Première partie
L’éloquence politique
I
l’éloquence chez les peuples sauvages
Aussitôt qu’il y a quelque part des hommes libres et égaux qui délibèrent sur leurs intérêts, vous sentez bien qu’ils sont disposés à les confier à celui qui paraît le mieux les comprendre, et qui a l’art de faire prévaloir ses raisons sur les avis opposés. Et comme la passion du commandement n’est pas moins naturelle aux particuliers que l’instinct de l’obéissance aux multitudes, comme d’une autre part le pouvoir est le prix de la persuasion, vous sentez encore que l’éloquence a dû se former toute seule à l’école de l’ambition.
Aussi toutes les peuplades (sauf peut-être quelques misérables tribus hottentotes, races inférieures, voisines du babouin, comme les Boschimans, qui logent dans des trous, vivent de sauterelles et d’œufs de fourmis, et n’ont pour tout langage qu’une sorte de gloussement inarticulé), aussi, dis-je, toutes les peuplades ont leurs orateurs qui les traînent à leur suite avec cette chaîne d’or de la persuasion, par laquelle les Gaulois, nos ancêtres, figuraient l’irrésistible ascendant de l’éloquence.
« — Mais, direz-vous, peut-on appeler éloquence le langage barbare de quelques
chefs grossiers à des hordes plus grossières encore ? — »
Et pourquoi pas ? De
même que toutes les variétés des cultes les plus plus étranges sont l’expression d’un
seul sentiment, le sentiment religieux, de
même toutes les
formes du langage sont des canaux qui dérivent d’une même source, l’éloquence,
c’est-à-dire la force persuasive.
Que Démosthène pousse les Athéniens à la guerre en déclamant ses Philippiques, ou qu’un Timpabache entraîne sa tribu au massacre et au pillage en brandissant son tomahawk, les moyens sont différents, mais l’effet est le même. Un arc peut atteindre le but comme une carabine : le succès dépend du tireur. L’exaltation furieuse d’un sauvage qui connaît les passions de la foule et qui les partage peut frapper aussi juste que l’art savant et mesuré d’un Athénien.
J’avoue cependant qu’il est plus facile de persuader des Timpabaches que des Athéniens. Vous devinez pourquoi. Le sauvage est une machine fort simple▶, que deux ou trois rouages tout au plus mettent en branle : l’orgueil national, la haine de la tribu voisine, l’instinct de la vengeance, du pillage et de la destruction. Qui sait mettre à propos le doigt sur chacun de ces ressorts a toute la science oratoire requise chez les Peaux-Rouges.
L’homme civilisé est une pièce plus savante. Il y a bien en lui les éléments primitifs qui composent tout le barbare, mais modifiés par l’éducation et compliqués d’un entrecroisement de petits fils presque imperceptibles, qui échappent à une observation superficielle, et que l’orateur doit avoir patiemment étudiés et comptés, pour ainsi dire, un à un, s’il ne veut pas perdre le fruit de son éloquence.
Ainsi un Européen, blessé dans son honneur, peut être retenu par la religion, le respect des lois, la crainte de l’opinion publique, les conséquences fâcheuses d’un scandale, l’intérêt de sa famille.
Un sauvage insulté est un lion blessé qui saute à la gorge de son ennemi.
Ainsi encore l’orgueil national est commun à toutes les races, mais bien plus puissant chez les races barbares, parce qu’il n’est combattu par aucun sentiment contraire. Réveillez chez celles-ci le souvenir d’un affront, elles pousseront aussi-tôt le cri de guerre et vous suivront au combat. Tous les y pousse en effet : leurs instincts belliqueux, leur haine du repos, leur amour du butin. L’orateur, pour les entraîner, n’a qu’à leur prouver que la victoire est certaine. Qu’il leur montre seulement les têtes de leurs ennemis scalpées, leurs huttes incendiées, leurs femmes emmenées en servitude, il réduira les partisans de la paix au silence, ou, s’ils protestent, pourra les flétrir impunément du nom de lâches.
« — Que nos jeunes guerriers, s’écrie un vieux chef Sioux, me disent où est Tétao ! ils trouveront sa chevelure séchant au foyer d’un Paunie ! Où est le fils de Bohréchina ? Ses os sont plus blancs que les visages de ses meurtriers. Mahhah est-il endormi dans sa hutte ? Vous savez qu’il y a déjà bien des lunes qu’il est parti pour les prairies bienheureuses. Plût au ciel qu’il fût ici ! Il nous dirait de quelle couleur était la main qui a pris sa chevelure. » —
Chacun de ces souvenirs lugubres arrache aux assistants des cris de douleur et de rage. Il faut s’armer, il faut aller exterminer jusqu’au dernier les Paunies et les blancs. Mais qu’ont fait ceux-ci ? Viennent-ils de déterrer le tomahawk ou de faire parler la poudre contre les Sioux ? Non, ils sont des Paunies et des blancs ; voilà leur crime.
« — Depuis que l’eau coule, dit un autre chef, depuis que les arbres croissent, le Sioux a toujours rencontré le Paunie sur le chemin de la guerre. Comme le cougar aime le daim, le Sioux aime son ennemi. Lorsque le loup trouve le faon, le voit-on se coucher et dormir ? Quand le cougar voit la biche, ferme-t-il les yeux ? Vous savez que non. Il boit aussi, mais du sang. Un Sioux est un cougar bondissant ; un Paunie est un daim tremblant. Que mes enfants m’écoutent, ils trouveront mes paroles bonnes. J’ai dit. »
Si les tigres pouvaient parler, ils n’auraient pas une autre éloquence.
Clovis dit à ses compagnons : « — Je supporte avec un grand chagrin que ces
Ariens de Visigoths possèdent une partie des Gaules. Marchons avec l’aide de Dieu et,
après les avoir vaincus, réduisons leur pays en notre pouvoir. »
— Et ses
compagnons décident par acclamation qu’il faut marcher.
Thierry, son fils, dit aux Francs : « — Rappelez-vous, je vous prie, que les
Thuringiens sont venus attaquer vos pères, qu’ils leur ont enlevé tout ce qu’ils
possédaient, qu’ils ont suspendu les enfants aux arbres par le nerf de la cuisse, fait
périr d’une mort cruelle deux cents jeunes filles, etc., etc. »
— Ayant
entendu ces paroles, les Francs, indignés de tant
de crimes,
demandèrent d’une voix unanime à marcher contre les Thuringiens.
Le même Thierry, dans une autre occasion, est plus bref encore, mais n’est pas moins
éloquent : « — Suivez-moi en Auvergne, dit-il à ses
fidèles, et je vous conduirai dans un pays où vous prendrez de l’or et de
l’argent autant que vous en pourrez désirer, d’où vous enlèverez des troupeaux, des
esclaves et des vêtements en abondance. »
— Et les leudes se jettent avec lui
sur l’Auvergne comme une bande de loups.
Supposez que Thierry, au lieu d’être le chef militaire d’un clan barbare, soit le roi constitutionnel d’un des États de l’Europe moderne : il sera obligé de recourir à des procédés oratoires moins sommaires. Il devra, avant de déclarer la guerre, établir aux yeux des autres puissances la légitimité de ses griefs contre la nation ennemie, et prouver qu’il a épuisé, par voie diplomatique, tous les moyens de liation. Il devra s’assurer leur alliance ou au moins leur neutralité. Il devra, pour échauffer son peuple, faire répéter le cri de guerre à tous les échos de la presse. Il devra convoquer ses Chambres, non sans avoir préalablement sondé les dispositions des orateurs influents et des premiers personnages politiques. Ces précautions prises, il devra se retirer derrière la toile et laisser en scène ses ministres. Ceux-ci, s’ils sont habiles, commenceront par rassurer les intérêts alarmés. Ils s’adresseront d’abord aux classes aisées et industrielles, naturellement amies du repos et ennemies de l’imprévu : ils leur remontreront la nécessité de la guerre, l’état prospèré des finances qui permet de la soutenir longtemps et la redoutable organisation des forces militaires qui permet de la finir promptement. Ils termineront en adjurant les députés, au nom de la patrie, au nom du prince, de voter par acclamation les subsides nécessaires. Mais si, contre toute vraisemblance, ils viennent à se heurter à des obstacles soulevés soit par les scrupules de la prudence, soit par les calculs de l’intérêt, ils feront un appel énergique à la nation et noieront les résistances dans le torrent de l’enthousiasme populaire.
C’est alors seulement que Thierry pourra monter sur son grand cheval de bataille et courir au massacre des Auvergnats.
Vous voyez par ce rapprochement combien, chez les peuples sauvages, la tâche de l’orateur est plus ◀simple▶ que chez nous. On peut dire qu’elle se borne à soulever les passions.
Or, les passions du barbare sont comme les caprices de l’enfant ; elles veulent une satisfaction complète et soudaine. A peine a-t-il entrevu l’objet de sa convoitise, qu’il l’atteint d’un bond, comme la panthère sa proie. Au contraire, les passions de l’homme civilisé sont prudentes, patientes, hypocrites, obliques dans leur allure, amies des sentiers couverts et des élans calculés.
Le chef barbare, en face d’une large rivière, se jette à la nage et dit aux siens : Suivez-moi ! L’orateur civilisé cherche un gué ou construit un bateau.
Dans la tribu, où l’action accompagne la parole et souvent la devance, il suffit, pour persuader, d’avoir la main aussi prompte que la langue. Dans les sociétés polies, où la parole n’est que l’éclair qui annonce de loin la détonation, il ne suffit pas d’être entreprenant, il faut avoir raison.
L’éloquence, dans la tribu, n’est que l’expression vraie d’un sentiment ; l’éloquence, dans la cité, est un art difficile, mais c’est le plus noble, le plus utile et le plus apprécié de tous les arts.
Suivons-en le développement à travers les civilisations.
II
l’éloquence chez les grecs. — age héroique
Les Grecs dont Homère nous dépeint les mœurs ne sont pas des bêtes de proie comme les sauvages de l’Amérique. Ils ont des cités, des rois, des tribunaux, des arts : ils savent cultiver la terre, construire des vaisseaux, sculpter le bois et la pierre, fondre et ciseler les métaux : ils aiment d’instinct tout ce qui fait le charme et l’ornement de la vie, la poésie, la danse, l’harmonie des instruments, et l’harmonie plus douce encore de la parole éloquente. Ils honorent le vieillard, reçoivent à leur foyer l’étranger suppliant. Ils ne condamnent pas la femme au labeur humiliant de l’esclave et de la bête de somme ; ils respectent en elle la compagne de leurs travaux, la mère de leurs enfants. Leurs dieux ne sont pas les fantasques et grossières visions de la peur, mais les représentations idéales des facultés de l’homme et des forces de la nature. Leur âme, douce comme leur climat, s’ouvre facilement aux impressions de la pitié : ils traitent humainement leurs esclaves, pardonnent quelquefois à l’ennemi terrassé, et, dans la rage du combat, détournent leur lance de la poitrine d’un hôte. Ils ont en toute chose un sentiment exquis de la proportion qui n’est pas la beauté, mais qui en est la condition nécessaire. Ils aiment le courage parce qu’il est beau, ils détestent la lâcheté parce qu’elle est laide. La vertu, selon l’idée qu’ils s’en font, c’est la convenance (τò πρέπoν), c’est-à-dire la parfaite mesure dans tous les actes de la vie, la constante vigilance d’un homme attentif à ne rien commettre qui soit indigne de lui. Ils ont tellement gravée au cœur cette loi de la proportion, qu’ils veulent la retrouver partout, dans la politique de leurs chefs, dans le courage de leurs guerriers, dans les fantaisies de leurs poëtes, dans la parole et l’attitude de leurs orateurs. Rien n’offense plus leur délicatesse instinctive que l’exagération et l’excès. Les manifestations trop libres de la joie ou de la douleur, les effusions désordonnées de l’amour ou de la haine leur paraissent honteuses, moins parce qu’elles révèlent une âme faible et incapable de se contenir, que parce qu’elles sortent des limites de la convenance. Le génie d’un peuple artiste ne se montre pas seulement dans ses œuvres, il éclate dans tous les détails de sa vie. A voir la pose de leurs athlètes dans les luttes, la grâce de leurs jeunes filles dans les chœurs, le geste sobre et mesuré de leurs orateurs, le mouvement régulier et, pour ainsi dire, rhythmique de leurs marches guerrières, on devine que ce peuple porte en germe dans son intelligence tout un monde de belles œuvres poétiques, comme Jupiter portait Minerve dans son cerveau. Mais à voir aussi leur crainte de la honte, leur amour de la gloire, leur constance dans la douleur, la dignité de leur langage et de leur maintien, on sent des hommes qui, nés libres, savent qu’ils doivent vivre et mourir libres sous l’œil de leurs égaux.
Je ne veux pas dire que ces dehors brillants d’une politesse précoce ne cachaient pas de féroces instincts. Il reste du barbare encore dans les héros d’Homère, et nous sommes loin des siècles de Périclès et de Platon. La guerre de Troie n’est que l’aube de la civilisation grecque ; mais il y a peu de jours dans l’histoire des autres peuples qui égalent en éclat cette aube lumineuse.
Comprenez-vous déjà maintenant combien l’éloquence d’un chef Argien doit être supérieure à celle d’un Sioux ou d’un Paunie ?
L’orateur grec doit inspirer le respect aux multitudes par l’ascendant de son caractère plus encore que par la supériorité de son courage ; il doit se posséder au point de paraître étranger aux passions qu’il excite ; il doit, sachant qu’il parle au peuple le plus subtil et le plus délié de la terre, atténuer plutôt que forcer l’expression de ses sentiments ; enfin il doit étudier les caractères, ménager les amours-propres et les prétentions rivales, varier selon les hommes, les lieux et les circonstances ses moyens de persuasion. En un mot, l’orateur barbare peut n’être qu’un guerrier, l’orateur grec doit être un politique.
Si vous voulez mieux comprendre encore en quoi cette éloquence naissante de la cité diffère de celle de la tribu, suivez-moi un instant dans le camp des alliés grecs devant Troie.
Ils sont venus de tous les cantons de la Grèce et des îles, tous hardis pirates ou bons et roides champions de terre ferme 2, pauvres pour la plupart et habitués à demander au pillage des richesses qu’un sol avare leur refuse. Jusque-là divisés et toujours en lutte, ils ont réuni leurs clans en une seule armée, sous le commandement suprême d’un seul chef, pour venger l’insulte faite au roi de Sparte. Représentez-vous les Francs du moyen âge oubliant leurs haines privées et leurs querelles de châteaux pour suivre Godefroy en Palestine. Mais les croisés sont mus par un sentiment unanime, l’horreur de l’infidèle ; tandis que les Grecs, désintéressés pour la plupart dans la querelle de Ménélas, luttent pour une cause qui ne leur est pas personnelle. C’est la persuasion qui les a amenés sur les côtes de l’Asie, c’est la persuasion seule qui peut les y retenir. Le lien qui les unit est donc bien fragile et tout l’art des chefs est employé à le renouer sans cesse.
Mais d’abord ces chefs sont égaux, sinon par le courage, au moins par le rang et les prétentions ; de là des chocs continuels d’amour-propre et d’intérêts qui menacent quelquefois de tourner en guerre civile. Vous savez que l’Iliade s’ouvre par la querelle d’Achille et d’Agamemnon. Cette fameuse contestation n’est qu’un épisode des luttes sans nombre qui divisent ces héros : luttes pour la prééminence, luttes pour le partage des dépouilles, luttes pour la possession d’un captif. Contre cet esprit de discorde, que peut faire Agamemnon avec son titre nominal de roi des rois ? Ce que fait Godefroy dans le camp des croisés : prier, flatter, promettre, menacer quelquefois et céder presque toujours.
D’un autre côté, ces rois ont en apparence un pouvoir fort étendu : en effet, ils gouvernent par la lance et par le sceptre, ils ont le prestige du guerrier, l’autorité du juge, la majesté du prêtre ; ils descendent de Jupiter, source de toute souveraineté. Mais cette puissance en réalité n’est absolue que sur les champs de bataille : l’esprit démocratique des Grecs se réveille dans le camp et trouve déjà des interprètes habiles à souffler la révolte.
Relisez les récits mérovingiens et l’histoire du vase de Clovis, ou plutôt assistez à cette scène qui vous peindra au vif les orages de cette société tumultueuse.
Agamemnon a eu un songe trompeur qui lui annonçait l’heureuse issue de la guerre et la chute prochaine de Troie. Mais les Grecs sont ennuyés des longueurs du siége ; il veut les tenter et voir s’ils sont disposés à faire de nouveaux efforts. Il les réunit donc en assemblée, et voici comment il leur parle :
« — Amis, héros grecs, compagnons de Mars ; Jupiter, fils de Saturne, m’a lié à la lourde chaîne de la fatalité. Le cruel ! il m’avait cependant promis et juré que je ne partirais pas sans avoir ruiné Ilion aux beaux remparts, et voilà qu’il a médité une noire tromperie et qu’il m’ordonne de retourner sans gloire dans Argos, après avoir sacrifié une grande partie de mon peuple ! Mais quoi ! c’est sa volonté et il est le maître : c’est lui qui abat les têtes des cités et qui en abattra bien d’autres encore ; car son pouvoir est sans égal. Mais n’est-ce pas une honte pour nous et pour ceux qui viendront après nous que le peuple des Grecs si brave, si puissant, ait fait une guerre inutile, et qu’aux prises avec des ennemis moins nombreux il se soit retiré sans avoir rien fait ? Car supposez qu’après avoir immolé les victimes du serment, il prenne envie aux Grecs et aux Troyens de se compter. Si les Troyens qui ont leurs foyers dans la ville se rangeaient d’un côté, et si les Grecs de l’autre se partageaient en décades, et que chacune d’elles prît un Troyen pour lui verser à boire, beaucoup de décades manqueraient d’échanson. Voilà dans quelle proportion les fils des Grecs l’emportent sur les Troyens. — Je dis sur les Troyens qui sont nés dans la ville. Mais nombre de cités leur ont envoyé des alliés habiles à manier la lance ; ce sont eux qui m’effrayent et qui m’ôtent l’espoir de prendre la ville populeuse d’Ilion. D’ailleurs, il s’en va déjà neuf ans depuis que nous sommes ici, et nos vaisseaux se pourrissent, et leurs cordages tombent en lambeaux. Nos femmes et nos petits enfants languissent dans nos maisons à nous attendre, et nous, nous ne pouvons conduire à bonne fin l’entreprise qui nous a amenés ici. Donc, voulez-vous m’en croire ? partons, fuyons vers la terre aimée de la patrie ; car jamais nous ne saurions prendre Ilion aux larges rues. »
Ce discours était éloquent, trop éloquent même, car il dépassa le but que l’orateur voulait atteindre. A peine les Grecs l’ont-ils entendu, qu’ils poussent un cri, et tous, chefs et soldats, courent au rivage, rompent les amarres de leurs navires et les roulent à la mer.
Tout serait perdu sans Ulysse, qui seul résiste au torrent. Il jette son manteau, court vers Agamemnon et lui emprunte son sceptre, attribut de sa puissance.
Aux rois et aux chefs qu’il rencontre, il jette en passant ces brèves remontrances :
« — Ami, il ne te convient pas, à toi, d’avoir peur comme un lâche. — Arrête-toi, de grâce, et retiens le peuple. — Tu ne vois pas clairement le fond de la pensée d’Atride. — Il a voulu tenter aujourd’hui les fils des Grecs, demain il les châtiera peut-être. — Nous n’avons pas entendu tout ce qu’il a dit dans le conseil. — Ah ! que je crains pour les fils des Grecs les effets de sa colère ! — Elle est terrible, la colère du roi, fils de Jupiter. — Son pouvoir vient de Jupiter, et Jupiter le chérit. »
Trouvait-il un homme du peuple, et le surprenait-il à pousser des cris, il le frappait de son sceptre :
« — Tiens-toi tranquille, camarade, et écoute la parole de ceux qui valent mieux que toi. — Toi, tu n’es qu’un mauvais soldat, sans force et sans cœur : tu ne comptes ni dans le combat, ni dans le conseil. — Crois-tu que nous allons tous régner maintenant dans l’armée des Grecs ? — Non, il n’est pas bon que plusieurs gouvernent. — Il faut qu’il n’y ait qu’un seul chef, un seul roi, celui à qui Jupiter a confié le sceptre et la justice pour commander aux hommes. »
Les Grecs reviennent au conseil « avec un murmure pareil au bruit que fait la
mer, quand elle brise contre le vaste rivage ses vagues mugissantes »
.
Toutefois le respect les tient muets et immobiles sur leurs siéges, jusqu’à ce que
Thersite se lève, Thersite, le premier démagogue dont il soit fait mention dans
l’histoire. Son portrait n’est pas flatté.
« De tous ceux qui vinrent sous les murs de Troie il était le plus laid. Louche, boiteux, les épaules voûtées et ramassées sur la poitrine, il avait la tête en pointe et quelques rares poils couraient sur son crâne chauve. »
Dans un discours hardi et insolent, il ose s’attaquer à peu près en ces termes au roi
des rois : — « De quoi te plains-tu, Agamemnon ? N’as-tu pas tes tentes pleines
d’armes et de belles captives ? Chaque fois qu’ils prennent une ville, les Grecs ne te
font-ils pas la première part du butin ? Que te faut-il encore ? parle. Veux-tu de
l’or ? Veux-tu que moi, Thersite, ou quelqu’un de mes compagnons, nous fassions
prisonnier quelque riche Troyen, pour t’en donner la rançon ? Il ne faudrait pourtant
pas, parce que tu es roi, t’habituer à marcher sur les têtes des Grecs. O mes amis, si
vous n’êtes pas des femmes, si vous êtes des Grecs, partons, retournons chez nous sur
nos vaisseaux. »
Mais Ulysse déjà s’est levé, et le regardant de travers : — « Thersite, tu as la
langue longue et tu es un bel orateur, mais borne là tes discours et ne continue
pas à injurier les rois ; autrement, je te le jure, et ma
parole s’accomplira ; je consens à avoir la tête séparée des épaules et à n’être plus
appelé le père de Télémaque, si je ne te fais saisir, enlever d’ici, dépouiller de
tous tes vêtements, manteau et tunique, et fouetter ignominieusement sur le bord de la
mer ! »
Ce disant, il le frappe de son sceptre à la poitrine et sur les épaules. Thersite se courbe, de grosses larmes roulent de ses yeux. Le sceptre d’or lui a imprimé des meurtrissures sanglantes sur la poitrine. Il s’assied tout troublé, le regard hébété et essuyant ses larmes. A cette vue, les Grecs, quoique bien affligés, se prennent à rire de bon cœur, et se penchant les uns vers les autres, ils se disent entre eux :
« — Certes, Ulysse a fait mille grandes choses soit dans le conseil, soit à la tête des armées, mais le plus bel exploit qu’il ait accompli parmi les Grecs, c’est de fermer la bouche à ce dangereux bavard. Maintenant, qu’il lui prenne envie, à l’arrogant, de poursuivre les rois de ses injures ! »
III
ulysse
Cette figure d’Ulysse m’attire : elle est l’expression la plus vraie de ce caractère grec composé de ruse et de courage, de patience et d’audace, d’héroïsme et de bon sens, ennemi en tout de l’excès et toujours réglé, même dans ses écarts, par un culte profond du beau et un amour inné de la proportion.
Connaître bien ce personnage, c’est connaître l’éloquence grecque, jusqu’au temps où l’art des rhéteurs vint la perfectionner et aussi la corrompre.
Ce n’est qu’à regret qu’Ulysse a quitté son île sablonneuse d’Ithaque : il lui en a coûté beaucoup de laisser sa jeune femme et son enfant à la merci des chefs ambitieux de sa principauté, pour courir les chances d’une expédition aussi hasardeuse que le siége de Troie. Mais, son parti pris, il n’hésite plus, il devient le partisan le plus zélé de la guerre, l’âme de l’expédition.
Au camp, il trouve des chefs plus riches, plus puissants, plus braves même que lui ; plusieurs l’égalent en éloquence et en politique. Les croisés n’ont qu’un Bohémond, vous en trouveriez vingt dans l’armée des Grecs. C’est que l’astuce est naturelle à ce peuple, et que, pour gouverner des hommes qui ne reconnaissent que l’empire de la persuasion, il faut être rompu de longue main à l’usage de la parole.
Cependant, parmi ces princes qui ont sur lui tant d’avantages, Ulysse, dès son arrivée, se place au premier rang.
Agamemnon a pour lui le prestige de l’autorité suprême ; mais son caractère hautain rebute le peuple et froisse la susceptibilité des chefs.
Nestor est un des orateurs les plus sympathiques et les mieux disants : la grâce abonde dans ses discours, le miel de l’abeille coule de ses lèvres ; mais il est un peu verbeux et diffus dans ses souvenirs ; son grand âge le rend impropre à l’action, et qu’est-ce qu’un chef guerrier qui ne peut joindre l’action à la parole ?
Achille est beau, brave, éloquent, puissant, fils d’une déesse, mais son orgueil intraitable ne peut se plier à l’obéissance.
Diomède est vaillant comme Mars, mais emporté et téméraire, jusqu’à lutter contre les dieux eux-mêmes.
Ajax, avec son bouclier doublé de sept peaux de cuir, sa voix de taureau, sa taille de géant et ses grandes enjambées, serait un excellent chef de Peaux-Rouges : chez les Grecs, il ne compte que comme un bon soldat.
Ulysse seul est un vrai prince, ou, pour parler comme Homère, un vrai pasteur des peuples. Pourquoi ? Parce qu’il a plus que les autres la vertu éminemment grecque, l’esprit de mesure et de convenance.
Il est brave, mais comme il convient à un capitaine responsable de la vie de ses guerriers et du succès de ses entreprises. Il ne cherche ni ne fuit le danger : il n’a recours à l’emploi de la force que quand il a épuisé toutes les ressources de la ruse. L’épée n’est à ses yeux que le tranchant de la politique. Rappelez-vous Thémistocle donnant de faux avis à Xerxès, et trahissant les Grecs pour les sauver.
Aux violences de ses adversaires il oppose l’impassibilité de la force sereine et sûre
d’elle-même. Il ne leur dit pas, comme un orateur moderne,
que leurs
injures n’arrivent pas à la hauteur de ses dédains,
parce qu’il préfère
l’intérêt public à son amour-propre, et qu’il aime mieux les convaincre que les
humilier. Il les méprise
sans doute, s’il est vrai que
l’exercice du pouvoir donne le mépris des hommes, mais il se garde bien de le leur faire
voir, et quand il répond à leurs menaces, il le fait du même ton dont Thémistocle disait
à Eurybiade : « Frappe, pourvu que tu m’écoutes ! »
Il prend pour lui les entreprises qui demandent le sang-froid et l’esprit de conduite, et laisse aux Ajax et aux Diomède l’honneur des duels et des grands coups d’épée. C’est lui qui se charge des ambassades, des surprises, des coups de main : c’est lui qui ramène de Lemnos Philoctète, son ennemi ; lui qui enlève le Palladium et les chevaux de Rhésus ; lui qui conçoit la ruse du cheval de bois.
Mais ce que les Grecs estiment surtout en lui, c’est la souplesse et les ressources inépuisables de son génie : l’Avisé, le Sage, l’Ingénieux, l’Artisan de ruses, le Patient, l’Éprouvé, l’Esprit aux mille nuances, l’Homme qui sait se retourner, tels sont les surnoms que leur admiration lui prodigue, comme si en le louant ils sentaient qu’ils font leur propre éloge. Tous les peuples primitifs apprécient la ruse presque à l’égal du courage. Mais pour un peuple fin et délié comme les Grecs, la ruse est un don divin qui se confond avec la sagesse.
Nous connaissons l’homme : voyons maintenant l’orateur.
Il a dans la parole et dans l’action oratoire la même dignité calme que dans ses
actions. Son premier abord n’a rien d’imposant, rien qui appelle l’attention, rien qui
le fasse distinguer des autres chefs. Debout dans leurs rangs, il n’a ni la haute
taille, ni la mâle et vigoureuse prestance qui commandent aux foules la crainte et le
respect. — « Mais, dit-il lui-même, les dieux ne
prodiguent pas à tous les hommes tous les heureux dons à la fois : la beauté, le
génie, l’éloquence. Tel est d’apparence chétive, mais les dieux l’ont couronné
d’éloquence, et les hommes prennent
plaisir à le regarder. Il
parle avec une confiance tempérée par une aimable modestie et brille entre tous dans
les assemblées. Quand il marche dans la ville, les peuples le regardent passer comme
un dieu. Tel autre, au contraire, a la beauté des immortels, mais la grâce n’environne
pas ses discours. »
C’est assis dans le conseil qu’il faut observer Ulysse, pour remarquer déjà la puissance du génie empreinte sur son visage. Quand vient son tour de parler et qu’il se lève, à le voir les yeux baissés, attachés sur la terre, son sceptre immobile dans sa main, on le prendrait d’abord pour un insensé ou pour un homme pris de vertige : mais à mesure que sa grande voix s’échappe pleine et sonore de sa poitrine et que les paroles tombent de sa bouche, pressées comme des flocons de neige, on sent que nul homme au monde ne peut lutter d’éloquence avec lui, et on oublie de regarder Ulysse.
Quant au caractère de son éloquence, un mot suffit pour le
définir : elle est persuasive. Vous l’avez vu tout à l’heure faire acte de chef et
ranger Thersite au devoir. Maintenant il va haranguer les Grecs et les rappeler aux
sentiments de l’honneur et de la discipline. La tâche est difficile : ils sont aigris
contre Agamemnon et lui gardent rancune de l’amère déception qu’ils viennent d’éprouver.
Mais l’orateur, qui les connaît, sait l’art de les calmer. Il leur rappelle d’abord les
serments par lesquels ils se sont engagés envers le roi des rois. Puis il compatit à
leurs maux, à leurs longues souffrances : il comprend l’impatience qu’ils ont de
retourner dans leur patrie, auprès de leurs femmes et de leurs enfants. « — Rien
que pour un mois d’absence, le marin s’ennuie sur son vaisseau battu par les tempêtes
et par la mer soulevée ; et nous, voilà neuf ans que nous sommes retenus sur ce
rivage. Mais quoi ! après être restés si longtemps, il est bien
honteux de partir sans avoir rien fait. Patience donc, mes amis,
attendons encore jusqu’à ce que nous voyions si les prophéties de Calchas sont vaines,
ou si elles doivent s’accomplir. » —
Les Grecs l’ont envoyé comme négociateur auprès d’Achille, qui boude Agamemnon dans sa
tente et refuse de prendre part à la guerre. Le héros le reçoit cordialement et le fait
asseoir à sa table. Ulysse s’inspire de la circonstance : le festin terminé, il lève sa
coupe et boit à son hôte. Il le remercie de son bon accueil, mais s’il est venu
s’asseoir à sa table, ce n’est pas que le besoin l’y contraigne : au contraire,
l’abondance règne dans le camp, mais les Grecs n’ont plus le cœur aux festins. Jupiter
s’est déclaré contre eux : Hector a forcé leurs retranchements et menace d’incendier
leur flotte. Qui pourra les sauver, si Achille ne vient pas à leur aide ? Tout le peuple
a les yeux tournés vers lui, comme vers son salut. Ne se
rappellera-t-il pas les derniers conseils que Pélée, son père, lui adressait au moment
de son départ pour l’armée ? « — Mon fils, lui
disait-il, je ne te recommande pas le courage : Minerve et Junon, si elles le
veulent, sauront bien te l’inspirer ; mais il dépend de toi de refréner la violence
hautaine de ton caractère, et de te montrer facile et traitable : c’est le parti le
plus sage. Évite les discussions et les dangereuses rivalités ; les Grecs, jeunes et
vieux, t’en honoreront davantage. »
— Voilà les recommandations que lui
faisait le vieillard, mais Achille les a oubliées. S’il veut abjurer ses ressentiments,
Agamemnon consent à lui faire, comme réparation, les plus riches présents. Il lui
donnera de beaux trépieds, dix talents, des bassins d’or pur, douze chevaux vainqueurs
dans les courses. Ces dons seuls suffiraient déjà pour enrichir un homme. Mais ce n’est
pas tout, Agamemnon lui rendra Briséis, sa captive. Si Troie succombe, il lui permettra
de puiser à pleines
mains l’or et l’argent dans le butin
commun, et d’en charger ses vaisseaux ; il le laissera libre de choisir vingt captives
Phrygiennes parmi les plus belles. De retour dans Argos, il le prendra pour gendre et
lui donnera, avec une riche dot, les sept villes les plus florissantes de son royaume.
« — Peut-être, dit l’orateur en finissant, peut-être, venant d’une main
ennemie, ces présents te paraissent odieux ; mais songe aux autres Grecs, songe au
malheureux peuple foulé par la guerre. Aie pitié de lui, et il t’honorera comme un
dieu et te comblera d’honneurs et de gloire. » —
Voilà un discours prodigieusement habile, mais qui nous révèle une civilisation à peine ébauchée. Un orateur veut rallier à la cause commune un chef dissident, et, au lieu de lui faire entendre le langage sévère de l’honneur et du devoir, il ne lui parle que des récompenses qui l’attendent ; ce n’est pas à sa conscience qu’il s’adresse ; c’est à son orgueil, à son ambition, à sa convoitise. L’homme d’Ithaque connaît merveilleusement le cœur humain ; il a étudié les passions et sait l’art de les remuer ; mais les passions auxquelles il s’adresse sont celles d’un demi-barbare, sensible seulement à la gloire militaire et au butin qui en est le fruit. Telle société, telle éloquence. Songez que chez tous les peuples les vertus guerrières ont devancé les vertus civiles, que nous ne sommes encore que dans un camp, et que les grandes idées de dévouement à la patrie et d’obéissance aux lois sont aussi étrangères aux héros grecs qu’elles le furent plus tard aux barons du moyen âge. Laissez la cité se former, vous verrez se développer avec les mœurs une autre éloquence aussi habile, mais plus noble, parce qu’elle s’adressera à des passions plus élevées. Ulysse, alors devenu citoyen, s’appellera Démosthène ; il ne frappera plus les Grecs avec son sceptre, mais avec l’arme bien autrement puissante d’une parole inspirée par l’amour du droit et de la liberté.
IV
L’éloquence grecque dans les cités démocratiques. — Les chefs athéniens
Nous voici bien loin des temps chantés par Homère. Les guerriers du siége de Troie, façonnés lentement à la vie civile, ne veulent plus être gouvernés par la lance, mais par les lois qu’ils ont eux-mêmes faites ou consenties. La multitude a arraché des mains des rois tous les attributs de la souveraineté, le droit de rendre la justice, celui de faire la paix et la guerre. Ses chefs, nommés et révoqués par elle, n’ont d’autre supériorité sur leurs concitoyens que celle du talent et de la vertu, et souvent même ils expient par l’exil ou par la mort cet avantage dangereux, A l’oligarchie guerrière a succédé l’égalité politique ; à la discipline des camps, la liberté de la place publique.
Avec la forme de l’État, les conditions de l’éloquence sont changées. Pour qui veut être maître des affaires, il ne s’agit plus maintenant de mener les petits par la crainte et les grands par la flatterie. Dans la société nouvelle, en effet, il n’y a plus ni grands ni petits, il y a des hommes libres, seuls dispensateurs des dignités, et qui ne les accordent qu’à ceux qui savent gagner leur confiance, c’est-à-dire à ceux qui savent les persuader. Or, comme il n’y a pas de récompenses auxquelles les hommes soient plus sensibles qu’à celles qu’ils tiennent de l’estime et du choix libre de leurs égaux, représentez-vous, dans une ville comme Athènes, la plus démocratique des cités grecques, quelle émulation doit s’élever entre les orateurs. Ce bon peuple d’Athènes est le plus aimable de tous les peuples, mais aussi le plus léger et le plus inconséquent ; il a des retours plus soudains et des caprices plus inexplicables que ceux de la mer ; il a pour ses favoris la passion violente et meurtrière d’un enfant pour ses jouets ; il les jalouse, les épie, les accuse, les condamne avec l’emportement de la passion et la joie de la vengeance satisfaite ; les plus heureux sont ceux qu’il laisse à l’abandon, comme ses vieilles galères dont les cadavres gisent çà et là, épars sur le sable désert du rivage. N’importe ! ses faveurs, toutes funestes qu’elles sont, sont réputées si chères à tous les cœurs haut placés, qu’il trouve toujours de nouveaux chefs, aussi prêts à lui offrir leurs services que lui à les oublier. Après Miltiade, qui meurt en prison, se lèvent tour à tour Aristide, Thémistocle, Cimon, Thucydide, Périclès, Alcibiade, Phocion, Démosthène, victimes glorieuses de la seule ambition légitime, celle de régner sur un peuple libre par la force de la persuasion.
Nous, chez qui l’éloquence s’exerce à l’ombre et pour ainsi dire à huis clos, et qui ne rêvons, au sortir du collége, que des professions libérales ou des carrières administratives, nous avons peine à nous imaginer combien le spectacle public des luttes oratoires devait enflammer de bonne heure l’émulation des jeunes gens. Ils voyaient les grands orateurs passionner la multitude ; ils assistaient à leurs triomphes ; ils sentaient d’instinct que l’âme de tout un peuple était suspendue aux lèvres de ces hommes, que leur geste souverain disposait du salut ou de la perte des villes, et qu’au milieu de cette Athènes qui ne pouvait souffrir de maîtres, ils étaient plus maîtres que les rois absolus ne le sont au milieu de leurs armées.
« — Aux jours et heures où Thémistocles, encore à l’école, avoit vacation de l’estude et congé de s’esbattre, il ne jouoit jamais, ny jamais ne demouroit oisif, comme faisoient les autres enfants ; mais on le trouvoit toujours apprenant par cueur, ou composant à part soy quelques harangues, le subject desquelles estoit le plus souvent qu’il défendoit ou accusoit quelqu’un de ses compagnons3. » —
Toutes les aspirations de la jeunesse se portaient donc vers la tribune, théâtre de tant de gloire et de puissance. Mais il n’était pas donné à tout citoyen de monter sur ce piédestal et de s’y maintenir. Il fallait être de pure et noble race athénienne ; il fallait être riche et généreux ; il fallait s’être distingué dans les combats et dans les jeux Olympiques ; il fallait enfin égaler et même surpasser en éloquence ceux qu’on voulait supplanter dans la faveur du peuple. Cette dernière condition était la plus nécessaire de toutes ; un ◀simple▶ tableau de la société athénienne vous fera comprendre qu’elle était aussi la plus difficile à remplir.
Représentez-vous, dans une cité de soixante-dix mille hommes, un groupe de vingt mille citoyens libres, tous égaux et maîtres des affaires. Quarante mille esclaves travaillent pour eux4 : des flottes puissantes, un commerce immense, d’innombrables colonies les enrichissent ; l’État les paye pour assister aux délibérations publiques ; les mines du Laurium et de Thasos couvrent les frais de leurs spectacles et de leurs fêtes. Leur vie d’ailleurs n’est qu’une fête perpétuelle. Ils la passent en plein air, soit à s’exercer dans les palestres, soit à écouter leurs orateurs sur la place publique, soit à flâner dans le port en attendant des nouvelles, soit à applaudir dans les théâtres les œuvres de leurs poëtes et de leurs musiciens. Ils ont la joie de voir leur ville bien-aimée croître chaque jour en puissance et en splendeur. Leur port se remplit de navires ; les îles de la mer Ionienne et les côtes d’Italie leur font une ceinture de colonies opulentes ; ses artistes l’ornent de magnifiques monuments, bâtis avec le trésor des confédérés. Ils suivent avec orgueil ces grands travaux naissants, qui feront d’Athènes le joyau de la Grèce. Car ce Parthénon, ce temple d’Eleusis, cette Longue Muraille, cet Odéon, ce Pœcile, et tant d’autres œuvres, ne sont à leurs yeux que des trophées de leurs luttes contre les Perses, et, pour ainsi dire, les arcs de triomphe de leurs victoires.
Qu’est-ce qu’un paysan dans nos États démocratiques d’Europe ? Un manœuvre attaché à la terre, une machine à produire, un homme qui ne compte pas, qui ne se sent pas, comme disent les Italiens, un contribuable en un mot. A Athènes, le dernier matelot naissait avec cette idée qu’il était Grec, c’est-à-dire supérieur aux barbares ; Athénien, c’est-à-dire supérieur aux autres Grecs. Il savait qu’en qualité d’homme libre il était souverain, maître absolu des deniers de sa ville, de ses flottes, de ses destinées, et que le pouvoir de ses orateurs, même les plus grands par la naissance et le génie, ne dépendait que d’une coquille qu’il pouvait jeter dans l’urne. Sentez-vous tout ce que cet orgueil natif devait donner à ces hommes de confiance et de dignité ? Mais sentez-vous aussi combien il devait les rendre exigeants pour leurs chefs ?
Ce n’est pas tout encore. Ils avaient hérité de leurs ancêtres de la guerre de Troie un goût exquis de la mesure et de la convenance que tout nourrissait en eux : la douceur tempérée de leur climat, l’harmonie idéale de leurs paysages, l’équilibre parfait de leurs facultés, fruit d’une vie sobre et d’une éducation virile. Ils exigeaient donc de leurs orateurs une attitude digne, des gestes mesurés, une élocution réglée par les lois du rhythme et par la gradation des sentiments exprimés.
En outre ils se mariaient entre eux et excluaient sévèrement du droit de cité tous les habitants qui n’étaient pas Athéniens de père. Cet esprit de cité intolérant, en maintenant la pureté de la race, maintenait aussi la pureté de la langue, de cette belle langue attique, pleine d’euphémismes, d’expressions adoucies, d’atténuations délicates, voiles transparents dont ils aimaient à envelopper leurs pensées. On sait que Théophraste achetant un jour des légumes sur la place, la marchande reconnut à son accent qu’il était étranger.
Or Théophraste passait pour le plus pur et le plus châtié des écrivains attiques de son temps, et il habitait la ville depuis une quarantaine d’années. Pensez si, avec des juges si délicats, les orateurs devaient s’observer !
Un discours était, à proprement parler, un chant. Ce que les Latins appelaient exorde s’appelait chez les Grecs prélude 5 : c’était l’ouverture du morceau. Vous savez que Tibérius Gracchus plaçait derrière lui, à la tribune, un joueur de flûte qui le rappelait à la mesure et lui donnait le ton chaque fois qu’emporté par la fougue de son génie il commençait à en sortir. Et combien cependant les Romains étaient moins musiciens que les Grecs ! Une fois donc le diapason du discours donné par le prélude, malheur à l’orateur qui laissait échapper une note fausse, c’est-à-dire une intonation douteuse ou un geste excessif ! Les huées du peuple le reconduisaient jusqu’à sa maison, et les traits des comiques le clouaient au ridicule pour le reste de ses jours.
Voilà quelques-unes des difficultés qu’avaient à vaincre les hommes publics pour se préparer à jouer dignement leur rôle. Il est temps maintenant de les montrer en scène.
V
Éloquence des chefs athéniens
Sur la place du nouveau Pnyx, du haut de la vaste tribune taillée dans le roc vif, ils voient le port du Pirée, ses flottes, sa cité marchande, où déborde la démocratie athénienne, et au loin la mer et les îles tributaires. Ce spectacle de la grandeur et de la liberté de leur patrie est bien fait pour agrandir leurs âmes, mais aussi pour les intimider. Devant eux se pressent les fortes générations qui ont repoussé les Mèdes, rempli les îles et la Chersonèse de leurs colonies, conquis l’empire de la mer et la prééminence sur toute la Grèce. Ces rudes ouvriers de l’indépendance grecque ont au cœur, imprimés en traits de feu par l’éducation, le respect des dieux qui les ont protégés contre les barbares et l’amour de la liberté qu’ils ont achetée au prix de tant de sacrifices. L’homme qui leur parle est un guerrier comme eux, le plus brave et le plus prudent, primus inter pares, vir bonus dicendi peritus, le premier entre ses égaux, un bon citoyen qui sait parler. S’il dit : — Il faut déclarer la guerre aux Lacédémoniens ; il faut arracher une ville ionienne à la puissance des Perses ; il faut fonder une colonie ; — et s’il prouve par de solides raisons que l’entreprise est praticable et utile, le peuple qui a confiance en lui dit : Marchons ! et le nomme, séance tenante, chef de l’expédition. Le voilà forcé de dénouer lui-même avec l’épée la question qu’il a nouée avec la parole. Ceux qui étaient hier ses auditeurs sont aujourd’hui ses compagnons d’armes ; demain, si le projet échoue, ils seront peut-être ses juges.
Comprenez-vous tout ce que cette situation si ◀simple▶ et pourtant si naturelle a de terrible pour l’orateur ? Aussi monte-t-il à la tribune agité, non pas de ce trouble menteur qu’affectent devant un auditoire inoffensif les avocats façonnés aux petites ruses de la rhétorique, mais de l’émotion réelle que donne la présence d’un grand danger. Il supplie les dieux de conduire sa langue et d’éloigner de sa pensée toute parole qui pourrait blesser ses concitoyens, ou nuire à leurs intérêts. Après cette invocation, qui n’est pas un lieu commun oratoire, mais le seul exorde en rapport avec ses propres sentiments, avec la piété du peuple et la gravité des circonstances, il expose son sujet et déduit ses raisons. Il n’en cherche pas le développement dans les lieux communs de la rhétorique, mais dans l’objet même de la délibération. Il dit : Si vous suivez mes avis, voici les avantages que vous en retirerez, et il les énumère ; il énumère ensuite les inconvénients du parti opposé. Il prouve enfin que ses vues s’accordent avec les traditions des ancêtres, avec l’honneur des citoyens et les principes politiques de l’État. C’est le langage d’un homme d’action à des hommes d’action, trop instruits de leurs intérêts pour se laisser éblouir par des sophismes. Je dis plus, c’est le seul langage digne d’un orateur et d’un peuple libre.
Mais rarement les peuples se laissent conduire par la seule lumière de la raison. Ils ont leurs instincts et leurs préjugés qui, presque toujours, parlent en eux plus haut que le bon sens. Aussi l’éloquence n’est-elle, à vrai dire, que l’art de persuader en remuant les passions : art méprisable, si les passions auxquelles il s’adresse sont viles ; art sublime, si elles sont nobles. Rien n’égale la dextérité avec laquelle notre orateur sait toucher et sonner de main de bon maître les cordes sensibles de ce peuple impressionnable. On dirait qu’il tient en main toutes les fibres de ces natures nerveuses, tant il excelle à leur donner des commotions agréables ou douloureuses, selon les nécessités du moment et les besoins de sa politique. Il les meine et les manie dextrement avec deux timons principaux, la crainte et l’espérance, refrénant avec l’une la fierté et témérité insolente de la commune en prospérité, et avec l’autre reconfortant son ennuy et son découragement en adversité 6. Où les raisonnements humains échouent, il fait parler les oracles des dieux, les explique et quelquefois les achète. Interprétés par lui, les orages, les tremblements de terre, les éclipses, les apparitions de comètes sont tantôt des avertissements sinistres, tantôt des présages rassurants, tantôt des phénomènes naturels, auxquels il ne faut attacher aucun sens, ni fâcheux, ni favorable. Tout ce qui peut frapper des âmes pieuses et des imaginations crédules, une vision divine, une voix entendue dans les airs, — moins que cela, un songe, un mot d’heureux augure échappé au hasard, — moins que cela encore, l’éternuement d’un soldat, le vol d’une chouette au moment d’un combat, tous ces incidents que la superstition commente et que la peur grossit, deviennent des instruments de ses desseins et des auxiliaires de sa politique. Il caresse ses auditeurs, il flatte leur orgueil national, il compare la patrie qui pleure ses jeunes guerriers à l’année qui a perdu son printemps, il dit que ceux-ci sont immortels comme les dieux : Car nous ne voyons pas les dieux en leur essence ; mais par les honneurs qu’on leur fait, et par les grands biens dont ils jouissent nous conjecturons qu’ils sont immortels, et les mesmes choses sont en ceulx qui meurent pour la défense de leur païs.
Une autre fois il pique leur amour-propre : « — Vous me demandez compte des
sommes que j’ai dépensées pour les grands travaux de la ville. Soit, j’en payerai
seul les frais, mais seul aussi j’aurai le droit d’y faire
inscrire mon nom. »
— Il ne craint pas même de leur infliger de rudes leçons,
sachant bien que les peuples sont comme les enfants, qui n’obéissent pas volontiers, si
un peu de crainte ne se trouve mêlée à l’amour qu’on leur inspire :
« — Quand j’ay fidèlement et bien administré la charge que vous m’aviez commise, j’en ai receu de vous oultrage, honte et villannie, et maintenant que j’ay fait semblant de ne veoir point beaucoup de larcins et de pilleries que l’on commet en vos finances, vous me tenez pour homme de bien et bon citoïen ; mais je vous dis et vous déclare que j’ay plus de honte de l’honneur que vous me faittes maintenant que je n’eus de l’amende en laquelle vous me condamnastes l’année passée. »
Et ne croyez pas que, pour être la ◀simple▶ expression du bon sens pratique, le langage
de ces grands hommes d’État manque de véhémence et de couleur. La
conviction a une éloquence à elle, dont l’art, avec toutes ses
ressources, ne peut rendre l’accent vif et passionné. Les grands mouvements oratoires,
les riches expressions coulent de leur âme, enivrée de l’amour de la patrie, comme l’eau
d’un vase trop plein. Ils trouvent ; sans les chercher, tantôt de belles images, tantôt
des comparaisons familières que le peuple répète et qui deviennent des proverbes, tantôt
des mots profonds qui font entrer leur pensée, comme un coin, dans les intelligences les
plus rebelles. Périclès veut-il engager les Athéniens à s’emparer d’Egine, il compare
cette île à une paille dans l’œil du Pirée. Veut-il les exciter contre Sparte, il leur
dit qu’il voit déjà du fond du Péloponèse la guerre qui se lève et qui se met en marche.
Le peuple, enfermé dans la ville, demande à courir sus à l’ennemi qu’il voit moissonner
ses champs et couper ses oliviers : « — Laissez-les faire,
dit-il, les arbres coupés
peuvent renaître, mais non
les hommes couchés par terre. »
— A la jeunesse présomptueuse qui exalte ses
exploits récents pour rabaisser ceux des héros des grandes guerres Médiques, Thémistocle
jette cet apologue, que je vous demande la permission de traduire en langage
moderne : — « Un jour le Lundi entra en contestation avec le Dimanche. C’était
lui, Lundi, qui avait tout le travail et toute la peine, tandis que le Dimanche ne
faisait que dépenser l’argent que les autres avaient gagné. — Cela est vrai, répondit
le Dimanche, mais si je n’avais pas été hier, tu ne serais pas aujourd’hui. — Et vous,
jeunes gens, si nous n’avions pas été alors, où seriez-vous
aujourd’hui ?
»
L’antiquité, qui nous a laissé les déclamations de tant de rhéteurs, ne nous a pas conservé un seul discours de Miltiade, d’Aristide, de Thémistocle, de Périclès, et il est probable que la postérité ne conservera pas davantage ceux des présidents des États-Unis, si beaux cependant dans leur simplicité forte, et si convaincants dans leur négligence familière. Mais qu’importe ? Est-ce que l’éloquence du chef d’un peuple libre est dans ses discours ? Non, elle est dans sa politique et dans les mots vigoureux qui la résument. Cicéron nous assure qu’avant Périclès l’éloquence était inconnue chez les Grecs, et que c’est ce grand homme qui l’apprit des philosophes et l’enseigna aux Athéniens. Mais d’abord Cicéron, comme nous le verrons plus tard, concevait un idéal d’éloquence qui n’est plus aujourd’hui le nôtre. En second lieu Périclès avait un génie bien supérieur aux subtilités de l’école ; son éloquence grave, majestueuse, était celle d’un homme d’État, non d’un rhéteur, et il est vraisemblable que s’il s’exerçait à la controverse avec les orateurs, c’était par manière de passe-temps, comme les duellistes consommés, qui ne font des armes que pour s’entretenir la main7. Enfin, à qui persuadera-t-on que des citoyens qui, par la seule force de la persuasion, firent de si grandes choses, ne fussent pas de grands orateurs ?
Croyez bien qu’il n’y a qu’une éloquence politique, celle qui se forme dans la pratique des affaires et dans les luttes de la tribune. L’ombre des écoles produit des sophistes ; c’est au soleil de la place publique que naissent les orateurs.
Des oisifs se réunissent dans une salle pour entendre un homme qui parle bien. Entre un personnage irréprochablement mis, qui salue son public, arrondit ses gestes et ses périodes, aiguise ses épigrammes, jette négligemment ses traits étudiés et se retire aux applaudissements de l’auditoire, ébloui des fusées de son éloquence. Qu’a-t-il dit ? Rien. Mais comme il n’a parlé que pour faire admirer son esprit, comme la foule n’est venue que pour passer agréablement une heure ou deux, chacun se retire satisfait.
Les hommes assemblés pour délibérer sont plus exigeants. Ce n’est pas le plaisir qui les réunit, c’est l’intérêt public. Ils viennent chercher non des phrases, mais des preuves ; non des antithèses, mais des conclusions. Faut-il faire la paix ou la guerre ? accepter ou rejeter telle alliance ? absoudre ou condamner tel homme politique ? Voilà les questions qu’ils posent à celui qui les harangue, et dont ils attendent de lui la prompte et claire solution.
Vous voyez donc qu’on peut résumer en un mot la différence qui existe entre le rhéteur et l’orateur. L’un parle pour parler, l’autre pour agir. Plus les discours de ce dernier sont brefs, ◀simples▶, nerveux, plus ils ressemblent à l’action, plus ils sont beaux. Il ne faut pas vous demander en le lisant ou en l’entendant : Comment a-t-il parlé ? mais : Qu’a-t-il dit ? a-t-il eu raison ? a-t-il persuadé ?
J’ai essayé de faire revivre devant vos yeux des types d’hommes dont il ne nous reste plus qu’un nom et quelques rares traits, pieusement recueillis par leurs contemporains. Comment ai-je pu apprécier leur éloquence ? Par les effets qu’elle a produits. J’ai vu des citoyens réunir les Grecs divisés, chasser les barbares de l’Europe, élever leur patrie au premier rang, maintenir leur ascendant contre les passions du peuple, les haines des factions, les intrigues des cités rivales, et j’ai conclu que de tels hommes d’État devaient être puissants par la parole. Je vous donne cette règle d’appréciation pour infaillible. Si vous entendez dire du chef d’un peuple libre qu’il est désintéressé, qu’il aime son pays et qu’il a fait de grandes choses, dites, sans hésiter, qu’il est éloquent. Mais dites aussi qu’il faut que son peuple ait des vertus, puisqu’il sait les récompenser chez les particuliers en leur donnant le pouvoir. Les premiers chefs athéniens n’ont été si grands que parce que leurs contemporains étaient grands eux-mêmes ; ils n’ont réalisé de glorieux projets que parce qu’ils ont trouvé des âmes capables de les comprendre. D’autres sont venus après eux qui aimaient aussi leur patrie, mais qui se sont perdus sans avoir la consolation de la sauver. Avaient-ils moins de génie que leurs devanciers ? Non, mais les temps étaient moins propices.
VI
démosthène
Si vous voulez être capables de comprendre le grand rôle de Démosthène, rejetez bien vite loin de vous toutes les idées fausses que vous vous êtes faites de l’éloquence politique. Oubliez les harangues de Tite-Live, les lieux communs des Catilinaires de Cicéron et les déclamations de la tribune française. Oubliez même, si vous pouvez, les couronnes décernées à vos amplifications de concours. Rappelez-vous seulement ce que je vous ai dit, que l’orateur est un homme d’action qui sait parler.
Je ne veux pas vous énumérer ici les qualités propres à ce genre d’éloquence. Des exemples instruiront mieux vos jeunes intelligences que des généralisations.
Je suppose que, les actionnaires d’une société industrielle étant réunis en assemblée générale pour entendre l’exposé de la situation de leur entreprise, le gérant responsable, au lieu de leur parler doit et avoir, recettes et dépenses, leur fasse de grandes phrases sur le progrès, sur les chemins de fer, sur le développement toujours croissant des transactions commerciales entre les peuples de l’Europe, que penseraient-ils de sa harangue ? Ne trembleraient-ils pas pour leurs dividendes ? Ne l’arrêteraient-ils pas pour lui demander ses comptes ? Ne lui diraient-ils pas que toute l’éloquence d’un bon administrateur est dans les chiffres, et n’auraient-ils pas raison de lui tenir ce langage ?
Allons plus loin. Supposons que vous soyez vous-mêmes ces actionnaires et que vous ayez à faire choix d’un gérant. A qui confieriez-vous ce poste délicat, dites ?
— Au plus habile.
— Entendez-vous par le plus habile le plus intelligent ?
— Sans doute.
— Et vous pensez que celui-là, étant le plus apte à comprendre vos intérêts, serait aussi le plus apte à les défendre ?
— Oui.
— Changeons de supposition. S’il arrive que, dans vos écoles, vous ayez une réclamation à adresser à vos chefs, lequel choisissez-vous d’entre vos camarades pour en être l’interprète ?
— Le plus capable de persuader.
— A la bonne heure. Mais celui-là quel est-il ? Est-ce le plus éloquent ou n’est-ce pas au contraire le plus sérieux ?
— Qu’entendez-vous, à votre tour, par le plus sérieux ?
— J’entends un jeune homme calme, modeste, qui sait se faire aimer de ses chefs sans flatterie et de ses égaux sans complaisance. Si vous en distinguez un parmi vous qui ressemble à ce portrait, n’est-ce pas lui que vous désignez de préférence ?
— Oui.
— C’est donc celui-là et non pas l’autre que vous jugez le plus capable de persuader. Et en cela votre instinct ne vous trompe pas : car il est évident qu’une cause confiée à un pareil avocat est une cause plus d’à moitié gagnée, et qu’on accordera à son seul mérite ce qu’on refuserait à la faconde précoce des jeunes tribuns de la cour et de l’étude. Revenons maintenant à notre association ; vous voilà forcés d’avouer que si vous aviez besoin d’un gérant, vous ne prendriez pas seulement le plus habile, mais le plus digne de votre confiance.
— D’accord.
— Eh bien, regardez les peuples libres comme autant d’associations dont les citoyens sont les actionnaires et les orateurs les gérants, et tirez vous-mêmes votre conclusion.
— L’analogie n’est pas exacte et la conclusion ne serait pas rigoureuse. Un homme peut avoir du caractère, être fort estimable, et manquer de l’éloquence nécessaire à un orateur. Pour gérer une société, il suffit d’avoir de la probité, de l’application aux affaires : pour mener un peuple par la persuasion, il faut le génie de la parole.
— Qu’appelez-vous éloquence, génie de la parole ? N’est-ce pas le don de persuader ?
— Oui.
— Et n’êtes-vous pas convenus que, pour persuader, il faut inspirer de la confiance, ou, pour employer vos propres termes, avoir du caractère ? Vous voyez donc bien que l’analogie est parfaite et que vous tournez dans un cercle vicieux. C’est que vous séparez deux choses qui sont intimement unies, le caractère et l’éloquence. Autant vaudrait isoler un fleuve de sa source. Car, je vous le demande, n’est-il pas vrai que, quand vous joindriez à tous les dons de l’intelligence la plus vive le charme de la parole la plus séduisante, si vos auditeurs n’avaient pas confiance en vous, s’ils ne vous regardaient pas comme un homme convaincu et capable, au besoin, de donner sa vie pour ce qu’il croit juste et vrai, vos beaux discours glisseraient sur eux comme l’eau sur le marbre ? Et quand vous réussiriez à les ébranler, n’est-il pas vrai que quelques paroles ◀simples▶, tombées d’une bouche pure, désintéressée et reconnue comme telle, suffiraient pour détruire ce charme passagér, comme le souffle d’un enfant dissipe des bulles de savon ? Pourquoi cela ? Parce qu’avant même qu’un honnête homme ait ouvert la bouche, son caractère a déjà parlé pour lui et ouvert les cœurs à la persuasion. Et pourquoi encore ? Parce qu’une conviction forte et sincère a un accent passionné qui entraîne, et qu’il est impossible qu’un orateur bien plein de son sujet et bien pénétré de ce qu’il dit ne soit pas éloquent.
Qu’est-ce donc en résumé qu’un orateur politique ? C’est tout simplement un homme qui aime sa patrie et qui essaye de persuader ses concitoyens en leur parlant des intérêts publics. Si c’est ainsi que vous comprenez l’éloquence de la tribune, entrez avec moi dans l’étude du caractère de Démosthène ; vous en concevrez facilement toute la grandeur. Mais si vous persistez à la confondre avec la rhétorique, vous n’avez que faire de pousser plus loin ; fermez ce livre et ouvrez le Panégyrique de Trajan ou les Éloges académiques de Thomas.
Étudions donc le caractère de cet orateur, et, quand nous le connaîtrons, nous connaîtrons et la nature de son éloquence, et les causes de l’ascendant qu’il exerça si longtemps sur Athènes et sur toute la Grèce.
Vous savez combien était déchue, quand ce grand homme se montra, la république athénienne. Les premiers symptômes de sa décadence avaient éclaté après la mort de Périclès. Ce puissant politique fut en partie la cause du mal. D’abord obligé d’occuper le peuple pour le contenir, et multipliant à la fois les travaux dans la ville et les expéditions au dehors, il blasa son imagination en la satisfaisant, et usa ses forces en les prodiguant. Obligé, d’un autre côté, de tenir en échec la faction aristocratique, il favorisa le parti populaire, et pour parler comme le bon Amyot, gratifia à la commune 8. Il lâcha la bride au peuple, faisant toute chose pour lui aggréer et complaire, donnant ordre qu’il y eust toujours en la ville quelques jeux, quelques festes, banquets et passe-temps publics. Grâce à ces moyens de gouvernement, il put régner sans rival dans Athènes pendant quarante ans, mais il rendit l’administration difficile à ses successeurs. Quand la mort eut éteint les foudres et les éclairs de sa grande éloquence, la démocratie contenue par son génie déborda et envahit tout.
Le peuple prit le goût de l’oisiveté, des spectacles, des gratifications et des ergotages de la place publique. Il ne se portait plus qu’avec tiédeur aux assemblées, depuis qu’il était payé pour y assister. Les délibérations lui pesaient comme un devoir pénible ; l’éloquence de ses orateurs l’ennuyait. Longtemps il stationnait dans l’Agora, la place aux nouvelles, aux commérages, aux scandales du jour. Il fallait tendre une corde autour des badauds et les parquer comme des moutons, pour les amener au Pnyx et les forcer à gagner leur rétribution. On prenait place lentement sur les gradins de pierre de l’amphithéâtre, on jasait, on criait, on baguenaudait en mangeant sa gousse d’ail ou sa tête d’anchois ; on trépignait en attendant l’arrivée des Prytanes, on huait les orateurs, on interrompait leurs discours, et souvent on se dispersait au milieu de la délibération.
Cependant Philippe faisait tomber une à une toutes les colonies athéniennes. Aujourd’hui c’est Amphipolis qu’il a promis de prendre pour la République et qu’il garde pour lui ; demain, c’est Pydna qu’il achète et Potidée qu’il enlève. Un autre jour il s’empare des mines de Thasos et corrompt les orateurs des Athéniens avec l’or qui alimentait jadis leurs fêtes et leurs plaisirs. La Guerre Sacrée lui donne un prétexte d’intervention qu’il saisit avidement : il fond sur la Thessalie, le voilà l’arbitre de la Grèce. Quand il aura pris Olynthe, la clef de la mer, et franchi le pas des Thermopyles, il en sera le maître.
Ces empiétements soulèvent à Athènes de grandes colères et d’orageux
débats : — « C’était le soir : arrive un messager qui annonce aux Prytanes
qu’Élatée vient d’être prise. Les uns se lèvent de table à l’instant, chassent les
marchands qui encombrent la place publique et mettent le feu à leurs baraques.
D’autres vont chercher les généraux, mandent le trompette : toute la ville est en
tumulte. Le lendemain, au point du jour, les Prytanes convoquent le Sénat dans la
salle des délibérations. Le peuple court à l’assemblée, et
prend ses places sur les hauts gradins9. Arrive le Sénat, et les
Prytanes font part au peuple du message et produisent le messager, qui répète la
nouvelle. Alors le héraut se lève et dit : — Qui veut parler10 ? »
Ces scènes se renouvelaient à chaque agression, et que produisaient-elles ? Les motions se succédaient à la tribune. On votait des flottes qu’on n’équipait pas, des armées dont les cadres ne se remplissaient que sur le papier, et on retournait à ses plaisirs, jusqu’à ce que Philippe eût répondu. à cette guerre de décrets par une nouvelle conquête. Si quelquefois on faisait l’effort d’un armement sérieux, on se gardait bien de s’enrôler et de quitter sa belle Athènes pour les fatigues de la mer et les hasards des combats. Ils n’étaient plus ces hardis marins, maîtres de la rame, qui allaient jadis avec Cimon conquérir l’île de Chypre et piller les côtes de l’Asie Mineure. Leurs descendants aimaient mieux le bien-être que la patrie et le repos que la liberté…
Mais pourquoi m’étendre sur le tableau de la décadence de cette grande cité, quand Démosthène va vous le tracer lui-même avec d’incomparables couleurs ?
Frappés de ces maux, la plupart des hommes politiques en accusaient l’institution démocratique, et, soit calcul, soit désespoir, trahissaient la liberté et livraient la patrie à l’ennemi, sous prétexte de la sauver. Les uns, âmes lâches comme Démade, Eschine et Philocrate, se vendaient effrontément au Macédonien. Les autres, citoyens honnêtes, mais faibles ou obstinés, comme Isocrate et Phocion, ne voyaient de salut pour Athènes que dans la dictature ou dans la paix à tout prix.
La gloire de Démosthène est d’avoir eu confiance dans la démocratie. D’autres vous diront par quels efforts persévérants il acquit la faculté oratoire que la nature semblait lui avoir refusée. Certes, j’admire ce miracle d’une volonté opiniâtre, mais ce que j’admire encore bien plus, ce qui fait la force de ce caractère et sa grandeur, c’est d’avoir compris que la puissance d’Athènes fondée par la liberté ne pouvait se relever que par la liberté. C’est à cette grande idée qu’il dut son influence, bien plus qu’à ses veilles, à ses exercices et aux leçons du rhéteur Isée. Démade avait plus de feu, Eschine plus de souplesse, Phocion plus de force, mais Démosthène avait la conviction qui manquait à ces orateurs.
Cette noble cité d’Athènes n’était pas si avilie qu’elle n’eût conservé quelques-unes des grandes traditions qui l’avaient portée si haut autrefois, qui la soutenaient encore dans sa décadence, et qui, aujourd’hui même, nous la rendent sympathique entre toutes les villes de la Grèce. La source des grandes actions était tarie dans les âmes, mais non celle de grands sentiments. Elle était encore capable de se passionner pour le beau, pour la liberté, pour la justice, et de s’exalter au souvenir du rôle désintéressé qu’elle avait joué pendant les guerres Médiques. C’est à ces grandes passions que Démosthène s’adressa. Il ne désespéra pas de ses concitoyens, et ceux-ci le récompensèrent de sa confiance en lui donnant la leur.
Où trouva-t-il le secret de les gagner ? Dans son amour sincère pour eux. La sympathie vraie a un accent inimitable qui va droit au cœur parce qu’il sort du cœur. Elle a un art à elle de reprendre sans offenser, et de flatter sans corrompre ; art naturel, qui ne s’apprend pas dans les écoles, et dont toute la formule peut se résumer en un mot : Pour convaincre, soyez convaincu.
Tel est le charme irrésistible de la conviction, que du jour où le peuple le sentit, il fut vaincu et apprivoisé. L’orateur, maître de ces âmes rebelles, put les manier à plaisir. Il put aborder sans détour des sujets que les autres orateurs n’osaient toucher ou ne touchaient qu’en tremblant. Il put reprocher aux Athéniens leurs vices, leur paresse, leur insouciance du bien public, leurs plaisirs dispendieux et inutiles. Ils lui souffrirent toutes ces hardiesses, pareils au patient qui livre ses plaies au fer et au feu du médecin. Ils sentirent bien en effet que celui qui osait leur parler ainsi n’était pas leur ennemi, mais leur ami dévoué, qu’il ne les blâmait pas pour le plaisir de les blâmer, mais pour obéir à sa conscience qui lui imposait le pénible devoir de les sauver en les affligeant. Bientôt même ils en vinrent à préférer ses reproches les plus sévères aux flatteries les plus basses de ses adversaires, comme si le souffle de cet homme eût été l’âme même de la République.
Ne croyez pas toutefois que la franchise de Démosthène fût exempte de tout art. Vous en trouverez au contraire beaucoup dans ses discours. (Vous n’avez pas oublié combien il en fallait pour parler à des Athéniens.) Mais c’est un art exquis, le seul pur, le seul légitime, celui qui n’est inspiré que par la connaissance des hommes et par le désir de les persuader, celui qui .met autant de soin à se cacher que l’art des rhéteurs en met à se montrer, celui enfin qui a fait dire à Pascal que la vraie éloquence se moque de l’éloquence.
Jeune, il s’était exercé silencieusement à la pratique des affaires dans la société des philosophes et dans l’étude approfondie de Thucydide, son maître en politique, dévoré du désir de paraître, mais attendant l’heure propice. Non content d’élever son esprit au-dessus des préjugés de la multitude, il avait fortifié son caractère contre les épreuves qui l’attendaient, il l’avait endurci aux injustices, il l’avait préparé au supplice de la popularité.
La dignité grave et austère de son maintien inspirait le respect et la confiance, et rappelait aux Athéniens le souvenir de Périclès. Jamais il n’abordait la tribune qu’avec un discours longuement mûri et médité, et cette préparation était un hommage qu’il croyait dû et aux intérêts sacrés de l’État et à l’intelligence de ses auditeurs. Ses exordes disposaient les âmes au recueillement nécessaire à la délibération.
Il invoquait les dieux, il les priait d’éclairer les Athéniens et de lui inspirer les paroles les plus propres à les convaincre, sans leur déplaire. Mais la solennité imposante de ce début était tempérée par une modestie qui lui conciliait tous les cœurs. Il s’excusait, lui si jeune, de prendre part à la discussion avant que tous les orateurs eussent parlé ; il avait écouté attentivement toutes les opinions émises, et si une seule lui avait paru bonne et utile, il aurait gardé le silence11.
Les esprits ainsi préparés, il entrait dans le vif du sujet. Vous auriez peine à vous imaginer quelle main discrète et délicate il fallait pour entreprendre de corriger les Athéniens, si vous n’aviez déjà vu combien ce peuple était susceptible. Nos assemblées parlementaires elles-mêmes n’exigent pas de leurs orateurs plus de tact et de mesure. Et qu’est-ce que nos rappels à l’ordre auprès des orages que soulevait chez eux le moindre écart de parole ?
Mais Démosthène connaissait cette multitude comme un bon pilote connaît la mer qui a bercé son enfance. C’est plaisir de voir avec quelle agilité il louvoie entre le danger de blesser et le malheur de déguiser la vérité. C’est chez lui qu’il faut apprendre ce grand art, si familier aux Athéniens, si rare aujourd’hui chez nous, des convenances oratoires. Jamais peut-être orateur ne posséda mieux le secret de tout dire sans compromettre ni sa popularité, ni le succès de sa cause. Les euphémismes abondent dans ses discours, et les sous-entendus, et les réticences calculées, et les allusions délicates, et les détours ingénieux, qui n’éloignent un moment la pensée de la question que pour l’y ramener plus sûrement. Mais où il excelle surtout, c’est dans l’art de glisser le blâme sous l’éloge.
S’il reproche aux Athéniens leur paresse, ce n’est jamais sans louer leur intelligence. — Personne ne sait mieux que vous ce qu’il faut faire, mais vous attendez, vous tergiversez, vous comptez sur vos voisins, sur l’avenir, sur le secours du ciel.— Et encore : — Ah ! si les dieux pouvaient vous donner la force de vouloir, comme il vous ont donné la faculté de comprendre ! — Il leur fait le tableau le plus sombre de leur situation. Trahis par leurs orateurs, par leurs généraux, dépouillés de leurs colonies, déchus de leur puissance maritime, ils perdent leur temps à s’accuser les uns les autres, et cependant Philippe, un Macédonien, un barbare, se fait l’arbitre de la Grèce ! Mais comme son but est de les convaincre et non de les abattre, il ranime aussitôt leur courage en leur prouvant que rien n’est perdu encore, qu’un effort vigoureux peut les sauver, que les dieux, toujours aussi prompts à réparer leurs fautes qu’eux à les commettre, leur fournissent une belle occasion de relever la grandeur d’Athènes sur les ruines de leur ennemi. (J’efface, en les analysant, les couleurs de cette éloquence, mais mon dessein est moins de traduire Démosthène que de vous engager à le lire.) Quelquefois il pique leur amour-propre en opposant à leurs défauts les qualités contraires de Philippe. Philippe est prévoyant, il est habile à profiter des circonstances et, au besoin, à les faire naître ; il est actif, infatigable, et dans ce monde l’empire est à celui qui agit. Mais bientôt il corrige ce que ce parallèle peut avoir d’humiliant, en leur en présentant un autre où Athènes reprend l’avantage. La puissance de Philippe est plus apparente que réelle ; il est entouré de sujets qui le détestent, de mercenaires dïsposés à le trahir, de peuples asservis qui n’attendent que l’occasion favorable pour se venger de ses perfidies. Athènes au contraire a pour elle la justice de sa cause, sa renommée antique de loyauté et de désintéressement, le souvenir des luttes qu’elle a soutenues pour l’indépendance de la Grèce, la sympathie de toutes les cités libres, et la protection des dieux. L’ambition même du Macédonien, qui menace de dévorer la république, finira par la sauver. S’il pouvait se reposer, se contenter de ses conquêtes, peut-être se trouverait-il à Athènes des citoyens disposés à se résigner et à acheter le repos au prix de la honte et de l’abaissement de la patrie. Mais toujours insatiable, toujours envahissant, il finira par réveiller les Athéniens, s’ils n’ont pas renoncé à toute espérance.
Rien ne vous semble plus facile que de dire à des hommes libres : La patrie est en danger ; renoncez à vos plaisirs jusqu’à ce qu’elle soit sauvée. Rien à Athènes n’était plus hardi et plus téméraire. Le peuple, en effet, jaloux de ses plaisirs, s’en était assuré la longue et paisible jouissance par une loi qui punissait de mort la ◀simple▶ proposition d’affecter aux besoins de la guerre les fonds destinés aux spectacles. Démosthène exécrait cette loi insensée qui tranchait le nerf de la république et la livrait désarmée à l’ennemi. C’est sur elle, autant que sur Philippe, qu’il faisait tomber les traits les plus perçants de son éloquence. Dès son entrée en politique il la combat, mais avec quelle réserve d’abord, avec quels détours et quelles précautions ! On le voit tourner autour de cette question dangereuse ; il l’effleure de ses allusions timides, c’est le murmure sourd de l’abeille qui, voltigeant autour d’une fleur, semble désirer et craindre de s’y poser. Il ne condamne pas les gratifications ; il n’en est ni l’adversaire ni le partisan ; il ne veut ni flatter les riches en s’y opposant ni se faire bien venir des pauvres en les appuyant ; ce qu’il demande (et il supplie ses auditeurs de ne pas l’interrompre avant de l’avoir entendu), ce qu’il demande, c’est que ces largesses ne soient pas perdues pour l’État, c’est qu’elles cessent d’être la prime de l’oisiveté, c’est qu’elles deviennent le salaire de services rendus à la cause publique12.
A mesure qu’il entre plus avant dans la confiance de son auditoire, il s’enhardit peu à peu, il ose enfin aborder de front la redoutable loi. Ses insinuations deviennent plus claires, ses attaques plus directes : — Le meilleur avis, je le connais, Athéniens, mais quelle tournure prendre pour l’énoncer ? Vous comprenez bien tous comme moi ce qu’il faudrait faire ; ce n’est pas l’intelligence qui vous manque, c’est la volonté. Je vais vous parler hardiment, et je vous supplie de ne pas vous en offenser, mais de considérer seulement si l’homme qui vous parle vous dit la vérité et s’il veut votre bien13.
Ce premier coup porté, il sent le besoin de reculer un instant avant de revenir à la charge. Il rappelle aux Athéniens comment, à la nouvelle d’une invasion de Philippe, ils ont voté une somme de soixante talents pour équiper quarante trirèmes et lever une armée de citoyens, et comment il n’est sorti de ce beau décret qu’une misérable flotte de dix vaisseaux montés par des mercenaires. Il leur montre ensuite Olynthe devenue leur alliée par la merveilleuse intervention des Dieux. — Cette ville, leur dit-il, est menacée par Philippe : il faut la secourir. Votre honneur, votre liberté sont intéressés à son salut ; sa chute ouvre à Philippe le chemin de la Grèce ; Olynthe tombée, ni les Thébains hostiles, ni les Phocidiens appauvris ne sauront l’arrêter ; la guerre, dont vous n’avez encore entendu que le grondement lointain la guerre franchira les limites de l’Attique et viendra s’abattre sur vos murs. — Oui, direz-vous, nous le savons, il faut des secours et nous en enverrons : mais comment nous les procurer ? le moyen, dites ?
Ainsi, grâce à ce détour, ce n’est plus l’orateur qui ouvre la discussion sur un point interdit, ce sont les Athéniens eux-mêmes qui, honteux de leurs fautes, effrayés des conséquences qu’elles entraînent, le supplient d’indiquer le remède. Loin de se compromettre en le proposant, il répond à leurs vœux, il rend un service à l’État, il fait œuvre de bon citoyen.
Si je vous fais admirer cette habileté, ce n’est pas qu’elle soit admirable par elle-même. Car remarquez bien qu’elle deviendrait inutile et même condamnable, si l’orateur pouvait dire ouvertement la vérité, c’est-à-dire s’il s’adressait à des hommes capables de la souffrir. Mais où les trouver ces hommes ? La plupart sont tellement prévenus contre elle par la passion ou par l’intérêt qu’elle a besoin de ces artifices innocents pour se présenter à eux. L’art des ménagements oratoires n’est donc louable que par l’usage qu’on en fait : c’est une épée qui s’offre indifféremment à toutes mains : terrible entre celles des ambitieux qui n’ont en vue que leurs intérêts particuliers, salutaire entre celles d’un homme de bien qui aime son pays.
Voilà l’orateur maître des esprits. Comment va-t-il les convaincre ? Démosthène n’a qu’une voie ouverte devant lui, l’argumentation. Car la loi lui interdit sévèrement l’emploi du pathétique. Jamais hommes ne furent plus sensibles que les Athéniens aux charmes de l’éloquence, mais aussi jamais hommes ne se méfièrent autant de leur faiblesse. Cette race ardente, incapable de résister au langage de la passion, imita l’artifice d’Ulysse l’avisé, qui, pour sauver ses compagnons de la dangereuse séduction du chant des sirènes, leur boucha les oreilles avec de la cire. Athènes défendit à ses orateurs de s’adresser aux passions ; elle les enferma dans le ◀simple▶ exposé des faits et dans les déductions logiques qu’ils en pourraient tirer. C’était couper les ailes à l’éloquence, mais c’était se sauver de ses propres entraînements.
Heureusement le génie triomphe de toutes les règles. Il fait plus, il s’en arme comme le prisonnier s’arme de ses fers pour conquérir sa liberté. Il ressemble au torrent qui emprunte ses forces aux digues qui le resserrent.
Privé des ressources du pathétique, Démosthène concentra toute la vigueur de son génie dans le raisonnement. Il l’anima, il le passionna, il lui donna la vie et le mouvement ; il en tira des effets que jamais les orateurs les plus habiles n’ont su tirer des lieux communs les plus propres à exciter la terreur ou la pitié et à bouleverser les âmes.
Réfléchissons d’ailleurs. Cette contrainte imposée en Grèce à l’éloquence politique n’est-elle pas légitime ? Ne l’enferme-t-elle pas dans les vraies limites du genre ? Si l’éloquence politique, en effet, n’est, comme nous l’avons dit, que le langage du bon sens parlé devant un peuple, si son but unique est de persuader des choses justes et utiles, qu’a-t-elle besoin des artifices du barreau et de l’attirail du pathétique ? Vous venez me parler de mes affaires : si au lieu de me prouver par de solides arguments que le parti que vous me proposez est le meilleur et le plus conforme à mes intérêts, vous essayez de me faire sortir du calme dont j’ai besoin pour apprécier sainement vos raisons, si vous essayez de soulever en moi les passions, je me méfie de vous et je vous retire ma confiance. Vous n’êtes pas un sage conseiller, vous êtes un corrupteur. Réservez vos grands mouvements pour la veuve et pour l’orphelin, portez-les au barreau, et laissez la tribune à Démosthène.
Il était si convaincu du rôle sérieux d’un vrai conseiller du peuple, il règne dans ses discours un ton de sincérité si naturel, il s’oublie lui-même avec tant d’abnégation pour ne laisser paraître que ce qu’il croit être le juste et le vrai, que s’il eût parlé devant une assemblée de gens plus sages que les Athéniens, il est hors de doute qu’il se fût borné, pour les convaincre, au langage de la raison pure. Mais ce n’est pas la raison qui domine chez les peuples, c’est l’imagination. Les philosophes conçoivent des abstractions ; les peuples ne comprennent que les idées qu’ils voient et qu’ils touchent. Il faut les leur rendre sensibles, les habiller de chair, pour ainsi dire, et les mettre en mouvement sous leurs yeux. Il ne suffit pas qu’elles sortent de la bouche de l’orateur, il faut qu’elles se montrent vivantes dans son attitude, dans son geste, dans ses intonations et même dans ses silences. L’action, l’action, c’est le cri de Démosthène, c’est le cri de la nature et de l’expérience. Parler à la tribune, en effet, n’est-ce pas agir, puisque la délibération resterait stérile, si l’action n’en devait pas sortir ?
Le triomphe du génie de Démosthène est donc tout dans l’action, c’est-à-dire dans la
véhémence du raisonnement. Rien n’égale la vigueur et la rapidité de ses déductions. Il
ne vous montre pas le but auquel il veut vous conduire, il vous y mène par une pente
irrésistible et ne vous
donne le temps de vous reconnaître
que quand vous y êtes arrivé. Il ne vous dit pas : Je vais prouver, je vais établir,
voici mes prémisses, suivez mes conclusions. Il ne prend que le temps de gagner votre
bienveillance, et le voilà déjà entré dans le cœur de son sujet : les preuves aussitôt
se succèdent, s’enchaînent, se développent en une trame dont les mailles invisibles vous
étreignent d’une force victorieuse. Point de ces divisions arbitraires auxquelles ont
recours les orateurs médiocres, soit pour aider leur mémoire, soit pour masquer sous un
air de méditation apprêtée la pauvreté de leur conception ; mais un développement
◀simple▶, aisé, abondant, qui coule du sujet comme un fleuve de sa source. « C’est
un discours qui croît et se fortifie à chaque parole par des raisons nouvelles14. »
Vous oubliez l’orateur ; ce n’est pas lui qui
parle, c’est la vérité, c’est
le bon sens, c’est l’évidence :
il paraît moins posséder son sujet qu’en être possédé ; vous le croyez entraîné par le
torrent de la conviction et vous vous laissez entraîner avec lui. Je ne trouve qu’un mot
pour définir le caractère de son génie : Démosthène, c’est la raison passionnée.
Des orateurs vendus à Philippe ont osé entreprendre à la tribune la justification de ce prince. Ils ont vanté ses intentions pacifiques et rejeté sur le parti national la responsabilité des malheurs de la guerre. Démosthène voit le danger de cette tactique : elle flatte l’indolence naturelle des Athéniens, elle excite leurs soupçons contre leurs chefs, elle aigrit les partis, elle divise les forces de l’État au moment où leur union est le plus nécessaire à son salut. Il s’élance à la tribune et, au lieu de chercher des développements dans les lieux communs si chers aux sophistes, il les puise dans l’objet même de la discussion. — On nous accuse, dit-il, d’être les auteurs de la guerre. Si la paix est possible, si elle dépend de nous, si elle est entre nos mains, conservons-la ; que celui qui peut en garantir le maintien se lève et propose un décret, nous le voterons. Mais s’il n’en est pas ainsi, si je vous prouve que nous sommes en guerre avec Philippe et que Philippe est l’agresseur, ne conviendrez-vous pas qu’il faut tout préparer pour une défense vigoureuse ? — Philippe, disent ses partisans, n’a jamais déclaré la guerre à Athènes, et ils en concluent que nous sommes en paix. Quelle paix que celle qui fait tomber devant le Macédonien tous les pays de la Grèce et lui ouvre le chemin de l’Attique ! Dites, si vous voulez, qu’Athènes est en paix avec Philippe, mais ne dites pas que Philippe est en paix avec Athènes. Vous attendez qu’il vous lance un manifeste, mais attendez donc alors, pour croire aux hostilités, qu’il entre dans vos murs ! Comment pouvez-vous être assez ◀simples pour croire qu’il vous déclarera jamais la guerre ? L’a-t-il déclarée aux peuples qu’il a soumis ? L’a-t-il déclarée aux Olynthiens, aux Phocidiens, aux Thessaliens, aux Oritains ? (Et l’orateur énumère les perfidies de Philippe.) Quand il serait maître du Pirée et de l’Acropole, il protesterait encore de ses intentions pacifiques. Et pourquoi vous avertirait-il de ses desseins par une déclaration ? Pourquoi vous ouvrirait-il les yeux, quand vous vous obstinez à les fermer ? Pourquoi démentirait-il les orateurs qu’il a payés pour vous tromper ? Mais, au nom des dieux, vous qui criez si haut que Philippe ne vous fait pas la guerre, dites, est-ce sur les paroles ou sur les faits qu’on juge si l’on est en paix ou en guerre avec quelqu’un ? Or il est évident que Philippe a rompu les traités ; il est évident qu’il nous a enlevé, sans provocation, nos places de la Chersonèse. Si cette perte vous paraît légère, à la bonne heure ! Mais, admettons qu’elle le soit, doit-on mesurer l’étendue de l’offense au tort qu’elle nous fait, et la violation du serment n’est-elle pas aussi condamnable dans les petites choses que dans les grandes ? Encore si Philippe s’était borné à ces hostilités ! Mais il a occupé Mégare, il a imposé des tyrans à l’Eubée, il a envahi la Thrace, il intrigue encore aujourd’hui dans le Péloponèse. Et il appelle cela observer la paix ! Alors pousser des machines contre une place, ce n’est pas l’attaquer, et le siége ne commence que quand les échelles sont dressées sur les murs ! — C’est peu d’avoir fermé la bouche aux partisans de l’étranger et de la paix à tout prix ; c’est peu d’avoir effrayé les Athéniens en leur prouvant qu’ils n’ont pas le choix entre la guerre et le repos, et qu’ils sont perdus s’ils n’agissent. Il faut enflammer les cœurs après avoir éclairé les esprits ; il faut achever par la passion l’œuvre du raisonnement. C’est sur ce point que Démosthène concentre toutes ses forces et qu’il fait peser, pour ainsi dire, tout le poids de son éloquence.
Il leur fait des attentats de Philippe un résumé énergique, plein d’interrogations
pressantes et de reproches amers qui les poignent au vif et font tressaillir toutes les
fibres de leur être. Il leur rappelle les temps glorieux où Athènes avait la prééminence
sur la Grèce. Lacédémone ensuite, puis Thèbes héritèrent du premier rang : mais
Lacédémone et Thèbes étaient des cités grecques. — « Aujourd’hui celui qui
commande en maître, ce n’est pas le fils légitime de la maison, c’est un intrus, un
homme qui n’a rien de commun avec la Grèce, un Macédonien, pour tout dire, un homme né
dans un pays où jamais on n’a pu acheter un bon esclave. Qu’attendez-vous pour le
punir ? Vous a-t-il épargné un seul affront ? C’est peu du sac de tant de villes ; ne
préside-t-il pas les jeux Pythiques, ces grandes assemblées de toute la Grèce ? Et
quand il ne peut y assister,
n’y envoie-t-il pas ses
esclaves pour présider à sa place ? N’est-il pas maître des Thermopyles et des
passages de la Grèce ? N’y tient-il pas des garnisons de soldats étrangers ? Ne
s’est-il pas arrogé le droit exorbitant de consulter le premier l’oracle d’Apollon,
après nous avoir enlevé à nous et aux Thessaliens et aux autres Amphictyons ce
privilége que les Grecs eux-mêmes n’auraient pas osé nous disputer ? N’a-t-il pas
l’audace d’imposer aux Thessaliens la forme de leur gouvernement ?… Et les Grecs
voient ces choses, et ils les souffrent, pareils à des gens qui regarderaient tomber
la grêle et se borneraient à souhaiter qu’elle tombât sur le champ du voisin, sans
rien faire pour s’en garantir eux-mêmes.
« Ils subissent ces affronts, immobiles, impuissants, se méfiant les uns des autres, confiants dans le seul agresseur. Ah ! je vous le demande, s’il brave déjà insolemment la Grèce tout entière, que ne fera-t-il pas quand il nous aura successivement tous domptés ? »
Quand vous dépouilleriez cette admirable logique de l’ornement du style, il vous resterait encore, en lisant le résumé des harangues de Démosthène, le plaisir de suivre une démonstration bien faite. Mais chez lui l’expression et la pensée ne forment qu’un corps. Il serait aussi impossible de séparer ses idées de la forme qu’il leur a donnée que de détacher une pierre des vieilles constructions soudées par le ciment romain. Dire que la parole est, dans cet admirable orateur, le vêtement de la pensée, ce n’est pas assez dire, elle en est la chair et le sang.
Ceci demande une explication. Une vérité morale ou géométrique, quelle que soit la
forme dont on la revête, est toujours une vérité. C’est au poids et non au timbre qu’on
l’estime. « Le tout est plus grand que la partie ; il faut rendre à chacun ce qui
lui est dû, »
et d’autres axiomes
ont, dans toutes
les langues, la même force et la même valeur. Les formules abstraites n’ont ni couleur
ni harmonie propres. Mais il n’en est pas de même des idées oratoires. Ce que le savant
voit avec la raison, l’orateur le voit avec les yeux du corps. Les idées ont pour lui
des formes qu’il distingue non - seulement à leur accent particulier et au son qu’elles
rendent en touchant les cordes de son âme, mais encore à l’attitude qu’elles prennent en
se présentant à son imagination. De là ces expressions si justement appliquées au
travail oratoire : la couleur et le mouvement,
c’est-à-dire l’art de noter les sons des idées et de représenter leurs attitudes.
Séparez ces deux attributs des pensées exprimées par l’orateur, elles existent encore,
mais dépouillées de leur valeur oratoire. Celui donc qui voudrait vous donner une idée
de Démosthène et qui se contenterait de vous faire une analyse de ses discours,
ressemblerait à quelqu’un qui secouerait
les feuilles et les
fruits d’une tige et qui vous montrerait un squelette d’arbre en vous disant : Voilà un
arbre !
« Quand donc, ô Athéniens, ferez-vous ce qu’il faut faire ? Qu’attendez-vous, bons dieux ? L’occasion ? la nécessité ? Mais ce qui se passe maintenant, quel nom lui donner ? et y a-t-il pour des hommes libres une nécessité plus pressante que la honte d’une situation mauvaise ? Vous verra-t-on toujours aller aux nouvelles sur la place et vous demander : Qu’y a-t-il de nouveau ? Eh ! qu’y aurait-il de plus nouveau qu’un homme de Macédoine qui bat les Athéniens et s’impose à la Grèce ? Philippe est mort, dit-on. — Non, par Jupiter, il n’est que malade. Et quand il lui arriverait malheur, qu’importe, puisque, par votre négligence, vous vous feriez bientôt un autre Philippe ?
« Si on vous demandait : Êtes-vous en paix, Athéniens ? — Non, diriez-vous, nous sommes en guerre avec Philippe. En effet, vous avez nommé plus de trente généraux. Mais que font-ils, ces braves gens ? Vous en avez envoyé un à la guerre, et les autres passent leur temps à conduire des processions. Vous ressemblez à des mouleurs en argile : quand vous faites des généraux, c’est pour l’étalage et non pour l’action.
« Savez-vous pourquoi vos grandes fêtes les Panathénées et les Dionysiaques se font toujours exactement au temps prescrit, quel que soit le degré d’intelligence des ordonnateurs ? C’est que là tout est réglé par la loi, c’est que chacun sait longtemps à l’avance quel est le chorége et le gymnasiarque de sa tribu, combien il doit recevoir, quand, de quelles mains, et ce qu’il doit faire ; c’est enfin que tout est prévu et limité, et qu’il n’y a pas place pour la négligence. Mais pour ce qui concerne la guerre et ses préparatifs, ce n’est que désordre, anarchie et confusion.
« Et quand vous vous décidez enfin à combattre Philippe, quelle est votre tactique ? Celle des barbares dans le pugilat. Vous leur portez un coup, ils mettent la main sur leur blessure ; un second coup, même mouvement. Quant à riposter ou à regarder l’adversaire en face, ils n’y songent pas. Voilà votre système de guerre. »
Est-ce un orateur qui s’exprime ainsi, ou n’est-ce pas plutôt un peintre qui vous offre
le portrait des fils dégénérés de la vieille Athènes ? De semblables images ne
parlent-elles pas aux yeux autant qu’à l’intelligence ? Ne vous semble-t-il pas qu’elles
devaient faire entrer, comme autant de pointes acérées, la honte et le remords dans
l’âme des auditeurs ? Voilà bien la véritable éloquence, sœur de la poésie. Mais ces
tours heureux, ces vives figures, ces comparaisons hardies que Démosthène prodigue,
c’est la passion qui les trouve, l’esprit les chercherait en vain. Lisez les lettres de
madame de Sévigné : « Ma fille, je vous aime, »
en voilà toute la
substance.
Mais quelle variété dans l’expression de ce
sentiment ! « Athéniens, dit Démosthène, vous délibérez quand il faudrait
agir, »
et comme il est plein de cette pensée amère, il ne peut la contenir,
elle remonte sans cesse de son cœur à ses lèvres. En effet le propre de la passion est
de se répéter toujours, mais sans se copier jamais. Elle revient sur la même, idée,
comme si elle craignait de ne pouvoir assez l’exprimer, et chaque fois qu’elle
l’exprime, elle le fait en termes si nouveaux qu’on croit l’entendre pour la première
fois.
En vous montrant dans Démosthène le patriote, le dialecticien passionné, le peintre sobre et vigoureux, vous ai-je représenté l’orateur tout entier ? Non, il manque un trait à mon esquisse, un trait nécessaire et sans lequel ce personnage serait peut-être le plus parfait des orateurs d’Athènes, mais non l’idéal de l’orateur politique. Démosthène était un honnête homme. Entendez ce mot dans sa plus large acception, et appelez honnête homme celui qui conforme en tous ses paroles et ses actes aux règles de la justice.
Sa jeunesse avait été nourrie aux leçons de l’Académie. A cette grande école de Platon,
il avait appris qu’il n’y a qu’une morale, applicable aux États comme aux particuliers,
à la vie publique comme à la vie privée, et que la politique la plus juste est
non-seulement la seule bonne mais encore la seule utile. Il répétait souvent (c’est
Plutarque qui nous le dit) que tous les intérêts doivent céder à l’honnêteté, et qu’il
faut faire le bien pour le seul amour du bien. Ce sentiment élevé du juste respire dans
tous ses discours : il en forme pour ainsi dire la moelle et la
substance : — « Ce n’est pas sur l’injustice, dit-il,
ni sur la perfidie, ni sur le mensonge que l’on a jamais pu fonder une puissance
durable. Ces moyens peuvent réussir une fois, ils peuvent assurer à celui qui en use
une prospérité passagère et enfler ses
espérances si le
hasard le seconde. Mais une fortune ainsi bâtie tombe avec le temps et s’écroule sur
elle-même. De même que les maisons, les navires et les autres constructions ont besoin
pour durer d’avoir de solides assises, de même il faut que les actions des hommes
aient pour principes et pour bases la vérité et la justice. »
On peut en dire autant de l’éloquence. Otez-lui le fondement d’une conviction sérieuse et d’un amour désintéressé du bien, vous enlevez à l’orateur toute autorité morale et à ses paroles toute gravité. L’éloquence sans principes cesse d’être un art utile ; elle devient un jeu d’esprit, et la tribune une sorte de théâtre où les plus habiles luttent entre eux pour le pouvoir, comme les acteurs pour les applaudissements. La probité est si nécessaire aux hommes d’État que les ambitieux sont souvent ceux qui l’étalent avec le plus de faste dans leurs discours ; mais elle est si difficile à feindre, qu’ils soutiennent rarement leur rôle jusqu’au bout. Ils ont beau prodiguer les grandes maximes et les lieux communs de la vertu, ils se trahissent toujours par quelque contradiction de langage. Comme les laquais de bonnes maisons qui changent de livrée en changeant de maître, ils ont des théories pour toutes les circonstances et une morale différente pour tous les auditoires.
Démosthène n’a pas de ces inconséquences. Dans le grand combat qu’il soutint pour la liberté de son pays contre l’ambition de la Macédoine, on ne le vit jamais biaiser, jamais transiger, jamais recourir à des moyens que l’honneur réprouve. Sa politique fut toujours franche, avouable, intrépide. Le pouvoir de Philippe, ses armées, ses menaces, ni ses promesses ne purent l’ébranler, et, pour parler comme Plutarque, l’or de la Macédoine le trouva inexpugnable. Ce qu’un citoyen peut faire pour le salut commun, il le fit, sans hésitation, sans peur, sans arrière-pensée. Seul, au milieu des Grecs divisés, n’ayant pour armes que son génie et sa conscience, il résista à un roi puissant et tint ses forces en échec : il montra que le souffle d’un homme libre peut valoir des armées ; il ranima la vertu éteinte des Athéniens et leur donna l’illusion du succès ; il fit plus, il souleva toute la Grèce et la jeta sur Philippe. Vaincue, il la consola ; quand les autres se taisaient, il lui parla de patrie, d’indépendance, il lui prouva qu’il y a des défaites aussi triomphantes que les victoires, et que la cause du droit n’est jamais perdue, tant qu’il reste une bouche éloquente qui proteste en son nom ; enfin, quand son patriotisme n’eut plus d’armée à opposer à la Macédoine, il évoqua les morts de Chéronée et convia les générations futures à les imiter.
Vous connaissez cette belle revendication du droit contre la force victorieuse ; elle
s’appelle le Discours de la Couronne,
Plusieurs années après la défaite des Grecs à Chéronée, pendant qu’Alexandre était en
Asie, Eschine, sur un misérable prétexte, intenta un procès à son rival politique. Il
lui reprocha son administration, il lui imputa les malheurs de la guerre et
l’asservissement de son pays. Démosthène retourna cette accusation contre lui et contre
les traîtres comme lui, agents corrupteurs du Macédonien ; il prouva, vous savez avec
quelle éloquence, que tous ses actes avaient été conformes à l’honneur d’Athènes et à
ses véritables intérêts ; qu’elle n’aurait pu trahir la cause de l’indépendance commune,
sans manquer à son devoir et aux traditions des ancêtres ; que ce qu’elle avait fait,
elle aurait dû le faire, même quand les événements auraient pu être prévus, même quand
la défaite aurait paru certaine : « Non, Athéniens, non, vous n’avez pas failli,
quand vous vous êtes exposés pour la liberté et le salut le tous, j’en jure par nos
ancêtres les
combattants de Marathon et de Platée, les
glorieux marins de Salamine et d’Artémise, etc. »
Les Athéniens applaudirent à ces belles paroles, comme à une revanche de Chéronée. Ils condamnèrent l’accusateur, ils justifièrent la politique de Démosthène en lui accordant de nouveaux honneurs ; ils le récompensèrent par de magnifiques décrets de n’avoir pas désespéré de la liberté, même quand la liberté était perdue pour jamais.
Certes, voilà bien des siècles que s’est éteinte cette grande voix, la plus forte
peut-être qui ait jamais remué les entrailles humaines ; il ne reste plus des passions
qui l’ont inspirée qu’un écho vague et lointain ; et cependant, tel est l’empire de la
vraie éloquence, qu’aujourd’hui même où ces événements sont si loin de nous, nous ne
pouvons lire sans une émotion profonde ce sublime plaidoyer. A mesure que nous suivons
les développements de
l’orateur, nous voyons le débat
s’agrandir et prendre les proportions d’un drame qui intéresse les destinées du genre
humain. Ce n’est plus un prince de Macédoine qui est en lutte avec une petite
république : c’est l’esprit de liberté aux prises avec l’esprit de conquête et
d’oppression. Le combat n’a plus pour théâtre un petit coin de l’Europe, mais l’univers
tout entier ; il ne s’agit plus de la prééminence de la Grèce, mais d’un intérêt bien
plus vaste, du droit qu’a tout homme de vivre et de mourir libre dans le pays de ses
pères. Enfin Démosthène n’est plus l’orateur des Athéniens et le rival d’Eschine, mais
l’avocat des opprimés et l’ennemi des tyrans. Aussi, quand il jette ce cri :
« Non, Athéniens, vous n’avez pas failli ! »
ce ne sont pas seulement
les vaincus de Chéronée qui applaudissent et qui se sentent consolés, mais les hommes de
tous les temps qui ont succombé en défendant une cause juste.