(1859) Principes de composition française et de rhétorique. Vol. I « Première partie — Chapitre V. — Qualités particulières du Style »
/ 181
(1859) Principes de composition française et de rhétorique. Vol. I « Première partie — Chapitre V. — Qualités particulières du Style »

Chapitre V. — Qualités particulières du Style

Les qualités particulières du style varient suivant la nature des sujets que l’on traite. On comprend eu effet que le style ne saurait être le même dans toutes les compositions : aussi devons-nous distinguer trois espèces de genres : le simple, le tempéré et le sublime.

Il ne faut pas croire qu’il y ait une ligne de démarcation bien tranchée entre ces trois genres ; ils se mêlent souvent et se trouvent réunis dans la même page : les fables de La Fontaine nous en offrent plus d’un exemple. Voyons cependant quelles sont les nuances qui les caractérisent, et quelles sont les qualités qui conviennent plus particulièrement à chacun d’eux.

Section I. — Genre simple

Le Genre simple comprend le Style simple, le Style naïf, le Style familier.

§ I. Style simple

Le Style simple, ennemi de tout ornement éclatant, ne recherche point les mots sonores, et évite avec soin tout ne qui sent le travail, la pompe et l’apprêt. Loin de lui les tours harmonieux et les périodes nombreuses. Il plaît par la vérité des pensées et la justesse des expressions ; l’enjouement, la gaieté, la vivacité, des grâces naturelles, tous les charmes de la négligence lui appartiennent. C’est, dit Boileau, une bergère qui se couronne de fleurs et qui n’a jamais connu les diamants.

Il s’emploie dans les entretiens familiers, dans les conversations, dans les fables dans les contes et les historiettes, dans le genre épistolaire, et généralement dans tous les sujets ordinaires, qui ne sont susceptibles ni d’élévation, ni d’agrément. Il convient surtout à la proposition, à la division d’un discours, aux récits où l’orateur ne cherche qu’à instruire, et aux parties où il ne faut que discuter, c’est le style de La Bruyère, de madame de Sévigné, de La Fontaine, de madame Deshoulières, de Fontenelle, de Fénelon, etc.

Les qualités qui lui conviennent sont : l’ordre, la clarté, la concision, et surtout la simplicité.

Nous citerons pour exemple une page de La Bruyère, prise dans son chapitre : De la mode :

Iphis voit à l’église un soulier d’une nouvelle mode ; il regarde le sien et rougit : il ne se croit plus babillé ; il était venu à la messe pour se montrer, et il se cache : le voilà retenu par le pied tout le teste du jour. Il a la main jolie, et il l’entretient avec une pâte de senteur. Il a soin de rire pour montrer ses dents : il fait la petite bouche et il n’a guère de moments où il ne veuille sourire. Il regarde ses jambes, il se voit au miroir, on ne peut être plus content de sa personne qu’il ne l’est de lui-même, etc.

Comme le style simple convient aussi aux narrations, nous en donnons, dans le deuxième volume, un exemple plein d’intérêt. Il nous est raconté par J.-J. Rousseau.

Le jeune Trompette.

Nous devons la narration suivante à M. Capelle, inspecteur de la librairie de France.

Le sujet en est triste, et semble appartenir à la mélancolie allemande.

Afin de soulager son pauvre père déjà avancé en âge et chargé de famille, un petit villageois des environs de Philipsbourg, ayant à, peine atteint sa onzième année, quitta la maison paternelle et s’engagea, en qualité de trompette, dans le régiment de Furstemberg. Il y fut généralement aimé pour son intelligence et sa docilité envers ses chefs.

Une conduite régulière jointe à une taille avantageuse, le fit avancer en peu de temps. Il était, dès l’âge de seize ans, le premier trompette de son corps.

Il y avait huit années déjà que le jeune Allemand était loin de sa famille, et il redisait souvent : « Quand irai-je donc embrasser mon pauvre père ? Oh ! qu’il sera content de me revoir ! » Plein de cette idée, le jeune militaire demande et obtient un congé de deux mois ; il part avec sa trompette chérie et une ceinture garnie de cent pièces d’or, fruit honorable et précieux de ses économies.

Oh ! quelle fête ! quel jour de gloire pour un bon fils ! quelle satisfaction de retourner, après un si long temps, aux lieux de son enfance ! Quel triomphe surtout d’y reparaître en bienfaiteur et d’y donner des preuves de sagesse, dans un âge qui, le plus souvent, n’est encore marqué que par des écarts et des fautes ! Espérance consolatrice ; projets flatteurs, vous ne fûtes pas réalisés !

Le jeune homme s’était mis en marche vers la fin de l’hiver de 1709 ; le Rhin était glacé à plusieurs pieds de profondeur. Comme il traversait ce fleuve, voie la plus courte, selon lui, pour se rendre au village qu’habitait son vieux père, la débâcle s’opéra subitement avec un fracas semblable h une décharge d’artillerie. Arrivé trop tôt au milieu du Rhin, et loin des bords, où la glace tenait fortement encore, le malheureux jeune homme est entraîné par le courant. Vainement il s’élance d’un glaçon sur un autre ; les glaçons s’entre-heurtent et fléchissent sous ses pas ; vainement il appelle à son secours ; la foule accourue sur les deux rives n’ose et ne peut tenter un hasard si périlleux : chacun lève les bras au ciel et fait des vœux stériles dans cette conjoncture. Marchant sur le gouffre, voyant qu’il ne peut tarder à s’y voir engloutir, le bon fils veut signaler sa dernière heure par les pieux sentiments qui l’ont guidé dans son voyage ; il prend sa trompette, sonne un air guerrier que son père aimait beaucoup, puis il s’écrie : « Cent pièces d’or sont contenues dans ma ceinture ; j’en donne cinquante à celui qui repêchera mon corps et qui portera les cinquante autres pièces à mon père » À peine eut-il achevé ces mots qu’un glaçon énorme le renversa, et il disparut…

Son corps fut retrouvé quelques jours après. On apporta au père de cet infortuné, non cinquante pièces d’or, mais les cent qui étaient dans la ceinture…

Le malheureux père ne put survivre à sa douleur.

Capelle.

Lecture. — L’Enfant volontaire. Vol. II, nº 95.

§ II. Style familier

« Le Style familier est le style ordinaire de la conversation et de ce qu’on appelle les Lettres familières ; il est moins pur et moins précis que le style simple, mais il a plus d’abandon et de mouvement. » (Filon.) La Lettre de madame de Sévigné que nous citons ici nous offre un modèle parfait de ce genre de style.

Lettre de madame de Sévigné à sa fille.

Elle rend compte à sa fille d’un agréable voyage qu’elle vient de faire à Pomponne :

Depuis que je vous ai écrit j’ai fait un fort joli voyage. Je partis hier assez matin de Paris, j’allai dîner à Pomponne : j’y trouvai notre bonhomme qui m’attendait ; je n’aurais pas voulu manquer de lui dire adieu. Je le trouvai dans une argumentation de sainteté qui m’étonne : plus il approche de la mort, plus il s’épure. Il me gronda très sérieusement, et, transporté de zèle et d’amitié pour moi, il me dit que j’étais folle de ne pas songer à me convertir ; que j’étais une jolie païenne ; que je faisais de vous une idole dans mon cœur ; que cette sorte d’idolâtrie était aussi dangereuse qu’une autre, quoiqu’elle ne me parût pas criminelle ; qu’enfin je songeasse à moi. Il me dit tout cela si fortement, que je n’avais pas le mot à dire. Enfin, après deux heures de conversation très agréable, quoique très sérieuse, je le quittai et vins ici, où je trouvai tout le triomphe du mois de mai : le rossignol, le coucou, la fauvette ont ouvert le printemps dans nos forêts ; je m’y suis promenée tout le soir. Toute seule ; j’y ai retrouvé toutes mes tristes pensées. Mais je ne veux plus en parler ; j’ai destiné une partie de cette après-dînée à vous écrire dans le jardin, où je suis étourdie de trois ou quatre rossignols qui sont sur ma tête. Madame de La Fayette craint toujours pour votre vie ; elle vous cède sans difficulté la première place auprès de moi, à cause de vos perfections ; et quand elle est douce, elle dit que ce n’est pas sans peine ; mais enfin cela est réglé et approuvé ; cette justice la rend digne de la seconde, elle l’a aussi : La Troche s’en meurt ; je vais toujours mon train, et mon tram aussi pour la Bretagne. Il est vrai que nous ferons des vies bien différentes ; je serai troublée dans la mienne par les États, qui viendront me tourmenter à Vitré, sur la fin du mois de juillet : cela me déplaît fort. Votre frère n’y sera plus en ce temps-là. Ma fille, vous souhaitez que le temps marche ; vous ne savez ce que vous faites, vous y serez attrapée ; il vous obéira trop exactement, et quand vous voudrez le retenir, vous n’en serez plus la maîtresse. J’ai fait autrefois les mêmes fautes que vous ; et quoique le temps ne m’ait pas fait tout le mal qu’il fait aux autres, il n’a pas laissé, par mille petits agréments qu’il m’a ôtés, de me faire apercevoir des marques de son passage. Vous trouvez donc que vos comédiens ont bien de l’esprit de dire des vers de Corneille ; en vérité, il y en a de bien transportants. J’en ai rapporté ici un tome qui m’amusa fort hier au soir. Mais n’avez-vous pas trouvé jolies les cinq ou six fables de La Fontaine qui sont dans un des tomes que je vous ai envoyés ? Nous en étions ravis l’autre jour chez M. de La Rochefoucauld ; nous apprîmes par cœur celle du Singe et du Chat :

                    D’animaux malfaisants c’était un très bon plat ;
                    Ils n’y craignaient tous deux aucun, quel qu’il put être.
                    Trouvait-on quelque chose au logis de gâté,
                    On ne s’en prenait point aux gens du voisinage ;
                    Bertrand dérobait tout, Raton de son côté
                    Était moins attentif aux souris qu’au fromage.

Et le reste. Cela est peint. Et la Citrouille et le Rossignol cela est digne du premier tome. Je suis bien folle de vous écrire de telles bagatelles : c’est le loisir de Livry qui vous tue. Vous avez écrit un billet admirable à Brancas. Il vous écrivit l’autre jour une main tout entière de papier. C’était une rapsodie assez bonne ; il nous lut à madame de Coulantes et à moi. Je lui dis : Envoyez-la-moi donc tout achevée pour mercredi. Il me dit qu’il n’en ferait rien ; qu’il ne voulait pas que vous la vissiez ; que cela était trop sot et trop misérable. — Pour qui nous prenez-vous ? Vous nous l’avez bien lue, — Tant y a, je ne veux pas qu’elle la lise. — Voilà toute h raison que j’en ai eue, jamais il ne fut si fou. Il sollicita l’autre jour un procès à la seconde des enquêtes ; c’était à la première qu’on le jugeait ; cette folie a fort réjoui les sénateurs ; je crois qu’elle lui a fait gagner son procès.

Pensez-vous que je n’aille point vous voir cette année ? J’avais rangé tout cela d’une autre façon, et même pour l’amour de vous : mais le moyen de ne pas courir cette année, si vous le souhaitez un peu ? Hélas ! c’est bien moi qui dois dire qu’il n’y a plus de pays fixe pour moi que celui où vous êtes. Votre portrait triomphe sur ma cheminée ; vous êtes adorée maintenant en Provence, et à Paris, et à la cour, et à Livry ; enfin, ma fille, il faut bien que vous soyez ingrate ; le moyen de rendre tout cela ? je vous embrasse et vous aime, et vous le dirai toujours, parce que c’est la même chose. »

Madame de Sévigné.

Lecture. — Don Juan et M. Dimanche. Vol. II, nº 96.

§ III. Style naïf

Le Style naïf est celui dont les expressions paraissent plutôt trouvées que choisies, et qui, sous une apparence de simplicité, cache la grâce et l’esprit. Il diffère du style simple proprement dît en ce qu’il consiste surtout dans la simplicité des pensées, tandis que l’autre consiste surtout dans la simplicité des expressions. La naïveté, si bien caractérisée par Marmontel, est une espèce d’ingénuité, de franchise enfantine que nous aimons à rencontrer et à laquelle il échappe des traits qui nous font sourire.

C’est le caractère dominant des Fables de La Fontaine, que nous citerons ici de préférence, comme le plus parfait modèle de la naïveté. Nous en trouvons un bel exemple dans la fable intitulée : le Savetier et le Financier.

Le Savetier et le Financier.

La fable le Savetier et le Financier est charmante de naïveté. Le financier, curieux de voir un homme dont la gaieté est si franche, le fait venir en son hôtel, converse avec lui et lui entend dire des naïvetés qui le charment et le réjouissent. Voulant le rendre plus gai, plus heureux encore, le financier donne un sac d’or au joyeux compère. Mais, hélas ! à partir de ce moment, la gaieté disparaît de chez le pauvre savetier. Ne pouvant plus tenir à sa tristesse ni à ses inquiétudes, l’artisan reporte au riche voisin son or, et retrouve en échange ses chansons et son somme : c’est une des fables les plus heureusement trouvées par La Fontaine.

Un savetier chantait du matin jusqu’au soir :
          C’était merveille de le voir.
Merveille de l’ouïr : il faisait des passages,
          Plus content qu’aucun des sept sages.
Son voisin, au contraire, étant tout cousu d’or.
          Chantait peu, dormait moins encor :
          C’était un homme de finance.
Si sur le point du jour parfois il sommeillait,
Le savetier alors en chantant réveillait :
          Et le financier se plaignait
          Que les soins de la Providence
N’eussent pas au marché fait vendre le dormir,
          Comme le manger et le boire.
          En son hôtel il fait venir
Le chanteur et lui dit : Or çà, sire Grégoire,
Que gagnez-vous par an ? — Par an ! ma foi, monsieur,
          Dit avec un ton de rieur
Le gaillard savetier, ce n’est point ma manière
De compter de la sorte, et je n’entasse guère
Un jour sur L’autre : il suffit qu’à la fin
          J’attrape le bout de l’année.
          Chaque jour amène son pain.
— Eh bien ! que gagnez-vous, dites-moi, par journée ?
— Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que toujours
(Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes),
Le mal est que dans l’an s’entremêlent des jours
          Qu’il faut chômer ; on nous ruine en fêtes :
L’une fait tort à l’autre ; et monsieur le curé
De quelque nouveau saint charge toujours son prône.
Le financier riant de sa naïveté,
Lui dit : Je vous veux mettre aujourd’hui sur le trône.
Prenez ces cent écus : gardez-les avec soin,
          Pour vous en servir au besoin.
Le savetier crut voir tout l’argent que la terre
          Avait, depuis plus de cent ans,
          Produit pour l’usage des gens,
Il retourne chez lui : dans sa cave il enserre
          L’argent et sa joie à la fois.
          Plus de chant : il perdit la voix
Du moment qu’il gagna ce qui cause nos peines.
          Le sommeil quitta son logis :
          Il eut pour hôtes les soucis,
          Les soupçons, les alarmes vaines.
Tout le jour il avait l’œil au guet ; et la nuit,
          Si quelque chut faisait du bruit.
Le chat prenait l’argent.
À la fin le pauvre homme
S’en courut chez celui qu’il ne réveillait plus
Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme,
          Et reprenez vos cent écus.
La Fontaine, Livre VIII, Fable ii.

Lecture. — Le Gland et la Citrouille. La Fontaine, livre IX, fable iv. Vol. II, nº 97.

Section II. — Genre tempéré

Le Genre tempéré ou fleuri tient le milieu entre le style simple et le style sublime. Son caractère est la douceur : il eût plus riche, plus abondant et plus élevé que le style simple. On l’appelle fleuri, parce qu’il fait usage des ornements ; il comporte l’agrément des expressions, se distingue par le choix et l’harmonie des mots, par la variété des sons et par des tours brillants et animés. En un mot, il renferme toutes les grâces de l’élocution et de l’esprit.

Il comprend :

1° Le style élégant ;

2° Le style fin ou spirituel ;

3° Le style pittoresque ;

4° Le style périodique ou développé ;

5° Le style enjoué ;

6° Le style philosophique ;

7° Le style oratoire ;

8° Le style historique ;

9° Le style académique ;

10° Le style poétique ;

11° Le style romantique.

§ I. Le Style élégant

« Le style élégant choisit les coupes de phrases les plus vives et les plus rapides, les chutes harmonieuses et variées, et se montre partout fidèle au goût le plus pur et le plus délicat. Scrupuleux dans le choix des mots, il n’admet que la fleur des expressions en usage, et souvent il remplace un terme familier par une ingénieuse : périphrase. » (Filon.)

Cette qualité brille particulièrement clans les écrits de Buffon, de Fénelon et de Chateaubriand. Dans le passage suivant tiré de Buffon, l’éclat des expressions donne au style une élégance inimitable.

Le Paon

Si l’empire appartenait à la beauté et non à la force, le paon serait sans contredit le roi des oiseaux ; il n’en est point sur qui la nature ait versé ses trésors avec plus de profusion : la taille grande, le port imposant, la démarche fière, la figure noble, les proportions du corps élégantes et sveltes, tout ce qui annonce un être de distinction lui a été donné ; une aigrette mobile et légère, peinte des plus riches couleurs, orne sa tête, et l’élève sans la charger ; son incomparable plumage semble réunir tout ce qui flatte nos yeux dans le coloris tendre et frais des plus belles fleurs, tout ce qui les éblouit dans les reflets pétillants des pierreries, tout ce qui les étonne dans l’éclat majestueux, de l’arc-en-ciel : non seulement la nature a réuni sur le plumage du paon toutes les couleurs du ciel et de la terre, pour en faire le chef-d’œuvre de la magnificence, elle les a encore mêlées, assorties, nuancées, fondues de son inimitable pinceau, et en a fait un tableau unique, où elles tirent de leur mélange avec des nuances plus sombres et de leurs oppositions entre elles, un nouveau lustre, et des effets de lumière si sublimes, que notre art ne peut ni les imiter ni les décrire.

Tel paraît à nos yeux le plumage du paon, lorsqu’il se promène paisible et seul dans un beau jour de printemps ; mais si sa femelle vient tout à coup à paraître, si les feux, de l’amour, se joignant aux secrètes influences de la saison, le tirent de son repos, lui inspirent une nouvelle ardeur et de nouveaux désirs, alors toutes ses beautés se multiplient, ses yeux s’animent et prennent de l’expression, son aigrette s’agite sur sa tête et annonce l’émotion intérieure ; les longues plumes de sa queue déploient en se relevant leurs richesses éblouissants ; sa tête et son cou, se renversant noblement en arrière, se dessinent avec grâce sur ce fond radieux, où la lumière du soleil se joue en mille manières, se perd et se reproduit sans cesse, et semble prendre un nouvel éclat plus doux et plus moelleux, de nouvelles couleurs plus variées et plus harmonieuses ; chaque mouvement de l’oiseau produit des milliers de nuances nouvelles, des gerbes de reflets ondoyants et fugitifs, sans cesse remplacés par d’autres reflets et d’autres nuances toujours diverses et toujours admirables.

On pourra lire encore de M. Joseph de Maistre, un passage intitulé : Une Nuit d’été à Saint-Pétersbourg : il y brille un rare talent de description embellie par des images gracieuses.

Lecture. — Une Nuit d’été à Saint-Pétersbourg. Vol. II, nº 98.

§ II. Le Style fin ou spirituel

« Le style fin ou spirituel montre la pensée à travers un voile, ou n’en présente qu’un côté, pour laisser au lecteur ou à l’auditeur le plaisir de deviner ce qu’on lui cache ; il emploie surtout l’allusion, la comparaison, l’antithèse, la suspension, etc. » (Filon.)

C’est le style de Voltaire et de La Bruyère, à la plume duquel appartient le portrait suivant :

L’Hypocrite

Onuphre n’a pour tout lit qu’une housse de serge grise, mais il couche sur le coton et sur le duvet ; de même il est habillé simplement mais commodément, je veux dire d’une étoffe fort légère en été, et d’une autre fort moelleuse pendant l’hiver ; il porte des chemises très déliées, et qu’il a un très grand soin de bien cacher. Il ne dit point « Ma haire et ma discipline », au contraire, il passerait pour ce qu’il est, pour un hypocrite, et il veut passer pour ce qu’il n’est pas, pour un homme de vol ; il est vrai qu’il fait en sorte que l’on croie, sans qu’il le dise, qu’il porte une haire et qu’il se donne la discipline. Il y a quelques livres répandus dans sa chambre indifféremment ; ouvrez-les, c’est le Combat spirituel, le Chrétien intérieur et l’Année sainte ; d’autres livres sont sous la clef. S’il marche par la ville, et qu’il découvre de loin un homme devant qui il est nécessaire qu’il soit dévot, les yeux baissés, la démarche lente et modeste, Pair recueilli, lui sont familiers ; il joue son rôle. S’il entre dans une église, il observe d’abord de qui il peut être vu, et, selon la découverte qu’il vient de faire, il se met à genoux et prie, ou il ne songe ni à se mettre à genoux ni à prier. Arrive-t-il vers lui un homme de bien et d’autorité qui le verra et qui peut l’entendre, non seulement il prie, mais il médite, il pousse des élans et des soupirs. Si l’homme de bien se retire, celui-ci, qui le voit parti, s’apaise et ne souille pas. Il entre une autre fois dans un lieu saint, perce la ; foule, choisit un endroit pour se recueillir, et où tout le monde voit qu’il s’humilie. S’il entend des courtisans qui parlent, qui rient et qui sont à la chapelle avec moins de silence que dans l’antichambre, il fait plus de bruit qu’eux pour les faire taire. Il reprend sa méditation, qui est toujours la comparaison qu’il fait de ces personnes avec lui-même, et où il trouve son compte. Il évite une église déserte et solitaire où il pourrait entendre deux messes de suite, le sermon, vêpres et compiles, tout cela entre Dieu et lui, et sans que personne lui en sût gré. Il aime la paroisse, il fréquente les temples où se fait un grand concours ; on n’y manque point son coup, on y est vu. Il choisit deux ou trois jours dans toute l’année, où, à propos de rien, il jeûne ou fait abstinence ; mais à la fin de l’hiver, il tousse, il a une mauvaise poitrine, il a des vapeurs, il a eu la fièvre : il se fait prier, presser, quereller, pour rompre le carême dès son commencement, et il en vient là par complaisance.

Marmontel nous fait remarquer, que « la finesse, lorsqu’elle est employée à exprimer un sentiment, s’appelle délicatesse. Tel est ce mot de madame de Sévigné à, sa fille : J’ai mal à votre poitrine ; expression de génie, si l’on peut appeler ainsi ce que le cœur a inventé. Cette expression en rappelle une plus naturelle encore et plus touchante. Un paysan, après avoir donné tout son bien à ses quatre enfants, qu’il avait établis, allait vivre chez eux successivement les quatre saisons de l’année : Et vous traitent-ils bien ? lui demande quelqu’un, — Ils me traitent, répondit le bonhomme, comme si j’étais leur enfant. » — Y a-t-il rien de plus délicat et de plus » sensible que ce mot dans la bouche d’un père ? »

Lectures. — La Métempsycose du Singe. Vol. II, nº 99.

§ III. Style pittoresque

Pour comprendre ce que c’est que Style pittoresque, il suffira d’expliquer l’origine du nom qui lui est donné.

L’adjectif Pittoresque est dérivé de la langue italienne : il vient du mot Pittore (peintre) ; il signifie donc ce qui peut faire de l’effet en peinture, ce qui est propre à être peint, et, par déduction, tout ce qui peut former une image,

Le style Pittoresque est donc destiné à nous représenter les images des choses capables de produire de l’effet sur nous.

C’est le style qui plaît aux écrivains lorsqu’ils nous offrent des récits de voyage, tels que M. de Lamartine, dans son Voyage en Orient ; M. de Chateaubriand, dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem, M. Alexandre Dumas, etc.

M. Deleuze, le traducteur des Saisons de Thompson, fait usage de ce style pour nous présenter le tableau l’effrayant des Alpes envahies par des tourbillons de neige ; et au milieu de cette nature désolante, un pauvre paysan surpris par la nuit, et s’efforçant de regagner sa chaumière. L’auteur nous peint les efforts inutiles du malheureux voyageur, luttant avec désespoir contre les tourbillons de neige et la rigueur du froid, ses terreurs affreuses, l’obscurité de la nuit qui vient augmenter son malheur, et enfin sa triste et cruelle agonie, loin de sa femme et de ses enfants qui l’attendent en lui préparant les vêtements chauds et un feu clair pour réchauffer ses membres engourdis.

Un Paysan égaré, périssant au milieu des neiges

Lorsque les autans furieux soulèvent le fardeau des neiges et les rapportent au travers des airs obscurcis, combien est à plaindre le malheureux qui cherche à regagner sa cabane isolée ! Égaré dans ses propres champs, il s’arrête et ne reconnaît plus sa route : il voit de nouvelles collines se former, et la campagne bouleversée lui prédite un aspect informe. Les chemins ont disparu dans la plaine ; il n’aperçoit plus ni la rivière ni la forêt ; ses yeux s’étendent sur un désert effrayant et sauvage ; il erre du coteau dans la vallée et s’égare de plus en plus. Pressé par le désir impatient de retrouver sa demeure, il précipite ses pas au travers des sillons mouvants. L’espoir agite ses nerfs, ranime sa vigueur, et lui fait faire de vains efforts. Mais, hélas ! quelle horreur le saisit, quel désespoir s’empare de son âme, lorsque, accourant vers un objet sombre qu’il a pris pour le toit de sa chaumière, élevé au-dessus de la neige, il reconnaît son erreur, et se trouve au milieu d’une solitude inconnue, loin de tout asile, loin de tous vestiges humains ! Cependant la nuit s’épaissît autour de lui, et la tempête, grondant au-dessus de sa tête, double l’horreur de sa situation. Alors une foule de dangers menaçants se présentent à son imagination effrayée : ce sont des fossés escarpés, des précipices affreux, des abîmes sans fond, des gouffres sans issue ; ne distinguant plus la terre solide de l’eau non encore glacée, il redoute également et le marais fangeux et le lac paisible d’où sort une source qui arrose ses prairies. La crainte arrête ses pas incertains ; ses forces l’abandonnent ; il tombe au pied d’un monceau de neige mouvante ; il sent toute l’amertume de la mort, et son agonie est mêlée des angoisses cruelles dont la nature perce le cœur du malheureux expirant sans secours, loin de sa femme, de ses enfants, de ses amis. En vain sa femme, attendant soir retour, lui prépare un feu clair et des vêtements chauds ; en vain ses petits-enfants, regardant par la fenêtre au travers des ténèbres, appellent leur père avec les cris et les larmes de l’innocence. Hélas ! il ne verra plus ni sa femme, ni ses amis, ni ses enfants, ni sa maison hospitalière. Un froid mortel glace ses sens, roidit ses nerfs, et, pénétrant jusqu’à son cœur, en arrête le mouvement ; il n’est plus qu’un cadavre étendu sur la neige et blanchissant au souille du nord.

Lecture. — Le Voyageur égaré dans les neiges du Saint-Bernard. Vol. II, nº 100.

§ IV. Style périodique ou développé

Pour l’explication du style périodique, voyez page 23 de ce volume [Première partie, chapitre I, section IV, § IV, « Style périodique »].

§ V. Le Style enjoué

Le style enjoué convient dans les sujets badins, dans une table, dans un conte, dans une lettre, dans le récit d’une aventure plaisante, etc. Il admet les pensées fines et délicates, qui, déguisées sous un air de bonhomie, constituent la naïveté du style, ainsi que nous venons de le dire. L’ironie douce et l’allusion lui sont très ordinaires, il tire ses métaphores d’objets familiers, mais agréables. Parmi les figures, il choisit toujours les plus simples et les plus naturelles.

La Lettre de Voiture à mademoiselle de Rambouillet est remplie de gaieté et d’enjouement.

Mademoiselle,

Je voudrais que vous m’eussiez pu voir aujourd’hui dans un miroir en l’état où j’étais. Vous m’eussiez vu dans les plus effroyables montagnes du monde, au milieu de douze ou quinze hommes les plus horribles que l’on puisse voir, dont le plus innocent en a tué quinze ou vingt autres, qui sont tous noirs comme des diables, et qui ont les cheveux qui leur viennent jusqu’à la moitié du corps ; chacun eux ou trois balafres sur le visage, et deux pistolets et deux poignards à la ceinture ; ce sont les bandits qui vivent dans les montagnes des confins du Piémont et de Gènes. Vous eussiez eu peur sans doute, mademoiselle, de me voir entre ces messieurs-là, et voulussiez cru qu’ils m’allaient couper la gorge. De peur d’en être volé, je m’en étais fait escorter ; j’avais écrit, dès le soir, à leur capitaine, de me venir accompagner, et de se trouver en mon chemin ; ce qu’il a lit, et j’en ai été quitte pour trois pistoles. Mais, surtout, je voudrais que vous eussiez vu la mine de mon neveu et de mon valet, qui croyaient que je les avais menés à la boucherie.

Au sortir de leurs mains je suis passé par des lieux où il y avait une garnison espagnole, et là, sans doute, j’ai couru plus de dangers, on m’a interrogé : j’ai dit que jetais Savoyard ; et, pour passer pour cela ; j’ai parlé, le plus qu’il m’a été possible, comme M. de Vaugelas : sur mon mauvais accent, ils m’ont laissé passer. Regardez si je ferai jamais de beaux discours qui me valent tant, et, s’il n’eût pas été bien mal à propos qu’en cette occasion, sous ombre que je suis à l’Académie, je me fusse piqué de parler bon français. Au sortir de là, je suis arrivé à Savone, où j’ai trouvé la mer un peu plus émue l’il ne fallait pour le petit vaisseau que j’avais pris ; et néanmoins je suis, Dieu merci, arrivé ici à bon port.

Voyez, mademoiselle, combien de périls j’ai courus dans un jour ! Enfin, je suis échappé des bandits, des Espagnols et de la mer.

Lecture. — La Provence en hiver. Vol. II, nº 101.

§ VI. Le Style philosophique

Le style Philosophique est l’opposé du style enjoué. Il bannit tous les ornements frivoles ; mais il ne dédaigne pas ceux qui, sans compromettre sa dignité, peuvent le rendre plus intéressant. Il est sobre de figures et de mouvements, et ne se distingue presque du style simple que par un caractère plus soutenu de force et de noblesse. Si quelquefois il s’élève et s’anime, il change de nature et de nom ; il devient oratoire.

Une dignité noble et imposante caractérise les belles pensées de Kératry, sur la Reconnaissance.

Mémoire précieuse du cœur, céleste reconnaissance, c’est par toi que les amitiés se perpétuent, que la pauvreté cesse d’être envieuse, et qu’un noble dévouement vient habiter le sein du mortel dont un bras secourable a relevé la misère ! Plus habiles que Zeuxis et Polygnote, tu promènes les pinceaux sur une toile impérissable ; tes couleurs sont vives et conservent une fraîcheur éternelle. Ton pouvoir s’étend sur tout ce qui respire : l’animal qui rugit au fond des forêts, celui qui partage la retraite de l’homme, obéissent à tes saintes lois ; tous sont sensibles aux soins dont ils sont l’objet, tous flattent et caressent la main qui les protège ou qui leur donne la pâture. Fille aimable du bienfait, tu te fais reconnaître à ton tour : tu ménages, dans l’ordre social, un doux échange de procédés et un commerce de tendres affections. L’être orgueilleux te regarde nomme un poids accablant dont il cherche à se dégager à la première rencontre ; l’âme délicate et généreuse t’inscrit sur ses registres comme une dette dont elle veut toujours payer les intérêts, et dont le capital ne doit jamais s’éteindre ; ils sont quelquefois pénibles les sacrifices que tu imposes, mais l’estime de soi-même en adouci l’amertume ; on se console en songeant qu’on a fait son devoir.

Le style sévère est le plus convenable pour exprime] les plus hautes vérités chrétiennes. L’abbé de Beauvais s’en est servi pour montrer que le but de l’homme ici-bas est d’aimer, de connaître et de servir Dieu de plus en plus.

Lecture. — L’Immortalité de l’âme, prouvée par les attributs de l’humanité. Vol. II, nº 102.

§ VII. Le Style oratoire

Le style Oratoire, noble sans emphase, orné sans recherche, se distingue surtout par le mouvement et la chaleur. Il convient dans les discussions importantes par les intérêts qui s’y rattachent, et surtout dans le développement des considérations morales, politiques et religieuses.

Il est surtout en usage dans les discours. Il se trouve dans la bouche de ce vieillard de Syracuse qui s’adresse au peuple assemblé pour délibérer sur le sort des prisonniers athéniens, après la guerre de Sicile.

Vous voyez, s’écrie-t-il, un père infortuné qui a senti plus qu’aucun autre Syracusain les funestes effets de cette guerre, qui lui a ravi deux fils, la consolation et l’espoir de sa vieillesse. Je ne puis point, à la vérité, ne point admirer leur cornage et leur bonheur d’avoir sacrifié au salut de la république une vie que la loi commune de la nature leur aurait tôt ou tard enlevée ; mais je ne puis aussi ne pas sentir la plaie cruelle que leur mort a faite à mon cœur, et ne point haïr et délester les Athéniens, auteurs de cette malheureuse guerre, comme les homicides et les meurtriers de mes enfants !

Cependant, je ne puis le dissimuler, je suis moins sensible à ma douleur qu’à l’honneur de ma patrie ; et je la vois prête à se déshonorer pour toujours par le cruel avis qu’on vous propose. Les Athéniens, il est vrai, méritent toutes sortes de mauvais traitements et des supplices pour l’injuste guerre qu’ils nous ont déclarée ; mais les dieux, justes vengeurs du crime, ne les ont-ils pas assez punis, et ne nous ont-ils pas assez vengés ? Quand leurs chefs ont déposé leurs armes et se sont rendus à nous, n’était-ce pas dans l’espérance de conserver leur vie ? et pouvons-nous la leur ôter sans encourir le juste proche d’avoir violé le droit des gens, et d’avoir déshonoré notre victoire par une barbare cruauté ? Quoi ! vous souffrirez que votre victoire soit ainsi flétrie dans tout l’univers, et qu’on dise qu’un peuple qui, le premier, a dans sa ville érigé un temple à la Miséricorde, en a point trouvé dans la vôtre ? Sont-ce les victoires et les triomphes seuls qui rendent une ville à jamais illustre ? Non, non, c’est la clémence pour des ennemis vaincus ; c’est la modération dans plus grande prospérité ; c’est, enfin, la crainte d’irriter les dieux par un orgueil fier et insolent. Vous n’avez point sans doute oublié que ce même Nicias, sur le sort duquel vous allez prononcer, est celui qui plaida votre cause dans rassemblée des Athéniens, et qui employa tout son crédit et toute son éloquence pour les détourner de vous faire la guerre. Une sentence de mort, prononcée contre ce digne chef, est-elle donc une juste récompense du zèle qu’il a témoigné pour vos intérêts ? Pour moi, la mort me sera moins triste que la vue d’une telle injustice commise pour ma patrie et par mes concitoyens.

Rollin, Histoire ancienne, liv. VIII.

Lecture. — Le Duc de Rohan à ses troupes. Vol. II, nº 103.

§ VIII. Le Style historique

Le style Historique est le style de l’histoire ; il tient en somme le milieu entre le style enjoué, le style philosophique et le style oratoire. Plus grave que le premier, moins austère que le second, moins véhément que le troisième, il est plus orné que tous les trois. Il s’élève et s’abaisse suivant la nature des faits qu’il raconte ou les réflexions qu’il expose. Ses expressions et ses métaphores sont tantôt nobles, tantôt familières. Ses pensées sont tour à tour vives, frappantes, profondes, ingénieuses, il ne rejette pas les figures de symétrie ; il évite celles de mouvement et de suspension.

Nous citerons ici de préférence le Passage des Alpes par Bonaparte.

Pour frapper les grands coups qu’il prépare. Napoléon a les Hautes-Alpes à franchir ; et le grand Saint-Bernard, qui, de tous les points de la vaste chaîne, lui livrerait de plus près le cœur de l’Italie, est aussi celui où la nature a semblé réunir le plus de difficultés insurmontables pour défendre ses forteresses contre les conquérants. Il est inaccessible à une armée… On l’a cru jusqu’à ce jour. Les soldais français le croient encore. Les têtes de colonnes, en se rencontrant à Martigny, s’arrêtent, étonnées, aux pieds de ces gigantesques boulevards. Comment pousser plus avant dans ces gorges qui semblent murées par ces abîmes sans fond. Il faudrait longer les précipices effroyables, gravir les glaciers immenses, surmonter les neiges éternelles, vaincre l’éblouissement, le froid, la lassitude, vivre dans cet autre désert, plus aride, plus sauvage, plus désolant que celui de l’Arabie, et trouver des passages au travers de ces rocs entassés jusque dix mille pieds au-dessus du niveau des mers. Il y a bien entre les escarpements et les abîmes, suspendu sur les torrents, dominé par les crêtes d’où roulent à flots les neiges humides et taillé dans les anfractuosités de la roche vive, un sentier qui monte pendant plusieurs lieues, roide, inégal, étroit jusqu’à n’avoir parfois que deux pieds à peine, tournant à angles si aigus qu’on marche droit au gouffre, et glissant, chargé de frimas, perdu, d’intervalle en intervalle, sous les avalanches. Chemin si terrible, qu’il a fallu préposer de charitables cénobites à la garde de cette rampe meurtrière, afin d’enhardir le voyageur isolé par la promesse de donner un chien pour guide, un fanal pour secours, un hospice pour repos, et une prière pour aide ou pour funérailles. Là passera aussi une armée : Bonaparte l’a dit ; il a marqué du doigt la route. Martigny et Saint Pierre sont encombrés d’apprêts qui attestent aux soldats que leur chef a pensé à tout. Aux mulets rassemblés de toute la Suisse ont été ajoutés les traîneaux, les brancards, tous les moyens de transport que le génie de l’administration française ou les habitudes de la contrée ont pu fournir. Pendant trois jours l’armée démonte ses canons, ses forges de campagne, ses caissons. Marmont et Gassendi placent leurs bouches à feu dans des troncs d’arbres creusés ; les cartouches dans des caisses légères ; les affûts, les provisions, les magasins sur des traîneaux faits à la hâte ou sur ceux du pays ; puis, 17 mai, tout s’élance ; les soldats montent, au cri de Vive le premier consul ! à l’assaut des Alpes ; la musique des corps marche en tête de chaque régiment. Quand le glacier est trop escarpé, le pas trop périlleux, le labeur trop rude, même pour ces fanatiques de gloire et de patrie, les tambours battent la charge, et les retranchements de l’Italie sont emportés. C’est ainsi que la colonne s’étend, monte, s’attache aux crêtes des Alpes, les étreint de ses anneaux mouvants. C’est un seul corps qui n’a qu’une pensée, qu’une âme ; une même ardeur, une même joie court dans les rangs ; les mêmes chants apprennent aux échos de ces monts la présence, la gaieté, la victoire de nos soldats : la victoire ! car voilà le sommet atteint, le drapeau tricolore arboré, le grand Saint-Bernard vaincu !… Le premier consul a promis par pièce 1000 francs aux soldais qui se sont voués à cette tâche : tous refusent ; ils n’acceptent pour récompense que les périls et l’Italie.

Salvandy.

Lecture. — Mort de Léonidas, par Barthélemy. Vol. II, nº 104.

§ IX. Le Style académique

Le style Académique aime les traits les jeux d’esprit et les antithèses. Il s’occupe surtout du choix des mots, de l’arrangement des phrases et des artifices de l’élocution, au reste, il descend presque jusqu’au familier ou s’élève presque jusqu’au sublime, suivant la dignité des sujets qu’il traite. Il convient dans les discours d’apparat principalement destinés à plaire, dans les compliments faits aux puissances, dans les panégyriques où il est permis d’employer toutes les richesses de l’art et d’en étaler toute pompe. Pensées ingénieuses, expressions frappantes, tours et figures agréables, arrangement nombreux et périodique. C’est une œuvre dans laquelle l’auteur ne peut enlever les suffrages qu’à force d’élégance et de beauté.

Nous ne saurions citer un meilleur exemple pratique que le brillant Discours de Buffon sur le style, prononcé le jour de sa réception à l’Académie française.

Nous donnons ici quelques extraits de ce magnifique discours : c’est tout à la fois un modèle de style pur, sévère et noble et un recueil de bons conseils sur l’art d’écrire.

Discours de Buffon sur le Style.

Buffon nous recommande en termes élevés d’imiter la nature, lorsque nous voulons produire une œuvre de style. La nature travaille sur un plan éternel, avec une sage lenteur, et sait ainsi donner la perfection à ses œuvres. Imitons la nature dans sa marche et dans son travail ; prenons le temps de la réflexion ; elle nous aidera à former un ouvrage immortel.

Pourquoi les ouvrages de la nature sont-ils si parfaits ? c’est que chaque ouvrage et un tout, et qu’elle travaille sur un plan éternel dont elle ne s’écarte jamais. Elle prépare en silence les germes de ses productions ; elle ébauche, par un acte unique, la forme primitive de tout être vivant, elle la développe, elle la perfectionne par un mouvement continu et dans un temps prescrit. L’ouvrage étonne mais c’est l’empreinte divine dont il porte les traits qui doit nous frapper. L’esprit humain ne peut rien créer : il ne produira qu’après avoir été fécondé par l’expérience et la méditation : ses connaissances sont les germes de ses productions. Mais s’il imite la nature dans sa marche et dans son travail, s’il s’élève par la contemplation, aux vérités les plus sublimes, s’il les réunit, s’il les enchaîne, s’il en forme un tout, un système par la réflexion, il établira, sur des fondements inébranlables, des monuments immortels.

Il nous parle ensuite de la nécessité de nous faire un plan, précaution sans laquelle un homme d’esprit si trouve embarrassé, au milieu de toutes les idées qui se présentent en foule à son esprit : ce ne peut être qu’après les avoir comparées et subordonnées qu’il pourra prendre la plume et écrire, et que son style deviendra intéressant et lumineux.

C’est faute de plan, c’est pour n’avoir pas assez réfléchi sur son objet, qu’un homme d’esprit se trouve embarrassé, et ne sait par où commencer à écrire : il aperçoit à la fois un grand nombre d’idées ; et, comme il ne les a ni comparées ni subordonnées ; rien ne le détermine à préférer les unes aux autres, il demeure donc dans la perplexité. Mais lorsqu’il se sera fait un plan, lorsqu’une fois il aura rassemblé et mis en ordre toutes les pensées essentielles à son sujet, il s’apercevra aisément de l’instant auquel il doit prendre la plume, il sentira le point de maturité de la production de l’esprit, il sera pressé de la faire éclore, il n’aura même que du plaisir à écrire ; les idées se succéderont aisément, et le style sera naturel et facile, la chaleur naîtra de ce plaisir, se répandra partout, et donnera de la vie à chaque expression : tout s’animera de plus en plus ; le ton s’élèvera, les objets prendront de la couleur ; et le sentiment, se joignant à la lumière, l’augmentera, la portera plus loin, la fera passer de ce que l’on a dit à ce que l’on va dire, et le style deviendra intéressant et lumineux.

Le savant académicien s’élève contre remploi répété des traits saillants, qui n’éblouissent pendant quelques instants que pour nous plonger ensuite dans les ténèbres.

Rien ne s’oppose plus à la chaleur que le désir de mettre partout des traits saillants ; rien n’est plus contraire à la lumière, qui doit faire un corps et se répandre uniformément dans un écrit, que ces étincelles qu’on ne lire que par force en choquant les mots les uns contre les autres, et qui ne nous éblouissent pendant quelques instants que pour nous laisser ensuite dans les ténèbres. Ce sont des pensées qui ne brillent que par l’opposition ; on ne présente qu’un côté de l’objet, ou met dans l’ombre toutes les autres faces ; et, ordinairement, ce côté qu’on choisit est une pointe, un angle sur lequel on fait jouer l’esprit avec d’autant plus de facilité qu’on s’éloigne davantage des grandes faces sous lesquelles le bon sens a coutume de considérer les choses.

Il proscrit de la véritable éloquence les pensées fines, les idées légères, l’esprit mince et brillant, qui est nuisible à l’expression des grandes choses.

Rien n’est encore plus opposé à la véritable éloquence que l’emploi de ces pensées fines, et la recherche de ces idées légères, déliées, sans consistance, et qui, comme la feuille du métal battu, ne prennent de l’éclat qu’en perdant de la solidité : aussi, plus on mettra de cet esprit mince et brillant dans un écrit, moins il aura de nerf, de lumière, de chaleur et de style, à moins que cet esprit ne soit lui-même le fond du sujet, et que l’écrivain n’ait pas eu d’autre objet que la plaisanterie ; alors l’art de dire de petites choses devient peut-être plus difficile que l’art d’en dire de grandes.

Buffon regarde comme opposée au naturel la peine qu’on se donne pour exprimer des choses ordinaires ou communes. Il pense que l’écrivain perd son temps à faire des combinaisons de mots inutiles ; que ce n’est point là du style, mais l’ombre du style :

Rien n’est plus opposé au beau naturel que la peine qu’on se donne pour exprimer des choses ordinaires ou communes du ne manière singulière ou pompeuse : rien ne dégrade plus l’écrivain. Loin de l’admirer, on le plaint d’avoir passé tant de temps à faire de nouvelles combinaisons de syllabes pour ne rien dire que ce que tout le monde dit. Ce défaut est celui des esprits cultivés, mais stériles ; ils ont des mois en abondance, point d’idées : ils travaillent donc sur des mots, et s’imaginent avoir combiné des idées, parce qu’ils ont arrangé des phrases, et avoir épuré le langage, quand ils l’ont corrompu en détournant les acceptions. Ces écrivains n’ont point de style, ou, si l’on veut, ils n’en ont que l’ombre : le style doit graver des pensées ; ils ne savent que tracer des paroles.

Pour bien écrire, il faut bien posséder son sujet, ne point s’en écarter, c’est ce que l’académicien appelle sévérité du style ; bien choisir ses expressions conduit à la noblesse du style ; et l’absence du brillant, de l’équivoque et de la plaisanterie, constitue la gravité, et même la majesté du style ; et si l’on écrit comme on pense, le style aura de la vérité :

Pour bien écrire, il faut donc posséder pleinement son sujet ; il faut y réfléchir assez pour avoir clairement l’ordre de ses pensées, et en former une suite, une chaîne continue, dont chaque point représente une idée ; et, lorsqu’on aura pris la plume, il faudra la conduire successivement sur ce premier trait, sans lui permettre de s’en écarter, sans l’appuyer trop inégalement, sans lui donner d’autre mouvement que celui qui sera déterminé par l’espace qu’elle doit parcourir. C’est en cela que consiste la sévérité du style c’est aussi ce qui en fera l’unité et ce qui en réglera la rapidité, et cela seul aussi suffira pour le rendre précis et simple, égal et clair, vif et suivi. À cette première règle, dictée par le génie, si l’on joint de la délicatesse et du goût, du scrupule sur le choix des expressions, de l’attention à ne nommer les choses que par les ternîtes les plus généraux, le style aura de la noblesse ; si l’on y joint encore de la défiance pour son premier mouvement, du mépris pour tout ce qui n’est que brillant, et une répugnance constante pour l’équivoque et la plaisanterie, le style aura de la gravité, il aura même de la majesté ; enfin, si l’on écrit comme on pense, si l’on est convaincu de ce que l’on veut persuader, cette bonne foi avec soi-même, qui fait la bienséance pour les autres, et la vérité du style, lui fera produire tout son effet, pourvu que cette persuasion intérieure ne se marque pas par un enthousiasme trop fort, et qu’il y ait partout plus de candeur que de confiance, plus de raison que de chaleur.

L’harmonie n’est qu’accessoire. Buffon la regarde comme facile à acquérir par la lecture des poètes et des orateurs. L’harmonie ne fait ni le fond, ni le ton du style : elle peut trouver dans des écrits vides de sens :

Les règles ne peuvent suppléer au génie : s’il manque, elles seront inutiles. Bien écrire, c’est tout à la fois bien penser, bien sentir, bien rendre ; c’est avoir en même temps de l’esprit, de l’âme et du goût. Le style suppose la réunion et l’exercice de toutes les facultés intellectuelles ; les idées seules forment le fond du style, l’harmonie des paroles n’en est que l’accessoire, et ne dépend que de la sensibilité des organes : il suffit d’avoir un peu d’oreille pour éviter les dissonances, et de l’avoir exercée, perfectionnée par la lecture des poètes et des orateurs, pour que mécaniquement on soit porté à l’imitation de la cadence poétique et des tours oratoires. Or jamais l’imitation n’a rien créé : aussi cette harmonie de mots ne fait ni le rond ni le ton du style, et se trouve souvent dans les écrits vides d’idées.

Le ton avec lequel l’écrivain doit parler se règle sur la nature du sujet. Alors il s’élèvera à mesure que la matière s’élèvera elle-même ; et si le ton est constamment élevé, si chaque idée est brillamment rendue, si le génie de l’écrivain peut la rendre avec enthousiasme, le ton s’élèvera jusqu’au sublime.

Le sublime n’appartient pas à tous les sujets : il règne seulement dans la poésie, l’histoire et la philosophie : ce sont là les seuls champs où l’habile écrivain peut déployer toute l’étendue de son génie.

Les ouvrages bien écrits seront les seuls qui passeront à la postérité : la quantité des connaissances, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes ne sont pas de sûrs garants de l’immortalité. Si les ouvrages qui les contiennent ne roulent que sur de petits objets, s’ils sont écrits sans goût, sans noblesse et sans génie, ils périront, parce que les connaissances, les faits et les découvertes s’enlèvent aisément, se transportent, et gagnent même à être mis en œuvre par des mains plus habiles. Ces choses sont hors de l’homme ; le style est l’homme même. Le style ne peut donc ni s’enlever, ni se transporter, ni s’altérer. S’il est élevé, noble, sublime, l’auteur sera également admiré dans tous les temps ; car il n’y a que la vérité qui soit durable, et même éternelle. Or, un beau style n’est tel en effet que par le nombre infini des vérités qu’il présente : toutes les beautés intellectuelles qui s’y trouvent tous les rapports dont il est composé, sont autant de vérités aussi utiles, et peut-être plus précieuses pour l’esprit humain que celles qui peuvent faire le fond du sujet.

Le sublime ne peut se trouver que dans les grands sujets. La poésie, l’histoire et la philosophie ont toutes le même objet, et un très grand objet : l’homme et la nature. La philosophie décrit et dépeint la nature, la poésie la peint et l’embellit ; elle peint aussi les hommes ; elle les agrandit, elle les exagère ; elle crée les héros et les dieux. L’histoire ne peint que l’homme, et le peint tel qu’il est : ainsi le ton de l’historien ne deviendra sublime, que quand il fera le portrait des plus grands hommes, quand il exposera les plus grandes actions, les plus grands mouvements, les plus grandes révolutions, et partout ailleurs, il suffira qu’il soit majestueux et grave. Le ton du philosophe pourra devenir sublime toutes les fois qu’il parlera des lois de la nature, de l’être en général, de l’espace, de la matière, du mouvement et du temps, de l’âme, de l’esprit humain, des sentiments, des passions ; dans le reste, il suffira qu’il soit noble et élevé. Mais le ton de l’orateur et du poète, dès que le sujet est grand, doit toujours être sublime, parce qu’ils sont les maîtres de joindre à la grandeur de leur sujet autant de couleur, autant de mouvement, autant d’illusion qu’il leur plaît ; et que, devant toujours peindre et toujours agrandir les objets, ils doivent ainsi partout employer toute la force, et déployer toute l’étendue de leur génie.

Buffon, Discours de réception à l’Académie française.

Lecture. — Discours de J. Racine. Vol. II, nº 403.

§ X. Le Style poétique

Le style Poétique admet tous les ornements, mais surtout il prodigue les images : il est riche d’expressions et d’harmonie, il déploie beaucoup de pompe et de noblesse pour exprimer tout ce qui frappe l’imagination : il aime particulièrement l’harmonie imitative, et fait un grand usage de métaphores et de comparaisons. Il convient dans les morceaux descriptifs, tels que la description des environs de Tyr par Fénelon :

J’admirais l’heureuse situation de la ville de Tyr qui est au milieu de la mer, dans une île : la côte voisine est délicieuse par sa fertilité, par les fruits qu’elle porte, par le nombre de villes et de villages qui se louchent presque, enfin par la douceur de son climat ; car les montagnes mettent cette côte à l’abri des vents brûlants du midi. Elle est rafraîchie par le vent du nord qui souffle du côté de la mer. Ce pays est au pied du Liban dont le sommet fend les nues et va toucher les astres ; une glace éternelle couvre son front ; des fleuves pleins de neige tombent, comme des torrents, des rochers qui environnent sa tête. Au-dessus, on voit une vaste forêt de cèdres antiques, qui paraissent aussi vieux que la terre où ils sont plantés, et qui portent leurs branches épaisses jusque vers les rues. Cette forêt a sous ses pieds de gras pâturages dans la pente de la montagne ; c’est là qu’on voit errer les troupeaux qui mugissent. Les brebis qui bêlent, avec leurs tendres agneaux, bondissent sur l’herbe. Là coulent mille ruisseaux d’une eau claire. Enfin on voit au-dessous de ces pâturages le pied de la montagne, qui est comme un jardin : le printemps et l’automne y règnent ensemble, pour y joindre les fleurs et les fruits. Jamais ni le souffle empesté du midi qui sèche et qui brûle tout, ni le rigoureux aquilon, n’ont osé effacer les vives couleurs qui ornent ce jardin.

C’est auprès de cette belle côte que s’élève, dans la mer, où est bâtie la ville de Tyr. Cette grande ville semble nager au-dessus, des eaux, et être la reine de toutes les mers. Les marchands y abondent de toutes les parties du monde, et ses habitants sont eux-mêmes les plus fameux marchands qu’il y ait dans l’univers. Quand on entre dans cette ville, on croit d’abord que ce n’est point une ville qui appartienne à un peuple particulier, mais quelle est la ville commune de tous les peuples, et le centre de leur commerce. Elle a deux grands môles semblables à deux bras qui s’avancent dans la mer, et qui embrassent un vaste port. On voit connue une forêt de mâts de navires, et ces navires sont si nombreux, qu’à peine peut-on découvrir la mer qui les porte. Tous les citoyens s’appliquent au commerce, et leurs grandes richesses ne les dégoûtent jamais du travail nécessaire pour les augmenter. On y voit de tous côtés le fin lin d’Égypte, et la pourpre tyrienne deux fois teinte d’un éclat merveilleux. Cette double teinture est si vive, que le temps ne peut l’effacer. On s’en sert pour des laines fines, qu’on rehausse d’une broderie d’or et d’argent.

Lecture. — Les Fleurs. Vol. II, nº 106.

§ XI. Style romantique

Nous allons essayer de définir le style Romantique. Si nous ne sommes pas assez heureux pour réussir pleinement, peut être que nos efforts suffiront pour en donner une idée satisfaisante. Si l’on veut bien comprendre cette espèce de style, il faut que l’on reporte un instant ses idées sur la nature du style classique : ce dernier nous aidera à mieux caractériser son rival.

Le style classique d’abord est celui dont nous nous sommes occupés jusqu’ici dans ces leçons ; c’est celui des écrivains qui, dans tous les genres de compositions, ont été regardés de tout temps comme dignes d’être proposés pour modèles à l’admiration de tous les peuples, et à l’imitation des écrivains qui se sont succédé dans chaque siècle : c’est Je style dans lequel ont brillé, chez les Grecs : Homère, Sophocle, Euripide, Platon et Démosthène ; chez les Latins : César, Cicéron, Horace et Tite-Live ; chez les Italiens : Dante, Arioste et le Tasse ; chez les Français : Corneille, Racine, Molière, La Fontaine, Boileau, Pascal, Bossuet, Fléchier, Fénelon, Bourdaloue, Massillon, La Bruyère et Buffon. Qui oserait nier que ces écrivains d’élite ne passent à bon droit pour les maîtres de l’art, et que l’unanimité d’hommages qui leur ont été rendus jusqu’à notre époque par tous les gens éclairés et sensibles, n’ait suffit pour établir leur excellence ?

Parmi tous ces écrivains illustres, et tous ceux qui auraient pu compléter cette liste si honorable pour les lettres, nous devons reconnaître et avouer hautement que les auteurs anciens, par leur génie, ont servi de modèles à la plupart de leurs dignes émules des temps du Moyen-Âge et des temps modernes. Les premiers ont réuni au plus haut degré l’imagination, c’est-à-dire, le génie qui crée, et le goût, c’est-à-dire, la faculté qui fait discerner le bon et le beau du mauvais et de la laideur. C’est à eux que leurs successeurs et nous, nous devons les sujets merveilleux, les formes de langage extraordinaire les expressions choisies, l’harmonie de la diction, les images frappantes et la variété considérable des figures et des mouvements de style ; c’est à leur école que les écrivains modernes se sont formés, qu’ils ont puisé, comme à une source féconde, des inspirations heureuses qui leur ont obtenu l’honneur d’être proclamés hommes de génie et écrivains classiques. Les écrits de ces hommes immortels sont entre les mains de tous, et il serait superflu de citer ici quelques-unes de leurs œuvres pour justifier leur réputation si solidement établie.

Un schisme littéraire, qui a exercé une grande influence sur le style, et que nous regardons comme une véritable maladie dont les lettres sont atteintes, s’est manifesté dans notre siècle. C’est à détruire cette haute réputation qu’une nouvelle école, connue sous le nom de Romantique, travaille avec plus d’ardeur que de succès.

Cette école a pris subitement la résolution de rester sans admiration pour les chefs-d’œuvre que les croyances mythologiques anciennes ont enfantés, ou qu’elles ont embellis de leurs grâces. Ces nouveaux partisans ont pré tendu, contrairement à Boileau (Voir, vol. II, nº 107, l’opinion de Boileau sur l’emploi du merveilleux dans la poésie) que les dieux de l’antique Olympe étaient bien caducs que l’Aurore n’avait plus son teint ni ses doigts de roses que Flore était bien fanée, qu’il y avait trop longtemps que Vénus était la déesse de la beauté, et que son fils enfant depuis l’âge d’or, pouvait bien avoir aujourd’hui la barbe un peu blanche ; que le merveilleux du christianisme serait bien capable à notre époque d’effrayer le dogme. Remplaçant alors les divinités de la Grèce et d’Rome par les divinités des peuples du Nord, ces nouveau : sectaires brisèrent résolument les Dieux d’Homère et de Virgile, et adoptèrent avec enthousiasme Odin, Frigg les Walkyries, etc., êtres imaginaires dont le trône était assis sur les nuages de la Scandinavie ; leur imagination se plut à errer au milieu des fées, des nécromants, de sylphes, des puissances invisibles, tel que le roi de Aines, etc. ; à visiter les vieux donjons, à s’y entretenir avec des fantômes errants pendant l’obscurité des nuits à rechercher les cérémonies funèbres, les songes effrayants, les esprits fantastiques. Puis, d’autres fois, les adeptes de cette école se voyaient en imagination assis autour de l’immense foyer du château où venaient les sur prendre l’arrivée soudaine d’un chevalier ou d’un pèlerin puis assistaient aux récits merveilleux de leurs aventures.

Indépendamment de ces idées singulières, les écrivains romantiques ne voulurent plus être arrêtés dans leur vol vagabond par aucune des règles auxquelles s’étaient astreints les classiques, et dédaignant de ressembler au fleuve majestueux qui, sagement contenu dans son lit roule ses ondes généreuses et répand la fraîcheur, la vie et l’abondance partout où il passe, ils préférèrent s’assimiler au torrent impétueux, qui, libre dans son cours franchit toute barrière, s’élance de tous côtés, et porte le ravage et la dévastation dans les campagnes qu’il inonde. Certes un tel spectacle peut causer de l’émotion, mais il effraye au lieu de plaire ; et les romantiques se permirent des hardiesses poussées jusqu’à l’extravagance, inspirèrent le dégoût par l’horreur de leurs tableaux, et ébranlèrent fortement les imaginations au lieu de les charmer agréablement.

Tel est le terrain que les romantiques exploitent ou ont exploité. Il ne leur en restait point d’autre, car tout ce qui est raisonnablement du domaine de l’esprit humain, nos auteurs classiques l’ont traité aussi dignement que possible : passions, caractères, vertus, crimes, effets de la nature physique, exploits militaires, remords, excès du malheur et de la prospérité, etc., tout a été décrit, peint, célébré ou flétri par nos classiques. Quelles étaient donc les ressources de leurs rivaux ? Aucune, si ce n’est le mauvais goût, l’idéal, le vague, l’extravagant qu’ils se sont donnés en partage.

La Réforme romantique descendit bientôt des idées dans le style. Ces novateurs créèrent des procédés de diction qui outragèrent à chaque pas la grammaire. Ils mirent en vogue des expressions dérivées de barbarismes ; des tours nouveaux avec des solécismes ; et ils présentèrent des idées neuves avec des termes impropres. La nouvelle école, faussa, tortura notre belle prose et notre poésie, et en fit un indigne jargon ; ces téméraires écrivains rivalisèrent de zèle et nous donnèrent une nouvelle langue, une langue bâtarde aux dépens de la noble langue française.

(Voir le chapitre intitulé : Néologisme, p. 152 de ce volume [Première partie, chapitre IV, section II, 4°].)

La querelle des anciens et des modernes était déjà engagée depuis longtemps, et Boileau, ce rigide législateur de la beauté de la langue française, gardait toujours le silence, lorsque le prince de Conti, un des hommes les plus spirituels de l’époque, lui dit : « J’irai à l’Académie et j’écrirai à votre place : Tu dors, Brutus. »

Malgré les nobles efforts du prince de Conti, le style romantique a duré, et est parvenu jusqu’à nous. Parmi les hommes de goût qui lui ont fait une guerre acharnée, nous devons mentionner les louables efforts que M. Viennet a faits pour essayer d’arrêter les progrès de cette épidémie littéraire, et nous croyons que ses efforts ont été couronnés de quelque succès. Nous donnons dans le volume de Lectures la spirituelle et incisive épître qu’il a composée contre les romantiques. Cette pièce de vers a trop d’étendue pour que nous la rapportions ici.

Lecture. — Épître aux Muses sur les Romantiques. Vol. II, nº 108.

Section III. — Genre sublime

Le Genre sublime développe toutes les richesses et les ressources de l’éloquence : ses qualités distinctives sont : l’énergie, la véhémence, la magnificence, la majesté, la hardiesse des figures et l’éclat des images.

Nous distinguerons ici ce qui concerne le style, de ce qui concerne le sublime proprement dit.

§ I. Style sublime

Le style sublime admet quelque nuance : il s’appelle Magnifique, lorsqu’il joint à la magnificence des expressions et à la richesse des images, l’harmonie des périodes, la majesté et l’élévation des pensées.

Voyez avec quelle pompe d’expression Bossuet nous parle des grandes leçons que nous devons puiser dans l’histoire :

Quand vous voyez, passer comme en un instant devant vos yeux, je ne dis pas les rois et les empereurs, mais les grands empires qui ont fait trembler tout l’univers ; quand vous voyez les Assyriens anciens et nouveaux, les Mèdes, les Perses, les Romains, se présenter devant vous successivement, et tomber pour ainsi dire les uns sur les autres, ce fracas effroyable vous fait sentir qu’il n’y a rien de solide parmi les hommes, et que l’inconstance et l’agitation est le propre partage des choses humaines. Mais ce qui rendra ce spectacle plus utile et plus agréable, ce sera la réflexion que vous ferez non seulement sur l’élévation et sur la chute des empires, mais encore sur les causes de leurs progrès et sur celles de leur décadence ; car le même Dieu qui a fait l’enchaînement de l’univers, et qui, tout puissant par lui-même, a voulu, pour établir l’ordre, que les parties d’un si grand tout dépendissent les unes des autres ; ce même Dieu a voulu aussi que le cours des choses humaines eût sa suite et ses proportions : je veux dire que les hommes et les nations ont eu des qualités proportionnées à l’élévation à laquelle ils étaient destinés ; et qu’à la réserve de certains coups extraordinaires où Dieu voulait que sa main parût toute seule, il n’est point arrivé de grand changement qui n’ait eu ses causes dans les siècles précédents.

On lira avec intérêt une page de Chateaubriand, intitulée : Les Forêts de l’Amérique. L’auteur y retrace avec vérité les impressions profondes de la solitude, du silence et de la nuit au milieu des forêts vierges du Nouveau-Monde.

Lecture. — Les Forêts d’Amérique, vol. II, nº 109.

§ III. Style véhément

Le style Véhément dépend moins des expressions que du ton et du mouvement impétueux des pensées qui touchent et qui entraînent Il comporte les figures passionnées, telles que : L’Exclamation, l’Apostrophe et la Prosopopée, « et celles qui ajoutent à la puissance des mots », comme la Répétition, la Métaphore et les autres espèces « de tropes qui sont les éléments essentiels du style véhément ». (Filon.)

Raynal dans son Histoire philosophique et politique fait ainsi sentir aux hommes le cri de la nature, le besoin de l’humanité, et la paix qui doit régner entre les peuples.

Hommes, vous êtes tous frères : jusques à quand différerez-vous de vous reconnaître ? Jusques à quand ne verrez-vous pas que la nature, votre mère commune, présente également la nourriture tous ses enfants ? Pourquoi faut-il que vous vous entre-déchiriez, et que les mamelles de votre nourrice soient continuellement teintes de votre sang ? Ce qui vous révolterait dans les animaux, vous faites presque depuis que vous existez. Craindriez-vous de devenir trop nombreux ? Eh ! reposez-vous sur les maladies pestilentielles sur l’inclémence des éléments, sur vos travaux, sur vos passions sur vos vices, sur vos préjugés, sur la faiblesse de vos organes, sur la brièveté de votre durée, du soin de vous exterminer. La sagesse de l’Être à qui vous devez l’existence a prescrit à votre population et à celles de toutes les espèces vivantes, des limites qui ne seront jamais franchies. N’avez-vous pas dans vos besoins sans cesse renaissants, assez d’ennemis conjurés contre vous, sans faire une ligue avec eux ? L’homme se glorifie de son excellence sur tous les êtres de la nature, et par une férocité qu’on ne remarque pas même dans la race des tigres, l’homme est le plus terrible fléau de l’homme. Si son vœu secret était exaucé, bientôt il n’en resterait qu’un seul sur toute la surface du globe.

Tels sont les écrits des Bossuet, des Fléchier, des Racine, des Corneille, des Voltaire, des Rousseau, etc. Toutes ces qualités se trouvent réunies dans une page des plus éloquentes qui nous devons à la plume de M. de Frayssinous ; elle est intitulée : Existence de Dieu.

Lecture. — Existence de Dieu prouvée par les beautés de la nature. Vol. II, nº 110.

§ III. Le Sublime

Le Sublime est un trait extraordinaire, qui transporte et élève l’âme au-dessus d’elle-même et lui cause une impression vive et profonde. Il peut se trouver dans une phrase, dans un mot, très simple en apparence, si cette phrase ou ce mot expriment une grande image, un grand sentiment ou une grande pensée. D’où nous conclurons qu’il ne faut pas confondre le style sublime, avec le sublime proprement dit. Le style sublime ne peut se montrer que sous le pompeux appareil des expressions et des figures les plus brillantes ; tandis que le sublime se trouve souvent dans la phrase, ou dans l’expression la plus simple. Ex. : Il jette ses regards et les nations sont dispersées. Ces paroles ne sont pas du style sublime, mais elles renferment une pensée sublime, qui nous fait concevoir rapidement la toute-puissance de Dieu.

Le Sublime proprement dit peut naître de, trois sources ; des images, des pensées et des sentiments.

1° Le Sublime des images

Toute image qui reproduit avec des couleurs vives et fortes, un grand objet, une grande action, produit le sublime. Telle est celle-ci, dans laquelle Homère décrit la marche de Neptune :

Neptune ainsi marchant dans les vastes campagnes,
Fait trembler sous ses pieds et forêts et montagnes.

Et cette strophe d’une Ode sur la mort :

        Dans ce las de poussière humaine,
Dans ce chaos de boue et d’ossements épars,
Je cherche, consterné de cette affreuse scène,
        Les Alexandre, les César ;
Cette foule de rois, fiers rivaux du tonnerre ;
Ces nations, la gloire et l’effroi de la terre,
        Ce peuple roi de l’univers,
Ces sages dont l’esprit brille d’un feu céleste.
De tant d’hommes fameux voilà donc ce qui reste,
        Des tombeaux, des cendres, des vers.

Rien n’est plus sublime que la noble et fière réponse de Sertorius, aux sollicitations que lui fait Pompée de rentrer dans les murs de Rome :

Rome ! Quoi, le séjour de votre potentat,
Qui n’a que ses fureurs pour maximes d’État !
Je n’appelle plus Rome un enclos de murailles,
Que ses proscriptions comblent de funérailles ;
Ces murs, dont le destin fut autrefois si beau,
N’en sont que la prison, ou plutôt le tombeau.
Mais, pour revivre ailleurs dans sa première force,
Avec les faux Romains elle a fait plein divorce ;
Et, comme autour de moi j’ai tous ses vrais appuis,
« Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis. »

Au sujet du Sublime des images, on peut lire la Mort de saint Louis, par l’abbé Poulle : on y remarque plusieurs grandes et sublimes images, si fréquentes dans les lieux saints.

Lecture. — La Mort de saint Louis. Vol. II, nº 111.

2° Le Sublime des pensées

Ce sont des maximes fortes, hardies, vraies et noblement exprimées qui forment le Sublime des pensées.

Les mortels sont égaux ; ce n’est point la naissance,
C’est la seule vertu qui fait la différence.
Voltaire.

Nous rapporterons ici des vers de Racine que nous avons déjà cités ; ils sont terminés par une pensée remarquable ment sublime. Les cinq premiers vers offrent des idées grandes, pompeusement exprimées, et le dernier vers les surpasse tous par la vivacité de la pensée :

    J’ai vu l’impie adoré sur la terre :
    Pareil au cèdre, il cachait dans les cieux,
             Son front audacieux ;
Il semblait à son gré gouverner le tonnerre,
    Foulait aux pieds ses ennemis vaincus ;
Je n’ai fait que passer, il n’était déjà plus.
3° Le Sublime des sentiments

Les sentiments sont sublimes lorsqu’ils nous paraissent, pour ainsi dire, au-dessous de la condition humaine, et qu’ils font voir dans la faiblesse de l’humanité, la constance d’un dieu. (Sénèque.)

L’univers fracassé tomberait sur la tête du juste, son âme n’en serait point ébranlée. La tranquillité du juste au milieu du fracas de l’univers est le sublime de la vertu.

Corneille est de tous nos poètes celui dans lequel on trouve le plus de sentiments sublimes. Les trois Horaces viennent d’être choisis pour combattre les trois Albains ; Curiace, Albain et beau-frère d’Horace, lui dit :

Quels vœux puis-je former, et quel bonheur attendre ?
De tous les deux côtés j’ai des pleurs à répandre ;
De tous les deux côtés mes désirs sont trahis.

Horace répond :

Quoi ! vous me pleureriez mourant pour mon pays ?

Cette réponse peint le sublime de l’amour de la patrie.

On connaît aussi le Moi, de Médée, et le Qu’il mourût du vieil Horace, mot si sublime, dit Voltaire, qu’il n’en est aucun de comparable dans toute l’antiquité. Dans la même pièce, un des Curiaces dit à Camille, sa fiancée, qui veut le retenir :

Avant que d’être à vous, je suis à mon pays.

Terminons ce que nous venons de dire sur le sublime, en citant ces beaux vers de Racine, qui peignent si bien la confiance admirable de Joad dans l’Être suprême. Ils peuvent servir d’exemple pour les différentes sortes de sublime, et en sont une véritable récapitulation.

Celui qui met un frein à la fureur des flots,
Sait aussi des méchants arrêter les complots,
Soumis avec respect à sa volonté sainte,
Je crains Dieu, cher Abner, et n’ai point d’autre crainte.

Le Sublime d’image se trouve dans le premier vers ; le Sublime de pensée, dans le second ; le Sublime de style dans tous les quatre.

Pour fixer notre attention sur un passage qui réunisse les différents caractères du sublime, choisissons dans la tragédie d’Athalie, la scène vii du IIIe acte. Nous y verrons le grand-prêtre Joad n’avoir pour résister à son ennemie redoutable, Athalie, que des prêtres et des enfants, mais soutenus, il est vrai, par une confiance sans bornes en la puissance de Dieu qui rend invincible. C’est dans cette admirable scène que le ministre sacré, saisi d’une inspiration divine, prophétise l’avènement de notre sainte Église en se servant des expressions les plus riches et les plus pompeuses.

Lecture. — Athalie, acte III, sc. vii. Vol. II, nº 112.

Section IV. — Style biblique

Pour compléter ce qu’il reste à dire du genre sublime il est nécessaire de dire quelques mots du Style biblique qui s’y rattache sous plusieurs rapports.

Le Style biblique se distingue par un double caractère de simplicité et de grandeur. La simplicité en est la qualité fondamentale, le caractère dominant, parce que la sagesse divine, pour se rendre accessible à tous, a voulu se rabaisser jusqu’à notre langage. Dieu a voulu ainsi apprendre aux hommes qu’il n’a point besoin, pour le récit des grandes choses qu’il a faites, de recourir à la vanité de l’éloquence ni de s’assimiler aux savants ou aux philosophes qui font si complaisamment parade d’esprit et de science dans leurs écrits.

Les auteurs profanes ne paraissent occupés que du soin d’embellir leurs discours ; les auteurs sacrés racontent avec la plus grande naïveté sans viser aux charmes de l’éloquence. Quoi de plus simple que le style dans lequel est écrite la création du ciel et de la terre :

Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre !

Ici point d’expressions pompeuses pour annoncer un es faits les plus étonnants, et cependant c’est dans ce style que sont exprimées les idées grandes et magnifiques, où nous voyons Dieu agir avec toute sa majesté et sa toute-puissance.

Malgré la simplicité et la naïveté de ce style, on y trouve quelquefois des passages si éclatants, qu’ils entraînent avec eux la magnificence du style. Telle est cette Description de la prise de Babylone par Cyrus, qu’il serait un peu long de rapporter ici ; et ailleurs celle d’un cheval de bataille, que Dieu lui-même nous a tracée dans le livre de Job :

« Est-ce vous, dit Dieu à Job, qui avez donné au cheval la force et le courage ? qui l’avez rendu terrible par un frémissement semblable au tonnerre ? Le rendrez-vous inquiet, et le ferez-vous bondir comme une sauterelle dans le temps que la fierté qui paraît dans le mouvement de ses narines inspire la terreur ? Il creuse du pied la terre : il est plein de confiance en sa force : il va au-devant des hommes armés et se rit de la peur, il en est incapable, et la vue de l’épée ne le fait pas reculer. Ne pouvant retenir son inquiétude et son ardeur, il frappe la terre et l’enfonce ; et il ne devient point tranquille par les premiers signaux de la trompette. Mais lorsqu’elle donne un signal décisif, alors il dit : « Courage ! » et distingue, comme par l’odorat, que le combat va se donner, avant qu’il se donne. Il entend, ce semble le commandement des généraux, et il prend garde au bruit confus de l’armée. »

Cette admirable description du cheval nous montre l’intrépidité de ce fier animal, son impatience de s’élancer en avant, sa joie lorsqu’il entend le son de la trompette guerrière, son intelligence qui lui fait comprendre que le combat va s’engager, et ses frémissements par lesquels il exprime son allégresse et son courage.

Lorsqu’il est nécessaire de défendre « l’humble qu’on outrage » le style biblique dépose sa simplicité pour revêtir un air de hardiesse et de force. Tels sont les Reproches de Dieu aux puissants de la terre.

Portrait des méchants Princes

Quoi ! vous qui deviez, défendre mon peuple comme une vigne dont vous aviez la garde ; vous qui deviez lui servir de haie et de rempart, c’est vous-mêmes qui avez ravagé cette vigne et qui l’avez ruinée comme si le feu y avait passé ! Encore, si vous aviez la modération de ménager vos frères et de ne pas les ruiner entièrement ! Mais, après avoir dépouillé mon peuple, vous le mettez sous le pressoir, pour tirer de ses os quelque suc, et vous le brisez sous le moulin pour achever de le mettre en poudre. Vous prétendez peut-être me déguiser vos vols et vos rapines, en les convertissant en de superbes ameublements dont vous ornez vos maisons. J’ai suivi avec des yeux attentifs et jaloux tout ce qui était à votre frère, et que vous lui avez enlevé. Je le vois, malgré l’application que vous avez à me le cacher : tout demande vengeance et l’obtiendra : elle tombera sur vous et sur vos enfants ; et le fils d’un père injuste, et héritant de son crime, héritera aussi de ma colère. Malheur à vous qui bâtissez vos maisons du sang du peuple ! La pierre criera contre vous du milieu de la muraille, et le bois qui sert à lier le bâtiment rendra témoignage contre vous.

À ce portrait des méchants princes de la terre, le vertueux Rollin oppose le portrait d’un bon juge et d’un bon prince ; il nous le fait comprendre au moyen des couleurs les plus vives et les plus extraordinaires. Le voici :

Portrait d’un bon Juge et d’un bon Prince

La compassion m’a élevé et m’a nourri dès mon enfance, et je l’ai eue pour guide dès le sein de ma mère. Mon vêtement était la justice et elle me servait de manteau, l’équité de mes jugements était mon diadème. Je délivrais le pauvre qui demandait justice par ses cris, et l’orphelin qui était sans protecteur. Celui qui était près de périr me semblait de bénédictions, et je consolais le cœur de la veuve. J’étais l’œil de l’aveugle et le pied du boiteux : j’étais le père des pauvres : je brisais les mâchoires de l’injuste, et je lui arrachais sa proie d’entre les dents.

Quoique le Style biblique ait pour premier caractère la simplicité, cependant il admet quelques figures dont les plus communes sont la Métaphore et la Comparaison, la Répétition, l’Apostrophe et la Prosopopée. Ex. :

J’ai toujours craint la colère de Dieu, comme des flots suspendus sur ma tête, et je n’en ai pu supporter le poids. (Comparaison et métaphore.)

Tu seras enivrée de douleurs ; tu boiras la même coupe que ta sœur Samarie a bue, qui n’est pleine que de désolations et de tristesse. (Apostrophe à Jérusalem.)

C’est maintenant (dit le Seigneur) que je me lèverai ; c’est maintenant que je signalerai ma grandeur ; c’est maintenant que je ferai éclater ma puissance. (Répétition.)

Jérusalem ! Jérusalem ! qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui sont envoyés vers toi, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses petits sous ses ailes ? et tu ne l’as pas voulu. (Prosopopée et comparaison.)

Un des grands ornements qui donnent du charme à ce style, ce sont les images riantes, la douceur et le sentiment qu’il aime. Ces qualités se font sentir dans les lignes suivantes, où le prophète demande à Dieu les présents de la terre et des saisons :

Prière à Dieu.
Ps. lxiv.

Vous visiterez la terre et vous la féconderez ; vous multiplierez ses richesses. Le grand fleuve est rempli de l’abondance des eaux. La terre a préparé la nourriture des hommes, parce que vous l’avez destinée à cet usage. Pénétrez son sein de la rosée, fertilisez ses germes, et ils se réjouiront des influences du ciel. Vous bénirez la terre, et vos bénédictions feront la couronne de l’année, et les campagnes seront couvertes de vos dons. Les déserts mêmes s’embelliront de fécondité, et les collines seront revêtues d’allégresse, et les vallons enrichis de la multitude des grains, élèveront la voix et chanterons l’hymne de vos louanges.

Les psalmistes trouvent encore une source d’agrément dans certaines oppositions qui en réalité sont une sorte de comparaison ; nous en citons une ici que notre illustre Buffon aurait été fort heureux de rencontrer sous sa plume :

Le Soleil

Vous avez appris au soleil l’heure de son coucher. Vous répande les ténèbres, et la nuit est sur la terre : c’est alors que les bêtes de forêts marchent dans l’ombre ; alors les rugissements des lionceaux appellent la proie, et demandent à Dieu la nourriture promise au animaux, Mais le soleil s’est levé, et déjà les bêtes sauvages se sont retirées ; elles sont allées se placer dans leurs tanières : l’homme alors sort pour le travail du jour, et accomplit son œuvre jusqu’au soir.

Une des plus précieuses qualités du style qui nous occupe, c’est la tendresse et l’amour qui viennent y ajouter de temps en temps un nouveau charme. Il est ordinaire d’y rencontrer fréquemment des traits pareils à ceux-ci

Écoutez, maison de Jacob, et vous tous qui êtes restés de la maison d’Israël ; vous que je porte dans mon sein, que je renferme dans mes entrailles ; je vous porterai moi-même encore jusqu’à la vieillesse, je vous porterai jusqu’à l’âge le plus avancé. Je vous ai créés, je vous soutiendrai, je vous porterai et je vous sauverai.

Sion a dit : Le Seigneur m’a abandonnée ; le Seigneur m’a oubliée ; une mère peut-elle oublier son enfant et n’avoir point de compassion du fils qu’elle a porté dans ses entrailles ? Mais, quand même elle l’oublierait, pour moi je ne vous oublierai jamais.

Pour résumer en peu de mots ce qui a été expliqué sur ce sujet, nous dirons que le caractère du style biblique est la simplicité et la grandeur, les images frappantes et vives qui nous présentent Dieu assis sur les chérubins, porté sur les nuées, dont le regard fait trembler la terre, dont la colère ébranle les fondements des montagnes, qui voit au fond des abîmes : toutes ces images sont pleines de hardiesse et de vivacité, ici le cœur parle avec tendresse, avec amour ; là les comparaisons sont toutes expressives : ce sont les palmes et les cèdres, les lions et les aigles, objets communs en Palestine et qui donnent au style une feinte caractéristique, connue sous le nom de Couleur locale.

« Le style de l’Écriture, dit La Harpe, est au-dessus de tout autre : les trois grandes vertus du christianisme, la Foi, l’Espérance et la Charité respirent dans les psaumes, comme dans tous les livres émanés de l’Esprit Saint, et c’est là ce qui rendra toujours ce recueil si précieux : car, sans la foi, l’âme est privée de lumières ; sans la charité, le cœur est vide de bonnes œuvres : sans l’espérance, la vie n’a point d’objet, et la mort n’a point de consolation. »

À toutes les citations qui ont été faites dans ce chapitre : nous ajouterons le célèbre Cantique de Moïse, que tous les enfants des Israélites devaient apprendre par cœur,

Ce beau cantique est plein d’éloquence. Le tour en est grand, les pensées nobles, le style sublime et magnifique, les expressions fortes, les figures hardies ; tout y est plein de choses et d’idées qui frappent l’esprit et saisissent l’imagination. Il a pour sujet le miracle que Dieu fit en faveur des Hébreux, lors du passage de la mer Rouge. Le prophète s’y abandonne à des transports de joie, d’admiration et de reconnaissance.

Lecture. — Cantique de Moïse. Vol. II, nº 113.