(1859) Principes de composition française et de rhétorique. Vol. I « Première partie — Chapitre II. — Choix des Pensées »
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(1859) Principes de composition française et de rhétorique. Vol. I « Première partie — Chapitre II. — Choix des Pensées »

Chapitre II. — Choix des Pensées

Le second des ornements que peut recevoir le discours consiste dans le Choix des Pensées.

« Une pensée, dit Domairon, est la représentation dans l’esprit d’un objet spirituel ou sensible. Ainsi les pensées sont les images des choses. La vérité est une qualité qui leur est essentielle, et qui en fait le fondement et la solidité. Si cette image représente l’objet tout entier, dans toute son étendue, alors la pensée est vraie, de quelque côté qu’on la considère ; et c’est ce qui en fait la justesse. Pour donner à une pensée cette vérité, cette justesse que la raison exige, il faut saisir et marquer le rapport ou la disconvenance des idées dont elle est composée, c’est-à-dire la convenance ou l’opposition qu’a l’objet dont on se forme une image, avec d’autres objets, soit sensibles, soit intellectuels. La terre est ronde, voilà une pensée vraie : elle marque le rapport et la convenance qu’il y a entre l’idée de terre et l’idée de rondeur. Le menteur n’est pas estimable, voilà une pensée vraie : elle marque la disconvenance et l’opposition qu’il y a entre l’idée de menteur et l’idée d’estime. »

La plupart des pensées qui forment le tissu du discours n’ont d’autre mérite que la vérité et la justesse. Mais il est quelques pensées d’élite qui brillent dans les pages des bons écrivains et qui y répandent de l’éclat. Elles se distinguent par leur simplicité, leur grâce ou leur grandeur.

[Pensées remarquables par le caractère ou la signification.]

Parmi les pensées, les unes sont simples, naturelles, naïves, fines, délicates, tendres, agréables, gracieuses, enjouées, vives brillantes, fortes, frappantes, hardies, neuves, énergiques, grandes, magnifiques, nobles et sublimes ; — d’autres sont basses, communes ou triviales, fausses, gigantesques, etc. Ces dernières doivent être rejetées.

1° Pensées simples

La pensée simple est celle qui s’offre naturellement à l’esprit, et semble n’avoir d’autre mérite que la vérité.

Nous empruntons celle-ci de La Fontaine, sans faire attention au petit défaut d’harmonie qu’elle renferme :

            Un lièvre en son gîte songeait ;
Car que faire en un gîte à moins que l’on ne songe ?

Et cette autre de Florian dans la fable du lapin et la sarcelle :

L’amitié donne du courage.

2° Pensées naturelles

Les pensées naturelles sont peu différentes des pensées simples : elles sont renfermées dans le sujet et en naissent tout naturellement.

En voici une tirée de Millevoye :

    Sous ce simple monument
Repose une fille bien chère ;
Elle mourut presque en naissant :
           Plaignez sa mère.

Nous trouvons la suivante dans la fable si touchante de l’Aveugle et le Paralytique :

           Aidons-nous mutuellement ;
La charge des malheurs en sera plus légère.
           Le bien que l’on fait à son frère
Pour le mal que l’on souffre est un soulagement.
Florian.

3° Pensées naïves

Les pensées naïves sont des pensées dont le sel et la finesse sont cachés sons un air simple et ingénu ; elles semblent couler de source, sans apprêt, sans effort, comme dans ce quatrain de Pradon :

Vous n’écrivez que pour écrire ;
C’est pour vous un amusement :
Moi qui vous aime tendrement,
Je n’écris que pour vous le dire.

Marguerite de Provence, apprenant que saint Louis venait de tomber entre les mains des Sarrazins et craignant qu’elle-même ne fût prise aussi par eux, ordonna à son vieil écuyer de se tenir constamment auprès d’elle, dans sa tente, et au moment où les Sarrazins pénétreraient jusqu’à elle, de lui trancher sur-le-champ la tête. Et ce fidèle serviteur lui répondit aussitôt : J’y avais songé, madame.

4° Pensées fines

Les pensées fines déguisent par un tour adroit un sentiment ou une réflexion qui perdrait à se montrer dans tout son jour.

La Fontaine est rempli de pensées fines et spirituelles. Nous citerons entre autres cette fable : Parole de Socrate :

            Socrate un jour faisant bâtir,
            Chacun censurait son ouvrage.
L’un trouvait les dedans, pour ne lui point mentir,
            Indignes d’un tel personnage ;
L’autre blâmait la face, et tous étaient d’avis
Que les appartements en étaient trop petits.
Quelle maison pour lui ! L’on y tournait à peine.
            Plût au ciel que de vrais amis,
Telle qu’elle est, dit-il, elle pût être pleine !

            Le bon Socrate avait raison
De trouver pour ceux-là trop grande sa maison.
Chacun se dit ami ; mais fou qui s’y repose:
            Rien n’est plus commun que ce nom,
            Rien n’est plus rare que la chose.

5° Pensées délicates

Les pensées délicates flattent le cœur par quelque chose d’un peu mystérieux, mais que l’on devine avec plaisir.

Ainsi Louis XIV dit un jour au père Massillon : « Mon père, j’ai entendu de grands orateurs dans ma chapelle : j’ai été fort content d’eux ; mais pour vous, toutes les fois que je vous entends, je suis fort mécontent de moi-même. »

Cette qualité caractérise surtout les éloges de Boileau à Louis XIV. On peut en juger par les vers suivants :

Je n’ose de mes vers vanter ici le prix.
Toutefois si quelqu’un de mes faibles écrits
Des ans injurieux peut éviter l’outrage,
Peut-être pour ta gloire aura-t-il son usage ?
Et comme tes exploits étonnant les lecteurs,
Seront à peine crus sur la foi des auteurs,
Si quelque esprit malin les veut traiter de fables,
On dira quelque jour pour les rendre croyables : ;
Boileau, qui, dans ses vers pleins de sincérité,
Jadis à tout son siècle a dit la vérité,
Qui mit à tout blâm er son étude et sa gloire
À pourtant de ce roi parlé comme l’histoire.

Un de nos poètes disait au roi de Danemark pendant son séjour à Paris :

Un roi qu’on aime et qu’on révère
A des sujets en tous climats :
Il a beau parcourir la terre,
Il est toujours dans ses États.

6° Pensées tendres

La pensée tendre est celle qui exprime un sentiment doux et cher au cœur.

Andromaque dit en parlant de son cher fils :

Je ne l’ai point encore embrassé d’aujourd’hui,

Titus dit en parlant de Bérénice qu’il doit épouser :

Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois,
Et crois toujours la voir pour la première fois.

Lorsqu’Andromaque voit son fils sur le point d’être livré aux Grecs, elle s’écrie :

Hélas ! il mourra donc : il n’a pour sa défense
Que les pleurs de sa mère e t que son innocence.

7° Pensées agréables

Les pensées agréables présentent des idées aimables, peignent des objets riants. La Fontaine nous en fournit plusieurs exemples dans sa fable intitulée les Lapins :

À l’heure de l’affût, soit lorsque la lumière
Précipite ses traits dans l’humide séjour,
Soit lorsque le soleil entre dans sa carrière,
Et que, n’étant plus nuit, il n’est pas encor jour,
Au bord de quelque bois sur un arbre je grimpe ;
Et, nouveau Jupiter, du haut de cet Olympe,
    Je foudroie à discrétion
    Un lapin qui n’y pensait guère.
Je vois fuir aussitôt toute la nation
    Des lapins, qui, sur la bruyère,
    L’œil éveillé, l’oreille au guet,
S’égayaient, et de thym parfumaient leur banquet
    Le bruit du coup fait que la bande
    S’en va chercher sa sûreté !
    Dans la souterraine cité :
Mais le danger s’oublie, et cette peur si grande
S’évanouit bientôt ; je revois les lupins
Plus gais qu’auparavant retenir sous mes mains.

8° Pensées gracieuses

Les pensées gracieuses inspirent je ne sais quoi de doux et d’agréable qui fait sourire de plaisir.

Le Réveil d’une Mère.
Un sommeil calme et pur, comme sa vie,
Un long sommeil a rafraîchi ses sens.
Elle sourit et nomme ses enfants.
Adèle accourt, de son frère suivie ;
Tous deux du lit assiègent le chevet ;
Leurs petits bras étendus vers leur mère,
Leurs yeux naïfs, leur touchante prière,
D’un seul baiser implorent le bienfait.
Céline alors, d’une main caressante,
Contre son sein les presse tour à tour.
Et de son cœur la voix reconnaissante
Bénit le ciel et rend grâce à l’amour.
Parny.

Lecture. — Voir la suite de cette charmante pièce de vers dans le vol. II, nº 5.

Racan termine par une pensée gracieuse les vers suivants sur Marie de Médicis :

Paissez, chères brebis, jouissez de la joie
          Que le ciel vous envoie.
À la fin sa clémence a pitié de vos pleurs ;
Allez dans la campagne, allez dans la prairie,
          N’épargnez point les fleurs :
Il en renaît assez sous les pas de Marie.

9° Pensées enjouées

La pensée enjouée a quelque chose de plus riant que les précédentes : elle fait naître le sourire sur les lèvres, et amuse agréablement l’esprit :

Andrieux dans une charmante imitation de la fable de La Fontaine, le Rat de ville et le Rat des champs, fait parler ainsi l’un des deux personnages :

      Pouvez-vous bien végéter tristement
Dans un trou de campagne enterré tout vivant ?
Croyez-moi, laissez là cet ennuyeux asile.
Venez voir de quel air nous vivons à. la ville.
Hélas ! nous ne faisons que passer ici-bas ;
Les rats petits et grands marchent tous au trépas.

En fait d’enjouement, il est difficile de passer sous silence La Fontaine, écrivain qui a possédé cette qualité au plus haut degré. Ouvrons au hasard le livre de ses fables. Dans le Héron, nous ne saurions nous empêcher de sourire, quand le poète nous dit :

L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours :
Ma commère la Carpe y faisait mille tours
            Avec le Brochet son compère.

Et ailleurs, dans la fable : le Rat qui s’est retiré du monde, cette réflexion faite à propos du rat qui s’est creusé son trou dans un fromage de Hollande, n’est-elle pas fort amusante ?

……… Dieu prodigue ses biens
À ceux qui font vœu d’être siens.

10° Pensées vives

Les pensées vives sont celles qui peignent d’un seul trait dans l’esprit l’objet qu’elles représentent. Leur but est non seulement de frapper l’esprit par leur clarté, mais de le frapper vite par leur brièveté : c’est un trait de lumière.

Racine a exprimé ainsi cette pensée de l’Écriture sainte, sur le bonheur passager de l’impie :

J’ai vu l’impie adoré sur la terre ;
Pareil au cèdre, il cachait dans les cieux.
           Son front audacieux.
Il semblait à son gré gouverner le tonnerre,
Foulait aux pieds ses ennemis vaincus :
Je n’ai fait que passer, il n’était déjà plus.

Telle est encore celle-ci de Job : « La vie de l’homme sur la terre est un combat. »

11° Pensées hardies

La pensée est hardie, lorsque l’objet dont elle est l’image se peint dans l’esprit avec des couleurs extraordinaires.

Horace nous en donne un bel exemple, quand il nous dit que « le chagrin plus léger que les cerfs, plus rapide que le vent qui chasse au loin les nuages, monte avec nous dans le même vaisseau, et court avec nous à travers les escadrons ».

Boileau a rendu cette image d’une manière encore plus expressive :

Le chagrin monte en croupe ; et galope avec lui.

L’une des plus remarquables est celle que Corneille met dans la bouche de Camille : elle fait frémir d’horreur :

Qu’elle-même (Rome) sur soi renverse ses murailles,
Et de ses propres mains déchire ses entrailles.
Les Horaces.

12° Pensées neuves

Les pensées neuves sont des pensées connues, présentées sous une forme nouvelle pour les rajeunir.

Telle est cette pensée si usée : la mort n’épargne personne, mais à laquelle Malherbe a su donner les caractères de la nouveauté :

Le pauvre en sa cabane où le chaume le couvre
               Est sujet à ses lois ;
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
               N’en défend pas nos rois.

Certes l’idée de donner des coups de bâton à un coupable n’est pas nouvelle. Voici cependant M. de Broglie qui a su lui donner un air de nouveauté. Il écrit à son fils qui lui proposait de quitter l’armée de Condé pour pactiser avec la révolution : « Monsieur mon fils, si les coups de bâton pouvaient s’écrire, vous tiriez ma lettre sur votre dos. »

13° Pensées brillantes

Les pensées brillantes consistent dans le choix d’une heureuse comparaison, relevée par une tournure pleine de précision.

La pièce de vers suivante, intitulée la Prière, se fait remarquer par une multitude de pensées brillantes et riches.

La Prière

Le roi brillant du jour, se couchant dans sa gloire,
Descend avec lenteur de son char de victoire.
Le nuage éclatant qui le cache à nos yeux,
Conserve en sillons d’or sa trace dans les cieux.
Et d’un reflet de pourpre inonde l’étendue.
Comme une lampe d’or dans l’azur suspendue,
La lune se balance aux bords de l’horizon ;
Ses rayons affaiblis dormant sur le gazon,
Et le voile des nuits sur les monts se déplie.
Lamartine.

Lecture. — Voir la suite de cette pièce de vers. Vol. II, nº 6.

14° Pensées fortes, frappantes et énergiques

La pensée est forte, frappante et énergique, lorsqu’elle laisse une profonde impression dans l’âme : elle unit la vivacité à la force, et s’exprime par peu de mots, dont chacun renferme un sens précis, tranché, étonnant.

Telles sont ces paroles d’Henri IV, adressées à ses troupes, avant la bataille d’Ivry : Mes amis, vous êtes Français, je suis votre roi, voilà l’ennemi ; nous courons aujourd’hui même fortune ; je veux vaincre ou mourir avec vous.

Le duc d’Enghien, avant la bataille de Lens, harangua ainsi les troupes qu’il allait lancer sur l’ennemi : Amis, souvenez-vous de Rocroi, de Fribourg et de Nördlingen ! Ces paroles héroïques lui valurent une nouvelle victoire.

Le noble Rochejaquelein dit aux paysans vendéens qu’il commandait ces belles paroles que l’histoire a conservées : Si j’avance, suivez-moi ; si je recule, tuez-moi ; si je meurs, vengez-moi.

Où trouver des paroles et des pensées plus remarquables par leur énergie, et surtout par leur noblesse de sentiment ?

Le Morceau suivant est un chef d’œuvre de style. Massillon y peint avec énergie la folie des hommes qui emploient à offenser Dieu les courts instants qui leur sont accordés sur cette terre :

Tout change tout s’use, tout s’éteint : Dieu seul demeure toujours le même ; le torrent des siècles qui entraîne tous les hommes coule devant ses yeux, et il voit avec indignation de faibles mortels emportés par ce cours rapide l’insulter en passant, vouloir faire de ce seul instant tout leur bonheur, et tomber en sortant de là entre les mains éternelles de sa colère et de sa justice.

15° Pensées grandes

La pensée est grande, lorsque l’objet qu’elle représente est élevé, imposant et noble : elle a une signification étendue, augmentée quelquefois encore par un terme de comparaison qui en fait mieux sentir la grandeur.

Telle est cette pensée d’Auguste, lorsque, après avoir appris la conspiration de Cinna, et résolu de punir ses ennemis, il fait taire les mouvements de son cœur qui lui conseillaient la vengeance, il s’écrie :

Je suis maître de moi, comme de l’univers.

Bossuet, dans l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre, nous donne une grande idée du cœur de cette princesse en disant :

Son grand cœur surpasse sa naissance : toute autre place qu’un trône eût été indigne d’elle.

Pour nous faire apprécier combien on doit être heureux et fier de posséder l’estime d’un homme vertueux, l’un de nos poètes français a traduit ainsi sa pensée :

L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux.

Henri IV répondit à ceux qui l’exhortaient à traiter avec rigueur quelques places de la Ligue qu’il avait réduites par la force : « La satisfaction qu’on tire de la vengeance ne dure qu’un moment ; mais celle qu’on tire de la clémence est éternelle. »

16° Pensées magnifiques

Si la pensée grande est revêtue d’expressions riches, pompeuses, poétiques, elle s’appellera alors pensée magnifique. Sous ce rapport, elle appartiendra de droit au style magnifique dont nous aurons à nous occuper un peu plus tard.

Voici cependant quelques exemples de pensées magnifiques.

J.-B. Rousseau, dans une pièce de vers intitulée Aveuglement des hommes, demande aux riches de la terre à quoi leur serviront leurs richesses, lorsque la mort viendra les frapper :

Que deviendront alors, répondez, grands du monde,
Que deviendront ces biens où votre espoir se fonde,
Et dont vous étalez l’orgueilleuse moisson ?
Sujets, amis, parents, tout deviendra stérile ;
Et dans ce jour fatal, l’homme, à l’homme inutile,
Ne paîra point à Dieu le prix de sa rançon.

Baour-Lormian adresse une hymne au soleil et lui rend hommage de ce qu’il vient après l’orage rendre la sérénité à la nature :

Quand la tempête éclate et rugit dans les airs,
Quand les vents font rouler, au milieu des éclairs,
Le char retentissant qui porte le tonnerre,
Tu parais, tu souris et consoles la terre.

17° Pensées nobles

Boileau a dit avec raison dans une de ses satires :

La vertu d’un cœur noble est la marque certaine.

La vertu doit donc accompagner la noblesse ; et c’est pour cela qu’une pensée noble ne peut sortir que d’un cœur vertueux ; elle contient l’expression d’un sentiment élevé, qui saisit l’âme et lui cause en même temps un plaisir mêlé d’admiration.

Telle est cette pensée du bon roi Robert de France, lorsque douze personnes de sa cour eurent conspiré contre ses jours. Il manda les coupables qui venaient d’être condamnés à mort, les fit communier, traiter splendidement, puis rendre à la liberté, en disant : « On ne peut faire mourir ceux que Jésus-Christ vient d’admettre à sa table. »

Louis XII, étant duc d’Orléans, eut une jeunesse orageuse et se fit des ennemis de tous ceux qui voulurent le maintenir dans le devoir. Étant devenu roi de France, quelques-uns de ses amis rengageaient à se venger des mauvais traitements qu’il avait reçus : « Ce n’est point au roi de France, disait-il, à venger les injures du duc d’Orléans. »

La réponse de Porus à Alexandre est pleine de noblesse et de dignité. Quoiqu’elle soit fort connue, nous nous plaisons à la répéter ici ; le prince indien venait de tomber entre les mains d’Alexandre : « Comment veux-tu que je te traite ? dit Alexandre. En roi, répondit le vaincu. Cette réponse si noble et si fière plut au vainqueur, qui rendit sur-le-champ à Porus la liberté et ses États.

18° Pensées sublimes

Les pensées sublimes consistent en une idée, ou une suite d’idées les plus grandes et les plus profondes que l’on puisse concevoir, qui nous saisissent et nous frappent tellement qu’elles nous arrachent un cri d’admiration. Telle sont les pensées suivantes : Chez les païens tout était Dieu, excepté Dieu lui-même. (Bossuet.) Remarquons que la pensée peut être sublime, quoiqu’elle soit exprimée avec des expressions simples.

Les mortels sont égaux ; ce n’est point la naissance,
C’est la seule vertu qui fait la différence.
Voltaire.
Le premier qui fut roi fui un soldat heureux ;
Qui sert bien son pays n’a pas besoin d’aïeux.
Voltaire.

Dans la touchante élégie composée en faveur de Fouquet, La Fontaine essaye de fléchir le courroux de Louis XIV ; il implore sa clémence et lui dît qu’elle est la plus belle vertu qui puisse le rapprocher de la Divinité ; il s’adresse aux Nymphes de Vaux.

Si le long de vos bords Louis porte ses pas,
Tâchez de l’adoucir ; fléchissez son courage ;
Il aime ses sujets, il est juste, il est sage ;
Du titre de clément rendez-le ambitieux :
C’est par là que les rois sont semblables aux dieux.
Du magnanime Henri qu’il contemple la vie ;
Dès qu’il put se venger il en perdit l’envie :
Inspirez à Louis cette même douceur :
La plus belle victoire est de vaincre son cœur.

Lecture. — Aux Nymphes de Vaux. Vol. II, nº 7.

Autant les pensées dont nous venons de nous occuper jettent d’éclat sur les productions de l’esprit, autant les pensées suivantes les ternissent et demandent à être soigneusement bannies du style. Ce sont :

1° les pensées basses, communes ou triviales, qui n’offrent à l’esprit que des idées ignobles, de mauvais goût et indignes du sujet que l’on traite ;

2° les pensées fausses ou celles qui ne sont point conformes à la vérité, à la justesse ;

et 3° les pensées gigantesques ou celles qui dépassent la limite de la réalité, de l’ordinaire, du possible.

Section I. — Pensées, qui doivent leur charme à l’expression

Toutes les pensées dont nous venons de faire l’énumération sont remarquables chacune par le caractère ou la signification dont elles sont revêtues : elles doivent leur mérite au sens plus on moins important qu’elles renferment en elles-mêmes. Mais il est un autre ordre d’idées qui n’ont de valeur que par la manière dont elles sont exprimées : ce sont des pensées ordinaires, mais qui doivent leur charme à l’expression, au choix des mots dont on se sert pour les représenter. Elles naissent sans effort dans l’esprit de tout écrivain, et celui-ci, pour leur donner du prix, doit, recourir aux agréments du style.

Rien n’est plus simple que les pensées suivantes ; mais l’expression les relève, leur donne quelque élégance, et les empêche de paraître communes.

On se rappelle avec plaisir une bonne action. Semez les bienfaits : il en naîtra d’heureux souvenirs.
Il vaut mieux se taire que de mentir. La langue d’un muet vaut mieux que celle d’un menteur.
L’espérance soutient l’homme jusqu’au tombeau. L’espérance, toute trompeuse qu’elle est, sert au moins à nous mener à la fin de la vie par un chemin agréable.

Andrieux, voulant exprimer que « le caractère de l’homme est changeant » le fait en des termes choisis qui embellissent sa pensée.

L’homme est dans ses écarts un étrange problème.
Qui de nous en tout temps est fidèle à soi-même ?
Le commun caractère est de n’en point avoir :
Le matin incrédule, on est dévot le soir :
Tel s’élève et s’abaisse au gré de l’atmosphère.
Le liquide métal balancé sous le verre.

Il est ordinaire de dire « que les beaux esprits se rencontrent ». Et en effet, souvent plusieurs écrivains traitent le même sujet, soit à dessein, soit sans préméditation. Voltaire, par exemple, s’est plu à refaire une grande partie des tragédies de Crébillon ; Corneille et Racine ont composé une tragédie sur le morne sujet, Bérénice ; Boileau, comme Horace et Lafresnais-Vauquelin, a composé un art poétique ; Horace, Boileau et Régnier ont encore écrit une satire sur un festin ; la Phèdre de Racine a été malheureusement éclipsée un instant par celle de Pradon. À ce sujet, il est intéressant, dans ces duels littéraires, d’étudier de semblables œuvres au double point de vue du plan, du su jet et du style. Le sujet est presque toujours le même ; c’est le style seul qui établit une différence entre les bons auteurs et les médiocres. Nous allons l’exposer par quelques exemples.

Dans la Phèdre de Racine, nous choisissons la Mort d’Hyppolyte, parce qu’elle est en général dans la mémoire de tous, et qu’il sera ainsi plus facile de comparer toutes les pensées qui entrent dans ce morceau avec celles qui composent le même sujet traité par Pradon, et qu’ensuite il nous sera plus aisé d’en apprécier le style, qui nous semble essentiellement différent dans les deux auteurs.

Au commencement de son récit, Racine nous montre le héros grec, monté sur son char ; Pradon ajoute ici une circonstance qui nous semble puérile : il le fait monter avec adresse, talent dont ce jeune prince n’a pas besoin pour être Intéressant. Le monstre qui sort du sein de la tuer fait entendre de longs beuglements Pradon, et cette expression nous paraît trop commune ; ce que Racine a remplacé heureusement par celle-ci, qui est beaucoup plus noble : Ses longs mugissements font trembler le rivage. Les coursiers, dans Pradon, ne reconnaissent plus de maître ni de guide : ces deux expressions sont synonymes, la seconde même est plus faible que la première ; tandis que Racine nous montre les coursiers Ile connaissant plus ni le frein ni la voix, deux expressions qui ont un sens diffèrent chacune, au lieu d’être la répétition l’une de l’autre. Les deux poètes parlent des rochers où le jeune prince trouve la mort ; le premier le fait avec noblesse : À travers les rochers la peur les précipite  ; le second ajoute aux rochers une épithète qui, loin de faire de l’effet, excite le rire dans ce moment solennel : Sur les rochers pointus qui lui percent le flanc

Reconnaissons cependant que le récit de Pradon se recommande par de belles pensées qu’il ne doit point à Racine, telles que celle-ci qui contient l’expression d’un tendre sentiment : Il s’éloigne à regret d’un rivage si cher  ; et celle-ci qui respire l’intrépidité, la bravoure :

Le minotaure en Crète à mon bras était dû ;
Et les dieux réservaient ce monstre à ma vertu.

Le vers suivant est parfait et inspire la pitié :

Sa tête qui bondit ensanglante la terre.

Racine est bien supérieur à Pradon dans la création du monstre, et dans le portrait qu’il nous en fait : son front, ses cornes, son corps couvert d’écailles, et

Sa croupe (qui) se recourbe en replis tortueux,

jettent la terreur dans l’âme ; le ciel et la terre en sont épouvantés. L’admirable fiction du dieu

Qui d’aiguillons pressait leurs flancs poudreux

est toute poétique et atteste combien l’imagination de Racine était plus riche que celle de Pradon. Il nous semble légitime de dire que le récit de Racine brille de toutes les couleurs de la poésie, et que c’est un des plus beaux morceaux dramatiques qui existent dans notre littérature.

Lectures. — Mort d’Hippolyte, par Racine. Vol. II, nº 8. — Mort d’Hippolyte, par Pradon. Vol. II, nº 9.

Comme on le voit, les deux auteurs ont traité le même sujet. Ce n’est point sur le plan, sur la succession des idées que notre étude vient de porter, mais sur la manière dont les idées analogues sont rendues par les deux écrivains. Il nous semble que le premier est supérieur au second par l’élégance et la noblesse de son style ; et, s’il est juste de dire que Racine a été quelque fois égalé par Pradon sous le rapport des pensées, il l’est aussi de reconnaître combien le second est inférieur quant à l’expression : Racine lui-même n’hésitait pas à dire sincèrement : « Je ne pense pas mieux, mais j’écris mieux que Pradon. » On sera facilement de l’avis de Racine, si l’on prend la peine de comparer entre elles d’une manière complète les idées analogues qui constituent ces deux pièces de poésie.

Section II. — Des Pensées, considérées dans les rapports qu’elles ont entre elles.

De même que dans la construction d’un édifice, nous voyons l’habile charpentier disposer d’abord les principales pièces de charpente destinées à former l’ensemble de l’habitation, puis pincer ensuite les pièces de bois secondaires destinées à la distribution intérieure des appartements de cet édifice ; de même l’écrivain, dans la construction du discours, doit établir d’abord les idées principales qui concourent à l’ensemble du sujet qu’il traite, puis les idées accessoires qui se rattachent à chaque idée principale.

Pour harmoniser ces différentes pensées entre elles, pour qu’il y règne un accord parfait, il faut porter son attention sur trois points principaux, qui sont :

1° L’accord des pensées entre elles pour donner au sujet l’unité ;

2° La transition d’une pensée à l’autre ;

3° La gradation.

1° Accord des Pensées, ou Unité

Lorsqu’il s’agit d’unir plusieurs pensées, la première condition, c’est qu’elles soient d’accord entre elles, qu’elles se rapportent à un objet unique, et qu’elles forment un tout pour produire sur l’esprit une seule impression, il faut donc rejeter les pensées qui ne seraient point utiles au sujet dont on s’occupe.

La Bruyère veut définir le Distrait : chaque pensée est un trait caractéristique de la distraction, et mesure que les idées se succèdent, nous voyons le portrait se compléter jusqu’à son entière perfection.

Le Distrait.

Ménalque descend son escalier, ouvre la porte pour sortir ; il la referme ; il s’aperçoit qu’il est en bonnet de nuit ; et venant à mieux s’examiner il se trouve rasé à moitié ; il voit que son épée est mise du côté droit, que ses bas sont rabattus sur ses talons, et que sa chemise est par-dessus ses chausses. S’il marche dans les places, il se sent tout un coup rudement frappé à l’estomac un au visage, il ne soupçonne point ce que ce peut être, jusqu’à ce qu’ouvrant les yeux et se réveillant, il se trouve devant un limon de charrette, ou derrière un long ais de menuiserie, que porte un ouvrier sur ses épaules. On l’a vu quelquefois heurter du front contre celui d’un aveugle, s’embarrasser dans ses jambes, et tomber avec lui, chacun de son côté, à la renverse.

Lecture. — Le Distrait. Vol. II, nº 10.

Fléchier dans l’oraison funèbre de Turenne, fait voir que : tout le royaume pleure la mort de ce héros. Voici comment il présente l’ensemble de ses idées :

Mort de Turenne

Que de soupirs, que de plaintes, que île louanges retentissent dans les villes et dans la campagne ! L’un, voyant croître ses moissons, bénit la mémoire de celui à qui il doit l’espérance de sa récolte ; l’autre, qui jouit en repos de l’héritage qu’il a reçu de ses pères, souhaite une éternelle paix à celui qui l’a sauvé des désordres et des cruautés de la guerre ; ici l’on offre le sacrifice adorable de Jésus-Christ pour l’âme de celui qui a sacrifié sa vie et son sang pour le bien public ; là, on lui dresse une pompe funèbre, où l’on s’attendait de lui dresser un triomphe ; chacun choisit l’endroit qui lui paraît le plus éclatant dans une si belle vie ; tous entreprennent son éloge ; et chacun s’interrompant lui-même par ses soupirs et par ses larmes, admire le passé, regrette le présent, et tremble pour l’avenir. Ainsi tout le royaume pleure la mort de son défenseur, et la perte d’un homme seul est une calamité publique.

2° Transitions, ou Liaisons

Nous venons de voir que les idées doivent s’accorder entre elles. Le deuxième point important consiste à savoir les lier ensemble, et faire en sorte qu’elles se succèdent régulièrement : c’est ce qu’on nomme liaison ou transition. La liaison est l’art d’enchaîner les pensées ; la transition est l’art de passer de l’une à l’autre naturellement.

Boileau dit que les transitions sont ce qu’il y a de plus difficile dans l’art d’écrire : aussi rien ne donne plus d’agrément et de force même au discours que la liaison parfaite des idées dont il se compose.

Nous pouvons distinguer deux sortes de liaisons ou transitions : la première est un lien invisible, qui existe dans l’esprit de l’écrivain, et qui n’est saisissable que dans la succession des pensées qu’il exprime. Cette liaison est sœur : de l’unité : elle fait adhérer les unes aux autres toutes les pensées dont se compose le tissu du discours.

Ainsi Bossuet voulant nous montrer que Dieu seul est le maître absolu de tous les hommes, nous annonce d’abord que sa puissance s’exerce dans les cieux, et sur tous les empires du monde, puis il nous amène à conclure que ce Dieu peut alors élever et abaisser son gré les princes et les rois :

Celui qui règne dans les cieux, de qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté, l’indépendance est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois, et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et terribles leçons.

La deuxième espèce de liaison ou transition est visible, facile à saisir, et consiste dans certains mots, ou certaines parties de phrases, qui marquent le passage de ce qu’on a dit à ce qu’on va dire. Ces transitions sont très variées et nombreuses.

La Fontaine, dans la fable, le Chêne et le Roseau, lorsque le Roseau a fini de répondre au discours orgueilleux du Chêne, se sert d’une transition pour passer à l’arrivée de la tempête :

Votre compassion, lui répondit l’arbuste,
Part d’un bon naturel : mais quittez ce souci ;
    Les vents me sont moins qu’à vous redoutables :
Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu’ici
          Contre leurs coups épouvantables
          Résisté sans courber le dos ;
Mais attendons la fin.

Les acteurs cessent ici leur dialogue.

                                 Comme il disait ces mots,
Du bout de l’horizon accourt avec furie,
            Le plus terrible des enfants
Que le Nord eut portés jusque-là dans ses flancs.

Lecture. — Le Chêne et le Roseau. Vol. II, nº 44.

Dans la Henriade, lorsque Henri IV raconte à Élisabeth les troubles de la France, après lui avoir parlé de la sécurité fatale dans laquelle vivaient les protestants, et lui avoir exprimé la douleur qu’il ressentit a la mort de sa mère Jeanne d’Albret, il passe de là au récit de la mort de Coligny ; il amène ce sanglant épisode par deux vers, qui préparent le lecteur à cette scène dramatique :

Ma mère enfin mourut, pardonnez à des pleurs
Qu’un souvenir si tendre arrache à mes douleurs.
    Cependant tout s’apprête et l’heure est arrivée
Qu’au fatal dénouement la reine a réservée.
Le signal est donné sans tumulte et sans bruit :
C’était à la faveur des ombres de la nuit,
Etc.

3° Gradation

Le troisième rapport à établir entre plusieurs idées réunies, c’est un rapport de gradation, un certain arrangement des pensées tel que les pensées soient disposées selon leur degré de force ou de faiblesse.

Il y a un exemple de gradation dans ce passage de l’Oraison funèbre de Turenne, lorsque Fléchier parle des sentiments religieux de son héros et de son humanité.

Seigneur, qui éclaire les plus sombres replis de nos consciences, et qui voyez dans nos plus secrètes intentions ce qui n’est pas encore, comme ce qui est, recevez dans le sein de votre gloire cette âme qui bientôt n’eût été occupée que des pensées de votre éternité ; recevez ces désirs qui vous lui aviez vous-même inspirés. Le temps lui a manqué et non plus le courage de les accomplir. Si vous demandez des œuvres ; avec ces désirs, voilà des charités qu’il a faites, ou destinée pour le soulagement et le salut de ses frères ; voilà, des âmes égarées qu’il a ramenées à vous par ses assistances, par ses conseils, par son exemple ; voilà ce sang de votre peuple qu’il a tant de fois épargné, voilà ce sang qu’il a si généreusement répandu pour vous ; et pour dire encore plus, voilà ce sang que Jésus-Christ a versé pour lui.

Autre exemple : Pyrrhus dit en parlant d’Andromaque :

La misère l’aigrit ; et toujours plus farouche,
Cent fois le nom d’Hector est sorti de sa bouche :
Vainement à son fils j’assurais mon secours ;
C’est Hector, disait-elle, en l’embrassant toujours :
Voilà ses yeux, sa bouche, et déjà son audace ;
C’est lui-même, c’est toi, cher époux, que j’embrasse.

La Fontaine nous donne un charmant exemple de gradation dans sa fable de la Laitière et le Pot au lait ; le voici :

         Notre laitière ainsi troussée
         Comptait déjà dans sa pensée
Tout le prix de son lait, en employait l’argent ;
Achetait un cent d’œufs, faisait triple couvée :
La chose allait à bien par son soin diligent.
         Il m’est ; disait-elle, facile
D’élever des poulets autour de ma maison ;
         Le renard sera bien habile
S’il ne m’en laisse assez pour avoir un cochon
Le porc à s’engraisser coûtera peu de son ;
Il était, quand je l’eus, de grosseur raisonnable :
J’aurai le revendant de l’argent bel et bon.
Et qui m’empêchera de mettre en mon étable,
Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau ?
Perrette, là-dessus, saute aussi transportée.
La Fontaine.

Lecture. — La Laitière et le Pot au lait. Vol. II, nº 42.