(1859) Principes de composition française et de rhétorique. Vol. I « Deuxième partie. Rhétorique. — Chapitre I. — Rhétorique »
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(1859) Principes de composition française et de rhétorique. Vol. I « Deuxième partie. Rhétorique. — Chapitre I. — Rhétorique »

Chapitre I. — Rhétorique

§ I. Définition de la Rhétorique. Différence entre elle et l’Éloquence

La Rhétorique est l’art de bien dire, ou l’art de parler de chaque chose d’une manière convenable. Elle prend son nom de celui de Rhéteurs, que les Grecs et les Romains donnaient à ceux qui professaient cette science et qui en ont laissé les préceptes.

Bien dire, c’est parler de manière à produire sur ses auditeurs tout l’effet que l’on désire : c’est en peu de mots parler avec éloquence.

L’Éloquence est le talent de bien dire, c’est le talent de faire passer dans l’âme des auditeurs, et d’y imprimer avec force les sentiments profonds dont on est soi-même pénétré.

On pourrait confondre l’Éloquence ou le talent de bien dire, avec la Rhétorique ou l’art qui développe ce talent.

Marmontel nous en indique la différence en ces termes : « L’une trace la méthode et l’autre la suit ; l’une enseigne les moyens et l’autre les emploie ; l’une indique les sources et l’autre y va puiser ; l’une abat une forêt de matériaux et l’autre en fait le choix et les met en œuvre avec intelligence ; et enfin l’éloquence est née avant les règles de la rhétorique, de même que les langues se sont formées avant la grammaire. »

Laissons un instant parler Buffon sur ce sujet ; il nous expliquera clairement comment il comprend l’éloquence, et quelle différence il établit entre elle et cet avantage dont la plupart des hommes sont doués de parler avec une certaine facilité naturelle.

« La véritable éloquence, dit-il, est bien différente de cette facilité naturelle de parler qui n’est qu’une qualité accordée à tous ceux dont les passions sont fortes, les organes souples et l’imagination prompte. Ces hommes sentent vivement, s’affectent de même, le marquent fortement au dehors, et par une impression purement mécanique, ils transmettent aux autres leur enthousiasme et leurs affections ; c’est le corps qui parle au corps ; tous ses mouvements, tous ses signes concourent et servent généralement. Que faut-il pour émouvoir la multitude et l’entraîner ? Que faut-il pour ébranler la plupart même des autres hommes et les persuader ? Un ton véhément et pathétique, des gestes expressifs et fréquents, des paroles rapides et sonnantes. »

Tel est le sentiment de Buffon. Donc, pour s’exprimer avec éloquence, il faut mettre en action ce précepte de Boileau :

« Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez. »

c’est-à-dire, qu’il faut sentir vivement [mots manquants] suite. Tout ce que l’on dira alors sera dit avec vivacité, énergie et chaleur ; et point de doute que l’éloquence ne règne dans tout ce que l’on produira.

On a dit, et ce n’est pas sans raison, « que l’éloquence n’était jamais que momentanée ; qu’elle ne se faisait sentir que par élan ». Nous n’acceptons ce jugement qu’avec réserve, quoique nous citions ici quelques traits d’éloquence dignes d’admiration, tels que ceux-ci :

 

Scipion l’Africain, accusé de péculat, est cité à comparaître devant le peuple romain, pour expliquer ses comptes. Dédaignant de se justifier, ce grand guerrier s’adresse au peuple et s’écrie : Romains, à pareil jour qu’aujourd’hui nous vainquîmes Annibal et Carthage ; montons au Capitole, et allons rendre aux dieux des actions de grâces solennelles ! Tout le peuple, enflammé par ce glorieux souvenir, suivit en foule ce grand homme.

 

L’amiral de Coligny est en présence des assassins qui vont lui ravir la vie :

Compagnons, leur dit-il, achevez votre ouvrage,
Et de mon sang glacé souillez ces cheveux blancs,
Que le sort des combats respecta quarante ans ;
Frappez, ne craignez rien, Coligny vous pardonne ;
Ma vie est peu de chose et je vous l’abandonne
J’eusse aimé mieux la perdre en combattant pour vous !
Voltaire, Henriade.

Si l’amiral et non le poète eût trouvé ces paroles au fond de son cœur, point de doute que le poignard ne fût tombé de la main de ses assassins.

 

Le roi Louis XVI venait de prononcer un discours de conciliation dans la séance royale du 23 juin 1789. Après son départ, le tiers État resta dans la salle commune, et quand le grand-maître des cérémonies vint le sommer de se retirer, Mirabeau, alors député du tiers, s’écria au nom de ses collègues : Vous qui n’avez ici ni place, ni voix, ni droit de parler, allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple, et que nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes !

 

Voilà certes des traits d’éloquence remarquables qui peignent fortement les mouvements de l’âme, et qui en sont comme les éclairs rapides et brûlants ; mais ces lueurs éloquentes qui ont suffi quelquefois pour entraîner tout un peuple, comme le fit Scipion, et pour faire tomber à genoux des assassins, comme le fit Coligny, selon le poète, n’auraient pas suffi à nos grands orateurs, à nos illustres auteurs dramatiques pour émouvoir une assemblée, ou pour tenir, pendant plusieurs heures de suite, tout un auditoire sous le charme. Massillon, par exemple, ébranle puissamment les âmes par l’éloquence continue qui règne dans son admirable sermon Sur le petit nombre des Élus, et Racine est constamment sublime dans sa tragédie inimitable d’Athalie, où la grandeur des pensées et des sentiments, l’intérêt des situations et la majesté du style tiennent constamment les auditeurs dans l’admiration la plus profonde. Il serait injuste de dire que de telles œuvres ne renferment que quelques traits d’éloquence, puisque ces magnifiques compositions en sont empreintes dans toute leur étendue.

Nous rapporterons ici plusieurs fragments pris au hasard qui nous engageront, je pense, à faire complètement la lecture des ouvrages d’où ils sont tirés.

Dieu seul est permanent

Que sont les hommes sur la terre ? des personnages de théâtre : tout y roule sur le faux ; ce n’est partout que représentations ; et tout ce qu’on y voit de plus pompeux et de mieux établi n’est l’affaire que d’une scène : qui ne le dit tous les jours dans le siècle ? Une fatale révolution, une rapidité que rien n’arrête, entraîne tout dans les abîmes de l’éternité ; les siècles, les générations, les empires, tout va se perdre dans ce gouffre, tout y entre et rien n’en sort : nos ancêtres nous en ont frayé le chemin, et nous allons le frayer dans un moment à ceux qui viennent après nous. Ainsi les âges se renouvellent ; ainsi la figure du monde change sans cesse ; ainsi les morts et les vivants se succèdent et se remplacent continuellement : rien ne demeure, tout s’use, tout s’éteint. Dieu seul est toujours le même et ses années ne finissent point. Le torrent des âges et des siècles coule devant ses yeux ; et il voit, avec un air de vengeance et de fureur, de faibles mortels, dans le temps même qu’ils sont entraînés par le cours fatal, l’insulter en passant, profiter de ce seul moment pour déshonorer son nom, et tomber au sortir de là entre les mains éternelles de sa justice et de sa colère.

Massillon, Sermon pour la bénédiction des drapeaux du régiment de Catinat.

À ce morceau si grave, si majestueux, nous en ferons succéder un non moins grave, il est vrai, dans son genre, mais dont le sujet est tout à fait différent. Nous le devons au plus enjoué, comme aussi au plus insouciant de nos auteurs français, à celui qui

« S’en alla comme il était venu,
« Mangeant son bien avec son revenu, »

à notre La Fontaine. Qui croirait que notre bon fabuliste, qui faisait si bien converser les rats et les souris, les loups et les moutons, ait un jour fait comparaître devant l’assemblée la plus auguste du monde païen, devant l’assemblée des dieux de Cinéas, un homme grossier, vêtu d’un rustique sayon de laine, et portant une chevelure inculte, un barbare en un mot ? Cet homme vient se plaindre au sénat de l’avidité et de la tyrannie des gouverneurs romains ; il le fait dans un discours plein de franchise et d’énergie, et il termine en menaçant Rome à son tour du joug affreux qu’elle fait peser sur la Germanie. Ce discours, où respire la plus mâle éloquence, donne une idée de la flexibilité du talent de La Fontaine.

Nous insérons dans le deuxième volume cette fable tout entière, que nous regardons comme une des plus admirables de l’auteur.

Lecture. — Le Paysan du Danube. Vol. II, nº 146.

§ II. But et Utilité de la Rhétorique

La persuasion est le but le plus noble de l’éloquence.

C’est là que doivent tendre tous les efforts, tout le travail des orateurs ; et ceux qui l’ont cultivée avec succès ont toujours tenu Je premier rang parmi leurs concitoyens. En Grèce, les Périclès, les Démosthènes, les Eschyle ; à Rome, les Gracques, les Scipion, les Cicéron et une foule d’autres, n’ont-ils pas su conquérir par le talent de la parole les plus hautes dignités de la République ? Aussi Euripide appelait-il l’éloquence la souveraine des âmes. Et en effet, on doit reconnaître qu’elle élève au-dessus de tous les autres hommes celui qu’elle s’est plu à enrichir de ses dons. Il domine à son gré toutes les volontés, soumet tous les cœurs, et règne sur toutes les âmes avec une puissance absolue.

Mais la mission d’un orateur habile est une des plus belles qui aient jamais été confiées à l’homme. Faire prévaloir tout ce qui est bon et honnête, le juste sur l’injuste ; assurer le triomphe de la vérité et de la vertu ; défendre la pureté et la sainteté de la morale et de la religion ; étendre l’empire des lettres, des sciences et des arts ; raffermir l’existence des sociétés ébranlées ; travailler à l’utilité ou au bien général : tel est le domaine de l’orateur, telle est la gravité de la mission qu’il est appelé à remplir parmi ses concitoyens.

§ III. Les Trois Genres de Causes : le Démonstratif, le Délibératif et le Judiciaire

On considère ordinairement l’art oratoire comme susceptible de recevoir trois applications différentes que les anciens ont nommées les trois genres de Causes : le Démonstratif, le Délibératif et le Judiciaire. Voici les nuances qui les distinguent :

Les discours qui ont pour objet de louer ou de blâmer, constituent le genre démonstratif ; ceux qui ont pour objet de conseiller ou de dissuader, se rapportent au genre délibératif, et ceux qui ont pour objet d’accuser ou de défendre appartiennent au genre judiciaire.

1° Le Genre Démonstratif, consacré à la louange ou au blâme, comprend les invectives contre les vices en général et contre les personnes ; les panégyriques des saints, les oraisons funèbres, les éloges, les compliments, etc.

2° Le Genre Délibératif, a pour sujet l’utile ou le nuisible. L’orateur s’y propose de détourner ses auditeurs de ce qui est mal, ou de les porter vers ce qui est bien, et développe les raisons qui doivent les déterminer. Le genre comprend les sermons des prédicateurs, les discours sur les affaires publiques, sur la paix, sur la guerre, sur les finances d’un État, sur la législation.

3° Le Genre Judiciaire appartient au barreau ; il a pour objet le juste et l’injuste. Il consiste à accuser ou à défendre, c’est-à-dire à plaider, soit à demander justice, soit à se défendre devant les magistrats. À ce genre se rapportent donc tous les mémoires ou plaidoyers des avocats faits dans la vue d’obtenir un jugement qui absolve ou qui condamne.

Ces trois genres de causes, qui étaient regardés par les anciens comme indispensables à tout bon discours, se trouvent néanmoins fort souvent réunis. Quand un orateur, par exemple, loue la vertu, il ne le fait que pour la conseiller et nous exciter à la pratiquer : voilà le démonstratif et le délibératif réunis ; d’où il suit qu’il est certains discours qu’il serait fort difficile de classer ; on leur donne ordinairement, lorsqu’il est possible, le nom du genre qui y domine et qui en fait le principal objet.

Pour avoir une idée de chacun de ces genres, on pourra lire comme exemple de démonstratif la Péroraison de l’éloge funèbre de Washington par M. de Fontanes ; comme exemple de délibératif, l’Appel au camp de Vergniaud, et comme exemple de judiciaire, le Discours de Socrate à ses juges, par Barthélemy.

Lectures. — 1° Péroraison de l’Éloge funèbre de Washington. Vol. II, nº 147. — 2° Appel au Camp. Vol. II, nº 148. — 3° Socrate à ses Juges. Vol. II, nº 149.