(1853) Petit traité de rhétorique et de littérature « Chapitre XI. Grands poèmes. »
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(1853) Petit traité de rhétorique et de littérature « Chapitre XI. Grands poèmes. »

Chapitre XI. Grands poèmes.

§ 59. Poème didactique.

Quoique tous les ouvrages en vers soient des poèmes dans la rigueur du terme, on donne cependant ce nom par excellence au poème didactique et au poème épique qui sont assez longs pour se diviser en plusieurs parties qu’on appelle chants ou livres, et qu’à cause de cela nous avons appelés grands poèmes.

Nous savons déjà que didactique signifie propre à l’enseignement (p. 75). Le poème didactique est donc celui qui a pour objet d’enseigner une science ou une partie de science, sans donner à son instruction une forme allégorique, sans la couvrir du voile de la fiction. Ainsi, quand Virgile, dans ses Géorgiques, donne des préceptes sur l’agriculture ; quand Boileau, dans son Art poétique, indique les règles générales auxquelles sont soumises les compositions en vers, ils font des poèmes didactiques.

Mais leurs ouvrages ne seraient que des poèmes médiocres si cette instruction n’était animée, embellie de l’éclat et du coloris poétiques. Il faut donc que le poète, pour instruire, y mette de l’ordre et de la méthode ; que, pour instruire en poète, c’est-à-dire pour plaire en même temps qu’il instruit, il fasse usage des ornements que peut fournir le langage des muses. Nous allons, tout à l’heure, revenir sur ces deux principes. Disons d’abord que tout ce qui peut être enseigné ou appris peut aussi servir de matière au poème didactique ; qu’ainsi il peut rouler sur les arts, les sciences, la morale, la religion, etc. ; et nous avons, en effet, soit des anciens, soit des modernes, des poèmes didactiques sur ces divers sujets.

L’ordre est la première nécessité dans un poème didactique. Quelque position que prenne le poète, qu’il se donne pour un simple mortel ou qu’il se dise inspiré des muses, du moment qu’il veut apprendre aux autres ce qu’ils ne savent pas, il faut qu’il dispose sa matière dans un ordre rationnel. Ainsi Virgile, dans ses Géorgiques, traite d’abord du labourage, puis de la culture de la vigne, puis des troupeaux, et enfin des abeilles. Fontanes, dans sa Maison rustique, consacre son premier chant au potager, le second au verger, le troisième au parc.

Il est assurément permis au poète de se jeter dans quelques écarts, d’obéir à son génie, de négliger l’ordre jusqu’à un certain point. Ainsi Boileau, parlant dans un même chant du poème épique, de la comédie et de la tragédie, au lieu de mettre ensemble ces deux derniers poèmes qui sont évidemment de la même nature, place le poème épique entre les deux. Ce serait là, pour un traité en prose, un désordre considérable ; dans un poème, ce n’est rien du tout, parce que cette légère interversion entre les trois genres est réparée immédiatement par le lecteur. Ainsi, malgré ce dérangement, l’idée d’ordre domine toujours ; et si le poète a pu tirer de là quelque agrément de plus pour son poème, personne ne songera à l’en blâmer.

En général, quand on néglige l’ordre, c’est dans les petites parties qu’il est permis de le faire ; les grandes parties, les parties essentielles, doivent sortir du même fond, se rapporter au même but, être liées l’une à l’autre, et former un ensemble non moins utile qu’agréable au lecteur120.

La beauté de l’élocution n’est pas moins nécessaire au poète didactique que l’ordre et la méthode. Ce n’est pas ici un philosophe grave et austère à qui on permet de débiter ses leçons sans qu’il se mette en peine de les embellir ; c’est un favori des muses qui donne des préceptes, et qui doit en faire disparaître la sécheresse sous le charme de son style. Écoutez Virgile :

Quand la neige au printemps s’écoule des montagnes,
Dès que le doux zéphir amollit les campagnes,
Que j’entende le bœuf gémir sous l’aiguillon ;
Qu’un soc longtemps rouillé brille dans le sillon.
Veux-tu voir les guérets combler tes vœux avides ?
Par les soleils brûlants, par les frimas humides,
Qu’ils soient deux fois mûris et deux fois engraissés ;
Tes greniers crouleront sous tes grains entassés.
Toutefois, dans le sein d’une terre inconnue
Ne va point vainement enfoncer la charrue ;
Observe le climat, connais l’aspect des cieux,
L’influence des vents, la nature des lieux,
Des anciens laboureurs l’usage héréditaire,
Et les biens que prodigue ou refuse une terre121.

Outre la beauté continue du style, il y a des ornements spéciaux à la poésie didactique : ce sont les épisodes et les descriptions épisodiques.

Le mot épisode est grec ; il signifie littéralement introduction. L’épisode est, en effet, un récit, une action partielle qu’on introduit dans un poème, où cela fait un bon effet, mais n’est pas absolument nécessaire. Par exemple, Boileau, dans le dernier chant de son Art poétique, interrompt la série de préceptes qui constitue l’art qu’il enseigne, pour introduire le tableau des bienfaits de la poésie, qu’il raconte en ces termes :

Avant que la raison, s’expliquant par la voix,
Eût instruit les humains, eût enseigné des lois,
Tous les hommes suivaient la grossière nature ;
Dispersés dans les bois, couraient à la pâture ;
La force tenait lieu de droit et d’équité ;
Le meurtre s’exerçait avec impunité.
Mais du discours, enfin, l’harmonieuse adresse
De ces sauvages mœurs adoucit la rudesse,
Rassembla les humains dans les forêts épars ;
Enferma les cités de murs et de remparts ;
De l’aspect du supplice effraya l’insolence,
Et sous l’appui des lois mit la faible innocence.
Cet ordre fut, dit-on, le fruit des premiers vers.
De là sont nés ces bruits reçus dans l’univers,
Qu’aux accents dont Orphée emplit les monts de Thrace,
Les tigres amollis dépouillaient leur audace ;
Qu’aux accords d’Amphion les pierres se mouvaient,
Et sur les murs thébains en ordre s’élevaient.
L’harmonie en naissant produisit ces miracles.

Ailleurs, à propos de la satire, il caractérise les principaux poètes satiriques ; à propos des règles de la tragédie, il raconte les progrès de l’art tragique. Ce sont autant d’épisodes, puisque la suite des préceptes pouvait très bien se continuer sans être interrompue par des récits particuliers.

Quelquefois, au lieu de raconter, comme tout à l’heure, un fait particulier, on décrit seulement une chose, en termes assez brillants, avec des développements assez considérables pour que cette description fasse autant d’effet qu’un épisode. Delille, dans l’Homme des champs, montre que les soirées d’hiver peuvent se passer très agréablement à la campagne. Il représente deux joueurs attablés autour d’un trictrac ou devant un jeu d’échecs :

Le ciel devient-il sombre ? eh bien, dans ce salon,
Près d’un chêne brûlant j’insulte à l’aquilon :
Dans cette chaude enceinte, avec goût éclairée,
Mille heureux passe-temps abrègent la soirée.
J’entends ce jeu bruyant où, le cornet en main,
L’adroit joueur calcule un hasard incertain.
Chacun sur son damier fixe d’un œil avide
Les cases, les couleurs, et le plein et le vide.
Les disques noirs et blancs volent du blanc au noir ;
Leur pile croît, décroît. Par la crainte et l’espoir
Battu, chassé, repris, de sa prison sonore
Le dé, non sans fracas, part, rentre, part encore ;
Il court, roule, s’abat : le nombre a prononcé.
Plus loin, dans ses calculs gravement enfoncé,
Un couple sérieux qu’avec fureur possède
L’amour du jeu rêveur qu’inventa Palamède,
Sur des carrés égaux, différents de couleur,
Combattant sans danger, mais non pas sans chaleur,
Par cent détours savants conduit à la victoire
Ses bataillons d’ébène et ses soldats d’ivoire.
Longtemps des camps rivaux le succès est égal ;
Enfin l’heureux vainqueur donne l’échec fatal,
Se lève, et du vaincu proclame la défaite.
L’autre reste atterré dans sa douleur muette,
Et du terrible mat à regret convaincu,
Regarde encor longtemps le coup qui l’a vaincu.

Ainsi les épisodes et les descriptions épisodiques sont les moyens spéciaux employés par le poète didactique pour embellir son œuvre et la rendre plus intéressante. Nous verrons ce qu’a produit l’abus de l’un et de l’autre moyen.

§ 60. Diverses espèces du poème didactique.

On a voulu distinguer les poèmes didactiques d’après la nature de l’objet dont ils s’occupaient. Cette division est tout à fait arbitraire ; elle est d’ailleurs fort inutile, car il n’y a pas plusieurs manières de procéder, ni plusieurs règles différentes, parce que les sujets sont différents. Ce sont des poèmes didactiques, et c’est tout ce que l’on peut dire.

Il vaut mieux remarquer qu’il y a des poèmes didactiques sérieux, et qu’il y en a d’autres qui sont badins, moqueurs ou, si l’on veut, ironiques. Les premiers se comprennent d’eux-mêmes ; les seconds sont ceux où l’on prétend enseigner un art qui n’existe pas, ou qu’on sait bien que personne ne voudrait apprendre.

Ainsi Berchoux a écrit la Gastronomie, et Colnet l’Art de dîner en ville. N’est-il pas clair que ceux qui font des vers sur ces sujets savent bien qu’on ne profitera pas de leurs conseils, et n’ont même aucune envie qu’on en profite ? Ce sont donc des poèmes didactiques badins ou ironiques, comme nous le disions tout à l’heure. Du reste, les règles en sont les mêmes que pour les poèmes sérieux.

Le poème descriptif et le poème épisodique doivent à peine être rangés parmi les poèmes : ce sont moins des ouvrages d’un genre particulier, que l’abus déraisonnable et exagéré des moyens employés dans les autres ouvrages.

Quelques hommes, en effet, voyant que la description jetait de l’agrément et de l’intérêt au milieu de l’aridité des préceptes didactiques, se sont imaginé qu’ils pouvaient composer un poème tout entier de descriptions ; ils ont alors décrit successivement une multitude d’objets souvent sans liaison entre eux, et par là ont fait perdre au poème didactique son unité et son utilité.

Delille s’est surtout distingué dans ce genre. L’art de composer un ouvrage, d’en assortir si bien les diverses parties qu’il forme un tout indivisible, manquait à ce poète. Il n’avait pas non plus cette partie du talent poétique qui s’adresse au cœur du lecteur. La forme était donc tout chez lui. Mais il faut avouer que personne ne l’a eue à un plus haut degré ; et c’est là sans doute ce qui l’a conduit à composer ses poèmes de cette marqueterie où il était sûr de réussir. Qu’on en juge par cette description, qui, dans son poème des Trois règnes vient après plusieurs autres tout aussi agréables :

Suis-je seul, je me plais encore au coin du feu.
De nourrir mon brasier mes mains se font un jeu.
J’agace mes tisons ; mon adroit artifice
Reconstruit de mon feu l’élégant édifice :
J’éloigne, je rapproche, et du hêtre brûlant
Je corrige le feu trop rapide ou trop lent.
Chaque fois que j’ai pris mes pincettes fidèles,
Partent en pétillant des milliers d’étincelles ;
J’aime à voir s’envoler leurs légers bataillons.
Que m’importent du Nord les fougueux tourbillons ?
La neige, les frimas qu’un froid piquant resserre,
En vain sifflent dans l’air, en vain battent la terre.
Quel plaisir, entouré d’un double paravent,
D’écouter la tempête et d’insulter au vent !
Qu’il est doux, à l’abri du toit qui me protège,
De voir à gros flocons s’amonceler la neige !
Leur vue à mon foyer prête un nouvel appas :
L’homme se plaît à voir les maux qu’il ne sent pas.
Mon cœur devient-il triste et ma tête pesante,
Eh bien, pour ranimer ma gaîté languissante,
La fève de Moka, la feuille de Canton,
Vont verser leur nectar dans l’émail du Japon.
Dans l’airain échauffé déjà l’onde frissonne ;
Bientôt le thé doré jaunit l’eau qui bouillonne,
Ou des grains du Levant je goûte le parfum.
Point d’ennuyeux causeur, de témoin importun ;
Lui seul, de ma maison exacte sentinelle,
Mon chien, ami constant et compagnon fidèle,
Prend ci mes pieds sa part de la douce chaleur.

Comme le poème descriptif est tout en descriptions, le poème épisodique est tout en épisodes. Ce mot, en effet, exprime ces ouvrages d’un mérite inférieur où le plan est si peu combiné qu’on peut en retirer plusieurs parties sans que l’ensemble soit détruit. On le nomme même quelquefois, à cause de cela, poème à tiroir.

Comment, demandera-t-on, peut-il exister un ouvrage semblable ? Rien de plus facile à expliquer. Le poète Lebrun (le lyrique) avait entrepris, il n’a pas achevé, un poème intitulé les Veillées du Parnasse, dont il expose le plan dans les premiers vers que voici : « Pendant l’hiver, dit-il,

Il est sur l’Hélicon de charmantes veillées :
Là, sous l’abri secret des grottes reculées,
Les muses, tour à tour, d’un récit enchanteur
Trompent des longues nuits l’importune lenteur.
Une nuit que Phébus, jaloux de les surprendre,
À l’insu de Thétis près d’elles vint se rendre,
La sensible Érato voulut chanter l’amour ;
Pour la tendre amitié Calliope eut son tour,
Et la vive Thalie au folâtre sourire
Joignit son luth badin à leur touchante lyre.

Cela dit, Erato raconte, d’après les Géorgiques de Virgile, le malheur d’Orphée et d’Eurydice ; Calliope lui succède et chante l’amitié et la mort de Nisus et d’Euryale, célébrées dans le neuvième livre de l’Énéide. Thalie prend ensuite la parole et raconte, d’après Ovide, l’aventure de Faune, Hercule et Omphale. Voilà déjà trois chants. C’est Apollon qui se charge du quatrième et qui récite la fable de Psyché.

Il est visible qu’un poème pareil est fait tout entier de pièces rapportées ; que, si l’on veut se borner à trois chants, on n’a qu’à retrancher le récit d’Apollon ; que si l’on veut deux chants de plus, on ajoutera deux muses qui diront chacune leur histoire. Le poème épisodique n’a donc par lui-même, et dans son ensemble, aucune valeur. Ce n’est que par la perfection des détails et du style qu’il peut en prendre quelqu’une, et c’est pour cela qu’il est généralement peu estimé.

§ 61. Histoire de la poésie didactique.

La poésie didactique, en ce sens du moins qu’elle donne des conseils et enseigne ce qu’il faut faire, est bien ancienne. Elle s’est montrée, sans doute, dès qu’un homme doué de quelque imagination et instruit par l’expérience a communiqué ce qu’il savait aux jeunes gens qui l’entouraient.

Le premier ouvrage que nous ayons dans ce genre, est le poème des Travaux et des jours, où Hésiode a donné sur l’agriculture les conseils que l’on peut imaginer dans le dixième siècle avant J.-C.

Le plus célèbre des poètes didactiques grecs, après Hésiode, est Aratus, qui vivait 275 ans avant notre ère, et qui a, dans ses poèmes des Phénomènes et des Pronostics, décrit le ciel et ses mouvements, tels que les supposaient les anciens, et indiqué les présages qu’on pouvait tirer pour l’avenir de la position des astres.

Les Romains se sont élevés dans la poésie didactique à une hauteur dont les Grecs n’approchent pas.

Lucrèce, né 95 ans avant notre ère, a fait sur la Nature des choses un poème en six livres, où il expose la physique d’Épicure. C’est une physique bien fausse, mais qui ne l’est pas plus que toute la physique ancienne ; et d’ailleurs il a mis dans son poème tant de grandeur, de beauté poétique, de pensées ingénieuses, de vigueur d’expression et d’harmonie de style, que l’ouvrage est regardé avec raison comme admirable par ceux qui l’ont lu et bien compris.

Virgile, plus jeune de vingt-cinq ans que Lucrèce, a chanté l’agriculture dans ses Géorgiques. La langue latine s’était encore épurée depuis quelques années ; elle avait gagné en douceur et en régularité. De sorte que le poème de Virgile nous représente la langue et la poésie latine à son plus haut degré de perfection, et que les Géorgiques sont données comme le type et le modèle éternel des poèmes didactiques.

Ne nous arrêtons pas aux autres poètes didactiques des Romains, malgré leur mérite. Ne nommons pas même Horace, quoique son Épître aux Pisons sur l’Art poétique soit un véritable chef-d’œuvre. Mais c’est une épître et non un poème didactique, et c’est pour avoir mal à propos cru qu’il avait voulu faire un poème que quelques critiques lui ont trop sévèrement reproché le peu d’ordre qu’on y remarque.

Chez nous, le genre du poème didactique a été fort cultivé de tout temps, et avec succès. Mais Boileau, dans son Art poétique imité d’Horace, développé, ordonné et surtout embelli, a tellement surpassé et ses devanciers et ses successeurs, que c’est celui qu’on cite toujours d’abord. Les préceptes donnés sont d’ailleurs si excellents qu’on a nommé avec raison Boileau le Législateur du Parnasse ; et c’est ce qu’exprime Voltaire dans son Temple du goût, quand il dit :

Là régnait Despréaux, leur maître en l’art d’écrire,
Lui qu’arma la raison des traits de la satire,
Qui, donnant le précepte et l’exemple à la fois,
Établit d’Apollon les rigoureuses lois.

Tout est beau, tout est à savoir par cœur dans cet admirable poème : nous n’en tirons rien ici, parce que l’ouvrage est entre les mains de tous ceux qui étudient les belles-lettres.

Au-dessous de Boileau, et à une place très élevée encore, il faut mettre L. Racine, qui a chanté la Religion. Ce poème n’est pas moins admirable par la suite des raisonnements solides et lumineux que par la magnificence des morceaux où le poète rend les beautés des livres saints. Le commencement en est, en particulier, si remarquable, qu’on l’a quelquefois attribué à Racine le père.

§ 62. Poème épique ou épopée.

L’épopée, chez les anciens Grecs, était un poème écrit en vers épiques ou hexamètres. Plus tard, on désigna par ce nom moins le genre des vers que le sujet, le ton et les qualités du poème. C’est dans ce dernier sens que nous le prenons toujours. Épopée est pour nous synonyme de poème épique ; ou, s’il y a quelque différence, c’est que épopée est le nom du genre, et poème épique le nom spécial d’une épopée soumise à certaines règles difficiles que nous indiquerons plus tard.

À en juger par la première idée qui se présente, l’épopée est une histoire, ou quelque chose qui lui ressemble fort, puisque ce sont des faits, des événements qu’on y raconte. Mais la ressemblance n’est qu’apparente ; il ne faut pas s’y tromper.

L’histoire est consacrée à la vérité. L’épopée, au contraire, vit de mensonges : elle invente tout ce qu’elle raconte, et se contente du vraisemblable. L’histoire ne souffre point les ornements empruntés de l’art ; on veut, au contraire, que l’épopée charme, plaise, touche, étonne. L’histoire peut raconter tous les faits indifféremment ; l’épopée est astreinte au récit d’une seule action, dont toutes les parties, parfaitement liées, fassent un tout entier et proportionné. L’histoire ne montre que les causes naturelles ; l’épopée comprend non seulement le jeu des causes naturelles, mais plus encore des causes surnaturelles.

En un mot, l’épopée est le récit poétique d’une action héroïque et merveilleuse 122. Or, le récit est ce qui la distingue de la tragédie et ce qu’elle a de commun avec l’histoire. Le récit poétique est ce qui la distingue de celle-ci. L’action héroïque est ce qui la distingue des petits poèmes et du roman ; l’action merveilleuse est ce qui la caractérise essentiellement123, et s’appelle la matière de l’épopée.

Cette action doit être intéressante, une et entière.

Elle sera intéressante par sa grandeur même ou l’importance qu’elle paraît avoir pour une nation ou pour le genre humain. Tel est, par exemple, la Prise de Troie pour les Grecs ; telle est la Chute du premier homme pour le monde entier.

L’action doit être une. Deux actions qui marcheraient ensemble, si elles intéressaient également, partageraient le cœur, et rendraient ses mouvements incertains. Si elles ne sont pas également intéressantes, l’une est alors subordonnée à l’autre, et ne doit entrer que comme concourant à la faire ressortir.

La totalité des actions d’un héros, ce qu’on appelle une vie, ne peut pas non plus être la matière d’une épopée régulière, parce qu’une vie est un corps trop étendu pour qu’on puisse l’embrasser d’une seule vue, en saisir les rapports, les proportions, en voir la beauté ; parce que tout n’est pas héroïque dans la vie d’un héros ; enfin parce que les faits, n’y étant pas nécessairement enchaînés les uns avec les autres, aucun intérêt alors ne conduit le lecteur avec plaisir jusqu’au bout du poème.

L’action sera une, si elle est indépendante de toute autre action, et que toutes ses parties soient liées naturellement entre elles124.

L’action est entière quand elle a son commencement, son milieu et sa fin, autrement dit, l’exposition du sujet, le nœud et le dénouement.

L’exposition est le point de départ du poème ; elle dit l’état où sont les choses quand l’action commence. Ainsi, dans l’Iliade, une querelle s’élève entre Agamemnon et Achille à propos d’une captive ; ces deux chefs se brouillent, et Achille se retire dans sa tente. C’est cette division qui va entraîner toute la suite de malheurs qui accableront les Grecs. Voilà le sujet connu : c’est l’exposition.

Quel que soit l’objet que se propose le poète ou son héros, comme la fin de l’entreprise, les obstacles qui se trouvent à ses desseins fournissent une autre sorte d’intérêt qui pique notre curiosité. Ces obstacles s’appellent nœuds, et la manière dont on les force se nomme dénouement.

Une action sans nœud est presque toujours sans intérêt, parce que c’est la difficulté qui irrite les passions, et qui met en œuvre les grandes vertus. Ainsi toute action poétique doit avoir un nœud.

On distingue le nœud principal et les nœuds subordonnés. Le nœud principal doit être unique. Les autres seront multipliés selon le besoin et la vraisemblance. Le nœud principal de l’Énéide est la colère de Junon qui s’oppose à l’établissement d’Énée en Italie. Les nœuds subordonnés sont les effets de cette colère ; c’est une tempête qui rejette Énée loin de l’Italie, c’est l’amour d’une reine qui veut le retenir à Carthage, c’est la valeur d’un prince qui s’oppose à son établissement.

Le dénouement est la solution des obstacles, le terme de l’action. Il est mieux que le dénouement soit dans l’action même, comme la victoire d’Énée sur Turnus, et non tiré du dehors, comme si Jupiter faisait finir lui-même le combat. Il doit donc être naturel, c’est-à-dire paraître sans art, sans apprêt, et comme né de l’action. Il doit se faire par quelque événement imprévu, et non par un simple changement de volonté125.

Il est quelquefois nécessaire d’ajouter après le dénouement ce qu’on nomme l’achèvement. Ce mot, dont tout le monde comprend le sens général et ordinaire, est pris en poésie dans un sens particulier, pour exprimer ce qui vient après le dénouement et qui règle définitivement le sort des personnages. Le dénouement consiste, en effet, dans une action finale, qui décide ce qui a été en suspens jusqu’alors. Mais après cette décision générale, on peut encore désirer de savoir ce que deviendront en particulier les personnes. C’est en cela que consiste l’achèvement ; par exemple, dans l’Iliade, la réconciliation d’Achille avec Agamemnon peut être regardée comme le dénouement ; mais Homère ne pouvait pas s’arrêter là. Il a fallu montrer les effets heureux, pour les Grecs, de cette réconciliation. En effet, il représente dans les chants suivants les brillantes actions d’Achille, couronnées par son combat contre Hector et la mort de celui-ci126. Or, comme Hector était le rempart de Troie, et que cette ville ne pouvait, après sa mort, que tomber entre les mains des Grecs, tout était complet et fini par là. Homère a cependant mis un second achèvement, et qui ne regarde plus du tout ni l’action générale, ni les autres personnages du poème, en ajoutant ses deux derniers chants.

§ 63. Épisodes. Merveilleux.

L’unité d’action n’empêche pas l’usage des épisodes. On appelle ainsi dans l’épopée, comme dans le poème didactique, de petites actions subordonnées à l’action principale, pour délasser le lecteur par une variété étrangère à celle du sujet même : telle est, dans l’Énéide, l’aventure de Cacus, racontée par Évandre, et celle de Nisus et d’Euryale. Ces morceaux pourraient être détachés, que l’Énéide n’en subsisterait pas moins comme poème épique.

Les épisodes doivent être amenés par les circonstances. Énée va demander du secours à Evandre : il le trouve faisant un sacrifice à Hercule. Il était naturel qu’Évandre lui racontât l’origine de ce sacrifice ; c’est l’épisode de Cacus.

Les épisodes doivent être courts, à proportion que la matière en est éloignée du sujet, parce qu’en pareil cas ce n’est qu’un délassement accordé en passant pour reposer l’esprit et non pour lui faire perdre le fil de la narration.

Ils doivent aussi offrir des objets différents de ceux qui les précèdent et qui les suivent, puisque c’est surtout en vue de la variété qu’on les admet127.

Ils doivent d’ailleurs être tirés du fond même du sujet, autant qu’il est possible, ou, s’ils n’y tiennent pas essentiellement, y être ramenés par les circonstances. On a blâmé avec raison, dans la Jérusalem délivrée, l’épisode d’Olinde et Sophronie, qui ouvre le poème, et qui tient si peu à l’action qu’il n’est plus du tout question de ces deux personnages dans toute la suite du poème.

On a essayé une classification des épisodes128 que nous ne reproduisons pas ici, parce qu’elle n’a aucun intérêt et n’est pas même fondée en raison.

Le merveilleux, qu’on regarde comme essentiel à la grande épopée, a dans cette règle un sens particulier qu’il faut connaître. On entend par là l’intervention, dans l’action d’un poème, des êtres surnaturels, tels que dieux ou déesses, anges ou démons, fées ou génies, etc. Quand on dit qu’il n’y a pas de merveilleux dans un poème, on veut dire précisément qu’on n’y voit agir aucun de ces personnages surhumains. C’est ce qui a lieu, par exemple, au moins en général, dans la Pharsale de Lucain et dans la Henriade de Voltaire.

Quand et comment doit-on employer le merveilleux ? Il faut d’abord distinguer deux sortes de personnages surnaturels : les uns réels, et les autres symboliques. Les premiers sont regardés comme des êtres physiques, subsistants et agissants : tels sont Jupiter, Cupidon, Satan, le géant Adamastor dans les Lusiades.

Les autres ne sont que des symboles, des images, qui représentent quelque passion ou quelque vertu, comme la Discorde, la Paix, etc. Quelquefois les divinités réelles ne jouent qu’un rôle allégorique. Ainsi, on prend Jupiter pour l’air, Neptune pour la mer, Cupidon pour l’amour. Dans ce cas, elles suivent la règle que voici.

Les divinités allégoriques ne doivent être présentées qu’une fois, et en passant, parce que ce n’est proprement qu’un tour poétique ; à moins qu’on ne les personnifie directement, comme a fait Despréaux de la Discorde, dans son Lutrin.

Ces divinités sont presque toujours froides quand on les fait influer directement sur les événements, parce que nous sentons bien qu’elles ne représentent que des abstractions, et ne peuvent avoir d’action au dehors, que par l’intermédiaire des hommes. Il faut donc beaucoup d’art pour employer ces personnages, et on loue avec raison la manière dont Voltaire les a placés dans ces beaux vers de la Henriade :

Cependant sur Paris s’élevait un nuage
Qui semblait apporter le tonnerre et l’orage ;
Ses flancs noirs et brûlants, tout à coup entrouverts,
Vomissent dans ces lieux les monstres des enfers :
Le Fanatisme affreux, la Discorde farouche,
La sombre Politique, au cœur faux, à l’œil louche,
Le Démon des combats respirant la fureur,
Dieux enivrés de sang, dieux dignes des ligueurs.
Aux remparts de Paris ils fondent, ils s’arrêtent ;
En faveur de d’Aumale au combat ils s’apprêtent, etc.

Ici, le Fanatisme, la Discorde, la Politique, prennent en quelque sorte une existence réelle, parce que ce sont des monstres des enfers, vomis physiquement des flancs d’un nuage, et qui reproduisent les volontés et les actes des démons.

Les divinités réelles, au contraire, agissent, dans un poème, aussi souvent qu’on le veut et de plusieurs façons. Tantôt ce sont des dieux, des maîtres souverains, des arbitres qui règlent entre eux et despotiquement le sort des hommes ; tantôt ils se mêlent aux actions humaines, comme hommes eux-mêmes ou en prenant un visage humain ; tantôt ils opèrent seulement par des songes, des visions nocturnes, etc. Ils ont, dans cette occasion, encore moins de majesté que dans la précédente, et ils impriment moins d’effroi, parce qu’on est presque maître de prendre pour rêverie ce qui est l’oracle du ciel ou les inspirations de l’enfer129.

Ici, une difficulté se présente quand il s’agit de nos sujets modernes. Peut-on, dans un sujet chrétien, introduire les anges, les saints et les démons ? Il y a des critiques qui ne le pensent pas. Boileau même est de ce nombre. Mais le sentiment le plus général est qu’on le peut. Et en effet, sans recourir à aucun raisonnement métaphysique pour le prouver, n’est-il pas évident que les deux plus beaux poèmes épiques modernes, les seuls qui puissent, au jugement de tous, balancer l’Iliade et l’Énéide, je veux dire la Jérusalem délivrée et le Paradis perdu, n’ont presque pas d’autre merveilleux que celui-là ?

Mais ce qui est absurde et révoltant, c’est le mélange de la théologie païenne avec notre religion. À cet égard, personne n’a poussé plus loin le dérèglement de l’imagination que Camoëns dans ses Lusiades. Il y fait rencontrer, en même temps, Jésus-Christ et Bacchus, Vénus et la sainte Vierge. Son héros, essuyant une tempête, adresse ses prières à Jésus-Christ, et Vénus vient à son secours. Le but des Portugais est la propagation de la foi, et c’est Vénus qui se charge du succès de l’entreprise. Que le traducteur dise tant qu’il voudra que ce sont des allégories ; des allégories pareilles blessent constamment le bon goût, déshonorent le poète, et rendent l’ouvrage illisible130.

D’après ce qui précède, il est facile de voir quand on doit employer le merveilleux. Quoiqu’il soit vrai, en un sens, de dire que la Divinité se mêle de toutes les actions des hommes, cependant il semble que, pour conserver la dignité de cette cause, on ne doit l’employer que dans les entreprises importantes, et même dans les parties les plus importantes de ces entreprises, et lorsque, sans elle, les hommes, faute de lumière ou de force, pourraient se détourner du but où les dieux veulent qu’ils arrivent. Employer le ministère d’un Dieu dans de trop petits détails, c’est peut-être relever la chose ; c’est assurément rabaisser le Dieu ; et pour tout dire en un mot, ce sont les hommes qui doivent occuper presque toujours la scène et agir par eux-mêmes131.

§ 64. Personnages. — Caractères, mœurs, portraits. — Moralité de l’épopée.

Le nombre des acteurs de l’épopée est déterminé par le besoin de l’action et par la vraisemblance. On ne doit en employer ni plus, ni moins qu’il n’en faut pour que le principal personnage arrive à son but.

L’action de l’épopée est l’action d’un seul homme ou de plusieurs, ou même de tout un peuple.

Dans l’action d’un peuple, un particulier peut être acteur principal : tels étaient Scipion et Annibal dans la seconde guerre punique.

Dans l’action d’un particulier, tout un peuple peut être intéressé, comme dans l’entreprise de César contre la république romaine.

En général, tout ouvrage où l’on voit l’action d’un particulier intéresse, plus que si on y voit l’action d’un peuple entier, parce que le lecteur, qui est particulier, rapporte tout à lui-même.

Venons aux qualités des acteurs. Elles consistent dans le caractère et les mœurs qu’on leur donne.

Le caractère est une disposition naturelle qui porte à agir d’une manière plutôt que d’une autre.

Les mœurs sont les dispositions acquises par la répétition des actes. Un homme d’un caractère vident acquiert des mœurs douces par la répétition d’actes de douceur,

Ordinairement, le caractère et les mœurs tiennent ensemble132 ; il y a pourtant cette différence essentielle, que les mœurs dépendent plus de l’état social où l’on vit, et que le caractère est plus inhérent à l’individu. Achille, transporté au temps des croisades, aurait pu conserver son caractère ; mais ses mœurs n’eussent certainement pas été les mêmes ; et il serait devenu le Renaud du Tasse ou le Roland de l’Arioste.

Cette distinction faite, la première règle est de donner aux personnages en général les mœurs de leur temps et de leur pays. Ce serait choquer le bon sens que de leur en donner d’autres. Certains critiques133 ont donc eu tort de trouver les héros d’Homère défectueux, parce qu’ils ne ressemblaient pas aux nôtres. Le poète grec les a peints tels qu’ils étaient de son temps. Il le devait, et il mériterait aujourd’hui même les reproches de la critique, s’il ne l’avait pas fait134.

Les mœurs, considérées dans chaque personnage individuellement, doivent être bonnes, convenables, ressemblantes, égales.

Les mœurs seront bonnes, c’est-à-dire conformes à la loi naturelle qui commande la vertu et proscrit le vice. Cette droiture d’âme peut se rencontrer avec des fautes considérables, même avec des crimes, pourvu que ce soient des crimes où l’on tombe par imprudence, par faiblesse, par emportement.

Les mœurs seront convenables, c’est-à-dire que les personnages parleront et agiront selon leur sexe, leur âge, leur état ; selon leur caractère, leur éducation, leurs passions ; selon leur siècle, leur pays, leur gouvernement ; et d’après l’histoire, ou la renommée, ou l’opinion.

Les mœurs seront ressemblantes, si la peinture qu’on fait d’un héros ne peut appartenir qu’à ce héros ; si on y joint les traits propres et individuels, c’est-à-dire qui ne conviennent qu’à lui seul et le distinguent de tout autre.

Les mœurs seront égales, si l’objet qu’on a présenté avec les couleurs qui le désignent est toujours le même ; s’il agit et parle toujours dans le même esprit135.

L’ensemble des mœurs que le poète donne à chaque personnage constitue son caractère. Le caractère d’Achille n’est pas le même que celui d’Ajax, que celui d’Ulysse, que celui de Diomède.

Les caractères doivent se peindre le plus souvent par les actes ; c’est la manière à la fois la plus poétique et la plus frappante pour le lecteur.

Quelquefois, cependant, la description d’un caractère par le poète lui-même fait un très bel effet : c’est ce qu’on appelle un portrait. Celui de Catherine de Médicis, dans la Henriade, est justement cité :

Son époux, expirant à la fleur de ses jours,
À son ambition laissait un libre cours.
Chacun de ses enfants, nourri sous sa tutelle,
Devint son ennemi dès qu’il régna sans elle.
Ses mains, autour du trône avec confusion,
Semaient la jalousie et la division,
Opposant sans relâche, avec trop de prudence,
Les Guises aux Condés et la France à la France ;
Toujours prête à s’unir avec des ennemis,
Et changeant d’intérêt, de rivaux et d’amis,
Esclave des plaisirs, mais moins qu’ambitieuse,
Infidèle à sa secte et superstitieuse,
Possédant en un mot, pour n’en pas dire plus,
Les défauts de son sexe et peu de ses vertus.

Il est clair que les caractères doivent être variés, sans quoi tous les personnages se réduiraient presque à un seul, et le poème serait d’une monotonie insupportable.

Des mœurs et des caractères résulte en grande partie la moralité de l’épopée. Ce n’est pas une des parties les moins importantes de ce genre d’ouvrages. C’est là, plus que partout ailleurs, que le poète est obligé de faire de-son art le plus noble et le plus digne usage. Il faut donc que la marche de son action, les louanges qu’il donne à ses héros, les situations où il les place, l’intérêt qu’il réunit sur les meilleurs, tout nous dirige vers la vertu, et nous fasse sentir qu’elle seule peut nous procurer le vrai bonheur.

Sans doute il ne faut pas que le poète fasse lui-même la fonction de moraliste. Tout ce qu’on lui permet dans ce cas, c’est de jeter en passant des réflexions courtes et vives, qui paraissent naître des faits et s’être présentées d’elles-mêmes ; mais les exemples parlent assez haut, et les actions que font ses héros, et les jugements qu’il en fait porter à ses lecteurs, sont précisément le langage qui lui convient136.

§ 65. Forme de l’épopée régulière. — Style. — Ornements.

Les poètes épiques anciens ayant donné à leurs poèmes une forme particulière et pleine de majesté, tous ceux qui sont venus après eux les ont imités ; et ainsi se sont établies les règles suivantes sur la forme de l’épopée.

Avant que le récit de l’épopée commence, il y a ce qu’on appelle la proposition du sujet, et ensuite l’invocation. Il est naturel que tout auteur, entrant en matière, propose ce dont il s’agit137. Ainsi Voltaire, imitant Virgile, le Tasse et Milton, a commencé sa Henriade par ces mots :

Je chante ce héros qui régna sur la France,
Et par droit de conquête et par droit de naissance ;
Qui par de longs malheurs apprit à gouverner,
Calma les factions, sut vaincre et pardonner,
Confondit et Mayenne, et la Ligue et l’Ibère,
Et fut de ses sujets le vainqueur et le père.

Après la proposition, le poète invoque une divinité de laquelle il obtient la révélation des causes surnaturelles de l’événement qu’il va raconter : c’est là l’invocation. Il ne peut savoir humainement ce qui s’est passé dans le ciel : il prie donc quelque muse de l’en instruire. Homère et Virgile s’adressent aux muses païennes ; le Tasse demande des lumières à celle qui ne couronne pas son front des lauriers périssables de l’Hélicon, mais qui habite dans les cieux, au-dessous des chœurs des anges  ; Milton appelle cette autre muse céleste qui, de l’Horeb ou du Sinaï, inspirait Moïse . Enfin, Voltaire invoque la Vérité :

Descends du haut des cieux, auguste vérité,
Répands sur mes écrits ta force et ta clarté ;
Que l’oreille des rois s’accoutume à t’entendre.
C’est à toi d’annoncer ce qu’ils doivent apprendre ;
C’est à toi d’annoncer aux yeux des nations,
Les coupables effets de leurs divisions.
Dis comment la Discorde a troublé nos provinces,
Dis les malheurs du peuple et les fautes des princes.
Viens, parle, et s’il est vrai que la fable, autrefois,
Sut à tes fiers accents mêler sa douce voix,
Si sa main délicate orna ta tête altière,
Si son ombre embellit les traits de ta lumière,
Avec moi sur tes pas permets-lui de marcher,
Pour orner tes attraits et non pour les cacher.

Après l’invocation, le poète commence d’un ton soutenu, comme :

Valois régnait encore, et ses mains incertaines
De l’État ébranlé laissaient flotter les rênes ;
Les lois étaient sans force et les droits confondus,
Ou plutôt, en effet, Valois ne régnait plus.
Ce n’était plus ce prince, etc.

C’est là le début de la narration. Le récit épique parcourt alors les temps, les lieux, comme il lui plaît ; il peint, à son gré, les objets de toute espèce, qu’ils soient horribles, hideux, dégoûtants même. Il emploie avec succès le vrai, le vraisemblable, le possible et l’impossible, qu’il présente d’une façon vague et comme dans un nuage, pour dérober à l’esprit la contradiction des idées138 ; et au milieu de ces inventions, il doit toujours conserver les qualités générales de la narration, savoir la brièveté, la clarté, la vraisemblance ; et ses ornements, qui consistent dans les pensées, les expressions, les tours, les allusions, les allégories, etc.

Mais ce qui rend cette narration particulièrement difficile, c’est le genre de style qu’on y exige, et qui doit toujours être celui d’un poète inspiré d’en haut. Écoutez Boileau :

D’un air plus grand encor, la poésie épique,
Dans le vaste récit d’une longue action,
Se soutient par la fable et vit de fiction.
Là, pour nous enchanter tout est mis en usage ;
Tout prend un corps, une âme, un esprit, un visage ;
Chaque vertu devient une divinité :
Minerve est la prudence, et Vénus la beauté.
Ce n’est plus la vapeur qui produit le tonnerre :
C’est Jupiter armé pour effrayer la terre.
Un orage terrible, aux yeux des matelots,
C’est Neptune en courroux qui gourmande les flots.
Écho n’est plus un son qui dans l’air retentisse :
C’est une nymphe en pleurs qui se plaint de Narcisse.
Ainsi, dans cet amas de nobles fictions,
Le poète s’égaye en mille inventions,
Orne, élève, embellit, agrandit toutes choses,
Et trouve sous sa main des fleurs toujours écloses.

C’est là l’immense difficulté de l’œuvre. C’est en vain que les auteurs de traités et de poétiques ont cherché à déterminer et à faire connaître l’art du poète dans les choses ; puis son art dans la narration, puis son art dans son style et dans ses vers 139. Sans doute, il y a beaucoup d’art dans tout cela, mais de cet art que le poète garde pour lui, et dont il ne peut donner le secret à personne, pas plus qu’on ne peut le lui ravir.

Au reste, le plus parfait exemple que nous ayons dans notre langue du récit épique, c’est à Boileau que nous le devons. Ce n’est qu’une partie d’une de ses épîtres, et peut-être est-il heureux qu’il n’ait eu à soutenir cette perfection que pendant une centaine de vers. Il nous a du moins montré là ce que peut être ce style, quelle vivacité, quel mouvement le distinguent, quelle propriété d’expression, quelle harmonie continue en relèvent la majesté :

Au pied du mont Adule, entre mille roseaux,
Le Rhin, tranquille et fier du progrès de ses eaux,
Appuyé d’une main sur son urne penchante,
Dormait au bruit flatteur de son onde naissante,
Lorsqu’un cri, tout à coup suivi de mille cris,
Vient d’un calme si doux retirer ses esprits.
Il se trouble, il regarde, et partout, sur ses rives,
Il voit fuir à grands pas ses Naïades craintives,
Qui toutes, accourant vers leur humide roi,
Par un récit affreux redoublent son effroi.
Il apprend qu’un héros, conduit par la victoire,
À de ses bords fameux flétri l’antique gloire ;
Que Rheinberg et Wesel, terrassés en deux jours,
D’un joug déjà prochain menacent tout son cours.
« Nous l’avons vu, dit l’une, affronter la tempête
De cent foudres d’airain tournés contre sa tête :
Il marche vers Tholus, et tes flots en courroux,
Au prix de sa fureur, sont tranquilles et doux.
Il a de Jupiter la taille et le visage ;
Et, depuis ce Romain dont l’insolent passage
Sur un pont, en deux jours, trompa tous tes efforts,
Jamais rien de si grand n’a paru sur tes bords. »
Le Rhin tremble et frémit à ces tristes nouvelles ;
Le feu sort à travers ses humides prunelles.
« C’est donc trop peu, dit-il, que l’Escaut en deux mois
Ait appris à couler sous de nouvelles lois ;
Et de mille remparts mon onde environnée,
De ces fleuves sans nom suivra la destinée !
Ah ! périssent mes eaux ! ou, par d’illustres coups,
Montrons qui doit céder des mortels ou de nous. »
À ces mots, essuyant sa barbe limoneuse,
Il prend d’un vieux guerrier la figure poudreuse.
Son front cicatrisé rend son air furieux,
Et l’ardeur du combat étincelle en ses yeux140, etc.

§ 66. Diverses sortes d’épopées.

Nous avons parlé jusqu’ici de l’épopée régulière, de celle qu’on nomme par excellence poème épique ; il y a d’autres poèmes aussi étendus, quelquefois plus longs que le poème épique, qui peuvent rouler sur des faits aussi considérables, prendre le même ton ou un autre ton, mais qui ne sont pas soumis à des règles aussi sévères ; alors on ne leur donne pas le même nom. Voici les principaux de ces ouvrages.

Quelques-uns ont des personnages semblables à ceux du poème épique et une action d’une aussi haute importance ; mais ils n’en ont ni les fictions ni le merveilleux. On les nomme poèmes historiques. Le poète ne s’y asservit pas à l’unité d’action ; il y raconte un ou plusieurs événements tels qu’ils sont arrivés.

D’autres poèmes admettent le merveilleux de l’épopée ; mais l’action, au lieu d’être d’une grande importance, n’est que commune ou même risible141. On les nomme poèmes héroï-comiques. Le Lutrin de Boileau est le chef-d’œuvre de ce genre. Un pupitre d’une grosseur énorme, placé dans le chœur de la Sainte-Chapelle de Paris, dérobait le chantre à la vue des assistants ; celui-ci le fit abattre. Le prélat voulut le faire remettre ; le chantre s’y refusa : de là, conflit et procès terminé par la victoire du prélat. Tel est le sujet du poème ; telle est l’action que le poète a chantée, et dans laquelle il a déployé autant d’imagination, autant de talent poétique qu’il peut y en avoir dans les plus beaux poèmes épiques. Il faut lire cet admirable ouvrage tout entier pour en apprécier l’ensemble et le merveilleux, pour goûter la pompe du style, la hardiesse des figures, la vivacité des images, la noblesse des comparaisons, et, sous ces qualités, tout l’enjouement, toutes les grâces du comique.

Le poème badin diffère du poème héroï-comique en ce que l’on n’y affecte pas du tout cette forme héroïque et majestueuse dont Boileau nous donne le plus beau modèle. Nous avons, en effet, des poèmes où une action très petite est racontée en termes fort simples, et dont l’élégance fait le plus grand mérite. Le Vert-Vert de Gresset est un de ces charmants badinages qu’il sera bien difficile d’égaler, qu’il est impossible de surpasser. Rien de plus léger que le fond : c’est un perroquet élevé dans un couvent de nonnes, et qu’on envoie dans un autre couvent comme un oiseau unique. Le voyage se fait en descendant la Loire, et pendant ce temps il apprend beaucoup de gros mots qu’il répète en arrivant à sa destination. De là un horrible scandale. On le renvoie à ses maîtresses, qui le mettent en pénitence pour lui faire désapprendre cet affreux langage.

C’est là-dessus que Gresset a fait un poème en quatre chants, si parfait dans son genre, qu’on ne peut désirer ni plus de richesse dans la fiction, ni plus d’agrément dans les détails, ni plus de fraîcheur dans le coloris, ni plus de délicatesse ou de légèreté dans le style142.

Nous avons en français un assez grand nombre de ces jolis badinages en vers ; mais il n’y en a pas qui aient obtenu un succès aussi incontesté que celui de Gresset.

Il y a encore un genre de poème léger qui ne doit pas être confondu avec les précédents : c’est le poème satirique ; qui est comme eux une épopée, puisqu’on y raconte une action ; mais, bien loin de représenter les faits d’une manière héroïque, on y tourne les hommes et les choses en ridicule. Le Margitès d’Homère était sans doute un poème satirique. Hudibras de Buttler est du même genre, ainsi que la Dunciade de Pope et celle de Palissot.

Voici un court passage de ce dernier poème. Palissot feint qu’il a reçu de Merlin une lorgnette au moyen de laquelle il voit les objets, et les hommes surtout, tels qu’ils sont. Il décrit alors le palais de la Sottise et cette déesse elle-même :

Stupidité (c’est un nom de la belle),
Paraît aux yeux un vrai caméléon,
Toujours changeant d’habitude et de ton ;
Variant tout, excepté sa prunelle,
Où l’on ne vit jamais une étincelle
Du feu divin que l’on nomme raison ;
Tel que Virgile a peint le vieux Protée,
Qui, pour tromper les efforts d’Aristée,
À ses regards devenait, tour à tour,
Arbre ou rocher, quadrupède ou reptile ;
Telle, aux regards de la stupide cour,
La déité plaisamment versatile
Change de forme à chaque instant du jour.
Ainsi l’on voit sa burlesque nature
De chaque sot adopter la figure.
A-t-elle pris les traits de Marmontel ?
Elle sourit à sa métamorphose,
Traduit Lucain, fait des contes en prose,
Des vers bien durs et d’un ennui mortel.
Veut-elle plaire au troupeau des caillettes ?
C’est Dorat même écrivant aux comètes,
Ou proposant aux vœux de l’univers
Un petit nez troussé pour les déserts.
Mais, revenant à sa forme première,
On la revoit sous les traits de Lemierre ;
Elle s’y plaît, etc.

Je n’ai pas besoin de dire qu’il ne faut pas juger les hommes que Palissot tourne ici en ridicule par ce qu’il en dit. C’est une satire en plusieurs chants ; et le poète, qui s’y livre à toute sa malignité, peut nous amuser un instant ; ce n’est pas lui qui doit nous instruire.

§ 67. Histoire de l’épopée.

La poésie où l’on rappelle les grands événements politiques et les exploits des guerriers a, de tout temps, excité l’attention des hommes ; elle a dû être et a été, en effet, cultivée une des premières.

Homère, qui florissait environ mille ans avant Jésus-Christ, est le plus ancien des poètes grecs, et pour nous le père de la poésie épique.

On croit communément qu’il était de Smyrne, en Ionie, et qu’il vivait trois générations après la guerre de Troie. Suivant ce calcul, il pouvait avoir appris, dans son enfance, les merveilles de ce siège de la bouche même de quelques vieillards qui y avaient été. Il est auteur de deux poèmes qui se rapportent à cette grande expédition : l’Iliade, ou les combats devant Ilion, et l’Odyssée, ou le retour d’Ulysse dans sa patrie après cette guerre. La critique a relevé, dans l’Iliade et dans l’Odyssée, quelques longueurs, des détails inutiles, des écarts multipliés ; mais, malgré ces défauts, il y a près de trois mille ans que toutes les nations éclairées admirent ces deux poèmes ; ce qui a fait dire à Chénier :

Trois mille ans ont passé sur la cendre d’Homère,
Et depuis trois mille ans, Homère respecté,
Est jeune encor de gloire et d’immortalité.

Après Homère, la Grèce ne compte plus qu’un poète épique digne de ce nom : c’est Apollonius de Rhodes, qui vivait 250 ans avant notre ère, et qui a chanté l’expédition des Argonautes.

Chez les Romains nous ne reconnaissons qu’un seul poème épique dans le sens étroit du mot : c’est l’Énéide de Virgile, ou le récit de l’établissement d’Énée et des Troyens dans l’Italie. Virgile a, dans son poème, imité les deux ouvrages d’Homère, et les a condensés, en quelque sorte, savoir, l’Odyssée dans ses premiers livres, et l’Iliade dans les derniers.

On a souvent comparé ces deux grands poètes’, et chacun les juge suivant son goût ou ses opinions. En général, on accorde à Homère la supériorité du génie producteur, puisqu’il a trouvé en lui-même de quoi remplir deux poèmes très longs ; qu’il a eu le secret de tirer le plus long des deux du sujet le plus mince et le plus étroit qui fut jamais, la brouillerie de deux princes pour une esclave. Il est surtout supérieur à Virgile pour la peinture des caractères, qui sont tous saillants chez lui, tandis qu’ils sont très pâles dans l’Énéide. D’un autre côté, le poète latin est bien supérieur dans l’ordonnance de son poème, la perfection de son style, la précision et le charme des détails. C’est là ce qui a fait dire à Voltaire « que si c’était Homère qui avait fait Virgile, c’était son plus bel ouvrage. »

Après Virgile, plusieurs Romains nous ont donné des poèmes du genre de l’épopée, mais qui diffèrent du grand poème épique comme nous allons le dire.

Lucain, né à Cordoue, en Espagne, en 59 de Jésus-Christ, fut élevé à Rome, dans la maison de Sénèque, son oncle. Son génie original ouvrit une route nouvelle : en choisissant une histoire récente pour sujet d’un poème épique, il s’est ôté toute la liberté de l’invention et l’usage du merveilleux. C’est la bataille de Pharsale, remportée par César sur Pompée, qui lui a fourni son sujet et son titre. Il a voulu suppléer au défaut d’invention par la grandeur des sentiments ; mais il a caché trop souvent sa sécheresse sous de l’enflure.

Stace, né à Naples vers l’an 50, a fait la Thébaïde, dont le sujet est la guerre odieuse que se firent Étéocle et Polynice, les deux fils d’Œdipe.

Valérius Flaccus a écrit les Argonautiques.

Silius Italicus, né à Rome en 65 de Jésus-Christ, a pris un sujet plus national : c’est la deuxième guerre punique. Il suit pas à pas Tite-Live pour les détails du récit, et copie servilement les formes de l’Énéide ; c’est dire assez que ce poème est dépourvu de chaleur et de coloris.

Nous devons à l’Italie les premiers poèmes du genre épique qui aient été faits depuis la renaissance des lettres. Le Roland amoureux de Boïardo fournit à L’Arioste, né à Reggio, en 1474, l’idée de son Roland furieux, poème où toutes les règles sont foulées aux pieds, mais admirable dans ses détails et dans son style, et plein de tableaux tour à tour sublimes et riants.

Trissino, ou le Trissin, né à Vicence en 1478, et contemporain de l’Arioste, était un homme d’un savoir très étendu et d’une grande capacité. Il entreprit un poème épique dont le sujet était l’Italie délivrée des Goths par Bélisaire, sous l’empire de Justinien. Il a tout pris d’Homère, hors le génie. Ses caractères sont peu marqués. Il est le premier moderne, en Europe, qui ait fait un poème régulier.

Camoëns, Portugais, né à Lisbonne en 1517, composa un poème sur la découverte des Indes, ou l’expédition de Vasco de Gama, qu’il intitula les Lusiades. Le sujet de ce poème n’est ni une guerre, ni le monde en armes pour une femme ; c’est un nouveau pays découvert à l’aide de la navigation.

Torquato Tasso, ou le Tasse, né à Sorrento, près de Naples, l’an 1544, donna à vingt-sept ans sa Jérusalem délivrée, qui fut traduite, et qui méritait de l’être, dans toutes les langues. C’est, sans comparaison, le plus beau poème épique des temps modernes. Son sujet est la première croisade ; son héros est Godefroi de Bouillon, qui, élu général des croisés, vient mettre le siège devant la ville sainte. Le Tasse fait paraître plusieurs grands personnages, dont il a l’art de varier les caractères à l’infini et de les soutenir jusqu’à la fin. Il a mis dans son ouvrage autant d’intérêt que de grandeur. On lui reproche quelque recherche d’esprit peu convenable dans un genre si sérieux ; ce qui a fait dire à Voltaire dans ses stances sur les poètes épiques :

De faux brillants, trop de génie
Mettent le Tasse un cran plus bas ;
Mais que ne tolère-t-on pas
Pour Armide et pour Herminie ?

Sur la fin du seizième siècle, don Alonzo d’Ercilla, gentilhomme de la chambre de l’empereur Maximilien, donna un poème intitulé Araucana, ou la Conquête du Chili. Ce poème est composé de trente-six chants, tous fort longs. Il est généralement médiocre. Ercilla a beaucoup de feu dans ses batailles, mais nulle invention, point de dessin. Les Espagnols le mettent néanmoins à côté des meilleurs poètes de l’Italie.

Jean Milton naquit à Londres en 1608. Une comédie intitulée Adam ou le Péché originel, qu’il vit représenter à Milan, lui fit concevoir le dessein de tirer de cette farce le sujet d’une tragédie. Ses idées augmentant avec le travail, il imagina de faire un poème épique, qu’il commença à l’âge de cinquante ans, et qu’il donna neuf ans après. Il l’intitula le Paradis perdu. Le sujet est la chute de nos premiers parents. Le plan est beau, le style noble, sublime, quelquefois dur. On y blâme trop de discours, des espèces de dissertations théologiques fort ennuyeuses, peu d’action, le manque de goût et de vraisemblance, et des épisodes trop peu liés. Malgré ces défauts la fécondité, la force et la beauté d’imagination qui règnent dans tout cet ouvrage, font marcher l’auteur bien près d’Homère, de Virgile et de Tasse.

Les Allemands vantent beaucoup le poème de la Messiade, par Klopstock, né en 1724, et mort au commencement de ce siècle. Le sujet est la mort du Messie. On sent tout ce qu’un tel sujet a de grand et de touchant. Mais les passions qui font vivre la poésie n’y peuvent jouer qu’un bien faible rôle.

Arouet de Voltaire, né à Paris (ou à Châtenay) en 1694, jaloux de la gloire de sa nation, lui a donné ce poème épique que les autres peuples nous accusaient de ne pouvoir pas produire. La Henriade a pour sujet la prise de Paris par Henri IV. On a dit avec quelque raison qu’il y a dans ce poème plus d’esprit que de génie, plus de coloris que d’invention, plus d’histoire que de poésie ; que les portraits, quoique très brillants, se ressemblent presque tous, l’auteur ayant toujours recours à l’antithèse ; que le sentiment y est étouffé par les descriptions ; enfin, que le plan est défectueux143. Le succès prodigieux qu’a eu la Henriade répond assez aux critiques qui en ont été faites. Il suffit de dire ici que si Voltaire n’a pas atteint la perfection de l’épopée, il a du moins fait voir que les Français pouvaient y arriver. Il a quelques endroits imités de Virgile, qui égalent les plus beaux du poète latin, comme la descente en esprit de Henri aux enfers, conduit par saint Louis, la mort du jeune d’Ailly tué par son père, etc.

Un mérite, enfin, qui n’est pas contesté à Voltaire, et qui suffirait seul pour faire vivre son ouvrage, c’est la perfection continue de son style, la noblesse des sentiments, et la sagesse des inventions, qui manque trop souvent aux autres poètes.