(1867) Rhétorique nouvelle « Deuxième partie. L’éloquence du barreau » pp. 146-
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(1867) Rhétorique nouvelle « Deuxième partie. L’éloquence du barreau » pp. 146-

Deuxième partie

L’éloquence du barreau

I

caractères généraux de l’éloquence romaine

Quand la conquête macédonienne eut renversé la tribune et étouffé la voix de Démosthène, l’éloquence, bannie de la place publique, se réfugia dans les écoles. Il y eut des rhéteurs à Athènes, il n’y eut plus d’orateurs.

Ce n’est donc plus en Grèce que nous suivrons son développement ; c’est à Rome que nous la verrons naître et fleurir, mais dans des conditions toutes nouvelles. Car n’oublions pas que, si son but unique est de persuader, les moyens qu’elle emploie pour y parvenir sont infinis. Comme le même souffle de vent retentit avec des modulations différentes en passant de la plaine à la montagne et de la montagne à la forêt, de même elle change d’accent en changeant de théâtre.

Nous l’avons vue en Grèce, enchaînée par des lois sévères, concentrer toutes ses forces dans la dialectique. Les Romains, race plus dure que les Grecs, sont moins artistes : les travaux de la campagne, les dangers continuels de la guerre endurcissent leurs nerfs, émoussent leur sensibilité. Leur langue, mâle et énergique, manque de souplesse et d’harmonie : les durs laboureurs du Latium ont le parler ferme et bref des futurs conquérants du monde : brevitas imperatoria. Ils aiment les pensées fortes, les grands mouvements ; mais les nuances leur échappent. Plus enjoués que spirituels, leur ironie éclate en invectives, leur gaieté en bruyantes saillies. A la délicatesse de Térence ils préfèrent le gros sel de Plaute ; aux bouffonneries de Plaute, les émotions du Cirque. La nature leur a donné la force et l’éclat ; mais elle leur a refusé l’esprit de finesse et le sentiment des proportions. Le murmure mélodieux de l’abeille attique se perdrait dans le tumulte de leurs assemblées, et son miel leur paraîtrait fade. Il faut des Athéniens pour comprendre l’art mesuré d’un Démosthène ; l’esprit peu subtil des Latins perdrait le fil de ses déductions et s’embrouillerait dans les détours de ses raisonnements.

Ce peuple semble créé pour deux choses uniquement : l’administration et la guerre. Il a le sens droit, mais borné aux choses pratiques. Sa religion est toute dans les cérémonies ; son respect de la loi dans la stricte observation du texte ; sa philosophie dans la morale. Les idées abstraites avec lesquelles se joue la subtilité grecque glissent sur son gros bon sens. Ce n’est pas lui que l’on passionnerait en lui présentant l’idéal d’une justice supérieure à la raison d’État. Pour lui, la justice c’est l’intérêt de la république ; la vertu, c’est le sacrifice à la patrie ; le bonheur suprême, c’est de vaincre et de commander. Tandis que la tribune athénienne, dominant la ville et le golfe d’Egine, ouvre au regard et à l’imagination de vastes perspectives, le forum, enfermé entre le Capitole et le mont Palatin, arrête la vue de l’orateur sur les monuments de la grandeur romaine et concentre sa pensée dans l’enceinte de la cité. Certes, j’admire le patriotisme des beaux âges de la grande république ; je l’admire comme la source d’où sont sortis les plus grands caractères et les plus nobles actions qu’il ait jamais été donné à aucun peuple de produire pour l’exemple des hommes ; mais ce patriotisme a je ne sais quoi de dur et d’austère qui étonne et ne touche pas. Ce qui manque à l’organisation de ces hommes, c’est la fibre humaine ; ce qui manque à leurs discours, c’est le souffle généreux qui enflamme la parole de Démosthène. Ils excitent plutôt l’admiration que la sympathie : leurs vertus sont belles, mais un peu farouches ; il y a du mépris pour l’humanité dans leur héroïsme, et, si j’ose ainsi dire, de l’égoïsme dans leur dévouement. A les entendre exalter sans cesse en termes magnifiques la majesté du sénat et du peuple, nous éprouvons à la longue comme un secret dépit, celui que ressentiraient des vaincus humiliés par la jactance de leurs vainqueurs. Combien l’éloquence des Grecs est loin de cette morgue ! Combien elle est plus aimable et plus communicative ! C’est que l’esprit de ce peuple est sociable autant que celui des Romains est personnel. Ces tribuns, ces consuls, qui n’ont à la bouche que les droits du peuple ou les priviléges du sénat, ne sont que les orateurs de Rome ; Démosthène, le défenseur de la justice, est l’orateur du genre humain.

Si j’ai réussi à vous tracer nettement le caractère de ces hommes (et notez bien que je ne vous parle pas encore des Romains civilisés par la Grèce, mais des vrais fils de la louve, des purs Latins, de ceux qui préparèrent la conquête du monde par celle de l’Italie), si, dis-je, je vous les ai représentés dans leur primitive rudesse, vous n’aurez pas de peine à comprendre que pour émouvoir ces paysans et ces soldats, il fallait de violentes secousses, et que la parole ne pouvait arriver à leurs âmes qu’en remuant leurs sens et en leur donnant, pour ainsi dire, le frisson de la chair. Aussi leurs orateurs multiplient les images, prodiguent les invocations, les apostrophes, tous les mouvements les plus dramatiques. Comme si les paroles ne leur suffisaient pas pour exciter les passions, ils font parler les choses ; ils changent la tribune en un théâtre et produisent l’éloquence en scène ; ils lui donnent un appareil tragique ; ils lui mettent de vraies larmes dans les yeux ; ils la montrent traînant des lambeaux de deuil, les bras tendus vers le peuple, les cheveux longs et défaits, la poitrine ouverte et cicatrisée : ils arrachent le cœur au lieu de l’effleurer. Le pathétique n’est plus chez eux, comme en Grèce, l’arme ou, pour mieux dire, la pointe du raisonnement : c’est un lieu commun, que l’on traite à part, qui anime l’exorde et enflamme la péroraison. Il ne seconde plus l’argumentation, il la remplace : il est à lui seul une preuve, un élément de persuasion. — « Nous l’emportons dans le pathétique, » a dit Quintilien. C’est définir d’un seul mot l’éloquence romaine. Le pathétique est en effet son trait dominant, celui qui la distingue de l’éloquence grecque.

II

Le pathétique

Si les Grecs ont fait dans leurs discours une part si restreinte au pathétique, ce n’est certes pas par impuissance. Ces maîtres de la parole ont montré qu’ils excellaient dans l’art de remuer les passions, comme dans tous les autres arts où s’est exercé leur merveilleux génie. Il suffit pour s’en convaincre de lire leurs poëtes. Je ne vous rappellerai pas les admirables paroles que le vieil Homère met dans la bouche de Priam demandant à Achille le corps de son fils. Elles sont dans toutes les mémoires, ou plutôt dans tous les cœurs. Mais écoutez, dans Euripide, Iphigénie suppliant son père : « Mon père, ne me fais pas mourir avant l’âge, ne me condamne pas à descendre au pays des ténèbres, car il est doux de voir la lumière. La première j’ai été bercée sur tes genoux, je t’ai donné mes caresses et j’ai reçu les tiennes. « — Eh bien, ma fille, me disais-tu, te verrons-nous bientôt au foyer d’un époux, heureuse, riche et florissante ? » Moi, caressant ta barbe, qu’aujourd’hui je touche en suppliante, je te répondais : « — Et toi, mon père, quand tu seras vieux, aurai-je le bonheur de t’avoir auprès de moi, dans ma maison, et de te rendre les soins que tu donnes à mon enfance ? »Ah ! ces chères paroles, je les ai gardées dans ma mémoire, mais toi tu les as oubliées, et tu veux égorger ton enfant… Allons, mon père, tourne la tête vers moi, donne-moi un regard, un baiser ; j’emporterai au moins cela de toi en descendant dans la tombe, si tu ne veux pas te laisser attendrir. Viens, mon frère, tu es encore bien petit pour me défendre ; viens cependant, et prie ton père avec tes larmes, fléchis-le pour que ta sœur ne meure pas. On dit que les enfants eux-mêmes ont le sentiment des maux qu’ils voient souffrir. Regarde, mon père, il te prie en silence. Allons, ne repousse pas ta fille ; aie pitié de sa vie ! »

On admire l’art des poëtes qui ont su rendre avec cette vérité les cris de la nature ; mais on n’admire pas moins la sagesse des législateurs athéniens qui interdirent à cet art dangereux l’accès des tribunaux. Représentez-vous, en effet, dans une enceinte ou siégeaient jusqu’à dix mille juges, choisis par le sort dans tous les rangs du peuple, quel trouble des tableaux pareils à celui-là auraient jeté dans les âmes, puisque, même dépouillés de l’action et du prestige de la scène, ces vers du poëte ont encore aujourd’hui un accent qui nous pénètre. Devant de pareilles foules, un véritable orateur, à qui on eût laissé pleine carrière, eût été le maître des consciences ; il eût tenu dans ses mains la vie et la fortune de ses concitoyens ; il eût disposé de la justice.

Je vous ai déjà dit que les Grecs avaient réglé par des lois l’usage de l’éloquence ; mais je ne vous ai pas énuméré les précautions qu’ils avaient prises contre elle, ou plutôt contre eux-mêmes. Le tribunal antique de l’aréopage enfermait les plaidoiries dans l’exposé des faits de la cause. Dans les jugements du peuple, les parties intéressées étaient tenues de plaider elles-mêmes leur cause, et leur plaidoyer se bornait presque toujours à la lecture d’un discours composé pour la circonstance par un orateur en renom. Ainsi Lysias, qui en écrivit deux cents, n’en prononça lui-même qu’un fort petit nombre. Encore cette éloquence d’emprunt n’était-elle pas libre dans son allure : les exordes devaient être de courtes expositions ; les péroraisons de simples résumés ; enfin la clepsydre mesurait parcimonieusement le temps à l’orateur. Vous vous demandez ce que devait être l’éloquence judiciaire, soumise à des restrictions si sévères. Un exemple vous le montrera. Lysias avait eu un frère proscrit par les trente tyrans. Quand la ville les eut chassés et que les lois eurent repris leur-empire, il intenta un procès à Eratosthène, celui des Trente qui avait ordonné cette exécution. Quelle cause pour un orateur ! Un frère plaidant pour son frère contre un homme détesté, devant des juges encore pleins du souvenir récent de l’odieuse tyrannie ! Quelles invectives passionnées, quels brûlants appels à la vengeance, quels mouvements pathétiques ! Comme il semble que, dans une situation pareille, la haine, l’indignation, la douleur, tous les sentiments qu’un cœur peut contenir doivent déborder dans le discours ! Voici de quel ton Lysias s’exprime : « Les Trente prononcèrent contre Polémarque15 leur sentence accoutumée : ils lui ordonnèrent de boire la ciguë, et bien loin de le juger et de lui permettre de se défendre, ils ne daignèrent pas même l’informer de la cause pour laquelle il devait mourir. Nous avions trois maisons ; quand le cadavre sortit de la prison, ils ne permirent pas qu’il fût reçu dans aucune : ils louèrent une litière et l’y firent jeter. Nous avions abondance de linge : ils refusèrent d’en donner pour l’ensevelir ; nos amis durent se cotiser : l’un fournit un drap, l’autre un oreiller, chacun donna ce qu’il pouvait. Nous avions chez nous sept cents boucliers, de l’or et de l’argent à profusion, du cuivre, des objets d’art, des voiles et des parures de femme en si grande quantité que jamais les Trente n’auraient espéré avoir richesses pareilles en leur possession. Nous avions enfin cent vingt esclaves (et notez qu’ils prirent pour eux les plus beaux et vendirent les autres au marché), eh bien, voici un fait qui montrera jusqu’où allaient leur avidité insatiable, leur ignoble convoitise et la bassesse de leur caractère. La femme de Polémarque avait des pendants qu’elle possédait déjà quand elle entra, nouvelle mariée, dans notre maison : Mélobios les lui arracha des oreilles. Ainsi il n’y a pas une partie de notre patrimoine, si minime qu’elle fût, qui trouvât grâce devant eux, et ils nous persécutèrent, pour avoir nos biens, avec tout l’acharnement que met la haine à poursuivre sa vengeance. »

Voilà le ton général du discours. Vous diriez d’un avocat plaidant une cause étrangère. Je me trompe, un avocat déployerait plus de chaleur. Lisez les plaidoyers civils d’Antiphon, de Démosthène, d’Andocide, vous n’en trouverez pas un qui sorte de cette mesure. Toute l’adresse de ces orateurs se borne à grouper les preuves et à présenter les faits dans l’ordre le plus naturel et le plus vraisemblable. Je sais bien que cette simplicité apparente cache un art réel, et que sous cette froideur calculée on sent palpiter une émotion vraie. Mais ces qualités ne rachètent pas à nos yeux l’absence des grands mouvements. L’esprit est satisfait, les oreilles sont charmées ; le cœur n’est pas ému. Les Romains trouvaient déjà l’atticisme de Lysias un peu maigre ; nous, dont l’éloquence s’est formée aussi à l’école du pathétique, nous pensons comme les Romains. Et cependant c’est avec ces moyens, qui nous semblent si pauvres, que les Grecs arrivaient au but de l’éloquence, qui est la persuasion. Tant il est vrai que cet art dépend des mœurs et des institutions, qu’il varie avec les âges, et qu’il est téméraire de vouloir l’enchaîner dans des règles absolues !

En passant d’Athènes au forum romain, on se croirait transporté des exercices élégants de la palestre aux jeux violents du Cirque, tant le spectacle est différent. Lisez les premières légendes de Rome, à leur couleur dramatique, vous reconnaîtrez déjà le génie de la race latine. Ce Mucius Scævola, la main sur le brasier ; cette Lucrèce qui se poignarde devant sa famille en demandant vengeance ; ce Virginius qui brandit dans la foule le couteau teint du sang de sa fille ; ce Camille qui renverse la balance où Brennus a jeté son épée, tous ces personnages sont des héros sans doute, mais les héros d’un peuple qui ne conçoit guère la grandeur dépouillée de la pompe du décor et du prestige de la scène.

Lorsqu’en lisant Tite-Live, vous voyez au Sénat d’éloquents patriciens, au camp d’énergiques consuls, sur le forum des tribuns véhéments, vous ne voyez qu’un côté de l’existence romaine, le grand côté, qui n’est pas le plus vrai. Ces hommes jouent un rôle ; ils ont le masque et le cothurne tragiques ; l’ardeur de l’action, l’effort de la lutte, l’orgueil du triomphe les exaltent : ils sont plus grands que nature.

Quelle différence entre la mort solennelle et théâtrale d’un Sénèque et la simplicité familière avec laquelle Socrate, en prison, montre à ses disciples ses pieds endoloris par les fers ! De pareils contrastes nous en disent plus sur l’esprit des deux races que toutes les réflexions.

Suivez les annales de Rome depuis sa naissance jusqu’aux temps malheureux de l’empire, vous verrez partout le drame mêlé à l’histoire. C’est un malheureux plébéien qui soulève le peuple contre les riches, en lui montrant sur son corps les traces sanglantes de la cruauté de ses créanciers ; c’est Fabius qui, devant le Sénat de Carthage, secoue la guerre des plis de son manteau ; c’est le malheureux Varron portant toute sa vie le deuil de ses légions de Cannes ; c’est Popilius enfermant dans un cercle le roi Antiochus ; ce sont les enfants de Persée traînés en triomphe avec leur père et tendant au peuple leurs mains suppliantes ; c’est César égorgé en plein jour, dans le Sénat, et tombant au pied de la statue de Pompée ; c’est Antoine étalant devant les rostres le cadavre du dictateur et comptant ses blessures ; enfin c’est Agrippine en deuil, débarquant à Brindes, accompagnée de ses fils orphelins et pressant sur son sein l’urne de Germanicus. La joie, la douleur, la pitié, tous les mouvements que l’éducation nous apprend aujourd’hui à renfermer en nous, à Rome éclataient librement et se traduisaient au grand jour par d’émouvantes manifestations. Habitués à vivre dès l’enfance sous les yeux de leurs concitoyens, ces hommes regardaient la place publique comme leur maison et ne craignaient pas de s’y donner en spectacle.

Ils y jouaient, pour ainsi dire, leurs sentiments, comme les acteurs leurs rôles sur la scène, avec cette différence que les acteurs rendent souvent l’émotion sans la ressentir, tandis que les Romains, la ressentant réellement, la jouaient souvent sans le savoir.

Pour juger des effets que pouvait produire sur le théâtre de l’éloquence cette libre expansion des sentiments de la nature, éloignons un moment notre pensée des enceintes étroites où s’exerce timidement l’art moderne, devant un public restreint d’oisifs délicats, de jurés bourgeois ou campagnards, de juges interprètes scrupuleux et inflexibles de la loi. L’orateur romain plaide en plein air, dans le vaste forum, en présence d’une foule qui s’agite comme une mer au souffle de sa parole. Quand il parle devant le peuple, il a pour piédestal les rostres, pour horizon les temples des dieux et les arcs de triomphe bâtis avec les dépouilles des ennemis. De même qu’un artiste exagère les proportions des statues qui doivent orner les fûts des colonnes ou les sommets des édifices, de même il donne à sa voix et à son action une ampleur digne du théâtre qu’il domine du regard et du geste. Grâce à la perspective qui relève sa physionomie et sa taille, il peut, sans craindre le ridicule, s’abandonner à tous les transports de la passion, à toutes les inspirations du génie. Il peut se frapper le front et la poitrine, il peut déchirer la robe de son client, il peut tendre les bras vers le Capitole ou invoquer la sainte Vesta et l’antique Janus, dont les temples se dressent aux avenues du forum. Il peut aussi (l’espace le lui permet) appeler au secours de ses arguments toutes les ressources de la mise en scène : trophées conquis sur l’ennemi, vieillards suppliants, enfants éplorés, armées de clients en deuil, tout ce qui frappe les yeux, tout ce dont la vue émeut la chair et le sang, et arrache des sanglots à la multitude. Manlius étale sur la place les dépouilles de trente ennemis qu’il a tués de sa main, et quarante récompenses militaires : il montre au peuple huit citoyens qu’il a arrachés à la mort dans les combats, et quatre cents malheureux qu’il a sauvés, en payant leurs dettes, de la confiscation et de l’emprisonnement. Il se tourne vers ce Capitole qu’il a défendu ; il prend Jupiter à témoin de l’injustice qu’on lui fait ; il jette un tel trouble dans les âmes que les patriciens sont obligés, pour obtenir la sentence de condamnation, de transporter ailleurs le tribunal, et de dérober aux juges la vue du temple qui leur rappelle la gloire de l’accusé.

Un brave paysan avait, dans la campagne romaine, une propriété d’un bon rapport, sur laquelle il vivait, lui et les siens, fort à son aise. Ses voisins, jaloux de sa prospérité, l’accusent de sorcellerie. « — Il a recours, disent-ils, à des maléfices pour nous ruiner et faire passer la fécondité de nos champs dans les siens. » Au jour de l’audience, le fermier se présente au forum avec tout son attirail de labour, charrue, herses, bèches, hoyaux, bien entretenus, bien reluisants ; un chariot traîné par deux forts bœufs, et sur l’attelage, portée comme en triomphe, la famille du laboureur, de beaux et solides garçons, la fermière et ses filles, mains calleuses, teint brûlé, forte lignée de paysans. — « Regardez, citoyens, dit l’homme au peuple, voilà ma magie, voilà mes sorti-léges. » Je demande s’il y a des discours qui vaillent cette éloquence des faits.

Rien de plus décent et de plus régulier que le cours des débats dans nos enceintes judiciaires, où toutes marques d’approbation et de désapprobation sont formellement interdites. Protégé par la majesté du tribunal et par le pouvoir discrétionnaire du président, l’avocat peut dérouler paisiblement le fil de ses déductions, au milieu du silence recueilli de l’assistance. Mais si cette sécurité est favorable à sa mémoire, elle ne l’est pas autant à son inspiration. L’éloquence a besoin de plus de mouvement : il lui faut l’imprévu qui inspire, l’interruption qui aiguillonne, la lutte qui échauffe. C’est au choc des passions de la place publique qu’elle allume toutes ses foudres et lance tous ses éclairs.

Sur ce vaste forum romain, les discours n’étaient pas, comme chez nous, des monologues brillants, mais de véritables dialogues, où la foule répondait aux traits de l’orateur par son rire, ses larmes, ses murmures et ses applaudissements. Et puis du courant même de la rue, dont les flots agités venaient battre, pour ainsi dire, le pied du tribunal, que d’incidents devaient sortir ! que de circonstances inattendues ! que de coups de théâtre ! et aussi que d’apostrophes soudaines ! que d’invectives passionnées ! que de prosopopées touchantes !

Un jour l’orateur Crassus défendait un citoyen accusé par un certain Brutus, quand, au milieu de son plaidoyer, vint à passer sur la place le convoi funèbre de Junia, tante de l’accusateur. L’avocat s’empare de cette circonstance, et, penché sur la tribune, écrasant son adversaire du regard et du geste, d’une voix rapide et tonnante :

« — Que fais-tu là immobile sur ton siége, Brutus ? Tu vois cette morte vénérée ; que veux-tu qu’elle dise à ton père ? et à ces grands hommes dont tu vois passer les images ? et à tous tes ancêtres ? et à ce Brutus qui chassa les rois et donna la liberté aux Romains ? que leur dira-t-elle de toi ? de tes actes, de ta gloire et de tes vertus ? Dira-t-elle que tu travailles à accroître ta fortune ? Ce n’est guère là le fait d’un patricien, mais passons : il ne te reste rien, tu as mangé tout ton patrimoine. Que tu cultives le droit ? Ton père t’en a donné l’exemple ; mais hélas ! il faudra bien qu’elle lui avoue que, réduit à vendre ta maison et ton mobilier, tu n’as pas même su sauver des mains des créanciers sa chaise de magistrat. L’art militaire ? tu n’as jamais vu la fumée d’un camp. L’éloquence ? tu n’en as pas l’ombre : ton peu de voix et de faconde, tu le prostitues dans ce honteux métier de calomniateur. Et tu as le front de paraître à la lumière ! tu oses regarder ces juges, te montrer ici au forum, dans la ville, aux yeux de tes concitoyens ! Et tu ne frémis pas à la vue de cette morte et des images mêmes de tes ancêtres !… »

Je ne crois pas que dans nos annales judiciaires on trouve rien de semblable à ce magnifique mouvement. Non pas que nous n’ayons eu et que nous n’ayons encore des avocats aussi bien doués que Crassus : mais les conditions de l’éloquence sont changées. L’aigle en cage a les ailes aussi vastes que l’aigle en liberté : ce n’est pas la puissance qui lui manque, c’est le libre essor et l’espace infini.

III

Les prédécesseurs de Cicéron

Vous voyez maintenant pourquoi je n’ai pas cherché à Rome l’idéal de l’éloquence politique. C’est que dans les assemblées délibérantes, où s’agitent des intérêts généraux, la palme est à celui qui sait prouver qu’il a raison ; tandis que devant les tribunaux, où la vie et la fortune des particuliers sont en question, le succès appartient à celui qui fait le mieux jouer les ressorts des passions. L’argumentation est donc le nerf du discours politique, et la passion l’âme du plaidoyer. Et cependant, chose curieuse et qui montre combien sont variables les conditions de l’éloquence, les Grecs et les Latins semblent avoir confondu ces deux genres si différents. En Grèce, c’est le raisonnement qui domine au barreau comme à la tribune ; à Rome, c’est le pathétique. Qu’il s’agisse de défendre sa vie ou son opinion, de faire punir un coupable ou condamner un rival politique, les moyens sont les mêmes dans les deux pays. On dirait que les Grecs ont appliqué au barreau les procédés de la tribune, et les Romains ceux du barreau à la tribune. Rome est le vrai théâtre de l’éloquence judiciaire, comme Athènes est celui de l’éloquence politique.

Comment se fait-il cependant que le genre délibératif ait fleuri à Rome longtemps avant le genre judiciaire ? C’est que la tribune peut se passer des règles oratoires plus facilement que le barreau. En effet, il n’en est pas d’un tribunal appelé à prononcer sur une cause qui lui est étrangère comme d’un peuple réuni pour délibérer sur ses propres intérêts. Si l’avocat a besoin de toutes les ressources de l’art pour donner les couleurs de la vraisemblance à une cause douteuse, le simple langage du bon sens, soutenu par la dignité du caractère et par la chaleur de la conviction, suffit souvent, dans les grandes occasions, pour ouvrir les yeux de la foule à l’évidence. Qu’un Camille, qu’un Appius Claudius, qu’un Régulus, qu’un Caton laissent tomber quelques paroles émues de leur bouche respectée, le peuple, pressé d’émigrer à Véies, rentre dans ses sept collines, le sénat vote la guerre à outrance contre Pyrrhus, renonce au rachat des captifs, décrète l’entière destruction de Carthage : — « Allons remercier les dieux de nous avoir donné la victoire sur Annibal, » dit Scipion l’Africain, et cette boutade d’un grand homme l’emporte sur l’éloquence du tribun qui l’accuse. Le peuple suit au temple l’illustre aristocrate, et, en le dispensant de rendre ses comptes, semble le mettre au-dessus des lois. Tite-Live nous a gâté nos vieux Romains en embellissant leurs discours : il a, comme dit Montesquieu, jeté trop de fleurs sur ces colosses de l’antiquité. J’imagine que les Fabricius, les Papirius Cursor, les Dentatus, les Fabius, ces fiers ouvriers de la conquête de l’Italie, ne connaissaient guère les artifices de la rhétorique ni les périodes arrondies. Alors on vivait plus aux champs et aux camps qu’à la ville ; on bornait sa science à l’étude des douze tables, sa philosophie à l’observation des coutumes des ancêtres, sa morale aux devoirs du soldat et du citoyen. On donnait des consultations à ses clients ; on exposait brièvement son avis au sénat ; on discutait au forum quelque point de droit ; on rabrouait sévèrement à la tribune les tribuns insolents ou le peuple mutiné. Dans cet exercice journalier de la parole, on trouvait bien parfois de grands traits d’éloquence, mais sans les chercher. Jamais il ne venait à l’esprit de personne de demander : Comment a-t-il dit ? mais : Qu’a-t-il dit ? A-t-il eu raison ? A-t-il persuadé ? Telle fut l’éloquence des Céthégus, des Africain, des Papirius, des Caton, éloquence grave, simple, pratique, la seule peut-être qui soit digne d’un peuple libre. Ce n’est pas un philosophe ce Fabricius, qui montre aux Samnites ses oreilles, ses yeux, son nez, sa bouche, son gosier, son ventre, et qui leur dit : — « Tant que je tiendrai tout cela en bride, je n’aurai besoin de rien. Reportez votre or à ceux qui ne peuvent s’en passer. » — Diogène le cynique lui eût envié cette pantomime. Il avait respiré dans Rome dès sa naissance la vertu que l’autre, au milieu de la corruption grecque, avait puisée dans la spéculation. Il ne raisonnait pas le désintéressement, il faisait mieux, il le pratiquait. De même les orateurs de la vieille Rome s’étaient formés à la seule école de la vie publique et de l’expérience : ils étaient éloquents comme Fabricius était vertueux, sans le savoir.

En l’an 161, les rhéteurs grecs apportèrent dans Rome leurs cahiers et leurs méthodes. C’était venir trop tôt. Un vigoureux décret leur enjoignit de vider en quelques jours la ville et l’Italie. Il me semble entendre le vieux Caton tonner contre ces nouveaux docteurs : — « Que venez-vous faire ici, langues dorées et trompeuses ? Qui vous a permis de venir répandre chez nous le poison de la dispute et de la mauvaise foi ? Tout votre art prétendu n’est que charlatanisme et fourberie. Sous prétexte d’instruire notre jeunesse, vous la corrompez en lui apprenant à mentir. Allez, Rome n’a pas besoin de beaux avocats et de phrases élégantes, mais de braves soldats et de lois sages et utiles. Nos pères préféraient le soleil du champ de Mars à l’ombre des écoles, et faisaient plus de cas d’un bon fermier que d’un habile discoureur. Ils ignoraient la rhétorique et mettaient le bien faire au-dessus du bien parler ; mais en revanche ils savaient frapper l’ennemi, défendre leurs enseignes, obéir aux lois. C’est avec cette science qu’ils ont agrandi la République : avec la vôtre, nos enfants l’auraient bientôt ruinée. Donc remportez vos discours, retournez dans votre Grèce que vous n’auriez pas dû quitter. Là vous trouverez des paresseux pour vous écouter et des dupes pour vous applaudir. »

Les rhéteurs ne tardèrent pas à revenir : la loi les bannissait, mais les mœurs les rappelaient. Malgré les murmures des anciens, la jeunesse se porta en foule à leurs leçons, et l’éloquence, qui n’avait été jusque-là qu’une prudence de manier affaires, et un bon sens et jugement en matière d’estat et gouvernement, devint un art, et le plus honoré et le plus fructueux de tous les arts. De grands orateurs illustrèrent le barreau romain, où n’avaient encore paru que des légistes : Galba, Lélius, Scipion Emilien, Carbon, les deux Gracques, Scaurus, Crassus, Antoine, Philippe, Hortensius, et enfin Cicéron, qui les éclipsa tous.

IV

Cicéron

Il naquit dans des circonstances malheureuses pour la République, heureuses pour son génie. Car si les autres arts ont besoin pour fleurir du calme et de la paix, l’éloquence au contraire semble se plaire au milieu des troubles, comme l’aigle dans la tempête.

Son père lui donna une excellente éducation. Il lui fit d’abord apprendre la langue grecque, sans laquelle il n’y avait pas à Rome d’instruction libérale. Tous les hommes distingués qui vinrent dans cette ville, depuis le consulat de Scévola jusqu’à la fin de la dictature de Sylla, furent ses maîtres : Phédrus, dont il fait tant d’éloges dans sa correspondance, Philon l’académicien, Molon le rhéteur, Diodote le géomètre, qui lui enseigna la dialectique.

Comparez cette éducation avec celle que reçut Démosthène, et vous verrez la différence des temps et des pays. Citoyen d’une municipalité qui n’a avec les autres peuples que des rapports de commerce ou de guerre, l’Athénien concentre toutes ses facultés dans l’étude des mœurs et des institutions de sa patrie. Il apprend la politique avec Thucydide, la philosophie avec Platon, et achève de se former dans le maniement des affaires. Cicéron, né au sein d’une république qui a pris pour tâche d’administrer le monde après l’avoir soumis, devra embrasser dans son intelligence tout ce qu’embrasse le peuple romain dans sa domination. S’il n’était destiné qu’à défendre la cause du sénat et les intérêts des citoyens, il lui suffirait de lire les annales de Rome, les traités des jurisconsultes et les livres des augures et des pontifes. Mais, appelé à être un jour le patron des peuples alliés et à avoir des provinces entières dans sa clientèle, il faut qu’il se prépare à ce grand rôle en apprenant la langue des vaincus, leur histoire, leur philosophie, leurs mœurs, leurs arts, leurs droits, leur situation politique dans le grand corps dont ils sont devenus les membres par la conquête. Il faut que toutes les sciences connues de son temps viennent alimenter, comme autant de canaux, le fleuve de son éloquence.

Les circonstances secondent heureusement sa merveilleuse activité d’esprit et sa curiosité insatiable. A l’âge où l’esprit, ouvert à toutes les impressions, reçoit tout et retient tout, il est obligé de quitter Rome, où une première cause gagnée l’a rendu trop fameux. Il a déplu à Sylla : il faut qu’il se fasse oublier du terrible dictateur : il y va de son salut. Cicéron s’exile volontairement. Il visite Athènes, la cité mère de l’éloquence, et se met à l’école des rhéteurs qui l’enseignent. De là il passe en Asie, retrouve à Rhodes Apollonius Molon, son ancien maître, qui lui prédit ses grandes destinées. Il apprend dans ce voyage l’astronomie, la géométrie, la théogonie hellénique, le droit athénien, toutes les lois de la Grèce. Diodote lui enseigne la philosophie de Pythagore, Philon et Clitomaque, la morale des stoïciens. Antiochus, qui s’est élevé contre la nouvelle Académie, lui donne les préceptes de l’ancienne ; Zénon et Phédrus l’initient à la doctrine d’Epicure.

Le voilà armé de toutes pièces pour soutenir dignement les luttes oratoires. Je me trompe : la nature, si prodigue pour lui de ses dons, lui en a refusé un, l’énergie du caractère. Elle a mollement trempé cette âme si belle et si richement ornée. Cicéron eut deux beaux moments dans sa vie politique, sa lutte contre Catilina, sa lutte plus courageuse encore contre Antoine. Le reste de sa carrière n’offre que faiblesse et indécision. Il résiste bravement à la démagogie, et, vaincu par elle, ne sait pas supporter son exil. Il exalte Pompée, dont il se méfie : il applaudit à la prise d’armes de Pharsale, et n’apporte au camp des républicains que le doute, les critiques et le découragement. Il célèbre pompeusement la magnanimité de César vainqueur, se vante d’être son ami, et reçoit avec des transports de joie la nouvelle de sa mort. Il reproche aux meurtriers du dictateur d’avoir épargné Antoine16, et s’obstine à choyer le jeune Octave, qui tuera la république sans remède. Enfin il prolonge, par une fuite inutile, sa douloureuse agonie, et ne retrouve un peu de fermeté romaine qu’à son dernier moment.

Démosthène n’avait pas plus de génie que lui, et à coup sûr moins de désintéressement. La scandaleuse affaire d’Harpalos prouva que s’il était inexpugnable à l’or de Philippe, il ne l’était pas toujours à celui des Perses. Et cependant tel est l’ascendant du caractère sur les foules, que, malgré cette tare, la faveur des Athéniens s’attacha à ce ferme champion de la liberté avec une constance invincible.

Cicéron n’eut que des lueurs de popularité passagère. Sa faiblesse, trop connue, ôtait toute confiance au peuple : sa vanité indisposait ses amis ou les affligeait. Il aurait pu devenir l’âme de la république : il ne sut pas même être le chef de son parti.

Ces deux hommes sont un grand exemple de l’influence que le caractère exerce sur le talent. Les discours de Cicéron sont de belles pièces d’éloquence, mais ne sont pas, comme ceux de Démosthène, des actes. Il aime son pays et la liberté, mais il aime aussi sa réputation. Il ne s’oublie pas quand il parle, comme fait l’Athénien. Il aime à paraître, à se mettre en scène, tantôt pour attendrir le public sur son sort, tantôt pour s’excuser avec une feinte modestie de son peu d’éloquence. Chez lui l’artiste perce toujours sous l’homme d’État. Il frappe de grands coups, mais il veut qu’on admire la grâce aisée avec laquelle il les porte. C’est peu pour lui de vaincre, s’il ne fait applaudir sa victoire.

Ses élans les plus passionnés ne dérangent ni l’harmonie de ses constructions ni la chute élégante de ses périodes. Ses fureurs sont savantes, et son pathétique cadencé.

Démosthène, tempérament âpre et bilieux, n’a pas la même souplesse. Son éloquence est forte, mais un peu raide d’attitude. On sent quelquefois de la sécheresse dans sa concision. Il a plutôt les muscles du lutteur qu’il n’en a les mouvements rhythmiques. Mais aussi quelle chaleur vraie ! quelle préoccupation constante de son sujet ! quel sens pratique ! quel torrent de conviction !

Démosthène est un orateur politique, et Cicéron un avocat, mais le plus admirable des avocats.

V

cicéron avocat

Ce n’est pas qu’il n’ait quelques-unes des grandes parties de l’éloquence de la tribune. Ses Philippiques sont l’œuvre d’un grand esprit et d’un citoyen courageux. Elles respirent la haine de la tyrannie et l’amour de la justice : mais elles ne concluent pas, elles ne vont pas au but, et, pour vaincre un homme qui commande à des légions, il faut autre chose qu’un bruit harmonieux de paroles. Il y a dans les Catilinaires d’admirables mouvements : c’est par endroits une fougue, une passion, une élévation de pensée qui rappellent les plus belles inspirations de Démosthène. Mais trop souvent ces harangues sentent le plaidoyer. L’orateur se complaît dans les développements, s’étale dans les lieux communs, multiplie les invectives, abonde en péroraisons pathétiques, comme s’il avait des juges à passionner et non des citoyens à convaincre. Il prend Catilina à partie comme ses adversaires en justice, il défend la République du même ton que ses clients. Quand il s’agit d’arracher au Sénat un arrêt de mort contre les complices du conspirateur, il s’attendrit, il parle avec émotion de ses dangers, de l’anxiété de sa famille, de la désolation des bons citoyens. Son discours est beau, mais ce n’est pas avec des larmes qu’on obtient des décrets. Le Sénat reste indécis et comme paralysé par l’éloquence habile de César, jusqu’à ce que Caton se lève : — « Voulez-vous conserver vos biens, vos maisons, vos statues, vos tableaux, votre vie et vos plaisirs que vous aimez plus encore que la vie, prenez une résolution énergique. Demain il sera trop tard. Quand la ville est prise, il n’y a plus de recours aux tribunaux. Ceux que vous tenez en prison se sont déclarés les ennemis de la République, traitez-les en ennemis. Si vous les épargnez, vous êtes perdus. » — Voilà le langage ferme d’un homme d’État.

Mais si l’orateur politique prête le flanc aux critiques, l’avocat est au-dessus des éloges. C’est une adresse, un esprit, une chaleur, une abondance, une sensibilité qui épuisent toutes les formes de l’admiration. Jamais l’art n’a été porté plus loin. Il a une intuition merveilleuse pour deviner les dispositions de son auditoire, un tact exquis pour ménager ses susceptibilités, un art infini pour gagner sa bienveillance. Il le flatte, il l’intéresse à son client, il le prend par l’amour-propre, par la pitié, par la crainte, par tous les sentiments.

Ainsi, dans le procès de Milon, il commence par rassurer ses juges : — Ces soldats en armes que Pompée a placés aux abords du forum sont là pour les protéger, et non pour leur forcer la main. — Dans le procès de Verrès, au contraire, il les intimide en leur montrant l’opinion publique prête à casser leur arrêt, s’il n’est pas conforme à la justice. Tantôt, selon les besoins de la défense, la cause qu’il va plaider est la plus importante, la plus grave qui ait jamais été plaidée devant les tribunaux ; tantôt elle est si simple, qu’il s’étonne qu’elle ait pu occuper l’attention publique. A-t-il à défendre des clients suspects ou condamnés d’avance, comme Rabirius Posthumus et Ligarius, ou bien il fait semblant de leur donner tort, jusqu’à ce qu’il ait retourné l’esprit des juges en leur faveur par cette apparente sincérité ; ou bien il reconnaît leur faute, et se sert de cet aveu comme d’une arme contre l’accusateur.

Il n’est pas moins redoutable dans l’attaque qu’habile dans la défense. Enjoué comme un Italien, spirituel comme un Français (Cicéron est peut-être le seul Romain qui ait eu ce qu’on appelle en France de l’esprit), il écrase ses adversaires de railleries accablantes comme des raisons. — Voici maintenant l’armée d’élite de Catilina, ses enfants de prédilection, ceux qu’il a bercés dans ses bras et nourris dans son sein. Les voyez-vous ces beaux garçons, bien peignés, bien parfumés ; les uns n’ayant pas encore de barbe au menton, les autres la portant si belle : les voyez-vous traînant leurs longues manches et leurs tuniques flottantes, et n’ayant pour toges que des voiles transparents ? Eh bien ! cela n’a d’autre métier, d’autre occupation dans ce monde que de passer la nuit à table. Cela forme un admirable groupe composé de tout ce qu’il y a dans Rome de joueurs, de libertins, d’impurs, de débauchés. A voir ces élégants, si jolis, si aimables, si mignons, vous croyez peut-être que cela ne sait que chanter, danser, faire la cour aux dames : détrompez-vous, cela sait aussi manier le poignard et verser le poison. Eh bien ! moi, je vous le dis, si on ne les chasse pas, si on n’en détruit pas l’engeance, nous aurons ici un jour une belle pépinière de petits Catilinas17.

Tableaux satiriques, portraits chargés, saillies imprévues, réparties piquantes, cruelles invectives, insinuations meurtrières, allusions fines sortent en foule de cet esprit charmant, comme les flèches de l’inépuisable carquois d’Apollon. Du forum ses bons mots redoutés se répandent dans toute la ville et livrent ses ennemis à la risée du peuple. Les contemporains les ont recueillis, et, quand ces témoignages nous manqueraient, Verrès odieux et bafoué, Verrès encore aujourd’hui saignant de ses blessures, suffirait pour attester la puissante faculté ironique du grand avocat.

Habileté, enjouement, esprit, —  qualités secondaires. — Le nerf du plaidoyer c’est l’abondance des preuves et la force du pathétique. Milon a tué Clodius, le fait est avéré. Ligarius a porté les armes contre César, lui-même ne s’en défend pas. Lisez les plaidoyers de Cicéron pour ces deux accusés ; lisez-les, non pour en admirer les grands effets de style, mais pour voir comment on tire d’une cause tous les moyens qu’elle renferme. Pesez une à une toutes les raisons que donne l’orateur, voyez comme il les enchaîne dans un ordre logique, comme il les fortifie en les appuyant de preuves secondaires, comme il les fait valoir par le développement. Et quand vos doutes seront dissipés, vos objections réduites à néant, quand vous vous sentirez inondés de lumière et d’évidence, quand votre esprit jouira de la possession pleine et entière de la vérité surabondamment démontrée, ne dites pas encore que Cicéron est le plus puissant des avocats ; réservez votre jugement, attendez qu’il ait ouvert en vous les sources de la sensibilité et que, déjà maître de votre esprit, il ait achevé votre conquête en s’emparant de votre cœur. Alors seulement vous connaîtrez l’orateur dans toute l’expansion de ses riches facultés.

Je ferais volontiers ce travail avec vous, et je crois que nous y trouverions plaisir et profit. Mais d’abord il a été fait : les analyses abondent, et les études, et les dissertations, et les éloges. Et puis quelles réflexions vaudraient comme charme et comme utilité celles qu’une lecture attentive vous amènera à faire vous-mêmes !

D’ailleurs le maître nous a révélé les secrets de son art. Vous savez sans doute que, dans sa vieillesse, las des agitations politiques et retiré sous ses ombrages de Tusculum, comme un vieux soldat qui raconte ses campagnes, il a recueilli les souvenirs de ses luttes oratoires. On peut dire que les pages qu’il nous a laissées sur ce sujet sont les mémoires de l’éloquence. Nous allons lire ensemble ces belles pages, et, si nous sommes assez heureux pour en bien comprendre le sens et la portée, non-seulement nous connaîtrons l’auteur, mais nous saurons de la rhétorique tout ce qu’il nous importe d’en savoir.