans une seule vie toutes les extrémités des choses humaines, la félicité sans bornes aussi bien que les misères ; une longue et paisible jouissance d’une des plus nobles couronnes de l’univers ; tout ce que peuvent donner de plus glorieux la naissance et la grandeur accumulé sur une tête qui ensuite est exposée à tous les outrages de la fortune ; la bonne cause d’abord suivie de bons succès, et depuis, des retours soudains, des changements inouïs : la rébellion longtemps retenue, à la fin tout à fait maîtresse ; nul frein. à la licence ; les lois abolies ; la majesté violée par des attentats jusqu’alors inconnus ; l’usurpation et la tyrannie sous le nom de liberté ; une reine fugitive, qui ne trouve aucune retraite dans trois royaumes, et à qui sa propre patrie n’est plus qu’un triste lieu d’exil ; neuf voyages sur mer, entrepris par une princesse, malgré les tempêtes ; l’Océan étonné de se voir traversé tant de fois en des appareils si divers et pour des causes si différentes ; un trône indignement renversé et miraculeusement rétabli : voilà les enseignements que Dieu donne aux rois. Ainsi fait-il voir au monde le néant de ses pompes et de ses grandeurs.

Si les paroles nous manquent, si les expressions ne répondent pas à un sujet si vaste et si relevé, les choses parleront assez d’elles-mêmes. Le cœur d’une grande reine, autrefois élevé par une si longue suite de prospérités, et puis plongé tout à coup dans un abîme d’amertumes, parlera assez haut ; et, s’il n’est pas permis aux particuliers de faire des leçons aux princes sur des événements si étranges, un Roi me prête ses paroles pour leur dire : », entendez, ô grands de la terre : instruisez-vous, arbitres du monde !

Cromwell

Un homme s’est rencontré d’une profondeur d’esprit incroyable, hypocrite raffiné autant qu’habile politique, capable de tout entreprendre et de tout cacher44, également actif et infatigable dans la paix et dans la guerre, qui ne laissait rien à la fortune de ce qu’il pouvait lui ôter par conseil et par prévoyance ; mais au reste si vigilant et si prêt à tout, qu’il n’a jamais manqué les occasions qu’elle lui a présentées ; enfin un de ces esprits remuants et audacieux qui semblent être nés pour changer le monde.

Que le sort de tels esprits est hasardeux, et qu’il en paraît dans l’histoire à qui leur audace a été funeste ! Mais aussi que ne font-ils pas, quand il plaît à Dieu de s’en servir ! Il fut donné à celui-ci de tromper les peuples et de prévaloir contre les rois.

Car, comme il eut aperçu que dans ce mélange infini de sectes, qui n’avaient plus de règles certaines, le plaisir de dogmatiser sans être repris ni contraint par aucune autorité ecclésiastique ni séculière était le charme qui possédait les esprits, il sut si bien les concilier par là, qu’il fit un corps redoutable de cet assemblage monstrueux. Quand une fois on a trouvé le moyen de prendre la multitude par l’appât de la liberté, elle suit en aveugle, pourvu qu’elle en entende seulement le nom. Ceux-ci, occupés du premier objet qui les avait transportés, allaient toujours sans regarder qu’ils allaient à la servitude, et leur subtil conducteur, qui, en combattant, en dogmatisant, en mêlant mille personnages divers, en faisant le docteur et le prophète aussi bien que le soldat et le capitaine, vit qu’il avait tellement enchanté le monde qu’il était regardé de toute l’armée comme un chef envoyé de Dieu pour la protection de l’indépendance, commença à s’apercevoir qu’il pouvait encore les pousser plus loin.

Je ne vous raconterai pas la suite trop fortunée de ses entreprises, ni ses fameuses victoires dont la vertu est indignée, ni cette longue tranquillité qui a étonné l’univers. C’était le conseil de Dieu d’instruire les rois à ne point quitter son Église. Il voulait découvrir, par un grand exemple, tout ce que peut l’hérésie ; combien elle est naturellement indocile et indépendante, combien fatale à la royauté et à toute autorité légitime. Au reste, quand ce grand Dieu a choisi quelqu’un pour être l’instrument de ses desseins, rien n’en arrête le cours : ou il enchaîne, ou il aveugle, ou il dompte tout ce qui est capable de résistance.

Songe d’Anne de Gonzague

Ce fut un songe admirable, de ceux que Dieu fait venir du ciel par le ministère des anges, dont les images sont si nettes et si démêlées, où l’on voit je ne sais quoi de céleste. Elle crut, c’est elle-même qui le raconte au saint abbé : écoutez, et prenez garde surtout de n’écouter pas avec mépris l’ordre des avertissements divins et la conduite de la grâce ; elle crut, dis-je, que, marchant seule dans une forêt, elle y avait rencontré un aveugle dans une petite loge. Elle s’approche pour lui demander s’il était aveugle de naissance, ou s’il l’était devenu par quelque accident. Il répondit qu’il était aveugle-né. « Vous ne savez donc pas, reprit-elle, ce que c’est que la lumière, qui est si belle et si agréable, et le soleil qui a tant d’éclat et de beauté ? — Je n’ai, dit-il, jamais joui de ce bel objet, et je ne m’en puis former aucune idée. Je ne laisse pas de croire, continua-t-il, qu’il est d’une beauté ravissante. » L’aveugle parut alors changer de voix et de visage, et prenant un ton d’autorité : « Mon exemple, dit-il, vous doit apprendre qu’il y a des choses très excellentes et très admirables qui échappent à notre vue, et qui n’en sont ni moins vraies ni moins désirables, quoiqu’on ne les puisse ni comprendre ni imaginer. »

C’est en effet qu’il manque un sens aux incrédules, comme à l’aveugle ; et ce sens, c’est Dieu qui le donne, selon ce que dit saint Jean : « Il nous a donné un sens pour connaître le vrai Dieu, et pour être en son vrai Fils. Dedit nobis sensum ut cognoscamus verum Deum, et simus in vero filio ejus. » Notre princesse le comprit. En même temps, au milieu d’un songe si mystérieux, elle fit l’application de la belle comparaison de l’aveugle aux vérités de la religion et de l’autre vie. Ce sont ses mots que je vous rapporte. Dieu, qui n’a besoin ni de temps ni d’un long circuit de raisonnements pour se faire entendre, tout à coup lui ouvrit les yeux. Alors, par une soudaine illumination, elle se sentit si éclairée (c’est elle-même qui continue à vous parler), et tellement transportée de la joie d’avoir trouvé ce qu’elle cherchait depuis si longtemps, qu’elle ne put s’empêcher d’embrasser l’aveugle, dont le discours lui découvrait une plus belle lumière que celle dont il était privé. « Et, dit-elle, il se répandit dans mon cœur une joie si douce et une foi si sensible, qu’il n’y a point de paroles capables de l’exprimer. »

Vous attendez, chrétiens, quel sera le réveil d’un sommeil si doux et si merveilleux. Écoutez, et reconnaissez que ce songe est vraiment divin. Elle s’éveilla là-dessus, dit-elle, et se trouva dans le même état où elle s’était vue dans cet admirable songe, c’est-à-dire tellement changée, qu’elle avait peine à le croire. Le miracle qu’elle attendait est arrivé ; elle croit, elle qui jugeait la foi impossible ; Dieu la change par une lumière soudaine, et par un songe qui tient de l’extase. Tout suit en elle la même force. « Je me levai, poursuit-elle, avec précipitation : mes actions étaient mêlées d’une joie et d’une activité extraordinaires. » Vous le voyez : cette nouvelle vivacité, qui animait ses actions, se ressent encore dans ses paroles. « Tout ce que je lisais sur la religion me touchait jusqu’à répandre des larmes. Je me trouvais à la messe dans un état bien différent de celui où j’étais accoutumée d’être. » Car c’était de tous les mystères celui qui lui paraissait le plus incroyable. « Mais alors, dit elle, il me semblait sentir la présence réelle de Notre-Seigneur, à peu près comme l’on sent les choses visibles, et dont on ne peut douter. »

Ainsi elle passa tout d’un coup d’une profonde obscurité à une lumière manifeste. Les nuages de son esprit sont dissipés : miracle aussi étonnant que celui où Jésus-Christ fit tomber en un instant des yeux de Saul converti cette espèce d’écailles dont ils étaient couverts. Qui donc ne s’écrierait à un si soudain changement : « Le doigt de Dieu est ici ? »

La Mort du pécheur

Le pécheur mourant, ne trouvant dans les souvenirs du passé que des regrets qui l’accablent, dans tout ce qui se passe à ses yeux que des images qui l’affligent, dans la pensée de l’avenir que des horreurs qui l’épouvantent, ne sait plus à qui avoir recours, ni aux créatures qui lui échappent, ni au monde qui s’évanouit, ni aux hommes qui ne sauraient le délivrer de la mort, ni au Dieu juste qu’il regarde comme un ennemi déclaré, et dont il ne doit plus attendre d’indulgence. Il se roule dans ses propres horreurs ; il se tourmente, il s’agite pour fuir la mort qui le saisit ou du moins pour se fuir lui-même : il sort de ses yeux mourants je ne sais quoi de sombre et de farouche qui exprime les fureurs de son âme ; il pousse du fond de sa tristesse des paroles entrecoupées de sanglots qu’on n’entend qu’à demi, et l’on ne sait si c’est repentir ou le désespoir qui les a formés : il jette sur un Dieu crucifié des regards affreux ; il entre dans des saisissements où l’on ignore si c’est le corps qui se dissout, ou l’âme qui sent l’approche de son juge ; il soupire profondément, et l’on ne sait si c’est le souvenir de ses crimes qui lui arrache ces soupirs, ou le désespoir de quitter la vie. Enfin, au milieu de ces tristes efforts, ses yeux se fixent, ses traits changent, son visage se défigure, sa bouche livide s’entr’ouvre d’elle-même : tout son corps frémit ; et parce dernier effort, son âme infortunée s’arrache comme à regret de ce corps de boue, tombe entre les mains de Dieu, et se trouve, seule, aux pieds du tribunal redoutable.

Profession de foi en 1789

Qu’ai-je donc fait de si coupable ? j’ai désiré que mon ordre fût assez habile pour donner aujourd’hui ce qui lui sera infailliblement arraché demain ; j’ai désiré qu’il s’assurât le mérite et la gloire de provoquer l’assemblée des trois ordres, que toute la Provence demande à l’envi… Voilà le crime de l’ennemi de la paix ! ou plutôt j’ai cru que le peuple pouvait avoir raison…

Ah ! sans doute un patricien souillé d’une telle pensée mérite des supplices ! Mais je suis bien plus coupable qu’on ne suppose ; car je crois que le peuple qui se plaint a toujours raison, que son infatigable patience attend constamment les derniers excès de l’oppression pour se résoudre il la résistance ; qu’il ne résiste jamais assez longtemps pour obtenir la réparation de tous ses griefs ; qu’il ignore trop que pour se rendre formidable à ses ennemis, il lui suffirait de rester immobile, et que le plus innocent comme le plus invincible des pouvoirs est celui de refuser à faire… Je pense ainsi ; punissez l’ennemi de la paix.

Mais vous, ministres d’un Dieu de paix, qui, instituée pour bénir et non pour maudire, avez lancé sur moi l’anathème, sans daigner même essayer de me ramener d’autres maximes ! Et vous, amis de la paix, qui dénoncez au peuple, avec la véhémence de la haine, le seul défenseur qu’il ait trouvé hors de son sein ; qui, pour cimenter la concorde, remplissez la capitale et la province de placards propres à armer le peuple des campagnes contre celui des villes, si vos faits ne réfutaient pas vos écrits ; qui, pour préparer les voies de conciliation, protestez contre le règlement provisoire de convocation des états généraux, parce qu’il donne au peuple un nombre de députés égal à ceux des autres ordres réunis ; et contre tout ce que fera l’assemblée nationale, si ses décrets n’assurent pas le triomphe de vos prétentions, l’éternité de vos privilèges ; généreux amis de la paix, j’interpelle ici votre honneur, et je vous somme de déclarer quelles expressions de mon discours ont attenté au respect dû à l’autorité royale ou aux droits de la nation ?… Nobles Provençaux, l’Europe est attentive ; pesez votre réponse. Hommes de Dieu, prenez garde, Dieu vous écoute.

Que si vous gardez le silence, si vous vous renfermez dans les vagues déclamations que vous avez lancées contre moi, souffrez que j’ajoute un mot : Dans tous les pays, dans tous les âges, les aristocrates ont implacablement poursuivi les amis du peuple ; et si, par je ne sais quelle combinaison de la fortune, il s’en est élevé quelqu’un dans leur sein, c’est celui-là surtout qu’ils ont frappé, avides qu’ils étaient d’inspirer la terreur par le choix de la victime. Ainsi périt le dernier des Gracques de la main des patriciens ; mais, atteint du coup mortel, il lança de la poussière vers le ciel, en attestant les dieux vengeurs ; et de cette poussière naquit Marius, Marius, moins grand pour avoir exterminé les Cimbres que pour avoir abattu dans Rome l’aristocratie de la noblesse.

Mais vous, communes, écoutez celui qui porte vos applaudissements dans son cœur sans en être séduit. L’homme n’est fort que par l’union ; il n’est heureux que par la paix. Soyez fermes, et non pas opiniâtres ; courageux, et non pas tumultueux ; libres, mais non pas indisciplinés ; sensibles, mais non pas enthousiastes. Ne vous arrêtez qu’aux difficultés importantes, et soyez alors entièrement inflexibles ; mais dédaignez les contentions de l’amour-propre, et ne mettez jamais en balance un homme et la patrie ; surtout hâtez autant qu’il est en vous l’époque de ces États généraux, qu’on vous accuse d’autant plus âprement de reculer, qu’on en redoute davantage les résultats : de ces États généraux, où tant de prétentions seront déjouées, tant de droits rétablie, tant de maux réparés ; de ces États généraux enfin, où le monarque lui-même désire que la France se régénère.

Pour moi qui, dans ma carrière publique, n’ai jamais craint que d’avoir tort-, moi qui, enveloppé de ma conscience et armé de principes, braverais l’univers, soit que mes travaux et ma voix vous soutiennent dans l’assemblée nationale, soit que mes vœux seuls vous y accompagnent ; de vaines clameurs, des protestations injurieuses, des menaces ardentes, toutes les convulsions, en un mot, des préjugés expirants, ne m’en imposeront pas. Eh ! comment s’arrêterait-il aujourd’hui dans sa course civique celui qui, le premier d’entre les Français, a professé hautement ses opinions sur les affaires nationales, dans un temps où les circonstances étaient bien moins urgentes et la tâche bien plus périlleuse ? Non ! les outrages ne lasseront pas ma constance : j’ai été, je suis, je serai jusqu’au tombeau l’homme de la liberté publique, l’homme de la constitution. Malheur aux ordres privilégiés, si c’est là plutôt être l’homme du peuple que celui des nobles ! car les privilèges finiront ; mais le peuple est éternel.

La Noblesse française en 1815

L’ancienne noblesse a repris une portion de ce que la loi royale de Louis XVI lui avait ôté ; elle a repris, d’après une loi, les titres qui faisaient partie de ce que lui avait enlevé une autre loi. La Charte dit : « La nouvelle noblesse conserve les siens. » On conserve ce qu’on a, on reprend ce qu’on n’a plus.

La Charte a donc rendu à la noblesse, quoi, Messieurs ? Ses titres, en ajoutant : « sans aucune exemption des charges et des devoirs de la société ». Maintenant que sont des titres sans exemptions, sans avantages, sans pouvoir ? Des mots plus ou moins sonores, plus ou moins agréables, dont quelques individus avaient tellement l’habitude d’entourer leur nom, qu’ils en avaient déjà demandé la permission à tous ceux qui avaient tenu en main la puissance ; la Charte, qui n’a voulu effrayer personne, a toléré cette récréation innocente.

Mais des titres qui ne sont, je le répète, soutenus par aucun pouvoir, favorisés par aucune exemption, constitueraient-ils une classe particulière dont les membres auraient entre eux des intérêts communs, c’est-à-dire différents de ceux du peuple ? Et quels seraient donc ces intérêts spéciaux appartenant à la noblesse seule ? Ce ne pourraient être les intérêts garantis par la Charte : ils sont communs à tous les Français. Seraient-ce des intérêts opposés, incompatibles avec l’égalité devant la loi, avec l’admissibilité à tous les emplois ? Pour défendre de pareils droits, ou plutôt de pareils privilèges, il faut avoir la force ; et où serait la force de la noblesse contre le peuple ? Certes, pour le bien de ceux mêmes qu’on voudrait investir d’une distinction dangereuse et illusoire, il faut repousser l’assertion imprudente de M. le rapporteur. Que je plaindrais la noblesse, si elle était une classe particulière, en présence de tant de classes rivales, en présence et du travail qui féconde la France, et de l’industrie qui l’enrichit, et du commerce qui multiplie les richesses, et des lumières qu’aucune vexation ne peut arrêter ; en présence de la propriété qui se dissémine et se disséminera toujours, quoi qu’on fasse, et d’une génération tout entière, forte et laborieuse, qui repousse tout ce qui dédaigne d’être de son espèce, parce qu’elle mérite et qu’elle veut l’égalité !

Réfléchissez-y bien ! N’est-il pas téméraire d’adopter un article de loi qui suppose, comme M. le rapporteur l’insinue, qu’on est disposé à crier à bas les nobles ! Chacun se demanderait : Qu’ont fait les nobles pour être l’objet d’une telle aversion ? Se séparent-ils du peuple avec insolence ? Se partagent-ils ses dépouilles avec avidité ? Ont-ils ravagé son territoire ? Conspirent-ils contre ses institutions ? Ces questions, Messieurs, le projet les provoque ; il n’est pas bien de les provoquer.

Nous parlera-t-on, comme dans le rapport, d’une tendance républicaine, contre laquelle il faut renforcer l’autorité royale ?

Messieurs, il y avait en France, en 1788, une monarchie absolue, avec ses lits de justice, ses lettres de cachet, sa police, sa censure. Ces choses amenèrent la révolution, qui fit momentanément de la France une république. Cette république fut livrée à une assemblée ignorante, furieuse, qui, par son mode électoral, avait pris soin d’empêcher que des choix nationaux n’en renouvelassent les éléments : elle étouffait les discussions par des vociférations ; elle accablait d’injures ceux de ses membres qui n’encensaient pas ses opinions ; elle dominait un directoire faible de talent, et violent par faiblesse : de là des procès politiques, des persécutions, et la servitude. Ces choses firent détester la république, et ramenèrent la monarchie.

Quand la république, opprime, il y a une tendance monarchique ; quand la monarchie opprime, il y a une tendance républicaine. Voyez laquelle de ces deux tendances vous voulez favoriser

Pour l’intérêt des nobles, laissez-les se confondre dans la nation ; qu’ils méritent d’être adoptés par elle, c’est une assez grande et une assez noble famille.

L’Éducation politique

Dès ses jeunes années, le fils du patricien, c’est-à-dire de l’homme public, envisage avec passion l’avenir qui l’attend en face de ses concitoyens. Il ne dédaigne pas les lettres ; car les lettres, il le sait, c’est la suprématie de l’esprit, c’est, avec l’éloquence et le goût, l’histoire du monde, la science des tyrannies et des libertés, la lumière reçue des temps, l’ombre de tous les grands hommes descendant de leur gloire dans l’âme qui veut leur ressembler, et lui apportant, avec la majesté de leur souvenir, le courage de faire comme eux. Chez les peuples vivants, la culture des lettres est, après la religion, le premier trésor public, l’arôme de la jeunesse et l’épée de l’âge viril. Le jeune patricien s’y plaît et s’y donne ; il s’y plaît, comme Démosthène, il s’y donne comme Cicéron ; et toutes ces images du beau, en le préparant au devoir de la cité, lui font déjà une arme présente contre les erreurs trop précoces de ses sens. Ainsi se forme, en de hautes méditations et de magnanimes habitudes, l’élite nationale d’un pays. Si la richesse y produit encore des voluptueux, elle y produit aussi des citoyens ; si elle énerve des âmes, elle on fortifie d’autres. Mais là où la patrie est un temple vide, qui n’attend rien de nous que le silence et le passage, il se crée une oisiveté formidable, où la force des âmes, s’il leur en reste, se dépense à se flétrir.

Quatrième partie.
Genre didactique — genre critique

Parabole merveilleuse

Dieu réveille en ce moment dans mon esprit le souvenir d’une histoire édifiante, dont vous avez tous autant besoin que moi, pour soulager votre piété du récit et du poids de ces horribles profanations. Il y avait donc, mes frères, très loin d’ici, dans une ville que je ne dois point nommer, pour ne pas vous faire connaître les parties intéressées ; il y avait, dis-je, un jeune homme d’une très grande famille, d’une parfaite conduite, de la plus belle espérance, et qui jouissait dans tout le pays de la meilleure réputation. C’était un fils unique connu par son excellent cœur, et qui faisait la gloire et les délices de ses parents. Il arriva que d’autres jeunes gens de son âge, avec lesquels il n’avait aucune liaison, se compromirent, de la manière la plus grave, dans une très mauvaise affaire avec sa propre famille, qui voulut absolument en avoir justice. On leur fit donc leur procès, qui fournit bientôt assez de preuves pour les pouvoir tous condamner à mort. La désolation était universelle dans la ville, où ils devaient subir leur triste sort au milieu de la place publique. Notre charitable jeune homme en fut touché ; et ne voyant pas d’autre moyen d’obtenir leur grâce, poussé par son bon naturel, il sut si bien s’y prendre, que, par un effort de la générosité la plus extraordinaire, il intervint comme partie principale dans ce procès criminel, en se substituant lui-même à cette troupe de malheureux. Ce n’est pas tout : il faut vous dire encore qu’il était fils du seigneur du lieu ; il poussa donc la charité jusqu’à se faire charger juridiquement, et à se charger par son propre fait de toute la responsabilité du crime qu’ils avaient commis, paraissant ainsi l’unique criminel aux yeux de la justice. De sorte que les juges ne virent plus et ne durent effectivement plus voir que lui seul à poursuivre et à punir.

On l’admira, on le plaignit. Mais la rigueur des formes et la lettre de la loi obligèrent les magistrats de prononcer contre lui, quoiqu’à regret, un arrêt de mort. Ce fut une consternation générale. Le jour de l’exécution est fixé au lendemain. Par une disposition de la Providence, au moment où le bourreau arrive sur la place pour préparer l’échafaud, il est frappé lui-même de mort subite en présence du tout le peuple. On s’écrie sur-le-champ de tous les côtés que c’est une déclaration manifeste du ciel, et qu’il faut absolument faire grâce au pauvre patient, victime volontaire du dévouement le plus héroïque. Tous les cœurs déchirés poussent à la fois le même cri en sa faveur. Mais, tout à coup, un autre jeune homme fait entendre sa voix au milieu de la multitude : c’était précisément l’un des complices impliqués dans le même procès criminel, et auquel un si beau sacrifice venait de sauver la vie. « Personne ne se présente, dit-il, pour dresser l’échafaud ; eh bien ! je prends sur moi ce soin. Il n’y a point de bourreau ! j’en ferai les fonctions, et je me charge du supplice. » Tout le monde frissonna d’horreur, comme nous tous tant que nous sommes ici présents, en entendant une proposition si barbare, que les juges n’étaient pas en droit de rejeter. Il se mit donc à l’œuvre, et la sentence fut exécutée.

Vous frémissez, mes frères ! À la bonne heure ! Mais je suppose que vous me comprenez. Ce jeune homme si intéressant qui vient de mourir en quelque sorte devant vous pour le salut de ses frères, savez-vous qui c’est ? C’est Jésus-Christ en son état de victime toujours vivante dans le sacrement de l’Eucharistie ! Et ce bourreau d’office, ce bourreau volontaire, qui est-il ? C’est vous tous, pécheurs sacrilèges qui m’écoutez. Jésus-Christ, votre rédempteur et le mien, s’était donné pour vous une seconde vie parle testament et par le prodige de son amour. Il semblait pour toujours à l’abri d’une nouvelle mort dans ce tabernacle. C’est vous tous, malheureux Judas, c’est vous qui avez renouvelé son supplice après sa résurrection ; c’est vous qui, par vos communions en état de péché mortel, avez dit, sinon en paroles, au moins par le fait, ce qui est pis encore : « Tirez Jésus-Christ du fond de ce sanctuaire où il est caché sous les voiles eucharistiques : livrez-le-moi sur cette table sainte : c’est moi qui vais le crucifier de nouveau : c’est moi qui veux élever de mes propres mains sa croix sur un autre calvaire : c’est moi qui me charge d’être son bourreau ! »

Le Tartare

Télémaque aperçoit bientôt le noir Tartare : il en sortait une fumée épaisse, dont l’odeur empestée donnerait la mort, si elle se répandait dans la demeure des vivants. Cette fumée couvrait un fleuve de feu et des tourbillons de flammes, dont le bruit, semblable à celui des torrents les plus impétueux quand ils s’élancent des plus hauts rochers dans le fond des abîmes, faisait qu’on ne pouvait rien entendre distinctement dans ces tristes lieux.

Télémaque entra sans crainte dans ce gouffre. D’abord il aperçut un grand nombre d’hommes qui avaient vécu dans les plus basses conditions, et qui étaient punis pour avoir cherché les richesses par des fraudes, des trahisons et des cruautés. Il remarqua beaucoup d’impies hypocrites qui, faisant semblant d’aimer la religion, s’en étaient servis comme d’un beau prétexte pour contenter leur ambition et pour se jouer des hommes crédules : ces hommes, qui avaient abusé de la vertu même, quoiqu’elle soit le plus grand don des dieux, étaient punis comme les plus scélérats de tous les hommes. Les enfants qui avaient égorgé leurs pères et leurs mères, les épouses qui avaient trempé leurs mains dans le sang de leurs époux, les traîtres qui avaient livré leur patrie après avoir violé tous les serments, souffraient des peines moins cruelles que ces hypocrites. Les trois juges des enfers l’avaient ainsi voulu ; et voici leur raison : c’est que les hypocrites ne se contentent pas d’être méchants comme le reste des impies ; ils veulent encore passer pour bons, et font, par leur fausse vertu, que les hommes n’osent plus se fier à la véritable.

Mais parmi toutes les ingratitudes, celle qui était punie comme la plus noire, c’est celle où l’on tombe contre les dieux. « Quoi donc ! disait Minos, on passe pour un monstre quand on manque de reconnaissance pour son père, ou pour un ami de qui on a reçu quelque secours : et on fait gloire d’être ingrat envers les dieux, de qui on tient la vie et tous les biens qu’elle renferme ! Ne leur doit-on pas sa naissance plus qu’au père même de qui on est né ! Plus tous ces crimes sont impunis et excusés sur la terre, plus ils sont dans les enfers l’objet d’une vengeance implacable à qui rien n’échappe. »

Là Télémaque aperçut des visages pâles, hideux et consternés. C’est une tristesse noire qui ronge ces criminels : ils ont horreur d’eux-mêmes, et ils ne peuvent non plus se délivrer de cette horreur que de leur propre nature ; ils n’ont point besoin d’autre châtiment de leur faute que leurs fautes mêmes ; ils les voient sans cesse dans toute leur énormité ; elles se présentent eux comme des spectres horribles, elles les poursuivent. Pour s’en garantir, ils cherchent une mort qui puisse éteindre tout sentiment et toute connaissance en eux ; ils demandent aux abîmes de les engloutir, pour se dérober aux rayons vengeurs de la vérité qui les persécute ; mais ils sont réservés à la vengeance qui distille sur eux goutte à goutte, et qui ne tarira jamais. La vérité qu’ils ont craint de voir fait leur supplice ; ils la voient, et n’ont des yeux que pour la voir s’élever contre eux ; sa vue les perce, les déchire, les arrache à eux-mêmes.

L’Hirondelle et les petits Oiseaux

        Une hirondelle en ses voyages
Avait beaucoup appris. Quiconque a beaucoup vu
        Peut avoir beaucoup retenu.
Celle-ci prévoyait jusqu’aux moindres orages,
        Et, devant qu’ils fussent éclos,
        Les annonçait aux matelots.
Il arriva qu’au temps que la chanvre46 se sème,
Elle vit un manant en couvrir maints sillons.
« Ceci ne me plaît pas, dit-elle aux oisillons :
Je vous plains ; car pour moi, dans ce péril extrême,
Je saurai m’éloigner ou vivre en quelque coin.
Voyez-vous cette main qui par les airs chemine ?
        Un jour viendra, qui n’est pas loin,
Que ce qu’elle répand sera votre ruine,
De là naîtront engins vous envelopper
        Et lacets pour vous attraper.
        Enfin mainte et mainte machine
        Qui causera dans la saison
        Votre mort ou votre prison :
        Gare la cage ou le chaudron !
        C’est pourquoi, leur dit l’hirondelle,
        Mangez ce grain ; et croyez-moi. »
        Les oiseaux se moquèrent d’elle :
        Ils trouvaient aux champs trop de quoi.
        Quand la chènevière fut verte,
L’hirondelle leur dit : « Arrachez brin à brin
        Ce qu’a produit ce maudit grain,
        Ou soyez sûrs de votre perte. —
Prophète de malheur ! babillarde ! dit-on,
        Le bel emploi que tu nous donnes !
        Il nous faudrait mille personnes
        Pour éplucher tout ce canton »
        La chanvre étant tout à fait crue,
L’hirondelle ajouta : « Ceci ne va pas bien,
        Mauvaise graine est tôt venue.
Mais puisque jusqu’ici l’on ne m’a crue en rien,
        Dès que vous verrez que la terre
        Sera couverte, et qu’à leurs blés
        Les gens n’étant plus occupés
        Feront aux oisillons la guerre ;
        Quand reginglettes et réseaux
        Attraperont petits oiseaux,
        Ne volez plus de place en place,
Demeurez au logis, ou changez de climat :
Imitez le canard, la grue et la bécasse.
        Mais vous n’êtes pas en état
De passer, comme nous les déserts et les ondes,
        Ni d’aller chercher d’autres mondes :
C’est pourquoi vous n’avez qu’un parti qui soit sur,
C’est de vous renfermer aux trous de quelque mur. »
        Les oisillons, las de l’entendre,
Se mirent à jaser aussi confusément
Que faisaient les Troyens quand la pauvre Cassandre
        Ouvrait la bouche seulement.
        Il en prit aux uns comme aux autres :
Maint oisillon se vit esclave retenu.

Nous n’écoutons d’instincts que ceux qui sont les nôtres :
Et ne croyons le mal que quand il est venu.

Le Savetier et le Financier47

Un savetier chantait du matin jusqu’au soir ;
      C’était merveille de le voir,
Merveille de l’ouïr : il faisait des passages,
      Plus content qu’aucun des sept sages.
Son voisin, au contraire, étant tout cousu d’or,
      Chantait peu, dormait moins encor :
      C’était un homme de finance.
Si sur le point du jour parfois il sommeillait,
Le savetier alors en chantant l’éveillait,
      Et le financier se plaignait
      Que les soins de la Providence
N’eussent pas au marché fait vendre le dormir,
      Comme le manger et le boire.
      En son hôtel il fait venir
Le chanteur, et lui dit : « Or çà ! sire Grégoire,
Que gagnez-vous par an ? — Par an, ma foi ! monsieur,
      Dit avec un ton de rieur
Le gaillard savetier, ce n’est point ma manière
De compter de la sorte ; et je n’entasse guère
   Un jour sur l’autre : il suffit qu’à la fin
      J’attrape le bout de l’année.
      Chaque jour amène son pain.
— Eh bien ? que gagnez-vous, dites-moi, par journée ?
— Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que toujours
(Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes),
Le mal est que dans l’an s’entremêlent des jours
   Qu’il faut chômer ; on nous ruine en fêtes ;
L’une fait tort à l’autre, et monsieur le curé
De quelque nouveau saint charge toujours son prône. »
Le financier, riant de sa naïveté,
Lui dit : « Je veux vous mettre aujourd’hui sur le trône ;
Prenez ces cent écus ; gardez-les avec soin,
      Pour vous en servir au besoin. »
Le savetier crut voir tout l’argent que la terre
      Avait depuis plus de cent ans
      Produit pour l’usage des gens.
Il retourne chez lui ; dans sa cave il enserre
      L’argent, et sa joie à la fois.
      Plus de chant ; il perdit la voix
Du moment qu’il gagna ce qui cause nos peines.
      Le sommeil quitta son logis ;
      Il eut pour hôtes les soucis,
      Les soupçons, les alarmes vaines.
Tout le jour il avait l’œil au guet ; et la nuit,
      Si quelque chat faisait du bruit,
Le chat prenait l’argent. À la fin le pauvre homme
S’en courut chez celui qu’il ne réveillait plus :
« Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme,
      Et reprenez vos cent écus. »

L’Ours et les deux Compagnons

          Deux compagnons pressés d’argent
          À leur voisin fourreur vendirent
          La peau d’un ours encor vivant,
Mais qu’ils tueraient bientôt, du moins à ce qu’ils dirent.
C’était le roi des ours : au compte de ces gens,
Le marchand à sa peau devait faire fortune ;
Elle garantirait des froids les plus cuisants ;
On en pourrait fourrer plutôt deux robes qu’une.
Dindenaut prisait moins ses moutons qu’eux leur ours,
Leur, à leur compte et non à celui de la bête.
S’offrant de la livrer au plus tard dans deux jours,
Ils conviennent de prix et se mettent en quête,
Trouvent l’ours qui s’avance et vient vers eux au trot ;
Voilà mes gens frappés comme d’un coup de foudre.
Le marché ne tint pas, il fallut le résoudre :
D’intérêts contre l’ours on n’en dit pas un mot.
L’un des deux compagnons grimpe au faîte d’un arbre ;
          L’autre, plus froid que n’est un marbre,
Se couche sur le nez, fait le mort, tient son vent,
          Ayant quelque part ouï dire
          Que l’ours s’acharne peu souvent
Sur un corps qui ne vit, ne meut ni ne respire.
Seigneur ours, comme un sot, donna dans ce panneau :
Il voit ce corps gisant, le croit privé de vie ;
          Et, de peur de supercherie,
Le tourne, le retourne, approche son museau,
          Flaire aux passages de l’haleine.
« C’est, dit-il, un cadavre ; ôtons-nous, car il sent. »
À ces mots, l’ours s’en va dans la forêt prochaine.
L’un de nos deux marchands de son arbre descend,
Court à son compagnon, lui dit que c’est merveille
Qu’il n’ait eu seulement que la peur pour tout mal.
« Eh bien ! ajouta-t-il, la peau de l’animal ?
          Mais que l’a-t-il dit à l’oreille ? •
          Car il t’approchait, de bien près,
          Te retournant avec sa serre.
          — Il m’a dit qu’il ne faut jamais
Vendre la peau de l’ours qu’on ne l’ait mis par terre. »

Les deux Pigeons

          Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre :
          L’un d’eux, s’ennuyant au logis,
          Fut assez fou pour entreprendre
          Un voyage en lointain pays.
          L’autre lui dit : « Qu’allez-vous faire ?
          Vous voulez quitter votre frère ?
          L’absence est le plus grand des maux :
Non pas pour vous, cruel ! Au moins que les travaux,
          Les dangers, les soins du voyage,
          Changent un peu votre courage48.
Encor, si la saison s’avançait davantage !
Attendez les zéphyrs : qui vous presse ? un corbeau
Toute à l’heure annonçait malheur à quelque oiseau.
Je ne songerai plus que rencontre funeste,
Que faucons, que réseaux. Hélas ! dirai-je, il pleut :
          Mon frère a-t-il tout ce qu’il veut,
          Bon souper, bon gîte, et le reste ? »
          Ce discours ébranla le cœur
          De notre imprudent voyageur ;
Mais le désir de voir et l’humeur inquiète
L’emportèrent enfin. Il dit : « Ne pleurez point ;
Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite ;
Je reviendrai dans peu compter de point en point
          Mes aventures à mon frère ;
Je le désennuierai. Quiconque ne voit guère
N’a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint
          Vous sera d’un plaisir extrême.
Je lirai : J’étais là ; telle chose m’advint :
          Vous y croirez être vous-même. »
À ces mots, en pleurant, ils se dirent adieu.
Le voyageur s’éloigne : et voilà qu’un nuage
L’oblige de chercher retraite en quelque lieu.
Un seul arbre s’offrit, tel encor que l’orage
Maltraita le pigeon en dépit du feuillage.
L’air devenu serein, il part tout morfondu,
Sèche du mieux qu’il peut son corps chargé de pluie ;
Dans un champ à l’écart voit du blé répandu,
Voit un pigeon auprès : cela lui donne envie ;
Il y vole, il est pris : ce blé couvrait d’un lacs
          Les menteurs et traîtres appas.
Le lacs était usé ; si bien que, de son aile,
De ses pieds, de son bec, l’oiseau le rompt enfin :
Quelque plume y péril ; et le pis du destin
Fut qu’un certain vautour, à la serre cruelle,
Vit notre malheureux, qui, traînant la ficelle
Et les morceaux du lacs qui l’avait attrapé,
          Semblait un forçat échappé.
Le vautour s’en allait le lier49, quand des nues
Fond à son tour un aigle aux ailes étendues.
Le pigeon profita du conflit des voleurs,
S’envola, s’abattit auprès d’une masure,
          Crut pour ce coup que ses malheurs
          Finiraient par cette aventure ;
Mais un fripon d’enfant (cet âge est sans pitié)
Prit sa fronde, et du coup tua plus d’à moitié
          La volatile malheureuse,
          Qui, maudissant sa curiosité,
          Traînant l’aile, et tirant le pied,
          Demi-morte, et demi-boiteuse,
          Droit au logis s’en retourna :
          Que bien, que mal, elle arriva
          Sans autre aventure fâcheuse.
Voilà nos gens rejoints ; et je laisse à juger
De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines.

L’Aveugle et le Paralytique

          Aidons-nous mutuellement :
La charge des malheurs en sera plus légère ;
          Le bien que l’on fait à son frère
Pour le mal que l’on souffre est un soulagement.

          Dans une ville de l’Asie,
          Il existait deux malheureux :
L’un perclus, l’autre aveugle, et pauvres tous les deux.
Ils demandaient au ciel de terminer leur vie ;
          Mais leurs cris étaient superflus ;
Ils ne pouvaient mourir. Notre paralytique,
Couché sur un grabat dans la place publique,
Souffrait sans être plaint : il en souffrait bien plus.
          L’aveugle, à qui tout pouvait nuire,
          Était sans guide et sans soutien,
          Sans avoir même un pauvre chien
          Pour l’aimer et pour le conduire.
          Un certain jour, il arriva
Que l’aveugle, à tâtons, au détour d’une rue,
          Près du malade se trouva ;
Il entendit ses cris, son âme en fut émue.
          Il n’est tel que les malheureux
          Pour se plaindre les uns les autres.
« J’ai mes maux, lui dit-il, et vous avez les vôtres.
Unissons-les, mon frère, ils seront moins affreux.
— Hélas ! dit le perclus, vous ignorez, mon frère,
          Que je ne puis faire un seul pas ;
          Vous-même vous n’y voyez pas :
À quoi nous servirait d’unir notre misère ?
— À quoi ! répond l’aveugle ; écoutez : à nous deux
Nous possédons le bien à chacun nécessaire ;
          J’ai des jambes, et vous des yeux.
Moi, je vais vous porter ; vous, vous serez mon guide
Vos yeux dirigeront mes pas mal assurés.
Mes jambes, à leur tour, iront où vous voudrez ;
Ainsi, sans que jamais notre amitié décide
Qui de nous deux remplit le plus utile emploi,
Je marcherai pour vous, vous y verrez pour moi. »

Le Renard et l’Ours

          Un fin renard, disciple ou descendant
Du célèbre flatteur qu’a chanté La Fontaine,
          En courant les monts de Pyrène,
Dans les pattes d’un ours tomba par accident.
          C’était bien l’ours le plus vorace,
          Le plus dur, le plus loup-garou,
          Que de Bayonne au Canigou,
De Calisto jamais eût enfanté la race.
Mais comme il digérait son second déjeuner,
          En attendant l’heure de son dîner,
          Il avait mis le renard en fourrière ;
             Et pour veiller son prisonnier,
             Sur le devant de sa tanière.
Il s’était en travers étendu tout entier.
Mon renard cependant fait bonne contenance ;
          Et ce répit lui rendant l’espérance,
Il se met à flatter son terrible geôlier.
Vain espoir ! ce geôlier, d’une nature étrange,
             À peu de goût pour la louange.
             Le flatteur a beau s’enrouer ;
             Rien ne fléchit ni ne dérange
Le cerbère au long poil qu’il veut amadouer.
Vante-t-il son courage en un jour de bataille ?
             Un sourd grognement lui répond.
             La majesté de sa royale taille ?
De sa large poitrine il en sort un second.
La beauté de son poil ? On grogne de plus belle.
             La noble fierté de son port ?
             Monseigneur grogne encor plus fort.
          Le pauvre diable en perdait la cervelle,
Lorsqu’en examinant d’un regard effaré
          Ce vieux groin si dur et si revêche,
Sous la paupière gauche il remarque une broche,
          Et que d’un œil l’ours était déferré.
Le voilà qui se met à conter des histoires :
Il parle d’Annibal, la terreur des Romains,
Du sultan Bajazet, l’effroi des Byzantins :
             « Et ces deux héros, ces deux gloires,
          D’où leur venait, dit-il, cette faveur des dieux ?
             C’est qu’ils étaient borgnes tous deux. »
Le grognement s’apaise ; et, la tête penchée,
Mon ours tourne vers lui sa paupière ébréchée ;
Mais l’habile flatteur n’a garde de le voir.
Du sultan Bajazet sa verve intarissable
             Vient aux Cyclopes de la fable.
« Borgnes, s’écria-t-il, mais quel œil vif et noir ! »
             L’ours en avait un de semblable.
Il relève à ces mots ses pattes de devant.
             Et se remet sur son séant.
« Non, poursuit le renard, notre commune mère
N’a jamais enfanté d’aussi beaux demi-dieux,
Non, la beauté, pour séduire et pour plaire,
             N’eut jamais besoin de deux yeux.
— Je le crois bien, dit l’ours tout fier et tout joyeux.
          Je mangerai qui dira le contraire.
Mais toi, mon bon ami, j’en aurais du chagrin,
Je ne toucherai pas un seul poil de ta tête.
             J’aimerais mieux mourir de faim ;
Va-t’en. » Et le renard est parti de la main.
             Sans attendre qu’il le répète.

Il n’est pas de tyran, fût-il des plus brutaux,
Dont ne puisse un flatteur adoucir la nature.
Attachez-vous surtout louer ses défauts ;
             C’est la recette la plus sûre.

Conseils aux grands

Pour entrer dans la véritable connaissance de votre condition, considérez-la dans cette image.

Un homme est jeté par la tempête dans une île inconnue, dont les habitants étaient en peine de trouver leur roi, qui s’était perdu ; et ayant beaucoup de ressemblance de corps et de visage avec ce roi, il est pris pour lui, et reconnu en cette qualité par tout ce peuple. D’abord il ne savait quel parti prendre : mais il résolut enfin de se prêter à sa bonne fortune. Il reçut tous les respects qu’on lui voulut rendre, et il se laissa traiter de roi. Mais comme il ne pouvait oublier sa condition naturelle, il songeait, en même temps qu’il recevait ces respects, qu’il n’était pas ce roi que ce peuple cherchait, et que ce royaume ne lui appartenait pas. Ainsi il avait une double pensée l’une par laquelle il agissait en roi, l’autre par laquelle il reconnaissait son état véritable, et que ce n’était que le hasard qui l’avait mis en la place où il était. Il cachait cette dernière pensée, et il découvrait l’autre. C’était par la première qu’il traitait avec le peuple, et par la dernière qu’il traitait avec soi-même.

Ne vous imaginez pas que ce soit par un moindre hasard que vous possédez les richesses dont vous vous trouvez maître, que celui par lequel cet homme se trouvait roi. Vous n’y avez aucun droit de vous-même et par votre nature, non plus que lui-, et non-seulement vous ne vous trouvez fils d’un duc, mais vous ne vous trouvez au monde que par une infinité de hasards.

Que s’ensuit-il de là ? Que vous devez avoir, comme cet homme dont nous avons parlé, une double pensée, et que si vous agissez extérieurement avec les hommes selon votre rang, vous devez reconnaître, par une pensée plus cachée et plus véritable, que vous n’avez rien naturellement au-dessus d’eux. Si la pensée publique vous élève au-dessus du commun des hommes, que l’autre vous abaisse et vous tienne dans une parfaite égalité avec tous les hommes ; car c’est votre état naturel.

Épitaphe du licencié Garcias

Deux écoliers allaient ensemble de Pennafiel à Salamanque Se sentant las et altérés, ils s’arrêtèrent au bord d’une fontaine qu’ils rencontrèrent sur leur chemin. Là, tandis qu’il ? se délassaient après s’être désaltérés, ils aperçurent par hasard auprès d’eux, sur une pierre à fleur de terre, quelques mots déjà un peu effacés par le temps, et par les pieds des troupeaux qu’on venait abreuver à cette fontaine. Ils jetèrent de l’eau sur la pierre pour la laver et ils lurent ces paroles castillanes : « A qui esta encerrada el alma del licenciado Pedro Garcias. Ici est enfermée l’âme du licencié Pierre Garcias. »

Le plus jeune de ces écoliers, qui était vif et étourdi, n’eut pas achevé de lire l’inscription qu’il dit en riant de toute sa force : « Rien n’est plus plaisant : ici est enfermée l’âme ; une âme enfermée, je voudrais savoir quel original a pu faire une si ridicule épitaphe. » En achevant ses paroles, il se leva pour s’en aller. Son compagnon, plus judicieux, dit en lui-même : « Il y a là-dessous quelque mystère ; je veux demeurer ici pour l’éclaircir. » Celui-ci laissa donc partir l’autre, et sans perdre de temps se mit à creuser avec son couteau tout autour de la pierre. Il fit si bien qu’il l’enleva. Il trouva dessous une bourse de cuir qu’il ouvrit. Il y avait dedans deux cents ducats, avec une carte sur laquelle étaient écrites ces paroles en latin : Sois mon héritier, toi qui as eu assez d’esprit pour démêler le sens de l’inscription, et fais un meilleur usage que moi de mon argent.

L’écolier, ravi de cette découverte, remit la pierre comme elle était auparavant, et reprit le chemin de Salamanque avec l’âme du licencié.

L’Esprit du peuple

Deux citoyens haranguaient sur la place,
          Montés chacun sur un tréteau.
L’un vend force poisons, distillés dans une eau
Limpide à l’œil : mais il parle avec grâce ;
Son habit est doré, son équipage est beau ;
          Il attroupe la populace.
L’autre, ami des humains, jaloux de leur bonheur,
          Pour rien débite un antidote :
Mais il est simple, brusque et mauvais orateur ;
On s’en moque, on le fuit comme un fou qui radote,
          Et l’on court à l’empoisonneur.

Châtiment du méchant

Ô vous qui dédaignez un chimérique honneur,
Hommes justes, quel bien vous donna le bonheur ?
Un sort obscur et doux, la paix de l’innocence.
Qui borne ses désirs ne craint pas l’indigence.
Ah ! loin de la discorde et d’un faste hautain,
Le sage sait braver les rigueurs du destin ;
Il souffre sans murmure, il jouit en silence ;
Son cœur dans la vertu trouve l’indépendance.
L’avide ambitieux, esclave de l’orgueil,
Ose affronter des cours l’épouvantable écueil ;
Il dévore ardemment une vie importune,
Et, d’affronts en affronts, parvient à la fortune.
   Mais des faveurs du sort le retour est affreux :
Arrête, téméraire, et tremble d’être heureux !
L’envie est un fléau que nul mortel ne dompte,
Et le bonheur d’un jour éternise la honte.
Oui, pareille à la foudre, au faîte des palais
L’envie audacieuse aime à porter des traits.
Chaque pas du tyran le conduit dans l’abîme,
Les plaisirs effrayés s’envolent loin du crime :
Il fonde son bonheur sur les pensers d’autrui,
Et son cœur abusé ne jouit pas pour lui.
   Quand le peuple, lassé de son obéissance,
Aux nobles mains des rois arracha la puissance,
Du trône ensanglanté les superbes débris
Sous les pieds du vulgaire, excitaient le mépris.
Dans la fange abattu, l’orgueilleux diadème
Invoquait vainement la majesté suprême.
Il est doux d’écraser ce qu’on a redouté.
Le peuple ressaisit sa vaste autorité ;
La liberté fougueuse est une tyrannie ;
L’audace triompha, la vertu fut bannie ;
   Mais de sages mortels le sublime ascendant
Enchaîna la fureur d’un peuple indépendant.
Fatigué du désordre, épuisé par la haine,
Au frein de la justice il se soumit sans peine ;
La révolte subit ce douloureux affront,
Et ce monstre dans l’ombre au moins cacha son front.
Le glaive menaçant du juge inexorable
Jusqu’au sein des plaisirs fit pâlir le coupable.
Ah ! sans redouter même un châtiment affreux,
L’homme injuste, dis-moi, fut-il jamais heureux ?
Pour lui plus de repos, quand sa haine impunie
Du doux concert des lois a troublé l’harmonie ;
Et dussent ses forfaits, cachés à tous les yeux,
N’attirer le courroux des hommes ni des dieux,
Isolé sur la terre, en proie à ses alarmes,
Du remords sur son cœur il sent tomber les larmes ;
Souvent lui-même, en songe, est son accusateur ;
Et le crime jamais n’épargna son auteur.

Les Deux voisins

Deux hommes étaient voisins, et chacun d’eux avait une femme et plusieurs petits enfants, et son seul travail pour les faire vivre.

Et l’un de ces deux hommes s’inquiétait en lui-même, en disant : « Si je meurs, ou que je tombe malade, que deviendront ma femme et mes enfants ? »

Et cette pensée ne le quittait point, et elle rongeait son cœur comme un ver ronge le fruit où il est caché.

Or, bien que la même pensée fût venue également à l’autre père, il ne s’y était point arrêté : « Car, disait-il, Dieu, qui connaît toutes ses créatures et qui veille sur elles, veillera aussi sur moi, et sur ma femme, et sur mes enfants. »

Et celui-ci vivait tranquille, tandis que le premier ne goûtait pas un instant de repos ni de joie intérieure.

Un jour qu’il travaillait aux champs, triste et abattu à cause de sa crainte, il vit quelques oiseaux entrer dans un buisson, en sortir, et puis bientôt y revenir encore.

Et s’étant approché, il vit deux nids posés côte à côte, et dans chacun plusieurs petits nouvellement éclos et encore sans plumes.

Et quand il fut retourné à son travail, de temps en temps il levait les yeux, et regardait ces oiseaux qui allaient et venaient portant la nourriture à leurs petits.

Or, voilà qu’au moment où l’une des mères rentrait avec sa becquée, un vautour la saisit, l’enlève, et la pauvre mère, se débattant vivement dans sa serre, jetait des cris perçants.

À cette vue, l’homme qui travaillait sentit son âme plus troublée qu’auparavant ; car, pensait-il, la mort de la mère, c’est la mort des enfants.

Les miens n’ont que moi non plus : que deviendront-ils si je leur manque ?

Et tout le jour il fut sombre et triste, et la nuit il ne dormit point.

Le lendemain, de retour aux champs, il se dit : « Je veux voir les petits de cette pauvre mère : plusieurs sans doute ont péri. » Et il s’achemina vers le buisson.

Et regardant, il vit les petits bien portants ; pas un ne semblait avoir pâti.

Et ceci l’ayant étonné, il se cacha pour observer ce qui se passerait.

Et après un peu de temps, il entendit un léger cri, et il aperçut la seconde mère rapportant en hâte la nourriture qu’elle avait recueillie, et elle la distribua à tous les petits indistinctement, et il y en eut pour tous, et les orphelins ne furent point délaissés dans leur misère.

Et le père, qui s’était défié de la Providence, raconta le soir à l’autre père ce qu’il avait vu.

Et celui-ci lui dit : « Pourquoi s’inquiéter ? Jamais Dieu n’abandonne les siens. Son amour a des secrets que nous ne connaissons point. Croyons, espérons, aimons, et poursuivons notre route en paix.

« Si je meurs avant vous, vous serez le père de mes enfants ; si vous mourez avant moi, je serai le père des vôtres.

« Et si, l’un et l’autre, nous mourons avant qu’ils soient en âge de pourvoir eux-mêmes à leurs nécessités, ils auront pour père le Père qui est dans les cieux. »

La Sœur grise

J’ai laissé pour toujours la maison paternelle ;
Mes jeunes sœurs pleuraient, ma pauvre mère aussi.
Oh ! qu’un regret tardif me rendrait criminelle !
         Ne suis-je pas heureuse ici ?

Ne m’abandonne pas, toi qui m’as appelée :
Dieu qui mourus pour nous, mon Dieu, je t’appartiens ;
         Et moi, qui console et soutiens,
         J’ai besoin d’être consolée.

Ignorante du monde avant de le quitter,
         Je ne le hais point et peut-être
(Un mourant me l’a dit) j’aurais dû le connaître
         Pour ne jamais le regretter.

Quand je me sens reprendre à sa joie éphémère,
         Faible encor du dernier adieu,
         J’embrasse ta croix, ô mon Dieu !
         Je n’embrasserai plus ma mère.

Souvenirs du bonheur, que voulez-vous de moi ?
Que vous sert de troubler ma retraite profonde ?
         Et qu’ai-je à faire avec le monde,
Dont le nom seul ici doit me glacer d’effroi ?

Ici, la charité remplit mes chastes heures.
Le malheureux bénit ma main qui le défend ;
Je nourris l’orphelin d’espérances meilleures ;
Ta servante, ô mon Dieu, dans ces tristes demeures,
Est l’enfant du vieillard, la mère de l’enfant.

Et tandis que mes sœurs à de nouvelles fêtes
         Vont peut-être se préparer,
Que des fleurs dont ma mère aimait à me parer
         Elles ont couronné leurs têtes,
Moi, je veille et je prie, et ne dois point pleurer.

Ô de mes premiers jours images trop fidèles !
Mes songes quelquefois me rendent vos douceurs.
Ma bouche presse encore les lèvres maternelles,
Et même au bal joyeux je suis mes jeunes sœurs,
         Le front ceint de roses, comme elles.

         Vaine illusion d’un instant,
Dont le charme confus m’agite et me réveille,
Mais la cloche plaintive a frappé mon oreille ;
À son lit de douleur le malade m’attend.

         Là, naguère, une pauvre fille
Me disait en pleurant : « Dieu finit mes malheurs.
         J’étais orpheline, et je meurs
         Sans avoir connu ma famille. »

Moi, j’ai quitté la mienne… ; et nous mêlions nos pleurs.
J’avais une famille et pourtant je l’oublie ;
         Et mon cœur bat d’un noble orgueil,
Quand le pauvre a pressé de sa main affaiblie
Ma main qui doucement l’accompagne au cercueil.

Consolé par ma voix, à son heure suprême,
Bien souvent le pécheur s’endort moins agité ;
Que dis-je ? le mourant me console lui-même
De ce monde si vain qu’avant lui j’ai quitté.
Et lorsque dans ses yeux une dernière flamme
Révèle un saint espoir, né d’une ardente foi,
Je recommande à Dieu de recevoir son âme,
         Au mourant de prier pour moi.

Une tombe isolée

Un arbuste épineux, à la pâle verdure,
Est le seul monument que lui fit la nature ;
Battu des vents de mer, du soleil calciné,
Comme un regret funèbre au cœur enraciné,
Il vit dans le rocher, sans lui donner d’ombrage ;
La poudre du chemin y blanchit son feuillage ;
Il rampe près de terre, où ses rameaux penchés
Par la dent des chevreaux sont toujours retranchés.
Une fleur au printemps, comme un flocon de neige,
Y flotte un jour ou deux ; mais le vent qui l’assiège
L’effeuille avant qu’elle ait répandu son odeur,
Comme la vie, avant qu’elle ait charmé le cœur !
Un oiseau de tendresse et de mélancolie
S’y pose pour chanter sur le rameau qui plie !
Oh ! dis, fleur que la vie a fait sitôt flétrir,
N’est-il pas une terre où tout doit refleurir ?

Le Sommeil et sa Cour

Sous les lambris moussus de ce sombre palais
Écho ne répond point, et semble être assoupie.
La molle Oisiveté, sur le seuil accroupie,
N’en bouge nuit et jour, et fait qu’aux environs
Jamais le chant des coqs ni le bruit des clairons
Ne viennent au travail inviter la nature.
Un ruisseau coule auprès, et forme un doux murmure.
Les simples dédiés au dieu de ce séjour
Sont les seules moissons qu’on cultive à l’entour ;
De leurs fleurs en tout temps sa demeure est semée ;
Il a presque toujours la paupière fermée.
Je le trouvai dormant sur un lit de pavots ;
Les Songes l’entouraient sans troubler son repos ;
De fantômes divers une cour mensongère,
Vains et frôles enfants d’une vapeur légère,
Troupe qui sait charmer le plus profond ennui,
Prête aux ordres du dieu, volait autour de lui.
Là, cent figures d’air50 en leur moule gardées,
Là, des biens et des maux les légères idées,
Prévenant nos destins, trompant notre désir,
Formaient des magasins de peine ou de plaisir.
Je regardais sortir et rentrer ces merveilles :
Telles vont au butin les nombreuses abeilles,
Et tel, dans un État de fourmis composé,
Le peuple rentre et sort en cent parts divisé.

La Vie humaine

En promenant vos rêveries
Dans le silence des prairies,
Vous voyez un faible rameau
Qui, par les jeux du vague Éole,
Enlevé de quelque arbrisseau,
Quitte sa tige, tombe, vole
Sur la surface d’un ruisseau ;
Là, par une invincible pente,
Forcé d’errer et de changer,
Il flotte au gré de l’onde errante,
Et d’un mouvement étranger ;
Souvent il paraît, il surnage,
Souvent il est au fond des eaux ;
Il rencontre sur son passage
Tous les jours des pays nouveaux,
Tantôt un fertile rivage
Bordé de coteaux fortunés,
Tantôt une rive sauvage,
Et des déserts abandonnés.
Parmi ces erreurs continues
Il fuit, il vogue jusqu’au jour
Qui l’ensevelit à son tour
Au sein de ces mers inconnues
Où tout s’abîme sans retour.

Triomphe de la nature sur l’homme

Nous ne voyons l’ordre que là où nous voyons notre blé. L’habitude où nous sommes de resserrer dans des dignes le canal de nos rivières, de sabler nos grands chemins, d’aligner les allées de nos jardins, de tracer leurs bassins au cordeau, d’équarrir nos parterres et même nos arbres, nous accoutume à considérer tout ce qui s’écarte de notre équerre comme livré à la confusion. Mais c’est dans les lieux où nous avons mis la main que l’on voit souvent un véritable désordre : nous faisons jaillir des jets d’eau sur des montagnes ; nous plantons des peupliers et des tilleuls sur des rochers ; nous mettons des vignobles dans des vallées, et des prairies sur des collines.

Pour peu que ces travaux soient négligés, tous ces petits nivellements sont bientôt confondus sous le niveau général des continents, et toutes ces cultures humaines disparaissent sous celles de la nature. Les pièces d’eau se changent en marais, les murs de charmilles se hérissent, tous les berceaux s’obstruent, toutes les avenues se ferment, les végétaux naturels à chaque sol déclarent la guerre aux végétaux étrangers ; les chardons étoilés et les vigoureux verbascums étouffent sous leurs larges feuilles les gazons anglais ; des foules épaisses de graminées et de trèfles se réunissent autour des arbres de Judée ; les ronces du chien y grimpent avec leurs crochets, comme si elles y montaient à l’assaut ; des touffes d’orties s’emparent de l’urne des naïades, et des forêts de roseaux, des forges de Vulcain ; des plaques verdâtres de minium rongent les visages des Vénus, sans respecter leur beauté. Les arbres même assiègent le château ; les cerisiers sauvages, les ormes, les érables montent sur ses combles, enfoncent leurs longs pivots dans ses frontons élevés, et dominent enfin sur ses coupoles orgueilleuses. Les ruines d’un parc ne sont pas moins dignes des réflexions du sage que celles des empires : elles montrent, également combien le pouvoir de l’homme est faible, quand il lutte contre celui de la nature.

L’homme est fait pour la société

L’homme n’a été découvert nulle part dans l’isolement, même parmi les sauvages les plus grossiers, les plus stupides de l’Amérique et de l’Océanie. De même que parmi les animaux il y en a qui, gouvernés par l’instinct, vivent en troupes, tels que les herbivores qui paissent en commun, tandis que les carnivores vivent isolés pour chasser sans rivaux, de même l’homme a toujours été aperçu en société. L’instinct, la première, la plus ancienne des lois, le rapproche de son semblable, et le constitue un animal sociable. Que ferait-il, s’il en était autrement, de ce regard intelligent par lequel il interroge et répond avant de savoir parler ? Que ferait-il de cet esprit qui conçoit, qui généralise, qualifie les choses, de cette voix qui désigne les sons, de cette parole enfin, de cet instrument de la pensée, lien et charme de la société ? Un être si noblement organisé, ayant le besoin et le moyen de communiquer avec ses semblables, ne pouvait être fait pour l’isolement. Ces tristes habitants de l’Océanie, les plus semblables aux singes que la création nous présente, consacrés à la pèche, la moins instructive de toutes les manières d’être pour l’homme, ont été trouvés rapprochés les uns des autres, vivant en commun, et communiquant entre eux par des sons rauques et sauvages.

Toujours encore on a trouvé l’homme ayant sa demeure particulière ; dans cette demeure sa femme, ses enfants, formant de premières agglomérations qu’on appelle familles, lesquelles juxtaposées les unes aux autres forment des rassemblements ou peuplades, qui, par un instinct naturel, se défendent en commun, comme elles vivent en commun. Voyez les cerfs, les daims, les chamois paissant tranquillement dans les belles clairières de nos forêts européennes, ou bien sur les plateaux verdoyants des Alpes et des Pyrénées ; qu’un souffle d’air porte à leurs sens si fins un son qui les avertisse, ils donnent de la voix ou du pied un signe d’émotion qui à l’instant se communique à la troupe, et ils fuient en commun, car leur défense est dans la meilleure légèreté de leurs jambes. L’homme né pour créer et braver le canon, l’homme, au lieu de fuir, se jette sur les armes plus ou moins perfectionnées qu’il a imaginées, prend un bois à l’extrémité duquel il place une pierre tranchante, et, armé de cette lance grossière, se serre à son voisin, fait tête à l’ennemi, résiste ou cède tour à tour suivant la direction qu’il reçoit du plus adroit, du plus hardi des membres de la peuplade.

Les Arts

Il est pour tous les arts des moments de prodiges :
Alors de tous côtés éclatent leurs prestiges.
Raphaël va chercher ses pinceaux dans les cieux ;
Pergolèse y noter leurs chants mystérieux ;
Colomb de l’univers court changer la fortune ;
Démosthène indigné rugit à la tribune ;
Homère, en les peignant, sait agrandir les dieux ;
Newton saisit du ciel l’ensemble harmonieux ;
Turenne, Scipion, s’élançant vers la gloire,
Ont la soif, le secret, le don de la victoire.
Oh ! combien doit chérir son vallon fortuné,
Le mortel vers les champs, vers les arts entraîné,
Qui voit sous l’œil du ciel avec ordre et mesure,
Ses prodiges sans nombre inonder la nature !
Sous leur immense poids doucement accablé,
Je me sens plus tranquille, agrandi, consolé.
Il semble que le ciel par sa vaste puissance,
Par sa bonté surtout, m’a pris sous sa défense.
Je vois par le bonheur tout ce monde animé,
Et par des cris d’amour son auteur proclamé.
Ce sol, ces airs, ce feu, ces eaux, tout est merveille ;
J’interroge un gravier, une plante, une abeille.
À pas lents et pensifs, La Fontaine à la main,
Parmi les fleurs, les fruits, je poursuis mon chemin.
J’entends dans la nature et dans ses harmonies
Du céleste ouvrier les grandeurs infinies.
    Heureux qui, pénétré, ravi de ses bienfaits,
Sur un autel champêtre offre à ce dieu de paix
Le tribut des vergers, des guirlandes fleuries,
Et l’hymne des oiseaux, et l’encens des prairies !
Un esprit vaste et fait pour l’immortalité,
Partout dans l’univers voit la Divinité :
L’humble vertu le charme, il prend en main sa lyre,
Et plein de l’Eternel, il la chante et l’inspire.

Bienfaits de la poésie

    Avant que la raison, s’expliquant par la voix,
Eût instruit les humains, eût enseigné des lois,
Tous les hommes suivant la grossière nature,
Dispersés dans les bois couraient à la pâture :
La force tenait lieu de droit et d’équité ;
Le meurtre s’exerçait avec impunité.
Mais, du discours enfin l’harmonieuse adresse
De ces sauvages mœurs adoucit la rudesse,
Rassembla les humains dans les forêts épars,
Enferma les cités de murs et de remparts,
Du l’aspect du supplice effraya l’insolence,
Et sous l’appui des lois mit la faible innocence.
    Cet ordre fut, dit-on, le fruit des premiers vers.
De là sont nés ces bruits, reçus dans l’univers,
Qu’aux accents dont Orphée emplit les monts de Thrace,
Les tigres amollis dépouillaient leur audace ;
Qu’aux accords d’Amphion les pierres se mouvaient,
Et sur les murs thébains en ordre s’élevaient.
L’harmonie en naissant produisit ces miracles.
    Depuis, le ciel en vers fit parler les oracles :
Du sein d’un prêtre ému d’une divine horreur,
Apollon par des vers exhala sa fureur.
Bientôt, ressuscitant les héros des vieux âges,
Homère aux grands exploits anima les courages ;
Hésiode à son tour, par d’utiles leçons,
Des champs trop paresseux vint hâter les moissons,
En mille écrits fameux la sagesse tracée
Eut, à l’aide des vers, aux mortels annoncée ;
Et partout des esprits ses préceptes vainqueurs,
Introduits par l’oreille, entrèrent dans les cœurs.
Pour tant d’heureux bienfaits les muses révérées
Furent d’un juste encens dans la Grèce honorées ;
Et leur art, attirant le culte des mortels,
À sa gloire en cent lieux vit dresser des autels.

La Poésie

L’art par excellence, celui qui surpasse tous les autres parce qu’il est incomparablement le plus expressif, c’est la poésie

La parole est l’instrument de la poésie, la poésie la façonne à son usage et l’idéalise, pour lui faire exprimer la beauté idéale ; elle lui donne le charme et la puissance de la mesure ; elle en fait quelque chose d’intermédiaire entre la voix ordinaire et la musique, quelque chose à la fois de matériel et d’immatériel, de fini, de clair et de précis, comme les contours et les formes les plus arrêtées, de vivant et d’animé comme la couleur, de pathétique et d’infini comme le son. Le mot naturel en lui-même, surtout le mot choisi et transfiguré par la poésie, est le symbole le plus énergique et le plus universel.

Armé de ce talisman qu’elle a fait pour elle, la poésie réfléchit toutes les images du monde sensible, comme la sculpture et la peinture ; elle réfléchit le sentiment, comme la peinture et la musique, avec toutes les variétés que la musique n’atteint pas, et dans leur succession rapide, que ne peut suivre la peinture, à jamais arrêtée et immobile comme la sculpture ; et elle n’exprime pas seulement tout cela, elle exprime ce qui est à peu près inaccessible à tout autre art, je veux, dire la pensée entièrement séparée des sens, la pensée qui n’a pas de forme, la pensée qui n’a pas de couleur, la pensée qui ne laisse échapper aucun son, qui ne se manifeste pas dans un regard, la pensée dans son vol le plus sublime, dans son abstraction la plus raffinée !

Songez-y. Quel monde d’images, de sentiments, de pensées à la fois distinctes et confuses, suscite en vous ce seul mot : la patrie ! et cet autre mot, bref et immense : Dieu ! Quoi de plus clair, et tout ensemble de plus profond et de plus vaste ! Dites à l’architecte, au sculpteur, au peintre, au musicien même, d’évoquer ainsi d’un seul coup toutes les puissances de la nature et de l’âme. Ils ne le peuvent, et par là ils reconnaissent la supériorité de la parole et de la poésie. Ils la proclament eux-mêmes, car ils prennent la poésie pour leur propre mesure ; ils estiment et ils demandent qu’on estime leurs œuvres en proportion qu’elles se rapprochent davantage de l’idéal poétique. Et le genre humain a fait comme les artistes. Quelle poésie, s’écrie-t-on, à la vue d’un beau tableau, d’une noble mélodie, d’une statue vivante et expressive. Ce n’est pas là une comparaison arbitraire ; c’est un jugement naturel, qui fait de la poésie le type de la perfection de tous les arts, l’art qui comprend tous les autres, auquel tous aspirent, auquel nul ne peut atteindre.

Quand les autres arts veulent imiter les œuvres de la poésie, la plupart du temps ils s’égarent ; ils perdent leur propre génie, sans dérober celui de la poésie. Mais la poésie bâtit à son gré des palais et des temples, comme l’architecture, elle les fait simples ou magnifiques ; tous les ordres lui obéissent ainsi que tous les systèmes ; les différents âges de l’art lui sont égaux ; elle reproduit, s’il lui plaît, le classique ou le gothique, le beau ou le sublime, le mesuré ou l’infini.

La musique seule a quelque chose de plus pénétrant que la poésie ; mais elle est vague, elle est bornée, elle est fugitive. La parole humaine, idéalisée par la poésie, a la profondeur et l’éclat de la note musicale ; mais elle est lumineuse autant que pathétique ; elle parle à l’esprit comme au cœur ; elle est en cela inimitable et inaccessible ; elle réunit en elle tous les extrêmes et tous les contraires dans une harmonie qui redouble leur effet réciproque, et où tour à tour comparaissent et se développent toutes les images, tous les sentiments, toutes les idées, toutes les facultés humaines, tous les replis de l’âme, toutes les faces des choses, tous les mondes réels et tous les mondes intelligibles.

La Poésie allemande

Les poésies allemandes détachées sont, ce me semble, plus remarquables encore que les poèmes, et c’est surtout dans ce genre que le cachet de l’originalité est empreint : il est vrai aussi que les auteurs les plus cités à cet égard, Goëthe, Schiller, Burger, etc., sont de l’école moderne, qui seule porte un caractère vraiment national. Goëthe a plus d’imagination, Schiller plus de sensibilité, et Burger est de tous celui qui possède le talent le plus populaire.

En examinant successivement quelques poésies de ces trois hommes, on se ferait mieux l’idée de ce qui les distingue. Schiller a de l’analogie avec le goût français ; toutefois on ne trouve dans ses poésies détachées rien qui ressemble aux poésies fugitives de Voltaire ; cette élégance de conversation et presque de manières, transportée dans la poésie, n’appartenait qu’à la France, et Voltaire, en fait de grâce, était le premier des écrivains français. Il serait intéressant de comparer les stances de Schiller sur la perte de la jeunesse, intitulées l’Idéal, avec celles de Voltaire :

 

                       Si vous voulez que j’aime encore,
                       Rendez-moi l’âge des amours, etc.

 

On voit dans le poète français l’expression d’un regret aimable, dont l’amour et les joies de la vie sont l’objet ; le poète allemand pleure la perte de l’enthousiasme et de l’innocente pureté des pensées du premier âge ; et c’est par la poésie et la pensée qu’il se flatte d’embellir encore le déclin de ses ans. Il n’y a pas dans les stances de Schiller cette clarté facile et brillante que permet un genre d’esprit à la portée de tout le monde, mais on y peut puiser des consolations qui agissent sur l’âme intérieurement. Schiller ne présente jamais les réflexions les plus profondes que revêtues de nobles images : il parle à l’homme comme la nature elle-même ; car la nature est tout à la fois penseur et poète. Pour peindre l’idée du temps, elle fait passer devant nous les flots d’un fleuve inépuisable ; et pour que sa jeunesse éternelle nous fasse songer à notre existence passagère, elle se revêt de fleurs qui doivent périr, elle fait tomber en automne les feuilles des arbres que le printemps a vues dans tout leur éclat : la poésie doit être le miroir terrestre de la Divinité, et réfléchir par les couleurs, les sons et les rhythmes, toutes les beautés de l’univers.

Le Dieu du Goût

Je vis ce Dieu qu’en vain j’implore,
Ce Dieu charmant que l’on ignore
Quand on cherche à le définir ;
Ce Dieu qu’on ne sait point servir
Quand avec scrupule on l’adore ;
Que La Fontaine fait sentir,
Et que Vadius cherche encore.
Il se plaisait à consulter
Ces grâces simples et naïves
Dont la France doit se vanter ;
Ces grâces piquantes et vives,
Que les nations attentives,
Voulurent souvent imiter ;
Qui de l’art ne sont point captives.
Qui régnaient jadis à la Cour,
Et que la Nature et l’Amour
Avaient fait naître sur nos rives.
Il est toujours environné
D’une troupe tendre et légère ;
C’est par leurs mains qu’il est orné,
C’est par leur charme qu’il sait plaire ;
Elles-mêmes l’ont couronné
D’un diadème qu’au Parnasse
Composa jadis Apollon,
Du laurier du divin Maron,
Du lierre et du myrte d’Horace,
Et des roses d’Anacréon.

De la Grâce et de l’Élégance

Dans les personnes, dans les ouvrages, grâce signifie non-seulement ce qui plaît, mais ce qui plaît avec attrait : c’est pourquoi les anciens avaient imaginé que la déesse de la beauté ne devait jamais paraître sans les Grâces. La beauté ne déplaît jamais, mais elle peut être dépourvue de ce charme secret qui invite à la regarder, qui attire, qui remplit l’âme d’un sentiment doux. Les grâces dans la figure, dans le maintien, dans l’action, dans les discours, dépendent de ce mérite qui attire. Tout ce qui est uniquement dans le genre fort et vigoureux a un mérite qui n’est pas celui des grâces. Ce serait mal connaître Michel-Ange et le Caravage que de leur attribuer les grâces de l’Albane. Le sixième livre de l’Énéide est sublime, le quatrième a plus de grâces. Quelques odes d’Horace respirent les grâces, comme quelques-unes de ses épîtres enseignent la raison. Il semble qu’en général le petit, le joli en tout genre, soit plus susceptible de grâce que le grand. On louerait mal une oraison funèbre, une tragédie, un sermon, si on ne lui donnait que l’épithète de gracieux.

Ce n’est pas qu’il y ait un seul genre d’ouvrage qui puisse être bon, en étant opposé aux grâces : car leur opposé est la rudesse, le sauvage, la sécheresse. L’Hercule Farnèse ne devait point avoir les grâces de l’Apollon du Belvédère et de l’Antinoüs ; mais il n’est ni rude ni agreste. L’incendie de Troie, dans Virgile, n’est point décrit avec les grâces d’une élégie de Tibulle : il plaît par des beautés fortes. Un ouvrage peut donc être sans grâce, sans que cet ouvrage ait le moindre désagrément. Le terrible, l’horrible, la description, la peinture d’un monstre, exigent qu’on s’éloigne de tout ce qui est gracieux, mais non pas qu’on affecte uniquement l’opposé : car si un artiste, en quelque genre que ce soit, n’exprime que des choses affreuses, s’il ne les adoucit point par des contrastes agréables, il rebutera.

La grâce en peinture, en sculpture, consiste dans la mollesse des contours, dans une expression douce, et la peinture a, par-dessus la sculpture, la grâce de l’union des parties, celle des figures qui s’animent l’une par l’autre, et qui se prêtent des agréments par leurs attributs et par leurs regards.

Les grâces de la diction, soit en éloquence, soit en poésie, dépendent du choix des mots, de l’harmonie des phrases, et encore plus de la délicatesse des idées et des descriptions riantes. L’abus des grâces est l’afféterie, comme l’abus du sublime est l’ampoulé : toute perfection est près d’un défaut.

Le mot elegans vient, selon quelques-uns, d’electus, choisi. On ne voit point qu’aucun autre mot latin puisse être son étymologie. En effet, il y a du choix dans tout ce qui est élégant. L’élégance est un résultat de la justesse et de l’agrément Mais la sévérité des premiers Romains donna à ce mot elegantia un sens odieux : ils regardaient l’élégance en tout genre ; comme une afféterie, comme une politesse recherchée, indigne de la gravité des premiers temps. Vitii non tandis fuit, dit Aulu-Gelle. Ils appelaient un homme élégant à peu près ce que nous appelons aujourd’hui un petit-maître, bellus homuncio, et ce que les Anglais appellent un beau. Mais vers le temps de Cicéron, quand les mœurs eurent reçu le dernier degré de politesse, elegans était toujours une louange. Cicéron se sert en cent endroits de ce mot pour exprimer un homme, un discours poli. L’élégance d’un discours n’est pas l’éloquence : c’en est une partie : ce n’est pas la seule harmonie, le seul nombre ; c’est la clarté, le nombre et le choix des paroles. Un discours peut être élégant sans être un bon discours, l’élégance n’étant en effet que le mérite des paroles ; mais un discours ne peut être absolument bon sans être élégant.

L’élégance est encore plus nécessaire à la poésie que l’éloquence, parce qu’elle est une partie principale de cette harmonie si nécessaire aux vers. Un orateur peut convaincre, émouvoir même, sans élégance, sans pureté, sans nombre. Un poème ne peut faire d’effet s’il n’est élégant : c’est un des principaux mérites de Virgile. Le grand point, dans la poésie, est que l’élégance ne fasse jamais tort à la force.

L’Esprit et le Talent

Il y a cette différence entre ces deux présents de la nature, que l’esprit, à quelque degré qu’on le suppose, est plus avide de concevoir et d’enfanter ; le talent, plus jaloux d’exprimer et d’orner.

L’esprit s’occupe du fond, qu’il creuse sans cesse ; le talent s’attache à la forme, qu’il embellit toujours ; car, par sa nature, l’homme ne veut que deux choses : ou des idées neuves ou de nouvelles tournures : il exprime l’inconnu clairement pour se faire entendre ; il relève le connu par l’expression pour se faire remarquer. L’esprit a donc besoin qu’on lui dise : « Je vous entends ; » et le talent : « Je vous admire. » Il est donc vrai que c’est l’esprit qui éclaire et que c’est le talent qui charme : l’esprit peut s’égarer sans doute, mais il craint l’erreur ; au lieu que le talent se familiarise d’abord avec elle, et en tire parti : car ce n’est pas la vérité, c’est une certaine perfection qui est son objet ; et les variations, si déshonorantes pour l’esprit, étonnent si peu le talent, que, dans le conflit des opinions, c’est toujours la plus brillante qui l’entraîne. D’où il résulte que l’esprit a plus de juges, le talent plus d’admirateurs ; qu’enfin, après les passions, le talent dans l’homme est ce qui tend le plus de pièges au bon sens. Ce n’est pas qu’il n’y ait beaucoup de gens d’esprit sans un peu de talent, ni beaucoup de grands talents sans quelque dose d’esprit ; je parle seulement de la partie dominante dans chaque homme. Mais il y a généralement plus d’esprit que de talent en ce monde : la société fourmille de gens d’esprit qui manquent de talent.

L’esprit ne peut se passer d’idées, et les idées ne peuvent se passer de talent : c’est lui qui leur donne l’éclat et la vie ; or, les idées ne demandent qu’à être bien exprimées ; et, s’il est permis de le dire, elles mendient l’expression. Voilà pourquoi l’homme à talent vole toujours l’homme d’esprit : l’idée qui échappe à celui-ci, étant purement ingénieuse, devient la propriété du talent qui la saisit. Il n’en est pas ainsi de l’écrivain à grand talent ; on ne le peut voler sans être reconnu, parce que, son mérite étant dans la forme, il appose son cachet sur tout ce qui sort de ses mains. Virgile disait qu’on arracherait à Hercule sa massue plutôt qu’un vers à Homère.

L’esprit, qui trouve l’or en lingots, ajoute aux richesses du genre humain ; mais le talent façonne cet or en meubles et en statues qui ajoutent à nos jouissances, et sont à la fois pour nous sources de plaisirs et monuments de gloire. On peut rendre heureusement les pensées des philosophes : ils ne craignent pas la traduction qui tue le talent. L’homme qui n’aurait strictement que de l’esprit ne laisserait que ses idées ; mais l’homme à talent ne peut rien céder de ce qu’il fait : il a, pour ainsi dire, placé ses fonds dans la façon de des ouvrages. On dirait en effet que les idées sont des fonds qui ne portent intérêt qu’entre les mains du talent.

La différence du talent à l’esprit entraîne aussi pour eux des conséquences morales. Le talent est sujet aux vapeurs de l’orgueil et aux orages de l’envie ; l’esprit en est plus exempt. Voyez d’un côté les poètes, les peintres, les acteurs ; de l’autre, les vrais penseurs, les métaphysiciens et les géomètres : c’est que l’esprit court après les secrets de la nature, qu’il n’atteint guère ou qu’il n’atteint que pour mieux se mesurer avec sa propre faiblesse, tandis que le talent poursuit une perfection humaine dont il est sûr, et a toujours le goût pour témoin et pour juge ; de sorte que le talent est toujours satisfait de lui-même ou du public, quand l’esprit se méfie et doute de la nature et des hommes.

En un mot, les gens d’esprit ne sont que des voyageurs humiliés qui ont été toucher aux bornes du monde, et qui en parlent, à leur retour, à des auditeurs indifférents qui ne demandent qu’à être gouvernés par la puissance ou charmés par le talent.

L’Âme et ses deux Coursiers

Nous avons distingué dans chaque âme trois parties différentes, deux coursiers et un cocher. Des deux coursiers, l’un est généreux, l’autre ne l’est pas. Le premier, d’une noble contenance, droit, les formes bien dégagées, la tête haute, les naseaux tant soit peu recourbés, la peau blanche, les yeux noirs, aimant l’honneur avec une sage retenue, fidèle à marcher sur les traces de la vraie gloire, obéit, sans avoir besoin qu’on le frappe, aux seules exhortations et à la voix du cocher. Le second, gêné dans sa contenance, épais, de formes grossières, la tête massive, le col court, la face plate, la peau noire, les yeux glauques et veinés de sang, les oreilles velues et sourdes, toujours plein décoléré et de vanité, n’obéit qu’avec peine au fouet et à l’aiguillon. Quand la vue d’un objet digne de son amour agit sur le cocher et lui fait sentir l’aiguillon du désir sa mémoire le reporte vers l’essence de la beauté ; il la voit s’avancer chastement à côté de la sagesse. Saisi de crainte et de respect, il se rejette en arrière et retire les rênes avec tant de force, que les deux coursiers se cabrent, l’un de bon gré puisqu’il ne fait pas de résistance ; mais l’autre, avec regret et avec fureur.

Du Naturel

Ce qui fait que la plupart des petits enfants plaisent, c’est qu’ils sont encore renfermés dans cet air et dans ces manières que la nature leur a donnés, et qu’ils n’en connaissent point d’autres. Ils les changent et les corrompent, quand ils sortent de l’enfance ; ils croient qu’il faut imiter ce qu’ils voient, et ils ne le peuvent parfaitement imiter : il y a toujours quelque chose de faux et d’incertain dans cette imitation. Ils n’ont rien de fixe dans leurs manières et dans leurs sentiments : au lieu d’être en effet ce qu’ils veulent paraître, ils cherchent il paraître ce qu’ils ne sont pas.

Chacun veut être un autre, et n’être plus ce qu’il est : ils cherchent une contenance hors d’eux-mêmes et un autre esprit que le leur ; ils prennent des tons et des manières au hasard, sans considérer que ce qui convient à quelques-uns ne convient pas à tout le monde. On imite souvent, même sans s’en apercevoir, et on néglige ses propres biens pour des biens étrangers, qui d’ordinaire ne nous conviennent pas.

Je ne prétends pas, par ce que je dis, nous renfermer tellement en nous-mêmes, que nous n’ayons pas la liberté de suivre des exemples et de joindre à nous des qualités utiles ou nécessaires que la nature ne nous a pas données. La bonne grâce et la politesse conviennent à tout le monde ; mais les qualités acquises doivent avoir un certain rapport et une certaine union avec nos propres qualités, qui les étende et les augmente imperceptiblement.

Le Présent et le Passé

Nous qui sommes si modernes, serons anciens dans quelques siècles. Alors l’histoire du nôtre fera goûter à la postérité la vénalité des charges, c’est-à-dire le pouvoir de protéger l’innocence, de punir le crime, et de faire justice à tout le monde, acheté à deniers comptants comme une métairie ; la splendeur des partisans, gens si méprisés chez les Hébreux et chez les Grecs. L’on entendra parler d’une capitale d’un grand royaume, où il n’y avait ni places publiques, ni bains, ni fontaines, ni amphithéâtres, ni galeries, ni portiques, ni promenoirs, qui était pourtant une ville merveilleuse. L’on dira que tout le cours de la vie s’y passait presque à sortir de sa maison pour aller se renfermer dans celle d’un autre… L’on saura que le peuple ne paraissait dans la ville que pour y passer avec précipitation ; nul entretien, nulle familiarité ; que tout y était farouche et comme alarmé par le bruit des chars qu’il fallait éviter, et qui s’abandonnaient au milieu des rues, comme on fait dans une lice pour remporter le prix de la course. L’on apprendra sans étonnement qu’en pleine paix, et dans une tranquillité publique, des citoyens entraient dans les temples, allaient voir des femmes ou visitaient leurs amis, avec ¿es armes offensives, et qu’il n’y avait presque personne qui 1l’eùt à son côté de quoi pouvoir d’un seul coup en tuer un autre. Ou si ceux qui viendront après nous, rebutés par des mœurs si étranges et si différentes des leurs, se dégoûtent par là de nos mémoires, de nos poésies, de notre comique et de nos satires, pouvons-nous ne les pas plaindre par avance de se priver eux-mêmes, par cette fausse délicatesse, de la lecture de si beaux ouvrages, si travaillés, si réguliers, et de la connaissance du plus beau règne dont jamais l’histoire ait été embellie ?

Ayons donc pour les livres des anciens cette même indulgence que nous espérons nous-mêmes de la postérité, persuadés que les hommes n’ont point d’usages ni de coutumes qui soient de tous les siècles ; qu’elles changent avec les temps ; que nous sommes trop éloignés de celles qui ont passé, et trop proches de celles qui règnent encore, pour être dans la distance qu’il faut pour faire des unes et des autres un juste discernement. Alors, ni ce que nous appelons la politesse de nos mœurs, ni la bienséance de nos coutumes, ni notre faste, ni notre magnificence, ne nous préviendront davantage contre la vie simple des Athéniens, que contre celle des premiers hommes, grands par eux-mêmes, et indépendamment de mille choses extérieures, qui ont été depuis inventées pour suppléer peut-être à cette véritable grandeur qui n’est plus.

La nature se montrait en eux dans toute sa pureté et sa dignité, et n’était point encore souillée par la vanité, par le luxe et par la sotte ambition. Un homme n’était honoré sur la terre qu’il cause de sa force et de sa vertu : il n’était point riche par des charges ou des pensions, mais par son champ, par ses troupeaux, par ses enfants et ses serviteurs ; sa nourriture était saine et naturelle, les fruits de la terre, le lait de ses animaux et de ses brebis ; ses vêtements simples et uniformes, leur laine, leurs toisons ; ses plaisirs innocents, une grande récolte, le mariage de ses enfants, l’union avec ses voisins, la paix dans sa famille. Rien n’est plus opposé à nos mœurs que toutes ces choses ; mais l’éloignement des temps nous les fait goûter, ainsi que la distance des lieux nous fait recevoir tout ce que les diverses relations ou les livres des voyages nous apprennent des pays lointains et des nations étrangères.

Les Lettres

Vous êtes un exemple, Monsieur, de l’utilité des lettres dans la carrière des affaires. Leur forte culture est devenue plus nécessaire encore aujourd’hui qu’autrefois, aux hommes publics obligés de faire prévaloir leurs pensées par la parole et de donner les raisons de leurs actes. N’est-ce pas d’ailleurs grâce à cette culture non interrompue que la France a occupé un si haut rang parmi les États, a entraîné les autres nations la suite de ses idées ou de ses entreprises, a produit sans relâche comme sans fatigue tant de brillants génies qui, après lui avoir donné la gloire élevée des lettres et les beaux plaisirs des arts, lui ont encore procuré le solide avantage des lois ?

Sachons continuer, Messieurs, l’œuvre de nos devanciers, et ne laissons pas dépérir dans nos mains cet admirable dépôt des lettres fidèlement transmis de génération en génération et toujours accru depuis trois siècles. N’oublions pas que le jour où les peuples s’enferment avec imprévoyance dans le cercle étroit de leurs intérêts, et où ils aiment mieux soigner leur prospérité matérielle que leur intelligence, ils commencent à déchoir. Un tel sort n’est sans doute pas à craindre pour le pays qui conserve l’amour ces nobles études ; qui, après s’être mis à la tête de la civilisation intellectuelle de l’Europe, sait toujours s’y maintenir ; qui a vu depuis cinquante années les grands talents au service des grandes affaires, et qui promet à l’esprit la gloire comme autrefois, et de plus qu’autrefois le gouvernement de l’État. Mais peut-être appartient-il à l’Académie française, le jour où elle reçoit un homme d’État aussi éclairé dans ses rangs, de rappeler à la France que c’est l’esprit des nations qui fait leur grandeur et sert de mesure à leur durée.

Du Progrès de la langue

    À faire un mot nouveau souvent le goût s’abuse ;
Mais d’un terme ancien l’alliance l’excuse.
Des sciences, des arts, tout à l’heure inventés,
Implorent quelquefois des mots inusités :
On peut en enrichir notre antique langage ;
On le peut ; mais il faut que le goût les ménage.
    De la langue des Grecs quelques mots déguisés,
Parmi nous sans effort, sont naturalisés.
Eh quoi ! priverait-on Varius et Virgile
D’un droit dont ont joui le vieux Plaute et Cécile ?
Et lorsqu’on voit Caton, lorsqu’on voit Ennius,
En créant tant de mots que l’usage a reçus
Du paternel langage accroître les richesses,
Doit-on intercepter quelques faibles largesses
Qu’à mon tour je voudrais lui faire en mes écrits ?
Ce que je fais, toujours fut et sera permis.
Un auteur peut frapper, exempt de toute crainte,
Un mot où de l’usage on retrouve l’empreinte.
L’an, penché vers sa fin, dépouille les forêts,
Que doit orner bientôt un vêtement plus frais.
Tels sont les mots ; les uns s’éteignent de vieillesse ;
D’autres vont refleurir dans leur verte jeunesse.
La mort, la mort réclame et nous et nos travaux :
Ce port, digne des rois, qui reçoit nos vaisseaux !
Et ce fleuve dompté, qui menaçait Pomone ;
Et ces marais fangeux qu’à présent on moissonne,
Et que jadis la rame a longtemps sillonnés :
Ouvrages des mortels, à la mort destinés !
La gloire du langage est bien plus passagère.
Des mots presque oubliés reverront la lumière,
Et d’autres, que l’on prise, auront un jour leur fin :
L’usage est de la langue arbitre souverain.

De l’Imitation

Il ne faut pas croire que le caractère original doive exclure l’art d’imiter. Je ne connais point de grands hommes qui n’aient adopté des modèles : Rousseau a imité Marot ; Corneille, Lucain et Sénèque ; Bossuet, les prophètes ; Racine, les Grecs et Virgile ; et Montaigne dit quelque part qu’il y a en lui une condition aucunement singeresse et imitatrice.

Mais ces grands hommes, en imitant, sont demeurés originaux, parce qu’ils avaient à peu près le même génie que ceux qu’ils prenaient pour modèles ; de sorte qu’ils cultivaient leur propre caractère, sous ces maîtres qu’ils consultaient et qu’ils surpassaient quelquefois ; au lieu que ceux qui n’ont que de l’esprit sont toujours de faibles copistes des meilleurs modèles, et n’atteignent jamais leur art. Preuve incontestable qu’il faut du génie pour bien imiter, et même un génie étendu pour prendre divers caractères ; tant s’en faut que l’imagination donne l’exclusion au génie.

L’Épopée

D’un air plus grand encor la poésie épique,
Dans le vaste récit d’une longue action,
Se soutient par la fable, et vit de fiction.
Là, pour nous enchanter, tout est mis en usage ;
Tout prend un corps, une âme, un esprit, un visage,
Chaque vertu devient une divinité :
Minerve est la prudence, et Vénus la beauté ;
Ce n’est plus la vapeur qui produit le tonnerre :
C’est Jupiter armé pour effrayer la terre ;
Un orage terrible aux yeux des matelots,
C’est Neptune en courroux qui gourmande les flots ;
Écho n’est plus un son qui dans l’air retentisse :
C’est une nymphe en pleurs qui se plaint de Narcisse.
Ainsi, dans cet amas de nobles fictions,
Le poète s’égaye en mille inventions,
Orne, élève, embellit, agrandit toutes choses,
Et trouve sous sa main des fleurs toujours écloses.
Qu’Énée et ses vaisseaux, par le vent écartés,
Soient aux bords africains d’un orage emportés :
Ce n’est qu’une aventure ordinaire et commune,
Qu’un coup peu surprenant des traits de la fortune ;
Mais que Junon, constante en son aversion,
Poursuive sur les flots les restes d’Ilion ;
Qu’Eole en sa faveur les chassant d’Italie,
Ouvre aux vents mutinés les prisons d’Eolie ;
Que Neptune en courroux, s’élevant sur la mer,
D’un mot calme les flots, mette la paix dans l’air,
Délivre les vaisseaux, des syrtes les arrache :
C’est là ce qui surprend, frappe, saisit, attache.

La Tragédie et la Comédie

Dorante.

Vous croyez donc, monsieur Lysidas, que tout l’esprit et toute la beauté sont dans les poèmes sérieux, et que les pièces comiques sont des niaiseries qui ne méritent aucune louange ?

Uranie.

Ce n’est pas mon sentiment, pour moi. La tragédie, sans doute, est quelque chose de beau, quand elle est bien touchée ; mais la comédie a ses charmes, et je tiens que l’une n’est pas moins difficile que l’autre.

Dorante.

Assurément, madame ; et quand, pour la difficulté, vous mettriez un peu plus du côté de la comédie, peut-être que vous ne vous abuseriez pas : car enfin je trouve qu’il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentiments, de braver en vers la fortune, accuser les destins, et dire des injures aux dieux, que d’entrer comme il faut dans le ridicule des hommes et de rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le monde. Lorsque vous peignez des héros, vous faites ce que vous voulez. Ce sont des portraits à plaisir, où l’on ne cherche point de ressemblance, et vous n’avez qu’à suivre les traits d’une imagination qui se donne l’essor et qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux. Mais, lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d’après nature. On veut que ces portraits ressemblent ; et vous n’avez rien fait, si vous n’y faites reconnaître les gens de votre siècle. En un mot, dans les pièces sérieuses, il suffit, pour n’être point blâmé, de dire des choses qui soient de bon sens et bien écrites ; mais ce n’est pas assez dans les autres : il y faut bien plaisanter ; et c’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens.

Règles du poème dramatique

Voulez-vous sur la scène étaler des ouvrages
Où tout Paris en foule apporte ses suffrages
Et qui, toujours plus beaux, plus ils sont regardés,
Soient au bout de vingt ans encor redemandés53 ?
Que dans tous vos discours la passion émue
Aille chercher le cœur, réchauffe et le remue54.
Si d’un beau mouvement l’agréable fureur
Souvent ne nous remplit d’une douce terreur,
Ou n’excite en notre âme une pitié charmante,
En vain vous étalez une scène savante :
Vos froids raisonnements ne feront qu’attiédir
Un spectateur toujours paresseux d’applaudir,
Et qui, des vains efforts de votre rhétorique
Justement fatigué, s’endort ou vous critique.
Le secret est d’abord de plaire et de toucher :
Inventez des ressorts qui puissent m’attacher.
    Que dès les premiers vers l’action préparée
Sans peine du sujet m’aplanisse l’entrée.
Je me ris d’un auteur, qui, lent à s’exprimer,
De ce qu’il veut d’abord ne sait pas m’informer,
Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue,
D’un divertissement me fait une fatigue.
J’aimerais mieux encor qu’il déclinât son nom,
Et dît : Je suis Oreste, ou bien Agamemnon,
Que d’aller, par un tas de confuses merveilles,
Sans rien dire à l’esprit, étourdir les oreilles :
Le sujet n’est jamais assez tôt expliqué.
    Que le lieu de la scène y soit fixe et marqué.
Un rimeur, sans péril, delà les Pyrénées,
Sur la scène en un jour renferme des années ;
Là souvent le héros d’un spectacle grossier,
Enfant au premier acte, est barbon au dernier.
Mais nous, que la raison à ses règles engage,
Nous voulons qu’avec art l’action se ménage ;
Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli55.
    Jamais au spectateur n’offrez rien d’incroyable56:
Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.
Une merveille absurde est pour moi sans appas :
L’esprit n’est point ému de ce qu’il ne croit pas57.
Ce qu’on ne doit point voir, qu’un récit nous l’expose.
Les yeux en le voyant saisiraient mieux la chose ;
Mais il est des objets que l’art judicieux
Doit offrir à l’oreille et reculer des yeux.
    Que le trouble, toujours croissant de scène en scène,
À son comble arrivé, se débrouille sans peine.
L’esprit ne se sent point plus vivement frappé,
Que lorsqu’en un sujet d’intrigue enveloppé,
D’un secret tout à coup la vérité connue
Change tout, donne à tout une face imprévue.
    Chez nous l’amour, fertile en tendres sentiments,
S’empara du théâtre ainsi que des romans.
De cette passion la sensible peinture
Est pour aller au cœur la route la plus sûre.
Peignez donc, j’y consens, les héros amoureux :
Mais ne m’en formez pas des bergers doucereux.
Qu’Achille aime autrement que Thyrsis et Philène :
N’allez pas d’un Cyrus nous faire un Artamène ;
Et que l’amour, souvent de remords combattu,
Paraisse une faiblesse et non une vertu.
    Des héros de roman fuyez les petitesses :
Toutefois aux grands cœurs donnez quelques faiblesses.
Achille déplairait, moins bouillant et moins prompt.
J’aime à lui voir verser des pleurs pour un affront.
À ces petits défauts marqués dans sa peinture,
L’esprit avec plaisir reconnaît la nature.
Qu’il soit sur ce modèle on vos écrits tracé :
Qu’Agamemnon soit lier, superbe, intéressé ;
Que pour ses dieux Énée ait un respect austère ;
Conservez à chacun son propre caractère.
Des siècles, des pays, étudiez les mœurs :
Les climats font souvent les diverses humeurs58.
Gardez donc de donner, ainsi que dans Clélie,
L’air ni l’esprit français à l’antique Italie,
Et, sous des noms romains faisant notre portrait,
Teindre Caton galant et Brutus dameret.
Dans un roman frivole aisément tout s’excuse ;
C est assez qu’en courant la fiction amuse ;
Trop de rigueur alors serait hors de saison :
Mais la scène demande une exacte raison ;
L’étroite bienséance y veut être gardée.
    D’un nouveau personnage inventez-vous l’idée,
Qu’en tout avec soi-même il se montre d’accord,
Et qu’il soit jusqu’au bout tel qu’on l’a vu d’abord59.
    Souvent, sans y penser, un écrivain qui s’aime
Forme tous ses héros semblables à soi-même.
Tout a l’humeur gasconne en un auteur gascon :
Calprenède et Juba parlent du même ton.
    La nature est en nous plus diverse et plus sage.
Chaque passion parle un différent langage.
La colère est superbe et veut des mots altiers ;
L’abattement s’explique en des termes moins fiers.
    Que devant Troie en flamme Hécube désolée
Ne vienne pas pousser une plainte ampoulée,
Ni sans raison décrire en quel affreux pays
Par sept bouches l’Euxin reçoit le Tanaïs60.
Tous ces pompeux amas d’expressions frivoles
Sont d’un déclamateur amoureux de paroles.
Il faut dans la douleur que vous vous abaissiez :
Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez61
Ces grands mots dont alors l’acteur emplit sa bouche,
Ne partent point d’un cœur que sa misère touche.

Apologie du Cid

… Considérez62, Monsieur, que toute la France entre en cause avec l’auteur du Cid, et que peut-être il n’y a pas un des juges dont vous êtes convenus ensemble qui n’ait loué ce que vous désirez qu’il condamne ; de sorte que, quand vos arguments seraient invincibles, et que votre adversaire y acquiescerait, il aurait toujours de quoi se consoler glorieusement de la perte de son procès, et vous dire que c’est quelque chose de plus d’avoir satisfait tout un royaume que d’avoir fait une pièce régulière. Il n’y a point d’architecte d’Italie qui ne trouve des défauts à la structure de Fontainebleau, et qui ne l’appelle un monstre de pierre : ce monstre néanmoins est la belle demeure des rois, et la cour y loge commodément. Il y a des beautés parfaites qui sont effacées par d’autres beautés qui ont plus d’agrément et moins de perfection ; et parce que l’acquis n’est pas si noble que le naturel, ni le travail des hommes que les dons du ciel, on vous pourrait encore dire que savoir l’art de plaire ne vaut pas tant que savoir plaire sans art…

Mais vous dites, Monsieur, qu’il a ébloui les yeux du monde, et vous l’accusez de charme et d’enchantement. Je connais beaucoup de gens qui feraient vanité d’une telle accusation ; et vous me confesserez vous-même que si la magie était une chose permise, ce serait une chose excellente : ce serait, à vrai dire, une belle chose de pouvoir faire des prodiges innocemment, de faire voir le soleil quand il est nuit, d’apprêter des festins sans viandes ni officiers, de changer en pistoles des feuilles de chêne, et le verre en diamants. C’est ce que vous reprochez à l’auteur du Cid, qui, vous avouant qu’il a violé les règles de l’art, vous oblige de lui avouer qu’il a un secret, qu’il a mieux réussi que l’art même ; et ne vous niant pas qu’il a trompé toute la cour et tout le peuple, ne vous laisse conclure de là, sinon qu’il est plus fin que toute la cour et tout le peuple, et que la tromperie qui s’étend à un si grand nombre de personnes est moins une fraude qu’une conquête. Cela étant, monsieur, je ne doute point que messieurs de l’Académie ne se trouvent bien empêchés dans le jugement de votre procès, et que, d’un côté, vos raisons ne les ébranlent, et de l’autre, l’approbation publique ne les retienne63 Je serais en la même peine, si j’étais en la même délibération.

Des Sujets de comédie

Le marquis.

Mais, dis-moi, chevalier, ne crois-tu pas que ton Molière est épuisé maintenant, et qu’il ne trouvera plus de matière pour…

Le chevalier.

Plus de matière ? Hé, mon pauvre marquis, nous lui en fournirons toujours assez ; et nous ne prenons guère le chemin de nous rendre plus sages, pour tout ce qu’il fait et tout ce qu’il dit. Crois-tu qu’il ait épuisé, dans ses comédies, tous les ridicules des hommes ? et, sans sortir de la cour, n’a-t-il pas encore vingt caractères de gens où il n’a pas touché ? N’a-t-il pas, par exemple, ceux qui se font les plus grandes amitiés du monde, et qui, le dos tourné, font galanterie de se déchirer l’un l’autre ? N’a-t-il pas ces adulateurs à outrance, ces flatteurs insipides, qui n’assaisonnent d’aucun sel les louanges qu’ils donnent, et dont toutes les flatteries ont une douceur fade qui fait mal au cœur à ceux qui les écoulent ? N’a-t-il pas ces lâches courtisans de la faveur, ces perfides adorateurs de la fortune, qui vous encensent dans la prospérité et vous accablent dans la disgrâce ? N’a-t-il pas ceux qui sont toujours mécontents de la cour, ces suivants inutiles, ces incommodes assidus, ces gens, dis-je, qui, pour services, ne peuvent compter que des importunités et veulent qu’on les récompense d’avoir obsédé le prince dix ans durant ? N’a-t-il pas ceux qui caressent également tout le monde, qui promènent leurs civilités à droite et à gauche, et courent à tous ceux qu’ils voient avec les mêmes embrassades et les mêmes protestations d’amitié ? « Monsieur, votre très humble serviteur. Monsieur, je suis tout à votre service, tenez-moi des vôtres, mon cher. Faites état de moi, monsieur, comme du plus chaud de vos amis. Monsieur, je suis ravi de vous embrasser. Ah ! monsieur, je ne vous voyais pas : faites-moi la grâce de m’employer ; soyez persuadé que je suis entièrement à vous. Vous êtes l’homme du monde que je révère le plus. Il n’y a personne que j’honore à l’égal de vous. Je vous conjure de le croire. Je vous supplie de n’en point douter. Serviteur, très humble valet. » Va, va, marquis, Molière aura toujours plus de sujets qu’il n’en voudra ; et tout ce qu’il a touché jusqu’ici, n’est rien que bagatelle au prix de ce qui reste.

Les Droits de la satire

    Tous les jours à la cour un sot de qualité
Peut juger de travers avec impunité,
À Malherbe, à Racan préférer Théophile,
Et le clinquant du Tasse à tout l’or de Virgile.
Un clerc, pour quinze sous, sans craindre le holà,
Peut aller au parterre attaquer Attila ;
Et, si le roi des Huns ne lui charme l’oreille,
Traiter de visigoths tous les vers de Corneille.
Il n’est valet d’auteur ni copiste, à Paris,
Qui, la balance en main, ne pèse les écrits64.
Dès que l’impression fait éclore un poète
Il est esclave né de quiconque l’achète :
Il se soumet lui-même aux caprices d’autrui,
Et ses écrits tout seuls doivent parler pour lui.
Un auteur à genoux, dans une humble préface,
Au lecteur qu’il ennuie a beau demander grâce ;
Il ne gagnera rien sur ce juge irrité,
Qui lui fait son procès de pleine autorité.
    Et je serai le seul qui ne pourrai rien dire !
On sera ridicule, et je n’oserai rire !
Et qu’ont produit mes vers de si pernicieux,
Pour armer contre moi tant d’auteurs furieux ?
Loin de les décrier, je les ai fait paraître ;
Et souvent, sans ces vers qui les ont fait connaître,
Leur talent dans l’oubli demeurerait caché.
Et qui saurait sans moi que Cotin a prêché ?
La satire ne sert qu’à rendre un fat illustre :
C’est une ombre au tableau, qui lui donne du lustre.
En les blâmant enfin j’ai dit ce que j’en croi ;
Et tel qui m’en reprend en pense autant que moi.
    « Il a tort, dira l’un ; pourquoi faut-il qu’il nomme ?
Attaquer Chapelain ! ah ! c’est un si bon homme !
Balzac en fait l’éloge en cent endroits divers.
Il est vrai, s’il m’eût cru, qu’il n’eût point fait de vers ;
Il se tue à rimer : que n’écrit-il en prose ?
Voilà ce que l’on dit. Et que dis-je autre chose ?
En blâmant ses écrits, ai-je d’un stylo affreux.
Distillé sur sa vie un venin dangereux ?
Ma muse en l’attaquant, charitable et discrète,
Sait de l’homme d’honneur distinguer le poète.
Qu’on vante en lui la foi, l’honneur, la probité ;
Qu’on prise sa candeur et sa civilité ;
Qu’il soit doux, complaisant, officieux, sincère :
On le veut, j’y souscris, et suis prêt à me taire,
Mais que pour un modèle on montre ses écrits.
Qu’il soit le mieux renté de tous les beaux esprits ;
Comme roi des auteurs qu’on l’élève à l’empire ;
Ma bile alors s’échauffe, et je brûle d’écrire,
Et, s’il ne m’est permis de le dire au papier,
J’irai creuser la terre, et, comme ce barbier,
Faire dire aux roseaux par un nouvel organe :
« Midas, le roi Midas, a des oreilles d’âne65. »

La Moquerie et l’Enthousiasme

La moquerie qui s’attache aux idées et aux sentiments est la plus funeste de toutes, car elle s’insinue dans la source des affections fortes et dévouées. L’homme a un grand empire sur l’homme, et de tous les maux qu’il peut faire à ses semblables, le plus grand peut-être est de placer le fantôme du ridicule entre les mouvements généreux et les actions qu’ils peuvent inspirer.

Il n’y a que les gens médiocres qui voudraient que le fond de tout fût du sable, afin que nul homme ne laissât sur la terre une trace plus durable que la leur.

Le talent a besoin de confiance. Il faut croire à l’admiration, à la gloire, à l’immortalité pour éprouver l’inspiration du génie. Ce qui fait la différence des siècles entre eux, ce n’est pas la nature, toujours prodigue des mêmes dons, mais l’opinion dominante à l’époque où l’on vit. Si la tendance de cette opinion est vers l’enthousiasme, il s’élève de toutes parts des grands hommes ; si l’on proclame le découragement, il ne reste plus rien en littérature que des juges du temps passé.

L’on voit des jeunes gens, ambitieux de paraître détrompés de tout enthousiasme, affecter un mépris réfléchi pour les sentiments exaltés. Ils croient montrer ainsi une force de raison précoce ; mais c’est une décadence prématurée dont ils se vantent. Ils sont pour le talent comme ce vieillard qui demandait si l’on avait encore de l’amour.

« Quand le cœur est entier dans ce qu’il voit, on jouit admirablement de l’existence. Dès que l’homme se divise au dedans de lui-même, il ne sait plus la vie que comme un mal ; et si de tous les sentiments l’enthousiasme est celui qui rend le plus heureux, c’est qu’il unit plus qu’aucun autre toutes les forces de l’âme dans le même foyer. »

De la Conversation

Ce qui fait que peu de personnes sont agréables dans la conversation, c’est que chacun songe plus à ce qu’il a dessein de dire qu’à ce que les autres disent, et que l’on n’écoute guère, quand on a bien envie de parler.

Néanmoins il est nécessaire d’écouter ceux qui parlent. Il faut leur donner le temps de se faire entendre et souffrir même qu’ils disent des choses inutiles. Bien loin de les contredire et de les interrompre, on doit au contraire entrer dans leur esprit et dans leur goût, montrer qu’on les entend, louer ce qu’ils disent autant qu’il mérite d’être loué, et faire voir que c’est plutôt par choix qu’on les loue que par complaisance.

Pour plaire aux autres, il faut parler de ce qu’ils aiment et de ce qui les touche, éviter les disputes sur des choses indifférentes, leur faire rarement des questions, et ne leur laisser jamais croire qu’on prétend avoir plus de raison qu’eux.

On doit dire les choses d’un air plus ou moins sérieux et sur des sujets plus ou moins relevés, selon l’humeur et la capacité des hommes que l’on entretient, et leur céder aisément l’avantage de décider, sans les obliger de répondre quand ils n’ont pas envie de parler.

Après avoir satisfait de cette sorte aux devoirs de la politesse, on peut dire ses sentiments, en montrant qu’on cherche à les appuyer de l’avis de ceux qui écoutent, sans marquer de présomption ni d’opiniâtreté.

Évitons surtout de parler souvent de nous-mêmes et dc nous donner pour exemple : rien n’est plus désagréable qu’un homme qui se cite lui-même à tout propos.

On ne peut aussi apporter trop d’application à connaître la pente et la portée de ceux à qui l’on parle, pour se joindre à l’esprit de celui qui en a le plus, sans blesser l’inclination ou l’intérêt des autres par cette préférence. Alors on doit faire valoir toutes les raisons qu’il a dites, ajoutant modestement nos propres pensées aux siennes, et lui faisant croire, autant qu’il est possible, que c’est de lui qu’on les prend.

Il ne faut jamais rien dire avec un air d’autorité, ni montrer aucune supériorité d’esprit. Fuyons les expressions trop recherchées, les termes durs ou forcés, et ne nous servons point de paroles plus grandes que les choses.

Il n’est pas défendu de conserver ses opinions, si elles sont raisonnables. Mais il faut se rendre à la raison aussitôt qu’elle paraît, de quelque part qu’elle vienne : elle seule doit régner sur nos sentiments ; mais suivons-la sans heurter les sentiments des autres et sans faire paraître du mépris de ce qu’ils ont dit.

Il est dangereux de vouloir être toujours le maître de la conversation et de pousser trop loin une bonne raison quand on l’a trouvée. L’honnêteté veut que l’on cache quelquefois la moitié de son esprit, et qu’on ménage un opiniâtre qui se défend mal, pour lui épargner la honte de céder.

On déplaît sûrement quand on parle trop longtemps et trop souvent d’une même chose, et que l’on cherche à détourner la conversation sur des sujets dont on se croit plus instruit que les autres. Il faut entrer indifféremment dans tout ce qui leur est agréable, s’y arrêter autant qu’ils le veulent, et s’éloigner de tout ce qui ne leur convient pas.

Toute sorte de conversation, quelque spirituelle qu’elle soit, n’est pas également propre à toutes sortes de gens d’esprit. 11 faut choisir ce qui est de leur goût et ce qui est convenable îi leur condition, à leur sexe, à leurs talents : il faut choisir même le temps de le dire.

Observons le lieu, l’occasion, l’humeur où se trouvent les personnes qui nous écoutent ; car, s’il y a beaucoup d’art à savoir parler à propos, il n’y en a pas moins à savoir se taire. Il y a un silence éloquent qui sert à approuver et à condamner ; il y a un silence de discrétion et de respect. Il y a enfin des tons, des airs et des manières qui font tout ce qu’il y a d’agréable ou de désagréable, de délicat ou de choquant dans la conversation.

Mais le secret de s’en bien servir est donné à peu de personnes. Ceux mêmes qui en font des règles s’y méprennent souvent, et la plus sûre qu’on en puisse donner, c’est : écouter beaucoup, parler peu, et ne rien dire dont on puisse avoir sujet de se repentir.

La Conversation

Voulez-vous la définition ou plutôt l’expression même de la vraie conversation : point de méthode, point de sujet traité ex professa : disserter n’est point causer ; point de controverse et d’argumentation : discuter n’est point causer ; surtout point de monologues : qui ne sait pas écouter ne sait pas causer. Les bavards sont l’opposé des causeurs. Le causeur est l’homme qui sait lancer le volant et qui sait le recevoir, qui jette et ramasse la balle à propos, qui ne la garde pas longtemps.

À qui l’envoie-t-il ? Ce n’est pas à un partner habituel, la conversation alors ne serait qu’un dialogue appris d’avance. Il envoie la balle à tout le monde ; la ramasse qui veut ou qui peut. Je ne conseille pas, en effet, à tout le monde de se mêler à tort et à travers à la conversation. Il faut de l’à-propos, de l’adresse, un peu de courage, de la promptitude. Jean Jacques Rousseau disait qu’il trouvait toujours sur l’escalier le mot qu’il aurait dû dire dans le salon. L’esprit après coup n’est pas de l’esprit. Évitez surtout les diseurs de rien, les hérauts de la banalité. Qui de nous n’a vu l’embarras et l’inquiétude d’une maîtresse de maison ayant un salon, quand elle voit un de ces diseurs de rien prêt à prendre la parole ? Comme elle l’interrompt à propos ! Comme elle coupe brusquement par le milieu l’histoire dont elle voit avec effroi la queue s’allonger démesurément !

Origine de la mythologie

Qu’on étudie le monde tant qu’on voudra ; qu’on descende au dernier détail ; qu’on fasse l’anatomie du plus vil animal ; qu’on regarde de près le moindre grain de blé semé dans la terre, et la manière dont ce germe se multiplie ; qu’on observe attentivement les précautions avec lesquelles un bouton de rose s’épanouit au soleil, et se regerme la nuit : on y trouvera plus de dessein, de conduite et d’industrie, que dans tous les ouvrages de l’art.

Faut-il donc s’étonner si les poètes ont animé tout l’univers ; s’ils ont donné des ailes au vent, et des flèches au soleil ; s’ils ont peint les fleuves qui se hâtent de se précipiter dans la mer, et les arbres qui montent vers le ciel, pour vaincre les rayons du soleil par l’épaisseur de leurs ombrages ? Ces ligures ont passé même dans le langage vulgaire : tant il est naturel aux hommes de sentir l’art dont toute la nature est pleine. La poésie ne fait qu’attribuer aux créatures inanimées le dessein du Créateur, qui fait tout en elles. Du langage figuré des poètes, ces idées ont passé dans la théologie des païens, dont les théologiens furent les poètes. Ils ont supposé un art, une puissance, une sagesse, qu’ils ont nommée Numen, dans les créatures même les plus privées d’intelligence. Chez eux les fleuves ont été des dieux, et les fontaines des naïades ; les bois et les montagnes ont eu leurs divinités particulières : les fleurs ont eu Flore, et les fruits Pomone.

Poésie de la Mythologie

Savante antiquité, beauté toujours nouvelle,
Monuments du génie, heureuses fictions,
               Environnez-moi des rayons
               De votre lumière immortelle :
Vous savez animer l’air, la terre et les mers ;
               Vous embellissez l’univers.
Cet arbre à tête longue, aux rameaux toujours verts,
               C’est Atys, aimé de Cybèle.
               De l’éclat de leur vermillon
Flore avec le Zéphyr ont peint ces jeunes roses.
Des baisers de Pomone on voit dans ce vallon
Les fleurs de mes pêchers nouvellement écloses.
Ces montagnes, ces bois qui bordent l’horizon
               Sont couverts de métamorphoses.
Ce cerf aux pieds légers est le jeune Actéon :
L’ennemi des troupeaux est le roi Lycaon.
Du chantre de la nuit j’entends la voix touchante ;
               C’est la fille de Pandion,
               C’est Philomèle gémissante.
Si le soleil se couche, il dort avec Thétis.
Si je vois de Vénus la planète brillante.
C’est Vénus que je vois dans les bras d’Adonis.
Ce pôle me présente Andromède et Persée ;
Leurs amours immortels échauffent de leurs feux
Les éternels frimas de la zone glacée ;
Tout l’Olympe est peuplé de héros amoureux.
Admirables tableaux ! séduisante magie !
Qu’Hésiode me plaît dans sa Théogonie,
Quand il me peint l’Amour débrouillant le Chaos,
S’élançant dans les airs et planant sur les flots !

La Fiction poétique

Même aux eaux, même aux fleurs, même aux arbres muets,
La poésie encore, avec art mensongère,
Ne peut-elle prêter une âme imaginaire ?
Tout semble concourir à cette illusion :
Voyez l’eau caressante embrasser le gazon,
Ces arbres s’enlacer, ces vignes tortueuses
Embrasser les ormeaux de leurs mains amoureuses ;
Et refusant les sucs d’un terrain ennemi,
Ces racines courir vers un sol plus ami.
Ce mouvement des eaux, et cet instinct des plantes,
Suffit pour enhardir vos fictions brillantes.
Donnez-leur donc l’essor. Que le jeune bouton
Espère le Zéphyr, et craigne l’Aquilon.
À ce lis altéré versez l’eau qu’il implore,
Formez, dans ses beaux ans, l’arbre docile encore ;
Que ce tronc, enrichi de rameaux adoptés,
Admire son ombrage et ses fruits empruntés ;
Et, si le jeune cep prodigue son feuillage,
Demandez grâce au fer en faveur de son âge.
Alors, dans ces objets croyant voir mes égaux.
La douce sympathie à leurs biens, à leurs maux
Trouve mon cœur sensible, et votre heureuse adresse
Me surprend pour un arbre un moment de tendresse.

Moralité des Fables

Je ne serais pas éloigné de réserver les Fables de La Fontaine pour l’homme fait, non comme étant d’une mauvaise morale, mais comme ayant un mérite et un charme que l’âge mûr goûte mieux que l’enfance. Je veux cependant faire quelques observations sur la censure que Rousseau fait de la morale des fables. Oui, la morale a dans le monde, non pas deux principes, mais deux procédés différents. Tantôt elle procède par le précepte ou, comme dit Rousseau, par le catéchisme ; tantôt elle procède par l’expérience. Ces deux méthodes sont-elles contraires l’une à l’autre ? La morale de l’expérience contredit-elle la morale du catéchisme ? Pas le moins du monde. La morale du catéchisme dit de ne pas avoir d’orgueil ; la morale de l’expérience dit que les orgueilleux sont ordinairement dupes et que tout flatteur

 

               Vit aux dépens de celui qui l’écoute.

 

Où est la contradiction ? — Mais prenez garde, dit Rousseau, en lisant votre fable je suis tenté d’apprendre à être renard ? — Qu’est-ce à dire ? n’y a-t-il donc pas de milieu entre l’astuce du renard et la sottise du corbeau, entre le fripon et la dupe ? N’hésitons pas d’ailleurs à le dire : presque tous les genres de littérature ont sur ce point le même danger que les Fables de La Fontaine.

Les Anciens

Faute d’assez priser les Grecs et les Romains,
On s’égare en voulant tenir d’autres chemins.
Quelques imitateurs, sot bétail, je l’avoue,
Suivent en vrais moutons le pasteur de Mantoue ;
J’en use d’autre sorte ; et, me laissant guider,
Souvent à marcher seul j’ose me hasarder.
On me verra toujours pratiquer cet usage.
Mon imitation n’est point un esclavage ;
Je ne prends que l’idée, et les tours et les lois
Que nos maîtres suivaient eux-mêmes autrefois.
Si d’ailleurs quelque endroit plein chez eux d’excellence
Peut entrer dans mes vers sans nulle violence,
Je l’y transporte, et veux qu’il n’ait rien d’affecté,
Tâchant de rendre mien cet air d’antiquité.
Je vois avec douleur ces routes méprisées :
Art et guides, tout est dans les champs Élysées.
J’ai beau les évoquer, j’ai beau vanter leurs traits ;
On me laisse tout seul admirer leurs attraits.
Térence est dans mes mains ; je m’instruis dans Horace ;
Homère et son rival sont mes dieux du Parnasse.
Je le dis aux rochers ; on veut d’autres discours :
Ne pas louer son siècle est parler à des sourds.
Je le loue, et je sais qu’il n’est pas sans mérite ;
Mais, près de ces grands noms, notre gloire est petite.

Lecture des livres anciens

Les Vies de Plutarque sont une lecture touchante ; j’en étais fou dans mon enfance ; le génie et la vertu ne sont nulle part mieux peints ; on y peut prendre une teinture de l’histoire de la Grèce et même de celle de Rome. On ne mesure bien, d’ailleurs, la force et l’étendue de l’esprit et du cœur humains que dans ces siècles fortunés ; la liberté découvre, jusque dans l’excès du crime, la vraie grandeur de notre âme ; là brille en pleine lumière la force de la nature ; là paraît la vertu sans bornes, le plaisir sans infamie, l’esprit sans affectation, la hauteur sans vanité, le vice sans bassesse et sans déguisement. Pour moi, je pleurais de joie, lorsque je lisais ces pages ; je ne passais point de nuit sans parler à Alcibiade, Agésilas et autres ; j’allais dans la place de Rome, pour haranguer avec les Gracques, et pour défendre Caton, quand on lui jetait des pierres. Vous souvenez-vous que César prétendant faire passer une loi trop avantageuse au peuple, le même Caton voulut l’empêcher de la proposer, et lui mit la main sur la bouche, pour étouffer sa parole ? Ces manières d’agir, si contraires à nos mœurs, faisaient grande impression sur moi. Il me tomba, en même temps, un Sénèque dans les mains, je ne sais par quel hasard ; puis, des lettres de Brutus à Cicéron, dans le temps qu’il était en Grèce, après la mort de César : elles sont si remplies de hauteur, d’élévation, de passion et de courage, qu’il m’était bien impossible de les lire de sang-froid ; je mêlais ces trois lectures, et j’en étais si ému, que je ne contenais plus ce qu’elles mettaient on moi ; j’étouffais, je quittais mes livres, et je sortais comme un homme en fureur, pour mire plusieurs fois le tour d’une assez longue terrasse, on courant de toute ma force, jusqu’à ce que la lassitude mit fin la convulsion.

C’est là ce qui m’a donné cet air de philosophie qu’on dit que je conserve encore ; car je devins stoïcien de la meilleure foi du monde, mais stoïcien à lier ; j’aurais voulu qu’il m’arrivât quelque infortune remarquable, pour déchirer mes entrailles, comme ce fou de Caton qui fut si fidèle à sa secte. Je fus deux ans comme cela, et puis je dis à mon tour, comme Brutus : Ô vertu, tu n’es qu’un fantôme ! Cependant cet aimable stoïcien, que sa constante vertu, son génie, son humanité, son inflexible courage me rendaient infiniment cher, m’a fait verser des larmes sur la faiblesse de sa mort : c’est une extrême pitié de voir tant de vertu, tant de force et de grandeur d’âme vaincues, en un moment, par le plus léger revers au milieu de tant de ressources et de tant de faveurs de la fortune ! Mais n’est-ce pas une folie que de vous conter tout cela, et de prendre ce ton lugubre ? Vous allez croire sûrement que je veux que votre frère devienne un stoïcien, et qu’il se tue comme Caton, ou qu’il lise notre Sénèque ! Ah ! n’appréhendez pas cela ; je ris actuellement de mes vieilles folies, et même des folies présentes.

De l’Architecture grecque

L’architecture n’est pas moins remarquable chez les Grecs. Entre le Parthénon et les Propylées on reconnaît une parenté manifeste : même caractère, mêmes lignes même élégance gracieuse et noble. En ce pays où le peuple régnait, point de palais fastueux, mais des édifices destinés tous, des théâtres, des portiques, et partout le sentiment de l’homme dans sa beauté et sa liberté. Sa maison est le temple en petit ; le temple est sa maison agrandie, ornée proportionnée à sa nature idéale. L’art s’épanouit avec volupté, comme la fleur sous un ciel serein. Il recherche la lumière, les souffles caressants, les suaves harmonies, les riantes perspectives. Descendu de l’Olympe, il y remonte par les douces pentes du mont parfumé.

Le Laocoon

Saisi par d’énormes serpents qui l’enchaînent, qui l’oppressent, qui sont prêts à l’étouffer ; plein dune vigueur ! que la force des serpents surmonte et qui doit bientôt défaillir, Laocoon, dans cette lutte mortelle, fait voir, par des mouvements énergiques, mais décents et retenus, la grandeur de son âme et son respect pour les dieux. Les nœuds que forment les serpents autour de ses fils, les soulèvent et les attachent contre lui : il ressent leurs souffrances. Ses yeux cherchent le ciel ; sa douleur est profonde ; elle est noble. Il se plaint ; il ne crie pas. Dans le soulèvement et la contraction de tous ses muscles, la vérité, la beauté des formes n’ont été altérées en rien. La vie et la douleur circulent dans tous ses membres, et tous présentent l’image de la beauté. Les sentiments différents qui agitent les enfants et le père produisent des mouvements variés, qui développent partout des beautés nouvelles. L’artiste est arrivé par conséquent au sommet de l’art, puisqu’il a excité la pitié, l’amour et l’admiration par la représentation fidèle de la vie, de la beauté, de la douleur et de la vertu.

Horace et Virgile

Virgile.

Que nous sommes tranquilles et heureux sur ces gazons toujours fleuris, au bord de cette onde si pure, auprès de ce bois odoriférant !

Horace.

Si vous n’y prenez garde, vous allez faire une églogue. Les ombres n’en doivent point faire. Voyez Homère, Hésiode, Théocrite : couronnés de lauriers, ils entendent chanter leurs vers, mais ils n’en font plus.

Virgile.

J’apprends avec joie que les vôtres sont encore après tant de siècles les délices des gens de lettres. Vous ne vous trompiez pas quand vous disiez dans vos Odes, d’un ton si assuré : Je ne mourrai pas tout entier67.

Horace.

Mes ouvrages ont résisté au temps, il est vrai ; mais il faut vous aimer autant que je le fais pour n’être point jaloux de votre gloire. On vous place d’abord après Homère.

Virgile.

Nos muses no doivent point être jalouses l’une de l’autre : leurs genres sont si différents ! Ce que vous avez de merveilleux, c’est la variété. Vos Odes sont tendres, gracieuses, souvent véhémentes, rapides, sublimes. Vos Satires sont simples, naïves, courtes, pleines de sel : on y trouve une profonde connaissance de l’homme, une philosophie très sérieuse, avec un tour plaisant qui redresse les mœurs des hommes et qui les instruit en se jouant. Votre Art poétique montre que vous aviez toute l’étendue des connaissances acquises, et toute la force de génie nécessaire pour exécuter les plus grands ouvrages, soit pour le poème épique, soit pour la tragédie.

Horace.

C’est bien à vous à parler de variété, vous qui avez mis dans vos Églogues la tendresse naïve de Théocrite ! Vos Géorgiques sont pleines des peintures les plus riantes : vous embellissez et vous passionnez toute la nature : Enfin, dans votre Énéide, le bel ordre, la magnificence, la force et la sublimité d’Homère éclatent partout.

Virgile.

Mais je n’ai fait que le suivre pas à pas.

Horace.

Vous n’avez point suivi Homère quand vous avez traité les amours de Didon. Ce quatrième livre est tout original. On ne peut pas même vous ôter la louange d’avoir fait la descente d’Énée aux enfers plus belle que n’est l’évocation des âmes qui est dans l’Odyssée.

Virgile.

Mes derniers livres sont négligés : je ne prétendais pas les laisser si imparfaits ; vous savez que je voulus les brûler.

Horace.

Quel dommage si vous l’eussiez fait ! C’était une délicatesse excessive : on voit bien que 1 auteur des Géorgiques aurait pu finir l’Énéide avec le même soin. Je regarde moins cette dernière exactitude que l’essor du génie, la conduite de tout l’ouvrage, la force et la hardiesse des peintures. À vous parler ingénument, si quelque chose vous empêche d’égaler Homère, c’est d’être plus poli, plus châtié, plus fini, mais moins simple, moins fort, moins sublime : car d’un seul trait il met la nature toute nue devant les yeux.

Virgile.

J’avoue que j’ai dérobé quelque chose à la simple nature, pour m’accommoder au goût d’un peuple magnifique et délicat sur toutes les choses qui ont rapport à la politesse. Homère semble avoir oublié le lecteur pour ne songer qu’à peindre en tout la vraie nature ; en cela je lui cède.

Horace.

Vous êtes toujours ce modeste Virgile qui eut tant de peine à se produire à la cour d’Auguste. Je vous ai dit librement ce que je pense sur vos ouvrages : dites-moi de même les défauts des miens. Quoi donc ! me croyez-vous incapable de les reconnaître ?

Virgile.

Il y a, ce me semble, quelques endroits de vos Odes qui pourraient être retranchés sans rien ôter au sujet, et qui n’entrent point dans votre dessein. Je n’ignore pas le transport que l’ode doit avoir ; mais il y a des choses écartées qu’un beau transport ne va point chercher. Il y a aussi quelques endroits passionnés et merveilleux, où vous remarquerez peut-être quelque chose qui manque, ou pour, l’harmonie, ou pour la simplicité de la passion. Jamais homme n’a donné un tour plus heureux que vous à la parole, pour lui faire signifier un beau sens avec brièveté et délicatesse ; les mots deviennent tout nouveaux par l’usage que vous en faites68. Mais tout n’est pas également coulant : il y a des choses que je croirais un peu trop tournées.

Horace.

Pour l’harmonie, je ne m’étonne pas que vous soyez si difficile. Rien n’est si doux et si nombreux que vos vers ; leur cadence seule attendrit et fait couler les larmes des yeux.

Virgile.

L’ode demande une autre harmonie toute différente, que vous avez trouvée presque toujours, et qui est plus variée que la mienne.

Horace.

Enfin, je n’ai fait que de petits ouvrages. J’ai blâmé ce qui est mal ; j’ai montré les règles de ce qui est bien : mais je n’ai rien exécuté de grand comme votre poème héroïque.

Virgile.

En vérité, mon cher Horace, il y a déjà trop longtemps que nous nous donnons des louanges : pour d’honnêtes gens, j’en ai honte. Finissons.

L’Éloquence chrétienne

Les philosophes de la Grèce énoncèrent dans l’enceinte de leurs écoles quelques grandes vérités morales, et Platon avait eu de sublimes pressentiments sur les destinées humaines ; mais ces idées, mêlées d’erreurs et enveloppées de ténèbres, divulguées à voix basse depuis Socrate, s’adressaient pas à la foule du peuple, et dans ces gouvernements si favorables en apparence à la dignité de l’homme, on ne faisait lien pour lui apprendre ses devoirs et ses immortelles espérances. Le christianisme élevait une tribune, où les plus sublimes vérités étaient annoncées hautement pour tout le monde, où les plus pures leçons de la morale ôtaient rendues familières à la multitude ignorante : tribune formidable, devant laquelle s’étaient humiliés les princes souillés du sang des peuples ; tribune pacifique et tutélaire, qui plus d’une fois donna refuge à ses mortels ennemis ; tribune où furent longtemps défendus les intérêts partout abandonnés, et qui seule plaidait éternellement la cause du pauvre contre le riche, du faible contre l’oppresseur, et de l’homme contre lui-même.

Là, tout s’ennoblit et se divinise : l’orateur, maître des esprits, qu’il élève et qu’il consterne tour à tour, peut leur montrer quelque chose de plus grand que la gloire et de plus effrayant que la mort ; il peut faire descendre des cieux une éternelle espérance sur ces tombeaux où Périclès n’apportait que des regrets et des larmes. Si, comme l’orateur romain, il célèbre les guerriers de la légion de Mars tombés au champ de bataille, il donne à leurs âmes cette immortalité que Cicéron n’osait promettre qu’à leur souvenir ; il charge Dieu lui-même d’acquitter la reconnaissance de la patrie. Veut-il se renfermer dans la prédication évangélique ? Cette science de la morale, cette expérience de l’homme, ces secrets des passions, étude éternelle des philosophes et des orateurs anciens, doivent être dans sa main. C’est lui, plus encore que l’orateur de l’antiquité, qui doit connaître tous les détours du cœur humain, toutes les vicissitudes des émotions, toutes les parties sensibles de l’âme, non pour exciter ces affections violentes, ces animosités populaires, ces grands incendies des passions, ces feux de vengeance et de haine où triomphait l’antique éloquence, mais pour adoucir, pour apaiser, pour purifier les âmes. Armé contre toutes les passions, sans avoir le droit d’en appeler aucune à son secours, il est obligé de créer une passion nouvelle, s’il est permis de profaner par ce nom le sentiment profond et sublime qui seul peut tout vaincre et tout remplacer dans les cœurs, l’enthousiasme religieux, qui donne à son accent, à ses paroles, plutôt l’inspiration d’un prophète que le mouvement d’un orateur.

Du Style de Pascal

Dans Pascal, la forme n’est pas autre chose que le vêtement le plus transparent que prend la pensée pour paraître le plus possible telle qu’elle est, créant elle-même l’expression qui lui convient, qui n’ôte rien, mais surtout n’ajoute rien à sa valeur propre ; plus tard vint la rhétorique avec son triste précepte d’embellir la pensée par l’expression. Son style ne dit que ce qu’il a dans l’âme. Ses idées ne sont point un jeu de son esprit, c’est le travail douloureux de son cœur : elles le pénètrent, elles le consument ; c’est la flèche de feu attachée à son flanc, et il soulage son mal en l’exprimant. Et encore, loin de s’épancher, comme les faibles, Pascal fait effort pour se contenir ; l’ardeur de son âme ne paraît qu’à travers la sévérité de son esprit. Oui c’est par l’âme que Pascal est grand et comme homme et comme écrivain : le style qui réfléchit cette âme en a toutes les qualités, la finesse, l’amère ironie, l’ardente imagination, la raison austère, le trouble à la fois et la chaste discrétion. Le trait distinctif de sa prose est un mélange exquis de naïveté et d’élévation.

Le Poète au XVIIe siècle

Il fut un temps où l’on s’imaginait en France qu’un homme de génie, un grand poète était un homme comme un autre, et ne se distinguait du commun des mortels que par l’excellence de son esprit. On n’avait pas l’idée qu’il dût l’être investi d’aucun privilège, ni exempté d’aucun devoir. On ne trouvait pas prosaïque qu’il crût à Dieu, à l’âme, à l’autre vie, fût aussi correct dans sa conduite que dans ses ! ouvrages, rendit sa femme heureuse, élevât bien ses enfants, et fit des économies. Ni Corneille, dans son petit ménage de Rouen, écrivant Polyeucte au bruit des fuseaux de sa femme, ni Racine faisant la procession dans sa chambre, un cierge à la main, ne passaient pour des prodiges ; on aurait presque défini le grand poète : un bon père de famille qui fait de beaux vers.

Corneille et Racine

Corneille dut avoir pour lui la voix de son siècle dont il était le créateur ; Racine doit avoir celle de la postérité dont il est à jamais le modèle. Les ouvrages de l’un ont dû perdre beaucoup avec le temps, sans que sa gloire personnelle doive en souffrir ; le mérite des ouvrages du second doit croître et s’agrandir dans les siècles avec sa renommée et nos lumières.

Peut-être les uns et les autres ne doivent point être mis dans la balance : un mélange de beautés et de défauts ne peut entrer en comparaison avec des productions achevées qui réunissent tous les genres de beautés dans le plus éminent degré, sans autres défauts que ces taches légères qui avertissent que l’auteur était homme.

Quant au mérite personnel, la différence des époques peut le rapprocher malgré la différence des ouvrages ; et si l’imagination veut s’amuser à chercher des titres de préférence pour l’un ou pour l’autre, que l’on examine lequel vaut le mieux d’avoir été le premier génie qui ait brillé après la longue nuit des siècles barbares, ou d’avoir ôté le plus beau génie du siècle le plus éclairé de tous les siècles.

Le dirai-je ? Corneille me paraît ressembler à ces Titans audacieux qui tombent sous les montagnes qu’ils ont entassées : Racine me paraît le véritable Prométhée qui a ravi le feu des cieux.

Molière

Molière ! à ce nom seul se rassemblent les ris ;
Les fronts sont déridés, les cœurs épanouis.
Qui, dans les plis du cœur, surprend mieux la nature ?
Qui sait mieux lui donner cette adroite tournure
Qui rend le ridicule ou le vice indiscret,
Et fait, avec le rire, éclater leur secret ?
Quel naïf, et souvent quel sublime langage !
Ô Molière ! ô grand homme ! ô véritable sage !
Avec un vain amas de sots admirateurs.
Je ne te louerai pas, dans mes portraits flatteurs,
D’avoir du cœur humain corrigé le caprice,
Détruit le ridicule et réformé le vice ;
Tous deux sont immortels, et ne font que changer ;
Tu peux charmer le monde, et non le corriger.
Comme par une vague une vague est poussée,
La sottise du jour est bientôt remplacée.
Sans cesse variant nos volages humeurs,
Le temps conduit la mode et la mode les mœurs ;
Ainsi pour un travers il s’en reproduit mille ;
Mais, puisqu’il nous distrait, ton art nous est utile.
Tous ces fous, tous ces sots par toi si bien décrits,
Incommodes ailleurs, charment dans tes écrits.
Que dis-je ? chacun d’eux, grâce à ton art suprême,
Chez toi, sans le savoir, vient rire de lui-même ;
Ainsi l’oiseau léger, crédule et curieux,
Vient se prendre au miroir qui le montre à ses yeux.

J.-J. Rousseau

Hélas ! il le connut ce supplice bizarre,
L’écrivain qui nous fit entendre tour à tour
La voix de la raison et celle de l’amour.
Quel sublime talent ! souvent quelle sagesse !
Mais combien d’injustice, et combien de faiblesse !
La crainte le reçut au sortir du berceau ;
La crainte le suivra jusqu’aux bords du tombeau.
Vous qui de ses écrits savez goûter les charmes,
Vous tous qui lui devez des leçons et des larmes,
Pour prix de ces leçons et de ces pleurs si doux,
Cœurs sensibles, venez, je le confie à vous.
Il n’est pas importun : plein de sa défiance,
Rarement des mortels il souffre la présence.
Ami des champs, ami des asiles secrets,
Sa triste indépendance habite les forêts ;
Là-haut, sur la colline, il est assis peut-être,
Pour saisir le premier, le rayon qui va naître ;
Peut-être au bord des eaux, par ses rêves conduit,
De leur chute écumante il écoute le bruit,
Ou, fier d’être ignoré, d’échapper à sa gloire.
Du pâtre qui raconte il écoute l’histoire,
Il écoute, et s’enfuit, et sans soins, sans désirs,
Cache aux hommes qu’il craint ses sauvages plaisirs.
    Mais s’il se montre à vous, au nom de la nature
Dont sa plume éloquente a tracé la peinture,
Ne l’effarouchez pas ; respectez son malheur ;
Par des mots caressants apprivoisez son cœur.
Hélas ! ce cœur brûlant, fougueux dans ses caprices,
S’il a l’ait ses tourments, il a fait vos délices.
Soignez donc son bonheur, et charmez son ennui ;
Consolez-le du sort, des hommes et de lui.
    Vains discours ! rien ne peut adoucir sa blessure ;
Contre lui ses soupçons ont armé la nature.
L’étranger dont les yeux ne l’avaient vu jamais ;
Qui chérit ses écrits sans connaître ses traits ;
Le vieillard qui s’éteint, l’enfant simple et timide,
Qui ne sait pas encor ce que c’est qu’un perfide ;
Son hôte, son parent, son ami, lui font peur :
Tout son cœur s’épouvante au nom de bienfaiteur.
Est-il quelque mortel, à son heure suprême,
Qui n’expire appuyé sur le mortel qu’il aime,
Qui ne trouve des pleurs dans les yeux attendris
D’un frère ou d’une sœur, d’une épouse ou d’un fils ?
L’infortuné qu’il est ! à son heure dernière,
Souffre à peine une main qui ferme sa paupière ;
Pas un ancien ami qu’il cherche encor des yeux ;
Et le soleil lui seul a reçu ses adieux.
    Malheureux le trépas est donc ton seul asile ;
Ah ! dans la tombe, au moins, repose enfin tranquille.
Ce beau lac, ces flots purs, ces fleurs, ces gazons frais,
Ces pâles peupliers, tout t’invite à la paix.
Respire donc enfin de tes tristes chimères,
Vois accourir vers toi les époux et les mères,
Regarde ces amants qui viennent chaque jour
Verser sur ton cercueil les larmes de l’amour ;
Vois ces groupes d’enfants se jouant sous l’ombrage
Qui de leur liberté viennent te rendre hommage,
Et dis, en contemplant ce spectacle enchanteur :
« Je ne fus point heureux ; mais j’ai fait leur bonheur71. »

À madame la comtesse de Senfft

Vous dites bien vrai, tout s’en va ; mais ce qui s’en va est-il donc tant à regretter ? N’en doutez pas, c’est la fête, la grande fête qui se prépare, et qui commencera lorsque le monde aura été purifié. Non relinquam vos orphanos, veniam ad vos. Ne craignons rien ; nous reverrons le Christ, le Christ sauveur, le Christ libérateur, le Christ qui prend pitié des pauvres, des faibles et des misérables.

Et puis, sous un autre point de vue, qu’est-ce que l’histoire des hommes, sinon l’histoire du développement continuel de l’humanité, et des mille et mille changements nécessaires qu’il amène d’âge en âge ? Que me fait, à moi, un empire qui tombe ? Un passereau qui meurt me touche davantage ; pauvre petite créature de Dieu, qui, après avoir aspiré, comme un globule de rosée sur la fleur, sa gouttelette de vie, s’en va et ne revient plus. S’il fallait porter le deuil des royaumes qui passent, et des pouvoirs qui expirent, les peuples, depuis Nemrod, n’auraient pas eu d’autres vêtements, et nous entendrions encore, au fond de l’Orient, tinter les glas de ces grandes funérailles ; le bruit lugubre de ces premières morts nous arriverait de tombeau de roi en tombeau de roi, comme d’écho en écho ; « et pourtant, dit le Seigneur Dieu, c’est moi qui ai abattu ces chasseurs d’hommes, parce que j’ai eu pitié de la terre. » N’allez pas croire, cependant, que je ne sente pas tout ce qu’il y a de douleur dans la rupture de ces liens qui vous attachaient au passé ? Hélas ! oui, nous sommes ainsi faits, et la famille qui flottait dans l’Arche sur les ruines d’un monde entier, d’un monde pervers dont elle détestait les crimes, n’en éprouvait pas moins, quoiqu’elle connût ses hautes destinées, des souffrances inexprimables.

Toutefois, je voudrais que mon cher comte ne prit aux événements que cette sorte de part que, dans sa position, le devoir commande, ou que peut avouer une raison aussi droite et aussi ferme que la sienne. S’il y a des astronomes à la fin des temps, je ne crois pas qu’il fût sage à eux de se tuer de chagrin parce que les planètes iront de travers, c’est-à-dire autrement qu’elles n’étaient allées jusque-là ; ceci dérangera, j’en conviens, la régularité de la science, mais ne dérangera point l’univers, que ne cessera pas de conduire une Intelligence pourvue d’autres règles de gouvernement que celles que nous nous faisons avec tant de travail et un travail si vain. Pour moi, voici toute ma politique : — Je crois en Dieu, en sa Providence, et j’espère dans l’avenir qu’elle destine au genre humain.

Le mien, personnellement, n’a rien de beau : malade, pauvre, persécuté, je ne sais pas, le soir, où le lendemain je reposerai ma tête. Non, ma vie n’est pas douce ; mais elle est telle que Dieu me l’a faite, et je dois dès lors en être content. Ce n’est pas ici le lieu du repos : redisons-nous cela sans cesse. Cette pensée calme ; elle fait qu’on tourne avec espérance ses regards vers l’occident, là où naît l’aurore du jour qui n’est pas de la terre, du jour que ne trouble aucun orage, et que la nuit n’obscurcit jamais.

Les Encyclopédistes

Ah ! si d’un doux encens je les eusse fêtés,

Vous me pardonneriez de les avoir cités.

Quoi donc ! un écrivain veut que son nom partage

Le tribut de louange offert à son ouvrage,

Et m’impute à forfait, s’il blesse la raison,

De la venger d’un vers égayé de son nom ?

Comptable de l’ennui dont sa muse m’assomme,

Pourquoi s’est-il nommé, s’il ne veut qu’on le nomme ?

Je prétends soulever les lecteurs détrompés

Contre un auteur bouffi de succès usurpés.

Sons une périphrase étouffant ma franchise,

Au lieu de d’Alembert, faut-il donc que je dise :

C’est ce joli pédant, géomètre orateur,

De l’Encyclopédie ange conservateur,

Dans l’histoire chargé d’inhumer ses confrères,

Grand homme, car il fait leurs extraits mortuaires ?

Si j’évoque jamais, du fond de son journal,

Des sophistes du temps l’adulateur banal,

Lorsque son nom subit pour exciter le rire,

Dois-je, au lieu de La Harpe, obscurément écrire :

C’est ce petit rimeur, de tant de prix enflé,

Qui, sifflé pour ses vers, pour sa prose sifflé,

Tout meurtri des faux pas de sa muse tragique,

Tomba de chute en chute au trône académique ?

Ces détours sont d’un lâche et malin détracteur ;

Je ne veux point offrir d’énigmes au lecteur.

La Critique au XIXe siècle

Si je ne suis pas dupe d’un vain désir de distinguer, il y a eu, de notre temps, quatre sortes de critique littéraire. La première est comme une partie nouvelle et essentielle de l’histoire générale : les révolutions de l’esprit, les changements du goût, les chefs-d’œuvre en sont les événements ; les écrivains en sont les héros. On y fait voir l’influence de la société sur les auteurs, des auteurs sur la société. : c’est proprement l’histoire des affaires de l’esprit.

La seconde sorte de critique est à la première ce que les mémoires sont à l’histoire. Elle s’occupe plus de la chronique des lettres que de leur histoire, et elle fait plus de portraits que de tableaux. Pour elle, tout auteur est un type, et aucun type n’est méprisable. Aussi ne donne-t-elle pas de rangs ; elle se plaît aux talents aussi divers que les visages. Elle est moins touchée des lois générales de l’esprit que des variétés de la vie individuelle. Pour le fond comme pour la méthode, cette critique est celle qui s’éloigne le plus de la forme de l’enseignement, et qui a l’allure la plus libre. La pénétration qui ne craint pas d’être subtile, la sensibilité, la raison, pourvu qu’elle ne sente pas l’école, le caprice même à l’occasion, le fini du détail, l’image transportée de la poésie dans la prose, telles en sont les qualités éminentes. En lisant certaines Causeries sur des lettres illustres, on pense à Plutarque et à Bayle, et on les retrouve.

La troisième sorte de critique choisit, parmi tous les objets d’étude qu’offrent les lettres, une question qu’elle traite à fond, en prenant grand soin de n’en avoir pas l’air. S’agit-il, par exemple, de l’usage des passions dans le drame, elle recueille dans les auteurs dramatiques les plus divers et les plus inégaux les traits vrais ou spécieux dont ils ont peint une passion ; elle compare les morceaux, non pour donner des rangs, mais pour faire profiter de ces rapprochements la vérité et le goût ; elle y ajoute ses propres pensées, et de ce travail de comparaison et de critique, elle fait ressortir quelque vérité de l’ordre moral. C’est là son objet : tirer des lettres un enseignement pratique, songer moins à conduire l’esprit que le cœur, prendre plus de souci de la morale que de l’esthétique. C’est de la littérature comparée qui conclut par de la morale.

J’éprouve quelque embarras à définir la quatrième sorte de critique. Celle-ci se rapproche plus d’un traité ; elle a la prétention de régler les plaisirs de l’esprit, de soustraire les ouvrages à la tyrannie du chacun ton goût, d’être une science exacte, plus jalouse de conduire l’esprit que de lui plaire. Elle s’est l’ait un idéal de l’esprit humain dans les livres ; elle s’en est fait un du génie particulier de la France, un autre de sa langue ; elle met chaque auteur et chaque livre en regard de ce triple idéal. Elle note ce qui s’en rapproche : voilà le bon ; ce qui s’en éloigne : voilà le mauvais. Si son objet est élevé, si elle ne fait tort ni à l’esprit humain qu’elle étudie dans son imposante unité, ni au génie de la France, qu’elle veut toujours montrer semblable à lui-même, ni à notre langue qu’elle défend contre les caprices de la mode, il faut avouer qu’elle se prive des grâces que donnent aux trois premières sortes de critique la diversité, la liberté, l’histoire mêlée aux lettres, la beauté des tableaux, la vie des portraits, les rapprochements de la littérature comparée. J’ai peut-être des raisons personnelles pour ne pas mépriser ce genre ; j’en ai plus encore pour le trouver difficile et périlleux73.

Le Journaliste famélique

Le ciel me conduisit chez un vieux journaliste,

Charlatan ruiné, jadis séminariste,

Qui, dix fois dans sa vie à bon marché vendu,

Sur les honnêtes gens crachait pour un écu.

De ce digne vieillard j’endossai la livrée ;

Le fiel suintait déjà de ma plume altérée ;

Je me sentis renaître et mordis au métier.

Ah ! Dupont, qu’il est doux de tout déprécier !

Pour un esprit mort-né, convaincu d’impuissance,

Qu’il est doux d’être un sot, et d’en tirer vengeance !

À quelque vrai succès lorsqu’on vient d’assister,

Qu’il est doux de rentrer et de se débotter,

Et de dépecer l’homme, et de salir sa gloire,

Et de pouvoir sur lui vider une écritoire,

Et d’avoir quelque part un journal inconnu

Où l’on puisse à plaisir nier ce qu’on a vu !

Le mensonge anonyme est le bonheur suprême.

Écrivains, députés, ministres, rois, Dieu même,

J’ai tout calomnié pour apaiser ma faim.

Malheureux avec moi qui jouait au plus fin !

Courait-il dans Paris une histoire secrète,

Vite je l’imprimais le soir dans ma gazette,

Et rien ne m’échappait. De la rue au salon,

Les graviers, en marchant, me restaient au talon.

De ce temps scandaleux j’ai su tous les scandales,

Et les ai racontés. Ni plaintes ni cabales

Ne m’eussent fait fléchir, sois-en bien convaincu…

Mais tu rêves, Dupont ; à quoi donc penses-tu ?

Les Journalistes

Moi, j’irais caresser, jusqu’en son tribunal,

Quelque arbitre du goût dont la feuille éphémère

Distille les poisons d’une censure amère,

Au bon sens, au bon droit donne un plat démenti,

Pour juger un auteur consulte son parti,

Aigrit nos passions et dénonce à la France

L’écrit qu’il n’a pas lu, mais qu’il flétrit d’avance !

Voilà donc les faux dieux que je dois encenser !

Ah ! croyez-moi, leurs traits ne peuvent m’offenser.

    Qu’ils soient mes ennemis, que leur courroux m’accable,

Qu’ils me déchirent, soit : leur haine est honorable.

Il est, n’en doutez pas, il est d’autres censeurs,

Du talent méconnu courageux défenseurs,

Qui lui prêtent leur voix avant qu’il la réclame,

Qui ne trafiquent point de l’éloge ou du blâme,

Et, gardant pour le vice une juste fureur,

Des travers de l’esprit se moquent sans aigreur.

Je rends trop de justice à ces rares mérites

Pour les importuner de mes lâches visites.

Si je cueille un laurier par la gloire avoué,

Je ne connaîtrai point celui qui m’a loué, .

Au moins je pourrai dire : « Il écrit ce qu’il pense. »

Est-il quelques chagrins que ce mot ne compense,

Qu’il ne fasse oublier, qu’il ne change en plaisirs ?

Tel est le but constant qu’embrassent mes désirs :

Inestimable bien, honneur cligne d’envie,

Que je paîrai trop peu de repos de ma vie76.

Deux Types parisiens

Soixante badauds, assis au large, composent l’auditoire de Florimond ; les trois quarts sont des femmes. D’où viennent ces visages-là ? Personne ne pont le dire. On les a évoqués, et ils sont sortis de terre. Florimond a cédé aux instances de ses nombreux et indiscrets amis, et il consent à ébaucher à ses heures perdues un cours d’histoire philosophique, fantastique et pittoresque. Mais il annonce que, parlant au beau sexe, il ne s’astreindra pas une méthode aride, et il voltige, comme un papillon, de Pharamond à la Pompadour, et de Gengis-Khan à Moïse. Les uns se pâment, d’autres tendent le cou pour se donner un air d’attention ; quelques gens graves froncent le sourcil et regardent si on croit qu’ils réfléchissent ; les petites filles écarquillent leurs yeux et poussent de profonds soupirs. Florimond soulève son verre d’eau sucrée, se recueille une seconde, déroule sa péripétie, lance le trait, et avale le verre d’eau. On se lève, on l’entoure, il est épuisé. La foule s’écoule avec respect, et un petit nombre d’élus accompagne l’orateur au logis. Là, étendu sur un sofa, passant son mouchoir sur ses lèvres, il tend le nez aux encensoirs, et se couronne de palmes inconnues. « Vous avez parlé comme Bossuet, comme Fénelon, comme Jean-Jacques, comme Quintilien, comme Mirabeau. » Cependant le pauvre diable, assommé d’éloges, conserve encore une lueur de bon sens ; il soulève le rideau, regarde les passants dans la rue ; à l’aspect de cette ville immense, il sent que sa coterie s’agite au fond d’un puits, et que personne ne se doute à Paris de son triomphe d’entre-sol.

Ce n’est pas l’habileté qui manque à Isidore ; il parle bien, il écrit mieux ; les hommes en font cas et il plaît aux femmes ; il a tout ce qu’il faut pour réussir, mais il ne réussira jamais. En tout ce qu’il fait, il fait un peu trop, il veut toujours être un peu plus que lui-même. Le cardinal de Belz disait du grand Condé, qu’il ne remplissait pas son mérite. Isidore déborde le sien ; c’est un verre de vin de Champagne qui mousse si bien qu’il n’est plus que mousse, et qu’il ne reste plus rien au fond. Il rencontrera un bon mot, et il en voudra faire quatre, moyennant quoi le seul bon n’y sera plus. D’une idée longue comme un sonnet, il composera un poème épique. Vous a-t-il vu trois fois au bal ? vous êtes son ami intime. A-t-il lu un livre qui lui a plu ? c’est la plus belle chose qu’il y ait en aucune langue. A-t-il une piqûre au doigt ? il souffre un martyre sans égal. Et ne croyez pas qu’il joue une comédie : il parle ainsi de bonne foi, tant l’habitude a de puissance. À force de se tendre de tous les côtés, il s’est allongé et élargi, mais aux dépens de l’étoffe première qui craque et se rompt à tout moment.

Le Rêve d’un ami des lettres

Quelle est l’âme sensible aux lettres qui n’ait pas fait ce rêve d’une vie toute plongée dans l’étude et dans la lecture ? Qui ne s’est figuré, avec délices, une petite retraite bien sûre, bien modeste, où l’on n’aurait plus à s’occuper que du beau et du vrai en eux-mêmes, où l’on ne verrait plus les hommes et leurs passions, les affaires et leurs ennuis, l’histoire et ses terribles agitations, qu’à travers ce rayon de pure lumière que le génie des grands écrivains a répandu sur tout ce qu’il représente ? Quelles charmantes matinées que celles qu’on passerait, par un beau soleil, dans une allée bien sombre, au milieu de ce bruit des champs, immense, confus, et pourtant si harmonieux et si doux, à relire tantôt une tragédie de Racine, tantôt l’histoire des origines du monde, racontées par Bossuet avec une grâce si majestueuse !

Quel plaisir de ne se sentir pas tiraillé, au milieu de ces enivrantes études, par l’affaire qui vous rappelle à la maison, de ne pas porter au fond de l’âme l’idée importune de l’ennui qui vous a donné rendez-vous pour ce soir ou pour demain, et qui ne sera, hélas ! que trop exact à l’heure ; de ne rentrer chez soi que pour changer de livres et de méditations, ou pour se livrer à ce repos absolu qui est doux comme le sentiment d’une bonne conscience ! Aujourd’hui, c’est Montesquieu qui fera les frais de la journée ; demain, ce sera Tacite. On se crée des semblants d’étude, on se ménage des récréations. Le fond de la vie, ce serait un abandon complet aux lettres, sans ambition personnelle sans autre passion que celle d’embellir et d’épurer son intelligence. Une vie formée sur ce modèle ne finirait-elle pas cependant par fatiguer ? N’enfanterait-elle pas à la longue le dégoût, la paresse, la folie peut-être ? C’est possible. Il vaut mieux l’imaginer que la posséder ; mais on avouera au moins que l’idée en est délicieuse.

Port-Royal des Champs

Il n’y eut jamais d’asile où l’innocence et la pureté fussent plus à couvert de l’air contagieux du siècle, ni d’école où les vérités du christianisme fussent plus solidement enseignées les leçons de piété qu’on y donnait aux jeunes filles faisaient d’autant plus d’impression sur leur esprit, qu’elles les voyaient appuyées », non-seulement de l’exemple de leurs maîtresses, mais encore de l’exemple de toute une grande communauté, uniquement occupée à louer et à servir Dieu. Mais on ne se contentait point de les élever à la piété, on prenait aussi un très grand soin de leur former l’esprit et la raison, et on travaillait à les rendre également capables d’être un jour ou de parfaites religieuses, ou d’excellentes mères de famille. On pourrait citer un grand nombre de filles élevées dans ce monastère, qui ont depuis édifié le monde par leur sagesse et par leur vertu. On sait avec quels sentiments d’admiration et de reconnaissance elles ont toujours parlé de l’éducation qu’elles y avaient reçue ; et il y en a encore qui conservent, au milieu du monde et de la cour, pour les restes de cette maison affligée, le même amour que les anciens Juifs conservaient, dans leur captivité, pour les ruines de Jérusalem.

Cinquième partie.
Genre épistolaire — genre anecdotique

À M. de Priézac

Monsieur, la demoiselle qui vous rendra cette lettre m’a assuré que je suis votre favori et qu’elle se promet les plus grandes choses, si je vous recommande son procès. Pour moi, je crois volontiers ce que je désire, et il ne faut pas beaucoup d’éloquence à me persuader que vous me faites l’honneur de m’aimer. Si cela est, monsieur, je vous prie de témoigner à cette pauvre plaideuse que notre amitié n’est pas un bien inutile, et que ma recommandation ne gâte pas non plus une bonne cause.

Elle est tourmentée par le plus fameux chicaneur de notre province, et je ne pense pas que la Normandie en ait jamais porté un si redoutable. Son nom seul fait trembler toutes les veuves et met en fuite les orphelins. Il n’y a pièce de pré ni de vigne à trois lieues de lui qui soit assurée à celui qui la possède. Il pense faire grâce aux enfants, quand il se consente de vouloir partager avec eux la succession de leur père. Il habite les parquets et les autres lieux destinés à l’exercice de la discorde ; et, s’il vous plaît que je ne serve les termes de notre bon Plaute, on le voit en ces lieux-là plus souvent que le préteur. Voulez-vous que j’achève son éloge ? c’est Attila en petit, c’est le fléau de Dieu dans son voisinage.

Vous ferez une œuvre méritoire, ou plutôt une action de charité héroïque, si vous contribuez en quelque chose au châtiment de cet ennemi public. Vous obligerez en une seule personne mille personnes intéressées. Mais je ne laisserai pas de vous en avoir autant d’obligation que si vous ne considériez que moi, qui vous en supplie et qui suis passionnément votre tout dévoué.

Éducation littéraire

Je pris certain auteur80 autrefois pour mon maître :

Il pensa me gâter ; à la fin, grâce aux dieux,

Horace, par bonheur, me dessilla les yeux.

L’auteur avait du bon, du meilleur, et la France

Estimait dans ses vers le tour et la cadence.

Oui ne les eût prisés ? j’en demeurai ravi ;

Mais ses traits ont perdu quiconque l’a suivi.

Son trop d’esprit s’épand en trop de belles choses :

Tous métaux y sont or, toutes fleurs y sont roses.

On me dit là-dessus : De quoi vous plaignez-vous ?

De quoi ? Voilà mes gens aussitôt en courroux,

Ils se moquent de moi, qui, plein de ma lecture,

Vais partout prêchant l’art de la simple nature.

Ennemi de ma gloire et de mon propre bien,

Malheureux, je m’attache à ce goût ancien.

Qu’a-t-il sur nous81, dit-on, soit en vers, soit en prose ?

L’antiquité des noms ne fait rien à la chose,

L’autorité non plus, ni tout Quintilien.

Confus à ces propos, j’écoute, et ne dis rien,

J’avouerai cependant qu’entre ceux qui les tiennent

J’en vois dont les écrits sont beaux et se soutiennent :

Je les prise, et prétends qu’ils me laissent aussi

Révérer les héros du livre que voici82.

Derniers Adieux

Tu te trompes assurément, mon cher ami, s’il est bien vrai, comme M. de Soissons me l’a dit, que tu me croies plus malade d’esprit que de corps. Il me l’a dit pour tâcher de m’inspirer du courage, mais ce n’est pas de quoi je manque Je t’assure que le meilleur de tes amis n’a plus à compter sur quinze jours de vie. Voilà deux mois que je ne sors point, si ce n’est pour aller un peu à l’Académie, afin que cela m’amuse. Hier, comme j’en revenais, il me prit au milieu de la rue du Chantre une si grande faiblesse, que je cru : véritablement mourir. Ô mon cher ! mourir n’est rien : mais songes-tu que je vais comparaître devant Dieu ? Tu sais comment j’ai vécu. Avant que tu reçoives ce billet, les portes de l’éternité seront peut-être ouvertes pour moi83.

À M. de Grignan.
Mort de Turenne

31 juillet 1675.

C’est à vous que je m’adresse, mon cher comte, pour vous écrire une des plus fâcheuses pertes qui pût arriver en France : c’est la mort de M. de Turenne. Si c’est moi qui vous l’apprends, je suis assurée que vous serez aussi touché et aussi désolé que nous le sommes ici. Cette nouvelle arriva lundi à Versailles : le roi en a été affligé, comme on doit l’être de la mort du plus grand capitaine et du plus honnête homme du monde ; toute la cour fut en larmes, et M. de Condom pensa s’évanouir. On était prêt à aller se divertir à Fontainebleau : tout a été rompu. Jamais un homme n’a été regretté si sincèrement ; tout ce quartier où il a logé, et tout Paris, et tout le peuple était dans le trouble et dans l’émotion ; chacun parlait et s’attroupait pour regretter ce héros. Je vous envoie une très bonne relation de ce qu’il a fait les derniers jours de sa vie. C’est après trois mois d’une conduite toute miraculeuse, et que les gens du métier ne se lassent point d’admirer, qu’arrivé le dernier jour de sa gloire et de sa vie.

Il monta à cheval à deux heures le samedi, après avoir mangé. Il avait bien des gens avec lui : il les laissa tous à trente pas de la hauteur où il voulait aller. Il dit au petit d’Elbeuf : « Mon neveu, demeurez là, vous ne faites que tourner autour de moi, vous me feriez reconnaître. » Il trouva M. d’Hamilton près de l’endroit où il allait, qui lui dit : « Monsieur, venez par ici ; on tirera où vous allez. — Monsieur, lui dit-il, je m’y en vais : je ne veux point du tout être tué aujourd’hui ; cela sera le mieux du monde. » Il tournait son cheval, il aperçut Saint-Hilaire, qui lui dit le chapeau à la main : « Jetez les yeux sur cette batterie que j’ai fait mettre là. » Il retourne deux pas, et sans être arrêté, il reçut le coup qui emporta le bras et la main qui tenaient le chapeau de Saint-Hilaire, et perça le corps après avoir fracassé le bras de ce héros. Ce gentilhomme le regardait toujours ; il ne le voit point tomber ; le cheval l’emporta où il avait laissé le petit d’Elbeuf ; il n’était point encore tombé, mais il était penché le nez sur l’arçon : dans ce moment, le cheval s’arrête, il tomba entre les bras de ses gens ; il ouvrit deux fois de grands yeux et la bouche et puis demeura tranquille pour jamais : songez qu’il était mort et qu’il avait une partie du cœur emportée.

On crie, on pleure ; M. d’Hamilton fait cesser le bruit et ôter le petit d’Elbeuf, qui s’était jeté sur ce corps, qui ne le voulait pas quitter, et qui se pâmait de crier. On jette un manteau ; on le porte dans une haie ; on le garde à petit bruit ; un carrosse vient, on l’emporte dans sa lente : ce fut là où M. de Lorges, M. de Roye, et beaucoup d’autres pensèrent mourir de douleur, mais il fallut se faire violence, et songer aux grandes affaires qu’il avait sur les bras. On lui a fait un service militaire dans le camp, où les larmes et les cris faisaient le véritable deuil : tous les officiels pourtant avaient des écharpes de crêpe ; tous les tambours en étaient couverts, qui ne frappaient qu’un coup ; les piques traînantes et les mousquets renversés : mais ces cris de toute une armée ne se peuvent pas représenter, sans que l’on en soit ému. Ses deux véritables neveux étaient à cette pompe, dans l’état que vous pouvez penser. M. de Roye tout blessé s’y fit porter ; car cette messe ne fut dite que quand ils eurent repassé le Rhin. Je pense que le pauvre chevalier était bien abîmé de douleur.

Quand ce corps a quitté son armée, ç’a été encore une autre désolation ; partout où il a passé ç’a été des clameurs ; mais à Langres ils se sont surpassés : ils allèrent tous au-devant de lui tous habillés de deuil, au nombre de plus de deux cents, suivis du peuple ; tout le clergé eu cérémonie ; ils firent dire un service solennel dans la ville, et en un moment se cotisèrent tous pour cette dépense, qui monte à cinq mille francs, parce qu’ils reconduisirent le corps jusqu’à la première ville, et voulurent défrayer tout le train. Que dites-vous de ces marques naturelles d’une affection fondée sur un mérite extraordinaire ? Il arrive à Saint-Denis ce soir ou demain ; tous ses gens l’allaient reprendre à deux lieues d’ici ; il sera dans une chapelle en dépôt en attendant qu’on prépare la chapelle. Il y aura un service, en attendant celui de Notre-Dame, qui sera solennel.

Regrets maternels

Voici un terrible jour, ma chère fille-, je vous avoue que je n’en puis plus. Je vous ai quittée dans un état qui augmente ma douleur. Je songe à tous les pas que vous faites et à tous ceux que je fais, et combien il s’en faut qu’en marchant toujours de cette sorte, nous puissions jamais nous rencontrer. Mon cœur est en repos quand il est auprès de vous : c’est son état naturel, et le seul qui peut lui plaire.

Ce qui s’est passé ce matin me donne une douleur sensible, et me fait un déchirement dont votre philosophie sait les raisons : je les ai senties et les sentirai longtemps. J’ai le cœur et l’imagination tout remplis de vous ; je n’y puis penser sans pleurer, et j’y pense toujours : de sorte que l’état où je suis n’est pas une chose soutenable ; comme il est extrême, j’espère qu’il ne durera pas dans cette violence. Je vous cherche toujours, et je trouve que tout me manque, parce que vous me manquez. Mes yeux qui vous ont tant rencontrée depuis quatorze mois ne vous trouvent plus. Le temps agréable qui est passé rend celui-ci douloureux, jusqu’à ce que j’y sois un peu accoutumée ; mais ce ne sera jamais assez pour ne pas souhaiter ardemment de vous revoir et de vous embrasser.

Je ne dois pas espérer mieux de l’avenir que du passé. Je sais ce que votre absence m’a fait souffrir ; je serai encore plus à plaindre, parce que je me suis fait imprudemment une habitude nécessaire de vous voir. Il me semble que je ne vous ai point assez embrassée en partant : qu’avais-je à ménager ? Je ne vous ai point assez dit combien je suis contente de votre tendresse ; et je ne vous ai point assez recommandée à M. de Grignan ; je ne l’ai point assez remercié de ses politesses et de toute l’amitié qu’il a pour moi.

Je suis déjà dévorée de curiosité ; je n’espère de consolation que de vos lettres, qui me feront encore bien soupirer. En un mot, ma fille, je ne vis que pour vous. Dieu me fusse la grâce de l’aimer quelque jour comme je vous aime. Jamais un voyage n’a été si triste que le nôtre ; nous ne disions pas un mot. Adieu, ma chère enfant, aimez-moi toujours : hélas ! nous revoilà dans les lettres. Ma fille, plaignez-moi de vous avoir quittée.

Une Nouvelle extraordinaire

Je m’en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, lu plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus éclatante, la plus secrète jusqu’aujourd’hui, la plus brillante, la plus digne d’envie : enfin une chose dont on ne trouve qu’un exemple dans les siècles passés, encore cet exemple n’est-il pas juste ; une chose que l’on ne peut pas croire à Paris (comment la pourrait-on croire il Lyon V) ; une chose qui fait crier miséricorde à tout le monde ; une chose qui comble de joie Mme de Rohan et Mme d’Hauterive ; une chose enfin qui se fera dimanche, où ceux qui la verront croiront avoir la berlue ; une chose qui se fera dimanche, et qui ne sera peut-être pas faite lundi. Je ne puis me résoudre à la dire ; devinez-la : je vous le donne en trois. Jetez-vous votre langue aux chiens ?

Eh bien ! il faut donc vous la dire : M. de Lauzun épouse dimanche au Louvre, devinez qui ? Je vous le donne en quatre, je vous le donne en dix, je vous le donne en cent. Mme de Coulanges dit : Voilà qui est bien difficile à deviner ; c’est Mme de la Vallière. — Point du tout, madame. — C’est donc Mlle de Retz ? — Point du tout, vous êtes bien provinciale. — Vraiment nous sommes bien bêtes, dites-vous, c’est Colbert. — Encore moins. — C’est assurément Mme de Créqui. — Vous n’y êtes pas. Il faut donc à la fin vous le dire : il épouse, dimanche, au Louvre, avec la permission du roi, Mademoiselle, Mademoiselle de… Mademoiselle… devinez le nom : il épouse Mademoiselle, ma foi ! par ma foi ! ma foi jurée ! Mademoiselle, la grande Mademoiselle ; Mademoiselle, fille de feu Monsieur ; Mademoiselle, petite-fille de Henri IV ; mademoiselle d’Eu, mademoiselle de Dombes, mademoiselle de Montpensier, mademoiselle d’Orléans ; Mademoiselle, cousine germaine du roi ; Mademoiselle destinée au trône; Mademoiselle, le seul parti de France qui fût digne de Monsieur.

Voilà un beau sujet de discourir. Si vous criez, si vous êtes hors de vous-même, si vous dites que nous avons menti, que cela est faux, qu’on se moque de vous, que voilà une belle raillerie, que cela est bien fade à imaginer ; si enfin vous nous dites des injures, nous trouverons que vous avez raison ; nous en avons fait autant que vous.

Adieu ; les lettres qui seront portées par cet ordinaire vous liront voir si nous disons vrai ou non.

Bonheur de la Piété

Il ne vous est pas mauvais de vous trouver dans des troubles d’esprit : vous en serez plus humble, et vous sentirez par votre expérience que nous ne trouvons nulle ressource en nous, quelque esprit que nous ayons. Vous ne serez jamais contente, ma chère fille, que lorsque vous aimerez Dieu de tout votre cœur : ce que je ne dis pas par rapport à la profession où vous vous êtes engagée. Salomon vous a dit, il y a longtemps, qu’après avoir cherché, trouvé et goûté de tous les plaisirs, il confessait que tout n’est que vanité et affliction d’esprit, hors aimer Dieu et le servir. Que ne puis-je vous donner toute mon expérience ! Que ne puis-je vous faire voir l’ennui qui dévore les grands, et la peine qu’ils ont à remplir leurs journées ! Ne voyez-vous pas que je meurs de tristesse dans une fortune qu’on aurait eu peine à imaginer, et qu’il n’y a que le secours de Dieu qui m’empêche d’y succomber ? J’ai été jeune et j’ai goûté des plaisirs ; dans un âge un peu avancé, j’ai passé des années dans le commerce de l’esprit, je suis venue à la faveur ; et je vous proteste, ma chère fille, que tous les états laissent un vide affreux, une inquiétude, une lassitude, une envie de connaître autre chose, parce qu’en tout cela rien ne satisfait entièrement. On n’est en repos que lorsqu’on s’est donné à Dieu, mais avec cette volonté déterminée dont je vous parle quelquefois. Alors on sent qu’il n’y a plus rien à chercher, qu’on est arrivé à ce qui seul est bon sur la terre ; on a des chagrins, mais on a aussi une solide consolation, et la paix au fond du cœur au milieu des plus grandes peines.

Recommandation

Vous avez un bon cœur, monsieur ; vous avez, des entrailles ; vous savez ce que c’est qu’un vieux et ancien domestique d’un père et d’une mère tendrement aimés. Voilà un pauvre vieillard affligé que je vous présente, monsieur ; il n’était pas domestique, mais excellent sculpteur, et a travaillé toute sa vie au château de Grignan et de la Garde. C’est un ouvrier qui a été admirable, et de pair avec les plus fameux : il travaille encore à quatre-vingts ans qu’il possède ; au surplus, bon et honnête homme.

Ce misérable père a un fils qui le soulageait dans sa vieillesse, il s’est avisé de donner un soufflet à son sergent, le voilà aux galères pour la vie. Il est venu à moi tout en larmes, je lui ai dit tente l’impossibilité de revoir ce fils ; il lésait, il m’a montré cette lettre que je vous envoie de l’abbé de Suse, aumônier du roi. Je vous conjure, monsieur, de vouloir accueillir charitablement et cordialement ce pauvre homme ; cela le consolera : dites-lui que vous lui accordez votre protection : et puis, dans la suite, nous verrons s’il y aurait quelque moyen de le servir réellement. Il sera content de cela, et vous ne ferez un sensible plaisir.

Quand je vois un vieux bonhomme que j’ai vu toute ma vie chez mon père, que je le vois foudre en larmes devant son portrait ; je vous avoue que, s’il me demandait mon bien, je crois que je le lui donnerais : et je vous avertis que je vous fatiguerai beaucoup au sujet de ce fils galérien ; prenez courage, et armez-vous de patience.

À Frédéric II, roi de Prusse

Pire, un petit moine de Saint-Just disait à Charles-Quint : « Sacrée Majesté, n’êtes-vous pas hisse d’avoir troublé le monde ? Faut-il encore désoler un pauvre moine dans sa cellule84 ? » Je suis le moine, mais vous n’avez pas encore renoncé aux grandeurs et aux misères humaines comme Charles-Quint. Quelle cruauté avez-vous de me dire que je calomnie Maupertuis, quand je vous dis que le bruit a couru qu’après sa mort on avait trouvé les Œuvres du philosophe de Sans-Souci dans sa cassette ? Si en effet on les y avait trouvées, cela ne prouverait-il pas au contraire qu’il les avait gardées fidèlement, qu’il ne les avait communiquées à personne, et qu’un libraire en aurait abusé ? ce qui aurait disculpé des personnes qu’on a peut-être injustement accusées. Suis-je d’ailleurs obligé de savoir que Maupertuis vous les avait renvoyées ? Quel intérêt ai-je à parler mal de lui ? que m’importent sa personne et sa mémoire ? en quoi ai-je pu lui faire tort en disant à Votre Majesté qu’il avait gardé fidèlement votre dépôt jusqu’à sa mort ? Je ne songe moi-même qu’à mourir, et mon heure approche ; mais ne la troublez pas par des reproches injustes et par des duretés qui sont d’autant plus sensibles que c’est de vous qu’elles viennent.

Vous m’avez fait assez de mal : vous m’avez brouillé pour jamais avec le roi de France ; vous m’avez fait perdre mes emplois et mes pensions ; vous m’avez maltraité à Francfort, moi et une femme innocente, une femme considérée, qui a été traînée dans la boue, et mise en prison ; et ensuite, en m’honorant de vos lettres, vous corrompez la douceur de cette consolation par des reproches amers. Est-ce possible que ce soit vous qui me traitiez ainsi, quand je ne suis occupé depuis trois ans qu’à tâcher, quoique inutilement, de vous servir sans aucune autre vue que celle de suivre ma façon de penser ?

Le plus grand mal qu’aient fait vos œuvres, c’est qu’elles ont fait dire aux ennemis de la philosophie, répandus dans toute l’Europe : « Les philosophes ne peuvent vivre en paix, et ne peuvent vivre ensemble. Voici un roi qui ne croit pas en Jésus-Christ : il appelle à sa cour un homme qui n’y croit point, et il le maltraite : il n’y a nulle humanité dans les, prétendus philosophes, et Dieu les punit les uns par les autres. »

Voilà ce que l’on dit, voilà ce qu’on imprime de tous côtés ; et, pendant que les fanatiques sont unis, les philosophes sont dispersés et malheureux. Et tandis qu’à la cour de Versailles et ailleurs on m’accuse de vous avoir encouragé à écrire contre la religion chrétienne, c’est vous qui me faites des reproches, et qui ajoutez ce triomphe aux insultes des fanatiques ? Cela me fait prendre le monde en horreur avec justice ; j’en suis heureusement éloigné dans mes domaines solitaires. Je bénirai le jour où je cesserai, en mourant, d’avoir à souffrir, et surtout de souffrir par vous ; mais ce sera en vous souhaitant un bonheur dont votre position n’est peut-être pas susceptible, et que la philosophie seule pourrait vous procurer dans les orages de votre vie, si la fortune vous permet de vous borner à cultiver longtemps ce fonds de sagesse que vous avez en vous ; fonds admirable, mais altéré par les passions inséparables d’une grande imagination, un peu par l’humeur, et par des situations épineuses qui versent du fiel dans votre âme ; enfin par le malheureux plaisir que vous vous êtes toujours fait de vouloir humilier les autres hommes, de leur dire, de leur écrire des choses piquantes ; plaisir indigne de vous, d’autant plus que vous êtes plus élevé au-dessus d’eux par votre rang et par vos talents uniques. Vous sentez sans doute ces vérités.

Pardonnez à ces vérités que vous dit un vieillard qui a peu de temps à vivre ; et il vous les dit avec d’autant plus de confiance que, convaincu lui-même de ses misères et de ses faiblesses infiniment plus grandes que les vôtres, mais moins dangereuses par son obscurité, il ne peut être soupçonné par vous de se croire exempt de torts, pour se mettre en droit de se plaindre de quelques-uns des vôtres. Il gémit des fautes que vous pouvez avoir faites autant que des siennes, et il ne veut plus songer qu’à réparer, avant sa mort, les écarts funestes d’une imagination trompeuse, en faisant des vœux sincères pour qu’un aussi grand homme que vous soit aussi heureux et aussi grand en tout qu’il doit l’être.

Sur Corneille.
À M. de Vauvenargues.

J’eus l’honneur de dire hier à M. le duc de Duras que je venais de recevoir une lettre d’un philosophe plein d’esprit, qui d’ailleurs était capitaine au régiment du roi. Il devina aussitôt M. de Vauvenargues. Il serait, en effet, fort difficile, monsieur, qu’il y eût deux personnes capables d’écrire une telle lettre ; et depuis que j’entends raisonner sur le goût, je n’ai rien vu de si fin et de si approfondi que ce que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire.

Il n’y avait pas quatre hommes dans le siècle passé qui osassent s’avouer à eux-mêmes que Corneille n’était souvent qu’un déclamateur ; vous sentez, monsieur, et vous exprimez cette vérité en homme qui a des idées bien justes et bien lumineuses. Je ne m’étonne point qu’un esprit aussi sage et aussi fin donne la préférence à l’art de Racine, à cette sagesse toujours éloquente, toujours maîtresse du cœur, qui ne lui fait dire que ce qu’il faut et de la manière dont il le faut ; mais en même temps je suis persuadé que ce même goût qui vous a fait sentir si bien la supériorité de l’art de Racine vous fait admirer le génie de Corneille, qui a créé la tragédie dans un siècle barbare. Les inventeurs ont le premier rang, à juste titre, dans la mémoire des hommes. La belle scène d’Horace et de Curiace, les charmantes scènes du Cid, une grande partie de Cinna, le rôle de Sévère, presque tout celui de Pauline, la moitié du dernier acte de Rodogune, se soutiendraient à côté d’Athalie, quand même ces morceaux seraient faits aujourd’hui ; de quel œil devons-nous donc les regarder, quand nous songeons au temps où Corneille a écrit ? J’ai toujours dit : Multæ sunt mansiones in domo patris mei. Molière ne m’a point empêché d’estimer le Glorieux de M. Destouches ; Rhadamiste m’a ému, même après Phèdre. Il appartient à un homme comme vous, monsieur, de donner des préférences, et point d’exclusions. Il y a des choses si sublimes dans Corneille au milieu de ses froids raisonnements, et même des choses si touchantes, qu’il doit être respecté avec ses défauts. Ce sont des tableaux de Léonard de Vinci qu’on aime encore à voir à côté des Paul Véronèse et des Titien.

Il n’y a que le temps qui puisse fixer le prix de chaque chose ; le public commence toujours par être ébloui. Mais le grand nombre des juges décide à la longue d’après les voix du petit nombre éclairé ; vous me paraissez, monsieur, fait pour être à la tête de ce petit nombre.

La Condition des gens de lettres

Votre vocation, mon cher Lefebvre, est trop bien marquée pour y résister. Il faut que l’abeille fasse de la cire, que le ver à soie file, que M. de Réaumur les dissèque et que vous les chantiez. Vous serez poète et homme de lettres, moins parce que vous le voulez, que parce que la nature l’a voulu. Mais vous vous trompez beaucoup en imaginant que la tranquillité sera votre partage. La carrière des lettres, et surtout celle du génie, est plus épineuse que celle de la fortune. Si vous avez le malheur d’être médiocre (ce que je ne crois pas), voilà des remords pour la vie ; si vous réussissez, voilà des ennemis : vous marchez sur le bord d’un abîme, entre le mépris et la haine.

« Mais quoi, me direz-vous, me haïr, me persécuter, parce que j’aurai fait un bon poème, une pièce de théâtre applaudie, ou écrit une histoire avec succès, ou cherché à m’éclairer et à instruire les autres ! »

Oui, mon ami, voilà de quoi vous rendre malheureux à jamais. Je suppose que vous ayez fait un bon ouvrage : imaginez-vous qu’il vous faudra quitter le repos de votre cabinet pour solliciter l’examinateur ; si votre manière de penser n’est pas la sienne, s’il n’est pas l’ami de vos amis, s’il est celui de votre rival, s’il est votre rival lui-même, il vous est plus difficile d’obtenir un privilège, qu’à un homme qui n’a point la protection des femmes d’avoir un emploi dans les finances. Enfin, après un an de refus et de négociations, votre ouvrage s’imprime ; c’est alors qu’il faut ou assoupir les cerbères de la littérature, ou les faire aboyer en votre faveur. Il y a toujours trois ou quatre gazettes littéraires en France, et autant en Hollande ; ce sont des factions différentes. Les libraires de ces journaux ont intérêt qu’ils soient satiriques ; ceux qui y travaillent servent aisément l’avarice du libraire et la malignité du public. Vous cherchez à faire sonner ces trompettes de la Renommée ; vous courtisez les écrivains, les protecteurs, les abbés, les docteurs, les colporteurs : tous vos soins n’empêchent pas que quelque journaliste ne vous déchire. Vous lui répondez, il réplique : vous avez un procès par écrit devant le public, qui condamne les deux parties au ridicule.

C’est bien pis si vous composez pour le théâtre. Vous commencez par comparaître devant l’aréopage de vingt comédiens, gens dont la profession, quoique utile et agréable, est cependant flétrie par l’injuste mais irrévocable cruauté du public. Ce malheureux avilissement où ils sont les irrite ; ils trouvent en vous un client, et ils vous prodiguent tout le mépris dont ils sont couverts. Vous attendez d’eux votre première sentence ; ils vous jugent ; ils se chargent enfin de votre pièce : il ne faut plus qu’un mauvais plaisant dans le parterre pour la faire tomber. Réussit-elle, la farce qu’on appelle italienne, celle de la foire, vous parodient ; vingt libelles vous prouvent que vous n’avez pas dû réussir. Des savants qui entendent mai le grec, et qui ne lisent point ce qu’on fait en français, vous dédaignent ou affectent de vous dédaigner.

Vous portez en tremblant votre livre à une dame de la cour ; elle le donne à une femme de chambre qui en fait des papillotes ; et le laquais galonné qui porte la livrée du luxe insulte à votre habit, qui est la livrée de l’indigence.

Enfin, je veux que la réputation de vos ouvrages ait forcé l’envie à dire quelquefois que vous n’êtes pas sans mérite ; voilà tout ce que vous pouvez attendre de votre vivant ; mais qu’elle s’en venge bien en vous persécutant ! On vous impute des libelles que vous n’avez pas même lus, des vers que vous méprisez, des sentiments que vous n’avez point. Il faut être d’un parti, ou bien tous les partis se réunissent contre vous.

Il y a dans Paris un grand nombre de petites sociétés où préside toujours quelque femme qui, dans le déclin de sa beauté, fait briller l’aurore de son esprit. Un ou deux hommes de lettres sont les ministres de ce petit royaume. Si vous négligez d’être au rang des courtisans, vous êtes dans celui des ennemis, et on vous écrase. Cependant, malgré votre mérite, vous vieillissez dans l’opprobre et dans la misère. Les places destinées aux gens de lettres sont données à l’intrigue, non au talent. Ce sera un précepteur qui, par le moyen de la mère de son élève, emportera un poste que vous n’oserez pas seulement regarder. Le parasite d’un courtisan vous enlèvera l’emploi auquel vous êtes propre.

Que le hasard vous amène dans une compagnie où il se trouvera quelqu’un de ces auteurs réprouvés du public, ou de ces demi-savants qui n’ont pas même assez de mérite pour être de médiocres auteurs, mais qui aura quelque place ou qui sera intrus dans quelque corps ; vous sentirez, par la supériorité qu’il affectera sur vous, que vous êtes justement dans le dernier degré du genre humain.

Au bout de quarante ans de travail, vous vous résolvez à chercher dans les cabales ce qu’on ne donne jamais au mérite seul ; vous vous intriguez comme les autres pour entrer dans l’Académie française, et pour aller prononcer, d’une voix cassée, à votre réception, un compliment qui le lendemain sera oublié pour jamais.

Il n’est pas étonnant que les gens de lettres désirent entrer dans un corps où il y a toujours du mérite, et dont ils espèrent, quoique assez vainement, la protection. Mais vous me demanderez pourquoi ils en disent tant de mal jusqu’à ce qu’ils y soient admis, et pourquoi le public, qui respecte assez l’Académie des sciences, ménage si peu l’Académie française. C’est que les travaux de l’Académie française sont exposés aux yeux du grand monde, et que les autres sont voilés. Chaque Français croit savoir sa langue et se pique d’avoir du goût ; mais il ne se pique pas d’être physicien. Les mathématiques seront toujours pour la nation en général une espèce de mystère, et par conséquent quelque chose de respectable. Des équations algébriques ne donnent de prise ni à l’épigramme, ni à la chanson, ni à l’envie ; mais on juge durement ces énormes recueils de vers médiocres, de compliments, de harangues, et ces éloges qui sont quelquefois aussi faux que l’éloquence avec laquelle on les débile. On est fâché de voir la devise de l’immortalité à la tête de tant de déclamations qui n’annoncent rien d’éternel que l’oubli auquel elles sont condamnées.

Il est très certain que l’Académie française pourrait servir à fixer le goût de la nation. Il n’y a qu’à lire ses Remarques sur le Cid ; la jalousie du cardinal de Richelieu a produit au moins ce bon effet. Quelques ouvrages dans ce genre seraient d’une utilité sensible. On les demande depuis cent années au seul corps dont ils puissent émaner avec fruit et bienséance. On se plaint que la moitié des académiciens soit composée de seigneurs qui n’assistent jamais aux assemblées, et que, dans l’autre moitié, il se trouve à peine huit ou neuf gens de lettres qui soient si assidus. L’Académie est souvent négligée par ses propres membres. Cependant, à peine un des Quarante a-t-il rendu les derniers soupirs, que dix concurrents se présentent ; un évêché n’est pas plus brigué ; on court en poste à, Versailles ; on fait parler toutes les femmes ; on fait agir tous les intrigants ; on l’ait mouvoir tous les ressorts ; des haines violentes sont souvent le fruit de ces démarches. La principale origine de ces horribles couplets, qui ont perdu à jamais le célèbre et malheureux Rousseau, vient de ce qu’il manqua la place qu’il briguait à l’Académie. Obtenez-vous cette préférence sur vos rivaux, votre bonheur n’est bientôt qu’un fantôme ; essuyez-vous un refus, votre affliction est réelle. On pourrait mettre sur la tombe de presque tous les gens de lettres :

 

                      Ci-git, au bord de l’Hippocrène,
                      Un mortel longtemps abuse.
                      Pour vivre pauvre et méprisé,
                      Il se donna bien de la peine.

 

Quel est le but de ce long sermon que je vous fais ? est-ce de vous détourner de la route de la littérature ? Non ; je ne, m’oppose point ainsi à la destinée : je vous exhorte seulement à la patience.

Sur l’Encyclopédie.
A. M. Dalembert

Mon cher maître, je serai bientôt hors d’état, de mettre des points et des virgules à votre grand trésor des connaissances humaines. Je tâcherai pourtant, avant de rejoindre l’archimage Yebor et ses confrères, de remplir la tâche que vous vouliez me donner.

Voici Froid et une petite queue à Français par un a, Galant et Garant ; le reste viendra si je suis en vie.

Je suis bien loin de penser qu’il faille s’en tenir aux définitions et aux exemples ; mais je maintiens qu’il en faut partout, et que c’est l’essence de tout dictionnaire utile. J’ai vu par hasard quelques articles de ceux qui se font, comme moi, les garçons de cette grande boutique ; ce sont pour la plupart des dissertations sans méthode. On vient d’imprimer dans un journal l’article Femme, qu’on tourne horriblement en ridicule. Il semble que cet article soit fait par le laquais de Gil-Blas.

J’ai vu Enthousiasme, qui est meilleur ; mais on n’a que faire d’un si long discours pour savoir que l’enthousiasme doit être gouverné par la raison. Le lecteur veut savoir d’où vient ce mot, pourquoi les anciens le consacrèrent à la divination, à la poésie, à l’éloquence, au zèle de la superstition ; le lecteur veut des exemples de ce transport secret de l’âme appelé enthousiasme ; ensuite il est permis de dire que la raison, qui préside à tout, doit aussi conduire ce transport.

Enfin je ne voudrais dans votre Dictionnaire que vérité et méthode. Je ne me soucie pas qu’on me donne son avis particulier sur la comédie, je veux qu’on m’en apprenne la naissance et les progrès chez chaque nation ; voilà ce qui plaît, voilà ce qui instruit. On ne lit point ces petites déclamations dans lesquelles un auteur ne donne que ses propres idées, qui ne sont qu’un sujet de dispute. C’est le malheur de presque tous les littérateurs d’aujourd’hui. Pour moi, je tremble toutes les fois que je vous présente un article. Il n’y en a point qui ne demande le précis d’une grande érudition. Je suis sans livres, je suis malade, je vous sers comme je peux. Jetez au feu ce qui vous déplaira. Adieu. Achevez le plus grand ouvrage du monde.

Vauvenargues sollicitant un poste diplomatique.
Au roi Louis XV

Sire,

Pénétré de servir, depuis neuf ans, sans espérance, dans les emplois subalternes de la guerre, avec une faible santé, je me mets aux pieds de Votre Majesté, et la supplie très humblement de me faire passer du service des armées, où j’ai le malheur d’être inutile, à celui des affaires étrangères, où mon application peut me rendre plus propre. Je n’oserais dire à Votre Majesté ce qui m’inspire la hardiesse de lui demander cette grâce ; mais peut-être est-il difficile qu’une confiance si extraordinaire se trouve dans un homme tel que moi, sans quelque mérite qui la justifie.

Il n’est pas besoin de rappeler à Votre Majesté quels hommes ont été employés, dans tous les temps, et dans les affaires les plus difficiles, avec le plus de bonheur : Votre Majesté sait que ce sont ceux-là mêmes qu’il semble que la fortune en eût le plus éloignés. Et qui doit, on effet, servir Votre Majesté avec plus de zèle qu’un gentilhomme qui, n’étant pas né à la cour, n’a rien à espérer que de son maître et de ses services ? Je crois sentir, Sire, en moi-même, que je suis appelé à cet honneur, par quelque chose de plus invincible et plus noble que l’ambition.

M. le duc de Biron, sous qui j’ai l’honneur de servir, pourra faire connaître ma naissance et ma conduite à Votre Majesté, lorsqu’elle le lui ordonnera ; et j’espère qu’elle ne trouvera rien, dans l’une ni dans l’autre, qui puisse me fermer l’entrée de ses grâces.

Je suis avec un très profond respect, etc.

À M. de Chateaubriand

Le Tasse errant de ville en ville
Un jour, accablé de ses maux,
S’assit près du laurier fertile
Qui sur la tombe de Virgile
Étend toujours ses verts rameaux.

En contemplant l’urne sacrée,
Ses yeux de larmes sont couverts ;
Et là, d’une voix éplorée,
Il raconte à l’ombre adorée
Les longs tourments qu’il a soufferts.

Il veut fuir l’ingrate Ausonie,
Des talents il maudit le don,
Quand, touché des pleurs du génie,
Devant le chantre d’Herminie
Paraît le chantre de Didon.

« Eh quoi ! dit-il, tu fis Armide,
Et tu peux accuser ton sort !
Souviens-toi que le Méonide,
Notre modèle et notre guide,
Ne devint grand qu’après sa mort.

« L’infortune en sa coupe amère
L’abreuva d’affronts et de pleurs,
Et quelque jour un autre Homère
Doit au fond d’une île étrangère
Mourir aveugle et sans honneurs.

« Ainsi les maîtres de la lyre
Partout exhalent leurs chagrins :
Vivants, la haine les déchire ;
Et ces dieux que la terre admire
Ont peu compté de jours sereins.

« Longtemps la gloire fugitive
Semble troubler leur noble orgueil ;
La gloire enfin pour eux arrive,
Et toujours sa palme tardive
Croît plus belle au pied d’un cercueil.

« Torquato, d’asile en asile
L’envie ose en vain t’assiéger ;
Enfant des Muses, sois tranquille,
Ton Renaud vivra comme Achille :
L’arrêt du temps doit te venger.

« Le bruit confus de la cabale
À tes pieds va bientôt mourir :
Bientôt à moi-même on t’égale,
Et pour ta pourpre triomphale
Le Capitole va s’ouvrir. »

Les derniers mots que l’ombre achève
Du Tasse ont calmé les regrets ;
Plein de courage il se relève.
Et, tenant sa lyre et son glaive.
Du destin brave tous les traits.

Chateaubriand, le sort du Tasse
Doit t’instruire et te consoler.
Trop heureux qui, suivant ta trace,
Au prix de la même disgrâce,
Dans l’avenir peut t’égaler.

Contre toi du peuple critique
Que peut l’injuste opinion ?
Tu retrouvas la muse antique
Sous la poussière poétique
Et de Solime et d’Ilion.

Du grand peintre de l’Odyssée
Tous les trésors te sont ouverts.
Et dans ta prose cadencée
Les soupirs de Cymodocée
Ont la douceur des plus beaux vers.

Aux regrets d’Eudore coupable
Je trouve un charme différent,
Et tu joins, dans la même fable,
Ce qu’Athène a de plus aimable,
Ce que Sion a de plus grand.

M. de Chateaubriand et le Génie du Christianisme

… Qu’il se souvienne bien que toute étude lui est inutile ; qu’il ait pour seul but, dans son livre, de montrer la beauté de Dieu dans le Christianisme, et qu’il se prescrive une règle imposée à tout écrivain par la nécessité de plaire et d’être lu facilement, plus impérieusement imposée à lui qu’à tout autre par la nature même de son esprit, esprit à part, qui a le don de transporter les autres hors et loin de tout ce qui est connu.

Cette règle trop négligée, et que les savants mêmes, en titre d’office, devraient observer jusqu’à un certain point, est celle-ci : Cache ton savoir. Je ne veux pas qu’on soit un charlatan, et qu’on use en rien d’artifice ; mais je veux qu’on observe l’art : l’art est de cacher l’art. Notre ami n’est point un tuyau, comme tant d’autres ; c’est une source, et je veux que tout paraisse jaillir de lui. Les citations sont, pour la plupart, des maladresses ; quand elles deviennent des nécessités, il faut les jeter dans les notes. On se fâchait autrefois de ce qu’à l’Opéra on entendait le bruit du bâton qui battait les mesures. Que serait-ce si on interrompait la musique pour lire quelque pièce justificative à l’appui de chaque air ?

Écrivain en prose, M. de Chateaubriand ne ressemble point aux autres prosateurs ; par la puissance de sa pensée et de ses mots, sa prose est de la musique et des vers. Qu’il fasse son métier : qu’il nous enchante. Il rompt trop souvent les cercles tracés par sa magie ; il y laisse entrer des voix qui n’ont rien de surhumain, et qui ne sont bonnes qu’à détruire le charme et à mettre en fuite les prestiges. Les in-folio me font trembler. Recommandez-lui, je vous prie, d’en faire ce qu’il voudra dans sa chambre, mais de se garder bien d’en rien transporter dans ses opérations. Bossuet citait, mais il citait en chaire, en mitre et en croix pectorale : il citait aux persuadés. Ces temps-ci ne sont pas les mêmes.

Que notre ami nous raccoutume à regarder avec quelque faveur le christianisme ; à respirer, avec quelque plaisir, l’encens qu’il offre au ciel ; à entendre ses cantiques avec quelque approbation : il aura fait ce qu’on peut faire de meilleur, et sa tâche sera remplie. Le reste sera l’œuvre de la religion. Si la poésie et la philosophie peuvent lui ramener l’homme une fois, elle s’en sera bientôt réemparée, car elle a ses séductions et ses puissances, qui sont grandes. On n’entre point dans ses temples, bien préparé, sans en sortir asservi. Le difficile est de rendre aujourd’hui aux hommes l’envie d’y revenir. C’est à quoi il faut se borner ; c’est ce que M. de Chateaubriand peut faire ; mais qu’il écarte la contrainte ; qu’il renonce aux autorités que l’on ne veut plus reconnaître ; qu’il ne mette en usage que des moyens qui soient nouveaux, qui soient siens exclusivement, qui soient du temps et de l’auteur.

Il me faut du nouveau, n’en fût-il plus au monde, a dit le siècle. Notre ami a été créé et mis au jour tout exprès pour les circonstances. Dites-lui de remplir son sort et d’agir selon son instinct. Qu’il file la soie de son sein ; qu’il pétrisse son propre miel ; qu’il chante son propre ramage ; il a son arbre, sa ruche son trou : qu’a-t-il besoin d’appeler là tant de ressources étrangères.

L’Ami d’un Ministre.
À M. de Fontanes, grand maître de l’Université

Ce n’est pas des défauts du prochain que j’avais résolu, Monseigneur, de vous entretenir aujourd’hui, mais de mes propres qualités. Elles ont été l’objet de mes méditations assidues, dans un jour de maux et d’ennuis, et m’ont paru merveilleuses : je veux vous en féliciter. Je vous le dis sincèrement et dans le style populaire qui sied si bien à la franchise : « Monseigneur, vous êtes bien heureux de m’avoir ! »

Je fais mon devoir à merveille, et je sais vous en amuser ; je me joue avec votre hermine, j’égaye votre royauté.

Vous avez subjugué tout le monde autour de vous, excepté moi. Toutes les opinions se taisent devant la vôtre, excepté la mienne. Je vous dis tout ce que je pense, et je pense avec vous ce que je veux.

Sans moi, vous n’auriez pas dans votre empire un sujet qui osât toujours vous dire la vérité pure. Sans moi, il n’y aurait pas dans votre cour un homme libre, ou qui du moins, vu l’intimité et la familiarité invétérées, pût, comme moi, sans offenser les bienséances, le paraître hautement et publiquement. Sans moi, vous ne connaîtriez pas, hors de votre famille, les délices de la contradiction ; sans moi, rien ne rappellerait jamais à votre souvenir l’ancienne et douce égalité.

Et remarquez ceci, Monseigneur : celui qui sait rire avec vous de ses occupations et des vôtres est un homme grave, et même austère ; celui qui se joue avec vos dignités est l’homme qui attache le plus d’importance à votre rang, à vos fonctions, et qui les respecte le plus dans son esprit et dans son cœur ; enfin l’homme qui vous contredit le plus souvent est celui qui a pour vous, en secret, le faible le plus décidé ; l’homme qui vous est le moins asservi est aussi celui qui vous est le plus dévoué.

C’est sur quoi, Monseigneur, j’ai voulu vous faire aujourd’hui mon très sincère compliment. Agréez-le, je vous prie, avec votre équité accoutumée.

Je suis très profondément, comme l’autre jour, Monseigneur, de Votre Excellence, le très humble et très obéissant serviteur.

L’Amitié de deux saints

Saint Basile et saint Grégoire de Nazianze étaient sortis tous deux de familles fort nobles, selon le monde, et encore plus selon Dieu. Ils naquirent presque en même temps, et leur naissance fut le fruit des prières et de la piété de leurs mères, qui dès ce moment même les offrirent à Dieu dont elles les avaient reçus. Celle de saint Grégoire le lui présentant dans l’église, sanctifia ses mains par les livres sacrés qu’elle lui fit toucher.

Ils avaient l’un et l’autre tout ce qui rend les enfants aimables : beauté de corps, agrément dans l’esprit, douceur et politesse dans les manières.

Leur éducation fut telle qu’on peut se l’imaginer dans des familles où la piété était, s’il est permis de parler ainsi, héréditaire et domestique, et où pères, mères, frères, sœurs, aïeuls de côté et d’autre, étaient tous des saints, et la plupart des saints fort illustres.

Le naturel heureux que Dieu leur avait accordé fut cultivé avec tout le soin possible. Après les études domestiques, on les envoya séparément dans les villes de la Grèce qui avaient le plus de réputation pour les sciences, et ils y prirent des leçons des plus excellents maîtres.

Enfin ils se rejoignirent à Athènes, où ils se lièrent d’une sainte amitié. Cette liaison se fortifia toujours de plus en plus, surtout lorsque ces deux amis, qui n’avaient rien de secret l’un pour l’autre, s’ouvrant mutuellement leurs cœurs, eurent reconnu qu’ils avaient tous deux le même but, et cherchaient le même trésor, je veux dire la sagesse et la vertu. Ils vivaient sous le même toit, mangeaient à la même table, avaient les mêmes exercices et les mêmes plaisirs, et n’étaient, à proprement parler, qu’une même âme.

« Union merveilleuse, dit saint Grégoire, qui ne peut être réellement produite que par une amitié chaste et chrétienne !

« Nous aspirions tous deux également à la science, objet le plus capable d’exciter des sentiments d’envie et de jalousie ; et néanmoins, absolument exempts de cette passion subtile et maligne, nous ne connaissions et n’éprouvions entre nous qu’une noble émulation. Chacun de nous, plus sensible à la gloire de son ami qu’il la sienne propre, cherchait, non l’emporter sur lui, mais à lui céder et à l’imiter.

« Notre principale étude et notre unique but était la vertu. Nous songions à rendre notre amitié éternelle en nous préparant nous-mêmes à la bienheureuse immortalité, et en nous détachant de plus en plus de l’amour des choses de la terre. Nous prenions pour conducteur et pour guide la parole de Dieu. Nous nous servions nous-mêmes de maîtres et de surveillants, en nous exhortant mutuellement à la piété ; et je pourrais dire, s’il n’y avait point quelque sorte de vanité à s’exprimer ainsi, que nous nous tenions lieu de règle l’un à l’autre, pour discerner le faux du vrai, et le bon du mauvais.

« Nous n’avions aucun commerce d’amitié avec ceux de nos compagnons qui ôtaient pétulants, violents ou déréglés dans leurs mœurs ; et nous ne fréquentions que ceux qui, par leur modestie, leur retenue et leur sagesse, pouvaient nous aider et nous soutenir dans le bon dessein que nous avions, sachant qu’il en est des mauvais exemples comme des maladies contagieuses qui se communiquent aisément. »

Ces deux saints, et l’on ne peut trop le répéter aux jeunes gens, brillèrent toujours parmi leurs compagnons par la beauté et la vivacité de leur esprit, par leur assiduité au travail, par le succès extraordinaire qu’ils eurent dans toutes leurs études, par la facilité et la promptitude avec lesquelles ils saisirent toutes les sciences qu’on enseignait à Athènes, belles-lettres, poésie, éloquence, philosophie : mais ils se distinguèrent encore plus par une innocence de mœurs qui était alarmée à la vue du moindre danger, et qui craignait jusqu’il l’ombre du mal.

Ils avaient grand besoin, lui et Basile, d’une telle vertu pour se soutenir au milieu des périls d’Athènes, la ville du monde la plus dangereuse pour les mœurs, à cause de ce concours extraordinaire de jeunes gens, qui s’y rendaient de toutes parts, et qui y apportaient, chacun leurs vices et leurs dérèglements, « Mais, dit Grégoire, nous eûmes le bonheur d’éprouver dans cette ville corrompue quelque chose de pareil à ce que disent les poètes d’un fleuve qui conserve la douceur de ses eaux au milieu de l’amertume de celles de la mer, et d’un animal qui subsiste au milieu du feu. Nous n’avions aucun commerce d’amitié avec les méchants. Nous ne connaissions à Athènes que deux chemins : l’un qui nous conduisait à l’église et aux docteurs qui y enseignaient ; l’autre qui nous menait aux écoles, et chez nos maîtres de littérature. Pour ceux qui conduisaient aux fêtes mondaines, aux spectacles, aux assemblées, aux festins, nous les ignorions absolument. »

La Jeune fille mourante

L’huile sainte a touché les pieds de la mourante,
              L’arrêt fatal est prononcé,
L’art n’a point de secours pour cette âme souffrante,
              Le monde pour elle a cessé ;
Tout s’éloigne, tout fuit ; hélas ! l’amitié même
              À l’effroi des derniers adieux
              Se dérobe en baissant les yeux.

Intrépide témoin de ce moment suprême,
La mère est seule enfin près de l’enfant qu’elle aime.
Elle s’enferme alors sous les obscurs rideaux ;
Écarte loin du lit les funèbres flambeaux ;
              Et, d’un œil que la foi rassure,
Regarde sans pâlir le crucifix de bois
Que la vierge chrétienne a saisi de ses doigts :
Et l’eau sainte, et le buis à la sombre verdure,
Du chevet des mourants douloureuse parure.
              Mais quand elle voit de plus près
Le sinistre frisson qui parcourt tous ses traits,
Et ce front d’où découle une sueur mortelle,
Et cet œil qui s’éteint ! « Ô mon enfant, dit-elle,
Si tu vis, je vivrai ; et si tu meurs, je meurs.
Déjà la tombe enferme et ton père et tes sœurs ;
Seules, nous, nous restons ; toi seule es ma famille
Et tu me quitterais, toi mon sang, toi ma fille !
Non, tu vivras pour moi : Dieu voudra te guérir ;
Ta mère t’aime trop, tu ne peux pas mourir ;
Je ne sais quelle voix me dit encore : Espère !
Hélas ! pour espérer est-il jamais trop tard ?
Jeune âme de ma fille, oh ! suspends ton départ,
Et pour quitter ce monde attends au moins ta mère. »

Ainsi la foi l’anime et l’espoir la soutient ;
Mais par quels soins touchants cet espoir s’entretient ?
Elle courbe son front sur la jeune victime,
De son souffle abondant la réchauffe et l’anime,
Saisit la froide main ; d’un doigt mal assuré
Interroge le pouls dans sa marche égaré,
Joint le doux suc du miel au doux jus de l’orange.
Et dans sa bouche en feu versant ce frais mélange,
Par un breuvage heureux, cherche à combattre enfin
Le brasier de la fièvre allumé dans son sein.

Et déjà cependant évoquant ses ténèbres,
Ses larves, ses terreurs, ses spectres menaçants,
              L’agonie aux ailes funèbres,
De la vierge expirante égarait tous les sens,
Et l’ange du départ sur ses lèvres muettes,
Répandait de la mort les pâles violettes.
À ce spectacle affreux, le front humilié,
Prenant entre ses bras son Dieu crucifié :
« Toi seul peux la sauver, Dieu puissant ! dit la mère,
Ce n’est qu’en ton secours maintenant que j’espère ;
Oui, sur ma pauvre enfant j’appelle tes bontés ;
Ses jours si peu nombreux sont-ils déjà comptés ?
Tu vois l’affreuse lutte où se débat sa vie ;
De ce calice amer tu bus jusqu’à la lie.
Je le sais, et ta mort fut digne encor de toi ;
Je n’ose, à tes douleurs, égaler ma misère,
Mais souviens-toi des maux que dut souffrir ta mère,
              Et tu prendras pitié de moi.
La fille de Jaïr à ta voix fut sauvée,
Tu lui dis : Levez-vous ; la fille s’est levée.
De l’éternel sommeil elle dormait pourtant ;
La mienne au moins respire et peut-être m’entend. »

En prononçant ces mots elle craint d’en trop dire,
              Et vers le lit revient soudain
    Pour s’assurer que sa fille respire ;
Puis, sous les blancs rideaux qu’a soulevés sa main,
De la mère du Christ, apercevant l’image :
« Toi qui fus mère aussi, tu conçois mes douleurs,
D’un hymen trop fécond, voilà le dernier gage,
De ton nom, au berceau, je dotai son jeune âge,
Je vouai son enfance à tes blanches couleurs ;
Ce nom, ce vêtement m’étaient d’un doux présage ;
Et quand ma fille et moi, nous tenant par la main,
Nous allions à l’église invoquer ta puissance,
              Les compagnes de son enfance,
              Voyant de loin par le chemin
Et sa blanche tunique et son voile de lin,
Se disaient : « Celle-là dans ses destins prospères
Aura des jours d’amour, d’innocence et de paix ; »
Et moi, l’œil attaché sur ses chastes attraits,
Je me trouvais encore heureuse entre les mères. »

Ainsi disait la mère, et la nuit s’écoulait ;
              Depuis neuf jours elle veillait.
Déjà l’aube naissante a rougi le nuage,
Le jour se lève armé de feux plus éclatants,
Le jour la voit encore devant la sainte image.
Longtemps elle gémit ; elle pria longtemps.
Tandis qu’elle priait : « Ma mère… Où donc est-elle ?
Dit une faible voix. Oh ! viens… je me rappelle
Qu’un étrange sommeil a pesé sur mes yeux.
Dieu ! quel songe à la fois triste et délicieux !
Dans mon accablement je me sentais ravie
Loin de notre humble terre et par-delà les cieux :
C’était un autre jour, c’était une autre vie ;
Dans ce monde nouveau, paisible, exempt de soins,
D’étoiles et de fleurs ta fille couronnée,
Cherchait ta main pour guide et tes yeux pour témoins.
De fronts purs et joyeux j’étais environnée,
Et mon âme pourtant ne goûtait qu’à moitié
Ce bonheur imparfait dont j’étais étonnée :
Ma mère… Où donc est-elle ? ai-je aussitôt crié.
Et les anges en chœur vers toi m’ont ramenée. »

La Dette à l’humanité

Mon cher monsieur,

J’ai reçu votre lettre du 15 du courant avec le mémoire qu’elle renfermait. Le récit que vous me faites de votre position m’afflige. Je vous envoie, sous ce pli, dix louis d’or. Je ne prétends pas vous donner cette somme ; je vous la prête seulement.

Quand vous retournerez dans votre pays, avec la bonne réputation dont vous jouissez, vous ne manquerez pas de trouver quelque emploi qui vous mette par la suite en état de payer toutes vos dettes. À cette époque, si vous rencontrez un honnête homme qui soit dans cette même gène où vous vous trouvez aujourd’hui, ayez la bonté de vous libérer envers moi, en lui prêtant pareille somme ; mais recommandez-lui bien en même temps de s’acquitter à son tour de la même manière dès que ses facultés le lui permettront, et qu’il en trouvera l’occasion. J’espère que mes dix louis passeront ainsi dans beaucoup de mains, avant de rencontrer un faquin qui s’avise de les arrêter dans leur course.

Voilà mon petit stratagème pour faire quelque bien avec peu d’argent. Je ne suis point assez riche pour dépenser beaucoup en bonnes œuvres ; il me faut donc user de malice, et tirer d’une bagatelle le parti le plus avantageux. Je fais des vœux pour le succès de votre mémoire et pour votre prospérité future.

Votre très humble,

Les Bijoux.
Récit du Cid a sa fille Elvire.

                        C’est une vieille histoire
Que je veux te conter, mais tout bas, pour ma gloire,
« À nous, Campéador ! m’avait écrit le roi,
Voici les Sarrasins. » Pas un réal chez moi
Pour équiper ma bande et la conduire en plaine !
Alors de mon manoir la douce châtelaine,
Qui voyait mon souci, te mit sur mes genoux ;
Me quitta ; puis revint en m’offrant ses bijoux.
Je crois l’entendre encor : « Tiens, mon Cid, va les vendre ;
Le Sarrasin, dit-elle, est là pour me les rendre. »
À quoi je répondis : « Chimène, mes amours,
Il te rendra ton bien avant qu’il soit dix jours. »
J’emportai les brillants. Mais est-il femme ou fille
Qui se puisse tenir d’admirer ce qui brille ?
Non : les vouloir, les prendre, et ne plus les lâcher,
C’est ce que fit Elvire ; et j’eus beau me fâcher,
Dans son courroux d’enfant qui la rendait plus belle,
Tenant toujours sa proie, elle osa, la rebelle,
Lever pour se défendre, en lionne qu’elle est.
Ses deux petits points nus contre mon gantelet.
— Vous l’avez ôté, Cid ? — Oui, mais je fis en sorte,
Elvire, que ta main ne fût pas la plus forte.
Tu te pris à pleurer, et tout gonflés, tes yeux
Faisaient à ce trésor de si tristes adieux,
Que je sentis mon cœur s’amollir de tendresse ;
La pitié l’emporta : jamais, c’est ma faiblesse,
Aux larmes d’un enfant je n’ai su résister ;
Et je dis à Chimène : « Il faut la contenter. »
Qui sourit ? ce fut toi : j’avais mis bas les armes,
Sourire plus charmant, lorsqu’il fit sous tes larmes
Rayonner de plaisir ton visage vermeil,
Qu’à travers une pluie un éclair de soleil !
Et folle et radieuse, ivre de ta victoire,
Tu vins du bout des doigts tirer ma barbe noire,
Toi qui tremblais alors, peureuse, en la faisant ;
Mais tu n’en as plus peur ; elle est blanche à présent.

Le Succès auprès des Grands

Le jour suivant, Monseigneur me fit appeler de bon matin. C’était pour me donner une homélie à transcrire ; mais il me recommanda de la copier avec toute l’exactitude possible. Je n’y manquai pas : je n’oubliai ni accent, ni point, ni virgule. Aussi la joie qu’il en témoigna fut mêlée de surprise. « Père éternel ! s’écria-t-il avec transport, lorsqu’il eut parcouru des yeux tous les feuillets de ma copie, vit-on jamais rien de si correct ? Vous êtes trop bon copiste pour n’être pas grammairien. Parlez-moi confidemment, mon ami ; n’avez-vous rien trouvé, en écrivant, qui vous ait choqué ? quelque négligence dans le style, ou quelque terme impropre ? — Oh ! Monseigneur, lui répondis-je d’un air modeste, je ne suis point assez éclairé pour faire des observations critiques ; et quand je le serais, je suis persuadé que les ouvrages de Votre Grandeur échapperaient à ma censure. « Le prélat sourit de ma réponse ! Il ne répliqua point ; mais il me laissa voir, au travers de toute sa piété, qu’il n’était pas auteur impunément.

J’achevai de gagner ses bonnes grâces par cette flatterie. Je lui devins plus cher de jour en jour ; et j’appris enfin de don Fernand, qui le venait voir très souvent, que j’en étais aimé de manière que je pouvais compter ma fortune faite. Cela me fut confirmé peu de temps après par mon maître même, et voici à quelle occasion. Un soir il répéta devant moi avec enthousiasme, dans son cabinet, une homélie qu’il devait prononcer le lendemain dans la cathédrale. Il ne se contenta pas de me demander ce que j’en pensais en général ; il m’obligea de lui dire quels endroits m’avaient le plus frappé. J’eus le bonheur de lui citer ceux qu’il estimait davantage, ses morceaux favoris. Par là je passai dans son esprit pour un homme qui avait une connaissance délicate des vraies beautés d’un ouvrage. « Voilà, s’écria-t-il, ce qu’on appelle avoir du goût et du sentiment ! Va, mon ami, tu n’as pas, je t’assure, l’oreille béotienne. » En un mot, il fut si content de moi, qu’il me dit avec vivacité : « Sois, Gil-Blas, sois désormais sans inquiétude sur ton sort ; je me charge de t’en faire un des plus agréables. Je t’aime ; et pour te le prouver, je te fais mon confident. »

Le Lépreux et sa Sœur

Je n’étais pas seul alors ; la présence de ma sœur rendait cette retraite vivante. J’entendais le bruit de ses pas dans ma solitude. Quand je revenais, à l’aube du jour, prier Dieu sous ces arbres, la porte de la tour s’ouvrait doucement, et la voix de ma sœur se mêlait insensiblement à la mienne ; le soir, lorsque j’arrosais mon jardin, elle se promenait quelquefois au soleil couchant, ici, au même endroit où je vous parle, et je voyais son ombre passer et repasser sur mes fleurs. Lors même que je ne la voyais pas, je trouvais partout des traces de sa présence.

Maintenant il ne m’arrive plus de rencontrer sur mon chemin une fleur effeuillée, ou quelques branches d’arbrisseaux qu’elle y laissait tomber en passant ; je suis seul : il n’y a plus ni mouvement ni vie autour de moi, et le sentier qui conduisait à son bosquet favori disparaît déjà sous l’herbe. Sans paraître s’occuper de moi, elle veillait sans cesse à ce qui pouvait me faire plaisir.

Lorsque je rentrais dans ma chambre, j’étais quelquefois surpris d’y trouver des vases de fleurs nouvelles, ou quelque beau fruit qu’elle avait soigné elle-même. Je n’osais pas lui rendre les mêmes services, et je l’avais même priée de ne jamais entrer dans ma chambre ; mais qui peut mettre des bornes à l’affection d’une sœur ? Un seul trait pourra vous donner une idée de sa tendresse pour moi.

Je marchais une nuit à grands pas dans ma cellule, tourmenté de douleurs affreuses. Au milieu de la nuit, m’étant assis un instant pour me reposer, j’entendis un bruit léger à l’entrée de ma chambre. J’approche, je prête l’oreille : jugez de mon étonnement ! c’était ma sœur qui priait Dieu en dehors sur le seuil de ma porte. Elle avait entendu mes plaintes, sa tendresse lui avait fait craindre de me troubler ; mais elle venait pour être à portée de me secourir au besoin. Je l’entendis qui récitait à voix basse le Miserere. Je me mis à genoux près de la porte, et, sans l’interrompre, je suivis mentalement ses paroles ; mes yeux étaient pleins de larmes. Qui n’eût été touché d’une telle affection ? Lorsque je crus que sa prière était terminée : « Adieu, ma sœur, lui dis-je à voix basse, adieu, retire-toi, je me sens un peu mieux ; que Dieu te bénisse et te récompense de ta piété ! » Elle se retira en silence, et sans doute sa prière fut exaucée-, car je dormis enfin quelques heures d’un sommeil tranquille.

L’Habit du chevalier de Grammont

Le jour du bal venu, la cour, plus brillante que jamais, étala toute sa magnificence dans cette mascarade. Ceux qui la devaient composer étaient assemblés, à la réserve du chevalier de Grammont. On s’étonna qu’il arrivât des derniers dans cette occasion, lui dont l’empressement était si remarquable dans les plus frivoles ; mais on s’étonna bien plus de le voir enfin paraître en habit de ville, qui avait déjà paru : la chose était monstrueuse pour la conjoncture et nouvelle pour lui. Vainement portait-il le plus beau point, la perruque la plus vaste et la mieux poudrée qu’on pût voir : son habit, d’ailleurs magnifique, ne convenait point à la tête.

Le roi, qui s’en aperçut d’abord : « Chevalier de Grammont, lui dit-il, Termes n’est donc point arrivé ? — Pardonnez-moi, sire, dit-il, Dieu merci ! — Comment ! Dieu merci ! dit le roi ; lui serait-il arrivé quelque chose par les chemins ? — Sire, dit le chevalier de Grammont, voici l’histoire de mon habit et de M. Termes, mon courrier. » À ces mots, le bal tout prêt à commencer fut suspendu. Tous ceux qui devaient danser faisaient un cercle autour du chevalier de Grammont ; il poursuivit ainsi son récit :

« Il y a deux jours que ce coquin devait être ici, suivant mes ordres et ses serments. On peut juger de mon impatience tout aujourd’hui, voyant qu’il n’arrivait pas. Enfin, après l’avoir bien maudit, il n’y a qu’une heure qu’il est arrivé, crotté depuis la tête jusqu’aux pieds, botté jusqu’il la ceinturerait enfin comme un excommunié. Eh bien ! monsieur le faquin, lui dis-je, voilà de vos façons de faire : vous vous faites attendre jusqu’il l’extrémité ; encore est-ce un miracle que vous soyez arrivé. — Oui, mor… ! dit-il, c’est un miracle. Vous êtes toujours à gronder. Je vous ai fait faire le plus bel habit du monde, que monsieur le duc de Guise lui-même a pris la peine de commander. — Donne-le donc, bourreau ! lui dis-je. — Monsieur, dit-il, si je n’ai mis douze brodeurs après, qui n’ont fait que travailler jour et nuit, tenez-moi pour un infâme. Je ne les ai pas quittés d’un moment. — Et où est-il ? dis-je, traître qui ne fais que raisonner dans le temps que je devrais être habillé ? — Je l’avais, dit-il, empaqueté, serré, ployé, que toute la pluie du monde n’en eût point approché. Me voilà, poursuivit-il, à courir jour et nuit, connaissant votre impatience, et qu’il ne fait pas bon lanterner avec vous… — Mais où est-il, m’écriai-je, cet habit si bien empaqueté ? — Péri ! monsieur, me dit-il en joignant les mains. — Comment ! péri ? lui dis-je en sursaut. — Oui, péri, perdu, abîmé. Que vous dirais-je déplus ? — Quoi ! le paquebot a fait naufrage ? lui dis-je. — Oh ! vraiment, c’est bien pis, comme vous allez voir, me répondit-il. J’étais à une demi-lieue de Calais hier au matin, et je voulus prendre le long de la mer pour faire plus de diligence ; mais, ma foi, l’on dit bien vrai, qu’il n’est rien tel que le grand chemin ; car je donnai tout au travers d’un sable mouvant, où j’enfonçais jusqu’au menton. — Un sable mouvant auprès de Calais ? lui dis-je. — Oui, monsieur, me dit-il, et si bien sable mouvant, que je me donne au diable si on me voyait autre chose que le haut de la tête, quand on m’en a tiré. Pour mon cheval, il a fallu plus de quinze hommes pour l’en sortir ; mais pour mon porte-manteau, où malheureusement j’avais mis votre habit, jamais on ne l’a pu trouver. Il faut qu’il soit pour le moins une lieue sous terre.

« Voilà, sire, poursuivit le chevalier de Grammont, l’aventure et le récit que m’en a fait cet honnête homme. Je l’aurais infailliblement tué, si je n’avais eu peur de faire attendre Mlle d’Hamilton et si je n’avais été pressé de vous donner avis du sable mouvant, afin que vos courriers prennent soin de l’éviter. »

L’Enfance de Sedaine

Le 4 juillet 1719, était né à Paris Michel-Jean Sedaine, fils de l’un des architectes les plus honorés de la ville. Sa famille, heureuse et estimée, lui faisait faire de sérieuses études. Il avait à peine treize ans lorsque son père fut tout à coup ruiné ; et, s’étant réfugié au fond du Berri, où il avait emmené ses enfants, y mourut en peu de temps, dévoré par une tristesse profonde. Le pauvre petit Sedaine, resté seul avec son plus jeune frère, le prend par la main et se met en route pour Paris. Sa mère y était retirée dans une abbaye ; il veut l’aller rejoindre. Il avait alors pour tout bien dix-huit francs ; il les emploie à payer la place de son frère dans la lourde diligence de ce temps, lui donne sa veste parce qu’il fait froid, et suit la voiture à pied. Quelquefois les voyageurs font monter sur le siège du conducteur ce petit père de famille de treize ans, et il arrive ainsi à Paris. C’est là, c’est alors qu’il reprend par la base le métier de son père, et se met vaillamment à tailler la pierre, aidant ainsi à la subsistance de sa mère et à l’éducation de ses jeunes frères. Tandis qu’il travaillait gaiement, les larmes venaient aux yeux des maçons qui avaient connu son père l’architecte et servi sous lui comme des soldats ; aussi, quelquefois, quand la chaleur était trop ardente ou la pluie trop forte, il trouvait sa pierre placée par eux à l’abri et transportée la nuit sous quelque hangar. Cependant Sedaine étudiait toujours ; à côté de sa longue scie, le tailleur de pierres posait Horace et Virgile, Molière, Montaigne, qui furent les adorations de toute sa vie ; et quand ses compagnons les maçons dormaient couchés sur la poitrine dans le gazon, il prenait ses chers livres et pensait à l’écart.

Indépendance de Ducis

Un trait distinctif du caractère de Ducis, c’était quelque chose de fier, de libre, d’indomptable : jamais il ne porta, ne subit aucun joug, pas même celui de son siècle ; car dans son siècle il fut constamment très religieux.

Quand l’ordre social se rétablit avec pompe, lorsqu’on fil l’empire, l’homme qui voulait être la gloire publique de la France, ut s’occupait d’attirer, d’absorber dans l’abîme du sa renommée toutes les célébrités secondaires, tourna les yeux vers Ducis ; il voulait le faire sénateur, Ducis n’en avait nulle envie : le maître de la France le chercha donc, et voulut l’honorer, le récompenser, l’avoir enfin. En général, il séduisait si facilement, qu’il était tout étonné de trouver quelqu’un qui osât résister, ou même échapper à ses bienfaits.

Un jour, dans une réunion brillante, il l’aborda comme on aborde un poète, par dus compliments sur son génie : ses louanges n’obtiennent rien en retour ; il va plus loin, il parle plus nettement ; il parle de la nécessité de réunir toutes les célébrités, toutes les gloires de la France, autour d’un pouvoir réparateur. Même silence, même froideur. Enfin, comme il insistait, Ducis, avec une originalité toute shakespearienne, lui prend fortement le bras, et lui dit : « Général, aimez-vous la chasse ? » Cette question inattendue laisse le général embarrassé. « Eh bien ! si vous aimez la chasse, avez-vous chassé quelquefois aux canards sauvages ? C’est une chasse difficile, une proie qu’on n’attrape guère, et qui flaire de loin le fusil du chasseur. Eh bien ! je suis un de ces oiseaux, je me suis fait canard sauvage. » Et en même temps il fuit à l’autre bout du salon et laisse le vainqueur d’Arcole et de Lodi fort étonné de cette incartade.

Le Tombeau du Klepbte

       Le soleil, mollement balancé sur les îlots,
       De ses rayons mourants effleurait le rivage,
       Et semblait à regret fuir un ciel sans nuage ;
À ses fils attentifs Dimos, le vieux Dimos,
       Donnait des ordres en ces mots : ■
« Allez, enfants, allez, de la source prochaine
Pour le repas du soir qu’on épuise les eaux :
    Toi, Lamprakis, digne sang d’un héros,
Fils de mon frère, approche et sois leur capitaine ;
Prends, revêts mon armure, et siège à mon côté.
Et vous, mes compagnons, du cèdre qui m’ombrage,
Avec le fer chéri que j’ai longtemps porté
Coupez les verts rameaux ; sur un lit de feuillage
Que je repose encor de vous tous entouré !
Hâtez-vous, que du ciel le ministre sacré
Vienne entendre l’aveu des fautes de ma vie,
Et du joug du péché que sa main me délie !…
Sur les champs de victoire où je guidai vos pas,
J’espérais rencontrer, pour prix de ma vaillance,
En frappant l’infidèle un plus noble trépas !
Mon heure a bien tardé, la voici qui s’avance…
       Du Klephte, qui meurt dans vos bras,
Préparez, mes amis, la demeure dernière.
Que mon tombeau soit vaste, et debout sur la pierre,
Que j’y puisse combattre au moment du réveil ;
Qu’il s’entr’ouvre aux regards de l’Orient vermeil ;
       Et, lorsque la saison nouvelle
De son souffle embaumé ranimera vos champs,
Le rossignol plaintif et la vive hirondelle
       Viendront m’annoncer le printemps. »

Jacques le Maçon

I
Le mari.
Adieu, mes bons petits. Toi, plus frais qu’une pomme,
Mon Paul, un gros baiser. Encore un ! encore un !
Femme, entre vos deux bras serrez donc mieux votre homme,
Songez que jusqu’au soir je vais rester à jeun.

La femme.
Vous, Vincent, veillez mieux sur vos échafaudages ;
Ah ! pour me mettre en deuil il suffit d’un faux pas.
Enfoncez bien vos pieux, nouez bien vos cordages.
Vraiment le long du jour ici je ne vis pas.

Le mari.
La bâtisse s’achève ; avec notre ami Jacques
Bientôt je reviendrai, nous serons joyeux tous :
Du vin, un bon rôti, des œufs rouges de Pâques !
Tu sais, Jacques, tu sais que ta place est chez nous.
II
Courage ! encore une journée
Et cette reine des maisons
Dans Paris sera terminée :
Courage, apprentis et maçons

Avec leurs marteaux, leurs truelles,
Et des gravats plein leurs paniers.
Comme ils sont vifs sur les échelles !
Moins vifs seraient des mariniers.

Qu’on prépare un bouquet de fête ;
An pignon il faut le planter.
Les plumes au vent, sur le faîte,
Voyez-vous le moineau chanter ?

Eux, ce soir, les gars de Limoge,
Du travail chanteront la fin ;
Et vous entendrez votre éloge,
Bourgeois, si vous payez le vin.
III
Ah ! quelle rumeur sur la place !
« À l’aide, à l’aide, Limousins !
« Du foin, de la paille ! oh ! de grâce,
« Des matelas et des coussins !

« Si l’un à cette pierre blanche
« Peut s’accrocher, ils sont sauvés…
« Ah ! tous deux font craquer la planche !
« Ils vont tomber sur les pavés. »

Et vers l’étai qui se balance,
Ils restent là, les bras en haut ;
Alors, dans le morne silence,
On entendit sur l’échafaud :

« J’ai trois enfants, Jacques, une femme ! »
Jacques un instant le regarda :
« C’est juste ! » dit cette bonne âme,
Et dans la rue il se jeta.
IV
Ah ! ton nom, ton vrai nom, que ma voix le répande87
Toi que j’appelai Jacques, ô brave compagnon !
Inconnu qui portais une âme douce et grande,
Pour l’honneur du pays, héros, dis-moi ton nom !

Sommes-nous au-dessous des temps de barbarie ?
Les tiens dans ton hameau ne t’ont point rapporté 1
Ils ne t’ont point nommé saint de leur confrérie !
Les rimeurs se sont tus ! l’orgue n’a point chanté !

Des amis, un surtout, pleurant sur ton cadavre,
Quelques mots du journal, voilà ton seul honneur :
Honte à qui voit le mal sans que le mal le navre,
Ou qui voyant le bien n’est ivre de bonheur !

Une lecture de l’imitation de Jésus-Christ

J’étais dans ma prison, seul dans une petite chambre et profondément triste. Depuis quelques jours, j’avais lu les Psaumes, l’Évangile et quelques bons livres. Leur effet avait été rapide, quoique gradué. Déjà j’étais rendu à la foi, je voyais une lumière nouvelle, mais elle m’épouvantait et me consternait en me montrant un abîme, celui de quarante années d’égarement. Plein de ces désolantes idées, mon cœur était abattu et s’adressait tout bas à Dieu que je venais de retrouver, et qu’à peine connaissais-je encore. Je lui disais : « Que dois-je faire ? Que vais-je devenir ? J’avais sur ma table l’Imitation, et l’on m’avait dit que, dans cet excellent livre, je trouverais souvent la réponse à mes pensées. Je l’ouvre au hasard, et je tombe, en l’ouvrant, sur ces paroles ; « Me voici, mon fils ! Je viens à vous parce que vous m’avez invoqué. » Je n’en lus pas davantage ; l’impression subite que j’éprouvai est au-dessus de toute expression, et il ne m’est pas plus possible de la rendre que de l’oublier. Je tombai la face contre terre, baigné de larmes, étouffé de sanglots, jetant des cris et des paroles entrecoupées. Je sentais mon cœur soulagé et dilaté, mais en même temps comme prêt à se fendre. Assailli d’une foule d’idées et de sentiments, je pleurai assez longtemps sans qu’il me reste d’ailleurs d’autre souvenir de cette situation, si ce n’est que c’est sans aucune comparaison ce que mon cœur a jamais senti de plus violent et de plus délicieux, et que ces mots : « Me voici, mon fils ! » ne cessaient de retentir dans mon âme et d’en ébranler puissamment toutes les facultés.

Sixième partie.
Genre philosophique, moral et religieux

Critique des Philosophes anciens

Que de héros fameux ! quels graves personnages !
Que vois-je ? la Discorde, au milieu de ces sages !
Et de maîtres entre eux sans cesse divisés,
Naissent des sectateurs l’un à l’autre opposés.
    Nos folles vanités font pleurer Héraclite,
Ces mêmes vanités font rire Démocrite.
Quel remède à nos maux que des ris ou des pleurs !
Qu’ils en cherchent la cause, et guérissent nos cœurs.
    Habitant des tombeaux, que t’apprend leur silence ?
— « Les atomes erraient dans un espace immense ;
Déclinant de leur route, ils se sont approchés ;
Durs, inégaux, sans peine ils se sont accrochés.
Le hasard a rendu la nature parfaite :
L’œil au-dessus du front se creusa sa retraite ;
Les bras au haut du corps se trouvèrent liés ;
La terre heureusement se durcit sous nos pieds.
L’univers fut le fruit de ce prompt assemblage ;
L’être libre et pensant en fut aussi l’ouvrage. »
— Par honneur, Hippocrate, ou par pitié du moins,
Va guérir ce rêveur si digne de tes soins.
    C’est à l’eau dont tout sort que Thalès nous ramène ;
L’air seul a tout produit, nous dit Anaximène ;
Et l’éternel pleureur assure que le feu
De l’univers naissant mit les ressorts en jeu.
Pyrrhon, qui n’a trouvé rien de sûr que son doute,
De peur de s’égarer, ne prend aucune route ;
Insensible à la vie, insensible à la mort,
Il ne sait quand il veille, il ne sait quand il dort ;
Et de son indolence, au milieu d’un orage,
Un stupide animal est eu effet l’image.
Orné de sa besace et fier de son manteau,
Cet orgueilleux n’apprend qu’à rouler un tonneau.
Oui, sa lanterne en main, Diogène m’irrite ;
Il cherche un homme, et lui n’est qu’un l’on que j’évite.
C’est assez contempler ces astres si parfaits ;
Anaxagore, enfin, dis-nous qui les a faits.
Mais quelle douce voix enchante mon oreille ?
Tandis qu’en ces jardins Épicure sommeille,
Que de voluptueux répètent ses leçons,
Mollement étendus sur de tendres gazons !
Malheureux ! Jouissez promptement de la vie ;
Hâtez-vous, le temps fuit, et la Parque ennemie
D’un coup de son ciseau va vous rendre au néant :
Par un plaisir encor volez-lui cet instant.
    Votre austère rival, pâle, mélancolique,
Fait de ses grands discours résonner le Portique.
Je tremble en l’écoutant : sa vertu me fait peur ;
Je ne puis, comme lui, rire dans la douleur ;
J’ose la croire un mal, et le crois sans attendre
Que la goutte en fureur me contraigne à l’apprendre.
    L’Académie, enfin, par la voix de Platon,
Va dissiper en moi tout l’ennui de Zénon ;
Mais de Platon lui-même, et qu’attendre, et que croire,
Quand de ne rien savoir son maître fait sa gloire89 ?
Incertain comme lui, n’osant rien hasarder,
Il réfute, il propose, et laisse à décider.
Par quelques vérités à peine il me console ;
Il s’arrête, il hésite, il doute et me désole.
    Son disciple jaloux90, prompt à l’abandonner,
Se retire au Lycée, et m’y veut entraîner :
Mais à l’homme inquiet le maître d’Alexandre
Du terrible avenir ne daigne rien apprendre.
Que me fait sa morale, et tout son vain savoir,
S’il me laisse mourir sans un rayon d’espoir ?
    Loin des longs raisonneurs que la Grèce publie,
Le mystique vieillard91 m’appelle en Italie.
La mort, si je l’en crois, ne doit point m’affliger :
On ne périt jamais, on ne fait que changer ;
Et l’homme et l’animal, par un accord étrange,
De leurs âmes entre eux font un bizarre échange.
De prisons en prisons enfermés tour à tour,
Nous mourons seulement pour retourner au jour :
Triste immortalité, frivole récompense
D’une abstinence austère et de tant de silence.

Le bon Sens et la Méthode

Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent ; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes ; et ainsi, la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus ; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent et qui s’en éloignent.

Pour moi, je n’ai jamais présumé que mon esprit fût en rien plus parfait que ceux du commun ; même j’ai souvent souhaité d’avoir la pensée aussi prompte, ou l’imagination aussi nette et distincte, ou la mémoire aussi ample et aussi présente que quelques autres. Mais je ne craindrai pas de dire que je pense avoir eu beaucoup d’heur de m’être rencontré dès ma jeunesse en certains chemins qui m’ont conduit à des considérations et des maximes dont j’ai formé une méthode par laquelle il me semble que j’ai moyen d’augmenter par degrés ma connaissance, et de relever peu à peu au plus haut point auquel la médiocrité de mon esprit et la courte durée de ma vie lui pourront permettre d’atteindre.

Dieu dans le monde

Il y a une raison qui fait que le plus grand poids emporte le moindre ; qu’une pierre enfonce dans l’eau plutôt que du bois ; qu’un arbre croit en un lieu plutôt qu’en un autre ; et que chaque arbre tire de la terre, parmi une infinité de sucs, celui qui est propre pour le nourrir. Mais cette raison n’est pas dans toutes ces choses : elle est en celui qui les a faites et qui les a ordonnées.

On a beau exalter l’adresse de l’hirondelle, qui se fait un nid si propre, ou des abeilles, qui ajustent avec tant de symétrie leurs petites niches : les grains d’une grenade ne sont pas ajustés moins proprement ; et toutefois on ne s’avise pas de dire que les grenades ont de la raison.

Tout se fait, dit-on à propos dans les animaux ; mais tout se fait peut-être encore plus à propos dans les plantes. Leurs fleurs tendres et délicates, et durant l’hiver enveloppées comme dans un petit coton, se déploient dans la saison la plus bénigne ; les feuilles les environnent comme pour les garder ; elles se tournent en fruits dans leur saison, et ces fruits servent d’enveloppes aux grains, d’où doivent sortir de nouvelles plantes. Chaque arbre porte des semences propres à engendrer son semblable : en sorte que d’un orme il vient toujours un orme, et d’un chêne toujours un chêne. La nature agit en cela comme sûre de son effet. Ces semences, tant qu’elles sont vertes et crues, demeurent attachées à l’arbre pour prendre leur maturité : elles se détachent d’elles-mêmes quand elles sont mûres ; elles tombent au pied de leurs arbres, et les feuilles tombent dessus. Les pluies viennent, les feuilles pourrissent et se mêlent avec la terre, qui, ramollie par les eaux, ouvre son sein aux semences, que la chaleur du soleil, jointe à l’humidité, fera germer en son temps. Certains arbres, comme les ormeaux et une infinité d’autres, renferment leurs semences dans des matières légères que le vent emporte ; la race s’étend bien loin par ce moyen, et peuple les montagnes voisines. Il ne faut donc plus s’étonner si tout se fait à propos dans les animaux : cela est commun à toute la nature, il ne sert de rien de prouver que leurs mouvements ont de la suite, de la convenance et de la raison ; mais s’ils connaissent cette convenance et cette suite, si cette raison est en eux ou dans celui qui les a faits, c’est ce qu’il fallait examiner.

Ceux qui trouvent que les animaux ont de la raison, parce qu’ils prennent pour se nourrir et se bien porter les moyens convenables, devraient dire aussi que c’est par raisonnement que se fait la digestion… Toute la nature est pleine de convenances et disconvenances, de proportions et disproportions, selon lesquelles les choses, ou s’ajustent ensemble, ou se repoussent l’une l’autre : ce qui montre, à la vérité, que tout est fait par intelligence, mais non pas que tout soit intelligent.

Le Progrès dans l’Humanité

Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu’aujourd’hui, et chacune d’elles forme cet hexagone aussi exactement la première fois que la dernière. Il en est de même de tout ce que les animaux produisent par ce mouvement occulte. La nature les instruit à mesure que la nécessité les presse ; mais cette science fragile se perd avec les besoins qu’ils en ont : comme ils la reçoivent sans étude, ils n’ont pas le bonheur de la conserver ; et toutes les fois qu’elle leur est donnée, elle leur est nouvelle, puisque la nature n’ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornée, elle leur inspire cette science nécessaire, toujours égale, de peur qu’ils ne tombent dans le dépérissement, et ne permet pas qu’ils y ajoutent, de peur qu’ils ne passent les limites qu’elle leur a prescrites.

Il n’en est pas de même de l’homme, qui n’est produit que pour l’infinité. Il est dans l’ignorance au premier âge de sa vie ; mais il s’instruit sans cesse dans son progrès ; car il tire avantage, non-seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses prédécesseurs, parce qu’il garde toujours dans sa mémoire les connaissances qu’il s’est une fois acquises, et que celles des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu’ils en ont laissés. Et comme il conserve ces connaissances, il peut aussi les augmenter facilement ; de sorte que les hommes sont aujourd’hui en quelque sorte dans le même état où se trouveraient ces anciens philosophes, s’ils pouvaient avoir vieilli jusques à présent, en ajoutant aux connaissances qu’ils avaient celles que leurs études auraient pu leur acquérir à la faveur de tant de siècles. De là vient que, par une prérogative particulière, non-seulement chacun des hommes s’avance de jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrès à mesure que l’univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes que dans les âges différents d’un particulier.

De sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement : d’où l’on voit avec combien d’injustice nous respectons l’antiquité dans ses philosophes : car, comme la vieillesse est l’âge le plus distant de l’enfance, qui ne voit que la vieillesse chez cet homme universel ne doit pas être cherchée dans les temps proches de sa naissance, mais dans ceux qui en sont les plus éloignés ? Ceux que nous appelons anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses, et formaient l’enfance des hommes proprement ; et comme nous avons joint à leurs connaissances l’expérience des siècles qui les ont suivis, c’est en nous que l’on peut trouver cette antiquité que nous révérons dans les autres.

Le Roseau pensant

L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer ; mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt ; et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.

Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever, non de l’espace et de la durée que nous ne saurions remplir ; travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale.

L’homme est visiblement fait pour penser : c’est toute sa dignité et tout son mérite ; et tout son devoir est de penser comme il faut.

L’Idéal et la Nature

Le génie, c’est surtout, c’est essentiellement la puissance de faire, d’inventer, de créer. Le goût se contente d’observer et d’admirer. Le faux génie, l’imagination ardente et impuissante, se consume en rêves stériles et ne produit rien ou rien de grand. Le génie seul a la vertu de convertir ses conceptions en créations. Si le génie crée, il n’imite pas.

Mais le génie, va-t-on dire, est donc supérieur à la nature, puisqu’il ne l’imite point. La nature est l’œuvre de Dieu ; l’homme est donc le rival de Dieu ?

La réponse est très simple. Non, le génie n’est point le rival de Dieu ; mais, lui aussi il en est l’interprète. La nature l’exprime à sa manière, le génie humain l’exprime à la sienne. Arrêtons-nous un moment à cette question tant de fois agitée, si l’art n’est autre chose que l’imitation de la nature.

Sans doute, en un sens, l’art est une imitation ; car la création absolument n’appartient qu’à Dieu. Où le génie peut-il prendre les éléments sur lesquels il travaille, sinon dans la nature dont il fait partie ? Mais se borne-t-il à les reproduire tels que la nature les lui fournit, sans y rien ajouter qui lui appartienne ? N’est-il que le copiste de la réalité ? Son seul mérite alors est celui de la fidélité de la copie. Et quel travail plus stérile que de calquer des œuvres essentiellement inimitables par la vie dont elles sont douées, pour en tirer un simulacre médiocre ? Si l’art est un écolier servile, il est condamné à n’être jamais qu’un écolier impuissant.

Le véritable artiste sent et admire profondément la nature mais tout dans la nature n’est pas également admirable. Ainsi que nous venons de le dire, elle a quelque chose pas quoi elle surpasse infiniment l’art, c’est la vie. Hors de là, l’art peut à son tour surpasser la nature, à la condition de ne pas vouloir l’imiter trop scrupuleusement. Tout objet naturel, si beau qu’il soit, est défectueux par quelque côté. Tout ce qui est réel est imparfait. Ici, l’horrible et le hideux s’unissent au sublime ; là, l’élégance et la grâce sont séparées de la grandeur et de la force. Les traits de la beauté sont épars et divisés. Les réunir arbitrairement, emprunter à tel visage une bouche, à tel autre des yeux, sans une règle qui préside à ce choix et dirige ces emprunts, c’est composer des monstres ; admettre une règle, c’est admettre déjà un idéal différent de tous les individus. C’est cet idéal que le véritable artiste se forme en étudiant la nature : sans elle, il ne l’eût jamais conçu ; mais avec cet idéal, il la juge elle-même, il la rectifie, et il ose entreprendre de se mesurer avec elle.

L’idéal est l’objet de la contemplation passionnée de l’artiste. Assidûment et silencieusement médité, sans cosse épuré par la réflexion et vivifié par le sentiment, il échauffe le génie et lui inspire l’irrésistible besoin de le voir réalisé et vivant. Pour cela, le génie prend dans la nature tous les matériaux qui le peuvent servir, et leur appliquant sa main puissante, comme Michel-Ange imprimait son ciseau sur le marbre docile, il en tire des œuvres qui n’ont pas de modèle dans la nature, qui n’imitent pas autre chose que l’idéal rêvé ou conçu, qui sont en quelque sorte une seconde création inférieure à la première par l’individualité et la vie, mais qui lui est bien supérieure, ne craignons pas de le dire, par la beauté intellectuelle et morale dont elle est empreinte.

La beauté morale est le fond de toute vraie beauté. Ce fond est un peu couvert et voilé dans la nature ; l’art le dégage, et lui donne des formes plus transparentes. C’est par cet endroit que l’art, quand il connaît bien sa puissance et ses ressources, institue avec la nature une lutte où il peut avoir l’avantage. Établissons bien la fin de l’art : elle est là précisément où est sa puissance. La fin de l’art est l’expression de la beauté morale à l’aide de la beauté physique ; celle-ci n’est pour lui qu’un symbole de celle-là. Dans la nature ce symbole est souvent obscur : l’art en l’éclaircissant atteint des effets que la nature ne produit pas toujours. La nature peut plaire davantage, car encore une fois elle possède en un degré incomparable ce qui fait le plus grand charme de l’imagination et des yeux, la vie ; l’art touche plus, parce qu’en exprimant surtout la beauté morale il s’adresse plus directement à la source des émotions profondes. L’art peut être plus pathétique que la nature, et le pathétique est le signe et la mesure de la grande beauté.

Deux extrémités également dangereuses : un idéal mort ou l’absence d’idéal ; ou bien on copie le modèle et on manque de vraie beauté, ou bien on travaille de tête et on tombe dans une idéalité sans caractère. Le génie est une perception prompte et sûre de la juste proportion dans laquelle l’idéal et le naturel, la forme et la pensée se doivent unir. Cette union est la perfection de l’art ; les chefs-d’œuvre sont à ce prix.

La Conscience

Non, le Dieu qui m’a fait ne m’a point fait en vain ;

Sur le front des mortels il mit son sceau divin ;

Je ne puis ignorer ce qu’ordonna mon maître ;

Il m’a donné sa loi, puisqu’il m’a donné l’être.

La morale, uniforme en tout temps, en tout lieu,

À des siècles sans fin parle au nom de ce Dieu.

C’est la loi de Trajan, de Socrate, et la vôtre :

De ce culte éternel la nature est l’apôtre,

Le bon sens la reçoit, et les remords vengeurs,

Nés dans la conscience, en sont les défenseurs.

    J’entends, avec Cardan, Spinosa qui murmure :

« Ces remords, me dit-il, ces cris de la nature,

Ne sont que l’habitude et les illusions

Qu’un besoin mutuel inspire aux nations. »

— « Raisonneur malheureux, ennemi de toi-même !

D’où nous vient ce besoin ? pourquoi l’Être suprême

Mit-il dans notre cœur, à l’intérêt porté,

Un instinct qui nous lie à la société ?

Les lois que nous faisons, fragiles, inconstantes,

Ouvrages du moment, sont partout différentes.

Sous le fer du méchant le juste est abattu ;

Hé bien ! conclurez-vous qu’il n’est point de vertu ?

Tous les divers fléaux dont le poids nous accable,

Du choc des éléments effet inévitable,

Des biens que nous goûtons corrompent la douceur ;

Mais tout est passager, le crime et le malheur.

De nos désirs fougueux la tempête fatale

Laisse au fond de nos cœurs la règle et la morale.

C’est une source pure : en vain dans ses canaux

Les vents contagieux en ont troublé les eaux ;

En vain sur sa surface une fange étrangère

Apporte, en bouillonnant, un limon qui l’altère ;

L’homme le plus injuste et le moins policé

S’y contemple aisément quand l’orage est passé.

Tous ont reçu du Ciel, avec l’intelligence,

Ce frein de la justice et de la conscience :

De la raison naissante elle est le premier fruit ;

Dès qu’on la peut entendre, aussitôt elle instruit.

Contre-poids toujours prompt à rendre l’équilibre

Au cœur plein de désirs, asservi, mais né libre ;

Arme que la nature a mise en notre main.

Qui combat l’intérêt pour l’amour du prochain ;

De Socrate, en un mot, c’est là l’heureux génie ;

C’est là ce Dieu secret qui dirigeait sa vie ;

Ce Dieu qui jusqu’au bout présidait à son sort,

Quand il but, sans pâlir, la coupe de la mort.

Quoi ! cet esprit divin n’est-il que pour Socrate ?

Tout le monde a le sien qui jamais ne le flatte. »

La Conscience

S’il fallait devenir philosophe pour distinguer le bien du mal et pour connaître son devoir, la plupart des hommes échappant à la responsabilité par l’ignorance n’auraient rien à démêler avec Dieu ni avec la justice ; le code pénal serait ridicule, le jury incompétent et l’organisation de la société absurde.

Heureusement pour le bien public et l’honneur de nos institutions, quand, par un beau clair de lune, et lorsque tout dort dans le village, le paysan qui n’a de sa vie philosophé regarde avec un œil de convoitise les fruits superbes qui pendent aux arbres de son opulent voisin, il a beau se rassurer par l’absence de tout témoin, calculer le peu de tort que causerait son action, et, comparant la douce vie du riche aux fatigues du pauvre et la détresse de l’un à l’aisance de l’autre, pressentir tout ce qu’a dit Rousseau sur l’inégalité des conditions et l’excellence de la loi agraire, toute cette conspiration de passions et de sophismes échoue en lui contre quelque chose d’incorruptible qui persiste à appeler l’action par son nom et à juger qu’il est mal de la faire.

Qu’il résiste ou qu’il cède à la tentation, peu importe ; s’il cède, il sait qu’il fait mal ; s’il résiste, il sait qu’il fait bien. Dans le premier cas sa conscience prendra parti pour le tribunal correctionnel ; et dans le second, elle attendra du ciel la récompense que les hommes laissent à Dieu le soin de payer à la vertu.

La Conscience du genre humain

« Si je trahis ma conscience, si Bacon de Vérulam, chancelier d’Angleterre, manque à l’honneur de sa magistrature, tout un peuple se lèvera pour le juger. La justice sortira de la foule, et le tribunal de Dieu s’y dressera vengeur en face de Westminster outragé. Que si le peuple, lui-même, façonné par la servitude à la corruption, perd à son tour le sentiment du droit, il pourra bien descendre dans la tombe pour ne plus se relever, mais il n’emportera pas avec lui la conscience du genre humain. D’autres peuples, spectateurs ou instruments de sa chute, assisteront à ses funérailles ; ils regarderont passer le cadavre avec mépris, et, légitimes héritiers de sa vie, parce qu’ils seront devenus à sa place les représentants de l’honneur, ils chanteront avec foi le symbole du devoir, qui est aussi le symbole de l’immortalité. Si, enfin, dans un moment fatal, toute la race humaine avilie cessait de croire à la justice pour ne plus croire qu’à l’intérêt et au plaisir, si jamais nos yeux devaient voir dans le monde l’abjecte unité de la dépravation, ah ! croyez-le, et ne désespérez pas, croyez qu’il en serait de ce jour comme du jour qui précédera la résurrection du Sauveur : la conscience humaine a peut-être aussi des éclipses ; mais si elle a des éclipses, elle a aussi ses pâques, et le siècle du Christ s’est levé sur le siècle de Néron.

Oui, la conscience règne. Elle a précédé l’Évangile, et elle lui survit. Elle l’a précédé comme une aurore, elle lui survit comme une sœur. L’Évangile est le cri de la conscience de Dieu dans la conscience de l’homme, et, tant que Dieu vivra, tant que l’homme ne sera pas éteint, ce cri sera plus fort pour sauver que les passions pour perdre.

Le Bonheur

Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux.

Ces deux divinités n’accordent à nos vœux

Que des biens peu certains, qu’un plaisir peu tranquille ;

Des soucis dévorants c’est l’éternel asile ;

Véritables vautours, que le fils de Japet

Représente, enchaîné sur son triste sommet.

L’humble toit est exempt d’un tribut si funeste.

Le sage y vit en paix, et méprise le reste ;

Content de ses douceurs, errant parmi les bois,

Il regarde à ses pieds les favoris des rois !

Il lit, au front de ceux qu’un vain luxe environne,

Que la fortune vend ce qu’on croit qu’elle donne.

Approche-t-il du but, quitte-t-il ce séjour,

Rien ne trouble sa fin : c’est le soir d’un beau jour.

De la Tristesse

La tristesse est une sorte de crépuscule qui suit la douleur ; et malgré l’opinion des poètes qui se piquent volontiers d’être tristes sans raisons et qui chantent la mélancolie comme un don fatal du ciel, comme un mystérieux privilège des âmes délicates, il n’y a pas plus de tristesse sans cause qu’il n’y a de gaieté sans motif. Mais les causes de la tristesse et de la gaieté ne sont pas toujours simples et évidentes : on ne trouve pas toujours à la source de l’une ou de l’autre une grande douleur ou une vive joie.

Plusieurs circonstances futiles, mais réunies par le hasard et se venant en aide les unes aux autres, peuvent produire en nous un état de tristesse ou de gaieté dont la cause nous échappe et que nous attribuons, faute d’examen, au pur caprice de la nature humaine qui, étudiée de plus près, n’a pas de caprices et obéit à des lois. Mille coups d’épingle peuvent donner la fièvre aussi bien qu’une profonde blessure ; des incidents légers et inaperçus de nous-mêmes au moment où ils se produisent peuvent créer en nous un état de gaieté ou de tristesse assez fort pour résister aux circonstances extérieures lorsqu’elles nous sollicitent en sens contraire. Ce parti pris de notre âme nous étonne alors nous-mêmes, et nous nous demandons pourquoi telle chose qui devrait nous attrister ou telle autre chose qui devrait nous plaire est sur nous sans pouvoir ; c’est qu’une disposition contraire a été déterminée à notre insu dans notre âme et qu’elle a encore assez de force pour résister aux assauts du dehors.

Il faut aussi tenir compte des causes permanentes et générales qui nous rendent plus ou moins capables de gaieté ou de tristesse, et que nous oublions volontiers lorsque nous attribuons l’état de notre âme à un pur caprice de la nature. Vous avez, par exemple, mille causes d’inquiétude ou de chagrin ; de plus, la nature est en deuil, le ciel est sombre, une pluie lente et froide pénètre la terre, et cependant, malgré votre raison pleine de germes de tristesse qui voudraient éclore, malgré vos sens combattus et froissés par les circonstances extérieures, vous ne pouvez vous résoudre à être triste, votre âme se soulève sans effort pour rejeter le fardeau, ou elle le porte légèrement, de bonne grâce, avec un confiant sourire qui défie l’univers de l’accabler. Vous vous demandez d’où vient cette force surprenante ; vous oubliez seulement que vous vous portez bien et que vous avez vingt ans.

La jeunesse et la santé sont deux remparts qui bravent les assauts de la tristesse, et tant qu’ils nous protègent, elle ne peut guère remporter sur nous que de faibles et courts avantages. Mais ces murailles protectrices sont sans cesse minées par le temps, et les déceptions de la vie en détachent chaque jour quelque pierre, jusqu’il ce que la brèche, étant une fois ouverte et s’élargissant toujours, la tristesse passe et repasse à son aise, en attendant qu’elle s’établisse au cœur de la place et n’en sorte plus. Qui de nous ne l’a connu, ce merveilleux ressort de la jeunesse et de l’inexpérience, si prompt à se redresser sous la plus dure étreinte ? Rebondissant sous le choc comme nos balles rapides, et s’élevant d’autant plus haut qu’elle a été frappée plus fort, notre âme adolescente, rabattue par les premières déceptions de la vie, ne s’en élance que mieux dans le vaste champ de ses espérances ; mais après tant d’élans hardis et tant de chutes profondes, elle perd sa force, et, sans réagir davantage contre le coup qui la frappe, elle languit à terre, amollie, flétrie, souillée, roulée par le sort comme par le pied d’un passant.

C’est ainsi que s’épuise en nous ce fonds de force et de vie, cette alacrité de l’âme qui nous permet de résister si aisément aux premiers efforts de la tristesse. Cette réserve une fois consommée, l’équilibre est rompu contre nous, et comme un homme qui voit tous les jours croître ses dépenses et diminuer ses richesses, nous avons de plus en plus de peine il faire face aux chagrins de la vie. Les illusions s’en vont une à une, et nous avons beau restreindre de plus en plus nos espérances, comme pour tenter par notre modération la générosité du sort, comme pour faire au-devant de lui la moitié du chemin, il nous trompe toujours et nous demande incessamment un sacrifice après un sacrifice. Comme l’impitoyable Romain qui, après avoir dit au peuple de Carthage : « Donne-moi Les vaisseaux, donne-moi tes éléphants, donne-moi les armes, « lui dit enfin » Donne-moi ta cité, que je veux détruire, et va habiter plus loin, » ainsi le sort nous presse ; et après nous avoir dépouillés de cette illusion, il nous dit : « Quitte encore cette autre ; donne-moi enfin ce que tu as de plus sacré ou de plus cher, il faut que j’atteigne le fond de ton cœur. » Et alors même que par une sorte de négligence quelque chose nous est laissé, alors même que par une laveur singulière nous avons accompli ou possédé une partie de ce qui excitait nos désirs, quelle âme humaine n’a en elle-même, au bout d’un certain temps, assez d’illusions détruites, assez de déceptions accumulées, assez de ruines intérieures pour qu’au moindre souvenir qui les agite il ne s’en échappe, comme une noire vapeur, un nuage épais de tristesse ?

Si quelque curiosité nous pousse alors à examiner de près ces ruines, nous y trouvons en même temps l’histoire de notre vie et le moyen de porter un jugement équitable sur nous-mêmes. Qu’est-ce en effet que ce résidu de nos déceptions, source intarissable de tristesse, sinon un indice de la pente constante de notre âme, une sorte de témoignage irrécusable sur la direction habituelle de nos vœux ? Nos tristesses sont du même ordre que nos désirs, puisque nos désirs déçus les composent, et nos désirs, c’est nous-mêmes.

Quelles sont donc les causes de notre tristesse ? Sont-elles nobles, élevées, avouables ou égoïstes, misérables, bonnes à cacher loin de toute lumière ? Nos amis, notre pays, le désir trop souvent confondu de savoir la vérité, l’inutile effort vers le bien, le découragement inquiet de l’âme qui s’élance vers la lumière et qui retombe, sont-ils au fond de notre tristesse, mêlés, je le veux bien, à cette inévitable lie qui dort toujours dans le cœur de l’homme ; ou bien cette lie est-elle tout notre cœur, et notre tristesse vient-elle seulement de l’inexécution de nos vœux injustes et de la soif inassouvie des plaisirs vulgaires ? Nous pouvons ainsi prendre notre mesure. Savoir au vrai pourquoi l’on est triste, c’est être bien près de savoir ce qu’on vaut.

Les Passions

Ces riches, que du siècle adore l’imprudence,
Passent comme fumée avec leur abondance ;
Et de leurs voluptés le plus doux souvenir,
S’il ne passe avec eux, ne sert qu’à les punir.
Celles que leur permet une si triste vie
Sont dignes de pitié beaucoup plus que d’envie :
Elles vont rarement sans mélange d’ennuis.
Leurs jours les plus brillants ont les plus sombres nuits.
Souvent mille chagrins empoisonnent leurs charmes,
Souvent mille terreurs y jettent mille alarmes,
Et souvent des objets d’où naissent leurs plaisirs
Ma justice en courroux fait naître leurs soupirs.
L’impétuosité qui les porte aux délices
Elle-même à leur joie enchaîne les supplices,
Et joint aux vains appas d’un peu d’illusion
Le repentir, le trouble et la confusion.
Toutes ces voluptés sont courtes et menteuses,
Toutes n’ont que désordre, et toutes sont honteuses ;
Les hommes cependant n’en aperçoivent rien :
Enivrés qu’ils en sont, ils en font tout leur bien ;
Ils suivent en tous lieux, comme bêtes stupides,
Leurs sens pour souverains, leurs passions pour guides ;
Et pour l’indigne attrait d’un faux chatouillement,
Pour un bien passager, un plaisir d’un moment,
Amoureux d’une vie ingrate et fugitive,
Ils acceptent pour l’âme une mort toujours vive !
Ou, mourant à toute heure, et ne pouvant mourir,
Ils ne sont immortels que pour toujours souffrir.

La Calomnie

La calomnie, monsieur, vous ne savez guère ce que vous dédaignez ; j’ai vu les plus honnêtes gens près d’en être accablés. Croyez qu’il n’y a pas de plate méchanceté, pas d’horreur, pas de conte absurde qu’on ne fasse adopter aux oisifs d’une grande ville en s’y prenant bien ; et nous avons ici des gens d’une adresse !…

D’abord un bruit léger, rasant le sol comme l’hirondelle avant l’orage, pianissimo, murmure et file, et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille, et piano, piano, vous le glisse en l’oreille adroitement. Le mal est fait, il germe, il rampe, il chemine, et rinforzando de bouche en bouche, il va le diable ; puis tout à coup, ne sais comment, vous voyez la calomnie se dresser, siffler, s’enfler, grandir à vue d’œil. Elle s’élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, grâce au ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription. Qui diable y résisterait ?

La Gloire

Qu’est-ce qu’un nom ? Et non-seulement ce nom, si retentissant que nous croyions qu’il soit, finira bien vite dans le temps, quand nous ne serons plus ; mais il ne va guère loin dans l’espace, même quand nous le portons encore.

M. de Lamartine raconte, dans son Voyage d’Orient, qu’étant allé visiter lady Stanhope dans le Liban, elle lui demanda son nom. « Je le lui dis. — Je ne l’avais entendu, reprit-elle avec l’accent de la vérité. — Voilà, milady, ce que c’est que la gloire ! J’ai composé quelques vers dans ma vie, qui ont fait répéter un million de fois mon nom par tous les échos littéraires de l’Europe ; mais cet écho est trop faible pour traverser votre mer et vos montagnes, et ici je suis un homme tout nouveau, un homme complètement inconnu, un nom jamais prononcé. »

M. de Lamartine fut quelque peu étonné, quoiqu’il ne le dise pas, que son nom fût tout à fait inconnu dans le Liban. Nous en sommes tous là. « Eh ! vous voilà, mon cher Cicéron, disait à celui-ci un de ses amis qu’il rencontrait à Baïa, au retour de son gouvernement de Cilicie ; d’où revenez-vous donc ? — Comment ne savez-vous pas que j’étais préteur en Cilicie ? — Non, par Hercule ! » Ce que c’est que la gloire ! Je demandais un jour, il y a de cela quinze ou vingt ans, à un préfet, homme de beaucoup d’esprit, pourquoi il ne venait pas plus souvent à Paris, et pourquoi, quand il y venait, il n’y restait pas plus longtemps. Il me répondit : « D’abord ma place est dans mon département, et nous sommes, comme les évêques, obligés à résidence ; mais, de plus, à vous parler franchement, je n’aime pas beaucoup votre monde de Paris. — Pourquoi cela ? — Tenez, reprit-il en riant, vous aimez les observations morales. En voici une que j’ai faite sur moi-même. Dans mon département, je suis M. le Préfet, et c’est quelque chose. À Paris, dans un salon, on annonce M. le préfet de.., personne ne tourne la tête, c’est impatientant. » Ce que c’est que la gloire !

Ce que c’est aussi que la puissance ! Nous nous surfaisons tous le bruit de notre nom ; nous croyons tous que tout le monde s’occupe de nous. Les uns pensent que leur renommée va au moins jusqu’aux barrières de Paris : elle ne passe pas la Seine et s’arrête sur la rive gauche. Il y a des noms pour chaque quartier, pour chaque rue, pour chaque maison. Chacun a sa petite sphère de célébrité, et, tant qu’il y reste, il est heureux. Mais nous voulons tous en sortir, croyant que nous sommes connus hors de notre village. C’est là que les échecs nous attendent : c’est là que notre vanité se heurte contre l’ignorance et l’inattention. « Je suis monsieur un tel, disons-nous d’un petit air modeste. — Je ne connais pas, » répond l’interlocuteur. Quel désappointement ! Consolez-vous, vanités de clochers et de salons ! Cela est arrivé à M. de Lamartine : il a dit son nom, et il a trouvé que son nom n’était point connu. C’était dans le Liban, il est vrai, mais vous, c’est partout. Il n’y a qu’une différence du plus au moins.

Le Passé

Arrêtons-nous sur la colline
À l’heure où, partageant les jours,
L’astre du matin qui décline
Semble précipiter son cours.
En avançant dans la carrière,
Plus faible il rejette en arrière
L’ombre terrestre qui le suit,
Et de l’horizon qu’il colore
Une moitié le voit encore,
L’autre se plonge dans la nuit.

C’est l’heure où, sous l’ombre inclinée,
Le laboureur dans le vallon
Suspend un moment sa journée
Et s’assied au bord du sillon ;
C’est l’heure où, près de la fontaine.
Le voyageur reprend haleine
Après sa course du matin ;
Et c’est l’heure où l’âme qui pense
Se retourne, et voit l’espérance
Qui l’abandonne en son chemin.

Ainsi notre étoile pâlie,
Jetant de mourantes lueurs
Sur le midi de notre vie,
Brille à peine à travers nos pleurs.
De notre rapide existence
L’ombre de la mort qui s’avance
Obscurcit déjà la moitié ;
Et près de ce terme funeste,
Comme à l’aurore, il ne nous reste
Que l’espérance et l’amitié.

La Vie et la Mort

Irène se transporte à grands frais en Épidaure, voit Esculape dans son temple, et le consulte sur tous ses maux. D’abord elle se plaint qu’elle est lasse et recrue de fatigue ; et le dieu prononce que cela lui arrive par la longueur du chemin qu’elle vient de faire : elle dit qu’elle est le soir sans appétit ; l’oracle lui ordonne de dîner peu : elle ajoute qu’elle est sujette à des insomnies, et il lui prescrit de n’être au lit que pendant la nuit : elle lui demande pourquoi elle devient pesante, et quel remède ? l’oracle répond qu’elle doit se lever avant midi, et quelquefois se servir de ses jambes pour marcher : elle lui déclare que le vin lui est nuisible ; l’oracle lui dit de boire de l’eau : qu’elle a des indigestions, et il ajoute qu’elle fasse diète. « Ma vue s’affaiblit, dit Irène : — Prenez des lunettes, dit Esculape. — Je m’affaiblis moi-même, continue-t-elle, et je ne suis ni si forte ni si saine que j’ai été : — C’est, dit le dieu, que vous vieillissez. — Mais quel moyen de guérir de cette langueur ? — Le plus court, Irène, c’est de mourir, comme ont fait votre mère et votre aïeule. — Fils d’Apollon, s’écrie Irène, quel conseil me donnez-vous ? Est-ce là toute cette science que les hommes publient et qui vous fait révérer de toute la terre ? Que m’apprenez-vous de rare et de mystérieux ? et ne savais-je pas tous ces remèdes que vous m’enseignez ? — Que n’en usiez-vous donc, répond le dieu, sans venir me chercher de si loin, et abréger vos jours par un long voyage ! »

Il y n’a pour l’homme que trois événements : naître, vivre et mourir : il ne se sent pas naître, il souffre à mourir, et il oublie de vivre.

L’Immatérialité de l’âme

Plus je rentre en moi, plus je me consulte, et plus je lis ces mots écrits dans mon âme : « Sois juste, et tu seras heureux ! » Il n’en est rien pourtant, à considérer l’état présent des choses : le méchant prospère, et le juste reste opprimé. Voyez aussi quelle indignation s’allume en nous quand cette attente est frustrée ! la conscience s’élève et murmure contre son auteur ; elle lui crie en gémissant : « Tu m’as trompé ! »

« Je t’ai trompé, téméraire ! Qui te l’a dit ? Ton âme est-elle anéantie ? as-tu cessé d’exister ? Ô Brutus ! ô mon fils ! ne souille point ta noble vie en la finissant ; ne laisse point ton espoir et ta gloire avec ton corps aux champs de Philippes. Pourquoi dis-tu :« La vertu n’est rien » quand tu vas jouir du prix de la tienne ? Tu vas mourir, penses-tu ? Non, tu vas vivre, et c’est alors que je tiendrai tout ce que je t’ai promis. »

On dirait, aux murmures des impatients mortels, que Dieu leur doit la récompense avant le mérite, et qu’il est obligé de payer leur vertu d’avance. Oh ! soyons bons premièrement, et puis nous serons heureux. N’exigeons pas le prix avant la victoire, ni le salaire avant le travail. Ce n’est pas dans la lice, disait Plutarque, que les vainqueurs de nos jeux sacrés sont couronnés, c’est après qu’ils l’ont parcourue.

Si l’âme est immatérielle, elle peut survivre au corps ; et si elle lui survit, la Providence est justifiée. Quand je n’aurais d’autre preuve de l’immatérialité de l’âme que le triomphe du méchant et l’oppression du juste en ce monde, cela seul m’empêcherait d’en douter. Une si choquante dissonance dans l’harmonie universelle me ferait cherchera la résoudre. Je me dirais : « Tout ne finit pas pour moi avec la vie ; tout rentre dans l’ordre à la mort. »

Immortalité de l’âme

Créature d’un jour qui t’agites une heure,
De quoi viens-tu te plaindre et qui te fait gémir ?
Ton âme t’inquiète, et tu crois qu’elle pleure ?
Ton âme est immortelle, et tes pleurs vont tarir.
Le regret d’un instant te trouble et te dévore ;
Tu dis que le passé te voile l’avenir ;
Ne te plains pas d’hier ; laisse venir l’aurore :
Ton âme est immortelle et le temps va s’enfuir.
Ton corps est abattu du mal de ta pensée ;
Tu sens ton front peser et tes genoux fléchir :
Tombe, agenouille-toi, créature insensée ;
Ton âme est immortelle, et la mort va venir.

Acte de foi et d’espérance

Salut, principe et fin de toi-même et du monde,
Toi qui rends d’un regard l’immensité féconde ;
Âme de l’univers, Dieu, père, créateur.
Sous tous ces noms divers, je crois en toi, Seigneur ;
Et, sans avoir besoin d’attendre ta parole,
Je lis au front des cieux mon glorieux symbole.
L’étendue à mes yeux révèle ta grandeur ;
La terre, ta bonté ; les astres, ta splendeur :
Tu t’es produit toi-même en ton brillant ouvrage ;
L’univers tout entier réfléchit ton image,
Et mon âme à son tour réfléchit l’univers,
Ma pensée, embrassant tes attributs divers,
Partout autour de toi te découvre et t’adore,
Se contemple soi-même, et t’y découvre encore.
Ainsi l’astre du jour éclate dans les cieux,
Se réfléchit dans l’onde, et se peint à mes yeux…
Oui, j’espère, Seigneur, en ta magnificence :
Partout, à pleines mains, prodiguant l’existence,
Tu n’auras pas borné le nombre de mes jours
À ces jours d’ici-bas, si troublés et si courts.
Je te vois en tous lieux conserver et produire :
Celui qui peut créer dédaigne de détruire.
Témoin de ta puissance, et sûr de ta bonté,
J’attends le jour sans fin de l’immortalité.
La mort m’entoure en vain de ses ombres funèbres.
Ma raison voit le jour à travers ces ténèbres ;
C’est le dernier degré qui m’approche de toi,
C’est le voile qui tombe entre ta face et moi.
Hâte pour moi, Seigneur, ce moment que j’implore ;
Ou, si dans tes secrets tu le retiens encore,
Entends du haut du ciel le cri de mes besoins :
L’atome et l’univers sont l’objet de tes soins ;
Des dons de ta bonté soutiens mon indigence ;
Nourris mon corps de pain, mon âme d’espérance,
Réchauffe d’un regard de tes yeux tout-puissants
Mon esprit éclipsé par l’ombre de mes sens ;
Et, comme le soleil aspire la rosée,
Dans ton sein à jamais absorbe ma pensée.

Profession de foi chrétienne

J’aime la pauvreté, parce que Jésus-Christ l’a aimée. J’aime les biens, parce qu’ils donnent les moyens d’en assister les misérables. Je garde fidélité à tout le monde. Je ne rends pas le mal à ceux qui m’en font ; mais je leur souhaite une condition pareille à la mienne, où l’on ne reçoit pas de mal ni de bien de la part des hommes. J’essaye d’être juste, véritable, sincère et fidèle à tous les hommes, et j’ai une tendresse de cœur pour ceux que Dieu m’a unis plus étroitement ; et soit que je sois seul, ou à la vue des hommes, j’ai en toutes mes actions la vue de Dieu qui doit les juger et à qui je les ai toutes consacrées. Voilà quels sont mes sentiments, et je bénis tous les jours de ma vie mon Rédempteur qui les a mis en moi, et qui d’un homme de rien, plein de faiblesse, de misère, de concupiscence, d’orgueil et d’ambition, a fait un homme exempt de tous ces maux, par la force de sa grâce, à laquelle toute la gloire en est due, n’ayant en moi que la misère et l’erreur.

La Prière pour tous

Ma fille, va prier. — Vois, la nuit est venue.
Une planète d’or là-bas perce la nue ;
La brume des coteaux fait trembler le contour,
À peine un char lointain glisse dans l’ombre… Écoute !
Tout rentre et se repose, et l’arbre de la route
Secoue au vent du soir la poussière du jour !

C’est l’heure où les enfants parient avec les anges.
Tandis que nous courons à nos plaisirs étranges,
Tous les petits enfants, les yeux levés au ciel.
Mains jointes et pieds nus, à genoux sur ta pierre,
Disant à la même heure une même prière,
Demandent pour nous grâce au Père universel

Et puis ils dormiront. — Alors, épars dans l’ombre,
Les rêves d’or, essaim tumultueux, sans nombre,
Qui naît aux derniers bruits du jour à son déclin,
Voyant de loin leur souffle et leurs bouches vermeilles,
Comme volent aux fleurs de joyeuses abeilles,
Viendront s’abattre en foule à leurs rideaux de lin !

Ô sommeil du berceau ! prière de l’enfance !
Voix qui toujours caresse et qui jamais n’offense !
Douce religion qui s’égaye et qui rit !
Prélude du concert de la nuit solennelle !
Ainsi que l’oiseau met la tête sous son aile,
L’enfant dans la prière endort son jeune esprit.

Ma fille, va prier ! — D’abord, surtout, pour celle
Qui berça tant de nuits ta couche qui chancelle,
Pour celle qui te prit jeune âme dans le ciel,
Et qui te mit au monde, et depuis, tendre mère,
Faisant pour toi deux parts dans cette vie amère,
Toujours a bu l’absinthe et t’a laissé le miel !

Puis ensuite pour moi. — Dis pour toute prière :
— Seigneur, Seigneur mon Dieu, vous êtes notre père ;
Grâce, vous êtes bon ! grâce, vous êtes grand ! —
Laisse aller ta parole où ton âme l’envoie :
Ne t’inquiète pas, toute chose a sa voie,
Ne t’inquiète pas du chemin qu’elle prend !

Il n’est rien ici-bas qui ne trouve sa pente ;
Le fleuve jusqu’aux mers dans les plaines serpente ;
L’abeille sait la fleur qui recèle le miel.
Toute aile vers son but incessamment retombe,
L’aigle vole au soleil, le vautour à la tombe,
L’hirondelle au printemps et la prière au ciel !

Lorsque pour moi vers Dieu ta voix s’est envolée,
Je suis comme l’esclave, assis dans la vallée,
Qui dépose sa charge aux bornes du chemin ;
Je me sens plus léger ; car ce fardeau de peine,
De fautes et d’erreurs qu’en gémissant je traîne,
Ta prière en chantant l’emporte dans sa main !

Jésus-Christ comparé aux autres fondateurs de religions

Le premier et incomparable caractère du christianisme, c’est l’étendue, pour mieux dire, l’immensité de son ambition morale. On a souvent mis l’œuvre morale chrétienne en regard de celle des grands hommes qui ont aussi tenté de déterminer les lois morales de la vie humaine et d’assurer leur empire ; on a comparé Jésus-Christ à Confucius, à Zoroastre, à Socrate, à Çakia-Mouni, à Mahomet. La comparaison est singulièrement inintelligente et superficielle.

Les plus sages, les plus illustres, les plus puissants des réformateurs moralistes n’ont entrepris et accompli que des œuvres très limitées et très incomplètes ; tantôt ils se sont seulement appliqués à mettre en lumière les principes rationnels de la morale ; tantôt ils ont donné à leurs seuls disciples des règles de conduite conformes à leurs principes rationnels ; ils ont enseigné une doctrine ou établi une discipline ; ils ont fondé des écoles ou des sectes. L’œuvre chrétienne a été tout autre. Jésus-Christ n’est pas un philosophe qui discute avec ses disciples et qui les instruise dans la science morale, ni un chef qui groupe autour de lui un certain nombre d’adeptes en les soumettant à certaines règles spéciales qui les distinguent, les séparent même de la masse des hommes ; Jésus-Christ n’expose pas une doctrine ; il n’institue pas une discipline et n’organise pas une société particulière ; il va droit au fond de l’âme humaine, de toute âme humaine ; il met à découvert le mal moral de l’homme, de tout homme, et il commande avec autorité à ses disciples de le guérir, d’abord en eux-mêmes, puis dans tous les hommes : « Sauvez votre âme, car que servirait-il à un homme de gagner tout le monde s’il perdait son âme ? » — « Allez et instruisez toutes les nations. »

Quel philosophe, quel réformateur a jamais conçu une ambition si vaste, et entrepris de résoudre si complètement, si universellement, le problème moral de la nature et de la destinée humaine ?

Et cette ambition n’a pas été chimérique ; l’œuvre chrétienne a été poursuivie et se poursuit dans le monde avec un progrès souvent traversé, interrompu, altéré, jamais arrêté sans retour. Et pendant les trois premiers siècles de l’entreprise, c’est au nom et avec les seules armes de la foi et de la liberté que l’œuvre chrétienne a commencé à conquérir l’homme et le monde. Et aujourd’hui, après dix-neuf siècles, en dépit des erreurs, des crimes et des maux qui s’y sont mêlés, c’est avec les mêmes armes et avec celles-là seulement, c’est au nom de la foi et de la liberté que, sous le coup de nouvelles et vives attaques, le christianisme reprend, dans l’ordre moral, le même travail et se promet de nouveaux succès.

L’Ange gardien

Oh ! qu’il est beau cet esprit immortel,
Gardien sacré de notre destinée !
Des fleurs d’Éden sa tête est couronnée ;
Il resplendit de l’éclat éternel.
Dès le berceau, sa voix mystérieuse
Des vœux confus d’une âme ambitieuse
Sait réprimer l’impétueuse ardeur,
Et d’âge en âge il nous guide au bonheur.

L’Enfant.

Dans cette vie obscure à mes regards voilée,
Quel destin m’est promis ? à quoi suis-je appelée ?
Avide d’un espoir qu’à peine j’entrevois,
Mon cœur voudrait franchir plus de jours à la fois ?
Si la nuit règne aux cieux, mon ardente insomnie ce cœur inquiet révèle son génie ;
Mes compagnes en vain m’appellent, et ma main
De la main qui l’attend s’éloigne avec dédain

L’Ange.

Crains, jeune enfant, la tristesse sauvage
Dont ton orgueil subit la vaine loi.
Loin de les fuir, cours aux jeux de tort âge ;
Jouis des biens que le ciel fit pour toi •
Aux doux ébats de l’innocente joie
N’oppose plus un front triste et rêveur ;
Sous l’œil de Dieu suis ta riante voie ;
Enfant, crois-moi, je conduis au bonheur.