(1859) Principes de composition française et de rhétorique. Vol. I « Deuxième partie. Rhétorique. — Chapitre II. — Division de la rhétorique : Invention, Disposition, Élocution »
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(1859) Principes de composition française et de rhétorique. Vol. I « Deuxième partie. Rhétorique. — Chapitre II. — Division de la rhétorique : Invention, Disposition, Élocution »

Chapitre II. — Division de la rhétorique : Invention, Disposition, Élocution

Pour traiter un sujet quelconque, trois opérations sont nécessaires :

1° l’Invention, c’est-à-dire l’art de trouver les idées principales et les détails ;

2° la Disposition, c’est-à-dire l’ordre dans lequel sont exprimées les idées ;

et 3° l’Élocution ou le style, c’est-à-dire la forme même de l’expression.

Ces trois parties de la Rhétorique sont d’une absolue nécessité pour la composition du Discours, et en admettent une quatrième qui est leur compagne inséparable, lorsque l’orateur est obligé de parler en public, c’est l’Action. Cette dernière comprend la Prononciation, le Geste, et Mémoire. Nous leur consacrerons quelques mots pour en donner une idée suffisante à ceux qui désireraient en avoir quelque connaissance.

Section I. — Invention

L’Invention est une faculté de l’esprit qui imagine un sujet ou qui trouve dans un sujet donné les développements qui s’y rattachent. Lorsque l’écrivain ou l’orateur veulent communiquer le fruit de leurs pensées, soit par écrit, soit de vive voix, leur but principal est de persuader, c’est-à-dire de faire passer dans les âmes les sentiments dont ils sont animés ; et, pour réussir, ils doivent instruire, convaincre et toucher : c’est là ce que les anciens appelaient les trois devoirs de l’orateur.

On doit non seulement instruire, mais aussi éclairer l’esprit, et intéresser, en faisant connaître le fait que l’on expose et en l’exposant agréablement. On doit, en second lieu, convaincre, ou démontrer la vérité du fait que l’on révèle ; et enfin on doit toucher ou émouvoir, en faisant partager à ses auditeurs les sentiments que l’on éprouve.

Il se présente donc trois manières d’envisager un sujet : la première décrit les faits : elle s’adresse à l’Imagination ; la deuxième consiste à les prouver ; elle s’adresse à la Raison ; la troisième excite les passions ; elle s’adresse au Cœur.

D’après cette triple opération, l’invention oratoire comprend trois grandes parties :

1° les Faits ;

2° le Raisonnement ;

3° les Passions.

§ I. Les Faits ou Instruire

Lorsque l’on veut écrire, il faut avant tout avoir un sujet sur lequel on puisse s’exercer, et dont on doive tirer tout le parti possible. Lorsque l’on possédera ce sujet, c’est alors qu’il faudra, pour le faire valoir, bien méditer, avant de prendre la plume, sur toutes les idées qui le composent ; c’est alors qu’il s’agira réellement de trouver, d’inventer tous les développements qui s’y rapportent. L’observation est un excellent auxiliaire qui doit puissamment venir en aide ; et celui qui ne néglige aucune occasion de réfléchir sur les phénomènes qui s’accomplissent autour de lui, aura beaucoup plus d’avantage qu’un autre lorsqu’il s’agira de trouver des idées pour composer son sujet. Quel avantage n’aura-t-il pas lorsqu’il lui faudra décrire un beau lever ou un magnifique coucher du soleil, une redoutable tempête, une belle campagne couverte de riches moissons, ou une vallée riante située au milieu des Alpes ? Point de doute que celui-là, qui les aura le mieux observées, n’en retrace un portrait des plus fidèles.

Voyez avec quelle vérité J.-J. Rousseau nous peint le Lever du soleil :

Le Lever du Soleil

« On le voit s’annoncer de loin par les traits de feu qu’il lance au » devant de lui. L’incendie augmente ; l’orient paraît tout en flammes ; à leur éclat, on attend l’astre longtemps avant qu’il se montre ; à chaque instant on croit le voir paraître ; on le voit enfin. Un point brillant pari comme un éclair, et remplit aussitôt tout l’espace ; le voile des ténèbres s’efface et tombe ; l’homme reconnaît son séjour et le trouve embelli. La verdure a pris, durant la nuit, une vigueur nouvelle ; le jour naissant qui l’éclaire, les premiers rayons qui la dorent, la montrent couverte d’un brillant réseau de rosée, qui réfléchit à l’œil la lumière et les couleurs. Les oiseaux en chœur se réunissent et saluent de concert le père de la vie : en ce moment pas un seul ne se tait. Leur gazouillement, faible encore, est plus lent et plus doux que dans le reste de la journée : il se sent de la langueur d’un paisible réveil. Le cours de tous ces objets porte aux sens une impression de fraîcheur qui semble pénétrer jusqu’à l’Âme. Il y a là une demi-heure d’enchantement auquel nul homme ne résiste : un spectacle si grand, si beau, si délicieux, n’en laisse aucun de sang-froid. »

C’est avec le même talent que sont décrites les différentes circonstances d’une terrible tempête, par Lamartine.

Lecture. — Une Tempête. Vol. II, nº 150.

Comme ce livre est destiné aux jeunes élèves, il est à propos de tenir compte de leurs objections. Tous les jours ils nous allèguent que le sujet qu’ils ont à traiter ne leur est pas familier, qu’ils n’ont rien vu des détails qui s’y rapportent, enfin qu’ils y sont complètement étrangers. Ces observations ont quelque fondement, et il est certain que l’on sera embarrassé pour écrire à un de ses amis une lettre sur un sujet imaginaire, tandis qu’il serait facile de prendre la plume pour rendre compte d’une partie de chasse ou d’une audience au palais. Cependant il existe un excellent moyen pour combler ce vide d’idées qui nous menace tous : c’est la lecture des bons auteurs. Cette ressource, que nous ne saurions trop recommander, nous offre un double avantage : celui de nous instruire, et celui de nous faire voir comment un homme de goût a lui-même tiré parti de l’instruction qu’il a puisée dans les bons écrivains. Corneille et Racine n’ont-ils pas profité d’une manière éclatante des études qu’ils ont faites sur les auteurs anciens ? Fénelon n’a-t-il pas orné son Télémaque des faits et des descriptions puisées dans Homère et Virgile ? Fénelon a-t-il eu le loisir de se reposer tranquillement dans la grotte de Calypso, pour venir ensuite nous en faire une peinture si ravissante ? Est-il allé parcourir les enfers pour nous en faire une description si terrible ? Non, sans doute ; mais Fénelon avait médité les anciens, et il avait su tirer profit de leur lecture. Il apprend ainsi aux élèves quel est le moyen le plus efficace pour corriger la sécheresse de leurs idées.

§ II. Les Lieux communs

La rhétorique indique comme sources où l’on peut puiser des idées, certains magasins ou arsenaux sous le nom de Lieux communs, ainsi nommés parce qu’ils peuvent servir presque tous les sujets.

Ces lieux communs sont intérieurs ou extérieurs : ils sont intérieurs lorsqu’ils se tirent du fond même du sujet, et extérieurs lorsqu’ils n’y ont qu’un rapport indirect, lorsqu’ils en dépendent par quelque circonstance.

Les principaux lieux communs sont :

1° la Définition ;

2° la Description ;

3° l’Énumération des parties ;

4° la Similitude ;

5° les Contraires ;

6° les Causes et les effets ;

enfin, 7° les Circonstances.

1° Définition

La Définition nous fait connaître un objet par rémunération des qualités ou attributs qui constituent cet objet.

Telle est cette définition de l’Amitié par Florian :

L’Amitié

Tendre amitié, délices des bons cœurs, c’est dans le ciel que tu pris naissance ; tu descendis sur la terre aux premiers chagrins des mortels. Tu vins les soutenir, les consoler, leur faire supporter la vie. Le Créateur, toujours attentif à soulager par un bienfait chacun des malheurs de la nature, t’opposa seule à toutes les peines des humains. Toi seule, donnée à l’homme, rendis la mesure de ses biens plus grande que celle de ses maux. Sans toi, jouets éternels du sort, nous passerions dans les pleurs les Longs instants de cette courte vie. Sans toi, frêles vaisseaux, privés de gouvernail et de pilotes, toujours battus par des vents contraires, portés çà et là sur une mer semée d’écueils, nous péririons sans être plaints, ou nous échapperions pour souffrir encore. Tu deviens le port tranquille où l’on se réfugie pendant l’orage, où l’on se félicite après le danger. Par toi les malheureux oublient leurs peines, les heureux doublent leurs plaisirs. Bienfaitrice de tous les hommes, tu leur donnes des jouissances que le remords et la crainte ne viennent point empoisonner.

La Fontaine a défini la Cour d’une manière piquante et précise :

        Je définis la cour un pays où les gens,
        Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,
        Sont ce qu’il plaît aux gens, ou s’ils ne peuvent l’être,
        Tâchent au moins de le paraître :
Peuple caméléon, peuple singe du maître.

Lecture. — Magnifique Définition de la Vie, par Massillon. Vol. II, nº 145.

2° Description

La Description joue à peu près le même rôle que la définition. Elle a aussi pour but de bien faire connaître l’objet qui occupe l’écrivain. Elle présente l’énumération des attributs ou caractères de l’objet qu’il s’agit de peindre : elle en fait le tableau et le met sous les yeux du lecteur.

Chateaubriand voulant nous faire connaître le caractère des chevaux arabes, nous en fait la description suivante :

Les Chevaux arabes

Les juments, selon la noblesse de leur race, sont traitées avec : plus on moins d’honneurs, mais toujours avec une rigueur extrême.

On ne met point les chevaux à l’ombre, on les laisse exposés à l’ardeur du soleil, attachés en terre à des piquets par les quatre pieds, de manière à les rendre immobiles ; on ne leur ôte jamais la selle ; souvent ils ne boivent qu’une seule fois et ne mangent qu’un peu d’orge en vingt-quatre heures. Un traitement si rude, loin de les faire dépérir, leur donne la sobriété, la patience et la vitesse. J’ai souvent admiré un cheval arabe ainsi enchaîné dans le sable brûlant, les crins descendant épars, la tête baissée entre ses jambes pour trouver un peu d’ombre, et laissant tomber de son œil sauvage un regard oblique sur son maître. Avez-vous dégagé ses pieds des entraves, vous êtes-vous élancé sur son dos, il écume ; il frémit, il dévore la terre ; la trompette sonne, il dit : Allons ! Et vous reconnaissez le cheval de Job.

Lecture. — Pompeïa. Vol. II, nº 162.

3° Énumération des parties

Quand le sujet est simple, la définition suffit pour en donner une idée générale ; mais quand il est complexe, il faut, pour le développer convenablement, séparer, énumérer les parties dont il se compose. Sous ce rapport, la description et l’énumération des parties peuvent se confondre, surtout lorsque rémunération offre une suite d’idées qui ne sont point destinées à être reprises séparément pour être développées.

Buffon voulant présenter le Tableau de l’Arabie Pétrée, énumère si bien tout ce qui caractérise ce pays, que la peinture en est des plus attristantes.

L’Arabie

Qu’on se figure un pays sans verdure et sans eau, un soleil brûlant, un ciel toujours sec, des plaines sablonneuses, des montagnes encore plus arides, sur lesquelles l’œil s’étend et le regard se perd, sans pouvoir s’arrêter sur aucun objet vivant ; une terre morte, et pour ainsi dire écorchée par les vents, laquelle ne présente que des ossements, des cailloux jonchés, des rochers debout ou renversés, ou le voyageur n’a jamais respiré sous l’ombrage, où rien ne l’accompagne, rien ne lui rappelle la nature vivante.

Bossuet, dans l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre expose par une belle énumération les principaux événements qui composent la vie de cette princesse.

Lecture. — Exorde de l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre. Vol. II, nº 153.

4° Causes et Effets

On nomme généralement Cause tout ce qui produit un effet ; et l’effet est toujours la conséquence de la cause, aussi dit-on toujours communément : il n’y a point d’effet, sans cause. Dans un sujet à développer, on peut avec succès en exposer les causes et les effets, qui sont une source naturelle d’idées.

Fénelon, dans son Télémaque, expose ainsi toutes les causes pour lesquelles les Égyptiens furent poussés à la révolte contre leur roi Bocchoris, et il énumère ensuite tous les effets que la mort de ce prince produisit sur l’âme de Télémaque :

Causes

Ce jeune roi ne savait ni réparer ses fautes, ni donner des ordres précis, ni prévoir les maux qui le menaçaient, ni ménager les gens de nt il avait le plus grand besoin. Ce n’est pas qu’il manquât de génie : ses lumières égalaient son courage ; mais il n’avait jamais été instruit par la mauvaise fortune ; ses maîtres avaient empoisonné par la flatterie son beau naturel. Il était enivré de sa puissance et de son bonheur ; il croyait que tout devait céder ses désira fougueux ; la moindre résistance enflammait sa colère. Alors il ne raisonnait plus ; il était comme hors de lui-même ; son orgueil furieux en faisait une bête farouche ; sa bonté naturelle et sa droite raison l’abandonnaient eu un instant ; ses plus fidèles serviteurs étaient réduits à s’enfuir ; il n’aimait plus que ceux qui flattaient ses passions. Ainsi il prenait toujours des partis extrêmes contre ses véritables intérêts, et il forçait tous les gens de bien à détester sa folle conduite.

 

Effets

Longtemps sa valeur le soutint contre la multitude de ses ennemis ; mais enfin il fut accablé. Je le vis périr ; le dard d’un Phénicien perça sa poitrine ; les rênes lui échappèrent des mains ; il tomba de son char sous les pieds des chevaux. Un soldat de l’île de Chypre lui coupa la tête, et la prenant par les cheveux, il la montra comme en triomphe à toute l’armée victorieuse.

Je me souviendrai toute ma vie d’avoir vu cette tête qui nageait dans le sang, ces yeux fermés et éteints, ce visage pâle et défiguré, cette bouche entrouverte qui semblait vouloir encore achever des paroles commencées, cet air superbe et menaçant que la mort même n’avait pu effacer. Toute ma vie il sera peint devant mes yeux ; et si jamais les dieux me faisaient régner, je n’oublierais point, après un si funeste exemple, qu’un roi n’est digne de commander et n’est heureux dans sa puissance qu’autant qu’il la soumet à la raison.

Dans la tragédie de Louis IX par Ancelot, le héros chrétien, explique à Joinville les causes et les effets de son expédition en Terre Sainte.

Lecture. — Louis IX à Joinville. Vol. II, nº 154.

5° La Similitude

La Similitude s’emploie pour rendre une chose plus sensible en faisant mieux saisir les rapports qu’elle a avec une autre.

Un de nos poètes nous fait comprendre par la profondeur de l’Océan, la profondeur de la sagesse divine.

L’Océan et Dieu.
Son calme nous fait voir un cœur plein de douceur ;
Sa colère, d’un Dieu le courroux formidable ;
          Et son affreuse profondeur.
Des desseins éternels l’abîme impénétrable.
Comme Dieu, en son sein, parmi ses flots d’azur.
          Elle ne souffre rien d’impur.
Immense comme lui, toujours pleine et féconde,
Elle donne toujours sans jamais s’épuiser,
          Et sans jamais se diviser,
Elle répand partout le trésor de son onde.

Bourdaloue, dans un passage de son sermon sur la Providence, fait sentir, par une belle similitude, combien est insensé celui qui nie l’existence d’une puissance suprême.

Lecture. — La Providence. Vol. II, nº 155.

6° Les Contraires

Les Contraires sont des oppositions entre les faits ou entre les pensées. On s’en sert pour peindre un objet, non tel qu’il est, mais tel qu’il devrait être, ou pour mieux faire comprendre la différence qui existe entre deux idées.

La Fontaine, dans Philémon et Baucis, voulant prouver que ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux, met en opposition le sort de l’ambitieux et celui du sage :

Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux :
Ces deux divinités n’accordent à nos vœux
Que des biens peu certains, qu’un plaisir peu tranquille ;
Des soucis dévorants c’est l’éternel asile,
Véritables vautours que le fils de Japet
Représente, enchaîné sur son triste sommet,
L’humble toit est exempt d’un tribut si funeste,
Le sage y vit en paix et méprise le reste ;
Content de ces douceurs errant parmi les bois,
Il regarde à ses pieds les favoris des rois ;
Il lit au front de ceux qu’un vain luxe environne
Que la fortune vend ce qu’on croit qu’elle donne.
Approche-t-il du but, quitte-t-il ce séjour ?
Rien ne trouble sa fin, c’est le soir d’un beau jour.

La Bruyère se sert ingénieusement de ce moyen pour nous faire connaître la différence Qui existe entre la Personne à la mode et la Personne de mérite.

Lecture. — La Personne à la mode et la Personne de mérite. Vol. II, nº 156.

7° Les Circonstances

« Le développement le plus fécond (dit Domairon), celui auquel les écrivains ont le plus souvent recours, est celui que l’on désigne sous le nom de Circonstances. En effet, les circonstances comprennent tous les autres lieux communs : ce sont toutes les particularités qui accompagnent un fait ; elles embrassent l’action même, la personne qui l’a faite, le temps, le lieu, la manière les motifs et les moyens. »

Les circonstances qui accompagnent la mort de Turenne rendent plus sensible la perte de ce héros. Aussi Fléchier les a-t-il accumulées avec soin pour exciter davantage les regrets dans tous les cœurs.

Mort de Turenne

Turenne meurt… et la renommée, qui se plaît à répandre dans l’univers les accidents extraordinaires, va remplir toute l’Europe des récits glorieux de la vie de ce prince et du triste regret de sa mort. Que de soupirs alors, que de plaintes retentissent dans les villes et dans les campagnes ! L’un, voyant croître ses moissons, bénit la mémoire de celui à qui il doit l’espérance de sa récolte ; l’autre, qui jouit de l’héritage de ses pères, souhaite une éternelle paix à celui qui l’a sauvé des désordres et des cruautés de la guerre. Ici, ou offre le sacrifice adorable de Jésus-Christ pour l’âme de celui qui a sacrifié son sang et sa vie pour le repos public ; là on lui dresse une pompe funèbre où l’on s’attendait à lui dresser un triomphe. Chacun choisit ce qui lui paraît le plus éclatant dans une si belle vie : tous entreprennent son éloge ; et chacun s’interrompant soi-même par ses soupirs et par ses larmes, admire le passé, regrette le présent et tremble pour l’avenir.

Madame de Sévigné raconte cet événement avec les détails les plus circonstanciés, comme si elle avait été témoin de la mort de ce grand homme.

Lecture. — Mort de Turenne. Vol. II, nº 157.

Enfin il existe un dernier moyen de trouver des développements accessoires, qui, se rattachant indirectement au sujet, contribuent cependant à en donner une idée plus complète. Ce sont les Comparaisons, les Exemples, les Citations, les Témoignages.

L’orateur sacré peut puiser ces lieux communs dans l’Écriture sainte, dans les Pères de l’Église, dans l’Histoire Ecclésiastique ; l’orateur du barreau les découvrira dans les lois, dans les arrêts ou ordonnances, dans les dépositions des témoins ; l’historien, les écrivains en général pourront recourir aux traditions, aux ouvrages célébrés tant anciens que modernes, aux auteurs regardés comme jouissant de l’estime publique, etc. Chacun pourra puiser à ces différentes sources des idées favorables au sujet qu’il traite.

Fénelon raconte la mort tragique du fils d’Idoménée, et il nous la rend fort touchante par l’emploi d’une belle comparaison.

Mort du Fils d’Idoménée

L’enfant tombe dans son sang ; ses yeux se couvrent des ombres de la mort ; il les entrouvre à la lumière ; mais à peine l’a-t-il trouvée, qu’il ne peut plus la supporter. Tel qu’un beau lis au milieu des champs, coupé dans sa racine par le tranchant de la charrue, il languit et ne se soutient plus ; il n’a point encore perdu cette vive blancheur et cet éclat qui charme les yeux, mais la terre ne le nourrit plus, et sa vie est éteinte : ainsi le fils d’Idoménée, comme une jeune et tendre fleur, est cruellement moissonné dès son premier âge.

Massillon dans l’Oraison funèbre de Louis de Bourbon, prince de Condé, raconte la conduite de David, apprenant la mort de deux de ses plus vaillants capitaines, et applique cet exemple au prince de Condé, pour faire ressortir la ; grandeur de la perte que la France vient de faire.

Éloge de Condé

Nous le vîmes partout ailleurs, comme un de ces hommes extraordinaires qui forcent tous les obstacles. La promptitude de son action ne donnait pas le loisir de la traverser ; c’est là le caractère des conquérants. Lorsque David, un si grand guerrier, déplora la mort de deux fameux capitaines qu’on venait de perdre, il leur donna cet éloge : « Plus vites que les aigles, plus courageux que les lions. » C’est l’image du prince que nous regrettons ; il paraît en un moment comme un éclair dans les pays les plus éloignés ; on le voit en même temps à toutes les attaques, à tous les quartiers.

Le même orateur, voulant nous mettre sous les yeux le néant des choses humaines, et pour donner plus d’autorité à ses paroles, se sert de plusieurs citations de Saint Jean Chrysostome. Il nous donne en même temps une bonne définition de la sagesse humaine.

La Vanité et la Sagesse humaines

La faute que nous faisons n’est pas de nous servir de ces noms, c’est de les appliquer à des objets trop indignes. Saint Chrysostome a bien compris cette vérité, quand il a dit : « Gloire, richesses, noblesse, puissance, pour les hommes du monde ne sont que des noms ; pour nous, si nous servons Dieu, ce sont des choses : au contraire, la pauvreté, la honte, la mort, sont des choses trop effectives et trop réelles pour eux ; pour nous, ce sont seulement des noms, » parce que celui qui s’attache à Dieu, ne perd ni ses biens, son honneur, ni sa vie. Ne vous étonnez donc pas si l’Ecclésiaste dit si souvent : « tout est vanité ; » il s’explique, « tout est vanité sous le soleil, » c’est-à-dire, tout ce qui est mesuré par les années, tout ce qui est emporté par la rapidité du temps. Sortez du temps et du changement, aspirez à l’éternité, la vanité ne vous tiendra plus asservis.

Ne vous étonnez pas si le même Ecclésiaste méprise tout en nous jusqu’à la sagesse, et ne trouve rien de meilleur que de goûter en repos le fruit de son travail. La sagesse dont il parle en ce lieu est cette sagesse insensée, ingénieuse à se tourmenter, habile à se tromper elle-même, qui se corrompt dans le présent, qui s’égare dans l’avenir, qui, par beaucoup de raisonnements et de grands efforts, ne fait que se consumer inutilement en amassant des choses que le vent emporte.

Section II. — Du Raisonnement

La deuxième méthode de développement est le Raisonnement.

L’art de raisonner ne cherche point à charmer l’imagination, comme l’invention ; mais il a pour but d’éclairer et de convaincre.

Le Raisonnement consiste à prouver une chose qui paraît douteuse par une autre qui est admise comme certaine. Il repose sur une de ces vérités rationnelles sur lesquelles tous les hommes sont d’accord, sur un fait attesté par le témoignage de tous, et à l’aide desquels on fait reconnaître et accepter une proposition, qui, sans cela, ne serait point admise par ceux qui l’écoutent, et formerait un obstacle à la conviction à laquelle on veut arriver.

Il y a plusieurs sortes de raisonnements. Nous ferons : connaître les principaux, qui sont :

1° le Syllogisme ;

2° l’Enthymème ;

3° le Dilemme ;

4° l’Induction ;

5° l’Exemple ;

6° l’Argument personnel ou ad hominem ; et

7° le Sorite.

1° Le Syllogisme

Du grec Syllogismos, réunion de jugements.

Le syllogisme est un raisonnement composé de trois propositions : la première se nomme Majeure, la deuxième Mineure et la troisième Conclusion.

Les deux premières propositions s’appellent encore Prémisses.

Premier exemple :

Majeure. Ce qui est éternel ne passe point ;

Mineure. Or, nous savons que Dieu est éternel :

Concl. Donc, Dieu ne passera point.

Deuxième exemple :

Majeure. Il faut aimer ce qui nous rend parfaits ;

Mineure. Or, les belles-lettres nous rendent plus parfaits :

Concl. Donc, il faut aimer les belles-lettres

Syllogisme vicieux :

Majeure. Tuer un homme est un crime ;

Mineure. Or, un meurtrier est un homme :

Concl. Donc, c’est un crime de tuer un meurtrier.

2° L’Enthymème

Du grec En thymô, dans l’esprit.

L’Enthymème est un syllogisme dans lequel on n’exprime que la première des prémisses ; la seconde, c’est-à-dire la mineure, reste dans l’esprit.

Premier exemple :

Maj. Il faut fuir ce qui est un mal ;

(Min.) (Or l’oisiveté est un mal) :

Concl. Donc, il faut fuir l’oisiveté.

Deuxième exemple :

Maj. Il faut rechercher toutes les belles qualités du cœur :

Concl. Donc, il faut rechercher la clémence.

Ou, en exprimant la mineure :

Maj. Il faut rechercher toutes les belles qualités du cœur ;

Min. Or, la clémence est une des belles qualités du cœur :

Concl. Donc il faut rechercher la clémence.

Et dans un ouvrage de composition, il y aurait plus de grâce à renverser les propositions, et à dire :

Il faut rechercher la clémence, car c’est une des plus belles qualités du cœur.

On pourrait appliquer le même raisonnement à ces vers de La Fontaine :

Les délicats sont malheureux :
Rien ne saurait les satisfaire.
Et à ceux-ci :
            Un lièvre en son gîte songeait
Car, que faire en un gîte, à moins que l’on ne songe ?

3° Le Dilemme

Du grec dis, deux fois, et lambanô, prendre ; prendre des deux côtés.

Le Dilemme est un argument qui de deux propositions contradictoires tire la même conclusion.

Exemple :

Le Khalife Omar donne l’ordre d’incendier la bibliothèque d’Alexandrie si merveilleusement enrichie par les soins des Ptolémées, et il établit ainsi son raisonnement :

Ou la bibliothèque d’Alexandrie contient ce qui est dans le Khoran, ou elle ne le contient pas ;

Si elle le contient, elle est inutile, et il faut la brûler ;

Si elle ne le contient pas, elle est inutile encore ; donc il faut la brûler également, comme étant inutile.

On peut appliquer le même raisonnement aux quatre vers suivants de Racine ; Mathan parle du jeune Éliacin :

À d’illustres parents s’il doit son origine.
La splendeur de son rang doit hâter sa ruine ;
Dans le vulgaire obscur si le sort l’a placé,
Qu’importe qu’au hasard un sang vil soit versé ?

Le Dilemme ou double argument est une arme à deux tranchants qui blesse de deux côtés à la fois : elle est très redoutable entre les mains d’un bon orateur.

4° L’Induction

Quand on accumule plusieurs faits particuliers pour en tirer une conclusion générale, le raisonnement prend le nom d’Induction.

Exemple :

Les rois sont les sujets de la mort ; les riches, les pauvres lui doivent payer le même tribut ; donc tous les hommes sont les sujets de la mort.

Ce que J.-B. Rousseau a si bien exprimé dans ces deux vers :

Le riche et l’indigent, l’imprudent et le sage,
Sujets à même loi subissent même sort.

5° L’Exemple

On donne le nom d’Exemple à un argument qui, s’appuyant sur l’analogie, exprime des rapports de parité, d’opposition ou de supériorité. Le premier se nomme encore exemple à pari ; le deuxième, exemple à contrario ; le troisième, exemple à fortiori.

1° Exemple à pari, ou de parité :

François Ier mit tous ses soins et son orgueil à protéger les lettres et les arts en France : aussi Louis XIV, prenant ce prince pour modèle, favorisa-t-il les artistes, les hommes de lettres, et les génies de tout genre, pour rendre son nom et son règne à jamais célèbres.

2° Exemple à contrario, ou d’opposition.

J.-J. Rousseau voulant prouver que le duel n’est qu’un préjugé barbare, qui n’a point sa racine dans le cœur humain, cite d’abord des exemples tirés de l’histoire des peuples anciens :

César envoya-t-il un cartel à Caton, ou Pompée à César pour tant d’affronts réciproques, et le plus grand capitaine de la Grèce fut-il déshonoré pour s’être laissé menacer du bâton ?

Ces exemples une fois établis, Rousseau conclut :

Si les peuples les plus éclairés, les plus braves, les plus vertueux de la terre n’ont point connu le duel, je dis qu’il n’est point une institution de l’honneur, mais une mode affreuse et barbare, digne de sa féroce origine.

3° Exemple à fortiori, ou de supériorité :

Bossuet veut faire comprendre au dauphin, fils de Louis XIV, qu’il faut de la fermeté et de l’attention pour guider un cheval fougueux ; et que, à fortiori, il en faut plus encore pour gouverner un grand État.

Pensez-vous que tant de peuples, tant d’armées, une nation si nombreuse, si belliqueuse, dont les esprits sont si inquiets, si industrieux et si fiers, puissent être gouvernés par un seul homme, s’il ne s’applique de toutes ses forces à un si grand ouvrage ? N’eussiez-vous à conduire qu’un seul cheval un peu fougueux, vous n’en viendriez pas à bout, si vous lâchiez tout à fait la main, et si vous laissiez aller votre esprit ailleurs : combien moins gouvernerez-vous cette multitude immense où bouillonnent tant de passions, tant de mouvements divers !

6° L’Argument personnel, ou ad hominem

L’Argument personnel, ou ad hominem, sert à montrer qu’une personne est en contradiction avec elle-même, soit dans ses paroles, soit dans ses actions.

Telle est Hermione, qui, indignée d’apprendre d’Oreste qu’il a assassiné Pyrrhus, lui adresse les plus violents reproches, auxquels celui-ci répond :

………………… Quoi ! ne m’avez-vous pas
Vous-même, ici, tantôt ordonné son trépas ?

7° Le Sorite

Du grec Sôros, monceau.

Le Sorite, ou accumulation, est un raisonnement composé d’un nombre indéterminé de propositions, disposées de telle façon que l’attribut de la première devienne le sujet de la seconde, l’attribut de la seconde, le sujet de la troisième, et ainsi de suite jusqu’à la Conclusion, qui prend pour sujet, le sujet de la première proposition, et pour attribut l’attribut de la dernière.

L’exemple suivant est souvent cité ; c’est le raisonnement que Montaigne, d’après Plutarque, prête au renard de Thrace qui sonde la glace d’une rivière qu’il vaut traverser.

    Ce qui fait du bruit se remue ;
    Ce qui se remue n’est pas gelé ;
    Ce qui n’est pas gelé est liquide ;
    Ce qui est liquide plie sous le faix ;
Donc, cette eau qui fait du bruit plie sous le faix.

Il est essentiel que les propositions qui se suivent soient liées et dépendent les unes des autres ; autrement elles formeraient autant de propositions particulières dont la conclusion ne présenterait pas le sujet de la première proposition. C’est pour cela que le sorite de Cyrano de Bergerac est vicieux dans sa forme. Le voici :

    L’Europe est la plus belle partie du monde ;
    La France est le plus beau royaume de l’Europe ;
    Paris est la plus belle ville de France ;
    Ma rue est la plus belle rue de Paris ;
    Ma maison est la plus belle de la rue ;
    Ma chambre est la plus belle de la maison ;
Donc, ma chambre est la plus belle du monde.

Nous ne trouvons pas meilleur non plus le raisonnement que Sganarelle fait à son maître don Juan, pour lui prouver que sa vie dissipée le fera inévitablement damner. Il s’exprime ainsi :

Sganarelle, à don Juan.

Ô ciel ! qu’entends-je ici ? Il ne vous manquait plus que d’être hypocrite pour vous achever de tout point, et voilà le comble des abominations. Monsieur, cette dernière ci m’emporte, et je ne puis m’empêcher de parler. Faites-moi tout ce qu’il vous plaira ; battez-moi, assommez-moi de coups, tuez-moi, si vous le voulez ; il faut que je décharge mon cœur, et qu’en valet fidèle je vous dise ce que je dois. Sachez, monsieur, que tant va la cruche à l’eau qu’enfin elle se brise ; et, comme dit fort bien cet auteur que je ne connais pas, l’homme est, en ce monde, ainsi que l’oiseau sur la branche ; la branche est attachée à l’arbre ; qui s’attache à l’arbre suit de bons préceptes ; les bons préceptes valent mieux que les belles paroles ; les belles paroles se trouvent à la cour ; à la cour sont les courtisans : les courtisans suivent la mode ; la mode vient de la fantaisie ; la fantaisie est une faculté de l’Âme : l’âme est ce qui nous donne la vie ; la vie finit par la mort ; la mort nous fait passer au ciel ; le ciel est au-dessus de la terre ; la terre n’est point la mer ; sa mer est sujette aux orages ; les orages tourmentent les vaisseaux ; les vaisseaux ont besoin d’un bon pilote ; un bon pilote a île la prudence ; la prudence n’est pas dans les jeunes gens ; les jeunes gens doivent obéissance aux vieux ; les vieux aiment les richesses ; les richesses font les riches ; les riches ne sont pas pauvres ; les pauvres ont de la nécessité ; la nécessité n’a point de loi ; qui n’a pas de loi vil en bête brute ; et, par conséquent, vous serez damné à tous les diables.

 

Don Juan.

Oh ! le beau raisonnement !

8° Utilité et Inconvénients du Raisonnement

Quintilien, l’un des rhéteurs romains les plus habiles, tout en reconnaissant la puissance du raisonnement, pensait que cependant elle pouvait contrarier l’orateur dans les mouvements de son éloquence ; il avoue avec justice, ce nous semble, que les raisonnements nuisent à l’éloquence, en l’enchaînant dans une multitude de syllogismes et d’enthymèmes qui ne sauraient que lui apporter de la sécheresse et du dégoût. « Qu’elle prenne donc son cours, dit-il, non par des sentiers étroits, mais, s’il faut ainsi dire, à travers les champs, non point comme ces eaux souterraines que l’on emprisonne dans des canaux, mais comme un grand fleuve dont le cours est toujours rapide. Les raisons doivent s’orner, se déguiser, se varier par une infinité de tours et de figures, de sorte qu’ils n’aient rien qui sente la contrainte de l’art. Moins un raisonnement se prête aux grâces, plus il faut s’efforcer de lui en donner. L’orateur qui veut que sa manière d’argumenter ne soit pas suspecte, doit cacher le piège sous les fleurs, et se souvenir qu’un auditeur qui prend plaisir à ce qu’il entend, est à demi gagné. »

Nous ajouterons que, lorsqu’il s’agit en général d’établir la vérité d’une manière solide, il existe un art qui doit être l’objet d’une étude sérieuse ; cette étude, c’est la logique. Il ne nous appartient point ici d’en développer les avantages ; mais nous dirons avec La Harpe, qu’il est nécessaire d’étudier la logique, même avant la rhétorique, et qu’elle est l’appui le plus fort de l’éloquence. Et pour nous faire comprendre clairement sa pensée : « Un corps désossé, ajoute La Harpe, n’est qu’une masse de chair : c’est l’image d’un discours sans logique. »

Section III. — Des Passions

§ I. Nécessité de les exciter pour être éloquent

Nous avons dit précédemment que l’on instruit et que l’on intéresse par le récit des faits ; qu’on persuade par le raisonnement ; nous allons expliquer comment on peut émouvoir, toucher, entraîner, en s’adressant aux passions, c’est-à-dire en se montrant pathétique.

Boileau, dans son Art poétique, nous donne le conseil : suivant :

Que dans tous vos discours la passion émue
Aille chercher le cœur, l’échauffe et le remue.

Notre célèbre Despréaux nous recommande donc avec justice d’agir fortement sur les cœurs de ceux qui nous écoutent, de les ébranler, de les embraser du feu des passions pour les maîtriser à notre gré.

« Quand une fois, dit Quintilien, l’auditeur commence à partager nos sentiments, quand nous faisons entrer dans son cœur la haine ou l’amitié, l’indignation ou la crainte alors il est subjugué, il fait de notre affaire la sienne propre, il n’examine plus ; le torrent l’entraîne et il se laisse aller… »

La première et indispensable condition pour exercer de l’influence sur les cœurs, c’est d’abord d’être soi-même bien touché, avant de songer à toucher les autres. Elle est contenue dans ce vers de Boileau :

Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez.

Donc soyons sincèrement animés des sentiments dont nous voulons animer les autres, « Car, dit Quintilien, comment l’auditeur pourra-t-il s’attrister d’une chose que je lui raconterai avec indifférence ? Comment pourra-t-il se mettre en fureur, ou verser des larmes, lorsqu’il me verra tranquille, ou quand je lui parlerai avec les yeux secs ? Cela est impossible, et il n’y a que le feu qui puisse communiquer la chaleur. »

Pour bien exprimer et soulever les passions, trois choses sont nécessaires : l’Imagination, la Sensibilité et le Jugement.

1° L’Imagination

L’Imagination est une faculté de l’âme par le moyen de laquelle nous nous représentons les objets, les événements avec vivacité, grâce, force, et quelquefois même avec exagération. Cette précieuse faculté qui anime tout ce qui n’existe pas ou qui n’existe plus, qui invente une foule de circonstances plus ou moins vraies, qui aime à errer librement dans un champ, qui se plaît à se plonger dans de charmantes rêveries, cette faculté qu’un de nos écrivains a surnommée la folle du logis et que Delille nous a si gracieusement dépeinte dans un de ses poèmes, l’Imagination, nous peint les objets absents, chimériques même, comme présents à l’esprit ; nous croyons les voir en réalité, nous croyons les toucher. Tel est l’effet de l’imagination : se représenter les événements, y assister, afin de peindre fortement ensuite.

Quel est celui qui ne serait vivement ému, à la vue des tortures qui assiègent le malheureux Montaigu, renfermé avec ses enfants dans la Tour de la faim, à Pise ? Cet infortuné père les voit successivement mourir sous ses yeux.

Les Enfants de Montaigu.
…………………… Renault me dit : « Mon père,
Vis, tu nous vengeras. » Raymond, Dolcé, Sévère,
M’offrirent à genoux leur sang pour me nourrir,
Et chacun d’eux ensuite acheva de mourir
Je restai seul vivant, mais indigné de vivre.
Ma vue en s’égarant s’éteignit à la fin ;
Et ne pouvant mourir de douleur, ni de faim.
Je cherchai mes enfants avec des cris funèbres,
Pleurant, rampant, hurlant, embrassant les ténèbres,
Et les retrouvant tous dans ce cercueil affreux,
Immobile et muet, je m’étendis sur eux.
Ducis, Roméo et Juliette, acte iv.

L’imagination se plaît dans la lecture des bons auteurs dont elle recherche les beautés les plus saillantes, et dont elle apprécie les effets les plus saisissants, surtout lorsqu’elle est accompagnée de la sensibilité.

2° La Sensibilité

La Sensibilité est une disposition naturelle du cœur à recevoir aisément les impressions diverses de la joie, de la tristesse, de la pitié, de la honte, etc. Elle doit caractériser essentiellement tout écrivain qui veut réussir ; point d’éloquence sans elle ; le cœur est le sanctuaire où elle réside. C’est elle qui nous fait comprendre et aimer les charmes de la vérité et de la vertu ; c’est elle qui nous fait contempler avec ravissement les phénomènes de la nature, la majesté des cieux, l’existence de la terre, et toutes les merveilles qui s’accomplissent à sa surface. C’est la sensibilité qui remplit notre âme d’attendrissement à la vue de la misère d’autrui, des infortunes, des afflictions de tout genre, de tous les maux enfin auxquels l’humanité est exposée sur cette terre. C’est dans son cœur que l’écrivain puisera cette sensibilité qui donnera la vie à ses ouvrages.

Cette précieuse qualité ajoute un bien grand charme aux sentiments qui sont peints dans les lignes suivantes de M. Xavier de Maistre. C’est un ami qui exhale ses regrets sur la perte qu’il vient de faire.

La Perte d’un Ami

Sa mort eût été utile à son pays et funeste aux ennemis, je l’aurais moins regretté ; mais le perdre au milieu des délices d’un quartier d’hiver ! le voir expirer dans mes bras au moment où il paraissait regorger de santé, au moment où notre liaison se resserrait encore dans le repos et la tranquillité ! ah ! je ne m’en consolerai jamais ! Cependant sa mémoire ne vit plus que dans mon cœur ; elle n’existe plus parmi ceux qui l’environnaient et qui l’ont remplacé ; cette idée me rend plus pénible le sentiment de sa perte.

3° Le Jugement

À l’Imagination et à la Sensibilité, si nécessaires à l’écrivain pour plaire à l’esprit et attendrir les cœurs, nous ajouterons le Jugement.

Le Jugement est cette faculté qui nous fait connaître la nature et le caractère des passions. C’est d’après cette appréciation que nous pourrons avec exactitude saisir le langage qui leur est propre, et conformer nos idées aux bienséances qui leur conviennent sons le rapport des temps, des lieux, des personnes. Le Jugement donnera à l’écrivain le discernement nécessaire pour proportionner son style ou son discours à l’intelligence, aux sentiments de ceux auxquels il parle ; pour remuer les passions qui leur sont familières, pour pénétrer dans leurs cœurs par le côté le plus accessible ; car, on ne pense point, on ne s’exprime point à la cour comme la ville, à la ville comme à la campagne. On ne parle point à des jeunes gens comme à des gens d’un âge mur, à des militaires comme à des magistrats, à des femmes comme à des hommes graves. Notre judicieux Boileau nous recommande ainsi de tenir compte de toutes ces nuances :

Étudiez la cour, et connaissez la ville ;
L’une et l’autre est toujours en modèles fertile.

Et ailleurs :

Chaque âge a ses plaisirs, son esprit et ses mœurs.

Si est donc indispensable à l’écrivain ou à l’orateur de comprendre les différents caractères de ses auditeurs, et de faire une étude spéciale et profonde du cœur humain.

C’est en cela que nos grands orateurs sacrés se sont montrés si supérieurs aux autres hommes par une observation constante, par une connaissance positive des mœurs de leurs semblables qui leur ont acquis le premier rang parmi les écrivains de leur nation.

§ II. Les Passions ou le Pathétique

Leur caractère

D’après ce que nous venons de dire sur la nécessité de soulever les passions pour être éloquent, nous les définirons ainsi :

Les Passions sont des mouvements impétueux de l’âme qui l’emportent vers un objet, ou qui l’en détournent. Elles sont l’effet des impressions que l’âme reçoit Lorsque ces impressions sont produites sur l’âme par des objets qui lui paraissent agréables ou utiles, elle s’y porte, les poursuit et les aime : de là le désir, l’espérance, l’amour. Les objets lui paraissent-ils désagréables ou nuisibles, elle s’en éloigne, les fuit et les hait : de l’aversion, la crainte, la haine.

Quand ces impressions sont légères, elles produisent tout ce qu’on appelle passions douces, sentiments, comme l’amitié, la gaieté, le goût. Quand, au contraire elles sont violentes, on les nomme proprement Passions : telles sont la colère, la haine, la vengeance, l’amour et tous les sentiments exaltés.

Tous les mouvements de notre cœur sont ramenés à deux principes : la Haine, et l’Amour, qui sont la base de toutes nos passions parce qu’ils comprennent les deux rapports de notre âme avec le bien et le mal. Ils nous affectent de mille manières et donnent ainsi naissance à une foule de sentiments. Ainsi la haine prend les noms de crainte, de honte, de ressentiment, de colère, de vengeance, d’indignation, selon que l’objet détesté nous présente le danger, l’infamie, le mépris, l’outrage, la violence, etc. Et l’amour s’appelle piété, tendresse, respect, reconnaissance, admiration, suivant que l’objet aimé nous présente des malheurs qui nous touchent, des bienfaits qui nous attirent, des actions qui nous enchantent ou nous étonnent.

Pour donner plus de sens à nos paroles, citons ici le tableau dans lequel un habile maître, M. Filon, a su tracer le caractère de certaines passions avec autant de supériorité que d’éloquence.

Les Passions.

Les passions, qui sont l’amour des objets agréables et la haine des objets désagréables, nous poussent continuellement à rechercher les uns et à fuir les autres ; mais souvent elles rencontrent un obstacle, et cet obstacle, c’est le sentiment de la justice, c’est la loi du devoir qui nous dit : « Sois heureux si tu peux, mais non pas aux dépens du bonheur d’autrui. » Les passions ne s’arrêtent pas toujours à cette voix sacrée ; souvent elles nous conseillent d’immoler à notre intérêt particulier l’intérêt de nos semblables : alors elles deviennent coupables, et l’orateur ou l’écrivain serait criminel en cherchant leur appui.

Toutes les fois que l’intérêt personnel est en lutte avec le devoir, l’homme, placé avec sa liberté entre ces deux mobiles qui le sollicitent également, se sent obligé d’obéir au devoir en sacrifiant son intérêt. Mais quelquefois aussi ces deux motifs se réunissent, et agissant comme de concert, allument dans son âme des désirs légitimes, des passions généreuses auxquelles il peut s’abandonner sans remords. Dans cette classe de passions rentrent l’amour qu’une mère éprouve pour ses enfants, la tendresse respectueuse que nous ressentons pour les auteurs de nos jours, l’affection qui unit des enfants issus du même sang et nourris du même lait, l’amitié, contrat sacré qui nous lie pour la vie, la sainte indignation dont notre cœur est saisi à la vue d’une action basse et intéressée, la pitié religieuse que nous inspire le malheur, et cet enthousiasme qui fait battre notre cœur au récit d’un grand sacrifice ou d’une action héroïque. Alors il y a une harmonie parfaite dans tout notre être : est-ce la raison qui nous parle ? est-ce la passion qui nous entraîne ? C’est la raison énergique et brûlante comme la passion ; c’est la passion calme et pure comme la raison : nos devoirs les plus saints deviennent nos voluptés les plus douces, et tout l’homme est d’accord. Heureux l’orateur ou l’écrivain qui s’empare de ces mouvements du cœur fondés, sur la raison ! Son discours, armé contre les passions qu’enfante l’égoïsme, doit s’animer de toutes celles que la loi morale autorise ; par elles, il foudroie tout ce qui lui résiste, il impose à son gré la conviction, et tous ces milliers d’hommes qui se pressent silencieusement autour de lui, ou qui ont les yeux attachés sur les pages qu’il a tracées, ne vivent plus qu’en lui et n’ont plus d’âme que la sienne.

Pour bien faire sentir toute l’importance des passions dans le discours, jetons les yeux sur quelques exemples qui nous feront voir comment les bons écrivains ont su être pathétiques, quand ils voulaient exprimer des sentiments dont ils étaient pénétrés eux-mêmes, et qu’ils voulaient faire partager à leurs lecteurs ou à leurs auditeurs.

1° Joie

La Joie est un mouvement vif et agréable que l’âme ressent dans la possession d’un bien réel ou imaginaire ; elle est plus on moins vive et peut aller jusqu’à, troubler la raison, et causer la mort même.

Dans l’épisode de Delille, intitulé les Catacombes de Rome, le jeune artiste qui s’est engagé dans la profondeur des souterrains, est sur le point de périr, lorsque tout à coup il retrouve le fil qui doit le rendre au jour. Voici comment il exprime sa joie :

Il se lève, il retombe, et soudain se relève ;
Se traîne quelquefois sur de vieux ossements,
De la mort qu’il veut fuir horribles monuments,
Quand tout à coup son pied trouve un léger obstacle,
Il y porte la main. Ô surprise ! ô miracle !
Il sent, il reconnaît le fil qu’il a perdu ;
Et de joie et d’espoir il tressaille éperdu.
Ce fil libérateur, il le baise, il l’adore ;
Il s’en assure, il craint qu’il ne s’échappe encore :
Il veut le suivre, il veut revoir l’éclat du jour ;
Je ne sais quel instinct l’arrête en ce séjour.
2° Douleur

La Douleur est le contraire de la joie, C’est une peine qui afflige l’âme. On se sert quelquefois du mot regret dans le même sens pour signifier un chagrin causé par la perte d’une personne aimée, etc.

Théramène, gouverneur du jeune Hippolyte, exprime ainsi sa douleur de la mort du jeune prince :

Excusez ma douleur.
Cette image cruelle
Sera pour moi de pleurs une source éternelle.
J’ai vu, seigneur, j’ai vu votre malheureux fils
Traîné par les chevaux que sa main a nourris,
Il veut les rappeler, et sa voix les effraie.
Ils courent. Tout son corps n’est bientôt qu’une plaie.
De nos cris douloureux la plaine retentit.
Racine, Phèdre.
3° Désespoir

Désespoir est la porte de toute espérance ; c’est un, vif sentiment de douleur que nous éprouvons, lorsqu’un grand malheur est venu fondre sur nous.

C’est le sentiment sous l’influence duquel Don Diègue, qui vient de recevoir un cruel outrage qu’il ne peut venger, s’écrie :

Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !
N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers,
Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ?
Mon bras, qu’avec respect toute l’Espagne admire,
Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire.
Tant de fois affermi le trône de son roi,
Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi !
Ô cruel souvenir de ma gloire passée !
Corneille, Le Cid.
4° Honte

La Honte est un sentiment pénible qui affecte l’âme par l’idée de quelque déshonneur qu’on a reçu, ou que l’on craint de recevoir, ou que l’on a la conscience d’avoir encouru.

Telle est la situation de Phèdre. La terre lui présente tous ses crimes et ceux de sa famille ; le ciel, des aïeux, qui la font rougir ; les enfers, des juges qui la menacent.

Elle s’écrie :

J’ai pour aïeul le père et le maître des dieux ;
Le ciel, tout l’univers est plein de mes aïeux.
Où me cacher ? Fuyons dans la nuit infernale.
Mais, que dis-je ? Mon père y tient l’urne fatale.
Le sort, dit-on, l’a mise en ses sévères mains ;
Minos juge aux enfers tous les pâles humains.
Ah ! combien frémira son ombre épouvantée
Lorsqu’il verra sa fille à ses yeux présentée.
Contrainte d’avouer tant de forfaits divers,
Et des crimes peut-être inconnus aux enfers !
Que diras-tu, mon père, à ce spectacle horrible ?
Je crois voir de tes mains tomber l’urne terrible ;
Je crois te voir, cherchant un supplice nouveau,
Toi-même de ton sang devenir le bourreau.
Pardonne ! Un Dieu cruel a perdu ta famille ;
Reconnais sa vengeance aux fureurs de ta fille.
Hélas ! du crime affreux dont la honte me suit,
Jamais mon triste cœur n’a recueilli le fruit.
Jusqu’au dernier soupir de malheurs poursuivie,
Je rends dans les tourments mon inutile vie.
Racine, Phèdre.
5° Crainte, Terreur

La Crainte est un sentiment pénible excité dans l’âme par l’image d’un mal qui la menace. Elle est plus ou moins grande, selon que nous paraissons plus ou moins menacés. La Terreur est une peur violente qui abat le courage et jette le corps clans un tremblement général.

Esther redoute de paraître devant le roi Assuérus et manifeste ainsi ses craintes à Mardochée :

Esther à Mardochée.
Hélas ! ignorez-vous quelles sévères lois
Aux timides mortels cachent ici les rois ?
Au fond de leurs palais leur majesté terrible
Affecte à leurs sujets de se rendre invisible ;
Et la mort est le prix de tout audacieux
Qui, sans être appelé, se présente à leurs yeux,
Si le roi, dans l’instant, pour sauver le coupable
Ne lui donne à baiser son sceptre redoutable.
Rien ne met à l’abri de cet ordre fatal,
Ni le rang ni le sexe, et le crime est égal.
Moi-même, sur son trône, à ses côtés assise,
Je suis à cette loi comme une autre soumise
Et sans le prévenir, il faut pour lui parler,
Qu’il me cherche, ou du moins qu’il me fasse appeler.

Mardochée.
Quoi ! lorsque vous voyez périr voire patrie,
Pour quelque chose, Esther, vous comptez votre vie ?
Dieu parte, et d’un mortel vous craignez le courroux !
Racine, Esther.

Télémaque exprime la terreur qu’éprouvèrent les sujets du roi de Sicile, Aceste, attaqués par les Hymériens, leurs ennemis,

Aceste retarda le sacrifice, et donna avec diligence les ordres nécessaires pour prévenir l’attaque dont Mentor l’avait menacé. On ne voyait de tous côtés que des femmes tremblantes, des vieillards courbés, de petits enfants les larmes aux yeux, qui se retiraient dans la ville. Les bœufs mugissants et les brebis bêlantes venaient en foule, quittant les gras pâturages, et ne pouvant trouver assez d’étables pour être mis à couvert. C’étaient de toutes parts des bruits confus de gens qui se poussaient les uns les autres, qui ne pouvaient s’entendre, qui prenaient dans ce trouble un inconnu pour leur ami, et qui couraient sans savoir où tendaient leurs pas.

Fénelon, Télémaque.

6° Admiration

L’Admiration est une profonde satisfaction, mêlée d’étonnement, excitée par la vue ou le récit d’une action grande et sublime.

Tel est le sentiment que font naître en nous les magnifiques paroles de l’abbé de Frayssinous sur Dieu.

Dieu

Ces globes lumineux qui, depuis tant de siècles, roulent majestueusement dans l’espace, sans jamais s’écarter de leur orbite, ni se choquer dans leurs révolutions ; ce soleil suspendu à la voûte céleste, comme une lampe de feu qui vivifie toute la nature, et se trouve placée à la distance convenable pour éclairer, échauffer la terre, sans l’embrasser de ses ardeurs ; cet astre qui préside à la nuit avec ses douces clartés, ses phases, son cours inconstant et pourtant régulier, dont le génie de l’homme a su tirer tant d’avantages ; cette terre si féconde, sur laquelle on voit se perpétuer par des lois constantes une multitude d’êtres vivants, avec cette admirable proportion des deux sexes, de morts et de naissances, qui fait qu’elle n’est jamais déserte, ni surchargée d’habitants ; ces mers immenses, avec leurs agitations périodiques et si mystérieuses ; ces éléments qui se mélangent, se modifient, se combinent de manière à suffire aux besoins, à la vie de cette multitude prodigieuse d’êtres, qui sont si variés dans leur structure et leur grandeur ; enfin ce concours si réglé des saisons qui reprochait sans cesse la terre sous des formes nouvelles, qui, après le repos de l’hiver, la présente successivement embellie de toutes les fleurs du printemps, enrichie des moissons de l’été, couronnée des fruits de l’automne, et fait ainsi rouler l’année dans un cercle de scènes variées sans confusion, et semblables sans monotonie ; tout cela ne forme-t-il pas un concert, un ensemble de parties dont vous ne pouvez détacher une seule sans rompre l’harmonie universelle ? Et de là, comment ne pas remonter au principe, auteur et conservateur île cette admirable unité, à l’Esprit immortel qui, embrassant tout dans sa vaste prévoyance, fait tout marcher à ses fins avec autant de force que de sagesse ?

7° Amour

L’Amour est le sentiment par lequel le cœur se porte vers un objet qui lui paraît aimable, et s’y attache avec plus ou moins de force. Il y a divers amours, tels que l’Amour de Dieu dont nous lisons un magnifique exemple dans la tragédie chrétienne de Polyeucte ; l’amour paternel, si bien exprimé par le grand prêtre Chrysès que nous voyons, dans l’Iliade, venir racheter sa fille au prix de tous ses trésors ; l’amour maternel, si admirablement développé par Racine, dans sa tragédie d’Andromaque et dans celle d’Iphigénie ; l’amour conjugal si attendrissant dans l’épisode d’Orphée et d’Eurydice, de Virgile ; l’amour filial dont Antigone nous donne un si touchant exemple ; l’amour fraternel, si bien senti par M. Casimir Delavigne, dans sa tragédie les Enfants d’Édouard ; l’amour de la patrie, si profondément gravé dans le cœur de tous les hommes, et l’amour non moins puissant du sol natal, qui exerce une influence si forte sur les animaux eux-mêmes, sur les oiseaux, sur les abeilles comme nous le confirme le savant Alibert en parlant un jour de ces dernières. « Un gouverneur de Cayenne, dit-il quelque part, avait fait venir des abeilles d’Europe, et leur avait assigné une habitation exposée au soleil, parfumée de fleurs, à l’abri des vents, enfin dans une situation délicieuse. Mais le lendemain, quand il alla les visiter, elles avaient disparu ; on les retrouva bientôt attachées au mât du vaisseau qui les avait apportées d’Europe. »

L’amour de la patrie, l’attachement au pays qui nous a vus naître, a été délicieusement caractérisé par Chateaubriand ; ce sentiment a été aussi développé avec vigueur par J.-J. Rousseau dans le morceau suivant.

L’Amour de la Patrie

Les plus grands prodiges de vertu ont été produits par l’amour de la patrie : ce sentiment doux et vif qui joint la force de l’amour propre à toute la beauté de la vertu, lui donne une énergie qui, sans la défigurer, en fait la plus héroïque de toutes les passions. C’est lui qui produisit tant d’actions immortelles dont l’éclat éblouit, nos faibles yeux, et tant de grands hommes dont les antiques vertus passent pour des fables depuis que l’amour de la patrie est tourné en dérision. Ne nous en étonnons pas : les transports des cœurs tendres paraissent autant de chimères à quiconque ne les point sentis, et l’amour de la patrie… ne se conçoit de même qu’en l’éprouvant ; mais il est aisé de remarquer dans tous les cœurs qu’il échauffe, dans toutes les actions qu’il inspire, cette ardeur bouillante et sublime dont ne brille pas la plus pure vertu, quand elle en est séparée.

8° Désir

Le Désir est un mouvement de la volonté vers un objet que nous regardons comme un bien qu’il nous serait avantageux de posséder.

C’est ce sentiment que J.-J. Rousseau s’est plu à décrire d’une manière si agréable, et dont nous ne rapportons ici que quelques lignes,

La Maison, les Amis, les Plaisirs de Jean-Jacques à la campagne s’il était riche

Là, je rassemblerais une société plus choisie que nombreuse d’amis, aimant le plaisir et s’y connaissant, de femmes qui pussent sortir de leur fauteuil et se prêter aux jeux champêtres, prendre quelquefois, au lieu de la navette et des cartes, la ligne, les gluaux, le râteau des faneuses et le panier des vendangeurs. Là, tous les airs de la ville seraient oubliés ; et, devenus villageois au village, nous nous trouverions livrés à des foules d’amusements divers, qui ne nous donneraient chaque soir que l’embarras du choix pour le lendemain. L’exercice et la vie active nous feraient un nouvel estomac et de nouveaux goûts. Tous nos repas seraient des festins, où l’abondance plairait plus que la délicatesse. La gaieté, les travaux rustiques, les folâtres jeux, sont les premiers cuisiniers du monde, les ragoûts fins sont bien ridicules à des gens en haleine depuis le lever du soleil.

Lecture. — Voir la suite de ce morceau. Vol. II, nº 158.

9° Pitié

La Pitié est ce sentiment si doux qui pénètre l’âme lorsqu’elle est témoin des misères d’autrui.

C’est ce noble sentiment qui a inspiré un poème touchant à Delille et des vers attendrissants à Victor Hugo.

Nous nous plaisons à rapporter ici quelques strophes de ce dernier poète sur ce sujet.

Pour les Pauvres
Tandis qu’un timbre d’or, sonnant dans vos demeures,
Vous change en joyeux chant la voix grave des heures,
Oh ! songez-vous parfois que de faim dévoré,
Peut-être un indigent, dans les carrefours sombres,
S’arrête et voit danser vos lumineuses ombres
    Aux vitres du salon doré ?

Songez-vous qu’il est là sous le givre et la neige.
Ce père sans travail que la famine assiège ?
Et qu’il se dit tout bas : « Pour un seul que de biens !
« À son large festin que d’amis se récrient !
« Ce riche est bien heureux, ses enfants lui sourient !
« Rien que dans leurs jouets, que de pain pour les miens ! »

Et puis, à votre fête, il compare en son âme
Son foyer où jamais ne rayonne une flamme,
Ses enfants affamés, et leur mère en lambeau,
Et sur un peu de paille, étendue et muette,
L’aïeule que l’hiver, hélas ! a déjà faite,
    Assez froide pour le tombeau !
10° Dévouement

Le Dévouement est un mouvement de l’âme qui nous fait tout sacrifier, fortune, honneurs, notre vie même, au bien de nos parents, de nos amis, de nos concitoyens et de l’humanité en général.

Legouvé nous raconte ainsi le Dévouement d’une mère pour sauver son enfant :

La Tendresse maternelle
Voyez la jeune Isaure, éclatante d’attraits ;
Sur un enfant chéri, l’image de ses traits,
Fond soudain ce fléau qui, prolongeant sa rage,
Grave au front des humains un éternel outrage.
D’un mal contagieux tout fuit épouvanté ;
Isaure sans effroi brave un air infecté.
Près de ce fils mourant elle veille assidue.
Mais le poison s’étend et menace sa vue ;
Il faut, pour écarter un péril trop certain,
Qu’une bouche fidèle aspire le venin.
Une mère ose tout ; Isaure est déjà prête ;
Ses charmes, son époux, ses jours, rien ne l’arrête ;
D’une lèvre obstinée elle presse ces yeux,
Que ferme un voile impur à la clarté des cieux ;
Et d’un fils, par degrés, dégageant la paupière,
Une seconde fois lui donne la Lumière.
11° Haine

La Haine est le contraire de l’amour. Elle se traduit aussi par l’aversion et l’antipathie. On se sert du mot de répugnance pour les choses.

Hermione exprime ainsi sa haine contre Oreste qui vient d’assassiner Pyrrhus :

Hermione, à Oreste.
………………………… Tais-toi, perfide,
Et n’impute qu’à toi ton lâche parricide.
Va faire chez tes Grecs admirer ta fureur,
Va, je la désavoue, et tu me fais horreur.
Barbare, qu’as-tu fait ? avec quelle furie
As-tu tranché le cours d’un si belle vie ?
Avez-vous pu, cruels, l’immoler aujourd’hui,
Sans que tout votre sang se soulevât pour lui ?
Mais parle ; de son sort qui t’a rendu l’arbitre ?
Pourquoi l’assassiner ? Qu’a-t-il fait ? À quel titre ?
Qui te l’a dit ?

Oreste.
                        Oh dieux ! Quoi ! Ne m’avez-vous pas
Vous-même, ici, tantôt ordonné son trépas ?

Hermione.
Ah ! fallait-il en croire une amante insensée ?
Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée ?
Et ne voyais-tu pas, dans mes emportements,
Que mon cœur démentait ma bouche à tous moments ?
Quand je l’aurais voulu, fallait-il y souscrire ?
N’as-tu pas dû cent fois te le faire redire,
Toi-même avant le coup me venir consulter ?
Y revenir encore, ou plutôt m’éviter ?
Que ne me laissais-tu le soin de ma vengeance ?
Qui t’amène en des lieux où l’on fuit la présence
Voilà de ton amour le détestable fruit :
Tu m’apportais, cruel, le malheur qui te suit.
C’est toi dont l’ambassade, à tous les deux fatale,
L’a fait pour son malheur pencher vers ma rivale.
Nous le verrions encor nous partager ses soins :
Il m’aimerait peut-être ; il le feindrait du moins.
Adieu, Tu peux partir. Je demeure en Épire ;
Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son empire,
À toute ma famille ; et c’est tissez pour moi,
Traître, qu’elle est produit un monstre tel que toi.
Racine, Andromaque.
12° Colère

La Colère est un mouvement désordonné de l’âme par lequel nous nous emportons avec violence contre ce qui nous déplaît ou ce qui nous blesse. La colère marque beaucoup d’humeur et de sensibilité ; elle peut aller jusqu’à la fureur.

C’est le caractère du discours d’Hermione à Oreste que nous venons de citer, ainsi que celui d’Achille à Agamemnon au moment où le prince thessalien apprend que le roi d’Argos a décidé le sacrifice de sa fille Iphigénie.

Achille, à Agamemnon.
Juste ciel ! puis-je entendre et souffrir ce langage ?
Est-ce ainsi qu’au parjure on ajoute l’outrage ?
Moi, je voulais partir aux dépens de ses jours ?
Et que m’a fait à moi cette Troie où je cours ?
Au pied de ses remparts quel intérêt m’appelle ?
Pour qui, sourd à la voix d’une mère immortelle,
Et d’un père éperdu négligeant les avis,
Vais-je y chercher la mort tant prédite à leur fils ?
Jamais vaisseaux partis des rives du Scamandre
Aux champs thessaliens osèrent-ils descendre ?
Et jamais dans Larisse un lâche ravisseur
Me vint-il enlever ou ma femme ou ma sœur ?
Qu’ai-je à me plaindre ? Où sont les pertes que j’ai faites ?
Je n’y vais que pour vous, barbare que vous êtes ;
Pour vous, à qui des Grecs moi seul je ne dois rien,
Vous que j’ai fait nommer et leur chef et le mien ;
Vous, que mon bras vengeait dans Lesbos enflammée,
Avant que vous eussiez assemblé voire armée.
Et quel fut le dessein qui nous assembla tous ?
Ne courons-nous pas rendre Hélène à son époux ?
Depuis quand pense-t-on qu’inutile à moi-même,
Je me laisse ravir une épouse que j’aime ?
Seul, d’un honteux affront votre frère blessé
A-t-il droit de venger son amour offensé ?
Voire fille me plut ; je prétendis lui plaire ;
Elle est de mes serments seule dépositaire :
Content de son hymen, vaisseaux, armes, soldats,
Ma foi lui promit tout, et rien à Ménélas.
Qu’il poursuive, s’il veut, son épouse enlevée,
Qu’il cherche une victoire à mon sang réservée :
Je ne connais Priant, Hélène, ni Paris,
Je voulais votre fille, et ne pars qu’à ce prix.
Racine, Iphigénie.
13° Indignation

L’Indignation est un sentiment de douleur, de colère, de mépris qu’excitent soit une injustice criante, soit une action honteuse et blâmable, soit un outrage qui fait révolter l’âme.

Esther manifeste toute son indignation en pensant que les ennemis du peuple de Dieu pourraient anéantir la religion divine.

Nos superbes vainqueurs insultent à nos larmes,
Et veulent aujourd’hui qu’un même coup mortel
Abolisse ton nom, ton temple et ton autel.
Ainsi donc un perfide, après tant de miracles,
Pourrait anéantir la foi de tes oracles,
Ravirait aux mortels le plus cher de tes dons.
Le saint que tu promets et que nous attendons ?
Non, non, ne souffre pas que ces peuples farouches,
Ivres de notre sang, ferment les seules bouches
Qui dans tout l’univers célèbrent tes bienfaits ;
Et confonds tous ces dieux qui ne furent jamais.
Racine, Esther.
14° Vengeance

La Vengeance est un désir d’assouvir sa haine, de tirer satisfaction d’un outrage.

Aman, indigné de voir que Mardochée refuse de s’humilier devant lui, a obtenu du roi Assuérus le massacre de toute la nation juive, massacre dans lequel Mardochée sera enveloppé.

Hydaspe.
Vous serez de sa vue affranchi dans dix jours :
La nation entière est promise aux vautours.

Aman.
Ah ! que ce temps est long à mon impatience !
C’est lui, je te veux bien confier ma vengeance.
C’est lui qui, devant moi, refusant de ployer,
Les a livrés au bras qui va les foudroyer.
C’était trop peu pour moi d’une telle victime :
La vengeance trop faible attire un second crime.
Un homme tel qu’Aman, lorsqu’on l’ose irriter,
Dans sa juste fureur ne peut trop éclater.
Il faut des châtiments dont l’univers frémisse ;
Qu’on tremble en comparant t’offense et le supplice ;
Que les peuples entiers dans le sang soient noyés.
Je veux qu’on dise un jour aux siècles effrayés :
« Il fut des Juifs, il fut une insolente race ;
Répandus sur la terre, ils eu couvraient la face ;
Un seul osa d’Aman attirer le courroux :
Aussitôt de la terre ils disparurent tous. »
Racine, Esther.