(1867) Rhétorique nouvelle « Troisième partie. la rhétorique » pp. 194-
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(1867) Rhétorique nouvelle « Troisième partie. la rhétorique » pp. 194-

Troisième partie

la rhétorique

I

les sophistes

Tandis que l’éloquence, comme un arbre vigoureux, se développait spontanément sous le ciel libre de la Grèce, des philosophes en recherchaient les lois et essayaient de la réduire en art. Voici à peu près comment ils raisonnaient : — Toutes les idées nous viennent des sens, c’est-à-dire du monde extérieur. Mais du monde, nous ne percevons que les phénomènes, et nos jugements ne sont que l’affirmation des rapports qui existent entre eux. Or ces rapports sont multiples, changeants et passagers comme la matière elle-même qui est dans un écoulement perpétuel. Donc rien de permanent autour de nous, mais aussi rien de permanent en nous. Non-seulement les choses se déplacent sans cesse, mais encore le point de vue d’où nous les envisageons. Chaque instant qui passe modifie et l’observateur et les objets observés et les rapports entre ces objets. Le rapport que j’ai saisi n’existe plus au moment où je veux l’exprimer, et, quand je l’exprime, j’ai déjà cessé d’être celui que j’étais quand je l’ai saisi. Un homme qui est en bateau voit marcher le rivage et les arbres ; un homme qui est sur le rivage voit marcher le bateau. Lequel des deux se trompe ? Aucun. Le mouvement n’est réel que dans l’impression des observateurs : changez leurs rôles, vous changez l’impression. Il résulte de là qu’il est impossible d’asseoir sur rien un jugement solide, que l’homme est la mesure de toutes choses, qu’il n’y a pas plus de passage et de relations possibles de l’être au connaître que d’analogie et de représentation possibles de la pensée à la parole ; en un mot, que tout est vrai et que tout est faux.

Des rhéteurs, venus pour la plupart de la Sicile, appliquèrent à l’éloquence ces beaux principes, et voici comment ils parlèrent aux Athéniens : — Vous avez regardé jusqu’ici l’éloquence comme l’art de persuader ce qui est juste et utile, et vous avez eu tort. Car comment distinguerez-vous ce qui est juste et utile d’avec ce qui ne l’est pas, s’il n’y a rien de vrai et si les choses ne sont que ce qu’elles nous paraissent ? L’éloquence n’intéresse donc en rien ceux à qui elle s’adresse, mais seulement ceux qui l’enseignent et surtout ceux qui l’exercent. En effet, elle peut les enrichir et leur donner du crédit. C’est là son but et son utilité. Il faut donc étudier l’éloquence, non pas pour éclairer les peuples sur leurs véritables intérêts, dont eux-mêmes ne se soucient guère, mais pour obtenir d’eux des richesses et des honneurs, dont les orateurs se soucient beaucoup. Or le plus sûr moyen d’y parvenir, c’est de leur plaire. Mais comment leur plaire, sans flatter leurs passions ? Et comment savoir flatter leurs passions, si l’on n’apprend la Rhétorique, qui est l’art de s’insinuer dans les cœurs en charmant les oreilles ? Cet art, nous le possédons, nous en savons tous les secrets. Nous vous enseignerons, pour de l’argent, à plaider avec un égal succès le pour et le contre. De même qu’avec le secours de l’escrime le plus lâche des hommes peut facilement venir à bout du plus brave, de même avec la Rhétorique, que nous professons, l’erreur peut sous elle tuer la vérité. L’éloquence est devenue entre nos mains une véritable escrime, dont les leçons permettent à l’élève de vaincre son propre maître. Point de coups imprévus et mortels que nous n’apprenions à porter et à parer ; point de feintes qui nous soient inconnues. Que de ressources nouvelles nous vous apportons, ô Athéniens, et que nous allons vous rendre heureux ! Nous avons des exordes pour toutes les circonstances, exordes par insinuation, exordes ex abrupto, exordes tirés du discours de l’adversaire, de la nature de la cause, du caractère de l’auditoire, de la condition des personnes intéressées à la cause. Qu’est-ce que parler, sinon développer ? Et qu’est-ce que développer, sinon tirer d’une idée générale tout ce qu’elle contient ? Nous avons trié entre les idées générales celles qui sont propres à l’amplification oratoire et nous les avons appelées lieux communs. Nous avons énuméré les principaux lieux communs utiles à l’orateur ; nous avons fait plus, nous les avons classés, étiquetés, numérotés, mis dans des cases d’où il pourra successivement les tirer pour les besoins de sa cause. Quand vous parlez, où cherchez-vous vos preuves, Athéniens ? Dans les circonstances du sujet que vous traitez. Et si elles ne vous en offrent point, ô simples et naïfs orateurs que vous êtes ! Et si l’adversaire les a devinées, s’il en a déjà la réfutation toute prête, comment persuaderez-vous vos juges ? Avouez que vous en êtes encore à l’enfance de l’art, et ne rougissez pas de venir, comme de grands écoliers, vous asseoir sur les bancs. Nous savons d’autres preuves plus nombreuses, plus imprévues et plus irréfutables par conséquent, que nous appelons artificielles, parce que nous les tirons de notre propre fonds, et que nous en sommes les créateurs et, pour ainsi dire, les artistes. Nous vous les enseignerons en détail, ainsi que l’art de les présenter, de les grouper et de les faire valoir. L’âme humaine est une lyre, dont les cordes sont les passions : la parole est l’archet qui les fait vibrer. Nous qui avons compté toutes ces cordes et noté tous leurs tons, nous ferons de vous, ô Athéniens, si vous voulez nous entendre, des musiciens habiles à parcourir toute la gamme des sentiments. La terreur, la pitié, la haine, la colère, le mépris, la douleur, la joie, l’espérance, tout un monde d’harmonies, qui dorment au fond des cœurs mortels, s’éveillera au rhythme savant de vos paroles cadencées. Vous serez les maîtres des passions. On dit qu’Orphée apprivoisait les bêtes par ses chants. Le peuple, cette bête féroce, si redouté des orateurs, vos devanciers, qui souvent se jetait sur eux et les mettait en pièces, dompté désormais par la musique de votre éloquence, n’aura plus pour vous que des caresses, et si par moments ses appétits sanguinaires se réveillent, eh bien ! vous leur jetterez vos ennemis en pâture.

Les principaux docteurs qui enseignaient ces nouvelles doctrines étaient Protagoras d’Abdère, Prodicus de Céos, Tisias le Sicilien, Gorgias de Leontium. Elles étonnèrent d’abord les Athéniens : car ce qu’on nommoit alors sagesse n’estoit autre chose qu’une prudence de manier affaires et un bon sens et jugement en matière d’Etat et gouvernement, laquelle profession, ayant commencé à Solon, avoit continué de main en main comme une secte de philosophie.

Mais des esprits subtils comme les Athéniens ne pouvaient rester insensibles à des leçons aussi séduisantes. Les sophistes trouvèrent des disciples qui les égalèrent et qui bientôt même les surpassèrent.

II

socrate

Ils trouvèrent aussi des ennemis, Socrate leur fit une guerre acharnée. Ce terrible dialecticien s’en allait les provoquer partout où il pouvait les rencontrer, dans les rues, sous les portiques, dans les promenades publiques. C’était plaisir de le voir lutter avec eux de souplesse et de subtilité, et les prendre aux piéges de leurs propres arguments. Par ses interrogations pressantes, il leur ôtait la ressource de leurs lieux communs et de leurs développements oratoires, et, après les avoir ainsi désarmés, les livrait, percés des traits de son ironie, à la risée des jeunes gens dont il marchait toujours entouré. Il appelait leur art une routine ; il le comparait à une cuisine, où l’on élabore savamment des mets fins qui excitent l’appétit des hommes, mais qui leur font perdre la santé. Il le comparait encore à une boutique de parfumerie où l’on vend dans des fioles le teint de la jeunesse et le vermillon de l’embonpoint. Puis il opposait à leurs procédés les vrais principes de l’éloquence. — L’éloquence, disait-il, ne mérite le nom d’art qu’autant qu’elle est utile, et elle n’est utile qu’autant qu’elle contribue à rendre les hommes meilleurs. Excellente définition qui a inspiré à Fénelon ces paroles que je vous recommande comme les plus belles peut-être qui soient sorties de son âme divine : — « L’orateur ne doit se servir de la parole que pour la pensée, et de la pensée que pour la vérité et la vertu. »

Mais où Socrate sortait de la mesure, où il exagérait son principe, où il tombait dans les subtilités qu’il reprochait aux sophistes, c’est quand il prétendait qu’il n’y a que le philosophe qui puisse être orateur, attendu qu’il n’y a que lui qui, connaissant les hommes, soit capable de savoir ce qui leur est utile ou nuisible. A ce compte, ni Thémistocle, ni Périclès n’avaient été orateurs ; et, en effet, il ne craignait pas de leur refuser ce titre. — Car, disait-il, à quoi ont songé ces hommes d’État ? A rendre meilleurs leurs concitoyens ? Non, mais à leur creuser des ports, à leur bâtir des murailles, à leur faire remporter des victoires sur leurs ennemis. Ils ont été leurs corrupteurs au lieu d’être leurs médecins. — Il allait plus loin encore : — Si vous avez commis une faute, disait-il, ne cherchez pas un avocat pour vous défendre, attendez votre châtiment, courez même au-devant de l’expiation. Si c’est votre ami qui s’est rendu coupable, ne le défendez pas, livrez-le, dans son intérêt, à la vindicte des lois. Si c’est votre ennemi, employez pour le justifier toutes les ressources de votre éloquence et tout le crédit de vos amis. En le forçant à vivre coupable, vous le forcerez à vivre malheureux. Vous vous vengerez de lui, en le sauvant, plus qu’en l’abandonnant au supplice. — Étendons ces principes à la politique, pour en montrer l’exagération. — Si le peuple a commis sciemment un attentat à la justice, le devoir de son chef sera donc de l’abandonner aux conséquences de son crime, afin de le purifier par l’expiation ! Et si c’est l’ennemi, au contraire, il devra lui ôter le mérite de l’expiation en le laissant prospérer et asservir ses voisins.

Où vous entraîne, ô Socrate, votre haine des rhéteurs, et votre amour de la logique ? Oubliez-vous que la saine politique consiste à faire tout ce qui peut rendre un peuple heureux et puissant, sans violer la justice ? L’éloquence est-elle nécessairement un fruit de la spéculation ? N’a-t-on pas vu des hommes, avec du bon sens, de l’expérience et un amour désintéressé de leur pays, conduire sagement leurs concitoyens ? Votre idéal conviendrait peut-être à un groupe de philosophes réunis sous les ombrages de l’Académie ; mais un peuple à qui on proposerait des hommes d’État sortis de votre école vous dirait : — J’aime encore mieux périr de mon mal que des remèdes de vos médecins18.

On ne voit pas au reste que les rhéteurs aient jamais eu en Grèce une influence bien sérieuse : mais c’est moins à l’ironie de Socrate qu’il faut attribuer leur échec qu’à la force des institutions libres de la cité athénienne. Les jeunes gens allaient chercher dans leurs écoles et dans leurs cahiers des leçons qu’ils ne tardaient pas à oublier sur la place publique. La pratique journalière des affaires les dégoûtait bientôt de la déclamation et les ramenait aux conditions vraies de l’éloquence. Périclès, à la tribune, ne songeait guère aux subtilités de Protagoras ; Démosthène se rappelait avec dépit le rhéteur Isée, son maître, qui, disait-il, avait pensé le gâter, et Lysias, après avoir enseigné la rhétorique jusqu’à l’âge de cinquante ans, renonçait tout à coup à son art et déclarait hautement que l’éloquence est affaire d’expérience et non de théorie.

III

les traités de cicéron

Ce que n’avaient pu faire les élégants discoureurs de la Grèce avec leurs cahiers et leurs méthodes, un philosophe le fit avec ses puissantes facultés d’analyse et de généralisation. Celui qui le premier donna la vraie théorie de l’éloquence fut Aristote, l’esprit le plus vaste et le plus compréhensif de l’antiquité. Il n’eut pas, comme les rhéteurs, la prétention d’en tracer les règles infaillibles : il se moqua de leurs procédés, et, s’appliquant le vers où Homère fait dire à Philoctète que c’est une honte de se taire et de laisser parler les barbares, il se flatta avec raison d’avoir réduit au silence Isocrate et son école. Il établit que l’éloquence est un art pratique ; il la ramena à son seul et véritable but, la persuasion. Il montra qu’on y arrive par trois moyens : l’autorité du caractère, la connaissance des dispositions de son auditoire, la manière dont on parle. Distinction que les critiques ont résumée après lui en cette formule : plaire, convaincre et toucher, et qu’il serait plus juste de résumer en celle-ci : plaire et toucher pour convaincre. Partant de ce principe que l’éloquence est une dialectique à l’usage du peuple, il passa en revue les idées principales qui règlent les jugements de la plupart des hommes et déterminent leurs résolutions. Il analysa leurs passions, non pas en peintre (le grand philosophe dédaigne cette gloire et se borne à tracer les lignes générales où d’autres promèneront leur pinceau), mais en observateur qui a creusé le cœur humain. Il dessina à grands traits les caractères du style oratoire. En un mot, il fit un livre qui n’est pas, comme on l’a dit, le code de l’éloquence, mais qui en est une admirable généralisation. Livre immortel, parce qu’il ne repose pas sur des divisions arbitraires, mais sur l’étude des lois immuables de la pensée et sur la connaissance approfondie des mouvements de la nature. En sorte que ceux qui, même aujourd’hui, veulent élever des monuments à l’art oratoire, bâtissent avec les pierres de cet édifice indestructible.

Plusieurs esprits distingués ont essayé cette grande tâche : Démétrius de Phalère, Hermogène, Denys d’Halicarnasse et Longin, chez les Grecs ; Cicéron et Quintilien, chez les Romains. Mais celui de tous qui a le mieux connu son sujet et qui a traité le plus éloquemment de l’éloquence, c’est sans contredit Cicéron. Qu’un orateur, vieilli au métier, ait consacré à parler de son art les loisirs que lui laissaient la tribune et le barreau, c’est déjà pour nous une rare fortune : mais que cet orateur se soit trouvé être en même temps un philosophe, un poëte, un érudit, un des plus grands écrivains de son siècle, c’est un concours de circonstances heureuses qui ne s’est reproduit, que je sache, à aucune autre époque, et qui donne à ses Traités un prix inestimable.

Ce mot de Traités ne doit pas vous effrayer. La méthode de Cicéron n’a rien de didactique, rien qui sente l’école et le pédantisme : c’est la conversation d’un honnête homme qui, enthousiaste de son art, en parle avec une chaleur qui se communique. On voit, en le lisant, qu’il a hanté les ombrages de l’Académie, et appris de Platon, son maître, à sacrifier aux Grâces. En effet, non-seulement il a imité la forme de ses dialogues, mais, ce qui est plus difficile, il a dérobé au Grec son naturel, son tour aisé et la merveilleuse souplesse avec laquelle il passe sans effort du ton enjoué de la conversation familière à celui de l’éloquence la plus élevée.

Des patriciens, des hommes comme Antoine, Crassus, Scévola, Brutus, César, Atticus et Cicéron lui-même, se réunissent sous les ombrages de Tusculum, et assis, soit dans une salle de gymnase, soit sous le couvert d’un platane, au pied de la statue de Platon, conversent des affaires de l’État. Ce sont des légistes, des orateurs, des hommes de goût, nourris aux luttes de la tribune et à la lecture des manuscrits grecs, tous hommes pratiques, la plupart ayant peu écrit, mais beaucoup parlé, beaucoup étudié et surtout beaucoup agi. (Ce qu’on appelle aujourd’hui hommes de lettres n’existait pas alors : les lettres n’étaient pas une profession, mais un délassement, une honnête distraction.) Ils parlent des agitations du forum, des événements qui occupent l’attention publique, et, par une pente insensible, arrivent à discuter de l’éloquence. La parole appartient aux plus dignes, à Crassus, par exemple, à Antoine ou à Cicéron. Ils entrent en matière, non sans s’excuser et sans protester de leur insuffisance avec une modestie d’autant plus aimable qu’elle est naturelle et sincère. Leurs propos courent d’une libre allure sur la pente de la causerie, et jamais ne dégénèrent en dissertations, rarement en monologues prolongés. Représentez-vous un de ces salons du dix-huitième siècle, où une réflexion profonde de Montesquieu, un paradoxe de Rousseau, une boutade de l’abbé Galiani venaient interrompre une improvisation de Diderot et attiser le feu de sa verve brûlante. C’est l’image de ces dialogues, avec cette différence, toutefois, que l’esprit français est un petillement, et l’esprit latin une lueur plus douce et plus égale.

Je renonce à vous rendre le charme de ces belles compositions : les traducteurs eux-mêmes y ont échoué. Je me contenterai de vous les résumer à ma manière, en vous en donnant l’esprit et la substance ; heureux si j’ai pu vous engager à les lire.

IV

utilité de la rhétorique

Y a-t-il un art de la parole ? Non, si l’on entend par art un ensemble de connaissances dérivant de principes absolus. Que l’éloquence ait pour but de persuader, tout le monde est d’accord sur ce point ; mais sur les moyens à employer pour y parvenir, il y a autant d’avis différents que d’auteurs qui ont traité cette matière. Pourquoi ? Parce que ces moyens sont variables ; parce qu’ils dépendent du génie de l’orateur, du caractère de son auditoire, de la nature des lois, des mœurs et des institutions ; parce que, si la matière de l’éloquence est toujours la même, le moule où on la jette se renouvelle sans cesse.

Des voyageurs se sont donné rendez-vous chez un ami dans une ville éloignée. Ils se séparent et prennent qui la grande route, qui les chemins de traverse ; tel marche à petites journées ; tel autre, plus impatient, pousse droit devant lui à travers monts et fondrières. Ils se rencontrent à la même heure aux portes de la ville et se racontent leur voyage. Chacun vante les avantages de la direction qu’il a choisie et prétend qu’elle est la meilleure. Au plus fort de la dispute arrive leur hôte qui les met d’accord en les embrassant et en leur souhaitant la bienvenue.

Si donc nous voulions faire une théorie de l’éloquence, nous ne dirions pas : Voilà la vraie méthode pour persuader ; mais : Voilà les moyens que les plus grands orateurs ont employés avec succès. Il y a plaisir et profit à les connaître ; mais nous ne les recommandons pas comme nécessaires : on peut réussir en suivant les maîtres, comme on peut ne pas échouer en s’écartant de leurs traces.

Les rhéteurs nous donnent des préceptes forts curieux et fort instructifs. Ils nous disent que le discours a pour objet soit une question indéfinie, sans désignation des temps ni des personnes, soit une question déterminée par la considération des temps et des personnes. Ils divisent le travail de la composition en cinq parties : trouver ses idées, les disposer dans le meilleur ordre, les orner du charme de la diction, les graver dans sa mémoire, les faire valoir par la grâce et la noblesse du débit. Ils règlent ainsi qu’il suit la marche de la discussion : se concilier d’abord son auditoire, puis exposer les faits, préciser la question, fortifier ses preuves, réfuter celles de l’adversaire, concentrer tous ses moyens dans la péroraison. Enfin ils énumèrent toutes les qualités propres à l’élocution.

Ces préceptes, dis-je, sont curieux, mais est-il bien nécessaire de les connaître pour savoir qu’avant de parler il faut avoir des idées, puis les mettre en ordre, puis les revêtir de l’expression ? La nature, mieux que l’art, nous montre que cette marche est la seule possible. Interrogez un homme qui n’a jamais ouvert un livre de réthorique, il vous dira que, pour parler, il faut savoir ce qu’on veut dire et comment on le veut dire.

Encore ces divisions sont-elles justes, si elles n’ont rien de bien mystérieux. Mais est-il juste de nous donner la narration pour un élément nécessaire du discours ? N’est-il pas évident qu’on peut la supprimer, qu’on doit même la supprimer, si les faits sont avérés et admis par les juges ?

Distinguer la confirmation de la réfutation, n’est-ce pas prendre plaisir à surcharger l’art oratoire de divisions arbitraires ? En effet, comme on ne peut réfuter les preuves contraires sans établir celles qui sont favorables, ni établir celles-ci sans réfuter les autres, ou, ce qui revient au même, comme on est forcé d’attaquer ]en se défendant et de se défendre en attaquant, ne s’ensuit-il pas que ces deux parties sont liées si étroitement l’une à l’autre que, si on a pu les séparer dans la théorie, il est impossible de le faire dans la pratique ?

Pourquoi encore avoir établi deux genres de causes : l’un comprenant les questions générales, l’autre les questions déterminées ? Car, comment ne pas voir que toutes les causes particulières peuvent se ramener à une idée générale à laquelle se rattachent tous les fils de l’argumentation ? Ainsi je traite de la profusion, si l’accusé est prodigue ; de la cupidité, s’il a usurpé le bien d’autrui ; du respect des lois et du danger des guerres civiles, s’il est factieux ; de la validité du témoignage, si les témoins sont nombreux ou suspects. Le bon sens, la réflexion, l’étude me fournissent mes développements. S’il me fallait aller les chercher dans les classifications des rhéteurs, et dans les lieux communs qu’ils ont assignés à chaque genre de causes, ma mémoire plierait sous le fardeau. Car, la nature des faits et le caractère des personnes variant à l’infini, le dénombrement des causes serait lui-même infini, et on aurait autant de genres que d’individus différents.

Voilà pour les préceptes généraux qu’ils nous donnent. Mais si nous entrons dans le détail, que de difficultés, et comment les entendre, s’ils ne s’entendent pas eux-mêmes ? Ainsi, dans l’ordre des preuves, les uns placent les plus fortes au commencement, les autres au milieu, les autres à la fin, d’autres au commencement et à la fin. Les uns veulent que la narration soit courte, les autres qu’elle soit longue. Il est vrai qu’ils s’accordent sur ce point qu’elle doit être claire et vraisemblable ; mais à quelle partie du discours ne s’appliquent pas ces qualités, et où a-t-on plus besoin de clarté et de vraisemblance que dans l’enchaînement des preuves ?

Que conclure de ces critiques ? Que si la rhétorique a la prétention d’établir des règles applicables à toutes les causes, elle est le plus puéril et le plus vain de tous les exercices. Mais si, au lieu de s’ériger en code, elle se donne pour ce qu’elle est réellement, c’est-à-dire pour un art d’expérience, pour un résumé des pratiques les plus excellentes, alors elle devient utile ; elle abonde en analyses intéressantes et en exemples instructifs ; elle mûrit le jugement de l’orateur et orne sa mémoire ; elle le force à comparer, à réfléchir ; elle lui ouvre toutes les avenues de l’éloquence. Libre à lui de s’en frayer de nouvelles, ou de suivre les chemins battus. Mais, si indépendant que soit le génie, il ne doit pas présumer assez de ses forces pour rejeter les conseils de l’expérience.

Jamais les traités de l’art militaire n’ont formé un grand capitaine, et les vieux stratégistes routiniers, qui ont voulu appliquer méthodiquement leurs théories sur tous les champs de bataille, se sont fait souvent battre par des généraux de vingt ans. Il est vrai qu’ils ont eu la consolation d’avoir été battus selon les règles. Mais qu’un Gustave-Adolphe ou un Condé se repose de ses campagnes en lisant celles des grands hommes de guerre qui l’ont précédé, qui osera prétendre que cette étude sera stérile pour son génie ?

De même, si la rhétorique ne forme pas les grands orateurs, elle entretient la vigueur de leur talent, comme le gymnase les forces de l’athlète. Les luttes de la tribune et du barreau ont, comme le duel, leurs moments de crise où les règles communes de l’attaque et de la défense deviennent inutiles : la seule règle alors consiste à suivre son inspiration, et l’art suprême à oublier l’art. Mais, dans le cours ordinaire des choses, c’est l’exercice qui l’emporte sur la fougue, et la méthode oratoire sur l’improvisation.

V

l’orateur

— Ainsi, d’après vos principes, l’art ne fait que polir l’orateur, et c’est la nature qui le forme. — N’en doutez pas. — Eh bien, soit. Voilà un homme doué d’un jugement étendu, d’une riche imagination, d’une mémoire heureuse, d’une organisation délicate : l’âme d’un artiste unie à la raison d’un philosophe. A ces dons si rares il joint une oreille délicate, un sens exquis de l’harmonie, de la grâce, de l’enjouement, du trait, l’esprit de saillie, prompt à l’attaque comme à la riposte. Ce n’est pas tout : il a la physionomie, la taille, un grand air, une voix pleine et sonore. Cet homme-là, selon vous, est né orateur. — Entendons-nous. Il est né pour être orateur, ce qui n’est pas la même chose. Car la nature, si prodigue envers lui, n’a encore fait qu’une ébauche. Il manque à votre belle statue l’expression et le mouvement. — D’accord. Je veux les lui donner : que lui conseillerai-je ? — De n’avoir d’autre maître que lui-même. — Quoi ! je ne l’enverrai pas chez les rhéteurs ? — Non : ils vous le gâteraient. Qu’il ait le feu sacré, c’est-à-dire une grande passion pour son art : qu’il l’étudie sans relâche ; qu’il apporte à ses exercices l’ardeur et l’opiniâtreté sans lesquelles on ne fait rien de grand dans la vie. Voilà la première condition du succès. et la plus indispensable. L’homme ne fait bien que ce qu’il fait avec amour. Aimer l’éloquence, c’est le commencement de l’éloquence. Les règles ne viennent qu’en second lieu. Mais de lui enseigner les exercices auxquels il doit se livrer pour arriver à la perfection, j’en serais bien empêché : ma rhétorique n’est ni assez présomptueuse ni assez sûre de sa route. Elle dit : « Essayez, travaillez : voilà ce qu’ont fait tels orateurs ; telle ressource a réussi dans telles circonstances, qui dans des conditions semblables aurait peut-être le même succès. » L’exemple est un guide aveugle qui a besoin d’être guidé lui-même par l’expérience. — Mais si mon apprenti orateur vous pressait d’entrer dans des détails ? — De peur de me répéter, je le renverrais à mon introduction et aux conseils de mon vieux juge. Je lui dirais encore : « Choisissez parmi nos grands orateurs celui dont le génie vous est le plus sympathique et imitez-le, mais en vous gardant bien de le copier. Lisez les plus beaux monuments de l’éloquence et de la poésie ; apprenez-les par cœur ; récitez-les pour vous exercer l’oreille et la mémoire ; écrivez les parties principales de vos harangues : la plume est la meilleure maîtresse de la parole. Prenez une question, non pas une de ces thèses bizarres qu’on donnait autrefois comme exercice dans les écoles, mais une question pratique, une de celles que les passions et les intérêts des hommes ramènent tous les jours au barreau ; plaidez-en le pour et le contre ; étudiez-vous à en tirer tous les développements et à en épuiser toutes les preuves. Assistez aux luttes des tribunaux, observez les manœuvres des adversaires, érigez-vous en juge du camp. A un observateur intelligent, les fautes des maîtres sont aussi profitables que leurs victoires. Suivez sur le visage des assistants les différentes nuances des impressions que leurs paroles éveillent dans les âmes : la foule est le miroir de l’orateur. Dites-vous : « Tel effet oratoire a manqué, tel autre a réussi, » et demandez-vous pourquoi. La parole n’est qu’une note dans le concert de l’éloquence : sans le concours du geste, de l’attitude et de l’intonation, il n’y a pas d’ensemble, pas d’harmonie. Étudiez toutes ces parties. Démosthène prenait des leçons du comédien Satyros et les répétait devant un miroir. Le préjugé romain n’empêchait pas Cicéron de consulter le grand acteur Roscius. Vous pouvez, sans rougir, suivre l’exemple de ces grands hommes ; mais n’oubliez pas qu’entre l’action oratoire et l’action tragique il y a des nuances, et n’allez pas transporter la scène dans le barreau. Étudiez avec soin toutes vos causes. La lecture d’un dossier ne suffit pas pour bien connaître une affaire. Le dossier c’est la procédure morte ; tandis que le client c’est la cause vivante. Qui connaît mieux que lui ses intérêts ? Qui est plus capable d’en parler avec chaleur ! Donc ayez de fréquents entretiens avec lui, et cela sans témoins, le plus possible ; car souvent un témoin est un mur entre vous et lui qui arrête au passage la vérité. Écoutez patiemment ses redites ; opposez-lui les raisons de l’adversaire ; mettez-le en contradiction avec lui-même ; il s’échauffera, il vous répliquera, il vous donnera, sans le savoir, une répétition de l’audience. Un jour, un citoyen vint prier Démosthène de le défendre : il se plaignait d’avoir été battu. — « Vous, battu ! lui dit l’orateur ; non, vous vous trompez. — Comment ! reprit l’autre, je n’ai pas été battu ? — Non. — Qui ? moi, je n’ai pas été battu ? — A la bonne heure ! je reconnais là le ton d’un homme qui a été battu. » Démosthène l’avait piqué à dessein pour lui arracher le récit animé de son insulte. Vous ne serez jamais un véritable orateur si vous ne vous faites une grande idée de votre profession, des qualités qu’elle exige et des devoirs qu’elle impose. Si vous voulez atteindre les sommets de cet art, ne vous contentez pas d’avoir sous les yeux les maîtres de l’éloquence : unissez à la véhémence de Démosthène l’ampleur et le coloris de Cicéron ; faites mieux, ajoutez à ces dons les plus rares facultés qui vous auront frappé dans les orateurs modernes ; faites mieux encore, imitez les artistes qui, les yeux fixés sur la toile ou sur le marbre, ont l’âme attachée à la contemplation d’un type dont leur main reproduit l’idéale beauté ; concevez un modèle de perfection tel qu’il n’en a jamais existé de semblable. Que votre orateur ne soit pas seulement un homme disert et capable de parler agréablement sur tous les sujets ; qu’au talent de la parole il joigne un savoir étendu : car la parole, sans l’instruction, c’est un archet sans instrument. Qu’il soit familier avec tout ce qui concerne la vie des peuples et les relations des particuliers : droit des gens, traités, commerce, industrie, politique, histoire, morale, lois, usages, que rien ne lui soit étranger. S’il ne peut embrasser ces connaissances dans tous leurs détails (aujourd’hui les rapports entre les hommes et les choses sont devenus si compliqués qu’il n’est pas un cerveau humain capable de les contenir toutes), qu’il en possède au moins des notions générales. Que son intelligence, nourrie de fortes études, soit comme une source d’où les développements les plus riches puissent couler avec abondance et se répandre heureusement sur les sujets les plus variés. Qu’il soit philosophe surtout : sans philosophie, point de grande éloquence. C’est la science maîtresse, celle qui contient toutes les autres. N’est-ce pas à l’école de Platon que s’inspira l’éloquence de Démosthène et de Cicéron ? Cette large conception du sujet, cette puissance de raisonnement, cette noblesse de sentiments, ce sens juste et droit, toutes ces qualités supérieures par lesquelles ils s’élevèrent au-dessus des discoureurs de leur temps, autant que Platon lui-même au-dessus des sophistes, où les puisèrent-ils, sinon dans la dialectique du maître ? Qu’enfin votre modèle ait le caractère, sans lequel la plus belle éloquence n’est qu’un bruit harmonieux. Que ses mains soient pures, ses principes inflexibles, sa vie à l’abri du soupçon ; que son abord inspire à la foule le respect, la sympathie et la confiance aux juges ; que sa parole ait à leurs yeux l’autorité d’un témoignage, qu’elle soit regardée par tous comme l’organe de la justice et de la vérité. Je ne vous promets pas que vous atteindrez jamais à cet idéal ; mais le concevoir c’est déjà en approcher. De la médiocrité à la perfection on compte plus d’un degré honorable, et, comme dit l’Écriture, il y a plusieurs demeures dans la maison de mon père.

VI

idée générale du discours

Nous avons esquissé l’artiste : voyons maintenant l’œuvre d’art, c’est-à-dire le discours.

L’unité est la loi de toute composition. J’entends par unité la concordance de toutes les parties d’une œuvre avec le but qu’on se propose en y travaillant. Quand vous assistez à un drame bien conduit, vous remarquez que l’intérêt redouble de scène en scène, à mesure que les incidents sortent du caractère des personnages et du jeu des passions. Une fois l’action engagée, vous ne vous possédez plus, vous n’êtes plus à vous, vous êtes tout à la scène, aux personnages, aux événements ; vous oubliez que dans le spectacle que vous avez devant les yeux tout est joué, rien n’est réel, que ces personnages sont des acteurs, que ces événements sont imaginaires, que cette forêt est de carton, que ce soleil est un lustre. Votre cœur est ému, vos larmes coulent. L’auteur est un magicien qui, d’un coup de baguette, à votre insu, vous a transporté, pour quelques heures, loin du monde connu que vous habitez dans un monde idéal que sa fantaisie a créé. Revenu à vous, vous lui savez gré de cette douce tromperie, et vous le remerciez par vos applaudissements des belles larmes qu’il vous a arrachées.

Mais s’il s’attardait en route, s’il décrivait pour le plaisir de décrire, s’il racontait pour montrer son esprit ; si, las de rester dans les coulisses et pressé de paraître en scène, il mettait ses propres sentiments dans la bouche de ses personnages ; s’il arrêtait complaisamment son pinceau sur toutes les lignes de son tableau pour faire éclater la richesse de son coloris, l’illusion s’évanouirait, l’action languirait, vos yeux et votre esprit s’éloigneraient de la scène ; distrait, indifférent, vous lorgneriez le parterre et les loges.

L’unité du drame est donc l’intérêt. L’unité du discours, c’est la persuasion.

Pourquoi l’orateur cherche-t-il d’abord à plaire ? Pour disposer l’auditoire à accepter ses raisons. Pourquoi l’émeut-il ensuite ? Pour achever par la passion l’œuvre du raisonnement. L’exorde prépare les preuves, la narration et la péroraison les confirment. Si on a divisé le discours en plusieurs parties, c’est pour la commodité de l’analyse : car, à proprement parler, il n’a qu’un moyen, l’argumentation. Tout le reste n’est qu’accessoire et joue dans les conflits oratoires le rôle des troupes légères dans les batailles : elles préparent la victoire ou l’achèvent, mais c’est le corps d’armée qui la décide.

Tel ruisseau qui sans bruit s’échappait de sa source et vaguait comme hésitant et en quête de son lit, grossi par ses affluents, devient un vaste fleuve qui bat triomphant ses piliers de granit : c’est l’image du discours. Timide et faible à son début, il cherche sa pente : à peine l’a-t-il trouvée, le raisonnement s’anime, il se fortifie de ses affluents, qui sont les preuves ; il devient lui aussi un fleuve qui renverse tous les obstacles et les emporte avec lui dans a mer.

Que l’orateur se présente donc avec son sujet bien étudié et distribué en ses parties. Qu’il expose ses preuves dans l’ordre le plus logique et le plus serré, en appuyant chaque raison principale de preuves secondaires ; qu’il unisse ses arguments par des transitions naturelles, fortes soudures qui ne laissent pas la moindre prise à la contradiction ; qu’il concentre toutes ses preuves dans la péroraison ; qu’il s’oublie surtout pour ne laisser parler que sa cause : chaque développement, dans une œuvre ainsi conçue, répandra sur l’ensemble une lumière nouvelle et ajoutera à l’évidence ; les raisons, poussées l’une par l’autre, comme le flot par le flot, entreront de gré ou de force dans l’intelligence des auditeurs : l’esprit ébranlé entraînera le cœur à son tour, le triomphe de l’éloquence sera complet.

Regardez autour de vous : tout dans les œuvres de la nature semble élever la voix et vous rappeler à cette grande loi de l’unité. « Est-il rien de plus beau que le spectacle de la voûte céleste et des astres qui s’y meuvent ? Vous croiriez qu’il n’y a pas un détail de ce vaste ensemble qui ne soit fait uniquement pour le plaisir des yeux ; il n’en est pas un qui ne joue un rôle utile dans la machine du monde, et qui ne concoure à son salut et à sa conservation. Tel est l’ordre qui préside à ce grand tout que le moindre changement détruirait l’harmonie générale ; telle en est la beauté, que l’imagination ne saurait rien concevoir de plus merveilleux. Voyez maintenant l’homme et les autres animaux, leur forme, leur structure. Pas une partie de leur corps qui ne soit un organe nécessaire, et telle est la perfection de ce mécanisme, qu’on y reconnaît une main intelligente et non pas un jeu du hasard. Et dans les arbres, ce tronc arrondi, ce dôme de branches et de verdure ne servent-ils qu’à l’ornement ? Non, mais à la vie de la plante et à la perpétuité des espèces. Détachons nos yeux de la nature et voyons les arts. Quelle noble et belle chose qu’un navire avec sa carène, sa proue, sa poupe, ses antennes, ses voiles, ses mâts ! Tous ces détails sont gracieux, tous sont nécessaires. Les colonnes sont faites pour soutenir les temples et les portiques : se peut-il rien de plus élégant et rien de plus utile ? Le faîte du Capitole, ceux des autres édifices, ce n’est pas au goût des artistes que nous les devons, mais à la nécessité. Il fallait aviser aux moyens de faciliter l’écoulement des eaux : on en trouva un, et le dôme, en protégeant le temple, ajouta à son imposante grandeur. En sorte que si le Capitole était bâti dans le ciel, par delà la région des nuages et des pluies, découronné de son faîte superbe, il perdrait à nos yeux toute sa majesté19. »

Appliquons cette règle au discours : Aucun ornement ne sera superflu ; le beau partout se mariera à l’utile ; et de la savante ordonnance de toutes les parties concourant au même but naîtra la proportion, sans laquelle il n’y a pas de véritable beauté.

VII

analyse du discours. — l’exorde

Entrons dans le détail de cette œuvre de persuasion, si belle dans son unité, qu’on appelle un discours.

L’exorde contient en germe toute la cause. Il présente les faits sous un jour favorable au client, défavorable à l’adversaire. Comme le prélude dans une mélodie, il ouvre l’âme aux impressions que l’ensemble du plaidoyer doit éveiller en elle. De l’entrée en matière peut dépendre la fortune d’une cause, comme d’une première chute ou d’un premier succès dépend quelquefois la destinée d’un homme.

Quelques orateurs, plus soigneux de plaire que de persuader, oublient que l’exorde n’est que la tête du discours. Ils brodent sur leur début comme sur un thème à développements ; ils l’ornent, ils l’embellissent, ils y jettent toutes les fleurs de la diction, ils y épuisent tous leurs moyens et tout leur pathétique ; ils font à leur discours la tête plus grosse que le corps. Après cet effort, ils sont épuisés ; la source de leur éloquence est tarie, il ne leur reste plus rien à dire. Leur plaidoyer ressemble à un beau péristyle de marbre qui conduirait à un hangar.

Les gladiateurs préludaient à leurs combats par des assauts plus gracieux que meurtriers. L’orage ne s’annonce pas par les éclats de la foudre. Tous les mouvements de la nature sont gradués, et l’art, en ce point comme en tous les autres, doit être l’imitation de la nature.

C’est dans l’exorde, plus encore que dans les autres parties du discours, qu’il faut chercher les moyens d’intéresser les juges à sa cause. Or le premier de tous les moyens, le plus sûr, le plus efficace, est le caractère, ou, comme disent les rhétoriques, les mœurs. Soyez connu pour un homme probe, loyal, désintéressé, incapable de vous charger sciemment d’une mauvaise affaire, vous n’aurez pas besoin de recourir à l’art des précautions oratoires pour forcer les cœurs ; ils vous seront ouverts avant même que vous ayez exposé vos raisons. Aux insinuations de votre adversaire vous pouvez opposer un silence victorieux ; votre vie répondra pour vous.

Les rhéteurs avouent que l’art ne peut remplacer le caractère, mais ils ajoutent qu’il peut le seconder. Ils recommandent à l’orateur un maintien modeste, timide et même embarrassé. « Car, disent-ils, le tribunal est flatté de ces marques d’émotion comme d’un témoignage de respect rendu à ses lumières et à son autorité ; tandis qu’une assurance imperturbable lui paraît impudente et irrévérencieuse. »

La réflexion est juste. Mais le tort de la rhétorique est de gâter trop souvent les meilleures remarques en nous les donnant pour des préceptes. Ici, par exemple, que veut-elle nous apprendre ? Est-ce à manifester le trouble que nous ressentons, et à nous montrer émus quand nous le sommes réellement ? Conseil inutile. Autant dire à un homme affligé de paraître triste. Est-ce au contraire à jouer de sang-froid l’émotion ? Conseil dangereux. Car, je vous le demande, qui serait assez effronté pour hasarder un pareil rôle devant des juges habitués à toutes les petites comédies du barreau, et qui serait assez habile pour le soutenir longtemps ?

Thémis n’est pas une ingénue crédule et romanesque, c’est une douairière qui sait son monde, c’est-à-dire sa rhétorique sur le bout du doigt. Bien fin qui peut la surprendre et lui donner le change.

Je me souviens qu’enfant j’admirais comme le nec plus ultra de l’éloquence judiciaire le discours que le poëte Ovide prête à Ulysse, lorsque ce héros dispute à Ajax les armes d’Achille, devant les Grecs assemblés. L’exorde surtout m’enchantait :

« O Grecs ! si vos vœux et les miens avaient été remplis, l’héritier de ces armes ne serait pas incertain ; tu les posséderais, Achille, et nous te posséderions encore ! Mais puisqu’un sort fatal nous l’enlève à vous et à moi (en même temps il porte la main à ses yeux comme pour essuyer des larmes), qui doit jouir de l’héritage du grand Achille, si ce n’est celui qui a fait jouir les Grecs d’Achille et de sa gloire20 ? »

Tout dans ce début est conforme aux règles banales de la rhétorique : modération de l’orateur, désintéressement, piété, respect des juges, langage insinuant, et cependant tout y est faux. Fausse est l’attitude d’Ulysse, qui affecte une modestie que ses actes démentent, puisqu’il ne revendiquerait pas les armes d’Achille s’il ne s’en jugeait le plus digne ; fausse, cette invocation prématurée à l’ombre du défunt ; fausses, ces larmes d’héritier qui coulent entre deux antithèses. Cet Ulysse-là n’est pas le héros d’Homère, dont nous connaissons l’esprit fin et délié, mais un rhéteur qui a fait ses études à Athènes, dans les écoles où on apprend à plaider le pour et le contre, et qui récite un de ses exercices de déclamation.

Voici un cadet de Gascogne qui n’a jamais eu d’autre école que la guerre et qui, pour son coup d’essai, va en remontrer à ce beau parleur et lui faire la leçon. C’est Montluc, envoyé par le duc d’Enghien à la cour de François Ier pour solliciter la permission de combattre à Cérisolles. Il trouve le conseil rassemblé et le roi fort indécis. La situation est critique : la France, menacée d’une double invasion au nord, a besoin de tous ses soldats ; livrer bataille en Piémont, c’est jouer sur un coup de dé la fortune du royaume. Les courtisans les plus graves et les plus expérimentés penchent pour l’expectative. Mais Montluc connaît le prince et sait qu’à lui seul appartient le droit de trancher la question ; aussi est-ce à lui seul qu’il s’adresse :

« Sire, lui dit-il, je me tiens bien heureux, tant de ce qu’il vous plaist que je vous die mon advis sur cette délibération, qui a esté tenue en votre conseil, que parce aussi que j’ay à parler devant un roy soldat, et non devant un roy qui n’a jamais esté en guerre. Avant qu’estre appelé à cette grande charge que Dieu vous a donnée, et depuis, vous avez autant cherché la fortune de la guerre que roy qui jamais aist esté en France, sans avoir espargné votre personne, non plus que le moindre gentil homme : doncques ne doy-je craindre, puisque j’ay à parler devant un roy roldat. »

Je doute que l’art des maîtres les plus consommés trouve un exorde plus habile et plus approprié à la circonstance. Montluc réveille les instincts belliqueux du roi ; il flatte son amour-propre en lui rappelant ses exploits ; en l’appelant roi soldat, il semble lui dire : « N’écoutez pas les vieilles barbes grises de votre conseil, mais vos compagnons d’armes d’Italie, qui trépignent de combattre. » On devine déjà que cette parole guerrière, qui retentit dans le conseil comme un bruit de clairon, l’emportera sur les raisonnements des sages et des politiques.

Conclusion. Ce n’est pas des cahiers des rhéteurs, c’est du cœur même de la cause que vous devez tirer tous vos développements. Étudiez-la attentivement, exprimez-en le suc et la substance, ou, en d’autres termes, analysez toutes les ressources qu’elle peut vous fournir : l’exorde viendra s’offrir de lui-même. Étudiez les dispositions de vos juges, la nature elle-même vous inspirera les moyens les plus propres à vous assurer leur bienveillance.

D’entrer dans l’énumération de tous les genres de causes, de multiplier les exemples, de donner des modèles d’exordes pour tous les procès, pour toutes les personnes, pour toutes les situations, c’est l’affaire des théoriciens intrépides, qui, non contents d’armer l’orateur de pied en cap, veulent le suivre sur le terrain. Notre rhétorique se borne aux principes généraux de l’éloquence et laisse à la pratique le soin des détails. Son domaine expire où commence celui de l’expérience.

VIII

analyse du discours. — la narration

Voilà le tribunal disposé à accepter vos raisons et à les trouver bonnes : c’est déjà un grand point. Mais avant qu’il puisse les apprécier, il faut qu’il connaisse les faits de la cause. L’exposition des faits s’appelle narration. La narration est le centre de la toile, le point d’où partent tous les fils de l’argumentation. Il en est d’un orateur à qui l’on démontre la fausseté des faits qu’il allègue comme d’un dialecticien qu’on chicane sur ses prémisses.

N’oublions pas que la narration n’est, comme l’exorde, qu’un affluent du discours, ou, pour parler sans figure, un élément de la persuasion. Les débutants, plus soucieux de montrer leur esprit que de gagner leur cause, la traitent comme une amplification de rhétorique. Ils s’y arrêtent, ils s’y complaisent, ils la développent avec amour ; c’est le morceau capital de leur plaidoyer, le joyau de leur éloquence ; c’est leur récit de Théramène.

Pour les vieux praticiens dont la réputation est faite, et qui vont droit au but sans s’amuser à battre les buissons de la route, la narration n’est qu’un moyen. Si les faits sont connus, ils se contentent de les effleurer et courent droit aux preuves ; s’ils sont obscurs, ils les éclaircissent ; s’ils ont été dénaturés par l’adversaire, ils les redressent. Tantôt ils en font un court sommaire, tantôt un drame qui a ses personnages, ses coups de théâtre, son intrigue et son dénoûment. Quelquefois ils remplacent la narration par le débat contradictoire des faits et des preuves ; quelquefois, bien conduite, elle devient entre leurs mains la plus forte et la plus convaincante de toutes les preuves.

Supposons une cause vaste et importante, où la narration doit se développer dans toute son ampleur, et essayons de tracer, non pas les règles, mais les caractères généraux de cette partie du discours. Nous opposerons un historien à un orateur, Voltaire à Bossuet. Voici comment ils nous racontent la bataille de Rocroy :

Voltaire. — « On remarque que le duc d’Enghien, ayant tout réglé le soir, veille de la bataille, s’endormit si profondément qu’il fallut le réveiller pour combattre. On conte la même chose d’Alexandre. Il est naturel qu’un jeune homme, épuisé par les fatigues que demande l’arrangement d’un si grand jour, tombe dans un sommeil plein : il l’est aussi qu’un génie fait pour la guerre, agissant sans inquiétude, laisse au corps assez de calme pour dormir. »

Bossuet. — « A la veille d’un si grand jour, et dès la première bataille, il est tranquille, tant il se trouve dans son naturel, et l’on sait que le lendemain il fallut réveiller d’un profond sommeil cet autre Alexandre. »

Voltaire. — « Le prince gagna la bataille par lui-même, par un coup d’œil qui voyait à la fois le danger et la ressource, par son activité exempte de trouble, qui le portait à propos à tous les endroits. »

Bossuet. — « Le voyez-vous comme il vole ou à la victoire ou à la mort ? Aussitôt qu’il eut porté de rang en rang l’ardeur dont il était animé, on le vit presque en même temps pousser l’aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier le Français à demi vaincu, porter partout la terreur et étonner de ses regards étincelants ceux qui échappaient à ses coups. »

Voltaire. — « Ce fut lui qui, avec de la cavalerie, attaqua cette infanterie espagnole jusque-là invincible, aussi forte, aussi serrée que la phalange ancienne si estimée, et qui s’ouvrait avec une agilité que la phalange n’avait pas, pour laisser passer la décharge de dix-huit canons qu’elle contenait. Le prince l’entoura et l’attaqua trois fois. »

Bossuet. — « Restait cette redoutable infanterie de l’armée d’Espagne, dont les gros bataillons, semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches, demeuraient inébranlables au milieu de tout le reste en déroute, et lançaient des feux de toutes parts. Trois fois le jeune vainqueur s’efforça de rompre ces intrépides combattants ; trois fois, etc. »

Pourquoi cette différence de ton dans un même récit ? C’est que les deux narrateurs ne poursuivent pas le même but. L’un n’a en vue que la vérité et se contente d’exposer clairement les faits ; l’autre veut nous persuader que Condé, à son début, est déjà un grand capitaine ; il faut que chaque détail du récit tourne à la gloire de son personnage. Que Condé s’endorme la veille du combat, c’est pour l’historien un incident naturel qui peut s’expliquer par deux causes également plausibles ; pour l’orateur, c’est le sommeil d’un héros. Si Voltaire rend justice à la fois aux ennemis et au prince, c’est pour se montrer impartial ; si Bossuet exalte le courage des Espagnols et leur résistance désespérée, c’est pour rehausser la victoire du prince. De là le contraste du style, simple et élégant chez l’un, véhément et coloré chez l’autre. Voltaire, qui ne veut qu’instruire, s’adresse à l’intelligence du lecteur ; le panégyriste, qui veut prouver, parle à son imagination. L’un nous fait penser, l’autre nous émeut. Ce que le récit historique met en réflexions, l’oraison funèbre le met en tableau. Elle transforme ce jeune homme en un Alexandre, ces bataillons d’infanterie en des tours vivantes. Ce coup d’œil et cette activité du prince sont des abstractions froides et languissantes, qui rendent bien compte de la victoire, mais qui ne la mettent pas sous nos yeux. C’est Condé lui-même qu’elle nous montre se multipliant sur le champ de bataille, frappant l’ennemi de l’épée et du regard et décidant seul le succès de la journée.

Voltaire nous a donné une idée nette de la bataille de Rocroy : Bossuet nous a fait admirer le vainqueur : tous deux sont arrivés à leur but par des routes différentes.

Vous voyez donc ce qui distingue la narration oratoire de la narration historique : c’est que tandis que celle-ci expose les faits dans l’ordre le plus clair et le plus intéressant, l’autre les groupe et les enchaîne de manière à produire l’évidence.

Ne cherchons pas plus loin les qualités propres à cette partie du discours. Grouper les faits et les enchaîner avec art, prouver en racontant, voilà tout le secret.

Prouver en racontant, dis-je, mais sans avoir l’air de prouver. Car plus l’ordonnance de votre récit est savante, plus vous avez intérêt à la dissimuler, et c’est ici plus qu’ailleurs que le comble de l’art est de faire en sorte qu’il ne se montre point. C’est pourquoi je ne proposerais pas pour modèle à l’orateur la narration de Bossuet, si éloquente qu’elle soit. L’art, en effet, y apparaît trop. Bossuet, parlant devant un auditoire sympathique et attendri, n’a pas besoin de masquer ses intentions. On sait qu’il est monté en chaire pour prononcer l’éloge de Condé : plus cet éloge sera pompeux, plus il semblera digne du héros, plus il remplira l’attente des assistants. Mais un avocat, qui s’adresse à des juges méfiants et souvent prévenus, a besoin de plus d’artifice. Il faut que son récit soit comme une chaîne qui les enveloppe, avant qu’ils aient eu le temps d’en compter les anneaux. Il faut que chaque fait vienne renforcer le fait qui le précède et préparer celui qui suivra ; il faut que l’ombre et la lumière soient réparties adroitement sur les côtés faibles et sur les côtés avantageux de la narration ; il faut, ce qui est plus difficile encore, que cet ordre calculé échappe à la pénétration du tribunal. Vous avez promis de raconter les choses comme elles se sont passées, plutôt en historien fidèle qu’en avocat intéressé : si vos paroles n’ont pas la simplicité d’un témoignage sincère, si vous forcez les couleurs de votre tableau, si vous laissez trop percer le désir de passionner, si vous vous montrez moins le défenseur de la vérité que celui de votre client, votre bonne foi sera d’autant plus suspecte que votre narration aura été plus habile, et votre éloquence même deviendra une arme que votre adversaire tournera contre vous. L’échafaudage de vos preuves, privé de l’appui des faits qui sont sa base naturelle, s’écroulera et entraînera votre cause dans sa chute. Les orateurs attiques, et surtout Lysias, excellent à dissimuler l’art de leurs récits sous un air de candeur et de désintéressement qui fait illusion : imitez leur savante simplicité. Que, dans votre narration, les preuves s’abritent derrière les faits comme les canons derrière les rangs, dans l’infanterie espagnole.

Quand viendra le combat, c’est-à-dire l’argumentation, c’est alors qu’il sera temps de démasquer vos batteries et de aire feu de toutes vos pièces.

IX

l’argumentation

Revenons toujours à nos principes. Prouver est le but de l’éloquence : plaire et toucher ne sont que les moyens.

L’argumentation est donc le corps du discours : les autres parties en sont les membres.

L’orateur par excellence est celui qui, ayant une cause à défendre, sait en tirer le plus de preuves et les ordonner le plus savamment. S’il joint à cette puissance de conception la faculté de les développer avec abondance et de les échauffer de la parole et du geste, cet homme est plus qu’un orateur, c’est le génie même de l’éloquence.

Les rhéteurs, supposant avec raison que le génie est l’exception et que la médiocrité est le partage du grand nombre, viennent au secours de notre infirmité et nous mettent, pour ainsi dire, les preuves en main. Ils en distinguent deux sortes : celles que l’on tire des entrailles mêmes du sujet et que l’on nomme intrinsèques, et celles qui ne tiennent à la cause que par un lien artificiel : ce sont les preuves extrinsèques.

Les recueils de ces arguments ou lieux communs sont curieux et bons à consulter ; mais je me contenterai de vous y renvoyer, et cela, pour deux raisons : l’une, qu’il n’y a pas de dénombrement si vaste qui contienne toutes les preuves applicables aux différents genres de causes qu’amènent les conflits des intérêts humains ; l’autre, que dans toute affaire les questions particulières peuvent se ramener à une proposition générale, que le bon sens et la réflexion trouvent aisément, sans le secours des lieux communs.

Exemple. — A a surpris B, la nuit, en armes, dans sa maison, et l’a tué. Était-il dans son droit de légitime défense, et jusqu’où s’étendent les limites de ce droit ? Voilà la question générale dans laquelle peuvent rentrer tous les cas particuliers de cette nature. De même que, quand on écrit un mot, il n’est pas nécessaire de porter sa pensée sur toutes les lettres qui le composent, de même, quand on plaide une cause, on n’a pas besoin de passer en revue tous les lieux communs qui s’y rapportent. Le tort des rhéteurs est de compter trop sur la mémoire de leurs élèves, et pas assez sur leur bon sens.

Laissons-les donc s’arrêter aux détails, et contentons-nous d’esquisser à grands traits le travail de la composition oratoire.

L’orateur a étudié attentivement son sujet, il s’est assuré que le fait a eu lieu, il en a déterminé l’espèce, il a trouvé le point capital de la cause. Pour peu qu’il ait l’esprit étendu et orné, autour de cette idée générale les preuves accourent d’elles-mêmes se placer — les plus importantes d’abord, les moins importantes ensuite. Elles abondent au point qu’il est obligé d’en écarter quelques-unes et de faire un choix. Quand il a trié celles qui semblent le mieux convenir à son sujet, aux circonstances du procès, au caractère du client, aux dispositions des juges, il entre dans le développement. Les idées s’attirent par groupes, chacune d’elles appelant à sa suite des idées secondaires, qui en appellent d’autres à leur tour. C’est une série d’arguments rattachés ensemble par le lien de la proposition maîtresse et qui s’appuient l’une sur l’autre en se succédant. Chaque raison nouvelle est comme un flot qui vient grossir le raisonnement et ajouter à l’évidence, jusqu’à ce que la démonstration soit complète. L’esprit charmé s’intéresse à cette déduction comme à un drame bien conduit : vrai drame, en effet, qui a pour unité d’action la question à débattre, pour personnages les idées, pour intrigue les objections à résoudre, pour dénoûment la persuasion.

Mais comment triompher des esprits, si on ne se rend maître des cœurs ? Tant que la raison reste calme, tant qu’elle se possède, retranchée derrière ses doutes, elle lutte contre l’évidence et refuse de se rendre, même quand elle est déjà plus d’à moitié vaincue. Il en est des âmes comme du royaume de Dieu, elles appartiennent à celui qui les enlève de vive force. Or, ce n’est pas avec des raisonnements, c’est avec des sentiments, avec des images que l’orateur peut se flatter de remporter la dernière victoire. Les hommes, en effet, ne sont pas de purs esprits : ils ont besoin d’être touchés autant que convaincus. Les arguments abstraits sont pour eux, comme les ombres de la caverne de Platon, de vains simulacres qui s’évanouissent aussitôt que s’éteint la lumière de l’éloquence.

L’orateur, plein de son sujet, se passionne pour la cause qu’il défend. Son émotion qu’il ne peut contenir déborde en images saisissantes : son argumentation prend un corps et ses preuves deviennent des tableaux. Il ne démontre pas, il peint, il personnifie ses idées, il les fait agir et parler. Avez-vous jamais assisté à une grande fête de l’éloquence ? La raison, le cœur, l’oreille, les yeux, tout y est satisfait. Il semble que votre âme se détache pour voler sur les lèvres de l’orateur, tant vous ne vous possédez plus, tant vous lui appartenez tout entier. Vous arriviez tout à l’heure froid, réservé, méfiant ; maintenant vous voilà indigné, attendri, les yeux mouillés, la poitrine oppressée. Et pour soulever en vous ces orages, il a suffi du souffle d’un homme. Mais cet homme est lui-même ému et troublé comme vous : les passions qu’il excite, il les ressent. Elles parlent par ses yeux, par son geste, autant que par ses lèvres : elles trempent les fibres de sa voix et lui donnent des inflexions pénétrantes ; elles font jaillir de tout son être des étincelles qui embrasent les âmes les plus froides. Il n’y a pas de musique sur la terre plus douce que celle de la parole humaine.

Voilà qui est bien, direz-vous ; mais l’art oratoire se bornera-t-il à des réflexions générales ? Ne tracera-t-il pas à l’argumentation les routes qu’elle doit suivre ? — Je vous l’ai déjà dit, et je ne me laisserai pas de le répéter, il y a autant de routes que de causes et de génies différents. Tel orateur, nature ardente, agressive, habile à manier l’ironie, excelle dans l’attaque plus que dans la défense. Sa manière d’établir ses preuves est de détruire celles de l’adversaire, et toute son argumentation se concentre dans la réfutation. A chaque instant il sort de ses retranchements, relance l’ennemi dans les siens et le perce des traits de son invective. Tel autre, plus prudent, après avoir examiné le fort et le faible d’une cause, s’empare du côté avantageux, s’y cantonne, y prend racine. Pressé trop vivement, il bat en retraite, mais sans jeter les armes et sans cesser de s’en couvrir. Il fuit, mais en combattant, et se retire dans son fort en faisant bonne contenance. Il a moins l’air de reculer que de choisir volontairement son poste. Il songe moins à assurer le succès de sa cause qu’à éviter de la compromettre.

Cette méthode est peut-être la moins brillante, mais elle est sans contredit la plus praticable et la plus sûre. Car il en est au barreau comme à la guerre, où souvent les batailles se perdent par un excès de témérité. On veut faire une trouée au milieu des arguments de l’adversaire, on se découvre et on perd sa cause au moment où on la croit gagnée. On ressemble à ces duellistes qui, forcenés de rage et ne se possédant plus, se fendent imprudemment et s’enferrent. Ainsi un témoin à charge dépose contre votre client ; il le fait en termes modérés. Vous cédez à votre impatience, vous l’interrompez, vous le poussez, vous le mettez en contradiction avec lui-même ; irrité, il se retourne contre vous ; d’un témoin impartial vous vous êtes fait un ennemi acharné. Vous exaltez trop les mérites de votre client, vous l’exposez à l’envie ; vous perdez toute mesure à l’égard de l’adversaire, vous le rendez intéressant.

En général, quand vous aurez préparé vos preuves, mettez les plus fortes en lumière, et répandez sur les parties faibles de la cause une ombre savante : tâchez de dérober le défaut de votre armure à la pointe de l’antagoniste. Si vous ne vous sentez pas assez fort pour vous découvrir, restez sur la défensive ; si au contraire la réfutation vous semble plus avantageuse, prenez du champ et courez bravement à l’attaque.

Fidèle moi-même à ces principes, je bornerai là mes conseils. Car m’étendre plus longuement sur ce sujet, ce serait sortir des bornes que je me suis tracées et m’engager imprudemment sur le terrain de l’expérience21.

X

la péroraison

L’action terminée, le général rallie ses forces pour les mener à la poursuite. La péroraison est le ralliement des preuves dispersées dans la lutte oratoire.

Je vous ai dit que, chez les Grecs, elle était un simple résumé.

Les Romains lui donnaient plus d’étendue et plus d’importance. C’est pour la péroraison qu’ils réservaient les grands mouvements pathétiques ; c’est là qu’ils ouvraient, comme dit Quintilien, toutes les écluses de la passion.

Et ils avaient raison, car s’il y a un moment où il importe de troubler les âmes, c’est quand elles sont déjà ébranlées par le raisonnement. N’oubliez pas toutefois que la passion n’est qu’un moyen oratoire qui doit circuler dans toutes les parties du discours, comme le sang circule dans les veines.

Y a-t-il des règles particulières pour toucher ? Pas plus qu’il n’y en a pour convaincre. Tout l’art d’émouvoir consiste à être ému. Il sort d’un homme passionné comme un courant sympathique qui communique aux autres les impressions dont il est agité. L’âme humaine est un écho qui répond à tout sentiment vrai exprimé avec force. Ceux-là seuls le trouvent muet, qui ne savent pas l’interroger.

— Mais cette émotion nécessaire pour remuer les passions, où la chercher ? — En vous-même. Le cœur en est la source intarissable. — Quoi ! je plaide une cause pour de l’argent, et vous voulez que je m’échauffe sérieusement pour des intérêts qui me sont étrangers ! — Et pourquoi non ? Est-ce qu’un poëte ne s’identifie pas avec les personnages qu’il a créés ? Est-ce que vous-même vous ne vous intéressez pas sérieusement aux malheurs imaginaires d’un héros de roman ? Et si le récit d’une injustice qui ne vous touche en rien vous transporte déjà d’indignation, comment, je vous le demande, pourriez-vous rester froid en défendant la cause d’un client qui vous confie sa fortune ou sa vie, surtout si cette cause vous paraît bonne et si votre conscience vous dit que la perdre ce serait laisser égorger le bon droit par l’iniquité ? — Émotion de novice, direz-vous encore, impression passagère, à laquelle on s’endurcit par la pratique, comme le soldat s’habitue au feu et le marin à la tempête ! — Erreur. Je crois, au contraire, que plus un orateur a grandi en expérience et en réputation, plus il a une haute idée de son art et plus il craint de rester au-dessous de son sujet et de l’attente du public. Cicéron confesse que, chaque fois qu’il montait à la tribune, il sentait un frisson lui courir de la tête aux pieds.

Mais à la chaleur du développement, cette glace se fond bientôt : une réaction s’opère, qui exalte les facultés de l’orateur. Son génie, un instant contenu, rompt ses digues et s’épanche en torrents. Rien de plus fécond que ces crises de l’âme. C’est d’elles que jaillissent les inspirations soudaines qui sont les coups de théâtre de l’éloquence.

Crassus, plaidant pour Aquilius menacé d’une sentence d’exil, se souvient que ce vieillard qu’il voit triste et abattu, il l’a vu jadis consul, général, honoré du sénat, triomphant au Capitole. D’un élan de sensibilité irrésistible, il déchire la robe de son client et montre au peuple ses blessures. Les juges fondent en larmes : l’orateur, profondément ému, est forcé de s’interrompre, l’accusé est sauvé. Ce mouvement aurait-il eu le même succès s’il eût été concerté ? J’en doute, car la passion a dans ses effets spontanés quelque chose de soudain qui saisit l’âme, qui prévient la réflexion et que l’art ne peut imiter.

Quand Cicéron, défendant Ligarius, fit tomber des mains de César la sentence de condamnation déjà écrite ; quand Massillon, prêchant sur le petit nombre des élus, frappa son auditoire de terreur, où ces deux orateurs trouvèrent-ils, l’un cette véhémente sortie contre Tubéron, l’autre cette évocation du Christ apparaissant tout à coup au milieu du temple, devant les yeux épouvantés des fidèles, avec la majesté d’un juge souverain ? Croyez-vous que l’art seul et privé du secours de la passion aurait pu opérer ces miracles de persuasion ?

Je sais bien que la plupart de ces effets sont préparés à l’avance dans le silence du cabinet. Mais si l’orateur ne se présentait pas en public déjà échauffé par la méditation de son sujet, si la vue du tribunal, la présence de son client, les regards de la foule attachés sur lui le laissaient froid et indifférent, soyez bien convaincus que ses intentions les plus heureuses n’aboutiraient qu’à des jeux de scène manqués ou ridicules.

Jamais la mémoire n’a suppléé à l’inspiration. « Si je voulais acquérir le titre d’orateur, dit Henri IV aux notables de Rouen, j’aurais appris quelque belle et longue harangue, et vous la prononcerais avec assez de gravité. » Mais le Béarnais connaît trop les hommes pour avoir besoin de chercher sa rhétorique dans les livres. Comme il est pauvre et que ces bonnes gens sont riches, et qu’il veut tirer d’eux quelque argent pour achever de conquester son royaume, il les flatte, il se fait modeste et humble ; on dirait un débiteur devant ses créanciers. S’il les a convoqués, ce n’est pas, comme faisaient ses prédécesseurs, pour leur faire approuver ses volontés ; non, c’est pour recevoir leurs conseils, pour les croire, pour les suivre, pour se mettre en tutelle entre leurs mains. « C’est une envie, ajoute-t-il, afin de rehausser le mérite d’une condescendance si rare, c’est une envie qui ne prend guère aux rois, aux barbes grises et aux victorieux. Mais la violente amour que je porte à mes sujets, et l’extrême envie que j’ai d’ajouter ces deux titres à celui de roi me font trouver tout aisé et tout honorable. » Le moyen de ne pas être attendri par une péroraison aussi touchante, et de rien refuser à un prince si débonnaire !

Au théâtre où le poëte, tenant dans ses mains tous les fils de l’action, dispose à son gré de nos impressions, comme de ses incidents et de ses personnages, le succès appartient souvent à celui qui frappe fort. Au barreau, où c’est la fortune qui noue l’intrigue et où l’orateur reçoit de sa main les rôles tout faits, le seul moyen de frapper fort c’est de frapper juste.

Si donc vous voulez arriver aux cœurs de vos juges, commencez par étudier leur caractère. Les trouvez-vous favorablement disposés, tant mieux : car il est plus facile de lancer au galop un cheval en haleine que de le mettre au trot quand il est au repos. Ignorez-vous leurs sentiments, tâchez de les démêler : imitez le médecin qui, avant de donner sa consultation, s’informe avec soin de la nature de la maladie et du tempérament du malade. Une fois leur inclination connue, vous n’avez plus qu’à l’entretenir et à tourner votre voile du côté où vient le vent.

L’art d’exciter les passions est si variable, il dépend si bien des situations et des caractères, qu’on voit à chaque instant l’éloquence arriver au même but avec les moyens les plus opposés.

Le connétable de Bourbon mène ses bandes au siége de Rome en leur promettant les richesses des cardinaux. Annibal et Napoléon montrent à leurs soldats, du haut des Alpes, les belles contrées du Piémont et de la Lombardie : « Je vais vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde ; vous y trouverez de grandes villes, de riches provinces ; vous y trouverez honneur, gloire et richesses. »

Les représentants de l’armée de Sambre-et-Meuse enflamment les soldats de 93 avec les mots de patrie et de liberté.

Les Romains ont été surpris et enfermés dans un défilé. Un tribun militaire se dévoue pour le salut commun. Pour donner à l’armée le temps de se dégager, il marche avec quelques centaines d’hommes à l’assaut des hauteurs occupées par l’ennemi, et leur jette en partant ces simples paroles :

« Allons, camarades, allons mourir pour la république. »

— Tu vois cette redoute, dit un chef à un officier, tu l’attaqueras avec tes hommes. — Oui, mon général. — Tu te feras tuer. — Oui, mon général.

Tel prouve à ses soldats que la victoire est certaine et qu’ils sont dix contre un ; tel autre leur dit que tout est perdu, et allume en eux la rage du désespoir.

Masséna, à Essling, insulte un corps qu’il voit plier : « Canailles ! tas de poltrons ! » Peut-être au début de la bataille les avait-il appelés des héros.

Un célèbre chef de bandes fait à la jeunesse ce singulier appel : « A ceux qui voudront me suivre je promets des marches forcées, des alertes, des surprises, des nuits sans sommeil, la faim, le froid, la fatigue, et pour repos la fusillade. » Et les volontaires accourent en foule sous ses drapeaux.

Honneur, cupidité, honte, amour-propre, sentiment de la discipline, fanatisme de la patrie, — autant de ressorts toujours prêts à agir sous la main de l’orateur.

Mais l’important n’est pas de les remuer, c’est de savoir le faire à propos. L’emploi du pathétique exige beaucoup de tact et de mesure. D’abord il ne faut pas le prodiguer. La passion est un état violent dont l’âme se fatigue vite et qu’on doit craindre de prolonger. Ensuite il faut voir si le sujet que l’on traite admet les grands mouvements, ou s’il y répugne. N’oubliez pas que le ridicule naît presque toujours du contraste et de la disproportion. On se moque d’un orateur qui emploie les grands moyens pour faire triompher une petite cause, comme d’un homme qui s’armerait d’une massue pour écraser une mouche, ou d’un sauteur qui prendrait un grand élan pour trébucher et faire la culbute. Rappelez-vous la fameuse péroraison des Plaideurs, et les larmes des petits chiens, et le malicieux trait du bonhomme Dandin :

Ce que c’est qu’à propos toucher la passion !

Le barreau romain, qui abusait des péroraisons pathétiques autant que le nôtre en use sobrement, voyait souvent se produire des scènes aussi plaisantes que celles-là. Un avocat de causes véreuses, nommé Cépasius, personnage décrié, langue vénale, s’était chargé de la défense d’un certain Fabricius, aussi honnête homme que lui. L’affaire était mauvaise et perdue d’avance dans l’esprit des juges et dans l’opinion publique. Cépasius entre en matière par un exorde magnifique et tiré de loin. Le tribunal l’écoute avec un recueillement qui n’est que de la stupeur et que la vanité de l’orateur prend pour de l’admiration. L’accusé lui-même partage cette illusion : il respire, il renaît à l’espoir ? Mais voilà qu’arrivé à la péroraison, l’avocat s’avise de tirer du fond de son sac oratoire ce splendide développement : « Regardez, juges, la misère de la condition humaine ; regardez l’inconstance et la mobilité des événements ; regardez la vieillesse de Fabricius ; regardez… » Comme il disait : « Regardez ! » il regarda lui-même. Mais déjà Fabricius, tout honteux, s’était sauvé la tête basse et avait disparu de l’audience. Les juges de rire et l’orateur de se fâcher tout rouge. Il crie que sa cause lui échappe, qu’on lui coupe sa belle tirade, qu’il n’a pas fini encore son : Regardez, juges, regardez. On voit le moment où il va courir après son client, lui sauter à la gorge et le ramener de force à sa place pour achever sa péroraison.

Un autre avait amené à l’audience un enfant dont les larmes devaient attendrir le tribunal. Son précepteur, placé auprès de lui, devait l’avertir quand il faudrait pleurer. Et en effet, au moment le plus pathétique du discours, l’enfant joua son rôle à merveille : « Voyez, juges, s’écrie aussitôt l’orateur, il pleure, et pourquoi pleure-t-il ? » — « Parce que mon précepteur me pince, » interrompit l’innocent. Dans l’état actuel de nos mœurs judiciaires, de pareilles mésaventures sont devenues impossibles. Le goût français, ami de la simplicité et du naturel a éloigné du barreau l’appareil tragique des vêtements déchirés, des cheveux épars, des enfants en larmes et des vieillards à cheveux blancs. Il laisse cette mise en scène au mélodrame et réduit le pathétique à l’expression la plus simple des sentiments. Si cette contrainte épargne à nos orateurs les grandes chutes, elle leur interdit souvent les grands essors. La plupart, en effet, semblent sacrifier au respect humain plus qu’au succès de leur cause, et on dirait, à les voir se contraindre et ménager leurs effets, qu’ils ont moins peur d’un échec que du ridicule.

Disposition fâcheuse ; car si l’on pouvait choisir entre deux excès, mieux vaudrait peut-être trop de présomption que trop de timidité. La passion vraie n’a pas de ces scrupules ; elle s’abandonne à ses effusions avec la confiance d’un enfant qui livre sa joue aux baisers, et sa simplicité même désarme la critique. Elle a des maladresses heureuses et des témérités triomphantes : notre émotion justifie son désordre et nos larmes sont complices de ses transports. Qui oserait tracer à l’inspiration les limites où elle doit s’arrêter ? Le cœur a sa logique comme la raison. Il y a dans les élans de la sensibilité, comme dans les crises de la tempête, une sorte de rhythme et de progression : le désordre de l’âme a ses lois comme celui des éléments. Mais ces règles mystérieuses de la passion ce n’est pas l’art qui les enseigne, c’est la nature ; ce n’est pas la réflexion qui les trouve, c’est l’intuition. Ayez de l’âme, soyez ému, et quand vous verrez vos impressions partagées par ceux qui vous écoutent, ne prenez plus conseil que de vous-même et de vos propres mouvements.

XI

le style oratoire

Il n’y a pas trois sortes de style ; il n’y en a qu’un, celui qui règle tous ses mouvements sur ceux de la pensée : simple, quand elle est simple ; orné, quand elle est gracieuse ; magnifique, quand elle s’élève.

Le vrai style oratoire est celui qui marque toutes les ondulations du discours, comme une étoffe légère dessine les formes du corps.

Les idées sont un fonds commun que chacun peut s’approprier par l’usage qu’il en fait. Le Moïse de Michel-Ange n’était qu’une pierre brute avant que le statuaire l’eût fait sien en le marquant de sa griffe de lion. Le même paysage, vu par deux peintres, et éveillant en eux des impressions différentes, prend sous leur palette des aspects différents. De même les arguments sont la matière commune de l’éloquence : mais chaque orateur en varie l’ordonnance et la forme, et les teint, pour ainsi dire, des couleurs de son génie. Dans Démosthène et dans Mirabeau, esprits pratiques, hommes d’action, le tissu transparent de la forme laisse voir toutes les saillies des muscles : Cicéron et Massillon, plus artistes, sont plus abondants : sous l’ampleur de leur prose on suit plutôt la marche du raisonnement qu’on n’en devine les contours. Bourdaloue a la méthode et la précision ; Bossuet la majesté ; Fénelon l’onction et la grâce. L’éloquence de Voltaire est un courant clair et rapide ; celle de Montesquieu un torrent au lit inégal, tantôt vaste comme un fleuve, tantôt frétillant comme un ruisseau. Le style est la physionomie de la pensée, comme la figure est l’expression du caractère. Ceux qui copient le faire des grands modèles sont comme les laquais qui croient ressembler à leurs maîtres parce qu’ils portent leurs habits. L’imitation a sur l’esprit le même effet que le contact du monde sur les manières ; elle couvre d’un vernis uniforme les défauts et les qualités ; elle fait perdre en originalité ce qu’elle fait gagner en distinction.

Les genres ont, comme les individus, leur caractère, et par conséquent leur style. Donc connaître les traits distinctifs de l’éloquence, c’est connaître la couleur qui lui convient.

L’éloquence, étant une dialectique à l’usage de tous, doit être comprise de tous. Elle ne doit donc employer que des termes nets, précis, à la portée de chacun. Point d’acceptions forcées, point de recherche, point d’archaïsmes, mais des expressions claires, empruntées à la langue usuelle et courante.

On acquiert cette justesse et cette propriété par l’étude de la langue et par la lecture des bons auteurs. Autrefois ces qualités étaient un fruit naturel de la fréquentation du monde : mais alors il y avait en France de vrais salons. Je recommanderai surtout à l’orateur la connaissance approfondie de nos vieux écrivains. Il y trouvera sans doute bien des mots vieillis et tombés en désuétude : ce sont les branches mortes de l’arbre ; mais une séve jeune et vigoureuse court encore dans les veines du tronc. Chez eux l’usage n’a pas encore altéré le sens des mots en les détournant de leur acception primitive : la langue, voisine de sa source, conserve la clarté et la limpidité de son courant.

De la succession des mots naissent les phrases, qui sont les membres du discours. Elles doivent être proportionnées au discours ; elles doivent en reproduire le caractère général, comme les molécules, selon quelques physiciens, reproduisent en petit l’image du corps qu’elles composent.

Ainsi l’histoire, se bornant à raconter, veut une phrase alerte et rapide comme la marche des faits qu’elle expose. L’éloquence, dont le but est de prouver, la veut plus ample et plus étoffée. La période est sa forme naturelle. Elle seule, en effet, est assez vaste pour contenir une idée complète avec son cortége nécessaire de preuves et d’explications : « Quoi ! un homme qu’il aurait pu tuer avec l’approbation générale ; un homme qu’il aurait pu tuer justement, impunément, en prenant l’heure et le lieu propices, il l’aurait attaqué au péril de sa vie, quand tout lui était contraire : l’opinion, la loi, les circonstances, le théâtre de la lutte ! Et cela, juges, la veille des comices, quand il disputait à son rival la première charge de l’État, dans ce moment critique (car vous savez, juges, combien un candidat est timide et inquiet, et pat quelles angoisses nous fait passer la poursuite du consulat), dans ce moment, dis-je, où tout nous effraye, non-seulement le blâme hautement manifesté, mais le murmure secret de l’improbation, dans ce moment où bruits fâcheux, contes mensongers, si vagues, si légers, si imperceptibles qu’ils soient, nous donnent le frisson, où nous étudions avec anxiété jusqu’aux physionomies, jusqu’aux regards de la foule ! »

Retranchez un membre à cette phrase où tout s’enchaîne et se rattache logiquement à l’idée principale : Milon n’est pas coupable, la démonstration cesse d’être complète. Mais avouez qu’il faut la vaste et solide charpente d’une période pour résister au fardeau de tant d’incidentes explicatives.

La forme périodique ne satisfait pas seulement l’esprit : elle a, comme la phrase musicale, son rythme et ses repos réglés par la respiration de l’orateur : elle prend les cœurs en charmant les oreilles.

Mais, si harmonieuse qu’elle soit, elle ne doit être dans le discours que la note dominante. La simplicité du récit et la vivacité de la réfutation s’accommoderaient peu de cette forme grave et majestueuse. Le style doit rendre exactement les tons de la pensée, et l’éloquence est une gamme qui les comprend tous. Unité dans la conception, variété dans l’exécution, c’est la loi de la nature, c’est la loi de toutes les œuvres humaines.

Je ne reviendrai pas sur ce que j’ai dit tant de fois dans le cours de ce travail, que pour persuader il faut peindre, c’est-à-dire représenter ses idées par des images sensibles. C’est là ce qui distingue l’éloquence de la dialectique pure et ce qui la rapproche de la poésie. Le philosophe conçoit des abstractions, l’orateur voit sa pensée. A-t-il saisi des rapports entre deux idées, son esprit impatient supprime le lien qui les unit et confond les deux termes en un seul.

Expliquons ceci par un exemple. M. Mérimée, dans son étude de Colomba, une belle œuvre qui rappelle l’Électre de Sophocle, explique ainsi qu’il suit un hiéroglyphe trouvé dans une pyramide : « Cette figure bizarre, que vous prenez peut-être pour une bouteille, cela veut dire la vie humaine. Celle-ci qui vient après, c’est un bouclier avec un bras tenant une lance : cela veut dire combat, bataille. Donc la réunion de ces deux caractères forme cette devise que je trouve assez belle : La vie est un combat. » Un logicien aura besoin de toute une série de raisonnements pour établir les rapports qui peuvent exister entre ces deux termes éloignés, vie et combat. Il montrera la faiblesse de l’homme qui aspire au bonheur, mais qui, tourmenté par les passions, éprouvé par le destin, découragé par le sentiment de son impuissance, ne goûte que des joies amères et des satisfactions incomplètes. Il prouvera ensuite que le seul moyen d’arriver au bonheur relatif réservé à notre condition mortelle, c’est de borner ses désirs, de lutter contre soi-même et de se mettre au-dessus des événements. Enfin il conclura que la vie est semblable à un combat. L’orateur, dont l’imagination est plus vive, imitera l’artiste égyptien : il supprimera les rapports, et, rapprochant les deux termes, il dira : La vie est un combat.

Il n’y a que les âmes passionnées pour franchir ainsi d’un bond les nombreux degrés qui conduisent lentement d’une idée à une autre les esprits calmes et rassis. Réduisez en raisonnements ces phrases : Une loi de salut public est un glaive dans le fourreau ; — étendre la Révolution sur le lit de Procuste ; — on n’emporte pas la patrie à la semelle de ses souliers ; — de ses derniers soupirs je me rendis maîtresse ; — dans une longue enfance ils l’auraient fait vieillir ; — vous flétrirez par cette analyse la fleur et l’éclat de ces images, mais vous comprendrez quel abîme il y a entre le travail régulier et patient de la déduction logique et la soudaineté de l’intuition.

Tout s’enflamme au souffle de l’éloquence. Elle fait vivre les objets inanimés, elle leur communique l’âme, le sentiment, la volonté : — Que faisait ton épée sur le champ de Pharsale ? A quel flanc voulait-elle boire ? Que demandait sa fureur ? — Glaive du Seigneur, quel coup vous venez de frapper ! — Pour elle le défenseur d’un État en est le bouclier ; un factieux est une torche incendiaire ; les plaies des mourants sont des bouches ouvertes qui crient vengeance ; l’usure est une lèpre qui dévore, la banqueroute un ennemi assis aux portes de la ville.

Elle personnifie les abstractions. Un combat devient un juge qui tient dans ses mains le sort de deux peuples ; la loi une mère qui rappelle au devoir ses fils égarés.

Elle fait parler la honte, le remords, la nécessité, l’occasion, les ombres des ancêtres, le sang des guerriers morts, le souvenir des victoires remportées.

Elle transforme l’âme humaine en un champ de bataille où les sentiments opposés se provoquent et se défient, comme les héros d’Homère au milieu de la mêlée : — Tout beau, ma passion, soyez un peu moins forte. — Rentre en toi-même, Octave ! — Éclatez mes douleurs ! — Cessez vaines frayeurs, cessez lâches tendresses ; amour, sers mon devoir et ne le combats plus.

Dans l’argumentation philosophique, les preuves sont les matériaux inertes de la discussion ; dans le discours, ce sont des forces vives, des auxiliaires intelligentes de la persuasion. On les voit, dociles à l’appel de l’orateur, se lever et accourir à leur poste de bataille ; elles se passionnent, elles menacent, elles interrogent, elles implorent ; tantôt attendries et prosternées :

Lauriers, sacrés rameaux, qu’on veut réduire en poudre,
Vous qui mettez sa tête à couvert de la foudre,
L’abandonnerez-vous à l’infâme couteau
Qui fait choir les méchants sous la main du bourreau ?

tantôt pressantes et impétueuses :

Dis, Valère, dis-nous, si tu veux qu’il périsse,
Où tu penses choisir le lieu de son supplice.
Sera-ce entre ces murs que mille et mille voix
Font résonner encor du bruit de ses exploits ?
Sera-ce hors des murs ?…

— Qui a porté la loi ? Rullus. Qui a privé des suffrages la majeure partie du peuple ? Rullus. Qui a trié les tribus à son choix ? Rullus. Qui les a tirées au sort sans aucune garantie de surveillance ? Rullus. Qui a nommé arbitrairement des décemvirs ? Encore Rullus. Qui a proclamé son nom le premier ? Rullus ; — tantôt, enfin, hautaines et ironiques :

Poursuis, Néron : avec de tels ministres,
Par des faits glorieux tu vas te signaler.
Poursuis. Tu n’as pas fait ce pas pour reculer !

La rhétorique a finement et curieusement analysé toutes les formes du style oratoire. Elle distingue deux sortes de figures : les figures de mots, qu’elle appelle tropes, du mot grec τρίπω, tourner, parce qu’elles changent la signification des mots, et les figures de pensées, qui sont les gestes et les attitudes du discours.

Les principaux tropes qu’elle énumère sont la métaphore, la métonymie, la catachrèse, la synecdoche, etc., etc.

Quant aux figures de pensées, ce sont l’interrogation, la subjection, forme interrogative par laquelle l’orateur prévient les objections qu’on peut lui faire, l’apostrophe, l’exclamation, l’ironie, l’hyperbole ou exagération, la litote’ ou atténuation, l’antithèse ou opposition de mots et de pensées, la périphrase, etc., etc.

Ne vous laissez pas effrayer par la physionomie un peu sauvage de ces termes : car sous leur consonnance technique ils ne cachent rien que de fort simple et de fort naturel. Ces tiges desséchées que vous voyez dormir avec leurs étiquettes savantes dans les herbiers des botanistes, ce n’est point la science qui les a créées : hier encore, connues de tous, elles parfumaient les champs et les sentiers, et les petits enfants les saluaient de leurs doux noms populaires. Il en est de même des fleurs de la rhétorique, avec cette différence que le peuple a oublié de les baptiser. On les cueillait déjà vingt ou trente siècles avant que les critiques eussent songé à les nommer et à les classer. Aujourd’hui encore les tropes fleurissent sur toutes les lèvres ; les métaphores courent les rues ; l’ironie, l’exclamation, l’apostrophe, l’hypothypose s’épanouissent dans les carrefours et s’enroulent en festons sous les piliers de la halle. Un soldat qui dit que le canon gronde ou que les boulets pleuvent fait une métaphore ; un maire qui dit que sa commune compte soixante feux fait une synecdoche. Quand un vigneron lie les bras de la vigne, il fait une catachrèse, et une métonymie quand il allume sa pipe ou boit bouteille avec son voisin. Vous dites quelquefois d’un coquin avéré : voilà un honnête homme, c’est une antiphrase. Cet homme est un Crésus ; cet autre est un Judas, voilà une antonomase.

Il n’y a pas de langues plus riches en figures que celles des peuples primitifs et ignorants. Leur imagination, jeune encore, découvre partout des rapports qu’ils expriment vivement parce que leur sensibilité en est vivement affectée. Dans le soleil aux rayons pénétrants ils voient tantôt un archer aux flèches d’or, tantôt un berger qui chasse devant lui les troupeaux monstrueux des nuages errants. Un cratère est pour eux la cheminée d’une forge mystérieuse, et les molécules lumineuses de la voix lactée, une longue traînée de lait, échappée au sein de la nourrice d’un dieu. Toute la mythologie hellénique n’est qu’un vaste recueil de métaphores.

Étudiez cette partie de la rhétorique qui traite de l’élocution : elle abonde en remarques fines et en exemples intéressants. Étudiez-la, dis-je, mais plutôt comme un ensemble d’observations curieuses que comme une suite de procédés à imiter. Car si la nature ne vous a pas donné une organisation délicate et impressionnable, les préceptes sur le style ne vous apprendront pas plus à parler éloquemment que l’étude de la logique ne vous apprendra à raisonner juste, si vous avez l’esprit faux. Les principes du dessin peuvent s’apprendre dans les ateliers des maîtres, mais non le coloris ; avant de conseiller à un orateur de peindre, il faut lui conseiller d’avoir de l’imagination22.

XII

l’action oratoire

On sait que Démosthène disait que ce qui domine dans l’éloquence, c’est l’action. On connaît aussi le mot d’Eschine aux Rhodiens. Il venait de leur lire le discours que son rival avait prononcé dans l’affaire de la Couronne, et l’auditoire applaudissait : — « Que serait-ce donc si vous aviez entendu rugir le lion ? » — Cicéron ne craint pas de dire que sans l’action le meilleur orateur n’est rien, et qu’avec elle le plus médiocre peut l’emporter sur le plus habile. Il va jusqu’à nous donner la théorie des mouvements du corps : — « Que la pose soit noble et virile ; qu’elle rappelle non l’attitude du comédien, mais celle du guerrier dans le combat et de l’athlète dans la palestre ; que la main n’ait rien d’affecté, qu’elle suive la parole, sans vouloir l’expliquer ; que le bras soulevé soit tendu en avant comme pour lancer le trait de l’éloquence ; que le pied marque en frappant la terre le commencement et la fin des luttes animées. »

Tout, chez les anciens, justifiait cette pantomime violente et passionnée : les mœurs, les traditions, l’ampleur du costume, les vastes dimensions de la tribune, la présence de la multitude. Tout chez nous fait une loi à l’orateur d’être plus sobre et plus discret : le sentiment moderne des convenances, la forme du vêtement, la composition de l’auditoire, les bornes étroites de l’enceinte réservée aux combats oratoires. Une action trop fougueuse, dans de telles conditions, serait une tempête dans un verre d’eau. Toutefois, entre la raideur empesée d’un méthodiste et la turbulence d’un énergumène de carrefour, il y a une mesure que l’orateur doit garder. Fénelon reprochait à Bourdaloue son immobilité et la précipitation de son débit ; comme aussi à d’autres prédicateurs la fougue désordonnée de leur gesticulation. — « Il y a quelque temps, dit-il, je m’endormis à un sermon. Vous savez que le sommeil surprend aux sermons de l’après-midi. Je m’éveillai bientôt, et j’entendis le prédicateur qui s’agitait extraordinairement ; je crus que c’était le fort de sa morale. — Eh bien, qu’était-ce donc ? — C’est qu’il avertissait ses auditeurs que, le dimanche suivant, il prêcherait sur la pénitence. »

Evitez ces deux excès. Réglez votre action sur l’importance des choses que vous avez à dire, et sur la vivacité des sentiments qui vous agitent. Souvent les moyens les plus simples produisent les plus grands effets. C’est l’âme qui donne le ton au geste et à la voix. Je tiens d’un vieillard, qui avait entendu Mirabeau dans sa jeunesse, que cet orateur faisait courir un frémissement dans l’assemblée avec ces simples mots : Je demande la parole. Ému, courroucé, impatient du dieu qu’il portait dans son sein, il avait une manière de jeter cette phrase, en secouant sa crinière, qui faisait dire à chacun : Silence ! le maître va parler.

L’action est l’éloquence du corps. Tous les mouvements de l’âme ont leur physionomie, leur intonation, leur geste. La passion est un archet qui fait vibrer tous les nerfs de l’orateur ; sa voix, comme une corde tendue, retentit à chaque impulsion, tantôt grave ou aiguë, tantôt lente ou précipitée, tantôt faible ou puissante. A ces vibrations répondent des intonations différentes, que l’art peut varier à son gré, comme le peintre nuance les couleurs de ses tableaux.

Le geste suit tous ces mouvements, comme l’ombre suit le corps : non pas celui du comédien, qui accentue tous les mots, mais un geste qui rend l’impression générale, sans s’arrêter au détail, et qui fait comprendre les choses plutôt qu’il ne les montre.

Toute l’action vient de l’âme, et l’âme a pour miroir le visage et pour interprètes les yeux. Les yeux sont la seule partie du corps assez mobile pour marquer, par des expressions différentes, tous les degrés du sentiment. Or, les tenir attachés sur le même objet, c’est leur ôter cette faculté. Quelqu’un disait d’un acteur qui avait le regard fixe et concentré qu’il tournait le dos au public.

Les yeux ont donc un rôle important dans l’action : mais de tous les instruments que la passion met en jeu, le plus souple, le plus varié, le plus merveilleux, c’est la voix. Heureux qui l’a reçue de la nature pleine et sonore et qui n’a pas besoin, comme Démosthène, de s’en créer une artificielle ! Il y a des défauts qu’un patient exercice peut corriger, comme la volubilité du débit, le grasseyement, une haleine courte, un bégayement léger. Il y en a d’autres qui résistent à tous les efforts de la volonté la plus opiniâtre : le meilleur alors est de s’y résigner et d’en tirer le parti le plus avantageux possible. Le génie a, comme la beauté, un rayonnement qui couvre toutes les imperfections. Nous avons un orateur qui, pour la pureté élégante du style, la véhémence du raisonnement et l’élévation de la pensée, ne le cède en rien aux plus illustres. Il a l’abondance et la causticité de l’avocat ; il a la fougue du tribun ; il a la raison calme et froide de l’homme politique ; il a tout, excepté un organe agréable. Sa respiration bruyante retentit comme un soufflet d’orgue à chaque repos de ses périodes. Mais ce défaut, sensible à l’exorde, cesse d’être choquant à mesure que l’argumentation s’échauffe : c’est l’âme haletante de la passion, le souffle embrasé du volcan. Un autre, qui n’a de l’orateur ni la taille, ni le port, ni le geste, ni la figure, est cependant un orateur, et le plus puissant peut-être de nos orateurs. Sa petite voix aigre et flûtée est l’organe même de la persuasion. Il entre si bien dans l’esprit de son auditoire, il appuie ses preuves sur un si grand nombre de faits, il les dispose dans un ordre si clair, il donne un tour si familier aux questions les plus abstraites, il met tant d’art à dissiper les doutes, à prévenir les objections, à déblayer tous les obstacles qui peuvent retarder la marche triomphante de son raisonnement, que l’oreille, à l’entendre, devient la dupe de l’esprit satisfait. Le talent de l’artiste cache l’imperfection de l’instrument.

S’il n’y avait que le génie pour suppléer à l’insuffisance de l’organe, que d’orateurs réduits à l’impuissance ! Heureusement l’art peut sinon transformer la voix, au moins la corriger. Apprendre à bien prononcer est presque aussi important qu’apprendre à bien dire. Sans être aussi musicale que celles des anciens, notre langue a cependant sa prosodie. Chaque période a son harmonie propre, chaque mot son accent tonique, que l’oreille doit saisir et que la prononciation doit marquer. Une faute d’accent dans le discours est choquante comme une note fausse dans un concert. Mais cette justesse de tons, qui nous la donne ? L’éducation, l’usage, l’exercice : je ne connais pas d’autres maîtres. Les repos de la période sont réglés par la respiration ; les intonations des membres qui la composent par le sens ; les chutes par l’instinct du rhythme, et cet instinct, c’est la nature qui nous le donne, c’est la lecture des poëtes et des orateurs qui le développe en nous. Quant à la prononciation, qui est la manière d’accentuer les mots, elle nous est transmise comme un héritage : nous la recevons, bonne ou vicieuse, de nos parents, de nos nourrices, de nos compagnons d’enfance : nous la respirons, pour ainsi dire, avec l’air qui nous environne. C’est un vin du cru que le temps peut améliorer, mais sans lui ôter son goût de terroir. Nous avons vu des gens distingués, mêlés au meilleur monde de Paris, séjourner trente ou quarante ans dans cette ville, comme Théophraste à Athènes, et conserver leur accent provincial. Il est vrai que ces obstinés provinciaux étaient venus dans la capitale au bon temps où il y avait encore des coches. Aujourd’hui les chemins de fer versent continuellement la province dans Paris, et Paris dans la province ; en sorte qu’on peut prévoir le temps où il n’y aura plus ni province ni Paris. Cicéron nous dit qu’on ne parlait le pur latin qu’à Rome, et dans certains quartiers de Rome. Ce sont les femmes, ajoute-t-il, qui conservent le mieux la pureté de l’ancien accent. Et il fait l’éloge d’une vieille patricienne, nommée Lélia, qui s’exprimait avec tant de naturel, de grâce simple et correcte, qu’à l’entendre on jugeait que son père et ses ancêtres n’avaient pas dû parler autrement. Je suppose qu’on trouverait encore à Paris quelque Lélia parmi les femmes du peuple, les bourgeoises du Marais ou les douairières du faubourg Saint-Germain : mais ces perles sont devenues bien rares depuis l’invasion des Béotiens. Que l’orateur se règle sur de purs modèles, s’il est assez heureux pour en trouver ; et quand il aura formé sa voix, qu’il s’exerce à la conduire. « Une voix naturellement mélodieuse, quoique très-mal ménagée, ne laisse pas que de plaire ; mais elle ne fait dans l’âme aucune des impressions touchantes qu’elle ferait si elle avait toutes les inflexions qui expriment les sentiments. Ce sont de belles cloches dont le son est clair, plein, doux et agréable, mais, après tout, ce sont des cloches qui ne signifient rien, qui n’ont point de variété, ni par conséquent d’harmonie et d’éloquence23. » Que de cloches au barreau, à la tribune et dans la chaire ! les unes aigres et fêlées, les autres sourdes ou étourdissantes, les autres plaintives et désolées comme un glas funèbre. La monotonie dans le débit est un crime dont le sommeil de l’auditoire est l’inévitable expiation.

L’action de la voix a, comme celle du corps, sa gradation et ses nuances. Avez-vous lu dans Beaumarchais le tableau de la calomnie : « D’abord un bruit léger, rasant le sol comme l’hirondelle, etc. » — C’est l’image du débit oratoire. Calme et modérée à l’exorde, la voix a des notes discrètes et des modulations caressantes ; souple et variée dans la narration, elle prend tous les tons des scènes qu’elle expose et des personnages qu’elle fait parler ou agir : arrivée à la discussion des preuves, elle devient aiguë et pénétrante ; elle imprime, comme avec une pointe acérée, la vérité dans l’âme des auditeurs ; veut-elle remuer les passions, tantôt elle s’attendrit et se trempe de larmes, tantôt elle gronde, éclate et se précipite. En un mot, elle est dans le concert de l’éloquence ce qu’est le style, ce qu’est le geste, un instrument dont les variations se règlent sur les mouvements de la pensée.

FIN