(1859) Principes de composition française et de rhétorique. Vol. I « Première partie — Chapitre III. — Ornements du Style, qui consistent dans les Mots ou Figures »
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(1859) Principes de composition française et de rhétorique. Vol. I « Première partie — Chapitre III. — Ornements du Style, qui consistent dans les Mots ou Figures »

Chapitre III. — Ornements du Style, qui consistent dans les Mots ou Figures

Les figures sont des expressions, des tours, des mouvements de style, qui, par la manière dont ils rendent la pensée, y ajoutent de la force, de la singularité, de la grâce et de l’élégance.

Pour bien comprendre, il faut apprendre d’abord ce que c’est que le sens propre et le sens figuré des mots.

Les mots sont pris dans leur sens propre, lorsqu’ils signifient la chose pour laquelle ils ont été créés ; et ils sont pris au figuré, lorsqu’on les dépouille de leur signification primitive ou naturelle, pour les revêtir d’une signification nouvelle. Quelques exemples rendront cette explication plus sensible.

Le mot fureur a été créé pour exprimer une colère violente, lorsqu’on dit : la fureur de Roland, le mot fureur est employé dans son sens propre ; et lorsque Racine a dit : la fureur des flots , il a employé cette expression dans un sens figuré, c’est-à-dire que ce mot n’a plus ici sa signification première, mais il a une signification nouvelle qui lui est donnée par extension.

Il en est de même des expressions suivantes qui sont employées dans leur sens propre ; la colère d’Achille, le feu brûle, un rayon de soleil, la chaleur du feu ; et dans un sens figuré : la colère des flots, le feu d’un diamant, le feu des yeux, un rayon d’espérance, la chaleur du combat, le torrent bondit, une colonne de feu, le lever du soleil des flots de sang.

« L’usage d’employer les mots dans un sens figuré s’étend fort loin, a dit Cicéron. C’est le besoin qui l’a fait naître par l’effet nécessaire de la pauvreté du langage à son origine. Dans la suite, on s’est plu faire un ornement de ce qui avait été une nécessité, comme les vêtements, destinés primitivement à nous protéger contre le froid, ont été employés plus tard à parer notre personne et à lui donner de la dignité. C’est par le besoin qu’on s’est servi d’abord du style figuré ; mais c’est par goût qu’on en a conservé l’usage. »

Nous diviserons les figures en six classes :

1° Les figures de grammaire ;

2° Les tropes ;

3° Les figures de mouvement ;

4° Les figures de suspension ;

5° Les figures de symétrie ;

6° Les figures passionnées.

Section I. — Figures de grammaire

Les figures de grammaire consistent dans l’emploi d’une forme grammaticale ; ce sont :

1° L’ellipse,

2° le pléonasme,

3° l’hyperbate,

4° la syllepse,

5° l’antonomase.

1° Ellipse

L’Ellipse supprime des mots dont la construction grammaticale a besoin, afin d’ajouter à la concision sans nuire à la clarté. Exemples : Cherchez qui vous mène, mes chères brebis, mis pour (vous) cherchez (quelqu’un) qui vous mène.

2° Pléonasme

Le Pléonasme emploie des mots inutiles pour le sens, mais qui ajoutent à la phrase plus de force ou de grâce : Ex. :

Moi, des bienfaits de Dieu je perdrais la mémoire !

3° Hyperbate

L’Hyperbate renverse l’ordre naturel des mots, et ne se dit que de petites inversions qui ne dépassent pas un membre de phrase. Ex : Qui langue a, à Rome va.

4° Syllepse

La Syllepse fait accorder un mot avec celui auquel il correspond dans la pensée, plutôt qu’avec celui auquel il se rapporte grammaticalement. On distingue la syllepse du genre, du nombre et de la personne. Ex. : Les vieilles gens sont soupçonneux.

Tout le peuple au-devant court en foule avec joie ;
Ils bénissent le chef que Madrid leur envoie.
Voltaire.

5° Antonomase

L’Antonomase emploie un nom propre à la place d’un nom commun, et un nom commun à la place d’un nom propre. Ex. : Le Sauveur, pour Jésus-Christ ; L’Orateur pour Cicéron ; l’Apôtre, pour saint Paul.

Un Auguste aisément peut faire des Virgiles.

Section II. — Tropes

Nous venons de voir, en parlant des figures, que la disette des expressions avait fait donner à un mot une signification autre que celle qui lui avait été assignée dans le principe. C’est à cette époque que remonte la naissance des tropes. Au lieu de créer un mot nouveau pour exprimer une pensée nouvelle, pour représenter un homme cruel, par exemple, on prit une expression déjà usitée, telle que tigre, on la détourna de sa signification naturelle pour lui en donner une autre et on la désigna sous le nom de trope. Bientôt il arriva que ces mots, dotés d’un nouveau sens, devinrent un des plus beaux ornements du langage ; les écrivains et les poètes surtout les semèrent dans leurs compositions, comme autant de pierres précieuses dont ils embellirent et enrichirent leur style.

En un mot, les tropes sont des figures qui changent la signification primitive d’un mot pour lui en donner une plus expressive.

Les principales figures que l’on nomme tropes, sont :

1° la métaphore,

2° la catachrèse,

3° la métonymie,

4° la synecdoque,

5° l’ironie,

6° l’hyperbole,

7° l’allégorie,

et 8° l’allusion.

§ I. Métaphore

Du grec Métaphérô qui signifie transporter.

On appelle Métaphore une figure par laquelle ou transporte la signification propre d’un mot à une autre signification qui ne lui convient qu’en vertu d’une comparaison qui se fait clans l’esprit. Quintilien l’appelle une comparaison abrégée-

Ainsi lorsque Voltaire dit dans la Henriade :

Ces tigres à ces mots tombent à ses genoux,

le mot tigre est pris dans un sens métaphorique, c’est-à-dire qu’il ne désigne plus ici l’animal qui porte ce nom, mais des hommes qui, par l’Insensibilité, par la férocité de leur cœur, ressemblent à cet animal.

La métaphore donne du corps aux objets qui n’existent que dans l’imagination : elle exprime tout ce qui appartient à l’âme par des images sensibles ; elle nous fait comprendre, elle nous fait toucher du doigt, pour ainsi dire, les objets les plus spirituels, les plus abstraits. C’est ainsi que nous disons : la pénétration de l’esprit, la rapidité de la pensée, la chaleur du sentiment, la dureté du cœur, la lumière de l’esprit, les couleurs de la vérité, la fleur de l’âge, le flambeau de la raison les ailes du Temps.

Elle sert encore à peindre un objet sensible sous des traits plus riants ou plus énergiques, tels que : une maison gaie, une campagne riante, un discours froid un coup d’œil sûr, un livre amusant, ennuyeux, etc., un sillon de feu, l’enfance du monde, le poids des années, la faux du Temps.

Les exemples suivants doivent leur charme à la métaphore :

         La rose est la reine des fleurs.

Celui qui met un frein à la fureur des flots,
Sait aussi des méchants arrêter les complots.

La jeunesse en sa fleur brille sur son visage :
Son menton sur son sein descend à double étage.
Boileau, le Lutrin, ch. I.

Si le serin est le musicien de la chambre, le rossignol est le chantre des bois.
Buffon.

Du Christ avec ardeur Jeanne baisait l’image ;
Ses longs cheveux épars flottaient au gré des vents :
Au pied de l’échafaud, sans changer de visage,
          Elle s’avançait à pas lents.

          Ah ! pleure, fille infortunée !
          Ta jeunesse va se flétrir
          Dans sa fleur trop tôt moissonnée !
          Adieu, beau ciel, il faut mourir !

Tu ne reverras plus les riantes montagnes,
Le temple, le hameau, les champs de Vaucouleurs,
          Et la chaumière, et les compagnes,
Et ton père expirant sous le poids des douleurs.
C. Delavigne.

Lecture. — Mort de Jeanne d’Arc. Vol. II, nº 43.

Des défauts de la Métaphore

1° Le nombre des métaphores est illimité et l’on peut en créer à tout moment de nouvelles, c’est la plus riche de toutes les figures ; elle embellit et colore le style : aussi doit-elle être juste, noble et claire. Comme l’objet de cette figure est de comparer deux choses entre elles, et de découvrir le côté par lequel elles se ressemblent, il faut mettre le plus grand soin à ne pas fausser l’analogie de leurs rapports.

Un de nos écrivains modernes, Capefigue, dans le récit du combat à la lance de Guillaume des Barres, contre Richard et le comte d’Arundel, a péché contre la justesse de la comparaison en disant : Dès le premier effort, la lance remporte un succès, et enveloppe dans une même chute et le comte et son cheval. On dit bien d’une lance qu’elle est victorieuse, qu’elle remporte un succès ; mais dire qu’elle enveloppe est trop hardi et fait une métaphore vicieuse.

On a aussi critiqué avec justice Rousseau, pour avoir dit dans une de ses odes :

Et les jeunes zéphyrs de leurs chaudes haleines.
        Ont fondu l’écorce des eaux.

Il y a ici deux expressions qui se contrarient : on fond de l’or, de l’argent, etc., mais on ne fond pas une écorce. Ces vers pèchent donc aussi contre la justesse des expressions. Quand la métaphore est ainsi mal soutenue, quand sa ressemblance est trop éloignée ou ne peut pas être saisie tout d’abord, on dit alors qu’elle est trop hardie.

2° Les métaphores sont défectueuses, quand elles sont tirées de sujets bas, ou que la pensée est triviale, telle est celle-ci dépensera de au sujet du déluge ; de ce châtiment immense dont Dieu punit la perversité des hommes :

Dieu lava bien la tête à son image.

Et celle-ci de Tertullien :

Le déluge fut la lessive de la nature.

3° Les métaphores sont encore vicieuses, quand elles sont fades, forcées, de mauvais goût. Ex. :

Périclès dit, en parlant de la jeunesse athénienne qui avait péri dans les combats :

L’année a été dépouillée de son printemps.

Métaphores fades et de mauvais goût ;

Je baignerai mes mains dans les ondes de tes cheveux.

 

Si la carrière d’Alexandre eut été plus longue, il eût trouvé au bout les épines des roses dont la fortune l’avait couronné.

Saint-Évremond.

Elles sont forcées, exagérées, ridicules même dans quelques vers de Corneille :

Chimène demandant justice au roi :

Ce sang qui tout sorti fume encor de courroux
De se voir répandu pour d’autres que pour vous…

Son flanc était ouvert, et pour mieux m’émouvoir,
Son sang sur la poussière écrivait mon devoir…
Corneille, le Cid.

Thisbé ramassant le poignard dont Pyrame s’est percé le sein :

Ah ! voilà le poignard qui du sang de son maître
S’est souillé lâchement !… il en rougit, le traître !
Théophile de Viau, tragédie de Pyrame.

Et dans cet exorde du discours d’un bon père capucin :

J’embarque ce discours sur le galion de mes lèvres, pour passer la mer orageuse de vos attentions, et arriver au port fortuné de vos oreilles.

4° Elles sont défectueuses enfin, lorsqu’il y a plusieurs métaphores de suite, prises de sujets opposés, ou lorsque les idées ne peuvent se lier :

Malherbe a dit :

Prends ta foudre, Louis, et va comme un lion.

Le dernier hémistiche, va comme un lion, ne continue pas la métaphore ; l’analogie aurait exigé que l’on dît : Et va comme Jupiter, puisque la foudre que le poète met accidentellement aux mains de Louis est l’arme habituelle de Jupiter.

Le même défaut se fait remarquer dans la métaphore suivante :

La victoire affaiblit vos remparts désolés ;
Du sang qui les inonde ils semblent ébranlés.
Voltaire.

Le sang n’ébranle point les murailles : il peut seulement les inonder : la métaphore est mal soutenue.

5° Nous terminerons nos remarques sur la métaphore par quelques observations générales : il faut que la métaphore soit nécessaire ; qu’elle ait, comme le dit Quintilien plus de force que le terme simple qu’elle chasse et dont elle vient remplir la place vacante, et surtout qu’elle soit employée avec discernement. Un style trop orné rebute tout autant que celui qui l’est trop peu : la parure ajoute aux charmes d’un joli visage, mais il est un art de la placer ; sans cela, on s’attirerait l’application de ce mot spirituel, dit à un peintre peu habile qui montrait un portrait d’Hélène qu’il avait surchargée de perles et de diamants : « Tu l’as faite bien riche, ne pouvant la faire belle. »

§ II. Catachrèse

Du grec Catachrèsis qui signifie emploi.

Il est reconnu que toutes les langues, même les plus riches, manquent quelquefois des termes nécessaires pour représenter chaque idée particulière Lorsqu’une idée nouvelle demande à être exprimée, on emprunte à tort le mot propre de l’idée qui a le plus de rapport avec ce que l’on veut représenter. Ainsi ferrer un cheval signifie mettre une lame de fer sous le pied d’un cheval ; voici ce qui motive le verbe ferrer ; mais si le fer est remplacé par l’argent, le verbe ferrer doit être remplacé par un autre mot qui pourrait être semblable au verbe argenter ; il n’existe point dans notre langue d’expression pour cette idée ; alors on continue de se servir du mot ferrer, et l’on dira : ce cheval est ferré d’argent ; comme les deux termes ferré et argent sont de nature différente, c’est dans leur rapprochement que consiste la figure, à laquelle on a donné le nom de catachrèse, ou a bus des mots.

La catachrèse est donc un emploi, une signification nouvelle selon donne à certains mots par extension.

Cette figure existe dans les expressions et phrases suivantes :

Une feuille de papier d’argent, une plume de fer, etc.

 

Au moment où l’ambassadeur d’Angleterre fut introduit auprès de la reine, il aperçut les petits princes qui allaient à cheval sur le dos : du roi, complaisamment couché par terre sur ses deux genoux et ses deux mains.

Vie de Henri IV.

 

Le matin, l’herbe est perlée de rosée et elle se sèche avec les rayons du soleil.

 

                                         Dans ces lieux ennemis,
Un insecte aux longs bras, de qui les doigts agiles
Tapissaient ces vieux murs de leurs toiles fragiles,
Frappe ses yeux.
Delille.

Lecture. — Exemples de Catachrèse. Vol. II, nº 44.

§ III. Métonymie

Du grec Metônymia, changement de nom.

Ce plat est pour Arlequin, disait Louis XIV, au couvert duquel le bouffon Dominique était admis. — Votre Majesté m’adresse-t-elle aussi les perdrix qui sont dessus ? reprit le comédien.

Et il en coûta un plat d’or à Louis XIV pour avoir parlé par métonymie.

La Métonymie transporte le nom d’une chose à une autre chose distincte, mais que l’esprit est disposé à confondre : Elle consiste à prendre :

1° La cause pour l’effet, comme : vivre de son travail, c’est-à-dire de ce que l’on gagne en travaillant ;

Racine, Corneille, Rollin, pour les œuvres de Racine, de Corneille, de Rollin.

Le nom des dieux du paganisme se prend pour la chose à laquelle ils présidaient : Vulcain pour le feu, Mars pour la guerre, Neptune pour la mer, les Muses pour les beaux-arts, Apollon pour la poésie, etc.

2° L’effet pour la cause. Ex. :

Le mont Pélion n’a plus d’ombre, c’est-à-dire d’arbres ; le mot ombre qui est l’effet des arbres est mis ici pour les arbres mêmes ;

La foudre est dans ses yeux ; la mort est dans ses mains, c’est-à-dire l’arme qui cause la mort ;

La pâle mort, pour la mort qui rend pâle ;

La jeunesse folâtre, pour la jeunesse qui rend folâtre ;

La triste vieillesse, pour la vieillesse qui rend triste.

3° L’instrument avec lequel une chose se fait pour l’intelligence, qui dirige, qui emploie cet instrument.

Un pinceau habile, pour un peintre habile ;

Une bonne lame, pour l’homme qui sait bien manier l’épée ;

Une belle main, pour une belle écriture ;

Une plume élégante, pour un écrivain élégant.

4° Le contenant pour le contenu. Ex. :

Il boit la coupe empoisonnée ; la terre se tait ;

Toute la ville le sait ; Rome entière admirait les Fabiens,

5° Le nom de l’auteur pour la chose qu’il a produite :

Un Homère, un Virgile, pour une édition d’Homère, de Virgile ;

Un Raphaël, pour un tableau de Raphaël ;

Un barème, pour un livre d’arithmétique ;

Une carcel, pour une lampe, etc.

6° Le nom du lieu où une chose se fait pour la chose même. Ex. :

Un Cachemire, un Perse, un Nankin, un Damas, un Madras, etc. ;

Le Lycée, pour les disciples ou la doctrine d’Aristote ;

Le Portique, pour les disciples ou la doctrine de Zénon ;

L’Académie, pour la doctrine de Platon, ou pour les vivants qui cultivent les langues, les sciences et les beaux-arts ;

La Sorbonne, l’Université, etc., pour cette réunion de savants qui s’occupent de théologie, d’études, etc.

7° Le signe pour la chose signifiée. Ex. :

Le trône ou le sceptre, pour la royauté ;

L’épée, pour le métier des armes ;

La robe, pour la magistrature ;

La houlette, pour la vie des champs ;

La croix, pour le christianisme ;

Le froc, pour la vie monastique ;

Les léopards, pour l’Angleterre ;

Le lion belge, pour les Pays-Bas ;

L’aigle germanique, pour l’Allemagne, etc.

8° On prend enfin, pour exprimer un sentiment, l’organe ou la partie du corps, qui en est considérée comme le siège. Ex. :

Le cœur, pour le courage ;

La tête, la cervelle, pour l’esprit, le jugement ;

Une mauvaise langue, pour la médisance, la calomnie, etc.

Lecture. — Exemples de Métonymie. Vol. II, nº 45.

§ IV. Synecdoque

Du grec Synekdokhè, compréhension.

La Synecdoque fait concevoir à l’esprit plus ou moins que le mot dont on se sert ne signifie dans le sens propre.

Elle consiste à prendre :

1° La partie pour le tout et réciproquement, comme :

Le foyer rustique, pour la maison rustique ;

Dix hivers, dix printemps, pour dix années ;

Une tête chère, pour une personne chérie ;

Le seuil, pour la maison ;

Cent voiles, pour cent vaisseaux ;

La Seine, pour la France (ce qui est aussi une métonymie) ;

Un castor, pour un chapeau fait de poils de castor.

2° Le singulier pour le pluriel et réciproquement comme :

Le Français, pour les Français ;

Le Breton, pour les Bretons ;

Les peuples, pour le peuple ;

L’oiseau, pour les oiseaux, etc.

3° Le nom de la matière pour la chose qui en est faite, comme :

Fer, acier, pour épée, poignard, etc. ;

Airain, pour cloche, canon ;

L’or, l’argent, pour la monnaie d’or ou d’argent ;

L’ivoire, pour un peigne d’ivoire, ou tout autre objet fait en ivoire, etc. ;

Le lin, pour la robe qui en est faite ;

Le plomb, pour les balles qui en sont faites ;

Le salpêtre, pour la poudre à canon.

4° Le genre pour l’espèce (l’espèce est la subdivision du genre), comme :

Les mortels, pour les hommes ;

La créature, pour l’homme ;

L’animal, pour une espèce particulière d’animaux ;

L’insecte, pour une espèce particulière d’insectes, etc.

5° L’abstrait pour le concret ; l’invisible pour le visible, comme :

L’esclavage, pour les esclaves ;

L’innocence, pour l’homme innocent ;

La cruauté, pour l’homme cruel ;

La douceur, pour l’homme doux, etc.

6° Les noms propres devenus noms communs, pour désigner une classe particulière d’individus et réciproquement, comme :

Un Auguste, pour un protecteur des lettres ;

Un Sully, un Colbert, pour un ministre éclairé, intègre ;

Un Néron, pour un homme cruel ;

Un Érostrate, pour un homme insensé, qui veut parvenir il la célébrité à tout prix ;

Une Médée, pour une femme furieuse ;

Un Bossuet, pour désigner un grand orateur ;

Le héros, pour Achille, etc.

Le Sauveur, pour Jésus-Christ.

Le vieillard, pour Mentor, etc.

L’esclave de Phrygie, pour Ésope,

Lecture. — Exemples de Synecdoque. Vol. II, nº 46.

§ V. Ironie

L’Ironie est une figure par laquelle ou dit tout le contraire de ce que l’on pense et de ce que l’on veut faire penser aux autres.

Il y a plusieurs espèces d’ironies :

1° L’une badine et enjouée, qui raille avec art, sans aigreur. Telle est celle qui caractérise les vers suivants de Boileau :

Si l’on vient à chercher pour quel secret mystère
Alidor à ses frais bâtit un monastère :
Alidor ! dit un fourbe, il est de mes amis :
Je l’ai connu laquais avant qu’il fût commis :
C’est un homme d’honneur, de piété profonde,
Et qui veut rendre à Dieu ce qu’il a pris au monde.

Et plus loin :

Je le déclare donc : Quinault est un Virgile ;
Pradon comme un soleil en nos ans a paru ;
Pelletier écrit mieux qu’Ablancourt ni Patru ;
Cotin à ses sermons traînant toute la terre.
Fend les flots d’auditeurs pour aller à sa chaire ;
Sofal est le phénix des esprits relevés ;
Perrin…………………………………………
Boileau, Satire IX.

C’est ce qu’on appelle ironie socratique, parce que cette raillerie fine et pleine de sens était Parme habituelle de Socrate.

2° L’autre espèce d’ironie prend le langage de la gaieté et raille d’une manière flatteuse ; elle déguise la louange sous le voile du blâme, et réciproquement. Elle prend le nom d’astéisme. C’est la manière que Boileau emploie lorsque, voulant faire l’éloge de Louis XIV, il lui fait adresser des reproches par la Mollesse :

Ce doux siècle n’est plus. Le ciel impitoyable
À placé sur le trône un prince infatigable.
Il brave mes douceurs, il est sourd à ma voix ;
Tous les jours il m’éveille au bruit de ses exploits.
Rien ne peut arrêter sa vigilante audace :
L’été n’a point de feux, l’hiver n’a point de glace.
J’entends à son seul nom tous mes sujets frémir.
Ln vain deux fois la paix a voulu l’endormir ;
Loin de moi son courage, entraîné par la gloire.
Ne se plaît qu’à courir de victoire en victoire.
Je me fatiguerais à te tracer le cours
Des outrages cruels qu’il me fait tous les jours.
Le Lutrin, ch. II.

Voiture se sert de cette figure dans une lettre qu’il écrit à M. le comte d’Avaux, plénipotentiaire du roi de France à Munster :

« À ce que je vois, vous autres plénipotentiaires, vous vous divertissez, agréablement à Munster ; il vous prend envie de rire une fois en six mois. Vous faites bien de prendre le temps, tandis que vous l’avez et de jouir des douceurs de la vie que la fortune vous donne. Vous êtes là comme rats en paille, dans les papiers jusqu’aux oreilles, toujours lisant, écrivant, corrigeant, proposant, conférant, haranguant, consultant dix ou douze heures par jour, dans de bonnes chaises à bras, bien à votre aise, pendant que nous autres, pauvres diables, sommes ici, marchant, jouant, causant, veillant et tourmentant notre misérable vie. »

3° L’ironie devient sanglante, quand elle est inspirée par la fureur ou le désespoir. Dans la tragédie d’Andromaque, Hermione dit à Pyrrhus :

Seigneur, dans cet aveu dépouillé d’artifice,
J’aime à voir que du moins vous vous rendiez justice.
Et que, voulant bien rompre un nœud si solennel,
Vous vous abandonniez au crime en criminel.

Oreste, après avoir tué Pyrrhus pour plaire à Hermione, apprend qu’elle a pu lui survivre et qu’elle vient de se donner la mort.

Grâce aux dieux mon malheur passe mon espérance !
Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance !
Appliqué sans relâche au soin de me punir,
Au comble des douleurs tu m’as fait parvenir ;
Ta haine a pris plaisir à former ma misère ;
J’étais né pour servir d’exemple à ta colère,
Pour être du malheur un modèle accompli :
Hé bien ! je meurs content et mon sort est rempli.
Racine, Andromaque, scène dernière.

4° Il y a une espèce d’ironie brève, mordante et envenimée, qui assaisonne les railleries du sel le plus amer : elle est connue sous le nom de sarcasme.

C’est ainsi qu’un homme cruel est appelé bon, et que Ptolémée, roi d’Égypte, accusé d’avoir empoisonné son père, reçut le surnom de Philopator qui aime son père.

Lectures. — 1° Hermione à Pyrrhus. Vol. II, nº 17. — 2° Mort de Jeanne d’Arc. Vol. II, nº 43.

§ VI. Hyperbole

Du grec Hyper, au-delà, et Ballô, jeter.

L’Hyperbole exagère à dessein les objets, pour en donner une plus haute idée, ou même quelquefois pour la tourner en ridicule. Elle est l’effet d’une, imagination vivement frappée, à, qui les expressions ordinaires paraissent trop faibles. Nous employons cette figure, lorsque nous disons : ce cheval court plus vite que le vent ; il marche plus lentement qu’une tortue ; des ruisseaux de vin, de lait et de miel, etc.

L’emploi de cette figure a lieu dans les phrases suivantes :

Déjà il avait abattu Ctésilas, si léger à la course, qu’à peine il imprimait la trace de ses pas sur le sable, et qu’il devançait dans son pays les plus rapides flots de l’Eurotas et de l’Alphée.

Fénelon, Télémaque.

De loin, il pousse un cri qui se fait entendre des deux armées : ce cri de Télémaque porte le courage et l’audace dans le cœur des siens ; il glace d’épouvante les ennemis.

Défauts de l’Hyperbole

1° Il faut, selon Quintilien, user sobrement de cette figure, sans quoi l’on tomberait dans l’enflure et l’on dépasserait les bornes du bon goût. On ressemblerait à Brébeuf, dont Boileau a critiqué les défauts en disant :

Mais n’allez point aussi sur les pas de Brébeuf,
Même en une Pharsale, entasser sur les rives,
De morts et de mourants cent montagnes plaintives
Prenez : mieux votre ton……
Art poétique, ch. Ier.

2° C’est le défaut que l’on pourrait remarquer dans les lignes qui suivent ; dans la France industrielle, M. Aimé Martin s’exprime ainsi :

Du haut de ses coteaux chargés de vignes, des fleuves de vin coulent éternellement dans la coupe de tous les peuples, tandis que ses larges plaines, les moissons ondoient, comme les flots de la mer sous le vent qui les courbe, sous le soleil qui les mûrit.

Hyperbole trop gigantesque.

3° M. Ballanche parle de la beauté :

Mais si toutes les choses merveilleuses qui font la joie et l’orgueil des mortels n’ont que la durée d’un instant, combien cet instant est fugitif pour la plus merveilleuse de toutes ! Sa présence nous plonge dans une rêverie ravissante ; et lorsque nous sortons de cette rêverie, la beauté n’est plus ; elle a passé comme une ombre ; elle s’est évanouie comme le souvenir confus d’un songe plein d’enchantement.

Cette hyperbole est un peu outrée pour dire que la beauté passe rapidement.

4° Les poètes se permettent souvent des exagérations qui conviennent au merveilleux de leurs poèmes. C’est ainsi que Jupiter, dans l’Iliade et l’Énéide, d’un signe de tète ébranle tout l’Olympe ; que Turnus lance à Énée un roc que douze hommes ordinaires n’auraient pu soulever ; qu’Ajax écrase les Troyens avec une massue de trente-trois pieds de long et que Roland furieux, dans le poème de ce nom, arrache d’une main les arbres les plus forts.

Dans ce cas l’emploi de l’hyperbole agrandit les idées et exige beaucoup de goût ; les poètes y déploient une richesse d’expressions, une profusion d’images qui excitent pleinement l’admiration. Tels sont les passages suivants :

L’enfer s’émeut au bruit de Neptune en furie.
Pluton sort de son trône ; il pâlit et s’écrie :
Il a peur que ce dieu, dans cet affreux séjour,
D’un coup de son trident ne fasse entrer le jour,
Et par le centre obscur de la terre ébranlée
Ne fasse voir du Styx la rive désolée,
Ne découvre aux vivants cet empire odieux,
Abhorre des mortels et craint même des dieux.
Fragments de l’Iliade ; traduits par Boileau.

Par l’hyperbole, on élève et on agrandit les objets, ou bien on les abaisse et on les diminue ; dans le dernier cas, l’hyperbole prend le nom de litote ou exténuation. C’est ainsi qu’on appelle sévère celui qui est cruel ; économe celui qui est avare ; timide, prudent, celui qui est lâche.

Dans les Animaux malades de la peste, l’âne s’accuse devant le lion d’un larcin qu’il a commis, et cherche le plus possible à diminuer sa faute :

L’Âne vint à son tour, et dit : « J’ai souvenance
          Qu’en un pré de moines passant,
La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et, je pense.
          Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
La Fontaine.

Iphigénie cherche à ébranler Agamemnon dans la résolution qu’il a prise de la sacrifier :

Si pourtant ce respect, si cette obéissance Paraît digne à vos yeux d’une autre récompense ;
Si d’une mère en pleurs vous plaignez les ennuis,
J’ose vous dire ici qu’en l’état où je suis,
Peut-être assez d’honneurs environnaient ma vie,
Pour ne pas souhaiter qu’elle me fût ravie,
Ni qu’en me l’arrachant un sévère destin
Si près de ma naissance en eût marqué la fin.
Racine, Iphigénie, acte IV, sc. iv.

On trouve encore un exemple de cette figure dans le discours d’Achille à Agamemnon.

Je ne dis plus qu’un mot ; c’est à vous de m’entendre ;
J’ai votre fille ensemble et ma gloire à défendre :
Pour aller jusqu’au cœur que vous voulez percer,
Voilà par quels chemins vos coups doivent passer.
Racine, Iphigénie, acte IV, sc. vi.

Nous compléterons ce que nous avons à, dire sur cette figure par l’indication de quelques exemples qui tirent tout leur mérite de l’hyperbole.

Dans le premier, Ulysse, pour déterminer Agamemnon à immoler sa fille Iphigénie, diminue la grandeur de ce sacrifice, en représentant à ce prince qu’il ne s’agit de répandre qu’un peu de sang.

… De ce soupir que faut-il que j’augure ?…

Dans le deuxième, Voiture écrit au cardinal de la Valette, et lui rend compte d’une fête dans laquelle il réduit à trois douzaines de fusées le feu d’artifice qui l’a terminée. « Le bal continuait avec beaucoup de plaisir, etc. »

Dans le troisième, Malherbe peint d’une manière flatteuse les temps heureux que promet le règne de Louis XIII.

La terre en tous endroits produira toutes choses.
Etc.

Les deux derniers sont empreints d’une originalité piquante ; et l’on n’en sera point étonné, quand on saura que les auteurs sont deux poètes gascons. L’un fait l’éloge du grand Condé ; l’autre témoigne des regrets sur la défaite des Français à Hochstedt.

Lectures. — 1° Ulysse à Agamemnon. Vol. II, nº 48. — 2° Voiture au cardinal de la Valette Vol. II, nº 49. — 3° Malherbe à Louis XIII. Vol. II, nº 20. — 4° Quatrain sur le Portrait du Grand Condé, Vol II, nº 24. — 5° Vers sur la Pyramide d’Hochstedt. Vol. II, nº 22.

§ VII. Allégorie

L’Allégorie est une métaphore soutenue et continuée La métaphore ne porte que sur un mot et ne présente qu’une image ; l’allégorie étend, développe la métaphore. Cette figure prise au sens propre, paraît désigner tout autre chose que ce que l’on a le dessein de faire comprendre ; il ne faut pas s’attacher aux mots, mais aux pensées ; elle ne sert que de comparaison pour donner l’intelligence d’un autre sens que l’on n’exprime point.

Il faut principalement s’attacher, dans l’allégorie, à soutenir l’image qu’on a d’abord présentée.

C’est ce qui fait le mérite de l’allégorie suivante :

Le Berger et le Troupeau

Quand vous voyez quelquefois un nombreux troupeau qui, répandu sur une colline vers le déclin d’un beau jour, paît tranquillement le thym et le serpolet, ou qui broute dans une prairie une herbe menue et tendre qui a échappé à la faux du moissonneur, le berger, soigneux et attentif, est debout auprès de ses brebis ; il ne les perd pas de vue, il les suit, il les conduit, il les change de pâturages ; si elles se dispersent, il les rassemble ; si un loup avide paraît, il lâche son chien qui le met en fuite ; il les nourrit, il les défend ; l’aurore le trouve déjà en pleine campagne, d’où il ne se retire qu’avec le soleil. Quels soins ! quelle vigilance ! quelle servitude ! Quelle condition vous paraît la plus délicieuse et la plus libre, ou du berger, ou des brebis ? Le troupeau est-il fait pour le berger, ou le berger pour le troupeau ? Image naïve des peuples et du prince qui les gouverne, s’il est bon prince !

La Bruyère.

Une des plus sublimes allégories est celle que nous allons citer et que nous devons au génie de l’immortel Bossuet :

La vie humaine est semblable à un chemin dont l’issue est un précipice affreux. On nous en avertit dès les premiers pas, mais la loi est portée : il faut avancer toujours, je voudrais retourner en arrière… Marche, marche. Un poids invincible, une force irrésistible nous entraîne : il faut sans cesse avancer vers le précipice. Mille traverses, mille peines nous fatiguent, et nous inquiètent sur la route. Encore si je pouvais éviter ce précipice affreux !… Non, non, il faut marcher, il faut courir. Telle est la rapidité des années. On se console pourtant, parce que de temps en temps on rencontre des objets qui vous divertissent, des eaux courantes, des fleurs qui passent : on voudrait s’arrêter… Marche, marche. Et cependant on voit tomber derrière soi tout ce qu’on avait passé : fracas effroyable ! inévitable ruine ! On se console, parce qu’on emporte quelques fleurs cueillies en passant, qu’on voit se faner entre ses mains du matin au soir, et quelques fruits qu’on perd en les goûtant : enchantement ! illusion ! Toujours entraîné, on approche du gouffre affreux ; déjà tout commence à se ternir ; les jardins sont moins fleuris, les fleurs moins brillantes, leurs couleurs moins vives, les prairies moins riantes les eaux moins claires ; tout pâlit, tout s’efface ; l’ombre de la mort se présente ; on commence à sentir l’approche du gouffre fatal ; mais il faut aller sur le bord ; encore un pas : déjà l’horreur trouble les sens, la tête tourne, les yeux s’égarent… il faut marcher ; on voudrait retourner en arrière ; plus de moyens : tout est évanoui, tout est tombé, tout est échappé.

Il ne faut pas oublier ici une des plus charmantes allégories, celle dans laquelle Mme Deshoulières cette tendre mère, se peint elle-même sous l’image d’une bergère qui recommande ses brebis à Pan, le dieu des bergers : par son troupeau, elle désigne ses enfants ; le dieu Pan, c’est le roi, à qui elle les recommande. La justesse de cette allégorie ne laisse rien à désirer : elle est parfaitement soutenue jusqu’à la fin ; on croit voir une véritable bergère qui s’adresse à son troupeau : elle n’a plus ni chien, ni houlette, elle ne peut plus ni le garder ni le conduire dans de bons pâturages ; elle ne peut plus le défendre de la fureur des loups ; elle le recommande au dieu des pasteurs.

Dans ces prés fleuris
Qu’arrose la Seine,
Etc.

Lectures. — 1° Madame Deshoulières à ses enfants. Vol. II, nº 23. — 2° L’Ange de la Mort (madame Amable Tastu). Vol. II, nº 24.

§ VIII. Allusion

L’Allusion est une figure par laquelle on dit une chose qui a du rapport avec une autre dont on ne parle pas, mais à laquelle on veut faire penser.

Ainsi lorsque Athalie adresse cette question au jeune Joas :

Où dit-on que le sort vous a fait rencontrer ?

et que Joas lui répond :

Parmi des loups cruels prêts à me dévorer,

il fait allusion à la position dans laquelle il se trouvait lors du massacre des princes de Juda, et rappelle ainsi qu’il était près de mourir sous le poignard d’Athalie.

Boileau, dans le Passage du Rhin, fait allusion à Jules César, lorsqu’il dit en parlant de Louis XIV :

Il a de Jupiter la taille et le visage ;
Et, depuis ce Romain dont l’insolent passage
Sur un pont en deux jours trompa tous les efforts,
Jamais rien de grand n’a paru sur tes bords.

Voiture était fils d’un marchand de vin. Un jour qu’il jouait aux proverbes avec des dames, mademoiselle des Loges lui dit : « Celui-là ne vaut rien, percez-nous-en d’un autre. » Elle faisait allusion à l’expression : mettre un tonneau en perce.

Dans une Épître au président Hénault, Voltaire compare leur gloire, et fait une allusion flatteuse et piquante :

Il ne faut pas s’en faire accroire,
J’eus l’air de vouloir m’afficher
Aux murs du temple de mémoire ;
Aux sots vous sûtes tous cacher ;
Je parus trop chercher la gloire,
Et la gloire vint vous chercher.

Marmontel, dans ses Éléments de littérature, nous fait comprendre combien notre La Fontaine l’emporte sur les fabulistes de l’antiquité par les allusions fines et spirituelles qu’il a semées dans ses fables.

« Je ne parle pas, dit-il, de cette allusion générale des animaux à nous, qui est de l’essence de l’apologue ; je parle de mille traits répandus dans ses fables, qui touchent plus expressément à quelque particularité de langage, de caractère, d’usage, de condition, de mœurs locales, d’opinion, d’érudition, etc.  »

Ratopolis était bloquée…
      Thémis n’avait point travaillé
De mémoire de singe a fait plus embrouillé…
Don Pourceau raisonnait en subtil personnage…
Certain Renard gascon, d’autres disent normand
Quand il eut ruminé tout le cas dans sa tête…
Le Loup en fait sa cour, daube au courtier du roi
Son camarade absent…

      Le Renard dit branlant la tête,
Tels orphelins, seigneur, ne nie font point pitié…

      Faites-en les feux dès ce soir ;
      Et cependant viens recevoir
      Le baiser de paix fraternelle…

Chacun fut de l’avis de monsieur le doyen,…

Miraut sur leur odeur ayant philosophé,
Etc., etc.

« Ces traits, dis-je, et une infinité d’autres, aussi fins et aussi rapides, réveillent en passant une multitude d’idées qui rendent les plaisirs de cette lecture inépuisable ; et c’est dans les fables de La Fontaine, un genre d’agrément dont Ésope et Phèdre n’avaient pas soupçonné que l’apologue fût susceptible. »

Lecture. — Quelques exemples d’allusion. Vol. II, nº 25.

Section III. — Figures de mouvement ou de construction

Parmi les figures qui dépendent du tour ou de la construction de la phrase, les unes plaisent par le mouvement qui les anime ; ce sont ; la répétition, la disjonction, la gradation, la périphrase, l’interrogation, la description et ses quatre espèces, la correction, la concession, la communication, la subjection, et la prétérition ou prétermission.

Les autres plaisent par la suspension ; ce sont : la réticence, la suspension et la dubitation.

D’autres plaisent par la symétrie ; ce sont : l’antithèse, la comparaison, le parallèle et l’adjonction,

D’autres encore plaisent par la passion qui en fait le caractère, et elles pourraient alors prendre le nom de figures passionnées ; ce sont : l’exclamation, l’apostrophe, la prosopopée, l’imprécation et la déprécation.

§ I. Répétition

La Répétition consiste à reproduire plusieurs fois les mêmes expressions avec force, avec noblesse, avec grâce.

Telles sont ces vers si touchants où Virgile (traduit par Delille) peint la douleur d’Orphée après la mort d’Eurydice :

Tendre épouse, c’est toi qu’appelait son amour,
Toi qu’il pleurait la nuit, toi qu’il pleurait le jour.

Cette figure sert à exprimer le caractère d’une passion fougueuse, d’un sentiment vif et profond, la forte préoccupation d’un esprit qui s’attache à une seule pensée, et qui par cette raison répète souvent les mots qui la représentent.

C’est ainsi que Lusignan insiste avec force sur la naissance de Zaïre, sa fille, pour la ramener à la religion de ses pères :

Ma fille, tendre objet de mes dernières peines,
Songe au moins, songe au sang qui coule dans tes veines :
C’est le sang de vingt rois, tous chrétiens comme moi,
C’est le sang des héros défenseurs de ma loi,
C’est le sang des martyrs……………………
Voltaire, Zaïre.

Camille exprime ainsi toute sa haine contre Rome :

Rome, l’unique objet de mon ressentiment !
Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant !,
Rome, qui t’a vu naître, et que ton cœur adore !
Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore !
Puissent tous ses voisins, ensemble conjurés,
Saper ses fondements encor mal assurés.
Corneille, Les Horaces.

La répétition des conjonctions n’est pas sans effet. Elle semble multiplier les meurtres dans l’exemple suivant :

On égorge à la fois les enfants, les vieillards,
                 Et la sœur et le frère,
                 Et la fille et la mère,
Le fils dans les bras de son père !
Racine, Esther, acte I, sc. v.

Dans ce passage d’un sermon de Massillon, la répétition de la conjonction semble accumuler les reproches faits à la mémoire d’un prince ambitieux :

Sa gloire sera toujours souillée de sang. Quelque insensé chantera peut-être ses victoires : mais les provinces, les villes, les campagnes en pleureront. On lui dressera des monuments pour immortaliser ses conquêtes : mais les cendres encore fumantes de tant de villes autrefois florissantes ; mais la désolation de tant de campagnes dépouillées de leur ancienne beauté ; mais les ruines de tant de murs, sous lesquels des citoyens paisibles ont été ensevelis ; mais tant de calamités qui subsisteront après lui, seront des monuments lugubres, qui immortaliseront sa vanité et sa folie.

Il existe encore une espèce de répétition qui donne beaucoup de précision et de grâce à la phrase ; elle est assez fréquente chez les écrivains. Ex. :

Il (Duguay-Trouin) aperçoit un vaisseau armé de cent canons, défendu par une armée entière ; c’est là qu’il porte ses coups : il préfère à un triomphe facile l’honneur d’un combat dangereux. Deux fois il ose l’aborder, deux fois l’incendie qui s’allume dans le vaisseau ennemi l’oblige de s’écarter.

Thomas, Éloge de Duguay-Trouin.

 

Mais de ce souvenir mon âme possédée
À deux fois en dormant revu la même idée ;
Deux fois mes tristes yeux se sont vu retracer
Ce même enfant toujours tout prêt à me percer.
Racine, Athalie, acte II, sc. v.

Lectures. — 1° Lusignan à sa fille. Vol. II, nº 26. — 2° Songe d’Athalie. Vol. II, nº 27.

§ II. Disjonction

La Disjonction supprime les particules conjonctives pour rendre le discours plus vif et plus animé. Telles sont les lignes suivantes tirées de Guénaut de Montbelliard, dans la description qu’il fait de l’hirondelle :

Toujours maîtresse de son vol dans sa plus grande vitesse, elle en change à tout instant la direction ; elle semble décrire au milieu des airs un dédale mobile et fugitif, dont les routes se croisent, s’entrelacent, se fuient, se rapprochent, se heurtent, se roulent, montent, descendent, se perdent et reparaissent pour se croiser, se rebrouiller encore en mille manières, et dont le plan, trop compliqué pour être représenté aux yeux par l’art du dessin, peut à peine être indiqué à l’imagination par le pinceau de la parole.

Autres exemples :

Français, Anglais, Lorrains, que la fureur assemble,
Avançaient, combattaient, frappaient, mouraient ensemble.
Voltaire, La Henriade.

 

S’il y a une occasion au monde où l’Âme pleine d’elle-même soit en danger d’oublier son Dieu, c’est dans ces postes éclatants où un homme, par la sagesse de sa conduite, par la grandeur de son courage, par la force de son bras, et par le nombre de ses soldats, devient comme le dieu des autres hommes, et, rempli de gloire en lui-même, remplit tout le reste du monde d’amour, d’admiration ou de frayeur. Les dehors mêmes de la guerre, le son des instruments, l’éclat des armes, l’ordre des troupes, le silence des soldats, l’ardeur de la mêlée, le commencement, le progrès et la consommation de la victoire, les cris différents des vaincus et des vainqueurs, attaquent l’âme par tant d’endroits, qu’enlevée à tout ce qu’elle a de sagesse et de modération, elle ne connaît ni Dieu ni elle-même.

Mascaron, Oraison funèbre de Turenne.

§ III. Gradation

La Gradation arranges les mots et les pensées selon leur degré de force ou de faiblesse ; l’écrivain s’élève de pensée en pensée jusqu’à ce qu’il soit arrivé au plus haut degré d’expression et d’énergie.

Telle est cette exclamation de Condillac au sujet des difficultés que Henri IV eut à vaincre pour parvenir au trône de France :

Combien de traverses, d’obstacles, combien de périls Henri eut à surmonter ! mais aussi avec quel courage, quelle prudence, quelle sagesse ! Il fallait toutes les vertus de Henri.

Les traverses sont de simples difficultés ; les obstacles des difficultés sérieuses, et les périls ajoutent l’idée de danger aux difficultés qui précèdent,

La gradation suivante donne la plus grande vivacité au style :

Tout le Vivarais était en alarmes. Le duc descendant le Rhône, apprit que les séditieux, au mépris de l’amnistie qu’ils venaient de recevoir de la clémence du roi, avaient tiré sur ses troupes. Il t’aborde, et sans différer marchant aux rebelles, il essuie leur feu, les charge, les met en fuite, et les force enfin dans les villes et les bourgs qui leur servaient de retraite.

Un des plus beaux exemples de cette figure se remarque dans le discours d’Auguste à Cinna, Auguste sachant que Cinna veut l’assassiner, cherche à exciter le remords dans son âme en lui retraçant sous les yeux tous les bienfaits dont il l’a successivement comblé.

Lecture. — Auguste à Cinna. Vol. II, nº 28.

§ IV. Périphrase

La Périphrase ou circonlocution sert à relever une idée commune, à éviter la répétition des mêmes termes, à orner le discours. Les poètes en font particulièrement un grand usage ; ils s’en servent pour étendre et enrichir une idée et lui donner plus de noblesse.

Ainsi Boileau, pour nous faire connaître qu’il a une perruque et cinquante-huit ans, se sert de cette périphrase :

Mais aujourd’hui qu’enfin la vieillesse venue,
Sous mes faux chevaux blonds, déjà toute chenue,
A jeté sur ma tête, avec ses doigts pesants,
Onze lustres complets surchargés de trois ans,…

Mascaron, dans son Oraison funèbre de Turenne, nous annonce que Turenne fut enseveli dans le tombeau de nos rois :

Le roi, pour donner une marque immortelle de l’estime et, de l’amitié dont il honorait ce grand capitaine, donne une place illustre à ses glorieuses cendres, parmi ces maîtres de la terre, qui conservent encore, dans la magnificence de leurs tombeaux, une image de celle de leurs trônes.

Madame Deshoulières, dans son allégorie, que nous avons citée plus haut, emploie deux belles périphrases pour prendre l’orient et l’occident.

La périphrase plaît beaucoup quand elle est employée avec choix. Toutes les fois, dit Voltaire, qu’un mot présente une image ou basse, ou dégoûtante, ou comique, ennoblissez-le par des images accessoires. Mais aussi ne : vous piquez pas de vouloir ajouter une grandeur vaine à ce qui est imposant par soi-même : si vous voulez exprimer que le roi vient, n’imitez pas ce poète qui, trouvant ces mots trop communs, dit :

Ce grand roi roule ici ses pas majestueux !

Delille emploie dans le Coin du feu une périphrase bien poétique pour dire qu’il fait lui-même brûler son café, qu’il le moud, le fait infuser, et le verse dans une tasse de porcelaine où il le sucre.

On lira encore des périphrases très poétiques dans l’élément intitulée la Chute des feuilles, et l’on verra de quelles expressions Je poète se sert pour dire les feuilles, le médecin, l’automne et la mort.

Lectures. — 1° Idylle de madame Deshoulières. Vol. II, nº 29. — 2° Le Coin du feu, par Delille. Vol. II, nº 30. — 3° La Chute des feuilles, par Millevoye. Vol. II, nº 31.

§ V. Interrogation

L’Interrogation parle en forme de questions, presse les auditeurs de questions vives et multipliées, non pour obtenir une réponse, mais pour porter la lumière et la conviction dans l’esprit. Si l’on interrogeait réellement pour obtenir une réponse, il n’y aurait plus de figure.

Existence de Dieu

Qu’est-il besoin de nouvelles recherches et de spéculations pénibles pour connaître ce qu’est Dieu ? Nous n’avons qu’à lever les yeux en haut, nous voyons l’immensité des cieux qui sont l’ouvrage de ses mains, ces grands corps de lumière qui roulent si régulièrement et si majestueusement sur nos têtes, et auprès desquels la terre n’est qu’un atome imperceptible. Quelle magnificence ! Qui a dit au soleil : « Sortez du néant, et présidez au jour » ? Et à la lune ; « Paraissez et soyez le flambeau de la nuit » ? Qui a donné l’être et le nom à cette multitude d’étoiles qui décorent avec tant de splendeur le firmament, et qui sont autant de soleils immenses, attachés chacun à une espèce de monde nouveau qu’ils éclairent ? Quel est l’ouvrier dont la toute-puissance a pu opérer ces merveilles, où tout l’orgueil de la raison éblouie se perd et se confond ? Quel autre que souverain créateur de l’univers pourrait les avoir opérées ? Seraient-elles sorties d’elles-mêmes du sein du hasard et du néant ? Et l’impie sera-t-il assez désespéré pour attribuer à ce qui n’est pas, toute-puissance qu’il ose refuser à celui qui est essentiellement, et par qui tout a été fait ?

Massillon.

Racine emploie cette figure, lorsque Mardochée presse Esther de se rendre auprès d’Assuérus :

Quoi ! lorsque vous voyez périr votre patrie,
Pour quelque chose, Esther, vous comptez votre vie ?
Dieu parle, et d’un mortel vous craignez le courroux ?
Que dis-je ? votre vie, Esther, est-elle à vous ?
N’est-elle pas au sang dont vous êtes issue ?
N’est-elle pas à Dieu, dont vous l’avez reçue ?
Et qui sait, lorsqu’au trône il conduisit vos pas,
Si pour sauver son peuple il ne vous gardait pas ?

Racine le fils a traité le même sujet que Massillon, l’existence de Dieu, dans son poème de la Religion. Il emploie la même figure dans une suite de questions pleines de noblesse et de majesté.

Lecture. — Existence de Dieu. Vol. II, nº 32.

§ VI. Description

La Description, l’une des plus brillantes formes du style, est celle qui se représente le plus souvent chez les écrivains. C’est la plus variée dans ses formes, et la plus riche : on images et eu beautés ; elle est faite pour plaire à. l’esprit et nous faire connaître les objets avec les qualités qui leur appartiennent et les circonstances qui s’y rattachent ; elle rappelle les événements passés et nous les place sous les yeux comme s’ils s’accomplissaient au moment où nous les lisons ; elle nous fait partager toutes les sensations que les écrivains ou leurs héros ont éprouvées eux-mêmes.

La description embrasse différents genres qui ont chacun un nom particulier ; ce sont : l’hypotypose, l’éthopée, la prosopographie et la topographie : nous y joindrons la Chronographie.

1° Hypotypose

Du grec Hypotyposis, mettre sous les yeux.

L’Hypotypose décrit un fait particulier, un événement, une bataille, une tempête, un incendie, etc. Elle représente si vivement les objets que l’on croit les avoir sous les yeux. Il est à remarquer que le plus communément les verbes de la narration sont au présent : ce qui rend le style plus rapide, plus animé.

Tel est cet épisode, arrivé au Passage du Rhin par l’armée française, sous les yeux de Louis le Grand :

Le chevalier de Nantouillet était tombé de cheval : il va au fond de l’eau, il revient, il retourne, il revient encore ; enfin il trouve la queue d’un cheval, il s’y attache ; ce cheval le mène à bord, il monte sur le cheval, se trouve à la mêlée, reçoit deux coups dans son chapeau, et revient gaillard.

Madame de Sévigné.

Les exemples d’hypotypose sont trop nombreux pour qu’il soit nécessaire de les multiplier ici : nous nous contenterons de citer le suivant :

Le Sacrifice d’Abraham

Une noble dame vénitienne venait de voir mourir son fils unique, et s’abandonnait aux plus cruelles douleurs, le religieux essayait de la consoler. « Souvenez-vous, lui disait-il, d’Abraham, à qui Dieu commanda de plonger lui-même le couteau dans le sein de son fils, et qui obéit sans murmurer. » — Ah ! mon père, répondit-elle avec impétuosité, Dieu n’aurait jamais commandé ce sacrifice à une mère ! »

Si l’on veut connaître quelques beaux exemples d’hypotypose, on pourra lire la narration simple et touchante intitulée : Martyre de trois jeunes Souliotes. Elle excite au plus haut degré l’intérêt et la sensibilité : nous la devons à l’inspiration de M. Pouqueville ; et l’admirable pièce de vers de Legouvé sur mademoiselle de Sombreuil où l’on voit briller l’héroïsme du courage et de l’amour filial.

Lectures. — 1° Martyre de trois jeunes Souliotes. Vol. II, nº 33. . — 2° Dévouement de Mlle de Sombreuil. Vol. II, nº 34.

2° Éthopée

Du grec Ethos, mœurs, et Poiéô, faire.

L’Éthopée décrit les mœurs et le caractère, les vertus ou les vices, les qualités ou les défauts.

Les Mœurs de Sybaris

On ne met point dans cette ville de différence entre les voluptés et les besoins ; on bannit tous les arts qui pourraient troubler un sommeil tranquille ; on donne des prix, aux dépens du public, à ceux qui peuvent découvrir îles voluptés nouvelles. Les citoyens ne se souviennent que des bouffons qui les ont divertis, et ont perdu la mémoire des magistrats qui les ont gouvernés.

Les hommes sont si efféminés, leur parure est si semblable à celle des femmes, ils composent si bien leur teint, ils se frisent avec tant d’art, ils emploient tant de temps à se corriger à leur miroir, qu’il semble qu’il n’y ait qu’un sexe dans toute la ville.

Leur âme, incapable de sentir les plaisirs, semble n’avoir de délicatesse que pour les peines ; un citoyen fut fatigué toute la nuit d’une feuille de rose qui s’était repliée dans son lit.

La mollesse a tellement affaibli leur corps, qu’ils ne sauraient remuer les moindres fardeaux ; ils peuvent à peine se soutenir sur leurs pieds ; les voitures les plus douces les font évanouir ; lorsqu’ils sont dans les festins, l’estomac leur manque à tous les instants.

Ils passent leur vie sur des sièges renversés, sur lesquels ils sont obligés de se reposer tout le jour sans être fatigués ; ils sont brisés quand ils vont languir ailleurs.

Incapables de porter le poids des armes, timides devant leurs concitoyens, lâches devant les étrangers, ils sont des esclaves tout prêts pour le premier maître.

Citons encore comme intéressants exemples d’éthopée les portraits du curé de village, et du magister de village, par Delille.

Lectures. — 1° Le Curé de village. Vol. II, nº 35. — 2° Le Magister de village. Vol. II, nº 36.

3° Prosopographie

Du grec Prosôpon, visage, physionomie, et Graphô, décrire.

La Prosopographie peint l’extérieur des objets, le visage, l’air, le maintien d’un homme ou d’un animal, de manière à le rendre, pour ainsi dire, présent.

Portrait de Bocchoris mourant

Je me souviendrai toute ma vie d’avoir vu cette tête qui nageait dans le sang ; ces yeux fermés et éteints, ce visage pâle et défiguré, cette bouche entr’ouverte qui semblait encore achever des paroles commencées, cet air superbe et menaçant que la mort même n’avait pu effacer.

Télémaque, liv. II.

 

Portrait de Thermosiris

Pendant que ces pensées roulaient dans mon esprit, je m’enfonçai dans une sombre forêt, où j’aperçus tout à coup un vieillard qui tenait un livre à la main. Ce vieillard avait un grand front chauve et un peu ridé, une barbe blanche pendait jusqu’à sa ceinture, sa taille était haute et majestueuse, son teint était encore frais et vermeil, ses yeux vifs et perçants, sa voix douce, ses paroles simples et aimables. Jamais je n’ai vu un si vénérable vieillard : il s’appelait Thermosiris.

Télémaque, liv. II.

 

Portrait de Malachon

Il y avait à Tyr un jeune Lydien, nomme Malachon, d’une merveilleuse beauté, mais mou, efféminé, noyé dans les plaisirs. Il ne songeait qu’à conserver la délicatesse de son teint, qu’à peigner ses cheveux blonds flottants sur ses épaules, qu’à se parfumer, qu’à donner un tour gracieux aux plis de sa robe ; enfin qu’à chanter ses amours sur sa lyre.

Télémaque, liv. III.

Le portrait d’un couple avare est remarquablement tracé par Boileau dans une de ses satires : ce couple avare était Jacques Tardieu, lieutenant criminel de Paris, et Marie Ferrier, sa femme, tous les deux célèbres par leur avarice sordide.

Nous recommandons aussi de lire le portrait du directeur, tracé par le même poète.

Lectures. — 1° Portrait d’un Couple avare. Vol. II, nº 37. — 2° Le Directeur, vol. II, nº 38.

La Prosopographie et l’Éthopée réunies forment le caractère ou portrait complet qui nous montre en action le personnage tout entier.

Tel est le portrait d’Alexandre, par Barthélemy :

Je vis alors cet Alexandre, qui depuis a rempli la terre d’admiration et de deuil. Il avait dix-huit ans, et s’était déjà signalé dans plusieurs combats. À la bataille ou Chéronée, il avait enfoncé et mis en fuite l’aile droite de l’armée ennemie. Cette victoire ajoutait un nouvel éclat aux charmes de sa figure. Il a les traits réguliers, le teint beau et vermeil, le nez aquilin, les yeux grands, pleins de feu ; les cheveux blonds et bouclés, la tête haute, mais un peu penchée vers l’épaule gauche, la taille moyenne, fine et dégagée, le corps bien proportionné et fortifié par un exercice continuel. On dit qu’il est très léger à la course, et recherche dans sa parure. Il entra dans Athènes sur un cheval superbe qu’on nommait Bucéphale, que personne n’avait pu dompter jusqu’à lui, et qui avait coûté treize talents.

Bientôt on ne s’entretint que d’Alexandre. La douleur où j’étais plongé ne me permit pas de le suivre de près. J’interrogeai dans la suite un Athénien qui avait longtemps séjourné en Macédoine ; il me dit : « Ce prince joint à beaucoup d’esprit et de talents un désir insatiable de s’instruire, et du goût pour les arts qu’il protège sans s’y connaître. Il a de l’agrément dans la conversation : de la douceur et de la fidélité dans le commerce de l’amitié, une grande élévation dans les sentiments et dans les idées. La nature lui donna le germe de toutes les vertus, et Aristote lui en développa les principes. Mais au milieu de tant d’avantages, règne une passion funeste pour lui, et peut-être pour le genre humain : c’est une envie excessive de dominer, qui le tourmente jour et nuit. Elle s’annonce tellement dans ses regards, dans son maintien, dans ses paroles et ses moindres actions, qu’en l’approchant, on est pénétré de respect et de crainte. Il voudrait être l’unique souverain de l’univers, et le seul dépositaire des connaissances humaines. »

Nous mettons sous les yeux des élèves un portrait bien détaillé du prince Potemkin, que nous devons la plume spirituelle du prince de Ligne ;

Et un second exemple fort amusant, intitulé le Portrait, dont l’auteur est le duc de Lévis.

Lectures. — 1° Le Prince Potemkin. Vol. II, nº 39. — 2° Le Portrait. Vol. II, nº 40.

4° Topographie

La Topographie décrit les lieux, avec tous les objets qu’ils renferment.

Les Déserts de l’Arabie Pétrée

Qu’on se figure un pays sans verdure et sans eau, un soleil brûlant, un ciel toujours sec, des plaines sablonneuses, des montagnes encore plus arides, sur lesquelles l’œil s’étend et le regard se perd, sans pouvoir s’arrêter sur aucun objet vivant ; une terre morte, et pour ainsi dire, écorchée par les vents, laquelle ne présente que îles ossements, des cailloux jonchés, des rochers debout ou renversés ; un désert entièrement découvert où le voyageur n’a jamais respiré sous l’ombrage, où rien ne l’accompagne, rien ne lui rappelle la nature vivante : solitude absolue, mille fois plus affreuse que relie des forêts ; car les arbres sont encore des êtres pour l’homme qui se voit seul plus isolé, plus dénué, plus perdu dans ces lieux vides et sans bornes : il voit partout l’espace comme son tombeau ; la lumière du jour, plus triste que l’ombre de la nuit, ne renaît que pour éclairer sa nudité, son impuissance, et pour lui présenter l’horreur de la situation, en reculant à ses yeux les barrières du vide, en étendant autours de lui rabane de l’immensité qui le sépare de la terre habitée ; immensité qu’il tenterait en vain de parcourir : car la faim, la soif et la chaleur brûlante pressent tous les instants qui lui restent entre le désespoir et la mort.

Buffon.

 

La Chartreuse de Grasset.
Si ma chambre est ronde ou carrée,
C’est ce que je ne dirai pas.
Tout ce que j’en sais sans compas,
C’est que depuis l’oblique entrée,
Dans cette cage resserrée,
On peut former jusqu’à six pas :
Une lucarne mal vitrée,
Près d’une gouttière livrée
À d’interminables sabbats,
Où l’université des chats,
À minuit en robe fourrée
Vient tenir ses bruyants États ;
Une table mi-démembrée
Près du plus humble des grabats, t
Six brins de paille délabrée
Tressés sur de vieux échalas :
Voilà les meubles délicats !
Dont ma chartreuse est décorée.

Une des topographies les plus sombres, les plus lugubres, est celle du Palais de Lucifer, par Chateaubriand : elle remplit l’âme de tristesse.

Aussi opposerons-nous à ce triste tableau les descriptions plus gaies, plus riantes de Versailles et de ses jardins, la première par J. Janin, et la seconde par Delille.

Lectures. — 1° Le Palais de Lucifer. Vol. II, nº 41. — 2° Versailles. Vol. II, nº 42. — 3° Les Jardins de Versailles et de Marly. Vol. II, nº 43.

5° Chronographie

Du grec Chronos, temps, et Graphô, je décris.

La Chronographie caractérise le temps d’un événement. Voici comment Voltaire a caractérisé le temps où s’accomplit le meurtre de Coligny :

Le signal est donne sans tumulte et sans bruit,
C’était à la faveur des ombres de la nuit :
De ce mois malheureux l’inégale courtière
Semblait cacher d’effroi sa tremblante lumière,
Coligny languissait dans les bras du repos,
Et le sommeil trompeur lui versait ses pavots.
La Henriade.

Racine donne moins de détails dans le songe affreux d’Athalie :

C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit.
Athalie.

Soumet caractérise ainsi le temps où une malheureuse mère vient pleurer sur la tombe de son fils :

C’était l’heure où lassé des longs travaux du jour.
Le laboureur revoit son rustique séjour ;
Je visitais des morts la couche triste et sainte.
Une femme apparut…………………………
La Vaccine.

Voltaire nous fait connaître le moment où Égisthe attaque Polyphonte, dans une des scènes de sa tragédie de Mérope (acte V, sc. vi).

Lecture. — Mort de Polyphonte. Vol. II, nº 44.

§ VII. Correction

La Correction consiste à corriger ce que l’on vient d’avancer, soit en employant des paroles et des pensées plus fortes ou moins fortes, soit en substituant une autre pensée que l’on juge plus convenable. Ce tour est très propre à piquer ou à réveiller l’attention de l’auditeur.

Dans la tragédie Andromaque, Pyrrhus parle ainsi de la veuve d’Hector à Phénix, son gouverneur :

Je puis perdre son fils ; peut-être je le dois ;
Étrangère… Que dis-je ? esclave dans l’Épire,
Je lui donne son fils, mon âme, mon empire ;
Et je ne puis gagner dans son perfide cœur
D’autre rang que celui de son persécuteur ?
Racine.

Victor Hugo, dans la pièce de vers intitulée Moïse sauvé des eaux, en fournit un exemple. Nous voyons la fille de Pharaon dire à ses compagnes, qui sont venues partager les plaisirs du bain avec elle :

………… Mais parmi les brouillards du matin
Que vois-je ? Regardez à l’horizon lointain…
         Ne craignez rien, filles timides :
C’est sans doute par l’onde entraîné vers les mers.
Le tronc d’un vieux palmier qui, du fond des déserts,
         Vient visiter les pyramides.

Puis, comme elle reconnaît qu’elle s’est trompée, elle corrige sa pensée par les suivantes :

Que dis-je ? Si j’en crois mes regards indécis,
C’est la barque d’Hermès ou la conque d’Isis
         Que pousse une brise légère.
Mais non : c’est un esquif où, dans un doux repos,
J’aperçois un enfant qui dort au soin des flots,
         Comme on dort au sein de sa mère.

Les écrivains tirent un admirable parti de cette figure, qui nous représente leurs pensées sous différentes formes. Nous pouvons nous en convaincre en lisant les réflexions que fait l’Orateur sacré en présence de la dépouille mortelle d’Henriette d’Angleterre, duchesse d’Orléans.

Dans la tragédie de Britannicus, Agrippine, mère de Néron, vient reprocher à Burrhus le soin qu’il prend d’éloigner d’elle son fils, et Burrhus, dans sa réponse aux reproches de l’impératrice, se sert de cette figure.

On peut encore en lire un bel exemple dans le discours de Léonidas à ses trois cents Spartiates.

Lectures. — 1° Mort d’Henriette d’Angleterre. Vol. II, nº 45. — 2° Burrhus à Agrippine. Vol. II, nº 46. — 3° Léonidas aux trois cents Spartiates. Vol. II, nº 47.

§ VIII. Concession

La Concession consiste à accorder quelque chose à son adversaire, pour en tirer ensuite avantage contre lui.

M. de Matignon s’adresse au connétable de Bourbon pour le détourner de négocier avec les ennemis de la France, et lui dit :

Je sais bien qu’il n’importe guère à des gens qui n’ont plus ni conscience ni foi, de ruiner leur patrie, et de bouleverser un royaume où ils ne sont point considérés ; mais quelqu’un de vos bons serviteurs peut-il souffrir que leurs intrigues s’ourdissent sous votre nom, et qu’ils engagent un connétable et un prince du sang dans leurs attentats ?…

Il est vrai que la régente a fort maltraité Votre Altesse et qu’elle lui a fait souffrir d’énormes injustices ; mais quel déplaisir vous a fait la France, elle qui vous a si chèrement nourris vous et vos ancêtres ; elle qui vous a élevé dans un si haut éclat, et qui a rendu Votre Grandeur si puissante qu’elle peut aujourd’hui lui être funeste ? Oui, monseigneur, votre puissance est seule capable de la détruire, mais votre vertu est trop grande pour se rendre complice d’un si étrange dessein.

Auguste, reprochant à Cinna son ingratitude, se sert avec beaucoup d’avantage de ce moyen oratoire :

Ma faveur fait ta gloire, et ton pouvoir en vient ;
Elle seule l’élève, et seule te soutient ;
C’est elle qu’on adore, et non pas ta personne ;
Tu n’as crédit ni rang qu’autant qu’elle t’en donne :
Et, pour te faire choir, je n’aurais aujourd’hui
Qu’à retirer la main qui seule est ton appui.
J’aime mieux toutefois céder à ton envie ;
Règne, si tu le peux, aux dépens de ma vie.
Mais oses-tu penser que les Serviliens,
Les Cosses, les Métels, les Pauls, les Fabiens,
Et tant d’autres, enfin, de qui les grands courages
Des héros de leur sang sont les vives images.
Quittent le noble orgueil d’un sang si généreux,
Jusqu’à pouvoir soutenir que tu rognes sur eux ?
Parle, parle, il est temps,
Corneille, Cinna, acte V, sc. i.

La concession est particulièrement utile pour combattre un sentiment, un préjugé, une erreur. Dans la tragédie d’Iphigénie, Agamemnon ne peut se résoudre à immoler sa fille ; Ulysse combat sa tendresse paternelle en employant ce moyen oratoire.

Lecture. — Ulysse à Agamemnon, pour le déterminer à immoler sa fille. Vol. II, nº 48.

§ IX. Communication

La Communication est une figure par laquelle l’orateur communique ses raisons à ses auditeurs, à ses adversaires même, délibère avec eux et semble s’en rapporter à leur propre jugement.

C’est le moyen que Servilius, accusé d’avoir perdu quelques troupes en suivant les ennemis après la victoire, emploie avec succès pour se défendre devant le peuple :

Quelques-uns des plus modérés d’entre le peuple lui ayant crié qu’il prit courage et qu’il continuât sa défense : Puisque j’ai affaire à des juges, et non pas à des ennemis, ajouta-t-il, je vous dirai, Romains, que j’ai été fait consul avec Virginius dans un temps où les ennemis étaient maîtres de la campagne, et où la dissension et la famine étaient dans la ville. C’est dans une conjoncture aussi fâcheuse que j’ai été appelé au gouvernement de l’État, J’ai marché aux ennemis, que j’ai défaits en deux batailles, et que j’ai contraints de se renfermer dans leurs places ; et, pendant qu’ils s’y tenaient comme cachés par la terreur de vos armes, j’ai ravagé à mon tour leur territoire, j’en ai tiré une quantité prodigieuse de grains, que j’ai fait apporter à Rome, où j’ai rétabli l’abondance.

Quelle faute ai-je commise jusqu’ici ? Me veut-on faire un crime d’avoir remporté deux victoires ? Mais j’ai, dit-on, perdu beaucoup de monde dans le dernier combat. Peut-on donc livrer des batailles contre une nation aguerrie, qui se défend courageusement, sans qu’il y ait de part et d’autre de sang répandu ?

Quelle divinité s’est engagée envers le peuple romain de lui faire remporter des victoires sans aucune perte ? Ignorez-vous que la gloire ne s’acquiert que par de grands périls ? J’en suis venu aux mains avec des troupes plus nombreuses que celles que vous m’aviez confiées, je n’ai pas laissé, après un combat opiniâtre, de les enfoncer ; j’ai mis en déroute leurs légions, qui, à la fin, ont pris la fuite. Pouvais-je me refuser à la victoire qui marchait devant moi ? Était-il même en mon pouvoir de retenir vos soldats, que leur courage emportait, et qui poursuivaient avec ardeur un ennemi effrayé. Si j’avais fait sonner la retraite, si j’avais ramené nos soldats dans leur camp, vos tribuns ne m’accuseraient-ils pas aujourd’hui d’intelligence avec les ennemis ? Si vos ennemis se sont ralliés, s’ils ont été soutenus par un corps de troupes qui s’avançait à leur secours ; enfin, s’il a fallu recommencer tout de nouveau le combat ; et si, dans cette dernière action, j’ai perdu quelques soldats, n’est-ce pas le sort ordinaire de la guerre ? Trouverez-vous des généraux qui veuillent se charger du commandement de vos armées à condition de ramener à Rome tous tps soldats qui en seraient sortis sous leur conduite ? N’examinez donc point si à la fin de la bataille j’ai perdu quelques soldats, mais jugez de ma conduite par ma victoire. S’il est vrai que j’ai chassé les ennemis de votre territoire, que je leur ai tué beaucoup de monde dans deux combats, que j’ai forcé les débris de leurs armées de s’enfermer dans leurs places, que j’ai enrichi Rome et vos soldats du butin qu’ils ont fait dans le pays ennemi ; que vos tribuns se lèvent, et qu’ils me reprochent en quoi j’ai manqué contre les devoirs d’un bon général.

Vertot, Révolutions romaines.

Ulysse, pour déterminer Agamemnon à sacrifier sa, fille, fait usage de cette figure dans son discours.

Cette figure consiste encore à faire des questions avec art, ou à y répondre de manière à amener à son sentiment les esprits qui en sont éloignés. C’est ainsi que Cassius conseille à Brutus de faire périr César, dans lequel Brutus voit un père.

Louis XI fait comprendre par cette même figure, à Tristan, son compère, qu’il le charge d’assassiner le duc de Nemours, son ennemi, et l’envoyé du duc de Bourgogne.

Lectures. — 1° Ulysse à Agamemnon. Vol. II, nº 48. — 2° Cassius à Brutus. Vol. II, nº 49. — 3° Louis XI à Tristan. Vol. II, nº 50.

§ X. Subjection

Du latin subjectio, supposition.

La Subjection est une figure par laquelle l’orateur interroge ses adversaires ou ses auditeurs et répond lui-même à ses propres questions. Le but de cette figure est souvent de réfuter d’avance les objections.

L’exemple suivant est tiré des exhortations de l’abbé Poulle sur l’aumône :

Dans le monde, dans ce séjour où l’intérêt est si vif, l’ambition si active, les plaisirs si variés, la mollesse si raffinée, sait-on s’il y a des misérables sur la terre ? Veut-on même le savoir ? Cette idée laisserait dans l’esprit un souvenir inquiétant et douloureux, répandrait dans l’âme une tristesse importune, empoisonnerait les douceurs des plaisirs. On y écarte avec soin ce qui porte l’image de l’infortune ; on n’y veut voir que les heureux. Et que deviendront les pauvres ? Les sources les plus abondantes leur sont fermées. Où iront-ils puiser ? Ils ne trouveront partout que des gens qui se détournent, des barrières qui les arrêtent, des mains qui les repoussent.

L’Indigence est-elle donc un anathème qui efface en eux le caractère d’hommes, le titre de chrétien, l’empreinte de la Divinité même ? Et pour les exclure de la société, pourquoi les bannir de leur propre patrie ? Qu’ont-ils fait ? Hélas ! sont-ce des scélérats infâmes ? Hélas ! peut-être ne sont-ils pauvres que parce qu’ils sont vertueux. Sont-ce des ennemis furieux qui en veulent à vos jours ? Ils n’ont contre vous d’autres armes que les pleurs ; ils songent plus à vous toucher qu’à vous nuire. Sont-ce des exacteurs odieux qui viennent vous dépouiller de vos richesses ? Quelque avidité qu’ils montrent, la plus légère aumône les satisfera. Riches voluptueux, assis à des tables chargées des mets les plus délicats, ces Lazares qui vous importunent de loin par leurs cris ne vous demandent que les miettes qui tombent de vos tables. Sont-ce enfin des monstres exécrables qui fassent horreur à la nature ? Ils sont tout ce qu’il faut pour intéresser des âmes généreuses ; ils sont hommes, ils vous doivent être chers ; ils sont malheureux, ils doivent être respectables.

Le P. Massillon a parlé sur le même sujet que l’abbé Poulle. Il est intéressant de comparer leurs pensées. Nous trouvons aussi un bel exemple de cette figure dans l’Oraison funèbre de Turenne, par Fléchier.

Lectures. — 1° L’Aumône, par Massillon. Vol. II, nº 51. — 2° Modestie de Turenne. Vol. II, nº 52.

§ XI. Prétérition ou Prétermission

Du latin præteritus, passé, ou de prætermissus, omis.

La Prétérition consiste à feindre de passer sous silence ou de ne toucher que légèrement des choses sur lesquelles cependant on insiste même avec force. Tel est ce passage, où Condillac annonce qu’il ne parlera ni des cruautés ni des folies de Caligula, et cependant il nous les retrace en quelques lignes et avec force :

Il s’attachait la populace par des spectacles qu’il donnait fréquemment, et les soldats par des gratifications qu’il leur faillit. En général, il trouvait dans le peuple des dispositions à l’excuser, parce qu’il lui avait rendu les comices ; mais il les lui ôta bientôt après, et il l’aliéna. On n’imagina d’autre vengeance que d’affecter de ne pas applaudir à des gladiateurs auxquels il applaudissait lui-même, et il s’écria dans sa colère : « Plût aux dieux que le peuple romain n’eût qu’une tête, je la ferais tomber ! »

Je n’entrerai pas dans le détail de ses cruautés ; je ne parlerai pas de ses folles dissipations, de la passion pour un cheval dont il menaçait de faire un consul ; de ses campagnes militaires ridicules et extravagantes ; des autels qu’il s’élevait à lui-même, dont il était le prêtre et dont il vendait chèrement le sacerdoce aux plus riches citoyens ; de sa manie à se donner tantôt pour Jupiter, tantôt pour Mercure, tantôt pour Junon, etc. Ces choses ne paraîtraient pas vraisemblables, si l’on ne savait pas qu’un despote dans le délire est fait pour tout oser, et qu’un peuple esclave est fait pour tout souffrir. Ce monstre périt enfin par les coups de Cassius Chéréa un des tribuns des gardes prétoriennes.

Cette figure, appliquée dans les vers suivants de Voltaire, contribue beaucoup à rendre ce tableau plus effrayant ; fleuri de Bourbon raconte à la reine d’Angleterre les horreurs de la Saint-Barthélemy :

Je ne vous peindrai point le tumulte et les cris,
Le sang de tous côtés ruisselant dans Paris,
Le fils assassiné sur le corps de son père,
Le frère avec la sœur, la fille avec la mère,
Les époux expirants sous leurs toits embrasés,
Les enfants au berceau sur la pierre écrasés :
Des fureurs des humains c’est ce qu’on doit attendre.
La Henriade, Chant III.

Nous en trouvons encore un bel exemple dans la tragédie d’Esther, lorsque la nièce de Mardochée raconte à Élise tous les efforts de ses rivales pour toucher le cœur d’Assuérus.

Lecture. — Élévation d’Esther. Vol. II, nº 53.

Section IV. — Figures qui plaisent par la suspension

§ I. Réticence

La Réticence consiste à s’interrompre au milieu d’une phrase et à laisser l’auditeur le soin de la continuer. Ce silence affecté dit plus que les paroles les plus énergiques. Cette figure se trouve dans la bouche d’Apollonius, lorsque, faisant l’éloge du vertueux Marc Aurèle, il adresse ses conseils à Commode, fils de l’empereur, en présence du corps inanimé de son père :

On te dira bientôt que tu es tout puissant, on te trompera : les bornes de ton autorité sont dans la loi. On te dira encore que tu es grand, que tu es adoré de tes peuples. Écoute : quand Néron eut empoisonné son frère, on lui dit qu’il avait sauvé Rome ; quand il eut fait égorger sa femme, on loua devant lui sa justice ; quand il eut assassiné sa mère, on baisa sa main parricide, et l’on courut aux temples remercier les dieux. Ne te laisse pas éblouir par des respects. Si tu n’as des vertus, on te rendra des hommages et l’on te haïra. Crois-moi, on n’abuse point les peuples. La justice outragée veille dans les cours. Maître du monde, tu peux ni ordonner de mourir, mais non de t’estimer. Ô fils de Marc-Aurèle ! pardonne : je te parle au nom des dieux, au nom de l’univers qui t’est confié ; je te parle pour le bonheur des hommes et pour le tien. Non, tu ne seras point insensible à une gloire si pure. Je touche au terme de ma vie ; bientôt j’irai rejoindre ton père. Si tu dois être juste, puissé-je vivre encore assez pour contempler les vertus. Si tu devais un jour…

Tout à coup Commode, qui était en habit de guerrier, agita sa lance d’une manière terrible, tous les Romains pâlirent. Apollonius fut frappé des malheurs qui menaçaient Rome. Il ne put achever. Ce vénérable vieillard se voila le visage. La pompe funèbre, qui avait été suspendue, reprit sa marche. Le peuple suivit consterné et dans un profond silence : il venait d’apprendre que Marc-Aurèle était tout entier dans le tombeau.

Thomas.

Dans la Henriade, Potier défend les droits de Henri IV, au trône de France ; et dans le discours qu’il prononce devant le duc de Mayenne, il flétrit par une réticence la conduite des prêtres, qui soutiennent la ligue.

Cette figure produit un bel effet dans la bouche de Henri III. Ce roi vient d’être frappé, il va expirer. Henri de Bourbon est auprès de lui, et Valois lui annonce que peut-être le même sort lui est réservé.

Lectures. — 1° Potier à Mayenne. Vol. II, nº 54. — 2° Mort de Henri III Vol. II, nº 53.

§ II. Suspension

La Suspension existe lorsque, pour piquer la curiosité de l’auditeur, on tient quelque temps son esprit en suspens et dans l’incertitude de ce que l’on va dire. Elle rend les auditeurs attentifs et contribue à faire naître dans leurs cœurs et la surprise et l’admiration.

Voltaire se sert de cette figure lorsqu’Égisthe, fils de Mérope, attaque Polyphonie au pied de l’autel où ce tyran allait épouser sa mère :

Dans l’enceinte sacrée en ce moment s’avance
Un jeune homme, un héros, semblable aux immortels ;
Il court… C’était Égisthe ; il s’élance aux autels ;
Il monte, il y saisit, d’une main assurée,
Pour les fêtes des Dieux la bâche préparée.
Les éclairs sont moins prompts ; je l’ai vu de mes yeux,
Je l’ai vu qui frappait ce monstre audacieux.
« Meurs, tyran, disait-il : Dieux, prenez vos victimes ! »
Érox, qui de son maître a servi tous les crimes,
Érox qui dans son sang voit ce monstre nager,
Lève une main hardie, et pense le venger.
Égisthe se retourne, enflammé de furie ;
À côté de son maître il le jette sans vie.
Le tyran se relève, et blesse le héros ;
De leur sang confondu j’ai vu couler les flots.
Déjà la garde accourt avec des cris de rage.
Sa mère… Ah ! que l’amour inspire de courage !
Quel transport animait ses efforts et ses pas !
Sa mère… elle s’élance au milieu des soldats.
« C’est mon fils ! arrêtez ; cessez, troupe inhumaine,
C’est mon fils ! déchirez sa mère et votre reine,
Ce sein qui l’a nourri, ces flancs qui l’ont porté ! »
À ces cria douloureux le peuple est agité.
Un gros de nos amis, etc.
Voltaire, Mérope.

Tantôt la suspension est badine et enjouée ; tels sont les exemples su hauts : la Lettre de madame de Sévigné à M. de Coulanges est bien connue :

Je m’en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus éclatante, la plus secrète jusqu’aujourd’hui, la plus digne d’envie ; enfin une chose dont on ne trouve qu’un exemple dans les siècles passés encore cet exemple n’est-il pas juste : une chose que nous ne saurions croire à Paris, comment le pourrait-on croire à Lyon ? Une chose qui fait crier miséricorde à tout le monde ; une chose qui comble de joie madame de Rohan et madame de Hauteville ; une chose enfin qui se fera dimanche, et qui ne sera peut-être pas faite lundi. Je ne puis me résoudre à vous le dire, devinez-la : je vous la donne en trois. Jetez-vous votre langue aux chiens ?

Cette figure donne beaucoup de charme à une lettre de madame de Maintenon à madame de Dangeau, lettre dans laquelle cette dernière est invitée à venir voir madame de Maintenon.

Elle donne une physionomie toute particulière à celle du duc de Montausier au dauphin, et surtout à celle de madame de Sévigné à M. de Coulanges.

Le célèbre sonnet de Scarron, dans lequel le poète débute sur un ton noble et pompeux, et où il finit portrait plaisant, restera toujours comme un modèle de suspension badine.

Lectures. — 1° Madame de Maintenon à madame de Dangeau. Vol. II, nº 56. — 2° Le duc de Montausier au Dauphin. Vol. II, nº 57. — 3° Madame de Sévigné à M. de Coulanges. Vol. II, nº 58. — 4° Sonnet de Scarron. Vol. II, nº 59.

§ III. Dubitation

La Dubitation exprime l’incertitude de celui qui parle ; il ne sait, ni ce qu’il doit dire, ni ce qu’il doit faire.

Telle est la situation d’Orosmane. Il vient de surprendre un billet que Zaïre adresse à son père, et croit qu’il est adressé à un rival ; la fureur et la jalousie s’emparent de son âme ; et, partagé entre la tendresse et le désir de la vengeance, il s’écrie :

Cours chez elle à l’instant ; va, vole, Corasmin ;
Montre-lui cet écrit… Qu’elle tremble… et soudain
De cent coups de poignard que l’infidèle meure.
Mais avant de frapper… Ah ! cher ami, demeure,
Demeure ; il n’est pas temps… Je veux que ce chrétien,
Devant elle amené… Non… Je ne veux plus rien…
Je me meurs,… Je succombe à l’excès de ma rage.
Voltaire, Zaïre.

Delille, dans ses Géorgiques françaises, décrit ainsi l’incertitude du cerf, au moment où il entend retentir le cor dans les bois :

……… Du cor bruyant j’entends déjà les sons ;
L’ardent coursier déjà sent tressaillir ses veines,
Bat du pied, mord le frein, sollicite les rênes.
À ces apprêts de guerre, au bruit des combattants,
Le cerf frémit, s’étonne, et balance longtemps…
Doit-il loin des chasseurs prendre son vol rapide ?…
Doit-il leur opposer son audace intrépide ?…
De son front menaçant, ou de ses pieds légers,
À qui se fîra-t-il dans ces pressants dangers ?..,
Il hésite longtemps : la peur enfin l’emporte ;
Il part, il court, il vole : un moment le transporte
Bien loin de la forêt, et des chiens, et du cor.

Il y a une espèce de dubitation qui n’exprime pas l’irrésolution de celui qui doit agir, mais l’incertitude dans laquelle il se trouve relativement à ce qui existe ou n’existe pas. On en voit un exemple dans l’Essai sur l’astronomie, de M. de Fontanes : il est intitulé : les Mondes.

Un des bons exemples de cette figure, est le Monologue d’Auguste, dans la tragédie de Cinna. Ce prince vient de découvrir une conspiration tramée contre ses jours par son favori, et ne sait plus à qui il doit désormais accorder sa confiance.

Lectures. — 1° Les Mondes. Vol. II, nº 60. — 2° Incertitude d’Auguste. Vol. II, nº 64

Section V. — Figures qui plaisent par la symétrie

§ I. Antithèse

L’Antithèse oppose les mots aux mots, les pensées aux pensées, pour les faire ressortir davantage.

Telle est celle-ci, qui peint avec véracité le caractère d’un homme bizarre et capricieux :

Tout lui plaît et déplaît, tout le choque et l’oblige ;
Sans raison il est gai, sans raison il s’afflige ;
Son esprit au hasard aime, évite, poursuit,
Défait, refait, augmente, ôte, élève, détruit.
Boileau, Satire VIII.

Boileau, dans la même satire, définit encore l’homme de la manière suivante :

Voilà l’homme en effet. Il va du blanc au noir :
Il condamne au matin ses sentiments du soir
Importun à tout autre, à soi-même incommode,
Il change à tout moment d’esprit comme de mode :
Il tourne au moindre vent, il tombe au moindre choc,
Aujourd’hui dans un casque et demain dans un froc.

Andrieux dans le Meunier Sans-Souci a rendu ainsi la pensée contenue dans les deux derniers vers précédents :

Le commun caractère est de n’en point avoir :
Le matin incrédule, on est dévot le soir.

Tout le monde connaît cette célèbre antithèse, qui est même une petite épigramme lancée contre le fameux Dictionnaire de l’Académie :

On fait, refait, défait ce beau dictionnaire,
Qui toujours très bien fait, reste toujours à faire.

Il faut user sobrement de cette figure ; autrement on tomberait dans l’affectation ; des antithèses trop multipliées deviennent fatigantes et rendent le style prétentieux.

L’antithèse prolongée devient un parallèle, ainsi que la comparaison.

Cette figure se montre dans toute sa grâce dans une page de Chateaubriand, écrite sur l’Amour maternel :

Cette femme si faible a tout à coup acquis des forces… etc.

Nous en trouvons encore un bel exemple dans le poème de la Religion, lorsque Racine le fils met en opposition la grandeur et la bassesse de l’homme.

Ver impur de la terre et roi de l’univers,…
Etc.

Lectures. — 1° L’Amour maternel. Vol. II, nº 65. — 2° Grandeur et Bassesse de l’homme. Vol. II, nº 63.

§ II. Comparaison

La Comparaison est un rapport de convenance entre deux objets que l’on compare ensemble. Cette figure est propre à orner la pensée et à en augmenter l’intérêt.

Telle est celle-ci, dont Bossuet se sert pour exprimer ses regrets sur la mort d’Henriette d’Angleterre : il compare la rapidité avec laquelle Madame a passé sur cette terre à la rapidité avec laquelle sèche l’herbe des champs :

Quoi donc ! Elle devait périr si tôt ! Dans la plupart des hommes, les changements se font peu à peu, et la mort les prépare ordinairement à son dernier coup. Madame cependant a passé du matin au soir, ainsi que l’herbe des champs ; le matin, elle fleurissait, avec quelles grâces ! vous le savez : le soir, nous la vîmes séchée ; et ces fortes expressions par lesquelles l’Écriture sainte exagère l’inconstance des choses humaines, devaient être pour cette princesse si précises et si littérales !

Le coucher du soleil est ici comparé la manifestation d’un monarque à ses sujets :

Une teinte pourprée s’étendait sur l’horizon. Des nuages de couleur d’ambre flottaient avec grâce, et paraissaient disposés à se grouper vers un centre commun. Soudain ces nuages s’écartent, et le soleil couchant se montre dans toute sa splendeur. Tel un monarque, assis sur un trône éclatant de rubis et d’opales, annonce, par un coup d’œil, qu’il daigne se manifester aux regards de ses peuples ; la foule des courtisans se précipite, et tous se prosternent à ses pieds.

Charles Pougens, les Quatre Saisons.

Boileau est fort amusant lorsque, dans son poème Le Lutrin, il compare la défaite et la fuite des chantres à la fuite d’un troupeau de moutons devant le loup cruel, et la déroute des Troyens devant le terrible Achille.

Lectures. — 1° La Tendresse maternelle. Vol. II, nº 64. — 2° Défaite des Chantres. Vol. II, nº 65.

§ III. Parallèle

Le Parallèle est une comparaison entre deux personnages dont on fait ressortir les qualités semblables ou opposées, et dont on établit la supériorité ou l’infériorité de l’un envers de l’autre.

César et Henri IV

Tous deux avaient reçu de la nature une âme élevée et sensible, un génie également souple et profond dans les affaires politiques, de grands talents pour la guerre ; tous deux furent redevables de l’empire à leur courage et à leurs travaux : tous deux pardonnèrent à leurs ennemis, et finirent par en être les victimes : tous deux connaissaient le grand art de s’attacher les hommes et de les employer ; art le plus nécessaire de tous à quiconque commande ou veut commander : tous deux étaient adorés de leurs soldats, et mêlaient les plaisirs aux fatigues militaires et aux intrigues de l’ambition. Farnèse, à qui notre Henri IV eut affaire, valait bien Pompée, le rival de César ; et la France fut pour tous deux un champ de victoire. César combattait des armées plus nombreuses : Henri eut à vaincre des obstacles de tous les genres avec moins de moyens.

Tous deux avaient une activité prodigieuse, et suivaient ce grand principe, qu’il ne faut laisser faire à d’autres que ce qu’on ne peut pas faire soi-même. Tous deux ont su régner, et ont régné trop peu. Si l’un eût vécu vingt ans de plus, le système de l’Europe était changé. Si l’autre n’eût pas été enlevé par un assassinat, il eût accoutumé les Romains à sa domination, aussi bien qu’Auguste, et aurait fait de plus grandes choses que lui. César prodigua l’argent dans une république qu’il voulait corrompre ; Henri le ménagea dans une monarchie qu’il voulait rétablir.

Tous deux furent arrachés par une mort prématurée aux grands projets qu’ils méditaient ; et l’on peut croire que Henri eût été aussi heureux contre les Espagnols, que César pouvait l’être contre les Parthes. Arques, Fontaine-Française, Coutras, Ivry, ne sont pas d’aussi grands noms dans la mémoire des hommes, et n’entraînaient pas d’aussi grandes destinées que la journée de Pharsale ; mais il y avait autant de talents déployer, avec moins de renommée à obtenir.

César joignait la gloire des lettres à celle des armes, et cet avantage manquait à Henri IV ; mais c’était la faute de son éducation et du temps, bien plus que de son génie ; il avait l’esprit juste, l’élocution facile et souvent noble : et la harangue de Rouen prouve qu’il eut l’éloquence des grandes âmes.

La Harpe.

Richelieu et Mazarin.
Henri dans ce moment voit sur des fleurs de lis
Deux mortels orgueilleux auprès du trône assis ;
Ils tiennent sous leurs pieds tout un peuple à la chaîne ;
Tous deux sont revêtus de la pourpre romaine ;
Tous deux sont entourés de gardes, de soldats :
Il les prend pour des rois. « Vous ne vous trompez pas ;
Ils le sont, dit Louis, sans en avoir le titre ;
Du prince et de l’État l’un et l’autre est l’arbitre.
Richelieu, Mazarin, ministres immortels,
Jusqu’au trône élevés de l’ombre des autels,
Enfants de la fortune et de la politique,
Marchèrent à grands pas au pouvoir despotique.
Richelieu, grand, sublime, implacable ennemi ;
Mazarin, souple, adroit, et dangereux ami :
L’un fuyant avec art, et cédant à l’orage ;
L’autre aux flots irrités opposant son courage :
Des princes de mon sang ennemis déclarés ;
Tous deux haïs du peuple, et tous deux admirés ;
Enfin, par leurs efforts ou par leur industrie,
Utiles à leurs rois, cruels à la patrie. »
Voltaire, Henriade, ch. VII.

Lecture. — Parallèle entre Charles XII et Pierre le Grand. Vol. II, nº 66.

§ IV. Adjonction

L’Adjonction oratoire est une suite d’ellipses symétriques. Elle donne beaucoup de vivacité et d’énergie au style. On peut en juger par les exemples suivants :

Aussitôt qu’il (le duc d’Enghien) eut porté de rang en rang l’ardeur dont il était animé, on le vit presque en même temps pousser l’aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier les Français à demi vaincus, mettre en fuite l’Espagnol victorieux, porter partout la terreur, et étonner de ses regards étincelants ceux qui échappaient à ses coups.

Bossuet, Bataille de Rocroi.

 

J’ajoute à ces tableaux la peinture effroyable
De leur concorde impie, affreuse, inexorable,
Funeste aux gens de bien, aux riches, au sénat,
Et, pour tout dire enfin, de leur triumvirat.
Mais je ne trouve point de couleurs assez noires
Pour en représenter les tragiques histoires ;
Je les peins dans le meurtre à l’envi triomphants ;
Rome entière noyée au sein de ses enfants :
Les uns assassinés dans les places publiques ;
Les autres dans le sein de leurs dieux domestiques ;
Le méchant par le prix au crime encouragé,
Le mari par sa femme en son lit égorgé,
Le fils tout dégouttant du meurtre de son père,
Et, sa tête à la main, demandant son salaire ;
Sans pouvoir exprimer par tant d’horribles traits,
Qu’un crayon imparfait de leur sanglante paix.
Corneille, Cinna, acte Ier, sc. iii.

Lecture. — Oraison funèbre du prince de Condé. Vol. II, nº 67.

Section VI. — Figures passionnées

§ I. Exclamation

L’Exclamation est l’expression de tout sentiment vif et subit qui saisit l’âme : elle éclate d’ordinaire par des interjections.

Voltaire exprime ainsi la douleur du vieux d’Ailly qui, d’un coup d’épée, vient d’abattre son fils à ses lieds :

Ses yeux sont pour jamais fermés à la lumière,
Son casque auprès de lui roule sur la poussière.
D’Ailly voit son visage : ô désespoir ! ô cris :
Il le voit, il l’embrasse : hélas ! c’était son fils.
Henriade, ch. VIII.

J.-J. Rousseau emploie cette figure, lorsqu’il veut exprimer son admiration pour l’auteur de l’Évangile :

La majesté des Écritures m’étonne ; la sainteté de l’Évangile parle à mon erreur. Voyez les livres des philosophes avec toute leur pompe ; qu’ils sont petits près de celui-là ! Se peut-il qu’un livre, à la fois si sublime et si sage, soit l’ouvrage des hommes ? Se peut-il que celui dont il fait l’histoire ne soit qu’un homme lui-même ? Est-ce là le ton et un enthousiaste ou d’un ambitieux sectaire ? Quelle douceur ! quelle pureté dans ses mœurs ! quelle grâce touchante dans ses instructions ! quelle élévation dans ses maximes ! quelle profonde sagesse dans ses discours ! quelle présence d’esprit, quelle finesse et quelle justesse dans ses réponses ! quel empire sur ses passions ! Où est l’homme, où est le sage qui sait agir, souffrir et mourir sans faiblesse et sans ostentation ?

Cette figure sert victorieusement à Bourdaloue, quand il exprime toute la douleur qu’il éprouva de voir l’oubli et l’abandon des pauvres.

Combien de véritables pauvres que l’on rebute comme s’ils ne l’étaient pas…

Lecture. — Oubli et Abandon des Pauvres. Vol. II, nº 68.

§ II. Apostrophe

L’Apostrophe a lieu lorsque l’orateur, interrompant tout à coup son discours, adresse la parole à Dieu lui-lui-même, à quelque personne présente, absente, vivante ou morte, ou à quelque objet animé ou inanimée. Cette figure donne au style un mouvement vif et imprévu qui frappe, saisit et étonne ; elle convient aux passions ardentes, et impétueuses, ou animées de quelque profond sentiment qui éclate avec transport.

Apostrophe à Dieu.
Mon Dieu, j’ai combattu soixante ans pour ta gloire.
J’ai vu tomber ton temple et périr ta mémoire ;
Dans un cachot affreux abandonné vingt ans,
Mes larmes t’imploraient pour mes tristes enfants ;
Et, lorsque ma famille est par toi réunie,
Quand je trouve ma fille, elle est ton ennemie.
Voltaire, Zaïre, acte II, sc. iii.

 

Coligny à ses Assassins.
Compagnons, leur dit-il, achever votre ouvrage,
Et de mon sang glacé souillez ces cheveux blancs
Que le sort des combats respecta quarante ans.
Frappez, ne craignez rien, Coligny vous pardonne,
Ma vie est peu de chose et je vous l’abandonne,
J’eusse aimé mieux la perdre en combattant pour vous.
Voltaire, Henriade, ch. II.

Lectures. — 1° Thomas à deux soldats du maréchal de Saxe. Vol. II, nº 69. — 2° Un poète devant la tombe du Pauvre. Vol. II, nº 70.

§ III. Prosopopée

La Prosopopée fait parler tous les êtres, soit animés, soit inanimés, soit réels, soit imaginaires, les morts même qu’elle rappelle de leurs tombeaux pour instruire les vivants. Elle fait parler aussi Dieu lui-même, les anges et les esprits infernaux, Cette figure a beaucoup de noblesse, de hardiesse et de véhémence, et convient parfaitement pour exprimer les émotions touchantes ou profondes.

La péroraison de l’éloge de Duguay-Trouin, par Thomas, contient un bel exemple de cette figure.

Dans ces entretiens si profonds qu’il avait avec Philippe (duc d’Orléans), il parlait sans cesse à ce prince de l’importance et de l’utilité de la marine. Ah ! s’il revivait aujourd’hui, s’il errait parmi nos ports et nos arsenaux, quelle serait sa douleur ! « Français, s’écrierait-il, que sont devenus ces vaisseaux que j’ai commandés, ces flottes victorieuses qui dominaient sur l’Océan ? Mes yeux, cherchent en vain : je n’aperçois que des ruines. Un triste silence règne dans vos ports. Hé quoi ! n’êtes-vous plus le même peuple ? N’avez-vous plus les mêmes ennemis à combattre ? Allez tarir la source de leurs trésors. Ignorez-vous que toutes les guerres de l’Europe ne sont plus que des guerres de commerce. Qu’on achète des armées et des victoires, et que le sang est à prix d’argent ? Les vaisseaux sont aujourd’hui les appuis des trônes, etc. »

M. de Tréneuil, dans une pièce de vers sur les Tombeaux de Saint-Denis, se sert de cette figure pour faire exprimer à Henri IV les plus nobles sentiments :

Que devins-je à l’aspect du roi le plus chéri ?
Etc.

Citons aussi l’admirable Prosopopée de Fabricius écrite par J.-J. Rousseau, sous un des arbres de l’avenue de Vincennes, un jour qu’il allait voir son ami Diderot, qui était retenu prisonnier dans le donjon :

Ô Fabricius ! qu’eût pensé votre grande âme, etc.

Lectures. — 1° Les Tombeaux de Saint-Denis. Vol. II, nº 71. — 2° Prosopopée de Fabricius aux Romains. Vol. II, nº 72.

§ IV. Imprécation

L’Imprécation est une malédiction, inspirée par l’horreur du crime ; elle est le plus souvent l’expression de la colère et du désespoir.

L’auteur de Pellisson dans les fers, révolté de la barbarie du geôlier, qui écrase aux yeux de son infortuné captif l’insecte qui charmait sa souffrance, s’écrie :

Ah ! tigre impitoyable et digne du Tartare,
Digne de présider au tourment des pervers,
Va, Mégère t’attend au cachot des enfers !
Delille, L’Imagination.

 

Imprécations d’Athalie.
Le jeune Joas vient d’être reconnu roi.
Dieu des Juifs, tu l’emportes !
Oui, c’est Joas ; je cherche en vain à me tromper.
Je reconnais l’endroit où je te fis frapper ;
Je vois d’Ochosias et le port et le geste ;
Tout me retrace enfin un sang que je déteste.
David, David triomphe ; Achab seul est détruit.
Impitoyable Dieu, loi seul as tout conduit !
C’est loi qui, me flattant d’une vengeance aisée,
M as vingt fois en un jour à moi-même opposée ;
Tantôt pour un enfant excitant mes remords,
Tantôt m’éblouissant de tes riches trésors,
Que j’ai craint de livrer aux flammes, au pillage.
Qu’il règne donc, ce fils, ton soin et ton ouvrage !
Et que, pour signaler son empire nouveau,
On lui fasse en mon sein enfoncer le couteau !
Voici ce qu’en mourant lui souhaite sa mère :
Que dis-je, souhaiter ? Je me flatte, j’espère
Qu’indocile à ton joug, fatigué de ta loi,
Fidèle au sang d’Achab qu’il a reçu de moi,
Conforme à son aïeul, à son père semblable,
On verra de David l’héritier détestable
Abolir les honneurs, profaner ton autel,
El venger Athalie, Achab et Jézabel.
Racine, Athalie, acte V, sc. vi.

Lectures. — 1° Imprécations de Cléopâtre. Vol. II, 73. — 2° Imprécations de Camille. Vol. II, nº 74.

§ V. Déprécation

La Déprécation a recours aux prières et aux larmes pour réaliser ses désirs.

C’est le moyen qu’emploie Brutus pour persuader à César d’abandonner son projet de ceindre le diadème.

Brutus à César.
Sais-tu que le sénat n’a point de vrai Romain
Qui n’aspire en secret à le percer le sein ?
Que le salut de Rome et que le tien me touche.
Ton génie alarmé te parle par ma bouche :
Il me pousse, il me presse, il me jette à tes pieds.
César, au nom des dieux dans ton cœur oubliés,
Au nom de tes vertus, de Rome et de toi-même,
Dirai-je au nom si un fils qui frémit et qui t’aime 
Qui te préfère au monde et Rome seule à toi,
Ne me rebute pas.
Voltaire, Mort de César.

Philoctète emploie ce même moyen, pour conjurer Pyrrhus de l’arracher à l’affreux abandon auquel il est condamné dans l’île de Lemnos.

Ah ! par les immortels de qui tu tiens le jour,
Etc.

On trouve encore un bel exemple de cette figure dans la tragédie de Britannicus, lorsque Burrhus retrace à Néron à gloire et le bonheur de son enfance, et s’efforce d’arracher de son cœur sa haine contre Britannicus :

Et ne suffit-il pas, seigneur, à vos souhaits,
Etc.

Lectures. — 1° Philoctète à Pyrrhus. Vol. II, nº 75. — 2° Burrhus à Néron. Vol. II, nº 76.