(1859) Principes de composition française et de rhétorique. Vol. I « Première partie — Chapitre I. — Défauts et qualités de la phrase »
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(1859) Principes de composition française et de rhétorique. Vol. I « Première partie — Chapitre I. — Défauts et qualités de la phrase »

Chapitre I. — Défauts et qualités de la phrase

Nous venons de passer en revue les différentes constructions des phrases, et nous avons pu remarquer comment l’écrivain peut s’en servir pour exprimer à son gré ses pensées. Voyons maintenant quelles sont les qualités absolues, exigées pour la construction d’une bonne phrase.

Ces qualités sont en général au nombre de quatre ; les voici :

la Clarté ;

la Pureté ;

la Précision, la concision et la brièveté ;

et 4° l’Élégance ou les Ornements.

Section I. — Clarté

On ne parle, on n’écrit que pour communiquer ses pensées aux autres ; il faut alors s’exprimer de manière à être compris, comme on le désire : c’est ce qu’on appelle la Clarté. Cette qualité exige que ceux à qui nous nous adressons saisissent sur-le-champ et sans effort notre pensée exprimée soit par la parole, soit par l’écriture.

Ainsi l’on doit fuir les termes vagues ou équivoques, les constructions louches, les inversions forcées, les longueurs, les parenthèses et les expressions recherchées : tous ces défauts donnent de l’obscurité à la phrase.

Prenons pour modèle de clarté une page de M. le comte de Ségur ; elle est intitulée : l’Enfant. L’auteur nous fait connaître, dans ce sujet à la fois simple et intéressant, tout ce qui se passe chez l’enfant à mesure qu’il grandit, tout ce qu’il éprouve depuis son entrée dans la vie, jusqu’au moment où il articule les noms de père et de mère. Chaque découverte que fait successivement ce petit être, est exprimée avec clarté ; et, à mesure que le lecteur avance dans ce tableau si naturel, il saisit le plus heureux accord entre la pensée et l’expression qui l’interprète.

L’Enfant

L’homme enfant, jeté par le ciel sur la terre, s’y montre d’abord nu, faible, sans défense, sans intelligence ; son premier cri est un gémissement, son premier accent est une plainte, sa première sensation est une douleur.

Tout ce qui l’entoure, le frappe à la fois : il ne peut rien distinguer ; les rayons du soleil blessent ses yeux en l’éclairant. Mille sons qui heurtent son oreille, ne sont pour lui qu’un bruit confus ; ses pieds ne peuvent le porter, ses mains ne savent rien saisir, sa peau délicate ne sent rapproche des objets extérieurs que par le choc douloureux qu’ils lui font éprouver. L’air même qui l’enveloppe et qu’il respire, le pénètre d’un froid glacial.

Tel paraît cet être si faible aujourd’hui, et demain si orgueilleux.

Dès que le jeune voyageur a percé les ténèbres, a débrouillé le chaos qui lui cachait ce monde nouveau qu’il vient habiter, tout le charme, tout l’étonne, tout le ravit ; une foule innombrable de vives sensations, de doux plaisirs, pénètrent dans son âme par les cinq parties que le ciel a placées artistement autour d’elle pour les y conduire.

Tout est découverte pour lui, chaque essai de ses forces lui donne une jouissance : l’univers en mouvement claie à ses yeux, surpris le mélange des couleurs les plus riches et les plus variées.

L’action des corps qui s’agitent et qui se rencontrent, frappe son oreille d’une harmonie composée de mille lotis différents. L’air, embaumé par les fleurs, porte à son jeune cerveau L’encens de leurs parfums.

Le tissu léger qui tapisse ses lèvres et l’intérieur de sa bouche, lui fait goûter, par les premiers aliments qu’on lui présente, une saveur pareille à celle de ce nectar et de cette ambroisie dont les dieux, dit-on, se nourrissent.

Tout son corps délicat, doué d’un tact fin et léger, sent délicieusement la mollesse des langes qui l’entourent, de la plume qui le porte, qui le réchauffe ; et les caresses d’une tendre mère font éprouver à tout son être la plus pure des voluptés.

Enfin, enivré de tant de sensations nouvelles, déjà fatigué de son bonheur, sa vie a besoin de trêve, et la nature lui fait éprouver une autre félicité dans une cessation apparente d’existence, dans le doux repos du sommeil.

Bientôt étudie les lois de l’équilibre, il se traîne, il se lève, il chancelle, il trébuche, il se redresse, il marche, il saute, il court ; il mesure, il connaît les distances ; il cherche, il atteint ce qu’il désire. Le toucher corrige l’erreur de sa vue et lui révèle les formes des corps ; il distingue leur mollesse, leur dureté ; tous ses jeux sont d’actives et de profondes études. Chacun de ses mouvements est un effort utile ; chacun de ses pas est un progrès.

Son geste d’abord, sa voix ensuite, indique ses besoins, ses désirs ; peu à peu il imite ce qu’il entend, il articule, enfin la parole s’échappe de ses lèvres ; cette parole, mère des talents, des arts, des sciences, cette parole qui lie tous les hommes entre eux, et qui commande à la nature, en donnant des ailes à la pensée.

Les premiers mots qu’il prononce sont ceux de père et de mère… mots charmants, qui expriment, qui inspirent le plus pur amour ; ces premiers accents payent le sein maternel de toutes ses douleurs, et font naître dans le cœur d’un père les plus vives et les plus joyeuses espérances. Ah ! que l’enfant alors a d’attraits pour tout ce qui reçoit ainsi les prémices de son âme.

Lecture. — Mort de Vatel. Vol. II, nº 1.

Le morceau suivant au contraire pèche contre la clarté par une mauvaise construction de phrase, par la longueur des périodes, et aussi par l’obscurité de la pensée.

Dieu

Toute existence émane de l’Être éternel, infini ; et la création tout entière avec ses soleils et ses mondes, chacun desquels enferme en soi des myriades de mondes, n’est que l’auréole de ce grand Être. Source féconde des réalités, tout sort de lui, tout y rentre ; et, tandis qu’envoyés au dehors pour attester sa puissance, et pour célébrer sa gloire dans tous les points de l’espace et des temps, ses innombrables créatures, leur mission remplie, reviennent déposer à ses pieds la portion d’être qu’il leur départit, et que sa justice rend aussitôt à plusieurs d’entre elles, ou comme récompense, ou comme châtiment ; seul, immobile au milieu de ce vaste flux et reflux des existences, unique raison de son être, et de tous ses Êtres, il est à lui-même son principe, sa fin, sa félicité.

Lamennais, Essai sur l’Indifférence.

Que l’on compare ce morceau, dont les phrases sont longues et embarrassées, avec le précédent dont la marche est facile, et dont toutes les pensées sont comprises sans effort.

Pour éviter de pécher contre la clarté, la première opération à faire, c’est de penser à ce que l’on veut dire, ainsi que nous le recommande Boileau :

Avant donc que d’écrire apprenez à penser,

et de ne pas oublier que, puisque l’on n’écrit pas pour soi, mais pour les autres, il faut donc rendre sa pensée avec le plus de clarté possible, et de manière à être compris de tout le monde. Autrement on s’attirerait l’épigramme ou le conseil que Maynard adressait à un poète de son temps :

Ce que ta plume produit
Est couvert de mille voiles :
Ton discours est une nuit
Veuve de lune et d’étoiles ;
Mon ami, chasse bien loin
Cette noire rhétorique ;
Tes écrits auraient besoin
D’un devin qui les explique ;
Si ton esprit veut cacher
Les belles choses qu’il pense,
Dis-moi, qui peut t’empêcher
De le servir du silence ?

Boileau nous recommande cette qualité en ces termes :

Il est certains esprits dont les sombres pensées,
Sont d’un nuage épais toujours embarrassées ;
Le jour de la raison ne le saurait percer.
Avant donc que d’écrire apprenez à penser.
Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
L’expression la suit ou moins nette ou plus pure :
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
El les mois pour le dire arrivent aisément.
Art poétique, ch. Ier.

Et pour résumer tous ces préceptes en peu de mots, nous dirons avec Quintilien : il faut que la clarté de l’expression soit telle, que la pensée frappe l’esprit, comme le soleil frappe la vue.

Défauts contraires à la Clarté

Parmi les défauts contraires à la clarté, nous signalerons celui de ne pas suivre l’ordre naturel des idées. Rien n’est plus simple que de donner à chacune la place qui lui convient, de telle sorte que la première prépare la seconde, et que celles qui leur succèdent forment un enchaînement naturel. Il faudra donc se garder de mettre les effets avant les causes, tout ce qui est secondaire avant tout ce qui est principal, et enfin le milieu ou la fin avant ce qui est le commencement des choses. L’ordre naturel des idées, que l’on peut appeler la méthode, peut sans contredit contribuer efficacement à la clarté du discours.

Les constructions longues et traînantes embarrassent aussi la marche de la phrase ; il faut savoir n’être ni trop long, ni trop court ; l’homme de goût doit savoir quelle est la juste longueur qu’il doit donner à ses phrases, et tout sacrifier à la clarté.

Lorsque l’obscurité vient de ce que l’on ne comprend pas bien soi-même ce que l’on veut dire ou écrire, elle prend le nom de Galimatias ou Phébus. Ce défaut offre la plus grande confusion dans les idées ; c’est un brouillard qui laisse d’abord entrevoir les objets, et qui finit ordinairement par les dérober tous à la vue. C’est le genre de certains auteurs précieux et maniérés et auxquels nous ne pouvons adresser d’autre conseil que celui de Maynard ou celui de Boileau, c’est-à-dire un sage silence ou une mûre réflexion, voici un exemple de ce défaut ; un de nos écrivains s’efforce d’exprimer ce que c’est que la Naïveté :

« On est naïvement héros, naïvement scélérat, naïvement dévot, naïvement beau, naïvement orateur, naïvement philosophe ; sans naïveté, point de beauté : on est un arbre, une fleur, une plante, un animal naïvement ; je dirai presque que de l’eau est naïvement de l’eau, sans quoi elle visera à de l’acier poli et au cristal. La naïveté est une grande ressemblance de l’imitation avec la chose ; c’est de l’eau prise dans le ruisseau et jetée sur la toile. »

Diderot.

Un semblable discours n’a pas besoin de longues réflexions.

L’obscurité dépend encore de ce qu’on veut parfois paraître fin, délicat, profond, mystérieux même ; on croit ainsi éblouir le vulgaire, souvent disposé à admirer ce qu’il n’entend pas. C’est le défaut que l’on remarque dans la phrase suivante de Victor Hugo : « L’éloquence d’un orateur médiocre, près de celle d’un orateur habile, est un grand chemin qui côtoie un torrent. »

Si l’obscurité est ordinairement un défaut, elle est quelquefois permise, en faveur de certaines pensées qui, exprimées clairement, manqueraient de délicatesse. Fontenelle se l’est permise avec bonheur dans un discours adressé au premier Ministre du jeune Louis XV (card. Dubois) :

« Vous communiquez sans réserve à notre jeune Monarque les connaissances qui le mettront un jour en état de gouverner par lui-même ; vous travaillez de tout à votre pouvoir à vous rendre inutile. »

Nous allons parler de la deuxième qualité des mots : La Pureté.

Section II. — Pureté

La Pureté consiste en général à parler purement sa langue et à ne se servir que des locutions autorisées par l’usage ou par la grammaire.

Boileau, le législateur de la langue française, nous recommande dans ses vers d’écrire avec la plus grande pureté :

Surtout qu’en vos Écrits la langue révérée
Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée.
En vain vous me frappez d’un son mélodieux,
Si le terme est impropre et le tour vicieux ;
Mon esprit n’admet point un pompeux barbarisme,
Ni d’un vers ampoulé l’orgueilleux solécisme.
Sans la langue en un mot l’auteur le plus divin
Est toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain.
Art poétique, ch. Ier.

Il est facile de voir par l’exemple suivant que la pureté ajouterait beaucoup à la beauté de la diction : C’est M. de Lamartine, qui arrive à Balbek, dans son voyage en Orient.

Nous avancions lentement au pas de nos chevaux fatigués, les yeux attachés sur les murs gigantesques, sur les colonnes éblouissantes et colossales, qui semblaient s’étendre, grandir, s’allonger à mesure que nous approchions : un profond silence régnait dans toute notre caravane ; chacun aurait craint de perdre une impression de cette heure, en communiquant celle qu’il venait d’avoir. Les Arabes mêmes se taisaient et semblaient recevoir aussi une forte et grave pensée de ce spectacle qui nivelle toutes les pensées. Enfin nous touchâmes aux premiers tronçons de colonnes, aux premiers blocs de marbre que les tremblements de terre ont jusqu’à plus d’un mille des monuments mêmes, comme les feuilles sèches jetées et roulées loin de l’arbre après l’ouragan, etc., etc.

La pureté bannit de cette citation le verbe avoir qui rend faiblement la pensée ; les objets extérieurs ne reçoivent pas, mais font naître la pensée ; et l’expression secoués doit être remplacée par l’expression propre tancés ou dispersés.

On peut citer comme exemple de pureté les lignes suivantes de Buffon :

Le Cheval

La plus noble conquête que l’homme ait jamais faite, est celle de ce fier et fougueux animal, qui partage avec lui les fatigues de la guerre et la gloire des combats : aussi intrépide que soc maître, le cheval voit le péril et l’affronte il se fait au bruit des armes, il l’aime, il le cherche et s’anime de la même ardeur. Il partage aussi ses plaisirs : à la chasse, aux tournois, à la course, il brille, il étincelle. Mais, docile autant que courageux, il ne se laisse pas emporter à son feu ; il sait réprimer ses mouvements : non seulement il fléchit sous la main de celui qui le guide, mais il semble consulter ses désirs ; et, obéissant toujours aux impressions qu’il en reçoit, il se précipite, se modère ou s’arrête, et n’agit que pour y satisfaire. C’est une créature qui renonce à son être pour n’exister que par la volonté d’un autre, qui sait même la prévenir ; qui, par la promptitude et la précision de ses mouvements, l’exprime et l’exécute ; qui sent autant qu’on le désire, et ne rend qu’autant qu’on veut ; qui, se livrant, sans réserve, ne se refuse à rien, sert de toutes ses forces, il s’excède, et même meurt pour mieux obéir.

La pureté comprend 3 qualités distinctes :

1° La Correction grammaticale ;

2° La Propriété des mots ;

3° Les Synonymes.

§ 1. Correction

La Correction consiste d’après Boileau, à éviter les barbarismes et les solécismes.

Il y a des barbarismes de mots et des barbarismes de phrases.

On fait un barbarisme de mot, lorsqu’on se sert d’un mot étranger à la langue qu’on parle, ou complètement estropié. Exemple : rafroidir, pour refroidir.

Nous ne dirons pas avec Lamartine :

… Un brouillard glacé, rasant les pies sauvages,
Comme un fils de Morven, me vêtissait d’orages.
Jocelyn.

On fait un barbarisme de phrase, lorsque la phrase n’est pas française. Ex : Je crois de bien faire, pour : Je crois bien faire ; Je suis froid, pour : J’ai froid.

Le solécisme est une faute contre les règles de la grammaire. Ce mot vient de Soles, colonie d’Athènes en Cilicie, dont les habitants altérèrent à tel point la langue de la métropole que cette expression : parler comme un habitant de Soles, ou faire un solécisme, en vint à signifier pour les Athéniens : manquer aux règles de la grammaire.

Il y a solécisme, quand on dit :

C’est à vous mon esprit, à qui le veux parler.
Boileau.

§ 2. Propriété des Mots

La Propriété est un choix de mots que l’usage le plus généralement adopté par les bons écrivains a appropriés aux idées que l’on veut exprimer.

Chaque mot étant l’image fidèle d’une pensée, il faut donc choisir le mot qui seul est capable de bien représenter cette pensée. Lorsque l’expression propre ne se présente pas d’elle-même, il faut la chercher avec patience jusqu’à ce qu’on l’ait trouvée ; il faut avec Boileau méditer et saisir le mot au moment où il se présente :

Je trouve au coin d’un bois le mot qui m’avait fui,

et ne pas renoncer à le trouver dans aucune circonstance. C’est ainsi que l’on évitera une foule d’expressions fausses qui se rencontrent dans les écrits de ceux qui n’ont pas suffisamment médité leur travail.

Évitons donc en général les mots impropres, et surtout ceux, qui pourraient provoquer le rire nos dépens ; nous nous garderons donc bien de dire avec cet étranger qui remerciait Fénelon d’un service rendu : « Monseigneur, vous avez pour moi des boyaux de père. »

2° Une réunion de mots contraires à l’usage, tels que ceux-ci : Jouir d’une mauvaise réputation ; jouir d’une mauvaise santé ; les révolutions précipitent les peuples dans des conjectures difficiles ; Néron était un homme sanguin, etc.

3° Les équivoques déplaisent par leur double sens : Molière a imité Plaute dans les endroits où il est le plus comique.

4° Il faut encore ajouter comme contraire à la pureté, le purisme qui est une affectation de la pureté, et par conséquent un défaut insupportable. « Le puriste, dit La Bruyère, parle proprement et ennuyeusement. » Gardons-nous donc de nous attirer ce reproche de La Bruyère ; nous l’éviterons en surveillant sévèrement notre langage, en nous montrant difficiles envers centaures formes de verbes surtout qui manquent de grâce et d’élégance, et qui ne donnent l’expression que de la pesanteur, de l’embarras. Nous pouvons citer, comme écueil à éviter, l’emploi du Passé défini et de l’Imparfait du subjonctif dans les verbes de notre langue. Quoi de plus disgracieux que ces expressions : Nous nous promenâmes, nous nous regardâmes, vous fîtes, vous lûtes, que nous nous embrassassions, que nous nous enthousiasmassions, et autres analogues. Nous ne conseillons pas ici de les proscrire radicalement de notre langue ; la réforme serait trop étendue ; mais nous conseillons seulement d’en faire un judicieux emploi. Qui pourrait blâmer Corneille d’avoir dit :

Nous partîmes cinq cents, et par un prompt renfort
Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port.

Mais qui aimerait cette succession de verbes de la même désinence ? « Bientôt nous nous trouvâmes enfourchés ; nous ne songeâmes plus qu’à nous sauver, et nous ne négligeâmes rien pour échapper aux abîmes profonds qui menaçaient de nous engloutir. »

Et ceux-ci : « Nous voudrions que les autres nous aimassent, nous admirassent, pliassent sous nous, et ne s’occupassent que du soin de nous satisfaire. »

Il vaut mieux dans ce cas construire sa phrase d’une manière différente, afin, comme on dit, de tourner la difficulté. Trop de rigorisme déplaît tout aussi bien dans la phrase que dans le caractère ; l’atticisme des Grecs, et l’urbanité romaine consistaient dans une sorte d’abandon, dans une négligence aimable qui embellit le discours, et qui plaît plus que l’excessive rigidité des règles. Cette sévérité de langage est un travers où tombent quelques provinciaux, désireux de faire voir qu’ils parlent bien leur langue. Quintilien raconte à ce sujet qu’à Athènes, un jour une marchande de fleurs reconnut pour étranger Théophraste, né dans l’île de Lesbos. On lui demanda à quoi elle s’en était aperçue : c’est qu’il parle trop bien répondit-elle. Voilà le purisme. Bannissons-le de notre langage, puisqu’il est l’ennemi du naturel et de la grâce.

Finissons ce sujet en rapportant l’opinion d’un de nos plus purs écrivains du xvie  siècle, Balzac qui a donné à notre langue une élégance et une harmonie qu’on n’avait avant lui rencontrées dans aucun ouvrage en prose. Voici comment il s’exprime en écrivant au père Dalmé, professeur de rhétorique :

« Opposez-vous fortement la vicieuse imitation de quelques jeunes docteurs, qui travaillent tant qu’ils peuvent au rétablissement de la barbarie. Leurs locutions sont ou étrangères ou poétiques. S’il y a dans les mauvais livres un mot pourri de vieillesse, ou monstrueux par sa nouveauté, une métaphore plus effrontée que les autres, une expression insolente et téméraire, ils recueillent ces ordures avec soin, et s’en parent avec curiosité Voilà une étrange maladie, et de vilaines amours. »

Tel était le respect avec lequel Balzac voulait que l’on écrivît la langue française.

Voyons maintenant l’utilité des synonymes

§ 3. Les Synonymes

Comme dans une langue il n’existe pas deux mots pour rendre la même idée, il est important de connaître la valeur de chaque expression pour savoir l’employer à propos ; et aucune étude n’est plus propre à nous instruire du bon choix des mots que celle des Synonymes de notre langue. C’est ainsi que nous pourrons apercevoir la différence qui existe entre deux termes qui paraissent synonymes, et parvenir à la connaissance exacte de la propriété des mots.

Citons quelques exemples qui pourront nous faire apprécier toute l’importance de cette étude :

1° Battre, frapper.

2° Battu, défait, vaincu.

1° Battre, Frapper

Battre et Frapper expriment l’action d’appliquer un ou plusieurs coups.

Battre, c’est redoubler les coups ; Frapper, c’est donner un seul coup, Bats le fer quand il est chaud ; Frappe, mais écoute, dit Thémistocle au Spartiate Eurybiade.

Battre suppose la supériorité des forces de la part de celui qui bat ; l’infériorité ou le non-usage des forces de la part de celui qui est battu.

Le vin au plus muet fournissant des paroles,
Chacun a débité ses maximes frivoles,
Réglé les intérêts de chaque potentat,
Corrigé la police et reformé l’état ;
Puis de là s’embarquant dans la nouvelle guerre,
À vaincu la Hollande ou battu l’Angleterre.
Boileau, Satire III.

Frapper n’a aucun rapport aux forces de celui qui reçoit l’action. Un soldat insubordonné, quand il frappe son supérieur, est puni de mort. On est humilié d’être battu, et on l’est moins d’être frappé, parce qu’on n’est pas supposé avoir fait usage de ses forces pour se défendre.

Battre exprime l’action, tantôt sans spécifier la manière, tantôt en la spécifiant : Pour un âne enlevé, deux voleurs se battaient ; les Anglais se battent volontiers à coups de poings : c’est ce qu’ils appellent boxer. Frapper, est le plus souvent accompagné d’un complément qui indique l’endroit dans lequel les coups sont portés : À la bataille de Pharsale, César recommanda aux siens de frapper les soldats de Pompée au visage. À Saltzbach, le maréchal de Turenne fut frappé au cœur, et il expira sans proférer une seule parole.

2° Battu, Défait, Vaincu

Ces termes s’appliquent en général à une armée qui a eu le dessous dans une action. Voici les nuances qui les distinguent :

Une armée est vaincue, quand elle a perdu le champ de bataille ; elle est battue, quand elle l’a perdu avec un échec considérable, c’est-à-dire, beaucoup de morts et de prisonniers : elle est défaite lorsque cette défaite va au point que l’armée est dissipée, ou tellement affaiblie qu’elle ne puisse plus tenir la campagne.

On a dit de plusieurs généraux qu’ils avaient été vaincus, sans avoir été défaits, parce que le lendemain de la perte d’une bataille, ils étaient en état d’en donner une nouvelle. On peut aussi observer que vaincu et défait ne s’appliquent qu’à des armées ou à de grands corps ; aussi on ne dit point d’un détachement qu’il a été défait ou vaincu, on dit qu’il a été battu. (Encyclopédie.)

À Marengo, il y eut, comme le dit lui-même Bonaparte, deux batailles dans la même journée : les Français furent vaincus depuis le matin jusque vers trois heures de l’après-midi. À ce moment, Bonaparte ayant pris de nouvelles dispositions : « Soldats, crie-t-il aux troupes de Victor, c’est assez reculer, marchons en avant ; vous savez que je couche toujours sur le champ de bataille. » Ces paroles électriques décidèrent du succès ; les Français furent vainqueurs de leurs ennemis.

Section III. — Précision

La Précision est cette exactitude dans le discours par laquelle on se renferme tellement dans le sujet dont on parle, qu’on ne dit rien de superflu. (Acad.)

La Précision diffère de la Concision et de la Brièveté : Être bref c’est employer peu de mots ; être concis, c’est rendre sa pensée avec le moins de mots possible ; mais être précis, c’est ne rien dire de superflu. Cette dernière qualité peut très bien se concilier avec l’abondance des développements ; car rien de ce qui est utile, ou de ce qui contribue à l’intérêt, ne peut être regardé comme superflu.

Si la précision mène à l’élégance, comme l’a dit J. J. Rousseau, elle donne aussi de la force au style. Si l’on rejette de sa phrase tous les mots qui n’ajoutent rien au sens, si l’on élague, pour ainsi dire les rameaux inutiles, la sève se répartit également entre les mots qui restent et la diction acquiert plus de vigueur.

Boileau insiste beaucoup sur cette qualité dans son Art poétique :

Un auteur quelquefois trop plein de son objet,
Jamais sans l’épuiser n’abandonne un sujet.
S’il rencontre un palais, il m’en décrit la face ;
Il me promène après de terrasse en terrasse ;
Ici s’offre un perron, là règne un corridor ;
Là, ce balcon s’enferme en un balustre d’or.
Il compte des plafonds les ronds et les orales ;
« Ce ne sont que festons, ce ne sont qu’astragales. »
Je saute vingt feuillets pour en trouver la fin,
Et je me sauve à peine au travers du jardin.
Fuyez de ces auteurs l’abondance stérile,
Et ne vous chargez point d’un détail inutile.
Tout ce qu’on dit de trop est fade et rebutant ;
L’esprit rassasié le rejette fi l’instant.
Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire.
Chant I.

Le mérite de la précision se fait particulièrement remarquer dans la Description du siège de Ptolémaïs, par madame Cottin. Cette ville occupée par les troupes du sultan Saladin, est assiégée par Lusignan, roi de Jérusalem, Richard, roi d’Angleterre, et Philippe Auguste, roi de France : on voit dans ce morceau, les Musulmans se défendre avec une énergie redoutable. Mais, malgré leur valeur, ils sont obligés de céder devant les efforts victorieux des chrétiens.

Lecture. — Siège de Ptolémaïs. Vol. II, nº 2.

Le Laconisme

Nous ne quitterons cependant pas le chapitre de la précision, sans parler du Laconisme dont l’origine est fort ancienne. Nous entendons si souvent ces expressions : Une réponse laconique, une lettre laconique, un compliment laconique, que l’on nous permettra une petite explication sur ce mot.

On sait que la Laconie (d’où vient le mot laconisme) était le pays des Léonidas et des Lycurgue. La langue que parlaient ces grands hommes se distinguait des autres idiomes de la Grèce par une concision si grande qu’elle était nommée laconisme : Cette manière de parler était remarquable tout à la fois par la brièveté jointe à l’énergie qui s’accordaient parfaitement avec le goût des Spartiates. Nous avons conservé quelques exemples célèbres de cette diction. Aux sommations de Xercès qui lui demandait de rendre les armes, Léonidas répondit : « Viens les prendre. » Une mère en donnant le bouclier son fils qui partait pour la guerre, lui dit ces courtes paroles : « Dessus ou dessous » ce qui signifiait : Reviens sur ton bouclier, si tu es vaincu ; ou dessous, si tu es vainqueur.

Ce langage laconique a souvent besoin d’explication, parce qu’il est voisin de l’obscurité. Malgré cela, il convient parfaitement aux proverbes, aux sentences, aux devises armoriales et aux inscriptions monumentales.

Section IV. — Élégance ou Ornements

L’Élégance consiste dans les ornements qu’on donne au discours. Il y a trois sortes d’ornements, qui sont :

1° L’harmonie, — 2° Le choix des pensées, — 3° L’emploi des figures.

L’harmonie du style en général est un son ou une succession de sons pleins de douceur, qui frappent agréablement l’oreille.

Peu d’exemples suffiront pour nous faire sentir le défaut d’harmonie et surtout les hiatus réunis à plaisir dans la phrase suivante :

Il alla à Alby, à là Arles, et de là à Avignon.

On reproche à La Fontaine plusieurs sons semblables dans ces deux vers :

            Un lièvre en son gîte songeait,
Car que faire en un gîte à moins que l’on ne songe ?

On distingue quatre sortes d’harmonies :

1° L’harmonie des mots,

2° L’harmonie des phrases,

3° L’harmonie imitative,

4° L’harmonie des périodes.

§ I. Harmonie des mots

L’Harmonie des mots consiste à ne choisir que les mots les plus coulants, les plus doux, les plus sonores et les réunir suivant ce précepte de Boileau :

Il est un heureux choix de mots harmonieux ;
Fuyez des mauvais sons le concours odieux ;
Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée
Ne peut plaire à l’esprit, quand l’oreille est blessée,
Boileau, Art poétique, ch. I.

Comme on le voit dans les vers de ce célèbre maître, Boileau nous recommande de ne pas blesser l’oreille ; car, puisque c’est l’oreille qui reçoit les paroles qui doivent convaincre l’esprit ou émouvoir le cœur, ce serait par conséquent manquer le but que de commencer par l’indisposer ou la rebuter entièrement.

Puisque l’harmonie des mots résulte du choix et de l’arrangement des mots entre eux, il faut donc bannir tous les mots rudes et sourds et ceux dont l’union est dure et raboteuse, et fuir particulièrement la rencontre des voyelles.

Ce que Boileau nous recommande en ces termes :

Gardez qu’une voyelle à courir trop hâtée
Ne soit d’une voyelle en son chemin heurtée.
Art poétique, ch. I.

§ II. Harmonie des phrases

Comme ce sont les mots qui constituent les phrases, il faut choisir les plus agréables à l’oreille, ceux qui ont une certaine étendue, ceux qui présentent une succession de sons divers ou qui offrent un heureux mélange de voyelles longues et de voyelles brèves. Qui n’éprouverait un véritable plaisir à la lecture des phrases suivantes :

« Les grâces de la figure, la beauté de la forme, répondent dans le cygne à la douceur du naturel ; il plaît à tous les yeux ; il décore, embellit tous les lieux qu’il fréquente ; on l’aime, on l’applaudit, on l’admire… »

Buffon, le Cygne.

« Des larmes coulèrent malgré moi de mes paupières, lorsque tous mes compagnons, étant leurs chapeaux goudronnés, vinrent à entonner leur simple cantique à Notre Dame de Bon Secours, patronne des mariniers. Qu’elle était touchante la prière de ces hommes qui, sur une planche fragile au milieu de l’Océan, contemplaient un soleil couchant sur les flots ! Comme elle allait à l’âme cette invocation du pauvre matelot à la Mère de douleur. »

Chateaubriand, Prière du soir à bord d’un vaisseau.

Toutes ces expressions sont si bien choisies et si bien arrangées qu’il est difficile de trouver de meilleurs modèles pour la mélodie du langage.

§ III. Harmonie imitative

L’harmonie telle que nous venons de l’envisager, peut s’appeler harmonie mécanique, parce qu’elle consiste uniquement dans les mots pris matériellement et considérés comme sons ; mais il est une autre espèce d’harmonie qu’on appelle imitative.

L’harmonie imitative consiste à représenter les objets par le son des mots.

Les poètes recherchent beaucoup ce genre de beauté qui convient aussi parfaitement à la prose, toutes les fois qu’il s’agit de décrire.

L’harmonie imitative ne doit pas mener l’écrivain jusqu’à la licence, c’est-à-dire, ne doit pas lui faire créer de nouveaux termes : ce que les anciens se sont souvent permis sous le nom d’Onomatopée ; mais elle choisit les mots, qui, par le son ou la prosodie de leurs syllabes, paraissent propres à peindre l’objet. Elle les rapproche et les arrange à son gré ; elle cherche même des effets dans la coupe des phrases, plus ou moins brusques, plus ou moins vives, plus ou moins majestueuses.

Voici quelques exemples de cette espèce d’harmonie, recueillis dans nos meilleurs auteurs.

Racine voulant peindre le monstre qui s’élance sur Hippolyte, emploie des mots qui représentent bien les efforts de cet animal furieux :

Indomptable taureau, dragon impétueux,
Sa croupe se recourbe en replis tortueux.

Et plus loin pour imiter le bruit du char d’Hippolyte qui se brise, et vole de tous côtés :

L’essieu crie et se rompt : l’intrépide Hippolyte
Voit voler en éclats tout son char fracassé.

Dans une autre tragédie, Racine a encore fort heureusement imité les sifflements des serpents qu’Oreste aperçoit sur la tête des Euménides :

Eh bien ! filles d’enfer, vos mains sont-elles prêtes ?
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?
Andromaque, scène dernière.

La Fontaine fait frissonner à la peinture de Borée, qui

Se gorge de vapeurs, s’enfle comme un ballon,
    Fait un vacarme de démon,
Siffle, souffle, tempête et brise en son passage
Maint toit qui n’en peut mais, fait périr maint bateau,
    Le tout au sujet d’un manteau.
Phébus et Borée.

Boileau, pour exprimer la fatigue que la Mollesse a éprouvée d’avoir prononcé quelques paroles, à la suite desquelles elle se replonge dans le sommeil, la suit dans tous ses mouvements jusqu’au moment où elle s’endort :

                                    La Mollesse oppressée
Dans sa bouche à ce mot sent sa langue glacée ;
Et lasse de parler, succombant sous l’effort,
Soupire… étend les bras… ferme l’œil… et s’endort.
Le Lutrin, ch. II.

Chateaubriand, en décrivant le spectacle d’une belle nuit dans les déserts du Nouveau-Monde, peint avec perfection le retentissement immensément prolongé dans le lointain du bruit de la cataracte du Niagara :

« Tout était silence et repos, hors la chute de quelques feuilles, le passage brusque d’un vent subit, les gémissements rares et interrompus de la hulotte ; mais au loin, par intervalles, on entendait les roulements solennels de la cataracte du Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert, et expiraient à travers les déserts solitaires. »

Delille représente parfaitement le bruit que fait le moulin pour réduire le café en poudre :

Moi seul contre la noix qu’arment ses dents de fer,
Je fais en le broyant crier son fruit amer.

Et ailleurs il exprime ainsi le bruit régulier occasionné par des marteaux qui frappent l’enclume :

Et leurs bras vigoureux lèvent de lourds marteaux
Qui tombent en cadence et domptent les métaux.

Le travail pénible du labourage est bien senti dans ces vers de Boileau ;

Le blé, pour se donner, sans peine ouvrant la terre,
N’attendait pas qu’un bœuf, pressé de l’aiguillon,
Traçât à pas tardifs un pénible sillon.

Au contraire, on est entraîné pas la rapidité de ce vers, traduit d’Horace :

Le chagrin monte en croupe et galope avec lui.

Nos bons orateurs du siècle dernier tenaient beaucoup cette qualité précieuse du style : on la voit enrichir les chefs-d’œuvre des Bossuet, des Fléchier, des Bourdaloue et des Massillon. Si nous ouvrons l’admirable oraison funèbre de Turenne, nous découvrirons à chaque pas combien l’accord heureux du style avec la pensée ajoute de prix à ce discours sublime. Fléchier ayant à traiter le sujet le plus touchant et le plus élevé, la mort du premier capitaine du siècle, y déploie au début une harmonie majestueuse et sombre. Après avoir énuméré les services éclatants que ce nouveau Judas Macchabée rendit à son royaume et à son Dieu, il termine par cette admirable période :

Ce vaillant homme, poussant avec un courage invincible les ennemis qu’il avait réduits à une fuite honteuse, reçoit le coup mortel et demeure comme enseveli dans son triomphe.

En lisant cette période poussant avec un courage invincible les ennemis qu’il avait réduits à une fuite honteuse, il nous semble que nous voyons Macchabée, chassant devant lui, par la puissance de ses armes, les ennemis d’Israël ; reçoit le coup mortel ; phrase courte, finissant par une brève et qui peint bien qu’il vient d’être frappé sans retour ; et demeure comme enseveli dans son triomphe, enseveli est une expression qui fait image et l’orateur termine à dessein par les mots dans son triomphe composés de syllabes sourdes qui retentissent lugubrement, et qui annoncent la chute d’un homme puissant et glorieux.

La suite de cette éloquente oraison funèbre se distingue par des beautés d’un ordre aussi élevé, et nous apprend qu’en général le choix des expressions, la tournure des phrases, la coupe des périodes, en flattant agréablement l’oreille, porte dans les ouvrages de ce genre ; un air de grandeur et de majesté dont les pensées seules ne pourraient, jamais les revêtir.

Au sujet de l’harmonie imitative, nous recommandons de lire et même d’apprendre les vers d’un auteur anglais Pope, traduits par l’abbé Du Resnel et par Delille : ces vers sont précieux en ce qu’ils donnent en même temps le précepte et l’exemple !

Lecture. — Vers de Pope, traduits par l’abbé Du Resnel et Delille, sur l’Harmonie imitative. Vol. II, nº 3.

§ IV. Harmonie des Périodes

Harmonie mesurée ou le nombre

Comme l’harmonie dépend non seulement du choix et de la succession des mots, mais encore de la coupe et de l’enchaînement des phrases et des périodes, nous ferons d’abord connaître ce que c’est que la période.

La Période est un cercle de pensées, dépendantes les unes des autres, et tellement liées entre elles, que le sens demeure suspendu jusqu’à la fin. Chacune de ces pensées, prise séparément, se nomme membre de la période : les membres doivent être des propositions complètes et distinctes, mais unies par le sens et la prononciation. Quelquefois les membres d’une période sont composés d’autres parties qu’on appelle incises : l’incise présente aussi un sens en elle-même, et elle ferait un membre, si elle était seule ; mais associée à plusieurs autres parties aboutissant au même point, elle concourt avec elles à former ce qu’on l’appelle un membre.

La période la plus simple se compose de deux membres.

Exemple :

Si la sagesse avait eu sur l’âme d’Alexandre autant d’empire que la gloire, (1er membre)

Il n’eut pas porté la désolation jusqu’aux extrémités de l’Asie. (2e membre.)

On peut faire une période à trois membres, en doublant soit le premier membre, soit le second. Exemple :

Si la sagesse… (1er membre),

Ou s’il n’eût pas eu devant les yeux le funeste exemple de l’ambition de Philippe, (2e membre),

Il n’eût pas porté la désolation… (3e membre).

Autre exemple :

Si la sagesse… (1er membre),

Non seulement il n’eût pas porté… (2e membre),

Mais jamais il n’eût franchi les bornes du modeste héritage de ses pères. (3e membre.)

On fait de même une période quatre membres, soit en triplant le premier membre, soit en les doublant tous les deux ; et, selon que la division principale se trouve après le troisième membre ou après le second, la période s’appelle ronde ou carrée.

Exemple d’une période ronde :

Si la sagesse… (1er membre),

Ou s’il n’eût pas eu devant les yeux… (2e membre)

Ou si les doux conseils de la philosophie d’Aristote avaient pu calmer l’effervescence de ce jeune courage, (3e membre) (division principale),

Jamais il n’eût porté (4e membre).

Exemple d’une période carrée :

Si la sagesse… (1er membre),

Ou s’il n’eût… (2e membre) (division principale),

Non seulement il n’eût pas porté… (3e membre),

Mais jamais il n’eût franchi les bornes… (4e membre).

Le nombre des membres d’une période peut s’élever jusqu’à cinq ; mais il faudrait éviter d’aller au-delà, à cause de l’impatience qu’éprouve le lecteur ou l’auditeur de voir le sens terminé.

Exemple de périodes divisées en membres et en incises : Bossuet commence son Oraison funèbre de la reine d’Angleterre par ces deux belles périodes :

Celui qui règne dans les cieux | et de qui relèvent tous les empires, | à qui seul appartient la gloire, la majesté et l’indépendance, | (membre composé de trois incises),

Est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois, | et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et terribles leçons. | (2e membre composé de deux incises.)

Nous devons remarquer ici que tous les membres de la période et le dernier surtout doivent être harmonieux et finir par des mots pleins et sonores. Dans cette dernière période, par exemple, si Bossuet en eût dérangé la construction et se fût exprimé ainsi : la gloire, l’indépendance, la majesté, en de terribles et grandes leçons, quand il lui plaît, c’en était fait de l’harmonie : les expressions eussent toujours été les mêmes, mais quelque sonores et quelque bien choisies qu’elles soient, si elles ne sont pas placées avec goût, elles rendent la phrase désagréable à l’oreille.

On remarquera dans la période suivante que tous les membres, et les incises même, sont terminés par des mots pleins et sonores :

Soit qu’il élève les trônes, | soit qu’il les abaisse ; (1er membre) :

Soit qu’il communique sa puissance aux princes, | soit qu’il la relire à lui-même, | et ne leur laisse que leur propre faiblesse ; (2e membre) ;

Il leur apprend leurs devoirs d’une manière souveraine et digne de lui ; (3e membre) ;

Car, en leur donnant la puissance, il leur commande d’en user, comme il le fait lui-même pour le bien du monde ; (4e membre) ;

Et il leur fait voir, en la retirant, que toute leur majesté est empruntée, | et que, pour être assis sur le trône, ils n’en sont pas moins sous sa main et sous son autorité suprême. (5e membre.)

Citons cette belle période de Fléchier, chef-d’œuvre d’harmonie et d’éloquence ; elle est tirée de l’exorde de l’Oraison funèbre de Turenne :

Cet homme, qui portait la gloire de sa nation jusqu’aux extrémités de la terre, | qui couvrait son camp du bouclier et forçait celui des ennemis avec l’épée ; || qui donnait à des rois ligués contre lui des déplaisirs mortels, | et réjouissait Jacob par ses vertus et par ses exploits, dont la mémoire doit être éternelle ; || cet homme qui défendait les villes de Juda, qui domptait l’orgueil des enfants d’Ammon et d’Ésaü, qui revenait chargé des dépouilles de Samarie, après avoir brûlé sur leurs propres autels les dieux des nations étrangères ; || cet homme que Dieu avait mis autour d’Israël, comme un mur d’airain où se brisèrent tant de fois toutes les forces de l’Asie, | et qui, après avoir défait de nombreuses armées, déconcerté les plus fiers et les plus habiles généraux des rois de Syrie, venait tous les ans, comme le moindre des Israélites, réparer avec ses mains triomphantes les ruines du sanctuaire, et ne voulait d’autre récompense des services qu’il rendait à sa patrie, que l’honneur de l’avoir servie ; || ce vaillant homme poussant enfin, avec un courage invincible, les ennemis qu’il avait réduits à une fuite honteuse, recul le coup mortel et demeura comme enseveli dans son triomphe.

Il n’y a pas d’écrivains français qui aient porté aussi loin que Buffon le travail de l’harmonie. Buffon aimait mieux recommencer un article entier, plutôt que de laisser sortir de sa plume une phrase mal arrondie ou mal sonnante : aussi ses écrits nous offrent-ils une succession de mots et de phrases harmonieusement cadencés.

Toutes ces périodes respirent une harmonie continuelle : pour atteindre à cette précieuse qualité du style, nous remarquerons que tout le talent consiste à conserver le plus d’égalité possible entre les membres de la période ; à éditer les périodes trop longues et les phrases trop courtes : car les premières feraient perdre haleine, et les secondes obligeraient à chaque instant de s’arrêter ; à savoir dispenser les chutes masculines et féminines à la fin de chaque membre ; à bannir les mots qui riment ensemble, les consonances désagréables, et enfin à terminer le dernier membre d’une manière mélodieuse.

Cette harmonie, que nous appellerons harmonie mesurée ou le nombre, constitue le style nombreux ou périodique, ainsi nommé par opposition au style coupé.

Style coupé

Le style coupé composé que de phrases courtes et détachées par le sens, tandis que le style périodique, comme nous le voyons, est un enchaînement de périodes.

Si nous voulons nous former une juste idée du style coupé, lisons l’admirable tableau que M. Villemain a tracé du commencement du règne de Louis XIV :

Un roi plein d’ardeur et d’espérance saisit lui-même ce sceptre qui, depuis Henri le Grand, n’avait été soutenu que par des favoris et des ministres. Son âme, que l’on croyait subjuguée par la mollesse et les plaisirs, se déploie, s’affermit et s’éclaire à mesure qu’il a besoin de régner. Il se montre vaillant, laborieux, ami de la justice et de la gloire. Quelque chose de généreux se mêle aux premiers calculs de sa politique. Il envoie des Français défendre la chrétienté contre les Turcs, en Allemagne et dans l’île de Crête ; il est protecteur avant d’être conquérant ; et, lorsque l’ambition l’entraîne à la guerre, ses armes heureuses et rapides paraissent justes à la France éblouie. La pompe des fêtes se mêle aux travaux de la guerre ; les jeux du carrousel aux assauts de Valenciennes et de Lille. Cette altière noblesse, qui fournissait des chefs aux factions, et que Richelieu ne savait dompter que par les échafauds, est séduite par les paroles de Louis, et récompensée par les périls qu’il lui accorde à ses côtés. La Flandre est conquise ; l’Océan et la mer Méditerranée sont réunis ; de vastes ports sont creusés ; une enceinte de forteresses environne la France ; les colonnades du Louvre s’élèvent ; les jardins de Versailles se dessinent ; l’industrie des Pays-Bas et de la Hollande se voit surpassée par les ateliers nouveaux de la France ; une émulation de travail, d’éclat, de grandeur, est partout répandue : un langage sublime et nouveau célèbre toutes ces merveilles et les grandit pour l’avenir. Les Épîtres de Boileau sont datées des conquêtes de Louis XIV ; Racine porte sur la scène les faiblesses et l’élégance de la cour ; Molière doit à la puissance du trône la liberté de son génie ; La Fontaine lui-même s’aperçoit des grandes actions du jeune roi et devient flatteur. Voilà le brillant tableau qu’offrent les vingt premières années de ce règne mémorable.

Le style coupé convient particulièrement aux narrations, aux sujets agréables, pour reproduire rapidement une suite d’événements, ou pour exprimer des sentiments vifs et précipités. C’est en général celui de Voltaire, de Montesquieu, de Lesage et de madame de Sévigné.

Style périodique

Le style périodique, qui a plus de noblesse, d’harmonie et de dignité que le style coupé, convient plus particulièrement aux sujets élevés ou sérieux aux discours, aux sermons aux oraisons funèbres. C’est celui de nos grands écrivains, tels que, J.-J. Rousseau, Bossuet, Fénelon, Fléchier, Buffon et Volney, etc.

Il ne faut pas croire cependant que ces deux styles ne puissent pas s’allier ; au contraire, on doit s’exercer à les mélanger avec art et discernement. Cicéron veut que le style coupé soit parsemé de phrases périodiques qui lui servent d’appui. C’est ainsi que le style sera varié et que nous éviterons la monotonie d’un style entièrement ou coupé ou périodique. Nous contenterons en même temps notre célèbre Boileau, qui nous donne à ce sujet les conseils suivants :

Sans cesse en écrivant variez vos discours ;
Un style trop égal et toujours uniforme
En vain brille à nos yeux, il faut qu’il nous endorme.
Art poétique, ch. Ier.

Florian a fait un heureux mélange de ces deux styles dans le Combat du Taureau.

Cette belle page, dont le style est soutenu périodique et noble, nous offre la description du cirque où l’action va s’accomplir ; la reine Isabelle de Castille vient embellir de sa présence cette fête si chère aux Espagnols, et qui se termine par le triomphe des toréadors et la défaite de leur fière victime.

Lecture. — Combat du Taureau, vol. II, nº 4.