Chapitre IV. — Du Style.
Le Style est la manière d’exprimer la pensée ; c’est le caractère particulier que chaque écrivain imprime à la langue dont il se sert. C’est en ce sens que l’on dit : le style de Voltaire, de Buffon, de Racine, etc.
Buffon lui-même l’a ainsi défini : « Le style c’est l’homme. »
En effet, tous les hommes ont à peu près les mêmes idées : presque toutes les choses qu’ils disent frappent moins que la manière dont on les dit ; mais c’est l’expression, c’est le style qui en fait toute la différence : il relève les choses les plus communes, fait ressortir les plus singulières, donne de la force, de la grâce aux pensées ; il charme par son élégance, sa finesse, sa délicatesse ; il se fait admirer par sa gravité, sa noblesse et son harmonie ; le style est le portrait fidèle de l’écrivain lui-même, qui s’en sert pour nous communiquer ses pensées et ses sentiments, pour nous faire apprécier les qualités de son goût et nous entraîner par les élans sublimes de son génie. Le style, c’est le coloris qui vient animer le tableau, lui donner de l’éclat, enchanter les spectateurs et ravir leurs suffrages.
Le mot style vient d’une expression latine (stylus) qui elle-même est dérivée d’un mot grec (stulos, petite colonne). Chez les Romains, le style ou stylet désignait un point ou une grosse aiguille d’or ou de fer, pointue par un bout et aplatie par l’autre. Avec la pointe on écrivait sur une écorce d’arbre, appelée liber, d’où est venu le mot livre, ou même sur des tablettes enduites d’une légère couche de cire ; l’extrémité plate servait à effacer les caractères que l’on voulait corriger : peu à peu on appliqua ce mot à la manière dont on rendit ses idées ; et quand on dit d’un auteur que son style est bon, on veut dire qu’il exprime bien ses pensées.
Le style a des qualités générales et des qualités particulières : il doit en outre prendre différents tons selon les circonstances.
Section I. — Qualités générales
Les qualités générales du style sont : la Clarté, la Pureté, la Précision, le Naturel, la Variété, la Noblesse, la Convenance et l’Harmonie.
1° Clarté
La Clarté est la qualité fondamentale du style. Elle rend, pour ainsi dire, le langage transparent, et fait que nous sommes compris sans peine et sans effort de ceux auxquels nous parlons ou nous écrivons.
Pour être clair, il ne faut dire que juste ce qu’il faut. Pour réussir, il est nécessaire de bien concevoir son sujet, de le saisir tout entier, et de l’embrasser dans toute son étendue : si nous le concevons clairement, nous le rendrons de même. Il faut encore que toutes les parties soient arrangées avec ordre, et si bien enchaînées, qu’elles naissent facilement les unes des autres, qu’elles soient même prévues et devinées d’avance : voilà la clarté du style.
La Bruyère, à ce sujet, donne le conseil suivant : « Tout écrivain, pour
écrire nettement, doit se mettre à la place de ses lecteurs, examiner son propre
ouvrage comme quelque chose qui lui est nouveau, qu’il lit pour la première fois,
où il n’a nulle part, et que l’auteur aurait soumis à sa critique ; et se
persuader ensuite qu’on n’est pas entendu seulement à cause que l’on s’entend
soi-même, mais parce qu’on est en effet intelligible. »
Voici le résumé des qualités nécessaires à la clarté : idée claire et nette du sujet, bon choix d’expressions, ordre et enchaînement des idées, juste mesure des phrases et des périodes.
Pour compléter ce qui reste à dire de la clarté du style, on se reportera à ce qui a été dit sur la clarté de la phrase, dans les leçons précédentes, page 1 [Première partie, chapitre I, section I].
La clarté du style fait le principal mérite du morceau intitulé : Fléaux de 1709, Humanité de Fénelon, Toutes les expressions qui composent ce récit sont parfaitement choisies, les idées s’enchaînent naturellement, les phrases et les périodes sont d’une juste mesure. L’auteur y fait connaître toutes les qualités douces et humaines du vertueux Fénelon.
Fléaux de 1709. — Humanité de Fénelon
L’année 1709 est désastreuse pour la France dans les annales de notre histoire. Elle est marquée par les fléaux de la guerre et de la famine, l’invasion de nos provinces par l’ennemi, les impôts excessifs, et par-dessus tout, un hiver des plus rigoureux qui sévit surtout en France et en Italie, où gelèrent les lagunes de Venise. Au milieu de tous ces fléaux de la nature, Fénelon travailla de toutes ses forces au soulagement de l’humanité souffrante, et mit en action les plus touchantes vertus qu’il recommandait chaque jour dans de consolantes paroles.
Elle n’est point effacée de notre mémoire, cette époque désastreuse et terrible, cette année la plus funeste des dernières années de Louis XIV, où il semblait que le ciel voulût faire expier à la France ses prospérités orgueilleuses, et obscurcir l’éclat du plus beau règne qui eût encore illustré ses annales. La terre stérile sous les flots de sang qui l’inondent devient cruelle et barbare comme les hommes qui la ravagent, et l’on s’égorge en mourant de faim. Les peuples, accablés à la fois par une guerre malheureuse, par les impôts et par le besoin, sont livrés au découragement et au désespoir. Le peu de livres qu’on a pu conserver ou recueillir est porté à un prix qui effraye l’indigence, et qui pèse même à la richesse. Une armée, alors la seule défense de l’État, attend en vain sa subsistance des magasins qu’un hiver destructeur n’a pas permis de remplir. Fénelon donne l’exemple de la générosité : il envoie le premier toutes les récoltes de ses terres, et l’émulation gagnant de proche en proche, les pays d’alentour font les mêmes efforts et l’on devient libéral même dans la disette.
Les maladies, suites inévitables de la misère, désolent bientôt l’armée et les provinces. L’invasion de l’ennemi ajoute encore la terreur à tant de fléaux accumulés. Les campagnes sont désertes, et leurs habitants épouvantés fuient dans les villes. Les asiles manquent à la foule des malheureux. C’est alors que Fénelon fit voir que les cœurs sensibles, à qui l’on reproche d’étendre leurs affections sur le genre humain, n’en aiment pas moins leur patrie. Son palais est ouvert aux malades, aux blessés, aux pauvres sans exception.
Il engage ses revenus pour faire ouvrir des demeures à ceux qu’il ne saurait recevoir. Il leur rend les soins les plus charitables ; il veille sur ceux qu’on doit leur rendre. Il n’est effrayé ni de la contagion, ni du spectacle de toutes les infirmités humaines rassemblées sous ses yeux. Il ne voit en eux que l’humanité souffrante. Il les assiste, leur parle, les encourage.
Oh ! comment se défendre de quelque attendrissement, en voyant cet homme vénérable par son rang, par ses lumières, tel qu’un génie bienfaisant, au milieu de tous ces malheureux qui le bénissent, distribuer les consolations et les secours, et donner les plus touchants exemples de ces mêmes vertus dont il avait donné les plus touchantes leçons ?
La Harpe, Éloge de Fénelon.
Nous aimons à conseiller comme lecture les lignes écrites sur les salles d’asile par M. J. Janin, qui sait parler le langage des enfants. La description qu’il nous donne est pleine de sensibilité : tout y est clair : chaque expression est nette, simple ; chaque phrase est facile à saisir : le sens se laisse comprendre sans la moindre peine.
Nous ferons le même éloge du second morceau intitulé : les Savoyards et la Savoie, dans lequel M. Guiraud nous •intéresse si vivement en faveur des pauvres petits Savoisiens.
Lectures. — 1° Les Salles d’Asile. Vol. II, nº 77. — 2° Les Savoyards et la Savoie. Vol. II, nº 78.
2° Pureté
La Pureté du style consiste à s’exprimer correctement, c’est à-dire, à se conformer aux règles de l’orthographe et de la syntaxe. Cette qualité s’acquiert surtout par la lecture des meilleurs écrivains de notre langue et la fréquentation de la bonne compagnie. Pour connaître ce qu’il y a d’essentiel à dire sur la Pureté du style, il est important d’étudier ce que nous avons dit dans les chapitres précédents sur la Pureté de la phrase. (Voir p. 7 [Première partie, chapitre I, section II).
Nous offrons comme modèles de pureté de style, deux sujets entièrement opposés l’un à l’autre quant au sens. Dans le premier, intitulé l’Académie silencieuse, nous assistons à une séance dont le silence est la qualité première des académiciens, et leurs discours, non des paroles, mais des chiffres. Le second, intitulé : Un Spectacle gratis, nous montre une assemblée bruyante, il est vrai, mais où nous trouvons une peinture vraie de la joie franche du peuple.
L’Académie silencieuse.
Dans cet ingénieux apologue que nous devons à l’abbé Blanchet, l’auteur nous fait assister à une séance de l’Académie silencieuse, qui résidait à Memphis, capitale de l’ancienne Égypte. Nous recommandons au lecteur de distinguer, dans cette séance mémorable, la demande du postulant ; nommé Alamir, la réponse négative du président, l’insistance victorieuse du récipiendaire, et enfin sa réception au sein de l’Académie. Cette narration est un petit chef-d’œuvre de brièveté, de goût et d’esprit écrit avec toute la pureté désirable.
Memphis possédait une académie célèbre dont le principal statut était digne de Pythagore. Le voici : Les académiciens penseront beaucoup, écriront peu, et parleront le moins possible. On l’appelait l’Académie silencieuse, et il n’y avait point dans l’Égypte de savant distingué qui n’eût l’ambition d’y être admis. Alamir, jeune Égyptien d’une érudition immense et d’un jugement exquis, avait composé une excellente brochure intitulée le Bâillon. Il travaillait encore à diminuer ce chef-d’œuvre de précision, quand il apprit du fond de sa province qu’il y avait une place vacante dans l’Académie silencieuse. Quoiqu’il ne fut alors âgé que de vingt-deux ans, quoiqu’un grand nombre de concurrents briguassent la place, il arrive et se présente à la porte de la célèbre académie. Une foule de bavards et d’importuns, rôdant le long des paieries, s’approchent à la hâte du taciturne étranger ; ensuite ils l’accablent, comme c’est la coutume, de mille questions à la fois. Alamir, marchant droit à son but, et sans proférer un seul mot, donne le billet suivant à l’huissier de la salle, pour le remettre au président de l’auguste assemblée : « Alamir demande humblement la place vacante. » La cabale et l’intrigue y avaient déjà pourvu, et elle venait d’être accordée au protégé d’un Crésus ignorant. Le sénat silencieux fut désolé de ce contretemps : il venait de recevoir un froid bel esprit, dont le verbiage amphigourique ennuyait extrêmement sans instruire en nulle façon, au lieu qu’Alamir, le fléau des babillards, n’énonçait pas une parole qu’elle ne portât sentence. Le moyen d’annoncer une nouvelle si désagréable à l’auteur du Bâillon ? On ne savait comment s’y prendre, lorsque le président imagina cet expédient : il remplit d’eau une grande coupe, mais de manière qu’une petite goutte de plus l’eut fait déborder à l’instant ; puis il fit signe qu’on introduisit le candidat.
Alamir, la rougeur sur le front, la démarche lente et posée, s’avança avec cet extérieur modeste qui sied si bien au vrai mérite. À son approche, le président de l’Académie se leva fort honnêtement et lui montra d’un air triste l’emblème fatal de son exclusion, souriant à cet aspect, le jeune Égyptien comprit aisément ce dont il était question, et ne se déconcerta point. Persuadé qu’un académicien surnuméraire ne dérangerait rien et ne porterait nulle atteinte à la loi, il ramassa une feuille de rose, qu’il vit à ses pieds, puis il la posa doucement sur la surface de l’eau ou elle surnagea à son aise sans répandre la moindre larme.
À cette réponse ingénieuse, chacun battit des mains et, d’un consentement unanime, on fit passer de main en main à l’aspirant le registre de l’Académie ; il y inscrivit son nom à la suite de ceux des récipiendaires, et traça en marge le nombre de cent qui était celui de ses nouveaux confrères. Posant ensuite devant ces chiffres un zéro, par lequel il se désignait, il ajoute ces mots : (0,100) « Ils n’en vaudront ni plus ni moins. » Également enchanté et de l’esprit laconique et de la modestie peu commune du jeune Alamir, le président l’embrassa avec cordialité, et le combla de caresses. Il substitua ensuite le chiffre 1 au zéro qui précédait le nombre 100, et il écrivit à son tour (1100) avec cette courte phrase : « Ils en vaudront dix fois plus. »
L’abbé Blanchet.
Un Spectacle gratis.
M. de Jouy est l’un de nos littérateurs les plus féconds. Il écrivit avec la plus grande facilité : on peut en juger, par le morceau suivant, qui est rendu avec simplicité, correction, et une légèreté convenable au sujet.
La foule est immense : elle s’agite, se presse, comme les flots de la mer… Les portes s’ouvrent : l’Océan ne s’est pas précipité avec plus de violence dans le bassin de Cherbourg ; la tourbe inonde en un moment le péristyle, les escaliers, les corridors, le parterre et les loges ; l’aspect de la salle est tout à fait changé. Ces premières loges, où brillaient, la veille, les plus jolies femmes de Paris ; cet orchestre, ces balcons, où se montraient nos jeunes élégants ; ce parterre, où s’organisait une cabale, sont uniformément remplis, sans distinction d’âge, de sexe ni de rang, par la fruitière en battant-l’œil1, par le fort de la halle en chapeau gris, par le charbonnier et le perruquier, chacun dans son habit de poudre.
On parvient, avec beaucoup de peine, à se placer, c’est-à-dire à s’entasser en pyramide, les uns sur les autres, de manière à faire craindre aux habitants du parterre l’éboulement des spectateurs du cintre. C’est alors que s’établissent, de tous les coins de la salie, des conversations en style grivois, que les élèves de Vadé s’empressent de recueillir au profit de Brunet et de son théâtre.
Pour faire passer le temps, chacun crie, hurle, siffle, trépigne, enfin la toile se lève, et dès lors, le plus grand silence règne dans cette assemblée, jusque-là si tumultueuse : le moindre bruit, pendant le cours de la représentation, est puni par l’expulsion soudaine de celui qui l’a causé. Là, point d’élégantes, arrivant à huit heures au milieu d’une scène intéressante, et fermant avec fracas la porte de leur loge pour attirer tous les yeux sur elles ; là point d’applaudisseurs à gages, à qui l’on a, pour ainsi dire, noté, sur la pièce, les endroits qu’ils doivent applaudir ; là, point de parti pris contre telle ou telle actrice, contre tel ouvrage ; point d’influence de journaux, de coteries, de salons : le public de ces jours de gratis, par cela même qu’il va rarement au spectacle, y porte une attention que rien ne peut corrompre
De Jouy.
Il ne nous est point difficile de citer des lectures à faire sur la Pureté du style. Ouvrons au hasard le recueil des œuvres de nos bons écrivains ; laissons tomber notre choix sur le hardi Passage des Alpes par François et sur le Dévouement des religieux du mont Saint-Bernard, dont les auteurs sont l’historien Gaillard, et le publiciste genevois Mallet du Pan.
Lectures. — 1° Passage des Alpes. Vol. II, nº 70. — 2° Dévouement des Religieux du mont Saint-Bernard, vol. II, nº 80.
3° Précision
L’Académie définit ainsi la Précision : « Exactitude dans
le discours par laquelle on se renferme tellement dans le sujet dont on parle,
qu’on ne dit rien de superflu. »
La Précision consiste donc à ne dire que ce qui est nécessaire,
et à n’employer aucun mot inutile. Cependant la précision ne défend pas de donner à
la pensée toute l’extension et les ornements qu’elle comporte. Marmontel dit que
« la précision n’exclut, ni la richesse, ni l’élégance du style ; que tous
les genres d’écrire ont leur précision ; que le style philosophique a pour but de
démêler la vérité ; l’historique, de la transmettre ; l’oratoire, de l’amplifier ;
le poétique, de l’embellir »
; qu’ainsi chaque écrivain a son genre de
précision, et que toute espèce de développement ou d’ornement convient, pourvu que
l’on aille droit au but.
Chacun doit donc s’exprimer conformément à son caractère. Dans la tragédie de Polyeucte, Sévère parle des chrétiens en homme politique ; il est précis :
Ils font des vœux pour nous qui les persécutons.Corneille.
Esther émet devant Assuérus la même pensée ; mais comme elle prie Assuérus en faveur des Juifs, elle ajoute plus de développements, et cependant son discours ne s’éloigne pas de la précision :
Adorant dans leurs fers le Dieu qui les châtie,Tandis que votre main, sur eux appesantie,À leurs persécuteurs les livrait sans secours,Ils conjuraient ce Dieu de veiller sur vos jours.De rompre des méchants les trames criminelles,De mettre votre trône à l’ombre de ses ailes.Racine.
Le Style diffus ou prolixe est l’opposé du Style précis : il dit peu de choses avec beaucoup de paroles.
On peut lire, pour compléter l’étude du style précis, l’article intitulé : Précision, dans les qualités générales de la phrase, page 14 de ce volume.
Caractère des sept Rois de Rome.
(Tiré de l’Histoire
universelle de Bossuet.)
Bossuet passe en revue avec une admirable précision le caractère et les principales actions des sept premiers rois de Rome. On remarquera que dans cette page, il n’y a ni expression ni phrase inutile : chaque pensée est exprimée avec assez de développement pour être facilement comprise.
Romulus, dans une assemblée où il survint tout à coup un grand orage, fut mis en pièces par les sénateurs, qui le trouvaient trop impérieux, et l’esprit d’indépendance commenta dès lors à paraître dans cet ordre.
Pour apaiser le peuple qui aimait son prince, et donner une grande idée du fondateur de la ville, les sénateurs publièrent que les dieux l’avaient enlevé au ciel ; et lui firent dresser des autels.
Numa Pompilius, second roi, dans une longue et profonde paix, Il acheva de tonner ses mœurs, et de régler sa religion sur les mêmes fondements que Romulus avait posés.
Tullus Hostilius établit, par de sévères règlements, la discipline militaire et les ordres de la guerre, que son successeur, Ancus Marcius ; accompagna de cérémonies sacrées, afin de rendre la milice sainte et religieuse. !
Après lui, Tarquin l’Ancien, pour se faire des créatures, augmenta le nombre des sénateurs jusqu’au nombre de trois cents, où ils demeurèrent fixés durant plusieurs siècles, et commença les grands ouvrages qui devaient servir à la commodité publique.
Servius Tullius projeta l’établissement d’une république sous le commandement de deux magistrats annuels qui seraient choisis par le peuple.
En haine de Tarquin le Superbe, la royauté fut abolie avec des exécrations horribles contre tous ceux qui entreprendraient de la rétablir ; et Brutus lit jurer au peuple qu’il se maintiendrait éternellement dans sa liberté.
Bossuet, Histoire universelle.
J.-J. Rousseau a dit avec justice :
« La précision mène à
l’élégance. »
Aussi ces deux qualités sont-elles sœurs, et se
trouvent-elles réunies dans le passage suivant, qui appartient l’un de nos
estimables écrivains, Raynal. Il nous définit la Vraie Gloire en des termes exacts et directement utiles au sujet qui
l’occupe.
Lecture. — La Vraie Gloire. Vol. II, nº 81.
4° Naturel
Le Naturel du style consiste à rendre une idée, une image, un sentiment avec une vérité parfaite, et qui paraisse n’avoir coûté aucune peine à l’écrivain. Le naturel est ennemi de tout apprêt, de toute affectation ; dès qu’une expression recherchée, une image forcée, un sentiment exagéré se présente, le naturel est détruit. Cette précieuse qualité se fait particulièrement découvrir dans les ouvrages où elle règne ; dès que nous rencontrons un style naturel, nous nous sentons à notre aise, et il nous semble que l’ouvrage ait coulé de source, et qu’il n’ait coûté aucune peine à son auteur.
Cette qualité distingue particulièrement les écrits de La Fontaine et de Racine ; en lisant ces deux auteurs si parfaits, il semble que l’on va soi-même parler et écrire avec la même facilité, le même talent ; mais on est réduit bientôt à les admirer, en reconnaissant l’impuissance où l’on se trouve de pouvoir égaler le charme de leur style.
Quelques fragments de La Fontaine et de Racine pris au hasard nous offriront des modèles de Naturel. On ne saurait citer un meilleur exemple dans ce genre que la fable des Deux Pigeons. Il y règne tant de naturel qu’il semble qu’elle ne pouvait être écrite d’une manière différente. On y voit les deux amis jouir d’une douce félicité troublée tout à coup par le fatal désir des voyages qui s’empare de l’un des deux pigeons. Le voilà parti, et nous le voyons successivement en butte à plusieurs aventures malheureuses, dans lesquelles il manque à chaque instant de trouver la mort. Enfin, heureux d’avoir échappé à tous les périls, il revient à la demeure de son ami où il trouve, avec la sécurité, le véritable bonheur.
Les deux Pigeons.Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre :L’un d’eux s’ennuyant au logis,Fut assez fou pour entreprendreUn voyage en lointain pays.’L’autre lui dit : Qu’allez-vous faire ?Voulez-vous quitter votre frère ?L’absence est le plus grand des maux ;Non pas pour vous, cruel ! Au moins, que les travaux,|Les dangers, les soins du voyage,Changent un peu voire courage.Encor si la raison s’avançait davantage !Attendez les zéphyrs : qui vous presse ?un corbeau-Tout à l’heure annonçait malheur à quelque oiseau.Je ne songerai plus que rencontre funeste,Que faucons, que réseaux. Hélas ! dirai-je, il pleut :Mon frère a-t-il tout ce qu’il veut,Bon souper, bon gîte, et le reste ?Ce discours ébranla le cœurDe notre imprudent voyageurMais le désir de voir et l’humeur inquièteL’emportèrent enfin. Il dit : Ne pleurez point ;Trois jours au plus ; rendront mon âme satisfaite :Je reviendrai dans peu conter de point en point,Mes aventures à mon frère;Je le desennuîrai. Quiconque ne voit guèreN’a guère à dire aussi. Mon voyage dépeintVous sera d’un plaisir extrême.Je dirai : J’étais là ; telle chose m’avint :Vous y croirez être vous-même.À ces mots, en pleurant, ils se dirent adieu.Le voyageur s’éloigne : et voilà qu’un nuageL’oblige de chercher retraite en quelque lieu.Un seul arbre s’offrit, tel encor que l’orageMaltraita le pigeon en dépit du feuillage.L’air devenu serein, il pari tout morfonduSèche du mieux qu’il peut son corps chargé de pluie.Dans un champ à l’écart voit du blé répandu,Voit un pigeon auprès : cela lui donne envie ;Il y vole, il est pris : ce blé couvrait d’un lacsLes menteurs et traîtres appâts.Le lacs était usé ; si bien que de son aile,De ses pieds, de son bec, l’oiseau le rompt enfin :Quelque plume y péril ; et le pis du destinFut qu’un certain vautour à la serre cruelleVit notre malheureux, qui, traînant la ficelle,Et les morceaux du lacs qui l’avait attrapé,Semblait un forçat échappé.Le vautour s’en allait le lier, quand des nuesFond à son tour un aigle aux ailes étendues.Le pigeon profita du conflit des voleurs,S’envola, s’abattit auprès d’une masure,Crut pour ce coup que ses malheursFiniraient par cette aventure ;Mais un fripon d’enfant (cet âge est sans pitié)Prit sa fronde, et du coup tua plus d’à moitiéLa volatile malheureuse,Qui, maudissant sa curiosité,Traînant l’aile et tirant le pié,Demi-morte et demi-boiteuse,Droit au logis s’en retourna.Que bien que mal elle arrivaSans autre aventure fâcheuse ;Voilà nos gens rejoints : et je laisse à jugerDe combien de plaisirs ils payèrent leurs peines…La Fontaine.
Puisque le naturel du style consiste à rendre ses pensées et ses sentiments avec
aisance, sans effort, sans recherche aucune, il faut se garder avec soin de toute
affectation. La moindre expression ambitieuse, le moindre sentiment exagéré
ternissent le naturel du style et le font évanouir sans retour. Écrire en général
comme on pense, est le plus souvent le meilleur moyen de conserver cette qualité.
C’est ce que l’on remarquera clans le passage suivant, dans lequel l’écrivain a pour
but de nous faire voir
« qu’il n’est pas toujours bon de dire la
vérité à qui vous la demande »
. C’est l’avare Harpagon que l’auteur
met en scène avec Maître Jacques. On pourra lire cette page dans le deuxième
volume.
Lecture. — Maître Jacques à Harpagon. Vol. II, nº 82.
5° Variété
L’ennui naquit un jour de l’uniformité,
a dit un de nos poètes : il faut voir ici un conseil dont nous devons faire usage dans tout.
La Variété du style résulte de l’inégalité des phrases et des périodes, et d’un heureux mélange du style coupé et du style périodique.
« Une longue uniformité, a dit Montesquieu, rend tout insupportable ; les mêmes membres et les mêmes chutes répandent l’ennui dans un poème. »
Suivons aussi à ce sujet le conseil de Boileau :
Sans cesse en écrivant, variez vos discours :Un style trop égal et toujours uniforme ;En vain brille à, nos yeux : il faut qu’il nous endorme.
M. Alfred de Vigny nous donne une charmante description de l’Escalier du Lis à Chambord : il nous la présente avec une grande variété d’expressions et de phrase d’inégale longueur.
L’escalier du Lis est une des plus grandes curiosités de ce château, qui aujourd’hui n’offre plus qu’un contraste effrayant de majesté et de ruines, de splendeur et de misère. C’est là que mourut le maréchal de Saxe, le Turenne de Louis XV.
L’Escalier du Lis à Chambord
À quatre lieues de Blois, à une lieue de la Loire, dans une petite vallée fort basse, entre des marais fangeux et un bois de grands chênes, loin de toutes les routes, on rencontre tout à coup un château royal ou plutôt magique. On dirait que, contraint par quelque lampe merveilleuse, un génie de l’Orient l’a élevé pendant une des mille et une nuits, et l’a dérobé au pays du Soleil, pour le cacher dans ceux du brouillard avec les amours d’un beau prince. Ce palais est enfoui comme un trésor ; mais, à ces dômes bleus, à ces élégants minarets, arrondis sur de larges murs ou élancés dans l’air, à ces longues terrasses qui dominent les bois, à ces flèches légères que le vent balance, à ces croissants entrelacés partout sur les colonnades, on se croirait dans les royaumes de Bagdad ou de Cachemire, si les murs noircis, leurs tapis de mousse et de lierre, et la couleur pâle et mélancolique du ciel n’attestaient un pays pluvieux. Ce fut bien un génie qui éleva ces bâtiments, mais il vint d’Italie, et se nomma le Primatice : ce fut bien un beau prince dont les amours s’y cachèrent, mais il était roi, et se nommait François Ier. Sa salamandre y jette ses flammes partout ; elle étincelle mille fois sur les voûtes, comme feraient les étoiles d’un ciel ; elle soutient les chapiteaux avec sa couronne ardente ; elle colore les vitraux de ses feux ; elle serpente avec les escaliers secrets, et, partout, semble dévorer de ses regards flamboyants les triples croissants d’une Diane mystérieuse, deux fois déesse et deux fois adorée dans ces bois voluptueux.
Mais la base de cet étrange monument est, comme lui, pleine d’élégance et de mystère : c’est un double escalier qui s’élève en deux spirales, entrelacées depuis les fondements des plus lointains de l’édifice jusqu’au-dessus des plus hauts clochers, et se termine par une lanterne ou cabinet à jour couronné d’une fleur de lis colossale aperçue de bien loin ; deux hommes peuvent y mouler en même temps sans se voir.
Cet escalier lui seul semble un petit temple isolé ; comme nos églises, il est soutenu et protégé par les arcades de ses ailes minces, transparentes, et pour ainsi dire brodées à jour. On croirait que la pierre docile s’est ployée sous le doigt de l’architecte ; elle paraît, si l’on peut le dire, pétrie selon les caprices de son imagination.
On conçoit à peine comment les plans en furent tracés, et dans quels termes les ordres furent expédiés aux ouvriers ; cela semble une pensée fugitive, une rêverie brillante, qui aurait pris tout à coup un corps durable, un songe réalisé.
Alfred de Vigny.
Dans le récit intéressant que nous indiquons ici, et qui est intitulé : Xénophon à Scillonte, l’abbé Barthélemy a fort habilement diversifié son style. En le lisant on portera son attention sur l’étendue des phrases et des périodes qui le composent.
Lecture. — Xénophon à Scillonte. Vol. II, nº 83.
6° Noblesse
Le Noblesse du style consiste à éviter les images populaires et les expressions basses et triviales.
C’est ce que nous recommande encore Boileau en ces termes
Quoi que vous écriviez, évitez la bassesse :Le style le moins noble a pourtant sa noblesseArt poétique, chant I.
Il dit sans s’avilir les plus petites choses,Fait des plus secs chardons des œillets et des roses…Boileau, Ép. XI.
Il ne faut pas croire cependant que la Noblesse du style rejette les idées les plus simples, celles qui ne représentent que les choses les plus ordinaires. Il est un art de les exprimer avec noblesse, et c’est cet art qu’il faut acquérir et dont Boileau nous parle dans les vers qui précèdent. Il faut alors que la noblesse de l’expression couvre la simplicité de la pensée.
C’est, ainsi que le Rhin, indigné contre les Hollandais qui n’avaient pu empêcher l’armée française de traverser le fleuve, accuse leur faiblesse, et leur dit entre autres choses qu’ils ne sont bons qu’à faire des fromages :
Allez, vils combattants, inutiles soldats,Laissez là ces mousquets trop pesants pour vos bras ;Et la faux à la main, parmi vos marécages,Allez couper vos joncs et presser vos laitages ;Ou, gardant les seuls bords qui vous peuvent couvrir.Avec moi de ce pas venez vaincre ou mourir.Boileau, le Passage du Rhin, Ép. IV.
Delille a défini avec grâce le jeu de la pantoufle et celui de la raquette :
La Pantoufle.Ici, sous des genoux qui se courbent en voûte,Une pantoufle agile, en déguisant sa route,Va, vient, et quelquefois, par son bruit agaçant,Sur le parquet battu se trahit en passant.
La Raquette.Ailleurs, par deux rivaux la raquette empauméeAttend, reçoit, renvoie une balle emplumée,Qui, toujours arrivant et repartant toujours,Par le même chemin recommence son cours.Le Coin du feu.
Le style, sous la plume d’un bon auteur, sait faire passer les expressions les plus familières, les plus basses même, à la faveur de la beauté des pensées. Ainsi Racine et Corneille ont heureusement placé dans leurs vers les expressions communes chiens, boucs, pavé, etc. Ex. :
Joad à Abner.Je crains Dieu, dites-vous ; sa vérité me touche !Voici comme ce Dieu vous répond par ma bouche :« Du zèle de ma loi que sert de vous parer ?Par de stériles vœux penser vous m’honorer ?Quel fruit me revient-il de tous vos sacrifices ?Ai-je besoin du sang des boucs et des génisses ?Le sang de nos rois crie et n’est point écouté.Rompez, rompez tout pacte avec l’impiété.Du milieu de mon peuple exterminez les crimes,Et vous viendrez alors m’immoler vos victimes. »Racine, Athalie, acte▶ I, sc. i.
Joad à Mathan.Sors donc de devant moi, monstre d’impiété ;De toutes les horreurs, va, comble la mesure.Dieu s’apprête à te joindre à la race parjure,Abiron et Duthan, Doëg, Achitophel.Les chiens à qui son bras a livré Jézabel,Attendant que sur toi sa fureur se déploie.Déjà sont à ta porte et demandent leur proie !
La Piété à Dieu.Je suis la Piété, cette fille si chère,Qui t’offre de ce roi (Louis XIV) les plus tendres soupirs.Tu le vois tous les jours, devant toi prosterné,Humilier ce front de splendeur couronné,Et confondant l’orgueil par d’augustes exemples,Baiser avec respect le pavé de tes temples.Racine, la Piété, prologue.
À l’aspect imprévu de leur foule agréable,Le prélat radouci veut se lever de table :La couleur lui renaît, sa voix change de ton ;Il fait par Gilotin rapporter un jambon.Lui-même, le premier, pour honorer la troupe,D’un vin pur et vermeil il fait remplir sa coupe ;Il l’avale d’an trait ; et chacun l’imitant,La cruche au large ventre est vide en un instant.Boileau.
Citons comme exemple de style noble, ce morceau plein de grandeur que nous extrayons de L’Essai sur l’indifférence en matière de religion ; si l’auteur, M. de Lamennais, eût persévéré à marcher d’un pas ferme dans la route qu’il avait commencé de suivre, il fût devenu l’un des premiers génies de la France.
Lectures. — 1° Jésus-Christ ; Divinité de sa mission. Vol. II, nº 84. — 2° Le vrai Chrétien. Vol. II, nº 85.
7° Convenance
La Convenance consiste à adapter le style au sujet.
Chaque sujet a un style qui lui est propre.
1° Dans les narrations, par exemple, le style doit être uni, facile, naturel et rapide. Disons d’abord en quoi consistent ces qualités, pour pouvoir les discerner dans les exemples qui suivent.
Le style est uni, quand on n’y voit ni expressions ni pensées plus remarquables les unes que les autres ; facile, lorsqu’il ne sent point le travail ; naturel, quand il n’est ni recherché ni forcé ; rapide, quand il attache et entraîne. (Domairon.)
Telle est cette narration empruntée de madame de Genlis, et intitulée : l’Habillement singulier.
Cette anecdote, racontée d’une manière facile, naturelle et amusante par l’auteur, nous fait connaître une des originalités par lesquelles se signala M. de Louvois dans sa jeunesse.
L’Habillement singulier
M. de Louvois avait toujours eu l’esprit un peu léger : étant à Brest à dix-huit ans, avec beaucoup de dettes et sans argent ; il écrivit à son père ; et ne recevant point de réponse, il vendit tous ses habits pour fournir aux frais de son voyage, ne gardant pour toute garde-robe qu’un mauvais frac usé ; et il partit pour se rendre au château de Louvois, où le marquis de Souvré le reçut très mal : dans les premiers jours M. de Louvois n’osa pas lui renouveler sa demande. Un soir, M. de Souvré lui dit que les dames les plus considérables du voisinage devaient dîner chez lui le surlendemain. « J’espère, ajouta-t-il, que vous voudrez bien quitter ce vilain habit de voyage et vous habiller convenablement. » M. de Louvois se garda bien de dire qu’il ne lui restait plus que le vêtement qu’il avait sur lui ; mais il déclara qu’il n’avait apporté que de vieux habits, et qu’il désirait en faire faire un neuf ; et il saisit cette occasion de demander de l’argent. M. de Souvré refusa d’un ton qui ne laissait nulle espérance. M. de Louvois n’insista point ; il se contenta de répondre qu’il mettrait un autre habit. Il y avait dans la chambre où il couchait une vieille tapisserie à grands personnages, il en détacha un pan qui représentait Armide et Renaud ; il envoie chercher le tailleur du village ; et, lorsqu’il fut arrivé, il lui ordonna de faire un habillement complet, habit, veste et culotte avec ce pan de tapisserie, de passer la nuit, et de le lui rendre le surlendemain de bonne heure. Le tailleur, pour mettre un peu de régularité dans ce singulier ouvrage, fit les manches avec les deux bras d’Armide, et sur le dos de cet habit il mit la tête de Renaud ornée d’un beau casque ; deux petits visages d’amours et des fragments de bouclier formaient le reste de l’habillement, dont M. de Louvois se revêtit avec une joie parfaite. Équipé de la sorte, au mois de juillet, il attendit dans sa chambre, et non sans impatience, l’arrivée de la compagnie : aussitôt qu’il entendit des voitures dans la cour, il descendit fort lestement, malgré l’étonnante lourdeur de sa parure, et il s’élança sur le perron, afin de donner la main aux dames, ce qu’il fit sérieusement, et de l’air du monde le plus simple et le plus naturel. Comme on s’émerveillait, et que l’on questionnait en vain M. de Louvois qui, avec un maintien triomphal, conduisait ces dames dans le salon, M. de Souvré survint ; à l’aspect de son fils paré des dépouilles de sa chambre, il recula deux pas en arrière, en demandant d’un ton foudroyant raison de cette extravagance. « Mon père, dit M. de Louvois, m’aviez ordonné de mettre un autre habit, comme je n’avais à ma disposition que cette étoffe, j’ai été forcé de l’employer pour vous obéir. »
Madame de Genlis.
Lecture. — Molière soupant avec Louis XIV. Vol. II, nº 86.
2° Dans les sujets qui appartiennent à la raison, où l’on se propose d’instruire, le style doit être grave, méthodique, précis, ferme, énergique.
Le style est grave, quand il évite les saillies et les plaisanteries ; méthodique, lorsqu’il marche avec ordre, ne se permettant aucun écart ; précis, quand il rend les idées avec le moins de mots possible ; ferme et énergique quand la justesse des expressions répond à la solidité des pensées. (Domairon.)
M. de Lacépède, dans le morceau intitulé : Causes de la décadence de l’empire romain, nous présente une page où sont réunies ces différentes qualités. C’est un morceau historique remarquable, l’auteur esquisse avec la plus grande lucidité les causes de la décadence de l’empire romain. Il nous en montre le germe dans la jalousie des plébéiens contre les patriciens ; les discordes civiles qui s’en suivirent ; les différents partis qui agitèrent la république ; la domination des Césars ; le défaut d’institutions, la domination militaire ; la vénalité de l’empire ; le nombre considérable des empereurs ; puis enfin l’arrivée des Barbares.
Causes de la Décadence de l’Empire romain
À peine Rome était-elle née, qu’elle portait dans son sein le germe de la décrépitude. La vigueur de ses institutions en empêcha longtemps le développement, mais elles ne purent l’anéantir.
Ce germe destructeur était la jalousie du peuple contre le sénat ou des plébéiens contre les patriciens.
Le peuple-roi, accoutumé à regarder la liberté comme inséparable de son nom, ne voulait recevoir de loi que de lui-même ; les guerres et les conquêtes modérèrent souvent, mais d’autres fois ranimèrent cette division intestine.
Bientôt on vit les plus grandes victoires suivies des discordes civiles les plus dangereuses.
Les Gracques sentirent la cause du mal ; ils défendirent le peuple, mais ils l’accoutumèrent aux grandes agitations. Sylla voulut le contenir et même le réprimer. Marius le vengea : le sang coula de tous côtés ; les proscriptions se multiplièrent ; les brigues, la corruption s’introduisirent partout ; le respect pour les lois s’affaiblit ; l’amour de la patrie fut près de s’évanouir. Les généraux corrompent, par le pillage, par de l’argent et par des terres, les soldats qui cessent de se regarder comme ceux de la république. Pompée et César accroissent les maux et les dangers. César devait remporter sur Pompée ; il combattait ou paraissait combattre pour l’égalité des droits ; il attaque cette égalité lorsqu’il se croit le maître : il est immolé.
Le triumvirat lui succède. Le sénat ne peut plus faire respecter les lois qu’il a violées ; tout est soumis à la force ; tout se fait par des soldats qui ne sont plus Romains, et qui se livrent à celui qui les paye le plus. Les amis de l’indépendance s’éteignent ou sont immolés. Actium décide du maître de l’empire. La liberté est sacrifiée à un repos perfide, que devaient suivre toutes les horreurs de la tyrannie.
Les Césars s’attachent l’armée par leurs largesses ; ils conservent la puissance absolue. L’armée empêche le sénat de rétablir la république à la mort de Caligula.
Rome ne peut plus étendre sa domination ; elle ne tend plus qu’à la maintenir.
Tous les ressorts de la puissance étaient brisés ; ses institutions n’existaient plus que de nom ; ses maximes étaient oubliées, et ses antiques vertus dans le mépris. Les armes seules ont un pouvoir qui bientôt devait leur échapper. Les soldats vendent l’empire : plus de discipline, plus d’obéissance militaire ; les princes qui veulent la rétablir sont égorgés ou chassés. Dès lors tout est perdu ; partout île sanglantes guerres civiles, partout d’effroyables massacres. L’empire romain s’épuise, n’inspire ni respect, ni affection, ni crainte.
Les Perses et les Parthes attaquent l’Orient ; les Barbares, forcés par le besoin d’abandonner leurs forêts et leurs marais, attaquent le Nord. Le mal s’accroît au lieu de diminuer, par la division de l’empire, que l’on partage entre les enfants des princes, comme un domaine privé.
Le nombre des lieutenants s’accroît avec celui des princes. Rien-tôt, en quelque sorte, tout est empereur, excepté l’empereur lui-même, et par conséquent tout est asservi, opprimé, ravagé. La domination romaine devient en horreur.
Lacépède.
Lecture. — Le Prêtre. Vol. II, nº 87.
3° Dans les sujets qui appartiennent au sentiment, où l’écrivain cherche à toucher, le style doit être doux, Insinuant, vif, animé et pathétique.
Le style est doux et insinuant, quand il fait concevoir et sentir les choses sans efforts ; vif et animé, quand les idées sont pressées et se succèdent avec rapidité ; pathétique, lorsqu’il remue, agite, transporte. (Domairon.)
On peut prendre pour exemple les paroles que la déesse Calypso adresse au fils d’Ulysse pour retenir ce jeune prince dans son île. Elle lui représente que nul mortel ne peut entrer impunément dans son royaume ; que, grâce à sa tendresse pour lui, il peut espérer de n’être point puni de sa témérité. Elle l’engage à ne point suivre l’exemple d’Ulysse son père qui, pour l’avoir abandonnée, a vu son vaisseau s’ensevelir dans les ondes.
Calypso à Télémaque
Quand le repas fut fini, la déesse prit Télémaque, et lui parla ainsi :
Vous voyez, fils du grand Ulysse, avec quelle faveur je vous reçois. Je suis immortelle, nul mortel ne peut entrer dans cette île sans être puni de sa témérité, et votre naufrage même ne vous garantirait pas de mon indignation, si d’ailleurs je ne vous aimais. Votre père a eu le même bonheur que vous ; mais, hélas ! il n’a pas su en profiter. Je l’ai gardé longtemps dans cette île, il n’a tenu qu’à lui d’y vivre avec moi dans un état immortel ; mais l’aveugle passion de retourner dans sa misérable patrie lui fit rejeter tous ces avantages. Vous voyez tout ce qu’il a perdu pour Ithaque, qu’il n’a pu revoir. Il voulut me quitter ; il partit, et je fus vengée par la tempête. Son vaisseau, après avoir été longtemps le jouet des vents, fut enseveli dans les ondes. Profitez d’un si triste exemple. Après son naufrage, vous n’avez plus rien à espérer, ni pour le revoir, ni pour régner jamais dans l’île d’Ithaque après lui. Consolez-vous de l’avoir perdu, puisque vous trouvez une divinité prête à vous rendre heureux, et un royaume qu’elle vous offre.
Fénelon.
Lecture. — Guillaume Tell. Vol. II, nº 88.
4° Dans les sujets qui appartiennent à l’imagination, où l’écrivain cherche à plaire, le style doit être gracieux, élégant, varié, brillant, fleuri, nombreux et pittoresque.
Le style est gracieux, quand il est rempli de pensées délicates et de descriptions riantes ; élégant, lorsque les expressions sont bien choisies et bien arrangées ; varié, lorsqu’il se fait remarquer par la multiplicité des tours et des ornements ; brillant et fleuri, lorsqu’il éclate en images ; nombreux, quand il flatte agréablement l’oreille par l’heureux arrangement et par l’harmonie des expressions ; pittoresque, lorsqu’il représente vivement les objets. (Domairon.)
On remarque ces différentes qualités dans : Un Paysage du Berri, charmante description due à la plume de madame George Sand.
Ce paysage est décrit avec une délicieuse fraîcheur dans un style pittoresque. Tous les détails y sont charmants à rencontrer : les prairies, les ruisseaux, les massifs de verdure, la petite église, le cimetière, les maisonnettes avec tout ce qui les entoure, les allées sinueuses, les traînes, le petit ruisseau avec toutes les herbes qui le décorent, les oiseaux, etc. Tous ces détails en font une ravissante description.
Un Paysage du Berri
La partie sud-est du Berri renferme quelques lieues d’un pays singulièrement pittoresque. La grande route qui le traverse dans la direction de Paris à Clermont étant bordée des terres les plus habitées, il est difficile au voyageur de soupçonner la beauté des sites qui l’avoisinent. Mais à celui qui, cherchant l’ombre et le silence, s’enfoncerait dans un de ces chemins tortueux et encaissés qui débouchent sur la route à chaque instant, bientôt se révéleraient de frais et calmes paysages, des prairies d’un vert tendre, des ruisseaux mélancoliques et silencieux, des massifs d’aulnes et de frênes, toute une nature suave, naïve et pastorale. En vain chercherait-il dans le rayon de plusieurs lieues une maison d’ardoises et de moellons. À peine une mince fumée bleue, venant à trembloter derrière le feuillage, lui annoncerait le voisinage d’un toit de chaume, et, s’il apercevait, derrière le feuillage, les noyers de la colline, la flèche d’une petite église, au bout de quelques pas il découvrirait une campanille de tuiles rongées par la mousse, douze maisonnettes éparses entourées de leurs vergers et de leurs chènevières, un ruisseau avec son pont formé de trois soliveaux, un cimetière d’un aspect carré, fermé par une haie vive, quatre ormeaux en quinconce et une tour ruinée. C’est ce qu’on appelle un Bourg dans le pays…
Rien ne saurait exprimer la fraîcheur et la grâce de ces petites allées sinueuses qui s’en vont serpentant avec caprice sous leurs perpétuels berceaux de feuillage, découvrant à chaque détour une nouvelle profondeur toujours plus mystérieuse et plus verte. Quand le soleil du midi embrase jusqu’à la tige l’herbe profonde et serrée des prairies ; quand les insectes bruissent avec force, et que la caille glousse avec amour dans les sillons, la fraîcheur et le silence semblent se réfugier dans les traînes. Vous y pouvez marcher une heure sans entendre d’autre bruit que le vol d’un merle effarouché à votre approche, ou le saut d’une petite grenouille verte et brillante comme une émeraude, qui dormait dans son hamac de joncs entrelacés. Ce fossé lui-même renferme tout un monde d’habitants, toute une forêt de végétation ; son eau limpide court sans bruit en s’épurant sur la glaise, et caresse mollement des bordures de cresson, de baume et d’hépatiques ; les fontinales, les longues herbes, appelées rubans d’eau, les mousses aquatiques pendantes et chevelues, tremblent incessamment dans ces petits remous silencieux ; la bergeronnette jaune y trotte sur le sable d’un air à la fois espiègle et peureux ; la clématite et le chèvre-feuille l’ombragent de berceaux où le rossignol cache son nid. Au printemps, ce ne sont que fleurs et parfums ; à l’automne, les prunelles violettes couvrent ces rameaux qui, en avril, blanchiront les premiers : la senelle rouge, dont les grives sont friandes, remplace la fleur d’aubépine, et les ronces, toutes chargées de flocons de laine qu’y ont laissés les brebis en passant, s’empourprent de petites mûres sauvages d’une agréable odeur.
George Sand.
La description suivante, intitulée : Une Vue des Pyrénées, est non moins brillante et gracieuse : les images y sont variées et abondantes,
Lecture. — Une vue des Pyrénées. Vol. II, nº 80.
La Convenance du style au sujet comprend une dernière qualité que nous nommerons la Couleur locale.
Cette qualité consiste à emprunter ses expressions, ses comparaisons, ses descriptions, soit du caractère de l’époque à laquelle se rapporte le fait que l’on raconte, soit de la nature du climat, des habitudes, des mœurs particulières des habitants chez lesquels il s’est passé : ainsi les faits qui se rapportent à notre époque du moyen âge, ou à nos temps modernes, doivent avoir le cachet original de chacune de ces époques ; les faits qui s’accomplissent en Orient chez les Turcs ou en Occident chez les Espagnols devront différer, quant à la peinture des mœurs et du caractère de ces deux peuples.
L’exemple que nous proposons, intitulé : Mort de Bayard, nous fera bien comprendre en quoi consiste ce cachet, indispensable à certaines compositions.
Mort de Bayard.
30 avril 1524.
xvie siècle.
Ce récit de la mort du premier capitaine de François Ier, est écrit avec le style du xvie siècle, et par un écrivain de ce temps. Il se trouve naturellement empreint de la couleur de l’époque : le style et l’auteur sont contemporains. Nous y rencontrons des expressions qui ont vieilli, mais qui siéent bien à l’historien de ce siècle.
Après la bataille de Rebec où l’armée française fut défaite, Bayard fut chargé par Bonnivet de diriger la retraite. Ce fut pendant ce temps que Bayard reçut un coup d’arquebuse qui lui brisa les reins et causa sa mort.
En cette même retraite fut tué aussi ce gentil et brave monsieur de Bayard, à qui ce jour monsieur de Bonnivet, qui avait été blessé en un bras d’une heureuse harquebuzade et pour ce se faisait porter en litière, luy donna toute la charge et le soin de l’armée et de toute la retraite, et lui avait recommandé l’honneur de la France. Monsieur de Bayard qui avait en quelque pique auparavant avec lui, respondit :
« J’eusse fort voulu et qu’il eust ainsi plu à Dieu, que vous m’eussiez donné cette charge honorable, en fortune plus favorable à nous autres qu’à cette heure ; toutefois de quelle manière que la fortune traitte avec moy, je ferai en sorte que tant que je vivray, rien ne tombera entre les mains de l’ennemy, que je ne le deffende valeureusement. » Ainsi qu’il le promit, il le tint ; mais les Espagnols et le marquis de Pescayre, usans de l’occasion, furent trop importuns à chasser les Français, qu’ainsi que monsieur de Bayard les faisait retirer toujours peu à peu, voici une grande mousquetade qui donna à monsieur de Bayard, qui lui fracassa tous les reins.
Aussitost qu’il se sentit frappé, il s’écria : « Ah ! mon Dieu ! je suis mort. » Si prist son espée par la poignée et en baisa la croisée, en signe de la croix de nostre Seigneur, et dit tout haut : Miserere mei Deus ; puis, comme failly des esprits, il cuida tomber de cheval, mais encore eut-il le cœur de prendre l’arçon de la selle, et demeura ainsi jusques à ce qu’un gentilhomme, son maistre d’hostel, survînt, qui luy ayda à descendre et l’appuyer contre un arbre.
Soudain voilà une rumeur entre les deux armées que monsieur de Bayard estait mort. Voyez comme la renommée soudain publie le mal, comme le bien. Les nostres s’en effrayèrent grandement ; bien que le désordre fut grand parmy eux, et les Impériaux furent prompts à les chasser. Si n’y eust il galant homme parmi eux, qui ne le regrettait ; et le venait voir qui pouvait, comme une belle relique, en passant et chassant toujours ; car il avait cette coustume de leur faire la guerre la plus honneste du monde et la plus courtoise ; et y eu eust aucuns qui furent si courtois et bons, qu’ils le voulurent emporter en quelque logis là près ; mais il les pria qu’ils le laissassent dans le camp mesme qu’il avait combattu, ainsi qu’il convenait à un homme de guerre et qui avait toujours désiré de mourir armé.
Sur ce arriva monsieur le marquis de Pescayre qui luy dit : « Je voudrais de bon cœur, monsieur de Bayard, avoir donné la moitié démon vaillant, et que je vous tinsse mon prisonnier, bien sain et bien sauve, afin que vous puissiez ressentir par les courtoisies que recevriez de moy, combien j’estime vostre valeur et haute prouesse. Je me souviens qu’estant bien jeune, le premier los que vous donnèrent ceux de ma nation, ce fut qu’il disoient : Muchos grisonnes, y pocos Bayardos. » Aussi, depuis que j’ai eu connaissance des armes, je nay point ouy parler d’un chevalier qui approchast de vous. Et puisqu’il n’y a remède de la mort, je prie Dieu qu’il retire vostre belle âme auprès de luy, comme je crois qu’il le fera. »
Incontinent, monsieur le marquis de Pescayre députa gardes auprès dudit sieur de Bavard, et leur commanda qu’elles ne bougeassent d’auprès de luy, et, sur la vie, ne l’abandonnassent qu’il ne fusse mort et qu’il ne luy fust fait aucun outrage, ainsi qu’est la cous-fume d’aucune racaille de soldats qui ne sçavent encore les courtoisies de la guerre, ou bien des grands marauts de goujats qui sont encore pires. Cela se voit souvent aux années.
Il fut donc tendu à monsieur de Bayard un beau pavillon pour se reposer ; et puis, ayant demeuré en cet estat deux ou trois heures, il mourut ; et les Espagnols enlevèrent son corps avec tous les honneurs du monde en l’église, et par l’espace de deux jours luy fut fait service très solennel ; et puis les Espagnols le rendirent à ses serviteurs qui l’emmenèrent en Dauphiné, à Grenoble ; et là, reçu par la pour de Parlement et une infinité de monde, qui l’allèrent recueillir et luy firent de beaux et grands services en la grande église de Nostre-Dame, et puis fui porté en terre à deux lieues de là, chez les Minimes.
Brantôme.
La couleur locale répand un grand charme sur la narration, que nous signalons ici, et que nous devons à M. de Lamartine. Tout nous rappelle que cet épisode se passe en Orient : les Arabes, la caravane, les noms qui figurent dans ce récit, l’amour de l’Arabe pour son coursier, le lait du chameau, le doura, les coutumes des Arabes, tout est en harmonie et empreint de la couleur locale la plus caractérisée.
Lecture. — L’Arabe et son Cheval. Vol. II nº 90.
8° Harmonie
Comme nous avons suffisamment expliqué, au sujet des qualités de la phrase, en quoi consiste l’Harmonie, l’une des plus agréables qualités du style, nous renvoyons à la page 17 [Première partie, chapitre I, section IV]. Nous ne ferons que résumer ici les principales conditions qu’elle exige.
L’Harmonie est la qualité du style la plus séduisante la plus capable de lui donner le nombre et la cadence, la dignité et la grâce, la majesté et la douceur qui captivent les auditeurs, et exercent sur les âmes un charme puissant et presque toujours vainqueur : aussi les anciens représentaient-ils ingénieusement le dieu de l’éloquence, Mercure, parlant à ses auditeurs, et laissant échapper de ses lèvres, non des paroles, mais des chaînes d’or, emblème du pouvoir irrésistible de cet art sur les âmes.
Le premier des orateurs romains, Cicéron, compare le discours à une être molle, d’une flexibilité merveilleusement propre à prendre toutes sortes de formes, favorable également à la phrase et aux vers, à tous les genres de style, et capable de produire tous les effets possibles.
L’harmonie résulte de l’arrangement, de la combinaison des mots et des phrases, des périodes et des membres ; qui les composent.
Il faut donc savoir avec soin :
1° Bien choisir ses mots ; distinguer ceux qui offrent de la rudesse ou de la douceur, de la pesanteur ou de la légèreté, de la rapidité ou de la lenteur. (Citer Boileau.)
2° Éviter les hiatus : rechercher la prononciation la plus douce. (Citer Boileau.)
3° Éviter les consonances semblables.
4° Éviter de finir les phrases par des monosyllabes, des sons secs et durs. (Citer Boileau.)
5° Finir chaque phrase ou chaque membre de phrase d’une manière flatteuse pour l’oreille.
6° Rechercher l’harmonie mécanique toujours, et l’harmonie imitative toutes les fois que le sujet s’y prête.
Le morceau que nous citons ici est écrit d’un style noble et harmonieux : il exprime avec force et grandeur la vanité des choses de ce monde, l’instabilité de la fortune et les consolations puissantes de la religion : nous le devons à M. Capefigue.
Jacques II, atteint de la paralysie qui termina ses jours.
Jacques II, roi d’Angleterre, fut détrôné par son gendre, Guillaume de Nassau, prince d’Orange, à cause de son attachement inviolable au catholicisme. Après de longues années de malheur, Jacques II mourut à Saint-Germain-en-Laye, au sein de la religion.
Dans le passage suivant, nous voyons le monarque frappé par la main de Dieu, se résignant à son sort avec le courage du chrétien, et s’avouant heureux d’être appelé au ciel le vendredi saint.
Toutes les institutions périssent ; la royauté s’en va ; le monde politique s’agite dans des convulsions de mort ; au milieu de ce désordre moral, un fait immense survit encore : c’est la puissance du Catholicisme, puissance de mystères, de pompes, de famille, d’arts et de saintes mémoires. Vains spectacles du monde, qu’êtes-vous à côté des cérémonies de l’Église, de cet encens qui fume devant l’autel où brille la croix, de ces psaumes de pénitence, de cet orgue qui accompagne les beaux chants grégoriens, de ce de profundis de la mort, de ces antiennes de réjouissance, sainte expression de toute la vie de l’homme ? Je ne suis jamais entré dans une vieille église, avec sa vierge, ses saints, ses vitraux qui reflètent en mille couleurs l’enfance de Jésus, sa fuite en Égypte, ou son sublime sacrifice, sans que mon imagination ne m’ait reproduit l’immense mouvement qu’imprima au monde la prédication chrétienne. Toute une civilisation est dans cette croix de bois qui marque sur la terre le triomphe de l’égalité des races et de la liberté politique.
Et ces cérémonies de la semaine sainte, qui ont fait tant réfléchir mon enfance ; cette journée de Pâques fleuries, dont parlent tant nos vieux chroniqueurs ; ces rameaux parsemés ; ce jeudi saint avec ses autels de fleurs et ses croix voilées de crêpes ; ces ténèbres qui reproduisent le chaos ! Malheureux pyrrhoniens que nous sommes, quelle émotion nous reste-t-il ? nous creusons, nous doutons pour trouver, au fond de tout, le vide et le néant.
Devant un de ces autels de deuil, le roi Jacques priait avec ferveur : « Je te rends grâces, ô mon Dieu, s’écriait-il, de ce que tu m’as ôté mes trois royaumes ; tu m’as ainsi réveillé de la léthargie du péché : si ta bonté ne m’avait pas tiré de cet état de misère, j’étais à jamais perdu ; je te rends aussi mes très humbles actions de grâces de ce que, par ton infinie miséricorde, tu m’as exilé dans un pays étranger où j’ai appris mon devoir et le moyen de le pratiquer. »
Et le chœur de l’église répétait, avec le son rauque du serpent, l’hymne antique :
Vexilla regis prodeunt.
Derrière le roi se prosternait la multitude des prêtres irlandais, malheureux exilés qui venaient, comme leur roi, chercher un refuge au pied des autels. Et Jacques II continuait sa fervente prière, et le chœur commença les lamentations de Jérémie, expression poignante d’une vie de misères et de déceptions. L’église était tendue de noir relevé par des lames d’argent qu’éclairaient çà et là quelques cierges jaunes, lesquels peuplaient les sombres nefs de fantômes et d’ombres vagues et vacillantes. Le roi Jacques, s’unissant aux chants solennels, récitait à pleine voix ce verset : « Rappelez-vous, Seigneur, ce qui nous est arrivé : considérez et voyez notre opprobre ! notre héritage est passé aux étrangers, et notre maison à ceux qui ne nous sont rien. »
Alors on entendit tout à coup un cri de douleur ; Jacques était tombé sur le sol froid de l’église, au pied de la croix voilée, tout à côté d’une tombe relevée par quelques débris d’armoiries, vanité mondaine sur la poussière et la mort. Le roi restait sans connaissance, et la paralysie avait atteint un de ses membres ; les gémissements de sa famille vinrent se mêler aux chants de deuil, et l’on entendait les pleurs d’une femme et d’un fils se mêler aux hymnes du Christ sur la croix.
Cependant le roi revenait à lui ; sa première parole fut une expression de joie d’être appelé à Dieu le vendredi saint. Il répondait aux sanglots de la reine par des paroles de résignation et de piété.
— « Sire, que deviendrons-nous, si vous n’y êtes plus ?
— « Madame, Dieu prendra soin de vous et de nos enfants. Que suis-je ? un homme faible et misérable, incapable de rien faire sans lui, tandis qu’il n’a pas besoin de moi pour accomplir ses desseins.
— « Sire, disait-on de toutes parts, vous n’êtes point menacé encore ; vos jours sont précieux, n’affligez pas la reine et vos enfants.
— Et ne faut-il pas les préparer ? ne dois-je pas mourir le premier, aujourd’hui, demain peut-être ? Je puis regarder maintenant la mort en face. »
Et on déshabillait Jacques de ses premiers vêtements ; et les prêtres furent puissamment édifiés, lorsqu’ils virent sur sa chair un dur cilice, une discipline aiguë. Ils s’écrièrent : « Il sera saint aux yeux de Dieu, et le Seigneur permettra des miracles sur sa tombe ! »
Capefigue.
L’harmonie du style est un don précieux que la nature accorde à des écrivains privilégiés. Beaucoup d’entre eux en France ont été comblés de cette faveur, et la lecture des ouvrages où elle règne plonge l’âme dans un ineffable ravissement. Les poètes surtout, si heureusement favorisés du ciel, savent répandre sur leurs écrits cette mélodie enchanteresse ; et si nous ouvrons les œuvres des Racine, des Tasse, etc., nous goûterons un vrai bonheur dans de semblables lectures. Si nous préférons les écrivains en prose, c’est dans les écrits des Fénelon, des Massillon, des Bossuet, des Saint-Pierre, des Buffon, etc., que nous pourrons apprécier cette qualité, qui nous procurera de douces jouissances.
Nous signalons ici comme lecture un passage des Harmonies de la nature, que nous devons à Bernardin de Saint-Pierre.
Lecture. — Les Forêts agitées par les vents. Vol. II, nº 91.
Section II. — Défauts du Style
1° Affectation et Recherche ou Style précieux.
On tombe dans l’Affectation et la Recherche, lorsqu’on s’éloigne du naturel, c’est-à-dire, lorsqu’on parle en termes trop recherchés, trop étudiés des choses simples et communes.
C’est un défaut qui se fait remarquer dans les écrits de Voiture, de Balzac, de Fontenelle et de La Motte.
Voiture, écrivant à une dame qu’il s’est embarqué sur un navire chargé de sucre, lui dit que,
S’il vient à bon port, il arrivera confit, et que, si d’aventure il fait naufrage, il aura du moins la consolation de mourir en eau douce.
Il écrit aussi un de ses amis qu’il veut s’abstenir de recevoir de ses lettres, à cause qu’il est en carême, et que pour un temps de pénitence,
Ce sont de trop grands Festins. Pour vous, vous pouvez recevoir sans scrupule ce que je vous envoie, ajoute-t-il, à peine ai-je de quoi vous faire une légère collation… Je ne vous enverrai que des légumes… Vous faites des sauces avec lesquelles on mangerait des cailloux.
Balzac est encore plus forcé que Voiture. Pour dire à madame de Rambouillet qu’il lui présente ses remercîments pour des gants qu’elle lui a envoyés, il lui écrit :
Quoique la grêle et la gelée aient vendangé nos vignes au mois de mai ; quoique les blés n’aient pus tenu ce qu’ils promettaient, et que la belle espérance des moissons se trouve fausse dans la récolte ; quoique les avenues de l’épargne se soient rendues extrêmement difficile, etc., tous ces malheurs ne me touchent point, et vous êtes cause que je ne me plains ni de l’inclémence du ciel, ni de la stérilité de la terre, ni de l’avarice de l’État. Par votre moyen, madame, jamais année ne me fut meilleure ni plus heureuse que celle-ci.
Molière, dans son excellente comédie des Précieuses ridicules, nous en fournit, à dessein, beaucoup d’exemples. C’est ainsi qu’il appelle un miroir le conseiller des grâces ; les fauteuils sont les commodités de la conversation ; une chaise à porteur est appelée un retranchement merveilleux contre les insultes de la boue et du mauvais temps, etc. La scène X tout entière est le meilleur exemple que l’on puisse donner du style précieux, style que Molière, du reste, a si bien tourné en ridicule, et dont il a dit dans le Misanthrope :
Ce n’est que jeux de mots, qu’affectation pure ;Et ce n’est point ainsi que parle la nature.
Les Précieuses ridicules
Scène X.
Madelon, Cathos, Mascarille, Almanzor.
Mascarille, après avoir salué.
Mesdames, vous serez surprises sans doute de l’audace de ma visite ; mais votre réputation vous attire cette méchante affaire, et le mérite a pour moi des charmes si puissants, que je cours partout après lui.
Madelon.
Si vous poursuivez le mérite, ce n’est pas sur nos terres que vous devez chasser.
Cathos.
Pour voir chez nous le mérite, il a fallu que vous l’y ayez amené,
Mascarille.
Ah ! je m’inscris en faux contre vos paroles. La renommée accuse juste en contant ce que vous valez ; et vous allez faire pic, repic et capot tout ce qu’il y a de galant dans Paris.
Madelon.
Votre complaisance pousse un peu trop avant la libéralité de ses louanges ; et nous n’avons garde, ma cousine et moi, de donner de notre sérieux dans le doux de votre flatterie.
Cathos.
Ma chère, il faudrait faire donner des sièges.
Madelon.
Holà ! Almanzor.
Almanzor.
Madame ?
Madelon.
Vite, voiturez-nous ici les commodités de la conversation.
(Almanzor sort.)
Mascarille.
Mais, au moins, y a-t-il sûreté ici pour moi ?
Cathos.
Que craignez-vous ?
Mascarille.
Quelque vol de mon cœur, quelque assassinat de ma franchise. Je vois ici deux yeux qui ont la mine d’être de fort mauvais garçons, de faire insulte aux libertés, et de traiter une âme de Turc à More. Comment, diable ! d’abord qu’on les approche, ils se mettent sur leur garde meurtrière Ah ! par ma foi je m’en défie ! et je m’en vais gagner au pied, ou je veux caution bourgeoise qu’ils ne me feront point de mal.
Madelon.
Ma chère, c’est le caractère enjoué.
Cathos.
Je vois bien que c’est un Amilcar.
Madelon.
Ne craignez rien, nos yeux n’ont point de mauvais desseins, et votre cœur peut dormir en assurance sur leur prud’homie.
Cathos.
Mais de grâce, monsieur, ne soyez pas inexorable à ce fauteuil qui vous tend les bras il y a un quart d’heure ; contentez un peu l’envie qu’il a de vous embrasser.
Mascarille, après s’être peigné et avoir ajusté ses canons.
Eh bien ! mesdames, que dites-vous de Paris ?
Madelon.
Hélas ! qu’en pourrions-nous dire ? Il faudrait être l’antipode de la raison, pour ne pas confesser que Paris est le grand bureau des merveilles, le centre du bon goût, du bel esprit et de la galanterie,
Mascarille.
Pour moi, je tiens que hors de Paris il n’y a point de salut pour les honnêtes gens.
Cathos.
C’est une vérité incontestable.
Mascarille.
Il y fait un peu crotté ; mais nous avons la chaise.
Madelon.
Il est vrai que la chaise est un retranchement merveilleux contre les insultes de la boue et du mauvais temps.
Mascarille.
Vous recevez beaucoup de visites ? Quel bel esprit est des vôtres ?
Madelon.
Hélas ! nous ne sommes pas encore connues ; mais nous sommes en passe de l’être ; et nous avons une amie particulière qui nous a promis d’amener ici tous ces messieurs du Recueil des pièces choisies.
Cathos.
Et certains autres qu’on nous a nommés aussi pour être les arbitres souverains des belles choses.
Mascarille.
C’est moi qui ferai votre affaire mieux que personne : ils me relient tous visite ; et je puis dire que je ne me lève jamais sans une demi-douzaine de beaux esprits.
Madelon.
Eh ! mon Dieu ! nous vous serons obligées de la dernière obligation si vous nous faites cette amitié ; car enfin il faut avoir la connaissance de tous ces messieurs-là, si l’on veut être du beau monde, ce sont eux qui donnent le branle à la réputation dans Paris ; et vous savez qu’il y en a tel dont il ne faut que la seule fréquentation pour vous donner bruit de connaisseuse, quand il n’y aurait rien autre chose que cela. Mais, pour moi, ce que je considère particulièrement, c’est que, par le moyen de ces visites spirituelles, on est instruite de cent choses qu’il faut savoir de nécessité, et qui sont de l’essence d’un bel esprit. On apprend par là chaque jour les petites nouvelles galantes, les jolis commerces de prose et de vers. On sait à point nommé : un tel a composé la plus jolie pièce du monde sur un tel sujet ; une telle a fait des paroles sur un tel air : celui-ci a fait un madrigal sur une jouissance ; celui-là a composé des stances sur une infidélité : monsieur un tel écrivit hier au soir un sixain à mademoiselle une telle, dont elle lui a envoyé la réponse ce matin sur les huit heures ; un tel auteur a fait un dessein ; celui-là en est à la troisième partie de son roman ; cet autre met ses ouvrages sous la presse. C’est là ce qui vous fait valoir dans les compagnies ; et si l’on ignore ces choses, je ne donnerais pas un clou de tout l’esprit qu’on peut avoir.
Cathos.
En effet, je trouve que c’est renchérir sur le ridicule, qu’une personne se pique d’esprit, et ne sache pas jusqu’au moindre petit quatrain qui se fait chaque jour ; et pour moi, j’aurais toutes les hontes du monde, s’il fallait qu’on vînt à me demander si j’aurais vu quelque chose de nouveau que je n’aurais pas vu.
Mascarille.
Il est vrai qu’il est honteux de n’avoir pas des premiers tout ce qui se fait ; mais ne vous mettez pas en peine : je veux établir chez vous une académie de beaux esprits, et je vous promets qu’il ne se fera pas un bout de vers dans Paris, que vous ne sachiez par cœur avant tous les autres. Pour moi, tel que vous me voyez, je m’en escrime un peu quand je vous ; et vous verrez courir de ma façon dans les belles ruelles de Paris, deux cents chansons, autant de sonnets, quatre cents épigrammes et plus de mille madrigaux, sans compter les énigmes et les portraits.
Madelon.
Je vous avoue que je suis furieusement pour les portraits : je ne vois rien de si galant que cela.
Mascarille.
Les portraits sont difficiles, et demandent un esprit profond : vous en verrez de ma manière qui ne vous déplairont pas.
Cathos.
Pour moi, j’aime terriblement les énigmes.
Mascarille.
Cela exerce l’esprit, et j’en ai fait quatre encore ce matin, que je vous donnerai à deviner.
Madelon.
Les madrigaux sont agréables, quand ils sont bien tournés.
Mascarille.
C’est mon talent particulier ; et je travaille à mettre en madrigaux toute l’Histoire romaine.
Madelon.
Ah ! certes, cela sera du dernier beau : j’en retiens un exemplaire au moins, si vous le faites imprimer.
Mascarille.
Je vous en promets chacune un, et des mieux reliés. Cela est au-dessous de ma condition ; mais je le fais seulement pour donner à gagner aux libraires qui me persécutent.
Madelon.
Je m’imagine que le plaisir est grand de se voir imprimé.
Mascarille.
Sans doute. Mais, à propos, il faut je vous dise un impromptu que je fis hier chez une duchesse de mes amies que je fus visiter ; car je suis diablement fort sur les impromptus.
Cathos.
L’impromptu est justement la pierre de touche de l’esprit.
Mascarille.
Écoutez donc.
Madelon.
Nous y sommes de toutes nos oreilles, etc.
Un chef-d’œuvre de style affecté et recherché est la lettre que Vincent Voiture se plut à écrire à M. le duc d’Enghien, après le passage du Rhin par l’armée française. Nous la rapportons dans le deuxième volume.
Lecture. — Lettre de Voiture au duc d’Enghien. Vol. II, nº 92.
2° Enflure, Exagération ou Style ampoulé
L’Enflure, l’Exagération consiste à employer hors de propos des expressions sonores et pompeuses, ou à, dire des choses exagérées qui n’ont qu’une vainc apparence de grandeur. L’enflure naît ordinairement du trop grand désir de briller, de l’excès d’une imagination déréglée. On ne saurait être trop en garde contre ce défaut, puisque nos meilleurs poètes y tombent souvent. C’est ce qui a fait imaginer à Brébeuf ses Cent montagnes plaintives de morts et de mourants, et ses Cent vagues fugitives d’un sang impétueux.
Corneille, dans la tragédie de Nicomède, ◀acte III, sc. Ire a dit :
Des montagnes de morts, des rivières de sang.
Et dans le Cid :
Nous les pressons sur l’eau, nous les pressons sur terre.Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang.
J.-B. Rousseau a également employé de ces violentes hyperboles, dans une strophe sur la Naissance du duc de Bretagne, frère aîné de Louis XV :
Où suis-je ? quel nouveau miracleTient encor mes sens enchantés !Quel vaste, quel pompeux spectacleFrappe mes yeux épouvantés !Un nouveau monde vient d’éclore :L’univers se reforme encoreDans les abîmes du chaos ;Et pour réparer ses ruines,Je vois des demeures divinesDescendre un peuple de héros.
On a blâmé justement des yeux qui sont épouvantés par un pompeux spectacle, tandis que tous les autres sens sont enchantés, l’univers qui se reforme après qu’un nouveau monde vient d’éclore et un peuple de héros, qui descend des demeures divines pour réparer les ruines de ce nouvel univers : cette enflure dans la pensée comme dans l’expression s’appelle aussi Pathos.
Dans la tragédie de Théophile, Pyrame, croyant qu’un lion a dévoré Thisbé, s’adresse à ce lion :
Toi, son vivant cercueil, reviens me dévorer.Cruel lion, reviens, je te veux adorer.S’il faut que ma déesse en ton sang se confonde.Je te tiens pour l’autel le plus sacré du monde.
L’exagération est poussée si loin, que cette peinture en est risible à force d’être extravagante.
3° Style burlesque
Le style burlesque est celui qui représente les pensées et les actions les plus nobles et les plus sérieuses, travesties en plaisanteries bouffonnes.
Disons dès l’abord que ce genre de style, ainsi que les pensées qu’il dénature, ne saurait plaire aux esprits délicats, aux hommes de goût, qui recherchent en général tout ce qui peut laisser dans leur esprit, soit de belles expressions, soit de nobles sentiments qui les charment.
On s’est élevé avec justice contre le burlesque : aussi son règne est-il fréquemment troublé et arrêté par celui du bon goût. Heureusement les auteurs qui ont le courage de cultiver ce genre de littérature sont-ils rares, et peut-être eussions-nous mieux accompli notre devoir, si nous eussions gardé le silence sur leur compte. Mais nous avons la satisfaction de penser que les écrivains eux-mêmes qui se sont égayés dans ce genre, n’ont pas douté qu’il ne fût contraire au bon sens et au bon goût. Nous avons donc peu d’efforts à faire pour dissuader nos jeunes élèves d’un genre de style que leurs auteurs eux-mêmes ont réprouvé d’avance.
Cependant il est un mérite qu’il faut reconnaître aux auteurs qui ont aimé à parcourir cette route folle et légère : c’est qu’au milieu de leurs excentricités, sous l’enveloppe transparente du burlesque, il n’est pas impossible de découvrir un fonds réel d’esprit, et une sorte de philosophie souvent raisonnable, et, en dernier lieu, de faire voir que tous les objets ont deux faces, que nous pouvons les envisager premièrement sous un côté sérieux et noble ; deuxièmement sous un côté ridicule et comique.
Quelques citations sont nécessaires ici pour que nous soyons compris.
L’un des auteurs les plus remarquables en ce genre est Paul Scarron, et les ouvrages burlesques qu’il a composés sont les huit premiers chants de l’Énéide et le Télémaque de Fénelon.
« L’Énéide travestie n’est autre chose qu’une mascarade, comme le dit Scarron lui-même. On y voit les dieux et les héros déguisés en bourgeois de Paris, mais tous avec leur propre caractère, dont Scarron a saisi le côté ridicule avec beaucoup de justesse et d’esprit. C’est ainsi que de Jupiter il a fait un bonhomme ; de Junon, une commère acariâtre ; de Vénus, une mère complaisante et facile ; d’Énée, un dévot larmoyant, un peu timide et un peu niais ; de Didon, une veuve ennuyée de l’être ; d’Anchise, un vieux bavard ; de Calchas, un vieux fourbe ; de la Sibylle, une devineresse, une diseuse de bonne aventure, de logogriphes, et de l’oracle d’Apollon, un faiseur de rébus picards. »
Pour avoir une idée nette de ce style, lisons les trois passages suivants.
Le premier contient une réponse de Jupiter aux plaintes de Vénus sur le sort d’Énée, son fils ;
Ce dieu donc des dieux le plus sage.Se radoucissant le visage,………………………………..Lui dit : « Bon Dieu ! que dirait-on,« Si l’on tous voyait ainsi faire ?« N’avez-vous point honte de braire,« Ainsi que la mère d’un veau ?« Ah ! vraiment ! cela n’est pas beau.« Ne pleurez plus, la Cythérée,« Et tenez pour chose assurée« Tout ce qu’a prédit le Destin,« D’Énée et du pays latin. »
Le deuxième est un dialogue entre Vénus et son fils Énée :
« Vous sentez la dame divine,J’en jurerais par votre mine. »— « Je ne suis pas, en vérité,D’une si haute qualité,Dit Vénus, mais votre servante. »— « Ah ! vous êtes trop obligeante,Ce dit-il, et j’en suis confus. »— « Et moi, si jamais je le fus, »Ce dit-elle. Et lui de sourire.Disant : « Cela vous plaît à dire ; »Puis sa tête désaffubla,Ses deux jarrets elle doubla,Pour lui faire la révérence.Il fit une circonférenceDu pied gauche à l’entour du droit,Et cela d’un air tant adroit,Ce pauvre fugitif de Troie,Que sa mère en pleura de joie.
La troisième citation renferme en elle-même un mérite que n’ont pas les deux premières : elle est morale et censure justement les présidents de cour, ou les avocats qui ne remplissent pas leurs devoirs avec conscience et justice. Elle est tirée de la Description de l’Enfer.
Ceux que pend à tort la justice,Par la cruauté du destin(Qui n’est sans doute qu’un lutinQui fait tout sans poids ni mesure,Et sert ou nuit à l’aventure),Font mille clameurs sans succèsPour faire revoir leur procès ;Ils parlent tous à tue-tête.Minos qui reçoit leur requête,Président du parlement noir,Ne fait que placets recevoir ;Et, ce qui fait crever de rire,Comme il les reçoit les déchire.Maint avocat porte-bonnetQui trahit son client tout net,En procès ou en arbitrage,Reçoit en ces lieux maint outrage :On le fait ronger par les rats,Ou l’on l’assomme à coups de sacs…Tout auprès de pauvres poêles,Qui rarement ont des manchettes,Y récitent de pauvres vers :On les regarde de travers,Et personne ne les écoute ;Ce qui les fiche fort sans doute,Etc.
Quoique Scarron se serve du style burlesque pour censurer les mœurs, quoique ce badinage de style plaise à certains esprits, quoique nous entendions professer cette maxime : que lorsqu’un auteur nous fait rire, nous lui pardonnons volontiers ses excentricités, cependant nous ne conseillons pas aux jeunes élèves l’emploi de ce style ; car il nous semble que l’esprit ou la plume d’où il sort est bien voisin de la moquerie ; et jamais la moquerie n’a été la qualité caractéristique d’un bon cœur,
Lecture. — Quelques passages de l’Énéide et du Télémaque travestis. Vol. II, nos 93 et 94.
4° Néologisme
Le Néologisme ne consiste pas seulement à introduire les mots nouveaux qui sont inutiles ; ce qui le caractérise encore, c’est l’union bizarre de plusieurs mots qui ne peuvent aller ensemble.
Nous prenons nos exemples dans les œuvres d’un poète imitateur de Ronsard :
Ô grand Dieu qui nourris la rapineuse engeance,Des oiseaux ramageux !…………………………
Par toi le gras bétail des rousses vacheries.Par toi l’humble troupeau des blanches bergeries, …
Ici, se vont haussant les neigeuses montagnes :La, vont s’aplanissant les poudreuses campagnes…
On peut lire, comme exemples de néologismes, une des scènes de Ruy-Blas, par M. Victor Hugo, celle surtout où il parle de la grandeur passée de l’Espagne :
Ruy-Blas à la Monarchie espagnole.
Ruy-Blas vient d’entrer dans la salle, dite du Gouvernement, où se tiennent
assemblés les ministres du roi l’Espagne. Il n’a point été vu d’abord ; car les
ministres ont occupés à se partager les bénéfices de leurs charges, et à disposer
des places en faveur de leurs parents et unis. Alors Ruy-Blas prenant la parole,
s’écrie : « Bon appétit, messieurs ! »
Et dans un discours véhément,
il leur adresse les plus violents reproches sur leur avidité, et entre autres
ceux-ci :
………… L’Europe, hélas ! écrase du talonCe pays qui fut pourpre et n’est plus que haillon.L’État s’est ruiné dans ce siècle funeste,Et vous vous disputez, à qui prendra le reste !Ce grand peuple espagnol aux membres énervés,Qui s’est couché dans l’ombre et sur qui vous vivez,Expire dans cet antre où son sort se termine,Triste comme un lion mangé par la vermine !Charles-Quint, dans ces temps d’opprobre et de terreur,Que fais-tu dans ta tombe, ô puissant empereur ?Oh ! lève-toi ! viens voir ! — Les bons font place aux pires.Ce royaume effrayant, fait d’un amas d’empires,Penche… Il nous faut ton bras ! Au secours, Charles-Quint !Car l’Espagne se meurt, car l’Espagne s’éteint !Ton globe, qui brillait dans la droite profonde,Soleil éblouissant, qui faisait croire au mondeQue le jour désormais se levait à Madrid,Maintenant, astre mort, dans l’ombre s’amoindrit,Lune aux trois quarts rongée et qui décroît encore,Et que d’un autre peuple effacera l’aurore !Hélas ! ton héritage est en proie aux vendeurs,Tes rayons, ils en font des piastres ! Tes splendeurs,On les souille. — Ô géant ! se peut-il que tu dormes ?On vend ton sceptre au poids ! Un tas de nains difformes,Se taillent des pourpoints dans ton manteau de roi ;Et l’aigle impérial qui, jadis, sous ta loi,Couvrait le monde entier de tonnerre et de flamme,Cuit, pauvre oiseau plumé, dans leur marmite infâme.
5° Trivialité et Bassesse
Il faut craindre quelquefois, en voulant éviter l’affectation et la recherche, que la simplicité que l’on veut répandre sur ses écrits ne dégénère en trivialité et bassesse, Ces défauts consistent à employer des expressions de mauvais goût, que l’on doit bannir du style simple, même le plus familier.
Nous ne dirons donc pas avec un de nos poètes :
Jupiter va crachant la neige sur les Alpes.Dieu lava bien la fête son image.Le déluge fut la lessive de la nature…
Toutes ces expressions ne sont pas de bon goût. Aussi Boileau les condamne-t-il en ces termes :
Quoi que vous écriviez, évitez, la bassesse :Le style le moins noble a pourtant sa noblesse.Au mépris du bon sens, le burlesque effrontéTrompa les jeux d’abord, plut par sa nouveauté:On ne vit plus en vers que pointes triviales ;Le Parnasse parla le langage des halles :La licence à rimer alors n’eut plus de frein ; IApollon travesti devint un Tabarin,Cette contagion infecta les provinces,Du clerc et du bourgeois passa jusques aux princes ;Le plus mauvais plaisant eut ses approbateurs ;Et, jusqu’à d’Assoucy, tout trouva des lecteurs.Mate de ce style enfin la cour désabusée,Dédaigna de ces vers l’extravagance aisée.Distingua le naïf du plat et du bouffon,Et laissa la province admirer le Typhon.Que ce style jamais ne souille votre ouvrage.Imitons de Marot l’élégant badinage,Et laissons le burlesque aux plaisants du Pont-Neuf.Art poétique, ch. Ier.