Chapitre III. — Disposition
Section I. — Conditions d’une bonne disposition
La Disposition est la seconde opération importante de la rhétorique.
Quand on a trouvé les idées générales qui doivent entrer dans un sujet, il faut ensuite les disposer d’une manière convenable.
La disposition est une opération de l’esprit qui consiste à ranger et à enchaîner les idées pour que chacune ne s’écarte pas de l’idée principale, soit à la place qui lui appartient, et se succède dans un ordre tel que l’intérêt ; aille toujours croissant. De là naissent les trois conditions d’une bonne disposition, qui sont :
1° L’unité du sujet ;
2° La séparation des parties ;
3° La gradation.
Nous avons déjà expliqué en quoi consistaient ces trois qualités, pour le développement desquelles nous renvoyons au chap. II, sect. II, p. 46 [Des Pensées considérées dans les rapports qu’elles ont entre elles]. Nous parlerons seulement du Plan général qui convient à toute composition sérieuse.
Section II. — Du Plan
Le Plan est le dessin d’ensemble des premiers rudiments d’un ouvrage.
On emploie cette expression communément en architecture : nous pouvons rappliquer
également aux ouvrages de l’esprit. Le plan détermine la disposition générale et
particulière des différentes parties d’un ouvrage. C’est par lui que nous devons
commencer toute espèce de composition littéraire. « C’est, selon Marmontel le
premier travail de l’orateur, du philosophe, de l’historien, de tout homme qui se
propose de faire un tout qui ait de l’ensemble et de la régularité. »
Si nous commençons par nous tracer un plan, nous appellerons à nous les idées ; elles
se réveilleront dans notre imagination, et nous pourrons ensuite les mettre en œuvre.
« C’est faute de plan, dit Buffon, c’est pour n’avoir pas assez réfléchi sur
son objet qu’un homme d’esprit se trouve embarrassé et ne sait par où commencer. Il
aperçoit à la fois un grand nombre d’idées, et, comme il ne les a ni comparées ni
subordonnées, rien ne le détermine à préférer les unes aux autres : il demeure donc
dans la perplexité. Mais, lorsqu’il se sera fait un plan, lorsqu’une fois il aura
rassemblé et mis en ordre toutes les pensées essentielles à son sujet, il
s’apercevra aisément de l’instant auquel il doit prendre la plume ; il sentira le
point de maturité de la production de l’esprit ; il sera pressé de la faire éclore ;
il n’aura même que du plaisir à écrire : les idées se succéderont aisément et le
style sera naturel et facile. »
Section III. — De la Disposition oratoire
Lorsque l’orateur a bien médité son sujet, il en dispose avec soin les différentes parties d’après certaines règles que nous allons indiquer : c’est ce qu’on appelle Disposition oratoire.
On donne le nom de Discours oratoire à tout discours prononcé en public, ou écrit dans ce but, tels que les discours de la chaire, du barreau, de la tribune politique, et les discours académiques.
Les parties d’un discours peuvent se réduire à six principales, qui sont :
1° l’Exorde ;
2° la Proposition▶ où la Division se trouve comprise ;
3° la Narration ;
4° la Confirmation ou la Preuve ;
5° la Réfutation ;
6° la Péroraison.
Ces différentes parties ne se trouvent pas toujours toutes les six dans un discours, mais elles peuvent s’y rencontrer. Dans la plupart des discours du barreau, par exemple, les avocats suppriment les exordes et les péroraisons.
§ I. Exorde
L’Exorde est le commencement du discours. On s’en sert pour annoncer la matière que l’on va traiter. Le but de l’exorde est aussi de rendre l’auditeur bienveillant et attentif. Il le rendra bienveillant, si l’orateur donne à ceux qui l’écoutent une bonne opinion de son caractère, s’il parle avec probité, franchise et modestie ; il le rendra attentif, s’il fait envisager l’affaire dont il parle comme importante et capable d’intéresser la société.
Il est essentiel pour l’orateur de commencer par se concilier la bienveillance de ses auditeurs ou de ses juges, en se présentant devant eux avec modestie et non avec assurance ni suffisance. La comparaison de l’Exorde du plaidoyer d’Ajax et de celui d’Ulysse nous rappelle combien est important l’art de bien préparer les esprits en sa faveur.
Après la mort d’Achille, Ajax et Ulysse se disputaient la possession de ses armes : ils exposèrent leurs prétentions devant les Grecs assemblés. Ajax s’avance le premier.
Impatient et fougueux, il regarde d’un œil farouche les rivages du promontoire de Sigée et la flotte des Grecs ; puis levant les mains, il s’écrie :
Plaidoyer d’Ajax
« Grands dieux ! C’est à la vue de la flotte que nous parlons, et c’est Ulysse qu’on m’oppose ! Cependant il n’a pas rougi de fuir devant les flammes que lançait Hector ; et moi, je les ai bravées, je les ai repoussées loin des vaisseaux ! etc. »
Cet exorde, que caractérisent la présomption et l’emportement contre Ulysse et les juges, indisposa tous les esprits, et Ajax perdit sa cause.
Plaidoyer d’Ulysse.
Ulysse se lève et, après avoir tenu quelque temps ses yeux fixés sur la terre, il les porte sur les juges :
« Ô Grecs, dit-il, si vos vœux et les miens avaient été exaucés, l’héritier de ces armes ne serait pas incertain ; tu posséderais tes armes, Achille, et nous, nous te posséderions encore ! Mais, puisqu’un sort fatal nous l’a enlevé à vous et à moi (en même temps il porte la main à ses yeux comme pour essuyer des larmes), qui doit jouir de l’héritage du grand Achille, si ce n’est celui qui fait jouir les Grecs d’Achille et de sa gloire ? etc. »
Cet exorde, plein de modération, de désintéressement, de regrets pour Achille, de respect pour les juges, fit triompher la cause d’Ulysse.
On distingue quatre sortes d’Exordes : l’Exorde simple, l’Exorde insinuant, l’Exorde pompeux ou solennel, et l’Exorde véhément ou ex abrupto.
L’Exorde simple est un court préambule, sans précaution et sans détours, et qui annonce seulement le sujet.
Tel est l’Exorde de l’Oraison funèbre de madame la duchesse d’Orléans, par Bossuet.
« J’étais donc encore destiné à rendre ce devoir très haute et très puissante princesse Henriette-Anne d’Angleterre, duchesse d’Orléans ! Elle que j’avais vue si attentive pendant que je rendais le même devoir à la reine, sa mère, devait être si tût après le sujet d’un discours semblable ; et ma triste vois était réservée à ce déplorable ministère ! »
L’Exorde insinuant a pour but d’adoucir et d’effacer peu à peu par d’habiles ménagements les préventions de l’auditoire et de celui à qui l’on parle.
Oreste s’exprime ainsi devant Pyrrhus :
Avant que tous les Grecs vous parlent ma voix,Soutirez que j’ose ici flatter de leur choix ;Et qu’à vos yeux, seigneur, je montre quelque joieDe voir le fils d’Achille et le vainqueur de Troie.Racine, Andromaque.
Exorde pompeux ou solennel offre un magnifique préambule qui convient surtout aux oraisons funèbres et aux discours académiques.
Tel est l’exorde de l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre par Bossuet.
Celui qui règne dans les cieux, et de qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté, l’indépendance, est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois, et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et terribles leçons. Soit qu’il élève les trônes, soit qu’il les abaisse ; soit qu’il communique sa puissance aux princes, soit qu’il la retire pour ne leur laisser que leur propre faiblesse, il leur apprend leur devoir d’une manière souveraine et digne de lui.
L’Exorde véhément ou ex abrupto est une vive et brusque sortie d’un orateur qui, sous le poids d’une émotion vive, entame son discours sans aucune préparation.
Tel est l’Exorde de la première catilinaire de Cicéron. L’orateur, à la vue de Catilina, s’écrie dans le transport de son indignation :
Jusques à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? Combien de temps encore serons-nous le jouet de ta fureur ? quand mettras-tu des bornes à ton audace effrénée ? Quoi ! ni la garde qu’on fait toutes les nuits sur le mont Palatin, ni les soldats distribués pour veiller la sûreté de la ville, ni l’effroi répandu parmi le peuple, ni le concours de tous les bons citoyens, ni l’appareil redoutable de ce lieu auguste, ni le visage et le regard irrité des sénateurs, ne font aucune impression sur toi ! Tu ne sens pas, tu ne vois pas que les desseins sont découverts ! qu’éclairée de toutes parts, et connue de tous ceux qui sont ici, ta conjuration est arrêtée et enchaînée ! Ce que tu as fait la nuit dernière, ce que tu fis la nuit précédente, le lieu où tu t’es rendu, les hommes que tu as rassemblés, les projets que tu as formés, crois-tu qu’il y en ait un seul parmi nous qui n’en soit instruit ? Ô temps, ô mœurs ! Le sénat connaît ces complots, le consul les voit, et Catilina vit encore ! Il vit, que dis-je ? il vient au sénat, il assiste à nos délibérations, il désigne, il marque de l’œil ceux qu’il destine à la mort ! Et nous, hommes courageux, nous croyons être quilles envers la république si nous échappons aux fureurs de ce forcené, si nous évitons ses poignards ! Il y a longtemps, Catilina, qu’un ordre du consul aurait dû t’envoyer à la mort, et faire retomber sur toi les maux que tu nous prépares.
§ II. ◀Proposition▶ et Division
La ◀Proposition▶ est l’exposition du sujet que l’on se propose de traiter.
Ainsi Bossuet, prononçant l’Oraison funèbre du prince de Condé, nous découvre tout le secret de la gloire de ce prince qui est la piété, sans laquelle toutes les qualités d’une excellente nature ne seraient qu’une illusion.
Quand le sujet est complexe, ce qui arrive presque toujours, on en sépare les parties principales, et l’on indique la marche que l’on suivra. Ceci s’appelle la Division, qui accompagne ordinairement la ◀proposition.
Ainsi Bossuet divise en quatre parties l’Oraison funèbre du prince de Condé.
Première Partie.
L’orateur se propose, dans cette première partie, de faire connaître les qualités du cœur du prince : 1° sa valeur : la bataille de Rocroi. — 2° Son caractère et sa raison : la bataille de Fribourg, ses campagnes de Flandre et d’Allemagne. — 3° Comment le prince de Condé faisait la guerre, ses fautes, son repentir, sa dignité, sa générosité pendant la Fronde.
Deuxième Partie.
L’orateur nous y fait connaître son héros par les qualités du cœur considérées sous un autre point de vue : son humanité, sa bonté, sa simplicité et sa grandeur morale.
Troisième Partie.
Bossuet y fait ressortir les qualités de l’esprit de son prince : 1° Son génie militaire. — La campagne de Flandre et la bataille de Senef. — 2° Sa présence d’esprit dans l’action. — Le combat du faubourg Saint-Antoine ; la bataille de Lens. — 3° La troisième partie se termine par un parallèle entre Condé et Turenne.
Quatrième Partie.
Dans la quatrième partie, Bossuet nous fait voir : 1° La vanité de la gloire humaine. — 2° La véritable gloire du prince de Condé, sa piété dans ses dernières années ; — 3° Le tableau de ses derniers moments ; ses adieux au roi et à sa famille
On ne divise pas toujours les discours d’une manière uniforme ; ils peuvent très bien n’avoir que deux ou trois parties que l’on appelle quelquefois Points.
Souvent un orateur débute par l’exposition du sujet et la division de ses partie ?, sans faire usage de l’exorde : c’est lorsque le sujet est clair par lui-même, et que l’orateur est assuré de la bienveillance de son auditoire.
§ III. Narration
Après la division, vient la Narration qui est le récit des faits.
Dans l’Oraison funèbre du prince de Condé la narration comprend tout le récit de la vie du prince.
On pourrait en extraire quelques récits partiels, tels que celui de la bataille de Rocroi, et celui de la bataille de Senef.
Nous rapportons ici le récit de la bataille de Rocroi :
Bataille de Rocroi
À la nuit qu’il fallut passer en présence des ennemis, connue un vigilant capitaine, le duc d’Enghien reposa le dernier ; mais jamais il ne reposa plus paisiblement, À la veille d’un si grand jour, et dès la première bataille, il est tranquille, tant il se trouve dans son naturel ; et on sait que le lendemain, à l’heure marquée, il fallut réveiller d’un profond sommeil cet autre Alexandre. Le voyez-vous ! comme il vole ou à la victoire ou à la mort ? Aussitôt qu’il eut porté de rang en rang l’ardeur dont il était animé, on le vit presque en même temps pousser l’aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier les Français à demi vaincus, mettre en fuite l’Espagnol victorieux, porter partout la terreur, et étonner de ses regards étincelants ceux qui échappaient à ses coups.
Restait cette redoutable infanterie de l’armée d’Espagne, dont les gros bataillons serrés, semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches, demeuraient inébranlables au milieu de tout Le reste eu déroule, et lançaient des feux de toutes ports. Trois fois le jeune vainqueur s’efforça de rompre ces intrépides combattants ; trois fois il fut repoussé parle valeureux comte de Fontaines, qu’on voyait porté dans sa chaise, et malgré ses infirmités, montrer qu’une âme guerrière est maîtresse du corps qu’elle anime ; mais enfin il faut céder. C’est en vain qu’à travers des bois, avec sa cavalerie toute fraîche, Beck précipite sa marche pour tomber Sur nos soldats épuisés ; le Prince l’a prévenu, les bataillons enfoncés demandent quartier ; mais la victoire va devenir plus terrible pour le duc d’Enghien que le combat.
Pendant qu’avec un air assuré il s’avance pour recevoir la parole de ces braves gens, ceux-ci, toujours en garde, craignent la surprise de quelque nouvelle attaque ; leur effroyable décharge met les nôtres en furie. On ne voit plus que carnage ; le sang enivre le soldat, jusqu’à ce que ce grand Prince, qui ne put voir égorger ces lions comme de timides brebis, calma les courages émus, et joignit au plaisir de vaincre celui de pardonner. Quel fut alors L’étonnement de ces vieilles troupes et de leurs braves officiers, lorsqu’ils virent qu’il n’y avait plus de salut pour eux que dans les bras du vainqueur ! De quels yeux regardèrent-ils le jeune Prince, dont la victoire avait relevé la haute contenance, à qui la clémence ajoutait de nouvelles grâces ! Qu’il eût encore volontiers sauvé la vie au brave comte de Fontaines ! Mais il se trouva par terre, parmi ces milliers de morts dont l’Espagne sent encore la perte. Elle ne savait pas que le Prince qui lui fit perdre tant de ses vieux régiments à la journée de Rocroi, en devait achever les restes dans les plaines de Lens. Ainsi la première victoire fut le gage de beaucoup d’autres. Le Prince fléchit le genou ; et, dans le champ de bataille, il rend au Dieu des armées la gloire qu’il lui envoyait. Là, on célébra Rocroi délivré, les menaces d’un redoutable ennemi tournées à sa honte, la régence affermie, la France en repos, et un règne qui devait être si beau, commencé par un si heureux présage.
Bossuet, Oraisons funèbres.
§ IV. Confirmation ou Preuve
La Confirmation est la partie du discours où l’orateur prouve les faits qu’il a racontés.
Il sera avantageux à sa cause qu’il commence par donner des preuves solides qui
s’emparent tout de suite de l’esprit des auditeurs. Soit qu’il s’agisse de montrer
le juste ou l’injuste, ce qui est digne de peine ou de récompense, comme dans le
genre judiciaire ; ce qui est honorable et utile, ou nuisible et déshonorant, comme
dans le genre délibératif ; ce qui est honnête ou honteux, digne de louange ou de
blâme, comme dans le genre démonstratif, la preuve est la partie importante du
plaidoyer ou de l’oraison. C’est l’arme qui doit blesser l’adversaire et en
triompher. Quintilien recommande aux orateurs une disposition habile dans l’emploi
des preuves. « Il faut imiter, dit-il, le général prudent qui range son armée
en bataille ; il met aux premiers rangs ses soldats braves et robustes, place dans
le milieu ceux dont le courage est suspect, et réserve pour les derniers rangs ses
troupes d’élite, capables d’assurer la victoire. »
La confirmation est la partie la plus importante du discours, parce que c’est là que l’orateur doit conquérir son auditoire à sa cause.
Tous les genres de discours n’ont pas également besoin de preuves : on n’en fait pas usage dans ceux qui ont pour objet des remerciements, des félicitations ou des condoléances ; tandis que l’oraison et le plaidoyer en font grandement usage.
Exemple de Confirmation
Voici un bel exemple de Confirmation, tiré des Philippiques de Démosthènes. Celui-ci fait espérer aux Athéniens un meilleur succès dans la guerre contre Philippe.
Si vous êtes résolus d’imiter Philippe, ce que jusqu’ici vous n’avez pas fait ; si chacun veut bien s’employer de bonne foi pour le bien public, les riches en contribuant de leurs biens, les jeunes en prenant les armes ; enfin, pour tout dire en peu de mots, si vous voulez ne vous attendre qu’à vous-mêmes, et vaincre cette paresse qui vous lie les mains, en vous entretenant de l’espérance de quelques secours étrangers, vous réparerez bientôt, avec l’aide des dieux, vos fautes et vus pertes, et vous tirerez vengeance de votre ennemi. Car ne vous imaginez pas que cet homme soit un dieu qui jouisse d’une félicité fixe et immuable, Il est craint, bat, envié, et par ceux-là mêmes qui paraissent les plus dévoués à ses intérêts. En effet, on doit présumer qu’ils sont remués par les mêmes passions que le reste des hommes. Mais tous ces sentiments demeurent maintenant comme étouffés et engourdis, parce que votre lenteur et votre nonchalance ne leur donnent point lieu d’éclater ; et c’est à quoi il faut que vous remédiiez ; car voyez où vous en êtes réduits, et quelle est l’insolence de cet homme. Il ne vous laisse pas le choix de l’action ou du repos. Il use de menace : il parle, dit-on, d’un ton fier et arrogant. Il ne se contente plus de ses premières conquêtes, il y en ajoute tous les jours de nouvelles ; et, pendant que vous temporisez et que vous donnez tranquilles, il vous enveloppe et vous investit de toutes parts. En quel temps donc, en quel temps agirez-vous comme vous le devez ? quel événement attendez-vous ? quelle nécessité faut-il qui survienne pour vous y contraindre ? Ah ! l’état où nous sommes n’en est-il pas une ? Pour moi, je ne connais point de nécessité plus pressante pour des hommes libres qu’une situation d’affaires pleine de honte et d’ignominie. Ne voulez-vous jamais faire autre chose qu’aller par la ville vous demander les uns aux autres : « Que dit-on de nouveau ? » Eh ! quoi ! y a-t-il rien de plus nouveau que de voir un homme de Macédoine se rendre maître des Athéniens ? et faire la loi à toute la Grèce ? « Philippe est-il mort ? dit l’un. — Non, il n’est que malade, » répond l’autre. Mort ou malade, que vous importe ; puisque, s’il n’était plus, vous vous feriez bientôt un autre Philippe par votre mauvaise conduite ? car il est bien plus redevable de son agrandissement à votre négligence qu’à sa valeur.
§ V. Réfutation
La Réfutation est la partie du discours dans laquelle l’orateur combat et détruit les objections qui pourraient lui être faites. Elle est nécessairement liée à la confirmation : car une vérité n’est bien prouvée, que quand les objections qui s’élevaient contre elles ont été renversées.
La réfutation n’est employée que dans les plaidoyers et les sermons : il y a des discours, tels que les éloges, les oraisons funèbres qui n’admettent que la confirmation. La confirmation et la réfutation sont quelquefois inséparables, lorsque, à mesure qu’il fait valoir ses raisons, l’orateur renverse colles de son adversaire.
On comprend que dans les plaidoyers l’avocat ait à combattre les raisons de la partie adverse ; mais dans le sermon, si l’orateur a des ennemis invisibles à vaincre, ce sont les préjugés, les erreurs, rendurcissement, les passions de ses auditeurs.
Le rôle de l’avocat n’est pas le même que celui du prédicateur : l’avocat parle à un adversaire qui lui réplique et qu’il combat ; mais le prédicateur parle à des auditeurs silencieux ; il se Tait alors lui-même les objections que son sujet comporte et y répond successivement, de manière qu’il remplit les deux rôles.
C’est dans la réfutation que l’orateur peut habilement manier l’arme du raisonnement en faisant particulièrement usage du syllogisme et de l’enthymème.
Exemple de Réfutation
Bourdaloue réfute les raisons que l’on allègue communément pour se dispenser de faire l’aumône. Il s’exprime ainsi :
Les temps sont mauvais ; chacun souffre ; et n’est-il pas alors de la prudence de penser à l’avenir et de garder son revenu ? C’est ce que la prudence vous dit, mais une prudence réprouvée, une prudence charnelle et ennemie de Dieu. Tout le monde souffre et est incommode, j’en conviens ; car jamais le faste, jamais le luxe fut-il plus grand qu’aujourd’hui ? Et qui sait si ce n’est point pour cela que Dieu nous Châtie ? Dieu, dis-je, qui, selon l’Écriture, a en horreur le pauvre superbe ? Mais, encore une fois, je le veux, les temps sont mauvais. Et que concluez-vous de là ? Si tout le monde souffre, les pauvres ne souffrent-ils pas ? Et si les souffrances des pauvres se trouvent chez les riches, à quoi doivent être réduits les pauvres mêmes ? Or, à qui est-ce à assister ceux qui souffrent plus, si ce n’est pas à ceux qui souffrent moins ? Est-ce donc bien raisonner de dire que vous avez droit de retenir votre superflu, parce que les temps sont mauvais, puisque c’est justement pour cela même que vous ne pouvez le retenir sans crime, et que vous êtes dans une obligation particulière de le donner.
§ VI. De la Péroraison
La Péroraison est la dernière partie du discours.
Il y a trois manières de finir : la Conclusion, la Péroraison et la Récapitulation proprement dite.
Quand le sujet a peu d’étendue et que celui qui parle n’est animé par aucune passion, il termine par une Conclusion. C’est ainsi que l’ombre d’Arcésius termine son discours à Télémaque ; il lui parle du châtiment des mauvais rois :
Crains donc, mon fils, crains une condition si périlleuse : arme-loi de courage contre toi-même., contre les passions et contre les flatteurs.
Lorsque l’orateur résume toutes les raisons qu’il vient de développer, ce résumé succinct s’appelle Récapitulation. C’est ce que fait Oreste à la fin de son discours à Pyrrhus.
Enfin de tous les Grecs satisfaites l’envie ;Assurez leur vengeance, assurez votre vie ;Perdez un ennemi d’autant plus dangereuxQu’il s’essaîra sur vous à combattre contre eux.Racine, Andromaque.
Enfin, dans les sujets graves, l’orateur déploie toutes les ressources de son art, il met en usage tout ce que l’éloquence a de tours séduisants et de mouvements impétueux ; il anime cette partie de son discours de toute la chaleur, de tout le feu du sentiment pour exciter les passions et maîtriser les âmes. (Domairon.)
La plus belle péroraison que l’on puisse citer en français, est celle de l’Oraison funèbre du prince de Condé.
Il n’est pas possible de lire ce morceau sans être vivement ému.
Péroraison de l’Éloge funèbre du Prince de Condé
Jetez les yeux de toutes parts ; voilà tout ce qu’a pu la magnificence et la piété pour honorer un héros : des titres, des inscriptions, vaines marques de ce qui n’est plus ; des figures qui semblent pleurer autour d’un tombeau, et de fragiles images d’une douleur que le temps emporte avec tout le reste ; des colonnes qui semblent vouloir porter jusqu’au ciel le magnifique témoignage de notre néant ; et rien enfin ne manque dans tous ces honneurs que celui à qui on les rend.
Pleurez donc sur ces faibles restes de la vie humaine, pleurez sur cette triste immortalité que nous donnons aux héros ; mais approchez en particulier, vous qui courez avec tant d’ardeur dans la carrière de la gloire, âmes guerrières et intrépides ! Quel autre fut plus digne de vous commander ? Mais dans quel autre avez-vous trouvé le commandement plus honnête ? Pleurez donc ce grand capitaine, et dites en gémissant : « Voilà celui qui nous menait dans les hasards ! Sous lui se sont formés tant de renommés capitaines que ses exemples ont élevé aux premiers honneurs de la guerre ! Son ombre eût pu encore gagner des batailles : et voilà que dans son silence son nom même nous anime ; et ensemble il nous avertit que, pour trouver à la mort quelque reste de nos travaux, et n’arriver pas sans ressource à notre éternelle demeure, avec le Roi de la terre, il faut encore servir le Roi du Ciel. » Servez donc ce Roi immortel et si plein de miséricorde, qui vous comptera un soupir et un verre d’eau donné en son nom, plus que tous les autres ne feront jamais tout voire sang répandu ; et commencez à compter le temps de vos utiles services du jour que vous vous serez donnés à un maître si bienfaisant.
Et vous, ne viendrez-vous pas à ce triste monument, vous, dis-je, qu’il a bien voulu mettre au rang de ses amis ? Tous ensemble, en quelque degré de sa confiance qu’il vous ait reçus, environnez ce tombeau, versez des larmes avec des prières ; et, admirant dans un si grand Prince une amitié si commode et un commerce si doux, conservez le souvenir d’un héros dont la bonté avait égalé le courage. Ainsi, puisse-t-il toujours vous être un cher entretien ! ainsi, puissiez-vous profiter de ses vertus, et que sa mort, que vous déplorez, vous serve à la fois de consolation et d’exemple !
Pour moi, s’il m’est permis, après tous les autres, de venir rendre les derniers devoirs à ce tombeau, ô Prince, le digne sujet de nos louanges et de nos regrets, vous vivrez éternellement dans ma mémoire ; votre image y sera tracée, non point avec cette audace qui promettait la victoire ; non, je ne veux rien voir en vous de ce que la mort y efface ; vous aurez dans cette image des traits immortels : je vous y verrai tel que vous étiez à ce dernier jour sous la main de Dieu, lorsque sa gloire sembla commencer à vous apparaître. C’est là que je vous verrai plus triomphant qu’à Fribourg et à Rocroi ; et, ravi d’un si beau triomphe, je dirai en actions de grâces ces belles paroles du bien-aimé disciple : « La véritable victoire, celle qui met sous nos pieds le monde entier, c’est notre foi. »
Jouissez, Prince, de cette victoire ; jouissez-en éternellement par l’immortelle vertu de ce sacrifice. Agréez ces derniers efforts d’une voix qui vous fut connue, vous mettrez fin à tous ces discours. Au lieu de déplorer la mort des autres, grand Prince, dorénavant, je veux apprendre de vous à rendre la mienne sainte : heureux averti par ces cheveux blancs du compte que je dois rendre de mon administration, je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie, les restes d’une voix qui tombe, et d’une ardeur qui s’éteint !
Bossuet.
En résumé, l’ordonnance naturelle du discours demande :
1° Que l’auteur commence par un exorde qui lui concilié la bienveillance et l’attention des auditeurs ;
2° Qu’il expose ce sujet d’une manière claire et brève ;
3° Qu’il raconte le fait principal et les détails avec vérité, et en l’embellissant des ornements du style ;
4° Qu’il confirme, par de bonnes et solides preuves, tout ce qu’il a avancé ;
5° Qu’il réfute tous les arguments qu’on peut lui opposer ; qu’il éclaircisse les difficultés principales qu’on peut lui faire ;
6° Qu’il termine son discours par une péroraison, qui puisse allumer ou éteindre les passions selon le besoin.
Telle est la disposition générale du discours dont les parties principales qui le composent, sont :
1° l’Exorde ;
2° l’Exposition et la Division ;
3° la Narration ;
4° la Confirmation ;
5° la Réfutation, et
6° la Péroraison, ou Conclusion, ou Récapitulation.
Lecture. — Oraison funèbre de Henriette-Marie de France, reine d’Angleterre. (Remarquer les différentes parties qui la composent.) Vol. II, nº 159.