Introduction
entretiens familiers sur l’éloquence
I
Je ne viens pas vous parler des règles de la Rhétorique : vous les trouverez dans vingt traités, et vos maîtres vous les expliqueront mieux que moi. Il ne faut pas trop médire de ces règles ; elles ont pour elles leur ancienneté, l’autorité d’Aristote, de Quintilien, de tous les maîtres de la jeunesse, et l’approbation des Universités. La preuve qu’elles sont reconnues bonnes, c’est que depuis Aristote, qui les a le premier rédigées, elles n’ont pas subi de changement, que tous les modernes qui ont fait des traités de Rhétorique ont copié les anciens, et que, pour vous en donner un, je serais obligé à mon tour de copier les modernes.
Mais est-ce bien la peine, et vous aurai-je rendu un grand service quand j’aurai augmenté le nombre des compilations dont on vous accable ? Je respecte infiniment les règles. Je pense avec Cicéron qu’elles sont les auxiliaires utiles du génie, qu’elles l’éclairent, qu’elles guident sa marche, qu’elles lui montrent le but auquel il doit tendre, qu’elles l’empêchent de s’égarer ; mais je pense aussi comme lui qu’elles n’ont jamais formé un orateur.
Si l’on faisait un discours éloquent comme on fait une belle pendule, je vous renverrais aux doctes travaux de Rollin et de Le Batteux : là, vous verriez comment on démonte une à une toutes les pièces de l’éloquence et comment on les remet ensuite à leur place. Vous verriez ce que c’est qu’arguments, lieux communs, prosopopée, hypothèse, prolepse, épiphonème, et le reste, leur rôle et leur importance dans la machine. Et quand vous auriez patiemment agencé un à un tous ces rouages, vous auriez fait une belle horloge, bien complète, qui ne marcherait pas.
Que lui manquerait-il ? Je serais bien empêché de vous le dire, mais un exemple vous expliquera ma pensée.
Les Grecs du mont Athos ont conservé le goût de la peinture. Ils ont parmi eux des artistes dont la main est forte preste et fort habile. Voulez-vous d’eux un Christ, une Vierge, un saint Georges, ils prennent un pinceau, et, sans carton, sans dessin, sans modèle, ils vous improvisent aussitôt la figure demandée.
Rien de plus expéditif, mais rien de plus insignifiant. Nulle
expression, nulle couleur, nulle vie dans leurs esquisses. Ces gens-là, pour peindre
l’homme, ne se sont jamais avisés qu’il faut regarder l’homme. Ils travaillent de
mémoire, d’après des règles fixes, immuables, qu’ils ont dans la tête et qui, depuis des
siècles, se transmettent dans leur école par la tradition et s’y perpétuent par la
routine. Le père Anthimès les tient du père Macarios qui les tenait du père Nectarios,
et ainsi de suite, en remontant jusqu’au père Pansélinos, qui les a
inventées. — « Le corps d’un homme a neuf têtes en hauteur : divisez la tête en
trois parties : la première pour le front, la seconde pour le nez, la troisième pour
la barbe ; faites les cheveux en dehors de la mesure du nez, divisez de nouveau en
trois parties la longueur entre le nez et la barbe, etc., etc. »
A l’aide de
ces principes et d’un compas, on fait un bonhomme, on arrive même par
l’habitude
à le faire sans compas, mais on ne fait pas une œuvre
d’art1.
Remarquez bien qu’Aristote, qui n’était pas un pédant, savait que l’art oratoire, comme
tous les autres arts, n’est qu’une imitation de la nature, et qu’en écrivant sa Rhétorique, il voulait seulement généraliser ses observations sur
l’éloquence, et n’avait pas la prétention d’en tracer les règles. Mais d’autres sont
venus, qui ont transformé en procédés les remarques du philosophe et les ont, pour ainsi
dire, codifiées. — « Voulez-vous faire un discours, n’oubliez pas qu’il y a trois
genres d’éloquence : le genre démonstratif, qui blâme ou qui loue, le genre
délibératif, qui conseille ou qui dissuade, le genre judiciaire, qui accuse ou qui
défend. De même, il y a trois genres de style, le style simple, le style tempéré et le
style sublime. De même encore, il y a trois parties dans le
discours : l’Invention qui en trouve les matériaux, la Disposition qui les ordonne,
l’Élocution qui les fait valoir. Enfin, en décomposant chacune de ces parties, on
trouve six éléments (six, entendez-vous bien ? ni plus ni moins) : l’exorde, la
proposition▶, la narration, la confirmation, la réfutation, la péroraison, et chacun de
ces éléments a ses règles particulières. Ainsi l’exorde doit être modeste et
insinuant, la confirmation doit présenter les preuves dans un certain ordre de
bataille, les plus fortes en tête et les plus faibles en queue, ou vice versa, les
plus fortes en queue et les plus faibles en tête, etc., etc. »
Vous sentez déjà vous-mêmes combien il est téméraire de vouloir fixer les règles d’un art comme l’éloquence, que les institutions et les mœurs transforment d’âge en âge, comme les différentes latitudes modifient le tempérament des hommes et la nature des végétaux. Mais si vous voulez m’accorder votre attention, j’espère vous montrer dans l’entretien suivant combien ces divisions sont arbitraires pour la plupart, et ces procédés artificiels.
II
Il n’en est pas des générations d’hommes comme des feuilles des forêts, qui reviennent à chaque printemps, toujours les mêmes. Les peuples, comme les individus, changent de traits et de caractère aux différents âges de leur vie.
Observez-vous vous-mêmes et jetez un regard sur votre passé si court encore et qui vous paraît déjà si long. Tout petits, vous aimiez les contes de fées avec l’ardeur d’une foi naïve ; plus grands, l’ogre vous trouvait incrédules et son grand couteau ne vous faisait plus peur. Il vous fallait des récits de combats et d’aventures : Bayard et Robinson étaient vos héros. Aujourd’hui la poésie et les grandes légendes de l’histoire exaltent vos jeunes cœurs et vous élèvent à des hauteurs d’où vous regardez avec mépris les distractions de votre âge tendre. Hommes faits, la philosophie, les sciences, les arts utiles et pratiques rempliront votre vie. Vieillards, vous aimerez à retrouver dans les livres de morale le tableau du monde où vous aurez joué votre rôle et le souvenir affaibli des agitations de votre cœur.
Ainsi se modifient les goûts des sociétés aux différents degrés de leur enfance, de leur adolescence, de leur maturité et de leur vieillesse.
Les peuplades encore sauvages ne respirent que la joie enivrante des combats et des longs banquets. Il leur faut des hymnes comme les sagas des Danois, où ruissellent à longs flots le sang, la bière et l’hydromel.
La période des conquêtes terminée, quand, las de toujours combattre, ils ont soif de bien-être et de loisirs, ils se font raconter les exploits merveilleux des ancêtres. C’est l’ère des longs récits, des grandes épopées, des Achille et des Roland.
Peu à peu les passions violentes s’apaisent, les barbares se civilisent, les camps se transforment en cités ; au fracas de la guerre succède l’harmonie bienfaisante des lois. Une longue paix donne aux hommes le temps de s’étudier et de se connaître : alors naît le théâtre, miroir de la vie humaine. Le génie, à cet âge, est une plante jeune et vigoureuse ; ses racines plongent dans un sol vierge ; la séve gonfle ses veines et éclate partout en bourgeons : toutes les fleurs de l’art et de la poésie éclosent à la fois sur ses branches.
A cette première ferveur de végétation succède une saison plus calme. L’imagination, jusque-là libre et indomptée, se soumet au frein de la raison. L’homme, en apprenant à réfléchir, apprend à douter : il se sent agité d’une curiosité inquiète que les traditions qui ont charmé son enfance ne peuvent plus satisfaire. Il veut connaître son origine, sa fin, les lois cachées du monde extérieur, et ce n’est plus aux poëtes, mais aux savants et aux sages qu’il demande l’explication de ces mystères. Le torrent de la puissance créatrice n’est pas encore desséché, mais il change de direction et passe des sanctuaires des dieux dans les écoles des philosophes.
L’intelligence est comme une terre qui s’épuise par le luxe de sa fécondité. Bientôt le travail de production se ralentit : les œuvres originales n’apparaissent plus que de loin en loin, pareilles aux plantes attardées, pâles éclosions des derniers feux de l’automne. Quand elles ont entièrement disparu, on se console dans la contemplation des productions antérieures de l’impuissance de produire, comme le vieillard jouit par le souvenir des joies que l’âge lui refuse. On analyse, on compare, on fait des classifications, on établit des genres et des règles. C’est le règne de la critique.
Des esprits laborieux essayent encore de reproduire par l’imitation les chefs-d’œuvre des maîtres. Travail inutile ! On ne ressuscite pas les genres épuisés, Ces imitateurs ressemblent aux solitaires de la Thébaïde qui, perdus dans leurs déserts, demandaient aux voyageurs : Bâtit-on encore des villes ? Célèbre-t-on encore des mariages ?
Voulez-vous avoir une idée de la puissance du courant qui emporte les œuvres humaines, jetez les yeux sur votre siècle et arrêtez-vous un instant à considérer avec moi les étonnantes modifications que les mœurs ont apportées dans nos goûts littéraires.
L’épopée est morte ; la tragédie antique, hôtesse des palais et des cours, est descendue dans la rue, elle a échangé sa pourpre pour les haillons du drame populaire ; la chanson a pris les ailes de l’ode ; la fable, cessant d’être une simple leçon de morale, s’est armée de l’aiguillon de l’abeille et s’est transformée en drame satirique ; le roman, fleur obscure chez les anciens et presque inaperçue, est devenu chez nous un arbre immense qui couvre tout de son ombre, mœurs, histoire, politique, sciences, arts, et qui menace d’absorber tous les autres genres ; l’éloquence a quitté l’ample toge, la vaste tribune, les horizons de la place publique, les grands mouvements des grandes multitudes ; elle s’est enfermée dans d’étroites enceintes, elle a pris le frac noir, les gestes sobres et mesurés, la convenance digne et froide des . salons bourgeois.
Tout, dis-je, s’est rajeuni et transformé, et vous viendrez, esclave des traditions, les yeux fixés sur les modèles antiques, m’imposer les conventions des âges qui ne sont plus ! Vivre pour l’art, c’est renaître, c’est se renouveler comme la nature, qui, sans cesse, renouvelle ses aspects. Si je travaille d’après vous, je travaille d’après les règles, et non d’après la nature. Je ne crée pas, je n’invente pas, je copie, je calque. Je ressemble aux moines du mont Athos, qui croient faire des œuvres d’art et qui font des bonshommes.
III
La jeunesse a ce défaut (ou si l’on veut cette qualité) de pousser les principes à leurs extrêmes conséquences. Je vous vois déjà sourire et vous demander, puisque les règles sont inutiles et que l’éloquence ne s’apprend pas, à quoi bon ces Entretiens sur l’éloquence.
N’allez pas si vite. Je pense en effet que l’éloquence ne peut s’apprendre, parce qu’elle est un don naturel que ni l’expérience ni l’étude ne sauraient donner, et qui tient à la délicatesse des organes, à la vivacité des impressions et à la facilité de les exprimer par des images sensibles.
Mais l’éloquence n’est pas la faculté oratoire. Permettez-moi, pour bien vous faire sentir la différence de ces deux choses, de recourir à des exemples.
Un homme du peuple a été témoin d’une scène qui a profondément remué les rudes fibres de son être, d’une lutte par exemple, d’un meurtre, d’un suicide. Vous le rencontrez, sa figure parle ; l’horreur, la colère, la pitié sortent de tous ses traits. Il ne raconte pas ce qu’il a vu, il le peint avec des gestes expressifs, des mots trouvés, qui vous font voir le lieu du drame, ses incidents, ses acteurs. Son émotion vous gagne, vous frémissez, vos larmes coulent. Lisez le lendemain le même fait dans un journal, vous êtes étonné de rester froid. Évidemment cet homme était éloquent, — et cependant il n’était pas orateur.
Écoutez un artiste vous parler des choses de son art, un plaideur de son procès, un amateur de sa collection, un sportman de son écurie : tous ces gens-là sont éloquents, — et cependant ils ne sont pas orateurs.
Au début des crises révolutionnaires, il y a des moments où les foules hésitent, incertaines de ce qu’elles doivent faire et comme effrayées des conséquences de leur audace. Il se fait alors des silences terribles, menaçants comme le calme qui précède les grands orages, Qu’un homme alors monte sur une borne, qu’il trouve le mot de la situation, le mot qui grondait sourdement au fond de tous les cœurs, et qui tout à l’heure éclatera comme un tonnerre sur la cité en feu, aussitôt voilà les passions déchaînées. Ce démagogue de circonstance, ce boute-feu d’occasion descend de son piédestal et va se perdre dans les flots populaires qu’il a soulevés. Son rôle est fini, il a été éloquent une fois en sa vie, — jamais il ne sera orateur.
Voyez-vous maintenant la différence qu’il y a entre l’éloquence et la faculté oratoire ? L’éloquence est un don fort commun que la nature accorde aux hommes comme le chant aux oiseaux, l’adresse aux singes et la vivacité aux écureuils. La plupart ont leurs moments et, pour ainsi dire, leurs échappées d’éloquence : c’est quand ils sont assez frappés d’un objet pour pouvoir communiquer aux autres l’impression qu’ils ressentent. Mais ce don, sans le travail qui le transforme et en fait un art, languit et demeure stérile.
J’emprunte aux soldats une de leurs expressions pittoresques qui rendra encore mieux ma pensée. Ils distinguent les braves de jour et les braves de nuit. Les premiers sont les conscrits que la poudre grise et qui, sous l’œil de leurs chefs et de leurs compagnons, sont capables de faire des prodiges, — sauf à se débander au premier sauve qui peut. Les braves de nuit sont les vétérans accoutumés à la canonnade, aux alertes, à la faim, au froid, aux fatigues, que rien n’étonne, qui sont toujours prêts à faire face aux dangers, et qui dorment l’arme au bras.
Le conscrit c’est vous, c’est moi, c’est l’homme éloquent par secousses. Le vétéran, c’est l’orateur.
On peut donc apprendre l’art de l’éloquence comme on apprend le métier de la guerre,
et le proverbe ancien n’a pas tort qui dit : « On naît poëte et on devient
orateur. »
Mais comment le devient-on ?
IV
Cette question est si importante que, ne me sentant pas les forces de la résoudre tout seul avec vous, je vais appeler un tiers à mon aide. Ce tiers est un vieux juge de ma connaissance, fort aimable malgré ses rhumatismes, et fort jeune encore d’esprit malgré ses soixante et douze ans, — lequel eut avec un jeune avocat de ses amis une conversation que je vous demande la permission de relater tout au long.
Le Juge. — Eh bien, mon jeune ami, vous venez de plaider votre première cause ?
L’Avocat. — Oui, monsieur, et vous m’en voyez encore tout ému.
Le Juge. — En effet, mais cette émotion est d’un bon augure pour
l’avenir, et il me prend envie de vous dire comme Diogène à un jeune homme de votre
âge : « Courage, enfant ; ce sont les couleurs de la vertu ! »
Contez-moi
votre affaire, cela me rajeunira d’une bonne quarantaine d’années.
L’Avocat. — Volontiers. Je plaidais pour un paysan accusé d’avoir volontairement mis le feu à sa maison. Malheureusement mon client venait d’assurer son immeuble pour un prix fort au-dessus de sa valeur. En outre, il était mal dans ses affaires, écrasé de dettes et d’hypothèques. Enfin, l’incendie avait gagné les maisons voisines et dévoré le tiers du village. Du reste, nulle preuve positive, des propos suspects, un alibi contesté, un empressement à se justifier plus propre à appeler sur lui les soupçons de la justice qu’à les détourner.
Le Juge. — Mauvaise cause, très-mauvaise. Les jurés n’aiment pas les incendiaires.
L’Avocat. — Aussi ai-je appelé à mon secours toutes les ressources de la rhétorique. Dans un exorde insinuant et modeste, j’ai regretté qu’une affaire aussi grave, aussi délicate, fût confiée à mon âge et à mon inexpérience. J’ai déploré l’insuffisance de mes forces et appelé sur moi l’indulgence de la cour et du jury.
Le Juge. — Et après ?
L’Avocat. — Après, j’ai exposé le sujet, j’ai brièvement raconté les faits, m’attachant à les présenter sous le jour le plus favorable à l’accusé. C’est la partie aride et ingrate de ces sortes de causes : l’inspiration s’y sent mal à l’aise et l’éloquence y étouffe. Aussi ai-je glissé légèrement sur la ◀proposition▶ et la narration. Arrivé à la confirmation…
Le Juge. — Ah ! c’est là que je vous attends. Comment vous êtes-vous tiré de ce pas difficile ?
L’Avocat. — J’avoue que j’étais fort embarrassé. De fortes présomptions morales s’élevaient contre nous, et le ministère public les avait fait valoir avec un art perfide. D’un autre côté, les rares preuves matérielles sur lesquelles nous aurions pu fonder notre innocence m’entraînaient dans des détails fastidieux, dans des développements maigres et diffus. Je me hâtai de sortir de cette impasse. Un lieu commun se présentait naturellement : la présomption favorable tirée des bons antécédents de l’accusé ; je m’en empare comme le naufragé de sa planche, je développe avec chaleur le fameux argument d’Hippolyte dans Phèdre :
Un seul jour ne fait pas d’un mortel vertueuxUn perfide assassin, un lâche incestueux.
Puis je cours à la péroraison. Je la fais vive, entraînante, pathétique. Je montre un brave homme luttant par un travail acharné contre l’hydre de l’usure et jetant pièce à pièce son pauvre patrimoine dans la gueule du monstre, sans pouvoir l’assouvir. Une dernière catastrophe vient achever sa ruine : l’incendie. Il perd son dernier abri, le toit de ses ancêtres… il perd un bien plus précieux, le trésor du pauvre, l’estime de ses concitoyens. Chargé des imprécations publiques, déshonoré à jamais, il subit les horreurs de la prison préventive, l’infamie de la sellette et d’un jugement public. Enfin, je montre sa famille dans les larmes, dans le désespoir, ses enfants implorant la pitié publique et ne recevant que l’outrage. Je fais appel aux sentiments des jurés, je remue leurs entrailles paternelles… plusieurs d’entre eux donnent des marques visibles d’émotion ; le président de la cour me fait des signes répétés de bienveillance : les dames tirent leurs mouchoirs…
Le Juge. — Et vous perdez votre cause.
L’Avocat. — Justement. Mon client est condamné aux travaux forcés à perpétuité.
Le Juge. — Cela ne m’étonne pas, je m’y attendais.
L’Avocat. — Comment ! et vous aussi vous nous condamnez ?
Le Juge. — Sans appel. Vous avez fait un fort beau discours qui n’a pas le sens commun.
L’Avocat. — Vous me désespérez. De ma vie je ne plaiderai mieux.
Le Juge. — Permettez-moi de ne pas être de votre avis. Vous avez pour vous la jeunesse, le talent, l’ambition de bien faire : plus tard vous réussirez. Mais cette fois vous avez fait un discours d’écolier. Vous n’avez vu que les règles et non votre auditoire ; vous vous êtes inspiré de vos souvenirs et non de la circonstance. Quoi ! vous avez devant vous un jury composé de bourgeois et de paysans, pour qui un attentat à la propriété est le plus grand des crimes, que le seul mot d’incendie fait frémir pour leurs maisons, leurs récoltes, leurs troupeaux, et, au lieu de vous présenter avec le calme de la confiance, au lieu de dire : Messieurs, le hasard ne pouvait m’offrir pour mon début une affaire plus simple, où l’innocence de l’accusé éclatât plus manifestement et fût plus facile à démontrer, — vous allez parler de votre âge, de votre inexpérience, de la difficulté du procès ; vous allez appeler sur vous l’indulgence de ces braves gens, résolus d’avance à punir, je ne dirai pas le crime, mais l’ombre du crime d’incendie, comme si vous doutiez de la bonté de votre cause, comme si elle était déjà perdue à vos yeux et désespérée !
L’Avocat. — Mais les règles, monsieur ! Est-ce que l’exorde ne doit pas être modeste et insinuant ?
Le Juge. — Laissez donc là vos règles. Il n’y a pas d’exorde modeste et insinuant ; il y a des exordes appropriés aux circonstances, à la nature du procès, au caractère de l’auditoire. Les traités ne les enseignent pas, le bon sens les trouve et le talent les exploite… Toutefois, après ce premier pas de clerc, rien n’était perdu, vous pouviez encore vous sauver.
L’Avocat. — Comment ?
Le Juge. — Par le débat contradictoire des faits et des preuves. Au lieu de glisser, comme vous avez fait, sur ce que vous appelez la ◀proposition et la confirmation, il fallait au contraire insister sur cette partie, reprendre un à un les détails de l’acte d’accusation, les retourner en faveur de votre client, combattre pied à pied les allégations du ministère public et pulvériser son réquisitoire.
L’Avocat. — Mais c’est là l’ennuyeux.
Le Juge. — C’est là le nécessaire. Tout le procès était là. Réfléchissez-y donc. Si vos jurés conservent le moindre soupçon, si l’innocence de l’accusé ne leur apparaît pas aussi claire que la lumière du jour, plus de pitié à attendre d’eux ; ils se renferment dans la résolution inflexible de sévir. Vous pouvez passagèrement les émouvoir, mais bientôt la crainte, l’intérêt privé parlent plus haut que vos belles phrases. Vous gagnez l’estime de la cour, l’admiration des dames, la sympathie du public, mais vous perdez votre péroraison, votre pathétique et votre procès.
L’Avocat. — Je suis forcé de me rendre à vos raisons ; vos critiques m’éclairent, mais elles me découragent. Je crains bien d’avoir fait fausse route en choisissant la profession d’avocat, et il ne tient à rien que je ne jette ma toge aux orties et ma toque par-dessus les moulins.
Le Juge. — Ta, ta, ta, voilà bien mes jeunes gens ! présomptueux ou abattus, toujours allant d’un extrême à l’autre. Vous réussirez, vous dis-je, mais il faudra du temps. Paris, comme on dit, ne s’est pas bâti en un jour ; on ne monte pas d’un saut, à pieds joints, de l’école au Panthéon, et il faut avoir perdu vingt causes pour devenir un bon avocat, comme il faut avoir tué au moins vingt malades pour devenir un bon praticien. D’abord jetez-moi au feu vos livres de rhétorique : vous en avez tiré au collége tout ce que vous en pouviez tirer : vous n’en avez pas plus besoin aujourd’hui que de votre première grammaire ou de votre premier dictionnaire. Lisez les grands modèles, non pour les imiter, les temps ne sont plus les mêmes, mais pour vous échauffer à la flamme de leur éloquence. Voyez dans quelles circonstances leur génie s’est développé : l’étude du passé vous donnera de grandes lumières pour connaître le présent : je ne sais pas de travail plus profitable que la comparaison des mœurs antiques avec celles des temps modernes. Exercez-vous fréquemment à la parole dans la société des jeunes gens de votre âge : des discussions sur des points de droit, des improvisations sur des questions générales ayant trait à la politique, à la morale, à la science, à la philosophie, sont une excellente gymnastique oratoire. C’est l’exercice en attendant le combat, c’est la petite guerre en attendant la grande. Liez-vous, si vous pouvez, avec les grands orateurs de notre temps : nous n’en manquons pas, Dieu merci. Écoutez docilement leurs conseils, assistez à leurs conférences, suivez toutes leurs plaidoiries ; mais gardez-vous, au nom du ciel, de copier leurs gestes et leur déclamation, vous ne leur prendriez que leurs défauts. De la pratique surtout, une pratique constante, journalière. Il n’est lame si fine qui ne se rouille à la longue dans le fourreau. C’est le champ de bataille qui fait le soldat, c’est le barreau qui fait l’avocat. (J’en reviens toujours à mes comparaisons militaires ; mais qu’est-ce que la parole, sinon le glaive de la paix ?)
Acceptez donc toutes les causes, j’entends les bonnes, et il n’y a de bonnes causes que les causes justes. Quant à vos intervalles de loisir, ne les passez pas dans votre cabinet : le cabinet est l’école des pédants, la vie est l’école des hommes pratiques. Qu’est-ce aujourd’hui qu’un avocat qui ne sait que son code ? Un paysan là-dessus lui en remontre quelquefois. Mêlez-vous au monde, voyez des gens de tout métier, de toute profession. Chaque classe a ses mœurs, ses préjugés, et, si j’ose dire, son jargon que vous devez connaître. Que le commerce, l’industrie, la finance, les arts, n’aient pas de secrets pour vous. Exigera-t-on moins de science d’un avocat pour faire une plaidoirie qu’il n’en fallait à Balzac pour écrire un roman ? Soyez lettré surtout. Je sais des gens de robe qui n’ont dans leur bibliothèque que des livres de droit, et qui s’en vantent. Se fait-on l’idée d’une barbarie pareille dans la patrie de Montesquieu ? Vous avez fait, je le sais, d’excellentes études littéraires, n’en perdez pas le fruit. Lisez et relisez sans cesse nos classiques, ces maîtres immortels dans l’art de bien dire, mais ne méprisez pas les contemporains. Nous avons d’excellents travaux de critique et d’histoire, étudiez-les : feuilletez même les romans, les brochures, ce qu’on appelle la littérature courante ; vous y trouverez du bon quelquefois, et d’ailleurs un homme d’esprit tire profit de tout, du mauvais comme du bon. Enfin, rappelez-vous que vous ne saurez jamais assez tant qu’il vous restera quelque chose à apprendre. Un dernier mot. Eussiez-vous un génie de premier ordre, tout cet apprentissage ne fera pas de vous un grand orateur si les occasions vous manquent et si vous n’avez à plaider que des questions de mur mitoyen ; mais, quand vous aurez acquis un talent éprouvé, les occasions ne vous manqueront pas.
En donnant ces conseils à son jeune ami, le bon vieillard nous montre toute tracée la route que nous devons suivre. Donc, au lieu de nous égarer dans les broussailles de la rhétorique, nous allons, sur la foi de cet excellent guide, suivre la marche de l’éloquence à travers les âges. Ce voyage terminé (et je ferai en sorte de vous en abréger les longueurs), nous reviendrons au logis, c’est-à-dire en France — ou plutôt vous y reviendrez seuls et sans guide, tandem custode remoto.
Mon dessein, vous le voyez, n’est donc pas de vous dire : Voilà ce qu’il faut faire ; mais : Voilà ce qu’on a fait, voilà ce qu’on peut faire encore. Nous ferons ensemble une excursion dans le domaine de l’éloquence, mais nous n’en tracerons pas les limites. Pour peu que je réussisse à vous la faire aimer par la contemplation des belles choses qu’elle a produites, je croirai ma tâche heureusement terminée. Je ne puis qu’allumer en vous le feu sacré ; c’est au temps à l’entretenir. Si vous jugez ensuite les circonstances propices et vos forces suffisantes, allez, n’hésitez pas, le champ vous est ouvert ; mais ne me demandez pas d’autres conseils, je vous renverrais à ceux de mon vieux juge, ou plutôt à ceux de l’expérience.