(1853) Petit traité de rhétorique et de littérature « Chapitre XII. Poésie dramatique. »
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(1853) Petit traité de rhétorique et de littérature « Chapitre XII. Poésie dramatique. »

Chapitre XII. Poésie dramatique.

§ 68. Définition. — Acteurs. — Fable. — Scène.

La poésie dramatique est ainsi nommée d’un mot grec qui signifie agir, parce que, dans cette espèce de poésie, on ne raconte point l’action comme dans l’épopée ; mais on la montre elle-même dans ceux qui la représentent. Le drame, en général, est le spectacle poétique d’une action intéressante qui se développe par ce dialogue.

On appelle acteur et actrice celui ou celle dont la profession est de représenter des pièces dramatiques.

Le personnage est l’individu réel ou supposé dont on représente les actions. Quand Talma jouait Néron dans Britannicus, Néron était le personnage et Talma l’acteur.

La scène est l’endroit, ordinairement plus élevé et garni de décorations, où les acteurs jouent la pièce.

Le théâtre est le lieu d’où l’on peut voir la scène et les acteurs ; il comprend donc à la fois et ceux qui jouent et ceux qui regardent jouer.

L’amphithéâtre, au contraire, ne comprend que les spectateurs.

La pièce que l’on joue prend souvent le nom d’action, d’action dramatique.

On dit aussi la fable, eu égard aux inventions du poète, et à ce qu’il a été obligé d’imaginer pour faire marcher son action.

L’action dramatique est soumise aux yeux et doit se peindre comme la vérité ; ce qui demande un vraisemblable d’une espèce particulière au drame, que nous examinerons tout à l’heure.

On y exige, par la même raison, que l’action soit une, et qu’elle se passe tout entière en un même jour, en un même lieu. On veut que le style, les décorations, la déclamation des acteurs, tout concoure à nous persuader que la fiction est une réalité144.

De là, certaines conditions nécessaires pour le succès, et qu’il faut étudier avec soin.

§ 69. Vraisemblance dramatique.

Toutes les actions théâtrales sont ou vraies ou feintes. Les actions vraies sont celles qui sont arrivées : l’histoire ou la tradition nous les donnent. Les actions feintes sont celles qui ne sont pas arrivées, ou que nous ne savons pas être arrivées réellement ; mais il faut qu’elles aient pu arriver, c’est-à-dire qu’il n’y ait rien dans ce qu’on nous en montre ou qu’on nous en dit qui se contredise assez pour empêcher l’action d’être.

Une action peut en même temps être vraie dans le fond, et feinte dans plusieurs de ses circonstances : elle peut aussi être feinte au fond, et vraie seulement dans les noms : c’est lorsqu’on attribue à des personnages qui ont existé une action qu’ils n’ont pas faite. Elle peut enfin être feinte en tout, et dans les noms et dans les faits : c’est ce qui arrive pour la plupart de nos comédies.

Il n’est pas possible que l’histoire ou la société actuelle fournisse au poète une action propre à être mise sur la scène avec toutes ses circonstances. Que celui-ci prenne son sujet dans un fond véritable, ou qu’il l’invente absolument, il faut toujours que le tout soit vraisemblable, c’est-à-dire que les diverses parties de l’action se succèdent de manière à ne heurter en rien la croyance ou le jugement des spectateurs.

Les auteurs de poétiques ont fait de longues dissertations sur les conditions et les divers degrés de la vraisemblance dans une action dramatique. On ne peut, à ce sujet, rien établir à priori de véritablement utile. C’est à chacun de juger par soi-même si ce qu’il offre au public ou ce qu’un fait donné lui présente a pu et dû se passer comme il le montre, eu égard, bien entendu, aux préliminaires de la pièce.

Ce n’est pas assez que l’action soit vraisemblable : il faut encore qu’elle soit entière et soumise aux unités dramatiques.

L’action est entière quand elle a son commencement, son milieu et sa fin, que l’on appelle aussi, comme nous l’avons vu pour l’action épique, l’exposition du sujet, le nœud, et le dénouement.

Dans la tragédie d’Athalie, le grand prêtre Joad prend la résolution de couronner le jeune Joas, héritier du trône de Juda, qui a été secrètement élevé dans le temple. Voilà le commencement que le spectateur apprend par l’exposition. Athalie, qui depuis plusieurs années s’est emparée de la couronne, demande au grand prêtre cet enfant contre lequel elle conçoit d’ailleurs quelques soupçons. Le grand prêtre le refuse et se met en défense contre cette reine : voilà le milieu ou le nœud. Athalie, attirée dans le temple par le grand prêtre, tombe dans le piège qui lui était tendu : elle est mise à mort et Joas est reconnu roi : voilà la fin ou le dénouement. L’action est complétement achevée ; et le spectateur sort satisfait, n’ayant plus rien à désirer sur cette histoire145.

L’action dramatique doit encore être une, exécutée en un jour, et dans le même lieu. Boileau a dit :

Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli.

C’est là ce qu’on appelle les trois unités dramatiques.

Unité d’action. L’action est une, quand on se propose un seul but, auquel tendent tous les moyens qu’on emploie ; que ces moyens soient plusieurs ou qu’il n’y en ait qu’un seul, il n’importe ; le but seul rassemble tous les rapports, et les réunit. Nous savons déjà que l’esprit n’admet pas avec plaisir deux actions différentes qui distraient son attention et empêchent l’intérêt. L’unité d’action s’explique donc d’elle-même.

Unité de lieu. Si on prend l’unité de lieu à la rigueur, elle exige que tout se passe précisément dans le même endroit. Il n’est pas aisé de tromper des yeux attentifs au spectacle. Si on change de décorations pour changer de lieu, on fait rire le spectateur, qui voit les lieux où il est se transformer en désert, en jardin, etc., sans changer lui-même de place. Il est encore plus ridicule de supposer, sans changer de décoration, un palais magnifique où était tout à l’heure un cabinet dans lequel on s’est établi dans les premiers actes.

Cette règle cause beaucoup de tourments aux poètes. C’est à eux de construire leurs pièces de manière à éviter les inconvénients, ou de prendre le parti qui en a le moins. Du reste, aujourd’hui, on autorise volontiers le changement de lieu, lorsque le théâtre est vide et que la toile est baissée ; et on ne croit pas que l’unité en soit détruite, si les diverses parties de l’action se passent dans des endroits assez voisins pour que tous les personnages y aillent et viennent naturellement.

Unité de temps. Cette unité consiste en ce que l’action dramatique ne dure qu’un jour ou un peu plus d’un jour. À la rigueur, l’action ne devrait pas durer plus longtemps que la représentation, c’est-à-dire qu’elle serait commencée et achevée dans deux ou trois heures au plus, comme dans Œdipe, dans Horace, dans Athalie. Or, comme il est très rare de trouver des sujets qui puissent être resserrés dans des bornes si étroites, on a élargi la règle, et on l’a étendue jusqu’aux vingt-quatre heures146. « Plus de sévérité, dit Voltaire, rendrait souvent impraticables de très beaux sujets, et plus d’indulgence ouvrirait la porte à de trop grands abus. »

De nos jours, on a voulu fouler aux pieds les règles des unités ; mais ce qui est certain, c’est qu’il n’y a pas une seule des pièces faites en dépit de ces règles qui ait eu un succès durable ; ce qui prouve qu’elles sont dans l’intérêt des auteurs comme dans celui de la beauté de l’œuvre.

§ 70. Conduite de l’action.

L’action dramatique étant susceptible d’un long développement, on a dû y distinguer diverses parties, comme les scènes, les actes, l’exposition, le nœud ou l’intrigue, les péripéties, la catastrophe ou dénouement, etc.

Nous appelons scène (et ce mot, dans ce sens, est bien détourné de la signification primitive indiquée tout à l’heure) la réunion des personnages qui se trouvent en scène. Dans cette acception, la scène n’est qu’une partie de l’acte, et il y en a une nouvelle toutes les fois qu’un personnage entre ou sort, quoique le lieu de l’action reste le même. Il serait plus convenable d’employer pour cela le mot mouvement, et de laisser le nom de scène à ce que nous avons appelé ainsi en commençant ce chapitre.

Quoi qu’il en soit, les scènes doivent être liées de manière qu’on voie pourquoi un acteur entre ou sort. La liaison des scènes se fait ou par la présence des acteurs, ou par leurs discours, ou par la vue, ou par quelque bruit : par la présence, quand plusieurs acteurs, entrant ou sortant, restent quelques moments sur le théâtre ; par le discours, quand ils se parlent ; par la vue, quand l’entrant a vu le sortant, ou le sortant l’entrant, ou qu’ils se sont vus tous deux ; par le bruit, quand le théâtre demeurant vide, on entend le bruit de quelqu’un qui arrive. Cette dernière espèce de liaison ne suffit pas ; la troisième est absolument nécessaire ; les deux autres sont à désirer147.

On appelle actes, dans une pièce de théâtre, les parties de la pièce après lesquelles le théâtre reste vide, et l’action suspendue sans être pourtant achevée.

Ce temps où le théâtre reste vide est précisément ce que l’on appelle entracte. Ce sont les entractes qui séparent les actes et qui déterminent le nombre de ceux qui forment une pièce.

Il ne paraît pas que les Grecs aient connu la division de la tragédie ou de la comédie en actes. C’était une règle du théâtre latin qu’une pièce de théâtre devait avoir cinq actes, ni plus, ni moins148. Chez les modernes, cette règle, quoique généralement admise, n’est point absolue : la tragédie d’Esther est en trois actes seulement, ainsi que la Mort de César de Voltaire ; Abufar de Ducis est en quatre actes ; Une famille au temps de Luther par Delavigne n’en a qu’un. Quant aux comédies, nous en avons une multitude en un, deux, trois ou quatre actes. Il n’y a donc rien d’absolu dans la règle d’Horace, quoiqu’elle soit observée la plupart du temps, ainsi que nous l’avons dit.

On a cherché aussi, mais arbitrairement et sans succès, à déterminer quelle partie de la pièce chaque acte devait contenir.

On a demandé, par exemple, que le premier acte fît connaître tous les acteurs et une partie de leurs caractères, ou que le nœud y fût commencé et le dénouement préparé d’une manière insensible149. Toutes ces règles sont fantastiques, et les bons poètes s’en soucient fort peu.

Ce qu’il y a de vrai, c’est qu’il faut que le sujet soit exposé ou qu’il y ait, en termes de l’art, une exposition ; que l’action marche, que les divers intérêts se croisent et se combattent : c’est le nœud qu’on appelle aussi l’intrigue, par rapport à l’enchevêtrement des incidents ; enfin, que tout se termine d’une manière complète. C’est ce qu’on nomme, en général, le dénouement.

L’exposition du sujet est une des difficultés de l’art. Il y a plusieurs moyens pour la faire. Quelquefois c’est un acteur qui fait un prologue détaché de la pièce, ce qui ne demande aucun art et se faisait souvent chez les anciens, mais qu’aucun auteur de quelque talent ne se permettrait chez nous ; d’autres fois c’est un acteur qu’on suppose ignorer les faits, et à qui on raconte ce qui doit servir de base à l’action : par cette ruse, on instruit le spectateur en feignant d’instruire l’acteur. Le meilleur moyen, mais le plus difficile, c’est que l’action s’expose d’elle-même et en se faisant ; que le poète sache adroitement fixer le lieu où se fait l’action, l’heure à laquelle elle commence ; qu’il détaille tout son plan, caractérise ses acteurs, et le tout en agissant. On voit le modèle de cette exposition dans Horace, et particulièrement dans Tartuffe.

Les divers incidents amenés par l’action elle-même ou imaginés par l’auteur, en se croisant et s’entremêlant, forment l’intrigue de la pièce.

Les situations nouvelles que le jeu de ces incidents produit, et qui changent quelquefois la situation respective des personnages, s’appellent péripéties, d’un mot grec qui signifie chute, événement.

La péripétie finale, ou celle du dénouement, porte le nom de catastrophe (d’un mot grec qui signifie renversement), surtout quand elle est malheureuse. Ce mot s’applique donc spécialement à la tragédie.

§ 71. Personnages.

Chez les anciens, il n’y eut pas d’abord plus de deux personnages conversant à la fois sur la scène : Sophocle imagina d’en admettre quelquefois un troisième, et l’on fit une règle de ne pas dépasser ce nombre150. Chez les modernes, on admet autant de personnages ensemble que le sujet en demande.

Le poète ne peut bien distinguer et faire connaître ses personnages que par les mœurs et les caractères qu’il leur donne ; on appelle ainsi les inclinations ou habitudes bonnes ou mauvaises de chacun.

On entend par mœurs ou mœurs générales, les habitudes qui appartiennent à une nation, à une époque, à tel ou tel âge, telle ou telle condition.

Le caractère, qu’on appelle aussi quelquefois les mœurs particulières, est plus spécial à chaque personnage151. Dans Iphigénie, Achille est ardent, Ulysse est rusé : ce sont deux caractères différents. Mais tous les deux doivent représenter les mœurs grecques, où ce que nous consentons à regarder comme ces mœurs.

Les mœurs, dans le drame comme dans l’épopée, doivent être bonnes, convenables, ressemblantes et égales 152. Il faut aussi qu’elles se peignent par l’action même, et non par des portraits ou par un dialogue languissant.

Le style dramatique est une partie de l’art bien importante. Il est évident qu’il doit être au théâtre comme partout ailleurs, pur, correct, élégant, animé, naturel, etc. ; mais ce qui le caractérise particulièrement, c’est la simplicité. Ce sont des personnes qui s’entretiennent de leurs affaires et pour leurs intérêts : le premier de tous leurs devoirs, c’est de parler comme on parle, et de ne pas viser à l’expression poétique, qui trahirait aussitôt l’auteur et le ferait paraître aux lieu et place de son personnage.

Ainsi, le ton poétique est prétentieux, ridicule même dans le drame. Il se trouvera sans doute quelquefois, quand la situation le fera naître ; mais il ne faut pas le chercher ; il faut le laisser venir.

L’auteur dramatique évitera donc tout ce qui peut sentir l’art ou la déclamation, savoir : 1º. Les sentences ou les pensées morales généralisées ; il doit les enchaîner dans le texte, de manière qu’elles viennent à propos de ce qui se passe.

2º. Les figures oratoires, les élans lyriques, sauf, bien entendu, ceux qui sont amenés par la situation.

5º. Les monologues. Un acteur qui parle seul fait ce qu’on appelle un monologue ; et quand plusieurs parlent, et qu’ils se parlent l’un à l’autre, c’est un dialogue. L’action dramatique se développant par le dialogue, cette forme est essentielle au drame. L’autre n’est qu’accidentelle, et alors, tout monologue doit être court ; la raison en est qu’il est presque hors de la nature. S’il est long, il faut que l’acteur soit dans une agitation violente. Un homme tranquille se contente de penser, de réfléchir ; il ne dit pas ce qu’il pense au public : ce n’est que quand il sent un grand trouble au-dedans de lui-même qu’il éclate, qu’il marche à grands pas, qu’il fait des gestes et prononce des mots.

Les monologues n’étant pas agréables à l’auditeur, pour les éviter, on a inventé les confidents, dans le sein desquels les héros déposent leurs chagrins et leurs projets ; mais le rôle de ces confidents est ordinairement si froid, que le remède ne vaut guère mieux que le mal.

Le dialogue lui-même, qui est le langage nécessaire et continuel du drame, n’est pas facile à écrire. Il faut faire passer la parole d’un personnage à l’autre selon les idées, et non pour le besoin de l’auteur, qui ne doit nullement paraître. Il faut que les intérêts et les idées se mêlent, s’unissent, se relèvent, se croisent, etc., d’une façon aisée et prompte. Personne n’a été plus savant en cette partie que Corneille et Molière153.

§ 72. Distinction des ouvrages dramatiques. Tragédie.

Les ouvrages dramatiques se distinguent d’après leur dénouement heureux ou malheureux, d’après les sentiments qu’ils excitent, d’après le rang des personnages, et le ton général du style. On a ainsi la tragédie, le drame proprement dit, la comédie et ses nombreuses espèces.

Parlons d’abord de la tragédie. C’est une pièce dramatique, dont les personnages sont des rois, des princes ou ceux qui gouvernent les peuples, et que l’on comprend sous le nom de héros ; le dénouement en est le plus souvent malheureux ; ce qui nous fait craindre pour les principaux personnages et nous intéresse vivement à leur sort ; enfin le style, sans cesser d’être simple, est pourtant conforme à la condition de ceux qui parlent, c’est-à-dire grave et noble.

Cette définition peut se réduire en celle-ci, qui est beaucoup plus courte : la tragédie est la représentation d’une action héroïque propre à exciter la terreur et la pitié.

L’action de la tragédie sera héroïque dans son principe, si elle est l’effet d’une qualité de l’âme portée, soit en bien soit en mal, à un degré extraordinaire, et au-dessus des esprits vulgaires. Telle est la clémence d’Auguste qui pardonne de Cléopâtre qui veut faire périr ses enfants pour conserver son trône et sa puissance.

L’action est héroïque dans son objet quand elle en a un grand, comme d’acquérir un trône, de punir un tyran, de se vaincre soi-même dans l’accès d’une grande passion, d’être utile à une nation entière. Le sacrifice d’Iphigénie, par exemple, est héroïque dans son objet, puisque la Grèce entière en a besoin154.

Elle est héroïque par le caractère de ceux qui la font, quand ce sont des rois, des princes qui agissent ou contre qui on agit : et c’est pour cela que nous insistions tout à l’heure sur le rang des personnages. Dès que les princes des peuples sont pour quelque chose dans une action, l’intérêt devient en quelque sorte national, et excite plus vivement notre attention.

Il n’est pas douteux pourtant qu’on ne puisse mettre sur le théâtre un tragique puisé dans les classes inférieures de la société. Il arrive tous les jours, dans les conditions médiocres, des événements touchants qui peuvent être l’objet de l’imitation poétique. Par exemple, Delavigne, dans Une famille au temps de Luther, a représenté les malheurs particuliers amenés par l’intolérance et l’exaltation religieuse.

Il semble même que le grand nombre des spectateurs étant dans cet état mitoyen, la proximité du malheureux qui touche à ceux qui le voient souffrir serait un motif de plus pour s’attendrir155.

Cependant il est très vrai que le public fait une différence entre ces divers sujets, et que l’on a jusqu’ici réservé le nom de tragédie aux pièces tristes dont les personnages sont de la plus haute condition. Comme nous le dirons, les autres sont généralement comprises sous le nom de drames.

Ce n’est pas assez que l’action de la tragédie soit héroïque, il faut surtout qu’elle soit tragique ; n’entendez pas par là qu’elle soit sanglante : « Ce n’est point une nécessité, dit Racine dans sa préface de Bérénice, qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie. Il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. »

La tragédie, sans exiger absolument une action terminée par la mort de quelque grand personnage, en veut donc une qui, par ses diverses circonstances, par la situation des principaux intéressés, remue fortement le cœur et l’agite avec véhémence. Or, nulle action théâtrale ne peut produire cet effet si elle n’est terrible et touchante, si elle ne nous offre un malheur assez grand pour nous effrayer et pour nous attendrir. La terreur et la pitié sont, par conséquent, les passions que doit exciter la tragédie. Elles en sont tout à la fois la base et l’objet, parce que ce sont les deux plus grands ressorts qu’on puisse mettre en jeu pour émouvoir notre âme156 ; et ce sont elles, à proprement parler, qui font que l’action est tragique.

Ainsi, toute tragédie qui ne produit que l’un de ces deux sentiments est imparfaite ; celle qui ne produit ni l’un ni l’autre n’est point vraiment tragique ; et celle qui ne les produit que dans quelques endroits n’est tragique que dans ces endroits mêmes157.

On peut faire ici cette question : La passion de l’amour doit-elle régner dans les tragédies, c’est-à-dire en former le nœud ? Il y a des auteurs qui soutiennent que cette passion doit être entièrement bannie de nos tragédies ; il y en a d’autres qui prétendent qu’elle est absolument nécessaire.

Les premiers disent qu’elle dégrade l’action tragique, qu’elle y jette la fadeur et la langueur, que les Grecs et les Romains n’en ont point fait usage, qu’elle défigure et rabaisse les personnages historiques dont on emprunte les noms ; qu’enfin, peinte trop vivement, elle ne peut que corrompre l’esprit et amollir le cœur. Les autres répondent que l’amour fougueux, violent, jaloux et cruel, n’est que trop souvent le principe de ces dangers, de ces malheurs qui nous effrayent et nous attendrissent ; et qu’ainsi c’est une source d’émotions dont il est absurde de se priver ; que si les Grecs et les Romains n’y ont pas eu recours, c’est en grande partie parce qu’ils n’avaient pas de comédiennes, que c’étaient des hommes qui remplissaient les rôles de femmes, et que l’expression de l’amour eût été ridicule dans cette situation ; que ce n’est pas défigurer ni rabaisser les héros que de leur donner de l’amour, puisque l’histoire réelle ou poétique prouve qu’ils n’ont pas été exempts de cette passion ; qu’enfin la peinture de l’amour n’est pas dangereuse par elle-même ; qu’elle ne l’est que par l’excès de licence qu’on s’y donne ; et que l’abus qu’on en peut faire n’est pas un motif suffisant pour en interdire l’usage158.

Laissons de côté cette discussion métaphysique ; les faits ont depuis longtemps décidé la question, et ils ont répondu précisément comme l’avait fait Voltaire, qui dit, dans son Discours sur la tragédie : « Vouloir de l’amour dans toutes les tragédies, est un goût efféminé ; l’en proscrire toujours, est une mauvaise humeur bien déraisonnable. L’amour, dans une tragédie, n’est pas plus un défaut essentiel que dans l’Énéide ; il n’est à reprendre que quand il est amené mal à propos et sans art. Le mal est que l’amour n’est souvent, chez nos héros de théâtre, que de la galanterie. Pour qu’il soit digne de la tragédie, il faut que ce soit une passion véritablement tragique, regardée comme une faiblesse et combattue par des remords ; il faut, ou que l’amour conduise aux malheurs et aux crimes, pour faire voir combien il est dangereux ; ou que la vertu en triomphe, pour montrer qu’il n’est pas invincible. »

Ces derniers mots nous conduisent à parler de la fin morale ou moralité de la tragédie.

On entend, par la fin morale d’un poème, ce qui doit nécessairement en résulter par rapport aux mœurs. Les beaux-arts perdraient une grande partie de leur valeur s’ils ne nous offraient que des passe-temps, s’ils ne produisaient sur nous aucun résultat pour la conduite de la vie. Heureusement, il n’en est pas ainsi. La fin morale de l’apologue est une maxime instructive ; celle de la satire est la correction du vice par la censure directe ; celle de l’épopée est d’élever l’âme par des idées nobles et des sentiments généreux ; celle de la tragédie sera de rendre notre âme sensible au malheur des autres, et moins facile à abattre par nos propres infortunes159. Au reste, toutes les allégories, toutes les allusions qu’on y peut trouver, toutes les maximes, toutes les belles sentences, bien qu’elles n’y soient, comme dans l’épopée, que des finesses de l’artiste, et non l’objet de l’art, contribuent encore à la fin morale de la tragédie, et concourent, avec les grands exemples que nous avons sous les yeux, à nous rendre ce spectacle profitable.

Il n’y a rien à dire de particulier du style de la tragédie ; c’est dans nos bons poètes qu’on trouvera des modèles excellents. Mais il peut être utile d’en récapituler ici les règles générales et pratiques. Ce sont les paroles mêmes de Voltaire dont je vais me servir : « Créer un sujet, inventer un nœud et un dénouement ; donner à chaque personnage son caractère et le soutenir ; faire en sorte qu’aucun d’eux ne paraisse et ne sorte sans une raison sentie de tous les spectateurs ; ne laisser jamais le théâtre vide ; faire dire à chacun ce qu’il doit dire, avec noblesse sans enflure, avec simplicité sans bassesse ; faire de beaux vers qui ne sentent point le poète et tels que le personnage aurait dû en faire s’il parlait en vers : c’est là une partie des devoirs que tout auteur d’une tragédie doit remplir. Resserrer un événement illustre et intéressant dans l’espace de trois heures ; ne faire paraître les personnages que quand ils doivent venir ; former une intrigue aussi vraisemblable qu’attachante ; ne rien dire d’inutile ; instruire l’esprit et remuer le cœur ; être toujours éloquent en vers, et de l’éloquence propre à chaque caractère que l’on représente ; parler sa langue avec autant de pureté que dans la prose la plus châtiée, sans que la contrainte de la rime paraisse gêner les pensées ; ne pas se permettre un seul vers dur, ou obscur ou déclamatoire : ce sont là les conditions qu’on exige aujourd’hui d’une tragédie pour qu’elle puisse passer, à la postérité avec l’approbation des connaisseurs160. »

§ 73. Histoire de la tragédie.

C’est dans la Grèce qu’il faut chercher l’origine de la tragédie. Aux fêtes de Bacchus, on sacrifiait un bouc à ce dieu ; et pendant ce sacrifice, le peuple et les prêtres chantaient à sa gloire des hymnes, que la victime fit nommer tragédie, c’est-à-dire chant du bouc.

Ces chants ne se renfermaient pas seulement dans les temples ; on les promenait dans les bourgades ; on traînait sur un âne un homme travesti en Silène, et on le suivait en chantant et en dansant ; d’autres, barbouillés de lie, se perchaient sur des charrettes, et fredonnaient, le verre à la main, les louanges du dieu des raisins.

La tragédie demeura longtemps dans cet état. Thespis y introduisit le premier un acteur qui récitait quelque discours, pour donner le temps aux musiciens et aux danseurs de se reposer. Cette tentative fut approuvée ; et enfin le récit fut divisé en plusieurs parties pour couper plusieurs fois le chant, et augmenter le plaisir de la variété.

Eschyle, plus tard, mit deux acteurs au lieu d’un. Il leur fit entreprendre une action, et c’était le récit mis en spectacle. Il donna à ses acteurs des caractères, des mœurs, une élocution convenables. Par cette révolution, le chœur, qui, dans l’origine, avait été la base du spectacle, n’en fut plus que l’accessoire, et ne servit que d’intermède à l’action, de même qu’auparavant l’action lui en avait servi. Eschyle inventa aussi le costume et le masque théâtral ; il fit construire et exhausser la scène, et l’orna de décorations.

Sophocle succéda à Eschyle. Nous avons déjà dit qu’il mit un troisième personnage sur la scène ; de plus, il supprima ce que le style d’Eschyle avait de trop pompeux ou d’exagéré. Il réduisit la muse tragique aux règles de la décence et du vrai, et lui apprit à se contenter d’une marche noble et assurée, sans orgueil, sans faste, sans cette fierté gigantesque qui est au-delà de ce qu’on appelle l’héroïque.

Euripide, le troisième tragique des Grecs, naquit à Salamine, quinze ans après Sophocle, s’attacha d’abord aux philosophes, et eut pour maître Anaxagore. Aussi toutes ses pièces sont-elles remplies de maximes excellentes pour la conduite et les mœurs. Il commença à s’appliquer au théâtre dès l’âge de dix-huit ans. Il est tendre, touchant, vraiment tragique, quoique moins élevé et moins vigoureux que Sophocle161.

Nous n’avons d’autres tragédies latines que celles qu’on attribue à Sénèque. Cependant les Romains en avaient fait un grand nombre, et quelques-unes étaient très bonnes, au jugement de Quintilien. Le temps nous les a ravies.

Dans les tragédies de Sénèque, on trouve en quelques endroits de fort beaux sentiments, mais qui sont presque toujours hors de la nature. Elles sentent toutes le déclamateur et l’écrivain possédé de la fureur du bel-esprit162.

Passons quinze siècles, et venons tout d’un coup au grand Corneille. Lorsqu’il parut, c’est-à-dire en 1625, puisqu’il donna sa première pièce à dix-neuf ans, la France n’avait pour théâtre qu’un amas confus d’objets disparates, où le sacré, le profane, le tragique, le comique, le bouffon, la grossièreté et les pointes, tous les styles, tous les tons, étaient mêlés sans goût, sans choix. Jodelle, Garnier, Hardi, ne connurent que l’existence de l’art ; à peine soupçonnèrent-ils qu’il y eût des règles. Mairet, Rotrou, préparaient le débrouillement du chaos ; mais nous y serions encore si Corneille, par la force de son génie, et sa pièce du Cid, représentée en 1636, n’eût dissipé les nuages et nettoyé l’horizon.

Ce fut lui qui nous marqua le but de l’art avec précision, qui montra par des préceptes, et plus encore par des exemples, quels objets il fallait choisir, comment on devait les présenter, comment on pouvait développer un sujet, le partager, en lier les parties, les combiner, les graduer, séparer les actes sans les isoler, amener et remplir les scènes, dessiner les caractères, peindre les mœurs dans les actions et dans les discours. Ce fut lui, en un mot, qui donna le ton au public et qui mit le public en état de le donner aux auteurs163.

Lorsque ce grand homme commençait à vieillir, Racine, né avec un génie heureux, un goût exquis, entra dans la carrière et donna une nouvelle forme à la tragédie. L’élévation de Corneille était un monde où beaucoup de gens ne pouvaient arriver. L’expérience avait fait reconnaître qu’elle n’était pas exempte d’exagération ni d’enflure. On blâmait aussi chez lui des mots vieillis et surannés, des discours embarrassés, un style souvent déclamatoire, des inégalités et même des chutes après les morceaux les plus sublimes. Racine sut éviter tous ces défauts, et devint le plus parfait modèle des poètes tragiques. Ses plans sont toujours exacts, ses intrigues sagement conduites, sa marche unie et assurée, son dialogue juste et direct, son style pur, élégant et harmonieux.

Il y avait plusieurs années que la scène tragique avait perdu Racine lorsque Crébillon y parut. Les premiers essais de ce poète annoncèrent qu’il concevait fortement la tragédie et qu’il avait un genre à lui. Il manie le ressort de la terreur avec autant de force qu’Eschyle, auquel on l’a comparé ; et le pathétique sombre qui règne dans toutes ses tragédies pénètre au fond de l’âme et lui fait éprouver les plus violentes secousses. Malheureusement, il a trop négligé son style ; de sorte que ce n’est pas lui, comme on l’avait dit d’abord, c’est véritablement Voltaire, qui a la gloire de partager avec Corneille et Racine le sceptre de la scène tragique.

Voltaire, en effet, sans avoir aucun genre qui lui soit particulier, réunit à un degré remarquable les qualités des trois tragiques qui l’ont précédé. Tour à tour vigoureux et sublime, tendre et touchant, sombre et terrible, trop prodigue, peut-être, de maximes, mais toujours correct, pur, coulant dans son style, quoiqu’il n’ait point égalé ses prédécesseurs dans le genre de mérite propre à chacun d’eux, il fait certainement le plus grand honneur à notre scène164, et a été reconnu, comme il devait l’être, pour notre troisième tragique.

Beaucoup de poètes ont, depuis lui, paru sur la scène française ; mais aucun ne s’est élevé assez haut pour mériter une place à côté de ces grands hommes, si ce n’est Casimir Delavigne, né au Havre en 1793, et enlevé à la poésie dans toute la force de son talent. Les Vêpres siciliennes, représentées en 1821, furent pour lui l’occasion d’un vrai triomphe. Aucune pièce, à l’exception du Cid, n’avait été accueillie avec une faveur aussi éclatante. Depuis cette époque, chaque œuvre du poète a ajouté à sa réputation. Le Paria, Marino, Louis XI, les Enfants d’Édouard, la Fille du Cid, etc., sont des ouvrages qui restent dans toutes les mémoires, et dont la place est déjà marquée parmi les chefs-d’œuvre de notre théâtre.

Empruntons à ses Enfants d’Édouard une partie du récit que fait le plus jeune de ces princes du songe qui lui annonçait le crime de Glocester, son oncle.

Tout à coup à Windsor je me crus transporté.
Le feuillage tremblait, par les vents agité ;
Leur souffle tiède et lourd annonçait un orage
Pour deux pâles boutons qui, presque du même âge,
Sur un même rameau confondant leur parfum,
L’un à l’autre enlacés, semblaient n’en former qu’un.
Unis comme eux, Richard, nous admirions leurs charmes.
En voyant l’eau du ciel qui les couvrait de larmes,
Je les pris en pitié sans deviner pourquoi,
Et tu me dis alors : « Mon frère, un d’eux, c’est toi ;
L’autre, c’est moi. » Soudain le fer brille. Ô prodige !
Le sang par jets vermeils s’échappe de leur tige,
Comme si c’était moi qui le perdais, ce sang.
Mon cœur vint à faillir ; ma main en se baissant,
Pour chercher dans la nuit leurs feuilles dispersées,
Toucha de deux enfants les dépouilles glacées.
Puis je ne sentis plus ; mais j’entendis des voix
Qui disaient : « Portez-les au tombeau de nos rois. »

§ 74. Comédie.

La comédie, selon Batteux, est la représentation d’une action bourgeoise, présentée par un côté ridicule. Cette définition est un peu étroite. Disons plutôt, avec Domairon, que le poème comique est, en général, celui où l’on introduit sur la scène des personnages qui font une action amusante et risible, mais commune, c’est-à-dire relative, au caractère aux mœurs, à la manière de vivre des hommes dans la société ordinaire.

En un mot, la comédie diffère de la tragédie par le sujet, qui est gai au lieu d’être triste ; par la condition des personnages, qui sont pris dans la vie commune et la classe moyenne, ou la basse classe de la société ; par le style et le ton du dialogue, qui doit être en rapport avec le sujet et les personnages.

La fin morale de la comédie est de nous corriger de nos défauts par le ridicule. Le ridicule est donc vraiment l’arme de la comédie ; et l’on entend par ridicule une certaine difformité qui choque la bienséance ou l’usage reçu, ou même la morale du monde poli.

Il faut observer que ce ridicule doit être plaisant, car tout ridicule ne l’est pas. Il y en a un qui nous ennuie, qui est maussade : c’est le ridicule grossier. Il y en a un autre qui nous cause du dépit, parce qu’il tient à un défaut qui prend sur notre amour-propre : tel est le sot orgueil. Celui qui se montre sur la scène comique doit toujours être délicat. Il consiste à peindre d’une manière très ressemblante et très vive les mœurs des citoyens, et à y joindre en même temps un certain grotesque qu’il est plus aisé de sentir que de définir.

Ce n’est pas assez, en effet, que le ridicule soit vrai ; il faut qu’il soit chargé, c’est-à-dire poussé au-delà des limites naturelles. Par exemple, un avare, dans la société, ne donne ses preuves d’avarice que de loin en loin.

Sur le théâtre, un avare ne dit pas un mot, ne fait pas un geste qui ne représente l’avarice : cette exagération de son vice fait un spectacle singulier, vrai cependant, et complètement ridicule.

Le ridicule est encore chargé quand on fait contraster les travers entre eux, ou avec la raison droite et la décence, lorsqu’on fait figurer un jeune homme prodigue à côté d’un père avare ; lorsque, sur la même scène, on voit un homme sensé et un joueur de trictrac qui vient lui tenir des propos impertinents ; une femme ménagère, à côté d’une savante ; un homme poli et humain à côté d’un misanthrope.

Jusqu’où cette exagération de la nature doit-elle aller ? Il est impossible de le déterminer d’avance. Le goût seul de l’auteur ou celui des spectateurs doit assigner la limite qu’on peut ou qu’on ne peut pas dépasser. C’est même sur cette différence qu’est fondée la distinction que l’on fait en France de plusieurs comiques différents,, ou, si on l’aime mieux, de divers degrés dans le comique. Il y a un comique fin, délicat, qui ne chatouille que l’esprit. Tel est celui qui règne dans le Misanthrope, les Femmes savantes. Tout y est décent, régulier ; les mœurs y sont peintes dans le vrai, avec une charge si légère, qu’elle ne s’aperçoit presque point. C’est le haut comique.

En opposition avec ce comique, il y en a un autre qui consiste dans des tours de souplesse des valets ou des soubrettes, dans les flagorneries de quelque patelin, dans des plaisanteries exagérées et imprévues, dans des situations impossibles. Les choses y sont outrées manifestement ; c’est du grotesque, du bouffon, plutôt que du comique : presque tout est au-delà du vrai, grimaçant, estropié, trop chargé. C’est le bas comique.

Entre ces deux extrêmes il y a plusieurs milieux, dont il est aisé de se former l’idée ; et peut-être que c’est dans ce milieu seul que se trouve le vrai comique, qui réjouit également l’imagination et l’esprit.

Ainsi, cette énergie que les Romains appelaient la force comique, vis comica, est le ridicule vrai, mais chargé plus ou moins, selon que le comique est plus ou moins délicat. Il y a un point exquis en deçà duquel on ne rit point et au-delà duquel on ne rit plus, au moins les honnêtes gens. Plus on a le goût fin et exercé sur les bons modèles, plus on le sent ; mais ce sont de ces choses qu’on ne peut que sentir165.

Quant au style de la comédie, il n’y a rien à ajouter à ce que nous avons déjà dit : qu’il soit simple, clair, familier sans pourtant être jamais ni bas, ni rampant, ni lâche ; assaisonné de pensées fines et délicates, d’expressions plus vives qu’éclatantes, sans grands mots, sans figures soutenues, sans tirades de morale ou de préceptes prétentieux : voilà certainement ce qu’il doit être en général. Dans quelques occasions bien rares, il s’élèvera au ton d’une passion vive, comme quand Marianne, dans Tartuffe, prie son père de ne pas la contraindre à un mariage qu’elle a en horreur ; mais c’est là une exception fort rare.

§ 75. Diverses sortes de comédies.

Les comédies sont bien plus libres et prêtent bien plus à la variété que les tragédies. Aussi les a-t-on distinguées en plusieurs sortes, selon la forme du langage qu’on y emploie, selon les personnages qu’on y fait paraître, selon l’action qu’on y représente et l’intérêt qu’elles excitent, selon les qualités qui y dominent, selon le comique qu’on y remarque.

Quant au langage, les comédies sont en vers ou en prose ; ces dernières, toutes choses égales d’ailleurs, sont toujours considérées comme de beaucoup inférieures aux comédies en vers.

Parmi les comédies en prose, il y en a où l’on admet le patois des diverses provinces, ou les fautes grossières que font les personnes ignorantes dans le vocabulaire ou la syntaxe. Il est inutile de dire que quand ces fautes dépassent une certaine mesure, l’ouvrage qui les admet devient tout à fait indigne de l’attention des littérateurs.

La division faite entre les comédies quant aux qualités qui y dominent est surtout importante chez nous ; on distingue les comédies de caractère, les comédies de mœurs, les comédies d’intrigue, et les comédies à tiroir.

Les comédies d’intrigue, dit Destouches, dans la préface de l’Envieux, consistent dans un enchaînement d’aventures qui tiennent le spectateur en haleine, et forment un embarras qui croît toujours jusqu’au dénouement. Comme il ne s’agit, dans ces sortes de pièces, que de les charger d’incidents, les mœurs et les caractères n’y sont touchés que superficiellement. Ce genre de comédie égaye l’esprit, mais sans l’instruire ; il amuse et ne va pas jusqu’au cœur.

Dans l’autre genre de comédie, on présente un caractère dominant qui fait proprement le sujet de la pièce. Telles sont les comédies de l’Avare, du Glorieux, du Menteur, etc., et ce sont ces pièces-là qu’on appelle exclusivement comédies de caractère. Le poète peut associer à ce caractère principal d’autres caractères subalternes, sans que l’action en devienne plus chargée ou plus intriguée. C’est ce qu’a fait Molière dans le Misanthrope, où il a présenté outre ce caractère principal, ceux de la coquette, de la médisante, et des petits-maîtres.

Nous avons encore des comédies de caractère mixtes, c’est-à-dire formées de plusieurs caractères opposés entre eux, mais qui sont tous également importants de manière qu’il n’y en a aucun qui brille assez pour être distingué des autres et pour être regardé comme le caractère principal166 ; nous en avons surtout où le poète, sans s’attacher à peindre un de ces défauts inhérents à l’esprit humain, et qui se retrouvent ainsi à toutes les époques, représente des travers d’un certain temps ou d’un certain endroit : comme quand Picard, dans sa Petite ville, montre les ridicules des provinciaux et les caquets des lieux où tout le monde se connaît. Ce sont ces pièces qu’on appelle comédies de mœurs.

Toutes choses d’ailleurs égales, les connaisseurs mettent au premier rang la comédie de caractère ; au second la comédie de mœurs ; et au troisième la comédie d’intrigue. Mais il faut remarquer que ces divisions ne sont pas absolues. Il n’y a pas de comédie d’intrigue où on ne représente en même temps quelques caractères particuliers et les mœurs de l’époque où l’on vit : il n’y a pas, non plus, de bonne comédie de caractère ou de mœurs où les événements ne s’enchaînent de manière à en former l’intrigue : ainsi ces trois qualités se trouvent, bien qu’à des degrés différents, dans toutes les bonnes comédies.

Lorsque l’intrigue en est tout à fait absente, on tombe dans les comédies à tiroir, qui sont en effet moins estimées que les autres. Ces comédies sont celles dont les scènes n’ont aucune liaison entre elles. Le poète y fait paraître plusieurs personnages qui ont chacun leur intérêt particulier. Ils viennent successivement ou plusieurs ensemble entretenir un personnage qui reste tout le temps sur la scène et qui ne fait que leur donner la réplique. Voilà en quoi consiste toute l’action de ces pièces : il n’y a, par conséquent, ni intrigue, ni dénouement167, ni caractère largement développé, ni mœurs vivement représentées. Ce ne sont que des ridicules individuels, qui passent sous nos yeux comme les figures d’une lanterne magique. Qui croirait que dans des conditions pareilles nos auteurs ont pu produire des chefs-d’œuvre ? C’est pourtant la vérité ; les Fâcheux de Molière, le Mercure galant de Boursault, et, à un rang inférieur, les Originaux de Fagan, la Nouveauté de Legrand et bien d’autres, vivront tant qu’on aimera la bonne comédie.

Quant aux personnages admis dans la comédie, ils peuvent être de tous les rangs. On voit des rois, des princes dans la Partie de chasse de Henri IV par Collé, et dans le Pinto de Lemercier : ces pièces se nomment quelquefois comédies héroïques. Dans le Misanthrope, ce sont des marquis, des comtes, en un mot des courtisans ; dans Tartuffe et les Femmes savantes, ce sont de simples bourgeois ; dans Turcaret, ce sont des financiers, dans Attendez-moi sous l’orme de Regnard, ce sont des paysans.

Lorsque les personnages sont un peu élevés ou voisins de ceux de la tragédie, surtout lorsque l’action qui s’y passe a quelque chose de sombre ou qui touche au crime, et qu’elle excite la terreur ou la pitié plutôt que le rire, ce n’est plus une comédie, c’est ce qu’on appelle un drame.

Quand le poète présente dans tous le cours de l’action ou dans quelques parties seulement des situations propres à exciter la sensibilité et à faire verser des larmes, la pièce reçoit le nom de comédie larmoyante ou tragédie bourgeoise. Ces deux noms se prennent toujours en mauvaise part.

Quand on descend aux plaisanteries les plus hasardées, aux mots triviaux, aux lazzi burlesques, la pièce prend le nom de farce, de folie, de parade, etc. L’objet de la farce est de faire rire et de divertir en critiquant les vices par les traits les plus chargés et les plus ridicules.

Le mot folie s’applique souvent comme un adjectif : une comédie-folie, c’est-à-dire d’une gaîté folle. C’est donc une farce tout simplement.

La parade est, à proprement parler, le dialogue qu’improvisent deux saltimbanques sur leurs tréteaux, pour amasser la multitude et l’engager à entrer dans les théâtres en plein vent, moyennant une petite rétribution. Ce n’est pas là une pièce dramatique ; et quand nos auteurs comiques écrivent des parades, on comprend qu’ils y mettent plus d’art et d’invention qu’il n’y en a dans les parades réelles. Il faut donc entendre par ce mot une pièce de bas comique, c’est-à-dire encore une farce ou une folie. Ainsi il n’y a pas de différence réelle entre ces trois mots.

La parodie, en général, est une sorte d’allusion maligne aux expressions, aux phrases, aux discours d’un auteur168. Elle s’étend quelquefois à une pièce entière et devient ainsi une véritable comédie d’une certaine espèce. Le titre de l’original, les noms et les rangs des personnages sont conservés ou changés de manière à ce qu’on les reconnaisse ; l’action, l’intrigue, la catastrophe reviennent aussi. Seulement on tourne en ridicule l’action la plus noble et les incidents les plus tragiques. Le Mauvais ménage, Agnès de Chaillot, la Petite Iphigénie sont trois parodies excellentes, l’une de Marianne, tragédie de Voltaire ; l’autre d’Inès de Castro, tragédie de Lamotte ; la troisième d’Iphigénie en Tauride, tragédie de Guimond de la Touche. Dans Marianne on voit un Hérode jaloux, un Varus, préteur romain, amoureux de Marianne ; dans la parodie, c’est un bailli et un officier de dragons. Dans Inès, le fils d’un roi est marié secrètement avec une fille d’honneur de la reine, tandis que ce roi veut le marier avec la propre fille de cette même reine : dans la parodie, c’est Pierrot, fils d’un bailli, qui est marié secrètement avec la servante de la maison, tandis que son père veut le marier avec la fille de la baillive.

Les actions héroïques travesties de la sorte fournissent à la diction même des traits d’autant plus agréables, que les pensées brillantes et les vers frappants de l’original sont plus ingénieusement adaptés dans la parodie. De là naît un contraste qui déride les plus sérieux : car il n’y a point de spectateur qui puisse entendre sans rire un homme du peuple placé dans la même situation qu’un prince malheureux, employer les mêmes expressions que ce prince pour déplorer son malheur169.

§ 76. Histoire de la comédie.

La comédie naquit après la tragédie. Le Margitès d’Homère, poème où était représenté un homme fainéant, qui n’était bon à rien, donna l’idée du comique. Il ne s’agissait que de mettre ce genre en action, comme on y avait mis l’héroïque : ce qui fut d’autant plus aisé, que la comédie, dans ses commencements, peignait tout d’après nature. S’il y avait un coquin, un fourbe insigne, un débauché fameux, quelqu’un qu’on haïssait, on prenait son nom, son air, sa démarche, sa manière de s’habiller, et on le jouait sur le théâtre.

Ce premier genre de comédie fut celui d’Eupolis, de Cratinus, d’Aristophane, et on l’appela la vieille comédie. La licence n’épargna pas même les dieux. Le peuple et les magistrats n’en faisaient que rire. Mais sitôt que des philosophes et des dieux, on eut osé en venir aux magistrats mêmes, ceux-ci trouvèrent que la plaisanterie passait les bornes : ils firent une loi qui défendait de nommer les personnes.

Les poètes prirent alors un autre tour pour éluder la loi. Ils employèrent des noms imaginaires, sous lesquels ils peignirent, d’après nature, les caractères et les mœurs de ceux qu’ils voulaient rendre ridicules ; et ils les peignirent si bien, que personne ne s’y trompait. Ce fut la comédie moyenne.

L’inconvénient qui avait attiré la première loi, renaissant sous une autre forme, il vint une seconde loi qui défendit de prendre pour sujet des aventures réelles. Cette défense amena la comédie à peu près telle que nous la concevons aujourd’hui, faisant non plus la satire personnelle des citoyens, mais attaquant les vices généraux sans désigner personne. C’est ce qu’on appela la nouvelle comédie, dans laquelle Philémon, Diphile et surtout Ménandre se distinguèrent. Malheureusement il ne nous reste de ces trois poètes que des fragments extrêmement courts170.

La comédie se produisit à Rome vers le temps des guerres puniques. Livius Andronicus, Grec de naissance, montra la comédie aux Romains par des traductions du grec. Névius, Ennius polirent le théâtre romain de plus en plus, aussi bien que Pacuvius, Cécilius, Attius. Les ouvrages de tous ces auteurs sont perdus. Quant à Plaute, contemporain d’Ennius et à Térence, l’ami de Scipion et de Lélius, qui portèrent la comédie latine aussi loin qu’elle ait jamais été, nous avons leurs pièces.

Plaute, né comme Aristophane, avec un génie libre et gai, a répandu partout le sel et la plaisanterie ; mais il reste dans ses ouvrages quelque rouille du siècle précédent. Il y a de mauvaises pointes, des bouffonneries, des turlupinades, de plats jeux de mots. L’oreille, d’ailleurs, n’était pas, de son temps, assez scrupuleuse, et ses vers n’ont pas toute l’harmonie désirable.

Térence a un genre tout différent de Plaute : sa comédie n’est que le tableau de la vie civile ; tableau où les objets sont choisis avec goût, disposés avec art, peints avec grâce et élégance. Décent partout, ne riant qu’avec réserve et modestie, la crainte d’aller trop loin le retient en deçà des limites. Délicat, élégant, poli, gracieux, il ne lui manque que la force comique, que les Romains désiraient en effet chez lui171.

La comédie a eu chez nous, comme chez les Grecs, des commencements informes. Longtemps même après l’époque de la renaissance, on n’aperçoit que par intervalle chez nos vieux poètes quelques lueurs de vrai comique. Les Espagnols connurent avant nous la bonne comédie ; nous leur devons même la première pièce de caractère qui se soit soutenue, et qui se soutiendra toujours avec distinction sur notre théâtre : c’est le Menteur que Corneille imita de Lopez de Véga, et qu’il fit représenter pour la première fois en 1642172. Le passage suivant, extrait de la première scène, offrait assurément un fond d’idées, une harmonie dans les vers, et un ton de conversation qu’on n’avait jamais entendu jusque-là, et qui dut bien surprendre les auditeurs :

DORANTE.

À ne rien déguiser, Cliton, je te confesse
Qu’à Poitiers j’ai vécu comme vit la jeunesse ;
J’étais en ces lieux-là de beaucoup de métiers,
Mais Paris, après tout, est bien loin de Poitiers.
Le climat différent veut une autre méthode ;
Ce qu’on admire ailleurs est ici hors de mode.
La diverse façon de marcher et d’agir
Donne aux nouveaux venus souvent de quoi rougir ;
Chez des provinciaux on prend ce qu’on rencontre,
Et là, faute de mieux, un sot passe à la montre.
Mais il faut, à Paris, bien d’autres qualités ;
On ne s’éblouit pas de ces fausses clartés,
Et tant d’honnêtes gens que l’on y voit ensemble
Font qu’on est mal reçu si l’on ne leur ressemble.

CLITON.

Connaissez mieux Paris, puisque vous en parlez :
Paris est un grand lieu plein de marchands mêlés.
L’effet n’y répond pas toujours à l’apparence :
On s’y laisse duper autant qu’en lieu de France,
Et parmi tant d’esprits plus polis et meilleurs,
Il y croît des badauds autant et plus qu’ailleurs.
Dans la confusion que ce grand monde apporte,
Il y vient de tous lieux des gens de toute sorte,
Et dans toute la France il est fort peu d’endroits
Dont il n’ait le rebut aussi bien que le choix ;
Comme on s’y connaît mal, chacun s’y fait de mise,
Et vaut communément autant comme il se prise.

Molière ne fut donc pas le premier à tracer la carrière : il n’y entra pas même seul, puisque la même année 1635 qu’il donna au théâtre de Lyon l’Étourdi, sa première pièce, on donnait au théâtre des Paris les Rivales de Quinault. Mais cet auteur inimitable a été bien au-delà de ceux qui l’ont précédé et de ceux qui l’ont suivi. Que les Français le mettent au-dessus des comiques de tous les temps et de tous les pays, aucune nation ne pourra les accuser d’injustice ou de partialité. Il réunit au plus haut degré tous les talents des comiques grecs et des latins : le sel et la gaîté d’Aristophane, la finesse et la vérité de Ménandre, la force et l’abondance de Plaute, la noblesse et les grâces de Térence173. Ses dispositions naturelles, son caractère observateur, son talent de style sont certainement pour beaucoup dans le succès qu’il a obtenu ; mais les mœurs françaises, nos habitudes de société, le ton de notre conversation, notre langue enfin y sont aussi pour quelque chose ; et ce qui le prouve, c’est cette suite de poètes comiques du plus grand talent, que nous avons eus depuis sa mort, et cette innombrable quantité de comédies qu’ils nous ont données et dans lesquelles on trouve toujours, jusque dans les plus faibles, plus ou moins des qualités qu’il a mises dans les siennes.

Nous ne pouvons indiquer ici que les principaux de nos auteurs comiques : rappelons avant tout la remarque de La Harpe qui dit que tous ceux qui ont excellé dans la tragédie ont fait de bonnes comédies. En effet, après Corneille, Racine a fait les Plaideurs ; Voltaire, Nanine, l’Enfant prodigue et plusieurs autres ; Delavigne, les Comédiens, l’École des vieillards, la Princesse Aurélie, la Popularité. C’est Voltaire qui se trouve ici le plus mal partagé. Ses comédies sont faibles et d’un comique un peu larmoyant.

Mais pour indiquer nos auteurs comiques spéciaux, après Molière, il faut placer Regnard, puis Destouches, qui ont fait chacun plusieurs comédies excellentes : Piron, qui a fait la Métromanie ; Gresset, qui a fait le Méchant ; Le Sage, auteur de Turcaret ; Dancourt, Legrand, Picard, Duval et beaucoup d’autres dont la fécondité nous étonnerait à bon droit, si le genre de la comédie, surtout de la comédie en prose, n’était pas si propre aux Français, qu’ils semblent n’avoir qu’à prendre la plume pour écrire des ouvrages piquants par l’exacte observation des mœurs, intéressants par la facilité de l’intrigue, amusants surtout par la franchise, l’esprit et l’originalité du dialogue.

§ 77. Pièces à musique, à danse, à spectacle.

Il y aurait dans cet ouvrage une lacune considérable si nous ne parlions, au moins en courant, de quelques pièces où le poète n’est plus seul, mais où il appelle à son aide, pour amuser le spectateur, des moyens étrangers à la littérature proprement dite. On a successivement mêlé aux pièces récitées, le chant, la musique instrumentale, la danse, enfin les décorations ; et nous avons dans ce genre toute une littérature dramatique, dont il n’est pas permis d’ignorer les grandes divisions.

Parlons d’abord des décorations et des machines. Dans les premiers temps, la tragédie et la comédie n’ont représenté que les faits purement humains ; et, l’unité de lieu étant observée strictement, il suffisait d’une scène très simple représentant une chambre, une place, un jardin, etc.

Un peu plus tard on pensa à varier le spectacle : on voulut représenter des personnages mythologiques ou surhumains : il fallut les faire voler dans l’air, y soutenir des monstres, y bâtir des palais enchantés, produire enfin toutes sortes de changements à vue. Ce fut encore Corneille qui inventa ce genre de spectacle aujourd’hui si perfectionné. Dans sa tragédie d’Andromède, représentée en 1651, on trouvait, en fait de machines et de décorations, tout ce qu’on trouve aujourd’hui dans les pièces fantastiques que nous appelons pièces-féeries. Car les féeries sont, en général, les prodiges que l’on suppose opérés par les fées, les génies, les êtres surnaturels ; et, en termes de théâtre, on applique ce nom aux pièces dans lesquelles on exécute, à l’aide de machines, des changements à vue de décorations, de costumes, de personnages même, commandés par ces puissances.

Le goût de ces changements a été poussé si loin de nos jours, qu’on a imaginé, pour les représenter, un mot nouveau, ou du moins l’emploi nouveau d’un mot ancien : on les appelle des tableaux. C’est le changement de la scène entière qui se produit plus ou moins souvent, et jusqu’à cinq ou six fois par acte. C’est ce qu’on appelle des scènes dans le système anglais et selon la signification étymologique. Chez nous, le mot scène ne pouvait se prendre dans ce sens, puisqu’il s’applique spécialement aux personnages présents sur le théâtre174 ; on imagina de le remplacer par le mot de tableau. Ainsi une pièce en quatre actes et en quinze tableaux signifie qu’il y a quinze changements de scène ou de décoration répartis en quatre actes.

La musique et la danse se sont introduites tout naturellement dans les pièces dramatiques. Ces deux arts étant depuis longtemps cultivés dans la bonne compagnie, divers personnages ont dû être mis sur la scène, qui chantaient ou dansaient, parce que la suite des événements l’exigeait.

C’est ainsi que, dans les Précieuses ridicules, Mascarille, après avoir récité son impromptu Oh ! oh ! je n’y prenais pas garde, le chante et le danse devant Cathos et Madelon. Mais ce n’est pas là précisément une comédie à couplets ou à ariettes : on donne ce nom à des pièces où le chant et la musique sont introduits pour le plaisir qu’ils font, et non parce que la suite des faits les appelle. Tels sont les comédies-vaudevilles et les opéras-comiques.

Les comédies-vaudevilles, ou plus brièvement, comme on dit aujourd’hui, les vaudevilles, sont des comédies d’un genre léger, entremêlées de couplets, de petits duos, de petits trios, le plus souvent sur des airs connus. Autrefois, on mettait seulement à la fin de la pièce, sous le nom de vaudeville final, une chanson dont tous les acteurs présents sur la scène chantaient leur couplet à tour de rôle. Depuis, on a jeté des couplets dans toute la pièce, sans aucune nécessité, mais seulement parce que le chant fait plaisir aux spectateurs.

L’opéra-comique, considéré au point de vue littéraire, est exactement la même chose que le vaudeville ; il en diffère au point de vue musical, en ce que, d’une part, la musique est faite spécialement pour cette pièce par un compositeur en titre ; ensuite, en ce que les morceaux de musique y sont beaucoup plus développés, et qu’on peut y employer toutes les ressources de l’art.

Le mélodrame, dont le nom signifie drame musical, semblerait indiquer la même chose qu’opéra-comique ou vaudeville ; il signifie tout autre chose. D’abord, c’est le plus souvent un drame, et non pas une comédie proprement dite. Quand il est d’un genre gai, on a soin de le désigner par le nom de mélodrame comique. Ensuite, la musique qu’exprime la première partie du mot (mélos) n’est pas le chant qui se mêle dans la pièce : c’est surtout la musique de l’orchestre qui se fait entendre dans l’ouverture et au commencement de toutes les scènes. La venue et l’entrée de chaque acteur important sont annoncées par quelques phrases de musique d’un caractère analogue à celui du personnage.

Dans les opéras ou grands opéras (on les nomme ainsi pour les distinguer des opéras-comiques), la musique a tout à fait exclu le langage ordinaire. On y suppose une autre nature de parole que dans le monde réel : on ne peut s’exprimer qu’en chantant. Le dialogue proprement dit est en récitatif, et il aboutit nécessairement à de grands morceaux de musique, solos, duos, trios, quatuors, chœurs, etc. Les opéras se distinguent ensuite, selon le caractère général de la pièce et la condition des personnages, en tragédie lyrique et comédie lyrique. Armide, Iphigénie en Aulide, sont des tragédies lyriques ; la Caravane, Panurge, Aristippe, sont des comédies lyriques. Du reste, ces deux genres sont presque entièrement mêlés aujourd’hui, et cette distinction qu’on faisait autrefois n’est presque plus usitée.

La danse a été mêlée aux pièces comme la musique. On appelait autrefois comédie-ballet celle dans laquelle la danse jouait un rôle important, comme Psyché, la Princesse d’Élide. Dans ce cas, la danse, étant souvent placée entre deux actes, s’appelait un intermède dansant ; et c’est souvent sous cette forme qu’on la trouve dans les comédies-ballets de Molière. Depuis, elle a été plus intimement mêlée à l’action, et enfin elle a exclu toute parole. Il y a des pièces où toute la suite des événements est exprimée par le geste seul et non mesuré, ou par le geste mesuré, c’est-à-dire par la danse. Ces pièces s’appellent des pantomimes lorsque c’est un acteur qui vient seulement gesticuler devant l’assistance ; et des ballets, quand ce sont des danseurs ou des danseuses qui viennent représenter l’action.

Ce que l’on appelle opéra dans le sens général du mot, est une pièce qui réunit toutes les séductions physiques dont nous venons de parler : le chant et la musique avant tout ; puis la danse par des individus ou par des masses ; enfin les décorations les plus magnifiques et les machines les plus puissantes.

Voltaire a dit dans son Mondain :

Il faut se rendre à ce palais magique
Où les beaux vers, la danse, la musique,
L’art de tromper les yeux par les couleurs,
De cent plaisirs font un plaisir unique.

Et tout cela est vrai de notre temps comme du sien ; seulement les beaux vers sont de trop, car on ne les entend pas, et, d’ailleurs, il faut bien le dire, à mesure qu’on mêle aux ouvrages de littérature un plus grand nombre d’assaisonnements étrangers, le mérite littéraire s’affaiblit et finit par disparaître. Les arts, pour atteindre à la perfection, demandent à rester isolés ; ils veulent captiver tout entière l’attention du connaisseur, et ne la laissent pas se répandre sur des œuvres voisines. Aussi, dans toutes les pièces dont nous venons de parler, la gloire du succès est bien faible pour l’écrivain. Ces ouvrages tiennent, si l’on veut, à la littérature par le fond, par la charpente générale ; pour le reste, le talent du poète y est si peu de chose, qu’ils ne peuvent, quoi qu’on en ait dit, concourir que d’une manière bien secondaire à la gloire littéraire d’une nation ; toutefois, il était bon de les nommer, ne fût-ce que pour montrera flexibilité de l’esprit humain et sa fécondité d’invention pour tout ce qui contribue aux plaisirs d’une société civilisée.