Tableau des figures
II
Les rhéteurs ont analysé les lois du langage avec autant de soin que celles du raisonnement. Ils distinguent deux sortes de figures : les figures de mots, qu’ils appellent tropes (du mot grec τρԑπω, tourner, parce qu’elles changent la signification des mots), et les figures de pensées, qui, tenant non au signe, mais à la chose signifiée, sont indépendantes des mots.
Les principales figures de mots sont : la métaphore, la métonymie et la synecdoche.
Métaphore. — Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons dit de la métaphore. L’abus de cette figure suppose un jugement faux. L’orateur qui la prodigue ne tarde pas à fatiguer son auditoire, en le forçant à chercher entre les choses des rapports éloignés ou imaginaires. N’oublions pas que la langue de l’éloquence est la langue des affaires, et que, s’adressant au peuple, elle doit être avant tout simple, précise, pratique. L’image, pour être oratoire, ne doit être qu’une forme vivante du raisonnement.
L’allégorie est une métaphore prolongée :
— O Corse, à cheveux plats ! que ta France était belleAu grand soleil de messidor !C’était une cavale indomptable et rebelle.Sans frein d’acier, ni rênes d’or, etc.
Et le poëte poursuit la comparaison jusqu’à ce qu’il ait épuisé les rapports.
La catachrèse supplée à l’insuffisance de la langue, en empruntant des noms à des choses qui en ont, pour les donner à celles qui n’en ont pas. Les enfants, dont l’imagination toujours en éveil saisit partout des rapports, font un grand usage de cette figure. Leur mémoire trouve soudain le mot qui leur manque et leur langue n’est jamais en défaut. Ils disent : le chapeau de la lampe (c’est l’abat-jour), la dent de la bouteille (c’est le tire-bouchon), le nez de l’éléphant (c’est sa trompe).
Le peuple dit : l’âme du soufflet, le roulement du tambour, un coup de vin, un pied de laitue, etc.
La métonymie prend la cause pour l’effet :
Le chypre incendiait les coupes ;
Et leur âme chantait dans les clairons d’airain ;
Ou l’effet pour la cause :
Les canons vomissent la mort ;
Ou le contenant pour le contenu :
Les foudres du Vatican ;
Ou le signe pour la chose signifiée :
On dit d’un gourmand : C’est une belle fourchette ; d’un écrivain : C’est une plume éloquente ;
Ou enfin le nom abstrait pour le nom concret :
— Là, parmi les douceurs d’un tranquille silence,Règne sur le duvet une heureuse indolence.
C’est-à-dire : d’heureux indolents dorment sur le duvet.
— L’ignorance et l’erreur, à ses naissantes pièces.En habit de marquis, en robes de comtesses,Venaient pour diffamer son chef-d’œuvre nouveau,Et secouaient la tête à l’endroit le plus beau.
La synecdoche ou synecdoque prend le genre pour l’espèce : les mortels pour les hommes :
Ou l’espèce pour le genre :
— En son Louvre il les invita ;Quel Louvre ! un vrai charnier.
Elle prend la partie pour le tout :
Regagner ses foyers. Cent lances. Les bleus, c’est-à-dire les républicains. Un village de çent feux ;
Ou le tout pour la partie :
Une chambre commence l’énoncé d’un arrêt par cette formule : La cour, après avoir délibéré… C’est une synecdoche. Elle prend le singulier pour le pluriel :
— Le Français, né malin, forma le vaudeville24 ;
Le nom de la matière pour celui de la chose qui en est faite : Le bronze tonne. L’airain sacré tremble et s’agite (C. Delavigne). L’ivoire pleure dans les temples (Virgile).
Quelquefois, quand on ne veut pas nommer une personne, on la désigne, ou par un trait caractéristique, ou par un nom qui est devenu un type, et alors on fait une antonomase :
Le fléau de Dieu, c’est Attila ; l’aigle de Meaux, c’est Bossuet ; le cygne de Cambrai, c’est Fénelon. Bonaparte, pour les royalistes, c’était l’ogre de Corse. Un libertin est un don Juan, un Lovelace ; un assassin est un Lacenaire ; un critique envieux est un Zoïle ; un hypocrite est un Tartufe ; un juge inique est un Jeffreys, un Laubardemont.
Quand vous dites d’un coquin, c’est un bien honnête homme, ou d’une femme laide, c’est une Vénus, vous faites une antiphrase.
figures grammaticales
On trouve dans les orateurs et dans les poëtes des tours hardis, inattendus, nouveaux, qui renversent l’ordre régulier de la construction grammaticale. Les grammairiens en ont fait des figures pour ne pas être obligés de les appeler des solécismes.
Ces figures sont :
L’ellipse ou omission :
— Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ?
Le pléonasme ou surabondance :
— Tu te tais maintenant et gardes le silence.
Ce pléonasme, qui partout ailleurs serait ridicule, est ici d’un grand effet. Il fait mieux sentir à Cinna sa confusion et son néant.
L’hyperbate ou inversion :
— Celui qui met un frein à la fureur des flotsSait aussi des méchants arrêter les complots.
La syllepse. — C’est la règle turba ruunt appliquée au français.
— Averti qu’un corps ennemi était campé dans un village, à une lieue de nos avant-postes, je partis à la nuit close avec un escadron de chevau-légers. Nous les chargeâmes au petit jour.
— Il fut pris pour un gentilhomme et arrêté ; en effet, il était vêtu comme eux.
— (Tallemant des Réaux.)
L’anacoluthe ou interruption. Vous suspendez brusquement le cours de votre phrase et vous la complétez par une autre qui n’a avec elle d’autre lien que celui de la pensée.
figures de pensées.
Rappelons-nous que ce tableau n’est pas un code, mais un recueil d’analyses curieuses, et n’imitons pas ces poëtes tragiques, copistes malheureux de Corneille et de Racine, qui disaient : Ici je mettrai un songe, là un récit, ailleurs un monologue. Un discours n’est pas un assemblage de figures habilement rapportées. C’est un fruit de l’étude et de l’inspiration. Pénétrez-vous bien de votre sujet ; à mesure que vous vous échaufferez en le développant, les images naîtront d’elles-mêmes. Les images ne sont que les attitudes naturelles que prennent les pensées dans une âme émue.
Les principales figures de pensées, énumérées par les rhéteurs sont :
L’interrogation :
— Pourquoi l’assassiner ? Qu’a-t-il fait ? A quel titre ?Qui te l’a dit ?
Je n’ai pas besoin de faire remarquer quelle vie et quel mouvement cette figure donne à la pensée.
La subjection. — Moyen habile employé fréquemment par les orateurs pour animer le raisonnement, en lui donnant la forme du dialogue. On suppose une objection adressée par un interrupteur, et on répond pour lui. Cette image est familière dans la conversation. On dit à chaque instant : Je sais bien que vous allez m’objecter… vous allez me dire… mais je vous répondrai… J’ai déjà emprunté à Mirabeau un bel exemple de subjection :
« Avons-nous un plan à substituer à celui qu’on nous propose ? Oui ! a crié quelqu’un dans l’assemblée. Je conjure celui qui répond oui de considérer, etc. » Vous trouverez à chaque pas dans Démosthène des tours semblables.
L’apostrophe. — Vous semblez tout à coup abandonner votre sujet pour interpeller une personne ou une chose dont votre imagination est pleine.
Lally-Tolendal, plaidant la réhabilitation de son père, interrompt le récit de
l’injuste condamnation du vieillard pour s’écrier : « Hommes justes, fils
religieux et soumis, c’est vous que j’invoque. Telle est la faible annonce de
l’horrible tragédie▶ que je vais développer à vos yeux. Voilà ce père opprimé dont la
cause doit être plaidée par vous. Voilà la première victime sur laquelle j’appelle vos
regards et votre intérêt. »
L’exclamation. — Quand la pitié, la haine, la colère, le mépris, la douleur remplissent l’âme de l’orateur, ces sentiments débordent en cris passionnés, en interpellations violentes.
— « O mort tant désirée, que ne viens-tu ! O jeune homme ! brûle-moi tout à l’heure comme je brûlai le fils de Jupiter. O terre ! ô terre ! reçois un mourant qui ne peut plus se relever. » (Télémaque.)
La prosopopée est la plus poétique des images oratoires. Elle évoque
les morts du tombeau ; elle donne une âme et une voix aux choses inanimées ; elle
personnifie les êtres abstraits. Antoine, dans Shakspeare, fait parler les plaies de
César ; Corneille, dans le Cid, le sang du Comte ; Socrate, dans le
Criton, entend les Lois qui lui ordonnent de subir, sans se
plaindre, son injuste condamnation. Une prosopopée classique est celle de Rousseau, dans
son Discours sur les arts et les lettres : « O Fabricius ! qu’eût pensé votre
grande âme, si, pour votre malheur, rappelé à la vie, etc. »
Une troupe d’amateurs jouait autrefois
à Rouen la Mort d’Abel, ◀tragédie en cinq actes. Le fils d’un notable demande à en
faire partie. Mais tous les rôles étant distribués, on lui donna pour personnage le Sang d’Abel. On l’enveloppa d’un portemanteau rouge cramoisi, on le
roula sur la scène, et il criait : « Vengeance ! vengeance ! »
— C’était
une prosopopée en action.
L’obsécration :
chimène.
— Sire, sire, justice !
d. diègue.
Ah ! sire, écoutez-nous !
chimène.
Je me jette à vos pieds.
d. diègue.
J’embrasse vos genoux.
chimène.
Je demande justice.
d. diégue.
Écoutez ma défense.
L’imprécation. — « Malheur à qui ne
souhaite pas au premier ministre des finances tous les succès dont la France a un
besoin si éminent ! Malheur à qui pourrait mettre des opinions ou des préjugés en
balance avec la patrie ! Malheur à qui n’abjurerait pas toute rancune, toute méfiance,
toute haine sur l’autel public ! Malheur à qui ne seconderait pas de toute son
influence les propositions et les projets de l’homme que la nation elle-même semble
avoir appelé à la dictature ! »— (Contribution du quart. Deuxième
discours de Mirabeau.)
L’hypotypose est une peinture.
Un malheureux avait pénétré la nuit dans la chambre d’une pauvre vieille et l’avait
étranglée pour avoir ses nippes. On fait une enquête et, sur quelques indices
révélateurs, le vrai coupable est arrêté. Il proteste de son innocence, et à toutes les
questions qu’on lui adresse, répond
invariablement :
« Non, je ne suis pas coupable. »
Pas de témoins du crime, pas de
complices, des charges légères : une présomption morale seulement.
Convaincu de la culpabilité du prévenu, l’avocat général entreprend de lui arracher la
vérité, et en pleine audience : — « Malheureux ! s’écrie-t-il, vous avez cru que
votre crime resterait enseveli dans l’ombre et que Dieu seul serait témoin de ce qui
s’est passé entre votre victime et vous. Vous avez cru pouvoir tromper la justice par
votre silence et vos dénégations. Eh bien ! puisque vous vous obstinez à ne pas
vouloir révéler ce que vous avez fait, je vais vous le dire, moi. A une heure du
matin, vous êtes descendu sans bruit de votre mansarde ; vous avez pénétré à l’aide
d’une fausse clef dans la chambre de votre victime ; vous vous êtes approché doucement
du lit où dormait la pauvre femme ; vous vous êtes penché sur elle pour vous assurer
de son sommeil ; vous êtes allé
ensuite à la fenêtre ; vous
avez pris un foulard qu’elle y avait pendu… »
Et il continue, dardant son
regard sur l’accusé, accompagnant d’un geste terrible chaque détail de son récit
imaginaire. Arrivé à la scène du meurtre, il peint l’agonie de la vieille, sa lutte
suprême contre la mort, les derniers efforts de l’assassin. Il voit la figure du
coupable, qui n’exprimait d’abord qu’une stupeur inquiète, s’assombrir à chaque trait du
tableau. Sûr désormais de tenir la vérité, il force à dessein ses couleurs, il sent
qu’il triomphe, que la conscience de l’homme s’émeut, que la vérité va sortir de sa
bouche.
Et, en effet, atterré, vaincu, plus encore par le remords que par l’éloquence de
l’accusateur, le misérable pousse un cri et s’affaisse sur la sellette : « Assez,
assez, qu’on m’emmène ! je suis coupable ! »
Il y a peu d’hommes auxquels la nature ait accordé ce don de peindre : mais les rares élus qui le possèdent sont ou de grands poëtes ou de grands orateurs, et quelquefois l’un et l’autre.
L’ironie est une figure qu’il n’est pas besoin de définir à des Français. Il y a l’ironie douce et bienveillante, celle qui blesse en effleurant, plus pour guérir que pour blesser ; c’est l’ironie de Socrate, c’est la piqûre de l’abeille attique.
Il y a l’ironie plaisante, à l’air paterne et bénin, qui joue avec sa victime et la tue innocemment par le ridicule ; on l’appelle quelquefois persiflage :
— De ce bourbier vos pas seront tirés,Dit Pompignan, votre dur cas me touche.Tenez, prenez mes cantiques sacrés,Sacrés ils sont, car personne n’y touche :Avec le temps un jour vous les vendrez.
Il y a l’ironie perfide qui embrasse pour étouffer :
— Alidor, dit un fourbe, il est de mes amis.Je l’ai connu laquais avant qu’il fût commis.C’est un homme d’honneur, de piété profonde,Et qui veut rendre à Dieu ce qu’il a pris au monde.
Enfin, il y a l’ironie amère, dernière expression de la rage ou du désespoir, qui tour à tour est un blasphème, une injure ou imprécation :
— Grâce aux dieux, mon malheur passe mon espérance.Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance.Eh bien ! je meurs content et mon sort est rempli.— Poursuis, Néron ; avec de tels ministres,Par des faits glorieux, tu te vas signaler ;Poursuis ! Tu n’as fait ce pas pour reculer.
« L’hyperbole ou exagération exprime au-delà de la vérité pour ramener l’esprit à la mieux connaître. » (La Bruyère.)
On dit des montagnes d’or, des ruisseaux de larmes, cent coups de bâton, un déluge de paroles.
Polyphème, dans Virgile, s’avance en pleine mer, et le flot mouille à peine sa ceinture. — Hyperbole employée à dessein par le poëte pour nous donner une idée de la taille démesurée du géant.
Les Gascons d’autrefois passaient pour abuser de cette figure. L’un d’eux se prend un jour de querelle avec un passant : — Je te donnerai, maraud, un si grand coup de poing, que je t’enfoncerai la moitié du corps dans le mur, et ne te laisserai que le bras droit de libre pour me saluer.
La litote ou atténuation.
Tantôt on affaiblit à dessein l’expression pour donner plus de force à l’idée. Ainsi on dit d’un homme intelligent qu’il n’est pas sot, d’un brave qu’il ne manque pas de courage, d’un importun qu’il n’est pas gai, d’un rustre qu’il n’est pas aimable.
Tantôt on enveloppe sa pensée d’une sorte de voile transparent, destiné à déguiser ce qu’elle peut avoir de rude ou de blessant. Ces euphémismes abondent dans la langue des Athéniens : ils sont très-fréquents aussi dans la nôtre, parce que nous sommes comme eux un peuple sociable. Nous appelons un scandale, une légèreté ; une friponnerie, un acte peu délicat ; une calomnie, un manque de charité. Un homme qui a échappé à une maladie mortelle a été indisposé, et, dans quelques provinces du Midi, il a été seulement un peu fatigué. Le peuple dit d’un homme qui sort du bagne qu’il a eu des malheurs.
La tendresse excelle à couvrir, sous des formes adoucies les imperfections de l’objet aimé :
— La géante paraît une déesse aux yeux ;La naine, un abrégé des merveilles des cieux ;L’orgueilleuse a le cœur digne d’une couronne ;La fourbe a de l’esprit ; la sotte est toute bonne ;La trop grande parleuse est d’agréable humeur ;Et la muette garde une honnête pudeur,
La périphrase fait le tour de la pensée au lieu de l’aborder franchement. On l’emploie ou pour éviter un mot que l’on craint d’employer, ou pour donner de l’élégance et de l’ampleur au discours :
— Tels que des fils d’Io, l’un à l’autre attachés,Sont portés dans un char aux plus voisins marchés.
Ces fils d’Io, en vile prose, sont tout bonnement des veaux.
J’estime plus ces honnêtes enfants,Qui de Savoie arrivent tous les ans,Et dont la main légèrement essuieCes longs canaux engorgés par la suie,Que le métier de ces obscurs Frérons.
C’est-à-dire : Je fais plus de cas d’un ramoneur que d’un libelliste.
L’antithèse. — Tous les développements naissent des similitudes ou des contrastes. L’antithèse est le rapprochement de deux idées opposées. Toujours les poëtes opposeront le jour à la nuit, l’aurore au déclin, le berceau à la tombe, la force à la faiblesse, le grand au petit, le bien au mal, l’effet à la cause, etc.
Quelquefois l’antithèse jaillit du choc de deux mots :
— Et la Grèce domptée a dompté son vainqueur.— Pour réparer des ans l’irréparable outrage.
Quelquefois elle rapproche violemment deux expressions étonnées de se trouver ensemble, et les fond, pour ainsi dire, en une seule. Elle dit : Une heureuse faute, un pieux mensonge, une défaite triomphante. Les grammairiens appellent cette figure alliance de mots. C’est un mariage forcé.
La comparaison. — Le poëte, qui veut surtout peindre, fait de ses comparaisons des tableaux. L’orateur, qui veut surtout persuader, n’emploie cette figure que pour rendre ses démonstrations plus sensibles. Souvent, comme Socrate, il emprunte ses rapprochements aux arts, aux métiers, aux détails familiers de la vie. Souvent aussi sa comparaison est un rapport brièvement exprimé, qui jette sur sa pensée comme une lueur soudaine :
« Une nation en révolution est comme l’airain qui bout et se régénère dans le creuset. La statue de la Liberté n’est pas fondue : le métal bouillonne, et si vous n’en surveillez le fourneau, vous serez tous brûlés. » (Vergniaud.)
« Mithridate était, dans les adversités, comme un lion qui regarde ses blessures. » (Montesquieu.)
L’allusion. — On effleure en passant le souvenir d’une idée, soit qu’on craigne d’y insister, soit qu’on veuille donner à penser à ceux qui nous écoutent :
— Cependant Claudius penchait sur son déclin…Il murut. oMille bruits en courent à ma honte.
Agrippine ne peut pas donner à entendre plus clairement à son fils qu’elle a hâté les derniers moments de Claude pour lui assurer le pouvoir.
« Et où avons-nous intrigué ? Dans les sections ? Nous y a-t-on vus exciter les passions du peuple par des discours bien féroces et des motions bien incendiaires ; le flatter pour usurper sa faveur, et le précipiter dans un abîme de misères, en le poussant à des excès destructeurs du commerce, des arts et de l’industrie ? » (Vergniaud.)
Allusion à Robespierre et à son parti.
La gradation. — « Si empoisonner un
citoyen romain est un crime, si le battre de verges est un attentat, si le faire
mourir est presque un parricide, que sera-ce de le mettre en croix ? » (Cicéron.)
J’ai profané leur temple et brisé leurs autels,Je le ferais encore si j’avais à le faire,Même aux yeux de Félix, même aux yeux de Sévère,Même aux yeux du Sénat, aux yeux de l’Empereur.
La prolepse ou antéoccupation. — Si l’orateur a bien étudié sa cause, il prévient les moyens dont usera son adversaire et le désarme en les réfutant d’avance.
— Et vous, ses amis, on est assez curieux de voir comment vous vous y prendrez pour l’excuser. Sera-ce sur sa jeunesse ? il a quarante ans passés ; sur son ignorance ? il se dit le Du Cange du siècle ; sur la frivolité de son état ? il est conseiller de grand’chambre ; sur la considération due à sa place ? il l’a dégradée publiquement. (Beaumarchais, Mémoires)
La suspension. — On laisse attendre un instant à l’auditeur les conséquences des prémisses qu’on a posées : on les lui donne même à deviner, et on le surprend par l’inattendu de la réponse.
— Combien de fois a-t-elle remercié Dieu humblement de deux grandes grâces : l’une de l’avoir faite chrétienne ; l’autre… messieurs, qu’attendez-vous ? peut-être d’avoir rétabli les affaires du roi son fils ? non, c’est de l’avoir faite reine malheureuse ! (Bossuet, Oraison funèbre de la reine d’Angleterre.)
Un jour, dans le sacré vallon,Un serpent mordit Jean Fréron.Que croyez-vous qu’il arriva ?…Ce fut le serpent qui creva.
La prétérition. — Autre moyen de sou tenir l’attention. On feint, pour ne pas fatiguer son public, de passer sur des choses qu’on a bien soin de lui dire. — Je ne vous peindrai pas… Vous dirai-je ?.. A quoi bon vous dépeindre…
La réticence. — Brusque suspension du discours qui laisse à entendre ce que l’on veut dire et plus même qu’on ne veut dire.
Un exemple de cette figure est le fameux quos ego ! de Virgile, qui correspond au français : Ah ! si je vous !…
La communication ou permission. — On feint d’entrer dans la passion de ceux qu’on veut ramener, et on se laisse glisser avec eux sur la pente de leur erreur jusqu’au bord d’un abîme qu’on leur montre tout à coup.
« Deux siècles de déprédations et de brigandages ont creusé le gouffre où le royaume est près de s’engloutir. Il faut le combler ce gouffre effroyable. Eh bien ! voici la liste des propriétaires français. Choisissez parmi les plus riches, afin de sacrifier moins de citoyens. Mais choisissez ; car ne faut-il pas qu’un petit nombre périsse pour sauver la masse du peuple ? Allons, ces deux mille notables possèdent de quoi combler le déficit. Ramenez l’ordre dans vos finances, la paix et la prospérité dans le royaume. Frappez, immolez sans pitié ces tristes victimes, précipitez-les dans l’abîme : il va se refermer… Vous reculez d’horreur… hommes inconséquents ! hommes pusillanimes ! (Mirabeau, troisième Discours sur la contribution du quart.)
Quelques rhéteurs entendent par communication un tour oratoire par lequel on s’identifie avec son client. Des avocats font un étrange emploi de cette figure. — On nous accuse, disent-ils, d’avoir assassiné notre père…
Quand avons-nous manqué d’aboyer un larron ?
dit l’avocat du chien Citron dans les Plaideurs.
La dubitation :
Où suis-je ? qu’ai-je fait ? que dois-je faire encore ?
Dis, Valère, dis-nous, si tu veux qu’il périsse,Où tu penses choisir un lieu pour son supplice :Sera-ce entre ces murs que mille et mille voixFont retentir encor du bruit de ses exploits ?Sera-ce hors des murs, au milieu de ces placesQu’on voit fumer encor du sang des Curiaces ?Entre leurs trois tombeaux, et dans ce champ d’honneurTémoin de sa vaillance et de notre bonheur ?
La correction. — L’orateur fait semblant de revenir sur ce qu’il a dit pour l’affirmer plus énergiquement.
« Rougir d’un ami malheureux, c’est une faiblesse ; je me trompe, c’est une trahison ; je me trompe, c’est une lâcheté. »
La licence. — C’est un air de liberté et de feinte rudesse que l’on prend pour faire passer un éloge qui, sans cela, pourrait paraître fade. Quand Boileau dit à Louis XIV :
Grand roi, cesse de vaincre, ou je cesse d’écrire,
ne croirait-on pas que c’est un reproche qu’il lui adresse ?
On disait d’un plat courtisan qui cachait son jeu sous les brusques dehors d’un Alceste, que sa manière de louer pouvait se résumer ainsi : — Sire, je m’expose au malheur de vous déplaire ; mais dussé-je me perdre à vos yeux, la vérité me force à vous déclarer hautement que vous êtes le premier prince du monde.
La concession. — On accorde à son adversaire les points qui ne sont pas discutés, pour avoir le droit de lui refuser celui qui est en question :
Qu’on vante en lui la foi, l’honneur, la probité ;Qu’on prise sa candeur et sa civilité ;Qu’il soit doux, complaisant, officieux, sincère,On le veut, j’y souscris, et suis prêt à me taire,Mais que pour un modèle on montre ses écrits !…
Boileau accorde à Chapelain les qualités que tout le monde lui reconnaît, mais il lui refuse la faculté poétique, — et c’est justement là l’objet de la discussion.
Observation. — Il y a une figure très-brillante, très-usitée chez les orateurs et surtout chez les poëtes, dont je ne trouve mention nulle part dans les rhétoriques :
Elle consiste dans le rapprochement d’une idée abstraite et d’une idée concrète.
Les exemples abondent :
— « Le vieillard reste inébranlable dans son palais et dans sa résolution. » (Virgile.)
Debout dans sa montagne et dans sa volonté.
— « Déjà Pallas apprête son casque, son char, son égide et sa fureur. » (Horace.)
Sur sa croupe indomptée, avec un cri terrible,Il s’élance, il saisit sa chevelure horrible,L’entraîne, et quand sa bouche, ouverte avec effort,Crie, il y plonge ensemble et la flamme et la mort.
— « Versez des larmes avec des prières. »
Monument, deux fois impérissable,Fait de gloire et d’airain.
Dans l’azur sans limite où la terre se noie,Guettant les cœurs humains comme l’autour sa proie,Il flotte implacable et serein.La plume au vent bercée, il erre à l’aventure,Épuisant au hasard sur toute créatureSa rage et son carquois d’airain.
J’ai cru devoir donner ici une place à cette figure, en attendant que les rhéteurs lui donnent un nom.
FIN.