Chapitre VI. — Différents genres d’exercices
Lorsque l’esprit des jeunes gens se sera suffisamment familiarisé avec le style et ses différentes espèces, il sera à propos alors de s’adonner l’art d’écrire dont on commencera à posséder les principaux secrets. Parmi tous les exercices auxquels on pourra donner tous ses soins, nous signalons les suivants, comme les plus capables de former le style, et de favoriser le développement des idées.
Ce sont :
1° La Narration ;
2° La Lettre ou le Style oratoire ;
3° La Dissertation.
Section I. — Narration
La Narration est l’exposition d’un fait accompagné de toutes les circonstances qui en dépendent.
On distingue ordinairement plusieurs parties dans une narration ; les unes sont essentielles, et constituent le fond du sujet : on les nomme Parties principales ; les autres, que nous regardons comme non moins importantes que les premières, leur sont subordonnées et en dépendent : elles sont appelées Parties accessoires ou Détails.
Les Parties principales se nomment encore argument ou sommaire, ou simplement sujet de la composition, et se font remarquer par la plus grande brièveté ; l’invention des détails est entièrement abandonnée à l’écrivain.
Nous donnons ici les Parties principales ou le sommaire d’une composition sur laquelle on pourra s’exercer si l’on veut. Elle est intitulée : le Tour du monde impromptu. On en trouvera les développements dans le volume de lecture, et l’on pourra juger facilement de la différence qui existe entre les Parties principales et les Détails.
Le Tour du Monde impromptu.
Argument.
Bougainville joignait à la douceur et à la bonté une grande originalité de caractère. Un jour, il rencontre aux Champs-Élysées le comte de Boncourt, un de ses amis. Il lui propose d’aller déjeuner avec lui à quelques lieues de Paris. La proposition est acceptée. La conversation s’engage. Désappointement du comte, quand il voit la chaise de poste s’arrêter devant une auberge. Bougainville apprend enfin à son ami qu’il se rend à Brest. Colère, puis résignation de son compagnon de voyage. Arrivés à Brest, les deux amis visitent le vaisseau amiral. Pendant ce temps, le navire s’ébranle, on met à la voile, et de Boncourt est obligé de faire le tour du monde. Il rentra chez lui au bout de trois ans !
Lecture. — Le Tour du monde impromptu. Vol. II, nº 114.
Indépendamment de la distinction des Parties principales et des Détails qui entrent dans une narration, il est un autre point de vue d’après lequel on peut considérer un récit, et qui peut contribuer puissamment à en faciliter le développement.
Nous appliquerons nos réflexions à la narration précédente.
Nous voyons d’abord que le fait principal est celui-ci :
Fait principal :
Bougainville rencontre un jour aux Champs-Élysées un de ses amis, le comte de Boncourt. Il l’emmène à Brest, et tandis que les deux amis visitent le vaisseau amiral. Bougainville fait lever l’ancre, et de Boncourt est forcé de faire le tour du monde.
En second lieu nous remarquons que cette narration se compose de trois parties bien distinctes, renfermant les faits accessoires ou détails qui se rattachent au fait principal Nous nommerons ces trois parties : Exposition, Nœud et Dénouement.
PREMIÈRE PARTIE.
L’Exposition.
L’exposition fait connaître :
1° Le caractère original de Bougainville ;
2° Quelques mots sur ses voyages ;
3° Son départ pour Brest ;
4° Sa rencontre avec M. de Boncourt ;
5° Quelques mots sur le caractère de M. de Boncourt.
DEUXIÈME PARTIE.
Le Nœud.
1° Bougainville propose à son ami de venir déjeuner avec lui, à quelques lieues de Paris.
2° Difficultés d’abord ; puis la proposition est acceptée.
3° Les deux amis partent ensemble.
4° Désappointement, colère même du comte de Boncourt, quand il voit la chaise de poste s’arrêter devant une auberge.
5° Sang-froid de Bougainville, qui lui apprend qu’il se rend à Brest.
6° Résignation de Boncourt.
7° Arrivée à Brest.
TROISIÈME PARTIE.
Le Dénouement.
1° Visite des deux amis à bord du vaisseau amiral ;
2° Bougainville donne l’ordre de lever l’ancre ;
3° Surprise de Boncourt ; ce qu’il s’imagine ;
4° Indignation, reproches sanglants, quand il apprend qu’on a mis à la voile pour faire le tour du monde ;
5° Comment Bougainville apaise son ami, qui rentre en France au bout de trois ans.
Ces trois parties constituent un tout régulier, et appliquées à toute espèce de sujet, elles peuvent aider avec succès les élèves dans leurs compositions.
§ I. Qualités de la narration
Une Narration, pour être bonne, doit renfermer les quatre qualités suivantes : elle doit être claire, vraisemblable, complète et intéressante.
1° Clarté
La Clarté est le mérite principal de toute composition : elle doit donc être recherchée ici avec soin. La narration sera claire, selon Cicéron, si l’on emploie un style correct et précis, si l’on présente les faits dans l’ordre naturel et chronologique, enfin si l’on s’abstient des digressions et des épisodes inutiles.
2° Vraisemblance
La narration sera Vraisemblable, si les faits sont vrais ou du moins probables. Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable : alors il faut lui donner les couleurs de la vraisemblance. On y parviendra par la simplicité du récit, par le soin qu’on prendra de ne rien faire entrer de contraire au sens commun, et par un enchaînement des circonstances tel qu’elles expliquent naturellement le fait qui peut paraître extraordinaire.
C’est le cas dans lequel se trouve▶ la Laitière de La Fontaine. Il est peu probable qu’une laitière saute, lorsqu’elle porte son lait sur la tête ; mais celle-ci, tout occupée de ses rêves de fortune, oublie un instant le précieux liquide qu’elle va vendre à la ville ; la joie lui fait perdre la tête, et elle voit s’évanouir en un instant tout son bonheur.
3° Complète
Une narration ne doit rien contenir de superflu ; mais aussi elle ne doit rien négliger de ce qui a un rapport direct avec le sujet. Il faut bien faire connaître les personnages, leurs actions, leurs caractères ; n’omettre aucune des circonstances de lieu, de temps, de moyen, qui expliquent les causes, les effets et rendent les événements naturels.
C’est ainsi que dans la narration : le Tour du monde impromptu, le caractère de Bougainville et celui de son ami sont exposés, l’un gai, jovial, l’autre simple, susceptible, mais facile ; que tous les détails de leur conversation viennent expliquer comment M. de Boncourt s’aperçoit toujours trop tard que son ami le trompe, et comment, par suite de son caractère, il finit toujours par prendre gaiement son parti. Toutes ces circonstances concourent à rendre le sujet complet.
4° Intéressante
Une narration claire, vraisemblable et complète, pourrait être fort ennuyeuse. Il faut donc travailler à y répandre de l’intérêt ; l’intérêt fait trouver du charme aux narrations sérieuses, tout aussi bien qu’aux narrations plaisantes : tous les sujets n’ont pas le même caractère, mais tous peuvent être intéressants. Cette qualité repose en grande partie sur la manière dont on sait traiter les détails.
§ II. Ornements de la Narration
Parmi les ornements que l’on peut faire entrer avec succès dans une narration, on peut nommer les portraits des personnages dont on s’occupe, les descriptions des lieux où les événements se passent, les réflexions de celui qui raconte, et certaines sentences de morale qui frappent l’esprit par leur justesse. Ces différents moyens répandent du charme dans la narration et sont recherchés par les écrivains en prose et en vers.
C’est ainsi que La Fontaine nous donne le portrait de son Héron
Au long bec, emmanché d’un long cou ;
et qu’Andrieux nous fait connaître Frédéric II
Qui tout roi qu’il était fut un penseur profond ;Redouté de l’Autriche, envié dans Versailles,Cultivant les beaux-arts au sortir des batailles,D’un royaume nouveau la gloire et le soutien,Grand roi bon philosophe, et fort mauvais chrétien.
Ailleurs La Fontaine nous fait une description en un seul mot :
Le long d’un clair ruisseau buvait une colombe :
et dans cette même fable du Héron, comme il nous fait une charmante description de l’eau :
L’onde était transparente, ainsi qu’aux plus beaux jours.
Andrieux nous décrit l’endroit où s’élevait le moulin de Sans-Souci :
Sur le riant coteau par le prince choisi,S’élevait le moulin du meunier Sans-Souci.
La Fontaine, en sa qualité d’écrivain philosophe, répand chaque instant dans ses fables des réflexions et des sentences remarquables.
Dans la fable intitulée le Lion et le Rat :
Il faut, autant qu’on peut, obliger tout le monde :On a souvent besoin d’un plus petit que soi.
Dans la fable charmante des Deux Pigeons :
L’absence est le plus grand des maux.
Les réflexions que le poète Andrieux fait sur la mobilité du caractère de l’homme, sont pleines de vérité :
L’homme est dans ses écarts un étrange problème :Qui de nous en tout temps est fidèle à soi-même ?Le commun caractère est de n’en point avoir :Le matin incrédule, on est dévot le soir.
§ III. Du Style de la Narration
La narration demande en général un style plutôt composé de petites phrases que de périodes. Il doit être net précis et si clair qu’on n’ait pas besoin d’une grande attention pour en saisir le sens. La simplicité et le naturel doivent encore en faire le principal mérite.
Pour rendre les images plus sensibles et plus animées, on se sert ordinairement du temps présent, quoiqu’il soit question d’une chose passée : c’est afin de la représenter à l’imagination comme si elle s’accomplissait au moment où l’on parle.
C’est ce que fait Andrieux dans son Meunier Sans-Souci qui peut nous servir de modèle de narration agréablement racontée ; Frédéric veut causer lui-même avec Sans-Souci :
Il mande auprès de lui le meunier indocile,Presse, flatte, promet : ce fut peine inutile :Sans-Souci s’obstinait.
La Mouche du Coche de La Fontaine nous donne une idée de son activité par l’emploi des temps présents qui se multiplient sous la plume de l’écrivain :
Une mouche survient, et des chevaux s’approche,Prétend les animer par son bourdonnement.Pique l’un, pique l’autre et pense à tout momentQu’elle fait aller la machine.S’assied sur le timon, sur le nez du cocher.Aussitôt que le char chemine,Et qu’elle voit les gens marcher,Elle s’en attribue uniquement la gloire,Va, vient, fait l’empressée……………
Lorsque l’on emploie les temps présents à la place des temps passés, il faut avoir soin de ne pas se servir tantôt des uns, tantôt des autres : ce qui produirait un effet désagréable.
Souvent on se sert de l’infinitif, lorsqu’il s’agit d’exprimer une action prompte et subite.
C’est ainsi que, pour marquer la promptitude avec laquelle les Grenouilles se précipitent dans leurs marais à l’approche du lièvre, La Fontaine a dit :
Grenouilles aussitôt de sauter dans les ondes,Grenouilles de rentrer dans leurs grottes profondes.
Et dans une autre fable où figurent encore les Grenouilles, La Fontaine, voulant peindre la vivacité de leurs plaintes-et la vivacité de la réponse que leur fait le dieu Jupin, s’est exprimé ainsi :
Le monarque des dieux leur envoie une grue,Qui les croque, qui les tue,Qui les gobe à son plaisir :Et grenouilles de se plaindre :Et Jupin de leur dire…………..
Lorsque dans la narration, on emploie la forme de dialogue, on peut retrancher les expressions dit-il, répondit-il, reprit-il, etc., pour donner au récit plus de vivacité et de précision.
C’est ce que l’on remarque dans la Conversation de l’intendant de Frédéric avec Sans-Souci :
Des bâtiments royaux l’ordinaire intendantFit venir le meunier, et, d’un ton important :« Il nous faut ton moulin ; que veux-tu qu’on t’en donne ?— Rien du tout ; car j’entends ne te vendre à personne.Il vous faut est fort bon… Mon moulin est à moi…Tout aussi bien au moins que la Prusse est au roi.— Allons, ton dernier mot, bonhomme, et prends-y garde.— Faut-il vous parler clair ? — Oui. — C’est que je le garde :Voilà mon dernier mot. » Ce refus effrontéAvec un grand scandale au prince est raconté.
On remplace alors ces liaisons par un tiret, comme on peut le remarquer ici.
Un des soins les plus grands que nous recommandons d’avoir, c’est, dans la narration comme dans toute composition, de rechercher la variété des expressions, quand il s’agit de nommer plusieurs fois le même objet. Il faut savoir multiplier ses termes, ainsi que le fait Andrieux, par exemple ; pour ne point répéter trop souvent le nom de Sans-Souci, il le nomme ici le Meunier, là, le Vendeur de farine, tantôt le Bonhomme, plus loin le Voisin : Ex. :
Des bâtiments royaux l’ordinaire intendantFit venir le meunier.Le vendeur de farine avait pour habitudeD’y vivre au jour le jour, exempt d’inquiétude.Allons, ton dernier mot, bonhomme, et prends-y garde.Voisin, garde ton bien, j’aime fort ta réplique.
§ IV. Couleur locale
Nous empruntons à M. de Calonne les lignes suivantes, qui nous expliquent ce que l’on entend par la Couleur locale dans une narration :
« Le plus grand mérite de la narration, mais aussi le plus difficile à acquérir, c’est cette teinte particulière et originale donnée à un sujet, et qu’on nomme Couleur locale. Le style des peuples varie, comme les climats, les productions du sol, le gouvernement, les religions, les mœurs : ainsi les chants sauvages du barde Ossian ne ressemblent pas aux chants naïfs et sublimes du chantre de Troie ; le style d’un habitant du Nord est empreint d’une autre teinte que le style d’un habitant du Midi ; le Français du moyen fige ne parle pas comme le Français d’aujourd’hui. La couleur locale consiste donc à emprunter les descriptions et les formes des discours qui entrent dans le récit, de la nature du climat et des habitudes du peuple chez lequel s’est passé le fait que l’on raconte. »
Comme la couleur locale est un des cachets les plus précieux d’une bonne narration, nous présentons les deux sujets suivants aux jeunes gens ou aux jeunes personnes pour qu’ils s’exercent on ce genre ; et lorsque leur travail sera terminé, ils pourront lire avec fruit et comparer avec leurs compositions ces deux narrations qu’ils trouveront développées dans le deuxième volume.
Le Vœu de Jephté.
Argument.
Les Ammonites viennent d’envahir le territoire d’Israël. Les Hébreux mettent à leur tête Jephté, qu’ils regardent comme le plus brave et le plus fort d’entre eux. Ils marchent au-devant de l’ennemi, et le joignent sur les bords du torrent de Mora. La bataille s’engage. Pendant la mêlée, Jephté fait vœu de sacrifier au Seigneur celui des siens qui paraîtra le premier à ses yeux après la victoire. Jephté est vainqueur, l’armée victorieuse rentre dans Israël en chantant des hymnes de reconnaissance envers Dieu. La fille de Jephté s’offre la première à son père, qu’elle brûle de féliciter de sa victoire. À cette vue, Jephté est saisi de douleur et laisse éclater son désespoir. Sa fille en comprend la cause et se résigne à son sort avec : courage. Elle demande seulement quelques jours pour se préparer à mourir. Dès que le jour fatal est arrivé, elle se présente et reçoit la mort.
Lecture. — Vœu de Jephté. Vol. II, nº 115.
La Jeune Fille et la Naïade.
Argument.
Une jeune fille le sortit un jour d’Athènes par une belle matinée d’été ; elle arrive dans un bois sacré, et s’arrête au bord d’une onde pure, Là, elle se penche sur l’eau limpide, et contemple sa beauté. Elle admire ses traits, sa taille, tout en se figurant que c’est une autre jeune fille qu’elle aperçoit dans le miroir de l’onde. Au milieu de sa contemplation, elle plonge sa main dans l’eau pour apaiser sa soif ; mais la séduisante image disparaît aussitôt et la jeune Grecque fait entendre des plaintes. Quelques instants après, une naïade sort de l’eau, et s’adressant à la jeune éplorée, lui conseille d’attendre que l’eau redevienne calme pour qu’elle puisse retrouver ses traits dans ce miroir.
Trouver une conclusion morale.
Lecture. — La jeune Fille et la Naïade. Vol. II, nº 116.
Section II. — Différents genres de Narrations
La narration prend différents tons suivant les divers sujets qu’elle traite : on distingue le genre simple, le genre tempéré et le genre élevé. Cette différence dépend de l’importance des faits et des personnages que l’on met en la scène.
§ I. Narration dans le genre Simple
Suivant notre coutume, nous ne présentons ici que le sommaire des narrations, voulant laisser aux élèves la possibilité de développer eux-mêmes ces sujets de compositions. Du reste, ils trouveront tous les détails nécessaires dans le deuxième volume.
Le Porteur d’eau.
Argument
Un porteur d’eau parcourait un jour la ville pour vendre sa marchandise. Il est abordé par une jeune fille, qui lui demande de monter un ou deux seaux d’eau dans sa mansarde. Portrait de cette jeune fille : timide, mal vêtue, et malgré cela d’une figure intéressante. Chemin faisant, elle annonce au porteur d’eau que sa mère ne possède rien, et ne pourra point lui payer le prix de son eau. Le brave porteur d’eau ne se laisse pas décourager par cet aveu. Il monte à un cinquième étage, entre et verse son eau. Il jette un coup d’œil dans la mansarde ; il y règne la misère ; il voit une femme malade, couchée sur un grabat La pitié entre dans son cœur ; il tire d’un petit sac le produit de sa journée et le donne à ces pauvres gens. Il revient le lendemain et les jours suivants, et finit par tirer cette famille de la misère. — Réflexions.
Lecture. — Le Porteur d’eau, vol. II, nº 117.
§ II. Narration dans le genre Tempéré
La Providence.
Argument.
L’abbé Beauregard venait de prêcher son beau sermon sur la Providence, et avait prouvé à son auditoire qu’elle veille toujours sur ses enfants, et que jamais elle ne les abandonne. Il était à peine rentré chez lui, que tout à coup sa sonnette est ébranlée fortement. C’était un ouvrier qui avait entendu ce sermon et qui venait affirmer, lui, qu’il n’y a pas de Providence. D’abord le bon abbé est déconcerté, puis bientôt l’ouvrier lui apprend qu’il est connu pour honnête homme dans son quartier, mais que depuis longtemps il est sans ouvrage, que sa femme est malade, qu’il n’a pas de quoi la faire soigner, qu’il ne peut plus donner de pain à ses deux enfants, qu’il doit plusieurs termes à son propriétaire, et qu’il est sorti de chez lui pour aller se jeter dans la rivière ; mais qu’il a été arrêté dans ce dessein par la curiosité qu’il a eue d’entrer à l’église, comme tout le monde ; qu’il a entendu dire qu’il y a une Providence qui veille sur tous ; que cette idée est fausse, et qu’il a voulu venir, avant de se noyer, prouver à l’abbé Beauregard que la Providence ne veille pas sur tout le monde. L’abbé Beauregard comprend alors qu’il a affaire à un homme exaspéré par la misère ; il le reprend avec douceur, le console, le soulage, lui remet de l’argent, et rend un père à sa famille en lui prouvant qu’il y a une Providence. Rendre compte des sentiments qui agitent l’âme de l’ouvrier.
Lecture. — La Providence. Vol. II, nº 118.
§ III. Narration dans le genre Élevé
Vengeance de Jean V, duc de Bretagne.
Argument.
Le connétable Olivier de Clisson et Jean V, duc de Bretagne, étaient depuis longtemps ennemis l’un de l’autre. Sous prétexte de se réconcilier, Jean V invite Clisson à venir visiter un de ses domaines de Bretagne, où il venait de faire construire le redoutable château de l’Hermine. Olivier sans méfiance se rend auprès du duc. On se promène, on entre enfin dans le fameux château, et Jean V saisit l’occasion favorable d’enfermer Clisson dans un donjon. Olivier s’aperçoit mais trop tard, de cette trahison. Le duc fait venir Bavalan, gouverneur du château, et lui donne l’ordre d’enfermer son ennemi dans un sac de cuir, et vers l’entrée de la nuit, de le jeter à la mer. Bavalan obéira et se retire. La nuit étant arrivée, le duc, loin de goûter le plaisir de la vengeance, est en proie aux plus cruels remords. Il passe une nuit affreuse au milieu des songes les plus effrayants. Ne pouvant plus résister à la violence de ses remords, il fait venir au point du jour Bavalan, qui lui annonce que ses ordres… n’ont point encore été exécutés. La paix rentre dans l’âme de Jean V, qui se réconcilie sincèrement avec Olivier de Clisson.
Lecture. — Vengeance de Jean V, duc de Bretagne. Vol. II, nº 119.
Section III. — De la Dissertation, ou Pensée à développer
La Dissertation consiste à développer une pensée, à l’étendre et à la poursuivre dans toutes ses conséquences. Il y a autant de dissertations possibles qu’il y a de pensées ; le nombre en est infini ; c’est un champ très vaste à parcourir, et qui est plus sérieux que la narration. Pour bien faire comprendre en quoi consiste cet exercice, nous citerons quelques sujets qui pourront servir de texte de développements, et qui pourront donner une juste idée de l’importance de la dissertation.
La dissertation peut prendre pour sujets, soit les phénomènes physiques, tels que le lever et le coucher du soleil, qui atteste par l’exactitude de son cours l’existence d’un être régulateur et souverain ; la conscience, qui est notre juge intérieur dans toutes nos actions et nos sentiments. Les arts et les sciences, tels que la peinture, la musique, l’astronomie, la médecine, la physique, la botanique, l’histoire naturelle, etc., pourront être tour à tour l’objet d’une multitude de dissertations ; la religion et la morale sont encore deux grandes sources qui permettront aux élèves de donner l’essor à une foule d’idées utiles. À l’aide de ces exercices, ils s’habitueront à raisonner avec justesse, sans toutefois négliger la vivacité, ni la grâce, qui sont si indispensables dans les sujets sérieux.
§ I. Qualités de la Dissertation
Une bonne dissertation doit avoir à peu près les mêmes qualités que la narration. Elle doit être claire, rigoureuse, complète et animée.
1° Claire. Cette qualité a été suffisamment expliquée clans les leçons précédentes.
2° Rigoureuse. Une pensée n’est pas susceptible de développements infinis ; il faut savoir se borner, il faut mettre un frein à son imagination, et déduire rigoureusement les conséquences des principes que l’on a posés.
3° Complète. Il faut dire tout ce qu’il y a d’essentiel à la pensée pour la caractériser, pour en faire comprendre la justesse, bien établir ses raisons, prévoir et renverser les objections possibles.
4° Animée. Celui qui développe une pensée doit donner de la vie au style, du mouvement, du coloris, afin de soutenir l’attention de celui qui lit ou écoute, il faut rechercher un style entraînant, qui plaise, qui séduise, savoir choisir une tournure originale, extraordinaire, qui charme par sa nouveauté. C’est ce qui caractérise une dissertation que nous donnons plus loin, et qui est intitulée : Préférence à établir entre la peinture et la musique. Ce sujet nous semble développé d’une manière agréable et heureuse.
§ II. Différentes sortes de Dissertations
Nous citerons ici quelques sujets de dissertation dont on trouvera le développement dans le deuxième volume de cet ouvrage.
1° Dissertation physique
La Campagne.
Sommaire.
Cette dissertation sur la campagne sera partagée en deux tableaux.
1er Tableau : Le matin. Pour caractériser cette première partie de la journée, on peindra le lever du soleil, la rosée couvrant les fleurs, le réveil et le chant des oiseaux, la fraîcheur de la brise ; le chant du coq matinal ; et pour animer la scène, le berger répandant son troupeau dans la campagne.
2e Tableau : Le soir. La description sera toute différente. Le mouvement du matin sera remplacé par l’apparition de la lune et des étoiles, la cessation des travaux champêtres ; le silence de la nature qui ne sera plus troublé par le chant des oiseaux, mais par le murmure du ruisseau, le frémissement de la brise, et le chant du rossignol qui célébrera la gloire du Dieu, créateur de tous les mondes.
Lecture. — La Campagne. Vol. II, nº 120.
2° Dissertation morale
La Piété filiale.
Sommaire.
Montrer que la piété filiale est le plus doux de tous les devoirs, et la plus charmante de toutes les vertus.
Dans tous les temps et chez tous les peuples, la piété filiale a été en vénération.
Citer comme exemples chez les anciens la conduite de Cléobis et de Biton, celle de Ruth ; dans des temps modernes, celle de mademoiselle de Sombreuil, etc.
La piété filiale console nos parents dans leur vieillesse.
Finir en disant qu’elle attire sur les enfants qui pratiquent cette vertu, les faveurs du ciel.
Lecture. — La Piété filiale. Vol. II, nº 121.
3° Dissertation sur les Arts
Accorder une préférence à la Peinture ou à la Musique.
Sommaire.
Décrire les avantages de la musique : elle est puissante à représenter certains phénomènes de la nature, tels que le bruit des torrents, le mugissement des vents, etc.
Elle sait aussi interpréter les sons les plus doux, les plus suaves, les plus délicats et remplir l’âme d’une harmonie divine. Par son concours, les Orphée, les Linus réunirent autrefois les premières sociétés humaines, et les civilisèrent par la puissance de l’harmonie ; aussi les hommes reconnaissants ont-ils toujours cultivé avec amour un art aussi aimable.
Décrire ensuite les avantages de la peinture : elle immortalise sur la toile les actions les plus célèbres.
Elle sait représenter les scènes les plus gracieuses, les personnages illustres qu’elle immortalise. Elle retrace les plus riants paysages et les plus sombres forets ; les lieux les plus fleuris et les sites les plus déserts. Enfin elle sait reproduire les traits des êtres les plus chéris qui semblent encore vivre au milieu de nous, quand la mort les a enlevés à notre affection.
Conclure en balançant les avantages de ces deux arts, et en donnant la supériorité à celui qui plaira le plus.
Lecture. — Accorder une préférence à la Peinture ou à la Musique. Vol. II, nº 122.
4° Dissertation scientifique
Les Alluvions.
Sommaire.
Les fleuves et les rivières tirent leur origine des pluies qui inondent les sommets des montagnes, des vapeurs qui s’y condensent ou des neiges qui s’y liquéfient. Ces eaux coulent par les vallées, se rendent à la mer, et y reportent les eaux que la mer avait données à l’atmosphère.
À la fonte des neiges, ou lorsqu’il survient un orage, le volume des eaux des montagnes se précipite avec une vitesse proportionnée aux pentes, et entraîne avec elles quelques fragments qui couvrent les flancs des vallées.
Ces fragments, déjà arrondis, sent d’abord émoussés et polis par le frottement ; les plus gros sont déposés sur la plage, et les plus petits continuent leur course et sont déposés plus bas.
Souvent le cours des eaux traverse un lac d’où elles ressortent limpides.
Lorsque les fleuves et les rivières, qui naissent des montagnes ou des collines, sont gonflées par de grandes pluies, ils attaquent le pied des collines terreuses ou sablonneuses, et en portent les débris sur des terrains bas.
Enfin les parcelles de limon que le cours des fleuves a entraînées jusqu’à son embouchure, s’y arrêtent, se déposent sur les côtes, et forment ainsi des terrains nouveaux, que la culture rend bientôt riches et fertiles. C’est ce que les naturalistes ont appelé Alluvions.
Lecture. — Les Alluvions, par Cuvier. Vol. II, nº 123.
Section IV. — Style épistolaire
§ I. But du Style épistolaire
Dans le cours de la vie, chacun de nous éprouve à tout moment la nécessité d’écrire une lettre ; mais tous ne sont pas exposés au besoin de faire une dissertation ou un discours. Il n’est donc pas inutile de jeter un coup d’œil sur le style épistolaire, et de voir si ce genre de composition admet quelques règles.
Nous n’entendons point parler ici de ces lettres scientifiques ou littéraires, sur la pluralité des mondes, la géographie ou l’histoire qui sont destinées à l’impression, pais nous voulons parler des lettres ordinaires, dites missives, dont le but est de transmettre à celui qui les reçoit es pensées de celui qui les écrit : elles sont, pour ceux que l’absence tient éloignés, ce que serait un entretien, s’ils étaient présents.
Les jeunes personnes surtout qui veulent posséder une instruction complète, devront connaître quels sont les défauts à éviter dans ce genre de littérature, et quels sont les ornements qu’elles peuvent se permettre sans crainte ; et, comme la plus simple correspondance est sujette aux règles de l’art d’écrire, il est important qu’elles connaissent, je ne dirai pas les règles de ce style, qui n’en veut admettre aucune, mais les qualités essentielles qui donnent du prix à une lettre.
§ II. Conseils généraux sur le Style épistolaire
On peut envisager une lettre et sa réponse comme une conversation entre des absents. La première recommandation à faire est celle-ci :
« Écrivez comme vous parleriez aux personnes avec lesquelles vous entrez en correspondance, c’est-à-dire avec ce naturel, cette clarté, cette facilité, qui règne ordinairement dans votre conversation.
« Et, comme il vous est donné le temps de choisir vos idées, vos expressions, votre style devra y gagner en élégance et en agrément.
« Les lettres varient suivant l’âge, le sexe, le rang, et un mot, suivant la position de ceux qui les écrivent comme aussi suivant la circonstance particulière dans laquelle on ◀se trouve▶ de part et d’autre. Ainsi l’on écrira avec mesure à ses supérieurs ; avec respect aux personnes âgées ; avec franchise à ses égaux ; avec expansion à ses amis ou à ses parents ; ainsi l’on ne pourra prendre un ton de gaieté avec une personne plongée dans la tristesse, un ton de protection ou de hauteur avec un égal, un ton grave avec un enfant, ou un ton de familiarité avec un supérieur. »
§ III. Style qui convient aux Lettres
1° Le style qui convient le mieux à la correspondance c’est le style coupé, et non les périodes longues et sonores.
Madame de Sévigné nous le dit elle-même : « C’est ce style juste et court
qui chemine et qui plaît au souverain degré. »
Cependant il faut éviter le style saccadé, qui remplacerait la grâce par la sécheresse, et qui fatiguerait par sa brièveté sautillante. Employons rarement les périodes, à moins que le sujet ne soit élevé : elles empêcheraient le style de cheminer, avec facilité.
2° Ce qu’on aime dans le style épistolaire, c’est la facilité, c’est une douce aisance, une espèce d’abandon de la pensée qui ne va pas jusqu’à l’incorrection, mais qui est l’indice du langage simple et naïf, ennemi de la prétention.
C’est ce langage que madame de Sévigné recommande à sa fille, quand elle lui
écrit : « Vous me dites plaisamment que vous croiriez m’ôter quelque chose en
polissant vos lettres ; gardez-vous bien d’y toucher ; vous en feriez des pièces
d’éloquence. Cette pure nature dont vous parlez est précisément ce qui est beau,
et ce qui plaît uniquement. »
3° Évitez de vous faire un style à vous, un style original, semé d’expressions et
de tournures forcées. Ce style sentirait l’étude, la contrainte, et vous attirerait
ce reproche de madame de Sévigné : « On ne veut jamais se contenter d’avoir
bien fait ; et, eu voulant faire mieux, on fait plus mal. »
4° Ne vise pas à reflet ; ne courez pas après l’esprit ; gardez-vous d’imiter
Voiture, qui jouit cependant d’une grande vogue dans son temps, mais qui était trop
maniéré, trop étudié. Nous donnons plus loin un échantillon de son style. Voltaire
reprochait à Voiture de courir après l’esprit, et de croire trop souvent l’avoir
rencontré, tandis que, malgré ses efforts, il en restait toujours fort éloigné.
« Voiture ressemble, disait-il, aux maîtres à danser, qui font mal la
révérence à force de la vouloir trop bien faire. »
5° Qu’est-ce donc que l’esprit dans une lettre ? Voltaire se charge de nous
l’expliquer lui-même : « Ce qu’on appelle esprit, dit-il, est tantôt une
comparaison nouvelle, tantôt une allusion fine ; ici, l’abus d’un mot qu’on
présente dans un sens, et qu’on laisse entendre dans un autre ; là, un
rapprochement délicat entre deux idées communes ; c’est une métaphore singulière ;
c’est une recherche de ce qu’un objet ne présente pas d’abord, mais de ce qui est
en effet dans lui ; c’est l’art, ou de réunir deux choses éloignées, ou de diviser
deux choses qui paraissent se joindre, ou de les opposer l’une à l’autre ; c’est
celui de ne dire qu’à moitié sa pensée pour la laisser deviner. »
Lorsque Voltaire parlait ainsi, c’est qu’il avait remarqué dans les différents écrivains épistolaires ces traits caractéristiques de l’esprit, et dont nous allons citer quelques exemples pour mieux faire comprendre en quoi consiste cette qualité.
Il appelle esprit : 1° une comparaison telle que celle-ci que madame de Sévigné emprunte de Molière :
« En vérité, j’ai eu bien de la peine. Je suis justement comme le Médecin de Molière, qui s’essuyait le front pour avoir rendu la parole à une fille qui n’était pas muette. »
2° La métaphore est une comparaison abrégée ; elle est d’un fréquent usage. Madame de Sévigné en emploie une fort plaisante pour peindre le babil d’une dame de sa société.
« Madame de Buri, dit-elle, fait fort joliment tourner son moulin à paroles. »
Et ailleurs :
« La vie est courte, c’est bientôt fait ; le fleuve qui nous entraîne est si rapide qu’à peine pouvons-nous y paraître. Voilà des moralités de la semaine sainte. »
3° Si la métaphore se prolonge, et que les images succèdent, elle prend le nom d’allégorie ; telle est celle-ci qui appartient à Voltaire :
« Nous sommes des ballons que la main du sort pousse aveuglément et d’une ma manière irrésistible. Nous faisons deux ou trois bonds ; les uns sur du marbre, les autres sur du fumier, et puis nous sommes anéantis pour jamais. »
4° L’allusion est aussi une sorte de comparaison, mais qui n’est pas expressément
énoncée. Madame de Sévigné écrit dans une de ses lettres : « J’ai beau
frapper du pied, rien ne sort qu’une vie triste et
uniforme. »
Allusion aux paroles de Pompée, qui, dans sa rivalité
avec César, croyait qu’il n’avait qu’à frapper du pied la terre, et qu’il en ferait
aussitôt sortir des légions de guerriers.
5° L’ironie contribue aussi donner au style une tournure d’esprit. Elle fait entendre un sens tout opposé à celui qu’elle a l’air d’exprimer. Telle est celle-ci :
« Je reviendrai pour vous recevoir. Le petit Coulanges est ravi de votre réponse ; et comme il n’a point d’aversion naturelle pour vous, comme j’en ai , il sera assez heureux pour passer l’été avec vous. » (Madame de Sévigné.)
6° L’assemblage de plusieurs épithètes ou expressions pareilles, réunies sur le même sujet, forment un tableau agréable, pourvu qu’elles ne soient pas trop nombreuses. Madame de Sévigné dit quelque part dans une de ses lettres :
« Si l’on pouvait avoir un peu de patience, on s’épargnerait bien des chagrins. Le temps en ôte autant qu’il en donne. Vous savez que nous le trouvons un vrai brouillon, mettant, remettant, rangeant, dérangeant, imprimant, effaçant, approchant, éloignant , et rendant toutes choses bonnes et mauvaises, et quasi toujours méconnaissables. Il n’y a que notre amitié que le temps respecte et respectera toujours. »
7° Une pensée fine ne peut manquer de plaire :
« Nous fîmes bien tous deux notre devoir de vous louer ; et cependant nous ne pûmes jamais aller jusqu’à la flatterie. » (Bussy-Rabutin.)
8° La suspension, qui est une sorte d’énigme, pique l’esprit par le secret qu’on lui cache d’abord et qu’on finit ensuite par lui dévoiler. Madame de Sévigné écrit à sa fille :
« Il y a aujourd’hui bien des années, ma fille qu’il vint au monde une créature destinée à vous aimer à toutes choses. Je prie votre imagination de n’aller ni à droite ni à gauche car : »
Cet homme-là, sire, c’était moi-même. (Clément Marot.)
9° L’hyperbole qui nous fait grandir ou diminuer les objets, plaît beaucoup, quoiqu’elle s’éloigne de la vérité.
« Je pars dans quelques jours pour Nisor, dit Montesquieu ; nous passerons par Toulouse, où je rendrai mes respects à Clémence Isaure que vous connaissez si bien. Si vous y gagnez le prix, mandez-le moi ; je prendrai votre médaille en passant ; aussi bien n’avez-vous plus la ressource des intendants. Il vous faudrait un homme uniquement occupé à recueillir les médailles que vous remportez. »
10° Les descriptions sont fréquentes dans les lettres Madame de Grignan est fort amusante dans celle qu’elle nous fait de la duchesse de Bourbon.
« Rien n’est plus plaisant que d’assister à sa toilette, et de la voir se coiffer. J’y fus l’autre jour. Elle s’éveilla à midi et demi, prit sa robe de chambre, vint se coiffer et manger un pain au pot. Elle se frise et se poudre elle-même ; elle mange en même temps : les mêmes doigts tiennent alternativement la houppe et le pain au pot, elle mange sa poudre et se graisse ses cheveux ; le tout ensemble fait un fort bon déjeuner et une charmante coiffure. »
11° Les objets inanimés auxquels nous attribuons une action qu’ils n’ont pas, et qu’ils ne peuvent avoir, donnent lieu à la prosopopée.
« Je n’ai garde de dire à notre Océan la préférence que vous lui donnez ; il en serait trop glorieux ; il n’est pas besoin de lui donner plus d’orgueil qu’il n’en a. » (Madame de Sévigné.)
12° Il faut être sobre des bons mots, des calembours et des pointes. Voltaire a dit qu’ils sont l’esprit de ceux qui n’en ont pas, et cependant il nous en fournit lui-même un exemple.
« Il y avait un pâtissier fameux qui enveloppait ses biscuits de ses vers, du temps de maître Adam, menuisier de Nevers. Ce pâtissier disait que si maître Adam travaillait avec plus de bruit, pour lui, il travaillait avec plus de feu. Il paraît que le pâtissier d’aujourd’hui (Favart) n’a pas mis tout le feu de son four dans ses vers. »
13° Les citations faites à propos égayent une lettre ; et madame de Sévigné ne les dédaignait pas.
« L’air de Grignan me fait peur : un vent qui déracine des arbres dont la tête au ciel était voisine, et dont les pieds touchaient à l’empire des morts , me fait trembler. » (Le Chêne et le Roseau.)
« Votre frère me paraît avoir tout ce qu’il veut, bon dîner, bon gîte et le reste. » (Les deux Pigeons.)
14° Les proverbes et les locutions proverbiales doivent figurer rarement dans une lettre. Cependant ils sont très bien reçus, quand on possède le talent de les placer à propos.
« La Providence est tellement maîtresse de toutes nos actions, que nous n’exécutons rien que sous son bon plaisir, et je tâche de ne faire des projets que le moins qu’il m’est possible, afin de n’être pas si souvent trompée ; car, qui compte sans elle, compte deux fois. »
15° Le style épistolaire admet aussi les oppositions et les contrastes ; les pensées profondes, philosophiques et morales. Madame de Sévigné nous sert encore d’exemple.
« La mort de madame de Cœuvres est étrange, et encore plus celle du chevalier d’Humières ; hélas ! comme cette mort va courant partout en attrapant de tous côtés ! »
« Il faut des jouissances à l’être fortuné et des chimères aux malheureux. » (Le roi Stanislas.)
« Ce n’est presque jamais que le malheur qu’on évalue : il n’est que le plaisir qui ne se calcule pas. » (Le roi Stanislas.)
16° L’application d’une anecdote, d’un petit conte à ce qui fait le sujet de l’entretien, donne à une lettre de la variété, de l’enjouement. Ainsi l’histoire du chevalier de Nantouillet, racontée par madame de Sévigné avec un style si animé, intéresse et amuse tout à la fois.
« Le chevalier de Nantouillet était tombé de cheval ; il va au fond de l’eau, il revient, il retourne, il revient encore ; enfin il trouve la queue d’un cheval, il s’y attache. Ce cheval le mène à bord ; il monte sur le cheval, ◀se trouve▶ à la mêlée, reçoit deux coups dans son chapeau et revient gaillard. »
L’anecdote de M. de Vardes, racontée aussi par le même auteur, est fort plaisante.
« M. de Vardes reconnut le dauphin et le salua. Le roi lui dit en riant : Vardes, voilà une sottise ; vous savez bien qu’on ne salue personne devant moi. — M. de Vardes, du même ton : Sire, je ne sais plus rien ; j’ai tout oublié ; il faut que Votre Majesté me pardonne jusqu’à trente sottises. — Eh bien ! Je le veux , dit le roi ; reste à vingt-neuf. »
Tels sont en général les différents traits qui constituent l’esprit dans les lettres et qui en rendent le style agréable.
Nous allons maintenant passer en revue les différentes espèces de lettres que l’on est appelé à écrire dans ses relations de société.
Section V. — Différentes espèces de Lettres
1° Lettres d’Affaires
Les Lettres d’affaires doivent dire clairement l’objet qu’elles renferment ; elles ne doivent rien contenir d’inutile. Le style en sera simple, clair et précis et sérieux. Il faut éviter avec le plus grand soin les tournures étranges, qu’on trouve trop souvent dans les lettres de commerce.
« Un comptoir, dit Philippon, n’est pas l’Académie ; mais puisque l’on y écrit des lettres en langue française, encore faut-il que cette langue n’y soit pas estropiée sous la plume des commis. »
Bannissez donc de ces sortes de lettres les expressions suivantes : Nous vous retournons, ou nous réciproquons ; en date de la vôtre du 10 courant ; nous vous confirmons notre précédente ; en conséquence de votre honorée de tel jour ; les cotons sont en baisse, il n’en est pas de même de la considération avec laquelle j’ai l’honneur d’être… n’employez jamais que les locutions et les termes qu’avouent la grammaire et le bon usage ou la bonne compagnie.
Lettre de Mme de Maintenon à Mme de Villette (1708).
« Je vous prie, madame, de donner vingt louis par extraordinaire à madame de Scudéry, et dix à madame de Conflans. Si vous ne savez pas où prendre celle-ci, madame de Caylus est en grand commerce avec elle. De la manière dont on nous parla hier de madame de Pontchartrain, je la crois morte présentement. Vous savez mes sentiments là-dessus pour la personne qui la perd, et en particulier pour madame la chancelière : acquittez-moi donc de tous mes devoirs. Tant que vous serez à Paris, vous devriez me mander des nouvelles ; nous aurions besoin qu’elles fussent divertissantes, car je vous assure que nous mourons d’ennui. »
Lecture. — La Fontaine à son Oncle. Vol. II, nº 124.
2° Des Lettres de Demande
Une demande se fait ordinairement de deux manières, par un placet ou pétition, et par une lettre. Le placet ou la pétition ne s’adresse qu’au chef de l’État ou à des personnages haut placés, et est soumis de certaines lois qu’on appelle l’étiquette, et qui ne sont point du domaine du style épistolaire. La simple lettre de demande n’a de règles que celles qui sont prescrites par la circonstance.
Si la personne à laquelle on adresse une demande est fort au-dessus de celle qui écrit, il faut un ton respectueux. Si la chose est aisée à obtenir, il ne faut point insister, comme s’il y avait des obstacles ; si l’on a des droits à faire valoir, il faut les exposer avec modestie réserve, et montrer que l’on a confiance dans la bonté et l’équité de celui au cœur duquel on s’adresse ; développez l’importance que l’on attache à la grâce demandée, et n’oubliez pas surtout de peindre la reconnaissance que vous en éprouverez.
Prenons pour exemple une lettre de M. de Bâville, dans laquelle il expose à madame de Maintenon qu’il a un fils auquel désirerait transmettre sa charge de conseiller d’État ; il lui demande de vouloir bien prier le roi en sa faveur (1714).
« Madame,
Vous avez eu la bonté de me permettre de recourir à vous dans les affaires les plus importantes qui pouvaient me regarder. Dans cette confiance, je vous prie de m’accorder votre protection. Je demande au roi de donner à mon fils une place de conseiller d’État, remettant celle que je remplis. J’ai considéré qu’étant hors d’état de servir Sa Majesté dans ses conseils, à cause de ma surdité, j’étais devenu un serviteur inutile ; et, n’ayant qu’un fils, j’avoue que l’objet de mes vœux serait de lui voir cet établissement. Daignez., madame, me donner en cette occasion des marques de vos anciennes bontés pour un vieillard sourd, goutteux, reconnaissant, revenu de toute ambition, mais non des sentiments paternels. »
Lectures. — 1° M. de Feuquières à Louis XIV. Vol. II, nº 125. — 2° P. L. Courier à M. Millengen. Vol. II, nº 126.
3° Des Lettres de Remerciement
Une demande accordée appelle ordinairement une lettre de Remerciement, La reconnaissance est un devoir sacré pour quiconque a reçu un bienfait. C’est la nature de la grâce qui doit déterminer le degré du sentiment : s’il s’agit d’une grande faveur, ou d’un grand service, il faut en témoigner vivement sa gratitude ; s’il s’agit d’un service d’ami à ami, d’un petit cadeau, on peut en remercier avec esprit et gaieté.
Ne laissez jamais entrevoir, à moins que vous ne correspondiez avec un ami, qu’à la première occasion vous userez de retour ; vous manqueriez de délicatesse, vous auriez l’air de regarder le bienfait comme un emprunt que vous promettez d’être exact à rembourser ; vantez plutôt avec finesse le crédit, la générosité, l’obligeance de celui qui vous a fait un plaisir ; assurez-le de votre reconnaissance.
C’est le sentiment qu’exprime madame de Simiane dans la lettre suivante :
Lettre de madame de Simiane
« Je voudrais bien trouver, monsieur, quelque façon de vous témoigner ma reconnaissance qui convint et qui fût assortie à toute celle que j’ai dans le cœur pour le bien que vous venez de faire au pauvre petit Bernard. Vous en serez content ; c’est un bon sujet ; il répondra par son zèle à toutes vos bontés : voilà qui nous acquittera un peu tous. Soyez bien persuadé, s’il vous plaît que vous n’obligez pas une ingrate, et que vos bontés me pénètrent à un point qui vous acquiert mon moi tout entier. Si, avec cela, Varanges est nommé écrivain de vaisseau, je ne sais plus où donner de la tête. Ma grand’mère (madame de Sévigné) disait, en pareil cas, que, quand on était obligé à quelqu’un, à un certain point, il n’y avait que l’ingratitude qui pût tirer d’affaire. Je ne me sens point encore cette façon de penser à votre égard, etc. »
Lecture. — Rousseau à M. Boutet. Vol. II, nº 127.
4° Des Lettres de Félicitation
Une lettre de Félicitation a pour but de complimenter une personne que l’on aime, ou à laquelle on s’intéresse, sur une chose heureuse qui vient de lui arriver. L’indifférence ou la froideur seraient impardonnables dans certaines circonstances où la satisfaction et la joie doivent briller. Le cœur et la politesse nous font un devoir de féliciter nos amis et nos connaissances sur ce qui leur arrive d’agréable.
Le défaut que l’on doit éviter avec soin, c’est l’exagération. Madame de Sévigné nous recommande elle-même de n’y pas tomber.
« Il est dangereux de passer le but. Qui passe perd ; et les louanges sont des satires quand elles peuvent être soupçonnées de n’être pas sincères ; toutes les choses du monde sont à facettes. »
Dans la lettre qui suit, madame de Maintenon félicite mademoiselle d’Osmond sur son mariage.
Lettre de madame de Maintenon à mademoiselle d’Osmond sur son mariage (1709
« Je suis ravie de votre établissement, mademoiselle. Celui qui vous épouse est bien estimable ; il préfère votre vertu aux richesses qu’il aurait pu trouver ; et vous, vous préférez, la sienne aux biens que vous allez partager avec lui. Avec de tels sentiments, un mariage ne peut qu’être heureux : Dieu bénira deux époux dont la piété est le lien. Je ne cesserai jamais de vous aimer, et de me souvenir que je suis aimée de vous. »
Lecture. — Boileau et Racine, au maréchal de Luxembourg, à l’occasion de la prise de Fleurus. Vol. II, nº 128.
5° Des Lettres de Conseils
Les lettres de Conseils demandent beaucoup de tact et de ménagement de la part de celui qui écrit. L’amour-propre est si ombrageux que les conseils doivent être donnés avec douceur, et paraître inspirés par une tendre amitié.
C’est ce que l’on remarque dans la lettre suivante :
Lettre de Racine à son Fils
« C’est tout de bon que nous parlons pour notre voyage de Picardie. Comme je serai quinze jours sans vous voir, et que vous êtes continuellement présent à mon esprit, je ne puis m’empêcher de vous répéter encore deux ou trois choses que je crois très importantes pour votre conduite.
La première, c’est d’être extrêmement circonspect dans vos paroles et d’éviter la réputation d’être un parleur, qui est la plus mauvaise réputation qu’un jeune homme puisse avoir dans le pays où vous entrez. La seconde est d’avoir une extrême docilité pour les avis de M. et de madame Vignan, qui vous aiment comme leur enfant.
N’oubliez point vos études, et cultivez continuellement votre mémoire, qui a un grand besoin d’être exercée, je vous demanderai compte à mon retour de vos lectures, et surtout de l’histoire de France, dont je vous demanderai à voir des extraits.
Vous savez ce que je vous ai dit des opéras et des comédies : on en doit jouer à Marly : il est très important pour vous et pour moi-même qu’on ne vous y voie point, d’autant plus que vous êtes présentement à Versailles pour y faire vos exercices, et non point pour assister à toutes ces sortes de divertissements. Le roi et toute la cour savent le scrupule que je me fais d’y aller ; et ils auraient très méchante opinion de vous, si, à l’âge où vous êtes, vous aviez si peu d’égards pour moi et pour mes sentiments. Je devais, avant toute chose, vous recommander de songer toujours à votre salut, et de ne point perdre l’amour que je vous ai vu pour la religion.
Le plus grand déplaisir qui puisse m’arriver au monde, c’est s’il me revenait que vous êtes indévot, et que Dieu vous est indifférent. Je vous prie de recevoir cet avis avec la même amitié que je vous le donne. Adieu, mon cher fils ; donnez-moi souvent de vos nouvelles. »
Lecture. — Lettre de Voltaire à mademoiselle *** qui l’avait consulté sur les livres qu’elle devait lire. Vol. II, nº 129.
6° Des Lettres de Reproche
Si les lettres de conseils demandent des ménagements, les lettres de Reproche en demandent de plus grands encore. Elles doivent être écrites avec mesure, prudence et douceur. Comme on ne fait de reproches à quelqu’un que pour l’engager à changer de conduite, il faut donc, pour réussir, le prendre par les sentiments, et ne point le brusquer ni l’irriter : autrement, il s’endurcirait dans son défaut.
La lettre de madame de Scudéry au comte de Bussy, quoique brève, peut nous servir de modèle.
Lettre de madame de Scudéry au Comte de Bussy
« Ne vous vantez plus de connaître l’amitié, monsieur ; il y a six mois que je ne vous ai écrit, parce que je n’ai bougé du tout l’hiver ; et je n’ai pas eu la moindre marque de votre souvenir. Je vois bien que je pourrais être morte deux ou trois ans sans vous en inquiéter, si mon ombre ne vous allait reprocher votre oubli. Prenez-y garde au moins, cela pourrait bien arriver, car je crois que je saurai aimer au-delà du tombeau. »
Lecture. — Racine à son Fils. Vol. II, nº 130.
7° Des Lettres d’Excuses
La lettre d’Excuses a pour but de se justifier de ses torts ; on
y manifeste les regrets que l’on éprouve, et le désir que l’on a de réparer ses
fautes. « Une légère discussion sur le fait, une explication propre à
l’atténuer, un recours à l’intention que l’on a eue, une protestation renouvelée
de respect et d’attachement, un vif regret d’avoir pu déplaire, un désir bien
prononcé de renouveler les bonnes grâces perdues, voilà quels doivent être à peu
près les éléments d’une lettre d’excuses. »(Philippon.)
Voyez comme madame de Sévigné avoue franchement ses torts dans une lettre qu’elle écrit à son cousin, et avec quelle bonne grâce elle lui présente ses excuses.
Lettre de madame de Sévigné à M. de Bussy-Rabutin
« Je me presse de vous écrire, afin d’effacer promptement de votre esprit le chagrin que ma dernière lettre y a mis. Je ne l’eus pas plutôt écrite que je m’en repentis Il est vrai que j’étais de méchante humeur ; je n’eus pas la docilité de démonter mon esprit pour vous écrire ; je trempai ma plume dans mon fiel, et cela » composa une sotte lettre amère, dont je vous fais mille excuses. Si vous fussiez entré une heure après dans ma chambre, nous nous fussions moqués de moi ensemble.
« Adieu, comte, point de rancune, ne nous tracassons plus. J’ai un peu de torts ; mais qui est-ce qui n’en a point dans ce monde ? Je suis bien aise que vous reveniez pour ma fille. Demandez à M. de C… combien elle est jolie. Montrez-lui ma lettre, afin qu’il voie que si je fais les maux, je fais aussi les médecines. »
Lectures. — 1° Voltaire au marquis d’Argenson. Vol. II, nº 134. — 2° J.-B. Rouleau à M, Boulet. Vol. II, nº 132.
8° Des Lettres de Condoléance
Les lettres de Condoléance sont celles que l’on adresse aux personnes éprouvées par quelque malheur, par une perte douloureuse, telle que la mort d’un père, d’une mère, d’un ami ; ou d’une fille ; soit aussi la perte de la fortune, d’un procès, etc. Le style doit y être grave et sérieux, il faut laisser parler son cœur, et mêler ses regrets à ceux de la personne affligée. C’est surtout, dan si les grands accidents, aux sentiments religieux qu’il convient de faire appel ; c’est le remède le plus fort contre la douleur.
La lettre suivante est de J.-J. Rousseau et nous la regarderions comme irréprochable, si elle contenait l’expression d’un sentiment religieux.
Lettre de J.-J. Rousseau à M. le maréchal de Luxembourg, à l’occasion de la mort de madame de Villeroi, sa sœur
« J’apprends, monsieur le maréchal, la perte que vous venez de faire, et ce moment est un de ceux où j’ai le plus de regret de n’être pas auprès de vous : car la joie se suffit à elle-même ; mais la tristesse a besoin de s’épancher, et l’amitié est bien plus précieuse dans la peine que dans le plaisir. Que les mortels sont à plaindre de se faire entre eux des attachements durables ! Ah ! puisqu’il faut passer sa vie à pleurer ceux qui sont chers, à pleurer les uns morts, les autres peu dignes de vivre, que je la trouve peu regrettable à tous égards ! Ceux qui s’en vont sont plus heureux que ceux qui restent ; ils n’ont plus rien à pleurer. Ces réflexions sont communes : qu’importe ? en sont-elles moins naturelles ? Elles sont d’un homme plus propre à s’affliger avec ses amis qu’à les consoler, et qui sent aigrir ses propres peines en s’attendrissant sur les leurs. »
Lectures. — 1° Lettre de madame de Maintenon au roi, sur la mort de la reine. Vol. II, nº 133. — 2° Lettre de J.-B. Rousseau à M. D *** sur la mort de son fils aîné, 1720. Vol. II, nº 134.
9° Des Lettres de Recommandation
Les lettres de Recommandation ont pour but d’attirer la bienveillance d’un correspondant sur la personne qui lui est adressée. Elles roulent en général sur le mérite du protégé, sur l’intérêt que l’on prend à sa personne, sur la nature des services qu’il peut rendre, sur la reconnaissance que l’on conservera soi-même des bontés dont il aura été l’objet.
Telle est la lettre dans laquelle Voltaire recommande un jeune homme à M. le marquis d’Argenson.
Lettre de Voltaire à M. le marquis d’Argenson
Cirey, 7 mars 1739.
« Que direz-vous de moi, monsieur ? Vous me faites sentir vos bontés de la manière la plus bienfaisante ; vous semblez, ne me laisser de sentiments que ceux de la reconnaissance ; et il faut avec cela que je vous importune encore. Non, ne me croyez pas assez hardi. Mais voici le fait. Un grand garçon bien fait, aimant les vers, ayant de l’esprit, ne sachant que faire, s’avise de se faire présenter, je ne sais comment, à Cirey. Il m’entend parler de vous comme de mon ange gardien. Ah ! ah ! dit-il, s’il vous fait du bien, il m’en fera donc : écrivez-lui en ma faveur. — Mais, monsieur, considérez que j’abuserais — Eh bien ! abusez, dit-il ; je voudrais être à lui, s’il va en ambassade : je ne demande rien, je le servirai à tout ce qu’il voudra ; je suis diligent, je suis bon garçon, je suis de fatigue ; enfin donnez-moi une lettre pour lui. Moi qui suis un bonhomme, je lui donne la lettre. Dès qu’il la tient, il se croit trop heureux Je verrai M. d’Argenson ! — Et voilà mon grand garçon qui vole à Paris.
« J’ai donc, monsieur, l’honneur de vous en avertir. Il se présentera à vous avec une belle mise et une chétive recommandation. Pardonnez-moi, je vous en conjure, cette importunité ; ce n’est pas ma faute. Je n’ai pu résister au plaisir de me vanter de vos bontés, et un passant a dit : « J’en aurai ma part. »
« S’il arrivait en effet que ce jeune homme fût sage, serviable, instruit, et qu’allant en ambassade, vous eussiez par hasard besoin de lui, informez-vous-en au noviciat des jésuites. Il a été deux ans novice.
« Pour moi, je vivrai pour vous être à jamais attaché avec la plus respectueuse et la plus tendre reconnaissance. »
Lecture. — Lettre de d’Alembert à Voltaire. Vol. II, nº 135.
10° Des Lettres sérieuses et morales
Le style épistolaire admet tous les sujets possibles, même ceux dans lesquels la plus haute raison et la religion dominent. La seule recommandation à faire à l’écrivain, c’est qu’il s’efforce d’embellir et de faire aimer la morale.
Prenons pour modèle une lettre de Racine le père à son fils.
« M. de Bonrepaux, qui est arrivé, nous a donné de bons témoignages de vous. Il nous assure que vous aimez le travail, que la promenade et la lecture sont vos plus grands divertissements, et surtout la conversation de M. l’ambassadeur. Je n’ai osé lui demander si vous pensiez au bon Dieu. J’ai eu peur que la réponse ne fût pas telle que je l’aurais souhaitée ; mais enfin je veux me flatter que, faisant votre possible pour devenir un parfait honnête homme, vous concevrez qu’on ne peut l’être sans rendre à Dieu ce qu’on lui doit. Vous connaissez la religion : je puis même dire que vous la connaissez belle et noble comme elle est : ainsi, il n’est pas possible que vous ne l’aimiez.
« Pardonnez-moi si je vous mets souvent sur ce chapitre : vous savez combien il me tient au cœur : et je puis vous assurer que plus je vais en avant, plus je trouve qu’il n’y a rien de si doux que le repos de la conscience, et que de regarder Dieu comme un père qui ne nous manquera pas dans nos besoins. »
Lecture. — J.-J. Rousseau à un jeune homme. Vol. II, nº 136.
11° Des Lettres anecdotiques, de Narrations et de Nouvelles
Le titre de ces lettres indique suffisamment quels en sont les différents sujets. Seulement il est une observation importante dont il faut tenir compte : avant d’écrire, assurez-vous bien de la vérité de l’anecdote ou de la nouvelle que vous confiez au papier : car pour que la nouvelle puisse intéresser, il faut avant tout qu’elle soit vraie. Appelez ensuite à votre secours le style le plus agréable que vous possédiez, et ornez votre récit de tout l’agrément que vous êtes capable d’y répandre.
Prenons pour exemple le récit de l’aventure arrivée au maréchal de Grammont et si finement rapportée par madame de Sévigné :
Le Roi poète et le Courtisan.
Lettre adressée à M. de Pomponne.« Il faut que je vous conte une petite historiette qui est très vraie et qui vous divertira : le roi se mêle depuis peu de faire des vers ; il fit l’autre jour un petit madrigal que lui-même ne trouva pas joli. Un matin, il dit au maréchal de Grammont : monsieur le maréchal, lisez, je vous prie, ce petit madrigal, et voyez si vous en avez jamais vu un si impertinent : parce qu’on sait que, depuis peu, j’aime les vers, on m’en apporte de toutes les façons. Le maréchal, après l’avoir lu, dit au roi : Sire, Votre Majesté juge divinement bien de toutes choses ; il est vrai que voilà le plus sot et le plus ridicule madrigal que j’aie jamais lu. Le roi se mit à rire, et lui dit : N’est-il pas vrai que celui qui l’a fait est bien fat ? — Sire, il n’y a pas moyen de lui donner un autre nom. — Oh bien ! dit le roi, je suis ravi que vous m’en ayez parlé si bonnement ; c’est moi qui l’ai fait, — Ah ! sire, quelle trahison ! Que Votre Majesté me le rende ; je l’ai lu brusquement. — Non, monsieur le maréchal, les premiers sentiments sont toujours les plus naturels. Le roi a beaucoup ri de cette folie, et tout le monde trouve que voilà la plus cruelle petite chose qu’on puisse faire à un courtisan. »
Lectures. — 1° Lettre de P. L. Courier à madame Pégalle. Vol. II, nº 137. — 2° Lettre de M. de Fiesque à madame de Maintenon. Vol. II, nº 138. — 3° Lettre de madame de Sévigné à sa fille. Vol. II, nº 139.
12° Des Lettres de Devoirs et de Sentiments
La société, les liens de parenté nous obligent à des devoirs auxquels nous ne pouvons-nous soustraire sans encourir le blâme. Voulons-nous que les autres aient des regards pour nous, ayons-en nous-mêmes pour eux. Il est des circonstances qui nous imposent des devoirs à accomplir sans réserve : s’agit-il de la fête d’un de nos parents ou d’un de nos amis, arrivons-nous à une époque remarquable, telle que le jour de l’an, ou bien sommes-nous obligés d’entreprendre quelque voyage, il est de notre devoir d’écrire aux personnes que leur âge recommande notre respect, on qui s’intéressent à nous. Voyons-nous quelqu’un plongé dans l’infortune, le devoir nous impose obligation de chercher à alléger ses maux, à améliorer la proposition où il ◀se trouve▶, et c’est ce que peut quelquefois accomplir une simple lettre.
Dans quelques circonstances, le devoir seul nous fera rendre la plume ; dans d’autres le plaisir, le sentiment le mettront de la partie, et se confondront inévitablement avec le devoir. De là nos missives prendront le nom de lettres de devoirs, ou de sentiments.
Les lettres de devoir exigent surtout la politesse, le ton du monde, le tact des convenances, des idées justes, les images vives ou agréables, des traits d’esprit sans recherche.
Nous citons ici quelques lettres de devoirs ; la première, à cause du sujet qu’elle renferme, peut encore être nommée lettre de bonne année. La seconde, à la faveur d’une franche protestation de respect et de dévouement, coulent un refus d’obéissance, et donne au prince auquel elle est adressée, une forte leçon d’humanité.
Lettre de mademoiselle R., pensionnaire, à P…
1er janvier 1730.
« On veut, ma chère tante, que je vous fasse un compliment de bonne année. Je ne le voulais pas ; on m’a tant dit que les faiseurs de compliments étaient des menteurs ! J’obéis pourtant, mais pour vous redire sans cérémonie, sans compliments, sans fadeur, que je vous aime, que je vous aimerai ; que, si j’avais la baguette de ces fées dont m’a parlé ma bonne, tous vos vœux seraient bientôt remplis, et que vous vivriez, ma chère tante longtemps, longtemps, pour continuer à faire le bonheur de tout le monde, et surtout de votre petite amie.
Henriette.
Lettre du vicomte d’Orthès, commandant de Bayonne, à Charles Ier, qui lui avait ordonné de faire massacrer les Protestants.
Sire,
« J’ai communiqué le commandement de Votre Majesté à ses fidèles habitants et gens de guerre de la garnison : je n’y ai trouvé ! que de bons citoyens et braves soldats, mais pas un bourreau. C’est pourquoi eux et moi supplions très humblement Votre Majesté de vouloir bien employer nos bras et nos vies en choses possibles ; quelque hasardeuses qu’elles soient, nous y mettrons jusqu’à la dernière goutte de notre sang. »
Lettre de sentiment de madame de Sévigné à sa fille
Livry, lundi 27 mai 1676.
« Quel jour, ma fille, que celui qui ouvre l’absence ! Comment vous a-t-il paru ? Pour moi, je l’ai senti avec toute l’amertume et la douleur que j’avais imaginées, et que j’avais appréhendées depuis si longtemps. Quel moment que celui où nous nous séparâmes ! Quel adieu, et quelle tristesse d’aller chacune de son côté, quand on ◀se trouve si bien ensemble ! Je ne veux point vous en parler davantage, ni célébrer, comme vous dites, toutes les pensées qui, me pressent le cœur : je veux me représenter votre courage, et tout ce que vous m’avez dit sur ce sujet, qui fait que je vous admire. Il me parut pourtant que vous étiez un peu touchée en m’embrassant. Pour moi, je revins à Paris, comme vous pouvez vous l’imaginer. M. de Coulanges se conforma à mon état : j’allai descendre chez M. le cardinal de Retz, où je renouvelai tellement toute ma douleur, que je fis prier M. de La Rochefoucauld, madame de La Fayette et madame de Coulanges, qui vinrent pour me voir, de trouver bon que je n’eusse point cet honneur : il faut cacher sa faiblesse devant les forts. M. le cardinal entra dans les miennes ; la sorte d’amitié qu’il a pour vous le rend fort sensible à votre départ…
Ne blâmez point, mon enfant, ce que je sentis en rentrant chez moi : quelle différence ! quelle solitude ! quelle tristesse ! Votre chambre, votre cabinet, votre portrait ! Ne plus trouver cette aimable personne ! M. de Grignan comprend bien ce que je veux dire et ce que je sentis. Le lendemain, qui était hier, je me trouvai tout éveillée à cinq heures : j’allai prendre Corbinelli pour venir ici avec l’abbé. Il y pleut sans cesse, et je crains fort que vos chemins de Bourgogne ne soient rompus. Nous lisons ici des maximes que Corbinelli m’explique ; il voudrait bien m’apprendre à gouverner mon cœur ; j’aurais beaucoup gagné à mon voyage, si j’en rapportais cette science. Je m’en retourne demain ; j’avais besoin de ce moment de repos pour remettre un peu ma tête, et reprendre une espèce de contenance. »
Lectures. — 1° M. Caraccioli à M. ***. Vol. II, nº 140. — 2° Chevalier de Saint-Véran à madame la marquise de ***. Vol. II, nº 141. — 3° Mademoiselle d’Hautpoul à sa mère. Vol. II, nº 142.
13° Des Lettres familières
Nous terminerons nos observations sur le style épistolaire par les Lettres familières.
Les lettres familières sont celles que nous sommes appelés à écrire, tous les jours de notre vie, aux personnes de notre famille, à nos intimes, à nos connaissances.
C’est dans ces lettres que Voltaire permet d’étaler tout l’esprit qu’on peut avoir.
Le style de ces lettres doit être simple, franc, facile et plein de gaieté.
Voici quels sont les écueils à éviter :
1° Rejetez les locutions basses, communes, triviales ;
2° Ne manquez jamais d’égards, de respect, de ménagements pour rage et le sexe auxquels vous vous adressez ;
3° Que le jugement, le bon goût éloignent les épigrammes, les malices, les sarcasmes, tout ce qui peut froisser les sentiments.
Lisons à ce sujet une lettre que Racine écrivit à M. Levasseur, 1661.
Lettre de Racine à M. Levasseur
« Je ne me plains pas encore de vous, car je crois bien que c’est tout au plus si vous avez maintenant reçu ma première lettre mais je ne vous réponds pas que dans huit jours je ne commence à gronder, si je ne reçois point de vos nouvelles. Épargnez-moi donc cette peine, je vous supplie, et épargnez-vous à vous même de grosses injures, que je pourrais bien vous dire dans ma mauvaise humeur.
« J’ai été à Nîmes, et il faut que je vous en entretienne. Le chemin d’ici à Nîmes est plus diabolique mille fois que celui des diables à Nevers, et la rue d’Enfer, et tels autres chemins réprouvés mais la ville est assurément aussi belle et aussi solide, comme on dit ici, qu’il y en ait dans le royaume. Il n’y a point de divertissements qui ne s’y trouvent. J’allai voir le feu de joie qu’un homme de ma connaissance avait entrepris. Les jésuites avaient fourni les devises, qui ne valaient rien du tout : ôtez cela, tout allait bien. Je trouvai encore d’autres choses qui me plurent for surtout les arènes.
« C’est un grand amphithéâtre un peu en ovale, tout bâti de prodigieuses pierres, longues de deux toises, qui se tiennent là depuis plus de seize cents ans sans mortier, et par la seule pesanteur. Il est tout ouvert dehors par de grandes arcades, et en dedans ne sont autour que de grands sièges, où tout le peuple s’asseye pour voir les combats des bêtes et des gladiateurs. Mais c’est assez vous parler de Nîmes et de ses raretés ; peut-être même trouverez-vous que j’en ai trop dit. Mais de quoi voulez-vous que je vous entretienne ? De vous dire qu’il fait ici le plus beau temps du monde ? Vous ne vous en mettez guère en peine. De vous dire qu’on doit cette semaine créer des consuls ? Cela vous touche fort peu. Cependant, c’est une belle chose de voir le compère Cardeur et le menuisier Gaillard, avec la robe rouge comme un président, donner des arrêts, et aller les premiers à l’offrande. Vous ne voyez pas cela à Paris. »
Lectures. — 1° Lettre de Le Brun au comte de Turpin. Vol. II, 143. — 2° Lettre de madame de Maintenon. Vol. II, 144.
14° Des Réponses
Puisqu’une lettre et sa réponse forment un dialogue, c’est-à-dire une conversation entre des absents, il faut donc avoir soin, lorsqu’on écrit une réponse, d’avoir sous les yeux la lettre que l’on a reçue. On répond alors à chacune des choses importantes qui ont été communiquées, et l’on est sûr de ne rien omettre d’intéressant.
Si on le juge opportun, en complétera ensuite sa lettre en y ajoutant ce que la circonstance ou le cœur peuvent inspirer de nouveau ; de cette manière, on fournira matière à une nouvelle réponse, et l’on entretiendra ainsi avec ses amis ou ses connaissances un agréable échange de pensées et de sentiments.
Voltaire entretenait une correspondance avec l’impératrice de Russie : il crut un jour avoir encouru l’indifférence de cette princesse ; il lui écrivit donc à ce sujet. Voici sa lettre et la réponse dont elle fut honorée :
Lettre de Voltaire à l’Impératrice de Russie
« Madame,
« Je suis positivement en disgrâce à votre cour. V. M. impériale m’a planté là pour Diderot ou pour Grimm, ou pour quelque autre favori. Vous n’avez eu aucun égard pour ma vieillesse : passe encore si Votre Majesté était une coquette française ; mais comment une impératrice victorieuse et législatrice peut-elle être si volage ?… Je me suis brouillé pour vous avec tous les Turcs et même encore avec M. le marquis Pugatscheff ; et votre oubli est la récompense que j’en reçois.
« Voilà qui est fait, je n’aimerai plus d’impératrice de ma vie.
« Je sens cependant que j’aurais bien pu mériter ma disgrâce. Je suis un petit vieillard indiscret qui me suis laissé toucher par les prières d’un de vos sujets nommé Rose, Livonien de nation, marchand de profession, qui est venu apprendre la langue française à Ferney ; peut-être n’a-t-il pu mériter vos bontés que j’osais réclamer pour lui.
« Je m’accuse encore de vous avoir ennuyée par le moyen d’un Français dont j’ai oublié le nom, qui se vantait de courir à Pétersbourg pour être utile à Votre Majesté, et qui, sans doute, a été fort inutile.
« Enfin, je me cherche des crimes pour justifier votre indifférence. Je vois bien qu’il n’y a point de passion qui ne finisse. Cette idée me ferait mourir de dépit, si je n’étais tout près de mourir de vieillesse.
« Que V. M., madame, daigne donc recevoir cette lettre comme ma dernière volonté, comme mon testament.
« Signé Votre adorateur, votre délaissé,
votre vieux Russe de Ferney. »
Réponse de S. M. l’Impératrice de Russie à Voltaire
« Monsieur,
« Quoique, très plaisamment vous prétendiez être en disgrâce à ma cour, je vous déclare que vous ne l’êtes point. Je ne vous ai planté là ni pour Diderot, ni pour Grimm, ni pour tel autre favori. Je vous révère tout comme par le passé, et, quoi qu’on vous dise de moi, je ne suis ni volage ni inconstante…
« Mais, en vérité, monsieur, j’aurais envie de me plaindre à mon tour des déclarations d’extinction de passion que vous me faites, si je ne voyais à travers votre dépit tout l’intérêt que l’amitié vous inspire encore pour moi.
« Vivez, monsieur, et raccommodons-nous ; car aussi bien, il n’y a pas de quoi nous brouiller.
« J’espère bien que, dans un codicille en ma faveur, vous rétracterez ce prétendu testament si peu galant. Vous êtes bon Russe, et vous ne sauriez être l’ennemi de
Catherine. »
Lecture. — Lettre d’un Sacristain au roi de Prusse. Vol. II, nº 145.