(1867) Rhétorique nouvelle « Tableau des arguments » pp. 306-
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(1867) Rhétorique nouvelle « Tableau des arguments » pp. 306-

Tableau des arguments

I

La forme principale du raisonnement, celle dont toutes les autres dérivent, c’est le syllogisme.

Faire un syllogisme, c’est affirmer l’existence d’un rapport entre deux termes, au moyen d’un troisième.

Vous voulez savoir si deux surfaces sont d’égale longueur, vous prenez une règle et vous l’appliquez sur chacune d’elles. Cette règle, c’est le moyen terme.

Le syllogisme repose sur cet axiome de géométrie : Deux quantités égales à une troisième sont égales entre elles.

Prenons cet exemple banal qui traîne dans tous les traités :

Il faut aimer ce qui nous rend heureux,
Or la Vertu nous rend heureux,
Donc il faut aimer la Vertu.

Aimer… vertu… sont les deux termes dont vous cherchez le rapport : heureux est le troisième terme au moyen duquel vous l’affirmez.

Tout syllogisme complet renferme trois propositions. La première se nomme majeure, la seconde mineure, la troisième conclusion.

Il y a dans cet enchaînement logique de trois propositions quelque chose de régulier qui satisfait l’esprit. Mais il faut se garder de conclure de là que toute vérité présentée sous la forme du syllogisme soit par le fait même suffisamment démontrée. Pour que la conclusion fût rigoureuse, il faudrait qu’elle dérivât de principes évidents par eux-mêmes. Mais presque toujours les prémisses sont discutables et auraient besoin elles-mêmes d’être appuyées sur d’autres prémisses.

Les syllogismes en forme, comme celui dont vous venez de voir un exemple, étaient bien placés dans ces soutenances de la Sorbonne, où les terribles logiciens du moyen âge retroussaient leurs manches, en disant : Argumentabor. Mais cette même symétrie, qui sied à la discussion savante, répugne à la fougue de l’éloquence.

L’orateur, emporté par son imagination, supprime le troisième terme et laisse à l’auditeur le soin de le suppléer. Au lieu de dire dogmatiquement :

Il faut aimer ce qui nous rend heureux,
Or la Vertu, etc.

Il dit :

La Vertu nous rend heureux,
Il faut aimer la Vertu.

Réduit à ces deux propositions, le syllogisme s’appelle enthymème. L’enthymème est la vraie forme oratoire du raisonnement.

Dans son discours sur l’indemnité des émigrés (21 février 1825), le général Foy commence ainsi :

« Le droit et la force se disputent le monde : le droit, qui institue et conserve les sociétés ; la force, qui subjugue et pressure les nations. On nous propose un projet de loi qui a pour objet de verser l’argent de la France dans les mains des émigrés. Les émigrés ont-ils vaincu ? Non. Combien sont-ils ? Deux contre un dans cette Chambre ; un sur mille dans la nation. Ce n’est donc pas la force, c’est le droit qu’ils peuvent invoquer. » — L’orateur prouve ensuite que les émigrés n’ont pas plus le droit pour eux que la force, et sa démonstration est complète.

Un discours n’est qu’une longue suite d’enthymèmes.

Souvent, l’orateur, pareil à un stratégiste prudent, qui assure sa marche en pays ennemi, ne hasarde une proposition qu’en l’appuyant de ses preuves. Si la majeure ou la mineure lui paraît devoir laisser des doutes dans l’esprit, il la rend évidente par une démonstration. Les prémisses, ainsi développées, pèsent de tout leur poids sur la conclusion. Cette forme de syllogisme s’appelle épichérème.

— « Un scélérat capable de tout, un assassin avéré, un sicaire à gages, un homme de ce caractère peut-il être tué impunément ? » — Voilà la proposition.

— « Que signifient donc ces escortes avec lesquelles nous marchons, ces épées, ces armes que nous portons ? » — C’est la preuve.

— « Certainement les lois ne toléreraient pas un semblable appareil de défense, si elles ne nous permettaient jamais de nous en servir. » — C’est la conséquence. » (Cicéron, Milonienne.)

Le sorite (monceau, amas de preuves) est un épichérème qui étend et développe le moyen terme, jusqu’à ce que ses rapports avec les deux extrêmes soient surabondamment démontrés.

Mirabeau, dans son troisième discours sur la contribution du quart, appuie le projet de Necker, le ministre des finances. Il en recommande l’adoption immédiate. Voici la substance de son raisonnement : — Nous perdons un temps précieux à discuter le plan de M. Necker. Or tout autre projet, même excellent, serait pernicieux, parce que le temps presse et que la question est urgente. Donc… — 

Écoutez le développement : « Avons-nous un plan à substituer à celui que M. Necker nous propose ? Oui ! a crié quelqu’un dans l’assemblée. Je conjure celui qui répond oui de considérer que son plan n’est pas connu, qu’il faut du temps pour le développer, l’examiner, le démontrer ; que, fut-il immédiatement soumis à notre délibération, son auteur a pu se tromper ; que, fût-il exempt de toute erreur, on peut croire qu’il s’est trompé ; que, quand tout le monde a tort, tout le monde a raison ; qu’il se pourrait donc que l’auteur de cet autre projet, même en ayant raison, eût tort contre tout le monde, puisque sans l’assentiment de l’opinion publique, le plus grand talent ne saurait triompher des circonstances. » —

Le dilemme divise les moyens de l’adversaire en propositions contradictoires et le tient enfermé dans la conclusion, comme en une impasse. L’exemple cité plus haut revient à un dilemme : — Ou vous avez de meilleurs plans à proposer, et il est trop tard ; ou vous n’en avez pas, et il faut adopter celui qu’on vous présente. — 

Le dilemme est une suite d’enthymèmes présentés sous une forme vive et pressante.

L’exemple est un enthymème, où la majeure s’appuie, non sur une raison abstraite, mais sur l’autorité d’un fait, comme l’opinion d’un grand homme ou d’un jurisconsulte ancien, les institutions, les monuments, les actes des ancêtres. Cet argument est très-fort, parce que les hommes sont toujours disposés à accepter, comme règle de conduite, les leçons du passé. Quelques orateurs parlementaires en usent jusqu’à l’excès. Il en est dont les discours ne sont que des citations. Ils écrasent leurs auditeurs sous des liasses de documents et croient avoir été éloquents, parce qu’ils ont prouvé longuement que d’autres pensaient comme eux. Cet étalage de lecture, ce faste d’érudition ne convient pas à l’éloquence. Une tribune n’est pas une chaire d’histoire.

Mettre un adversaire en contradiction avec lui-même, en retournant contre lui ses propres actes et ses propres paroles, est un moyen très-habile et très-employé, qu’on appelle argument personnel, ou argument ad hominem. J’en ai donné, en parlant du discours de Cicéron pour Ligarius, le plus bel exemple que l’histoire de l’éloquence nous ait transmis. J’ai dit que ce moyen est habile, j’ajoute qu’il est souvent perfide, parce qu’il peut se faire qu’un orateur ait eu raison autrefois de penser d’une manière et qu’il ait raison de penser aujourd’hui différemment. J’ajoute encore qu’il est dangereux, parce qu’il peut tourner à la confusion de celui qui l’emploie. On reprochait à un illustre orateur du parti démocratique d’avoir chanté en vers la monarchie : — J’avais treize ans ! répondit le poëte. De grandes acclamations couvrirent la voix de son contradicteur.

Lieux communs

Nous savons ce que les rhéteurs entendaient par lieux communs. Ils en distinguaient deux sortes : les lieux intrinsèques, c’est-à-dire tirés de la cause elle-même, et les lieux extrinsèques, ou tirés des conséquences extérieures de la cause. Parlons d’abord des premiers.

Définition. — La définition oratoire n’est ni exacte ni complète comme la définition scientifique. Parmi tous les traits caractéristiques de la chose qu’il veut décrire, l’orateur choisit ceux qui produiront sur l’esprit une impression favorable à sa cause, et laisse les autres dans une ombre savante.

Mirabeau, accusé de trahison par ses ennemis, se défend en ces termes : « — Celui qui a la conscience d’avoir bien mérité de son pays, et surtout de lui être encore utile ; celui que ne rassasie pas une vaine popularité, et qui dédaigne les succès d’un jour pour la véritable gloire ; celui qui veut dire la vérité, qui veut faire le bien public, indépendamment des mobiles mouvements de l’opinion populaire ; cet homme porte avec lui la récompense de ses services, le charme de ses peines et le prix de ses dangers ; il ne doit attendre sa moisson, sa destinée, la seule qui l’intéresse, la destinée de son nom, que du temps, ce juge incorruptible, qui fait justice à tous. » — (Du droit de paix et de guerre. 2e Discours.)

Est-ce là la définition de l’orateur en général ? Non ; mais de l’orateur incorruptible, de celui que Mirabeau veut défendre en sa personne.

Enumération des parties. — C’est l’art de développer un argument, c’est-à-dire de déduire d’une idée générale toutes les idées particulières qui y sont renfermées. L’énumération n’est pas seulement une preuve amplifiée, c’est la source la plus féconde des ornements oratoires.

Rousseau nous en donne un exemple brillant dans son discours sur l’influence des lettres et des arts :

— « Aujourd’hui que des recherches plus subtiles et un goût plus fin ont réduit l’art de plaire en principes, il règne dans nos mœurs une vile et trompeuse uniformité, et tous les esprits semblent avoir été jetés dans un même moule. » — Voilà l’idée générale.

Voici l’énumération des parties : — « Sans cesse la politesse exige, la bienséance ordonne ; sans cesse on suit des usages, jamais son propre génie : on n’ose plus paraître ce qu’on est ; et dans cette contrainte perpétuelle, les hommes qui forment ce troupeau qu’on appelle société, placés dans les mêmes circonstances, feront tous les mêmes choses, si des motifs plus puissants ne les en détournent. » —

Les circonstances. — L’orateur, soit qu’il veuille affirmer, soit qu’il veuille nier un fait, s’appuie sur les circonstances au milieu desquelles il s’est produit. De là une foule de preuves que les rhéteurs ont résumées en ce vers bien connu :

Quis, quid, ubi, quibus auxiliis, cur, quomodo ; quando.

Quis. — Voilà un homme connu pour sa probité, pour la douceur de son caractère. Vingt témoignages attestent qu’il est le meilleur et le plus inoffensif des hommes.

Quid. — Or, on l’accuse d’avoir assassiné son voisin.

Ubi. — Il l’aurait frappé dans sa maison.

Quando.— En plein jour.

Quomodo. — Quibus auxiliis. — Je demande, à supposer qu’il ait eu seulement la pensée de ce crime, comment il a pu l’accomplir. Peut-on prouver qu’il l’ait médité ? Avait-il des intelligences dans la maison de la victime ? Quand on l’a arrêté, lui a-t-on trouvé des armes ? Lui connait-on des complices ? Comment les domestiques ne l’ont-ils vu ni entrer ni sortir ? Comment n’ont-ils rien entendu ?

Cur. — Mais admettons que toutes ces circonstances soient aussi contraires à l’accusé qu’elles lui sont favorables, et que le hasard ait pris autant de soin à le charger, qu’il en a mis à le disculper, il resterait encore à démontrer qu’il avait quelque intérêt à commettre un acte si détestable. Ici l’avocat développe l’axiome de droit : Is fecit cui prodest. Il prouve ensuite que son client était l’ami de la victime, qu’il n’avait jamais eu avec lui ni querelle, ni rivalité, ni procès ; qu’il était riche, influent, désintéressé ; et que par conséquent il n’a pu céder à aucun motif de haine ou de cupidité.

Remarquez qu’entre toutes ces preuves, les unes morales, les autres matérielles, ces dernières sont les plus fortes, et surtout celles qui se rattachent au temps où l’acte s’est passé. Ainsi, dans l’exemple que nous avons donné, si l’avocat peut prouver que son client était absent au moment du meurtre, qu’il était malade, qu’il était chez un ami, ou en voyage, il a cause gagnée. C’est ce qu’on appelle établir un alibi.

Je n’insisterai pas sur les autres genres de preuves : je me contenterai de les énumérer.

Le genre et l’espèce. — Vous prouvez que ce qui est vrai du genre l’est aussi de l’espèce, et réciproquement. Exemple : — Il faut aimer l’humanité, à plus forte raison sa patrie, à plus forte raison sa famille. Autre exemple : — Si le parjure est un crime, le mensonge est répréhensible. —

La comparaison. — Vous établissez des rapports entre deux idées, et de ces rapports vous concluez soit du plus au moins, soit du moins au plus, soit d’égal à égal.

Les contraires. — Accusez-vous un juge prévaricateur, vous faites l’éloge du magistrat intègre. Critiquez-vous les vices de la civilisation, vous chantez les vertus des âges primitifs. Voyez dans Rousseau (Discours sur l’influence des lettres et des arts) le passage qui commence par ces mots : — Opposons à ce tableau celui des mœurs du petit nombre de peuples, etc.

Les choses qui répugnent entre elles. (Voir l’article Circonstances.) — Il est honnête homme, il est riche, il est désintéressé, il n’a pas de complices, donc…

Les antécédents et les conséquents. (Voir le même article.) — Quels étaient les rapports de l’accusé avec la victime avant le meurtre ? Ceux d’un ami ou ceux d’un ennemi ? Quelle a été sa contenance après ? Celle d’un coupable ou celle d’un innocent ?

La cause et l’effet. — Cet homme a donné asile à un proscrit ; il a réussi à le faire échapper. Il a transgressé la loi, je le reconnais ; lui-même l’avoue. Mais quel sentiment l’a poussé à cet acte hardi ? Le plus noble, le plus généreux de tous les sentiments, l’amitié. Et quelle a été la conséquence de son dévouement ? Il a épargné aux proscripteurs un meurtre inutile, et peut-être un remords.

Lieux extrinsèques. — Les lieux extrinsèques sont pris, comme nous l’avons dit, en dehors de la cause. Ce sont les lois, les titres, les promesses, les serments, les informations, l’opinion des jurisconsultes, les arrêts des cours souveraines, les dépositions des témoins.

Les anciens en comptaient d’autres, qui ne sont plus dans nos mœurs : les oracles, les augures, les prodiges, les livres sibyllins, les réponses des prêtres, des aruspices, des devins, etc.

Un moyen de droit heureusement aboli, c’est la torture, cette institution barbare, dont la séquestration de l’accusé est aujourd’hui le dernier vestige.