(1853) Petit traité de rhétorique et de littérature « Chapitre IX. Poésies fugitives. »
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(1853) Petit traité de rhétorique et de littérature « Chapitre IX. Poésies fugitives. »

Chapitre IX. Poésies fugitives.

§ 42. Définition ; classification. – épigramme.

Domairon réunit sous le nom de poésies fugitives un certain nombre d’ouvrages en vers, souvent fort différents de genre et de caractère, et qui ne se ressemblent à peu près en rien, sinon en ce qu’ils sont de très petite dimension, savoir, les énigmes, logogriphes et charades ; les épigrammes, madrigaux et sonnets ; le rondeau, le triolet, l’épitaphe, l’inscription, l’épithalame et la chanson.

C’est là une classification peu philosophique et une distinction peu lumineuse. Mais sans nous occuper d’établir ici un terme général plus convenable, ou de chercher une division plus rationnelle, empruntons-lui son titre et tachons de faire bien connaître successivement les pièces dont il parle. Nous commençons par les épigrammes ; les rondeaux, triolets, sonnets et ballades ont été étudiés à leur place.

Le mot épigramme est tiré du grec : il signifie inscription ; et dans son sens le plus général il veut dire des pièces de vers tellement courtes qu’on pourrait ou les inscrire, ou les considérer comme inscrites sur un tombeau, sur un vase, au-dessous d’une statue, etc. Ainsi, le mot épigramme, dans son sens originel, s’applique tout simplement à une pièce de poésie très courte, comme de douze ou quinze vers au plus.

Mais on a bientôt, parmi ces petites pièces, distingué des caractères assez différents pour les faire désigner par des dénominations diverses, que nous devons d’abord faire connaître.

Madame Deshoulières, par exemple, a écrit sur la prudence humaine ces vers aussi profonds que bien tournés :

Non, rien n’est si trompeur que la sagesse humaine :
Hélas ! presque toujours le détour qu’elle prend,
Pour nous faire éviter un malheur qu’elle attend,
       Est le chemin qui nous y mène.

Ce n’est pas là pour nous une épigramme : c’est une pensée, une réflexion ; et quoiqu’elle rentre dans cette catégorie générale des petites pièces, on ne la confond pas avec les autres.

Le sixain suivant de Boileau est d’un caractère tout différent : ce n’est plus la pensée, c’est la sensibilité qui en fait le mérite ; on l’appelle alors un madrigal et non pas une réflexion :

Voici les lieux charmants où mon âme ravie
       Passait à contempler Silvie,
Ces tranquilles moments, si doucement perdus.
Que je l’aimais alors ! que je la trouvais belle !
Mon cœur, vous soupirez au nom de l’infidèle :
Avez-vous oublié que vous ne l’aimez plus ?

Enfin dans cette pièce de Claude Mermet (poète du xvie  siècle) :

Les amis de l’heure présente
Ont le naturel du melon :
Il faut en essayer cinquante
Avant d’en rencontrer un bon.

Il y a une raillerie très amère contre ceux qui s’intitulent amis, mais qui ne méritent pas ce nom. Eh bien, c’est cette dernière pièce que nous appelons précisément une épigramme.

Ainsi, l’épigramme, prise dans son sens restreint, n’est autre chose qu’une pensée fine et mordante, dirigée contre quelqu’un ou quelque chose, et présentée heureusement et en peu de mots.

La brièveté et le sel sont les deux principaux caractères de ce genre de poésie. L’exposition du sujet, c’est-à-dire de la chose qui a produit ou occasionné la pensée, doit se faire remarquer par cette précision de style qui rejette tout ce qui est languissant et superflu. Le sel de l’épigramme consiste dans le trait plaisant et inattendu, dans la pensée piquante ou moqueuse, et rendue d’une manière vive et agréable, et qu’on appelle le trait, la pointe ou le bon mot 72.

Voici quelques exemples d’épigrammes ; celle-ci est de notre vieux Gombaud.

Voyant la splendeur non commune
Dont ce maraud est revêtu,
Dirait-on pas que la fortune
Veut faire enrager la vertu ?

Cette autre, de de Cailly, quoique portant sur un jeu de mots, est très mordante : il s’agit des rentes sur l’Hôtel-de-ville qui, dans l’ancien régime, n’étaient pas payées très exactement ; et quand l’argent manquait, un arrêt du conseil retranchait tout simplement un terme aux rentiers. C’est à propos d’un retranchement pareil que de Cailly a fait cette petite pièce :

De nos rentes, pour nos péchés,
Si les quartiers sont retranchés,
Pourquoi s’en émouvoir la bile ?
Nous n’aurons qu’à changer de lieu.
Nous allions à l’Hôtel-de-ville,
Et nous irons à l’Hôtel-Dieu.

Boileau estimait particulièrement l’épigramme suivante à cause de sa brièveté et de sa précision :

Ci-gît ma femme. Ah ! qu’elle est bien
Pour son repos et pour le mien !

Piron n’ayant pu être reçu à l’Académie française, en fit une tout aussi rapide, et plus mordante encore, contre le titre qu’on lui avait refusé :

Ci-gît Piron qui ne fut rien,
Pas même académicien.

Quelquefois le sel de l’épigramme vient d’un retour inattendu, d’une absurdité imprévue et subite, qui excite le rire ou la moquerie. Telle est cette pièce de La Martinière :

Un gros serpent mordit Aurèle :
Que croyez-vous qu’il arriva ?
Qu’Aurèle en mourut ? bagatelle :
Ce fut le serpent qui creva.

Le genre de l’épigramme dans le sens que nous venons de déterminer, peut conduire et conduit trop souvent à des personnalités injurieuses qu’on doit toujours s’interdire. Qui peut souffrir par exemple que Lebrun le lyrique, dise en parlant de M. Baour-Lorman :

Sottise entretient l’embonpoint ;
Aussi Baour ne maigrit point.

Y a-t-il rien de remarquable là-dedans que la dureté de l’insulte ? Y a-t-il quelque mérite à parler ainsi ? Il n’appartient qu’à un esprit méchant ou singulièrement léger d’attaquer ainsi les personnes, et de rimer des injures grossières.

Si l’on se sent un talent décidé pour ce genre de poésie, il faut, ou attaquer des personnages imaginaires, ou s’armer contre les vices généraux de la société, et faire des épigrammes morales, telles que celle-ci de J.-B. Rousseau. C’est le modèle du genre qui doit plaire à tous les bons esprits, même aux plus rigides73 :

Ce monde-ci n’est qu’une œuvre comique
Où chacun fait ses rôles différents.
Là, sur la scène, en habits dramatiques,
Brillent prélats, ministres, conquérants.
Pour nous, vil peuple, assis aux derniers rangs,
Troupe futile et des grands rebutée,
Par nous, d’en bas, la pièce est écoutée ;
Mais nous payons, utiles spectateurs :
Et quand la farce est mal représentée,
Pour notre argent nous sifflons les acteurs.

§ 43. Madrigal, inscription, épitaphe, impromptu.

Le madrigal peut avoir le même nombre de vers que l’épigramme ; il consiste également dans une seule pensée, et n’en diffère que par le caractère de cette pensée que nous avons vue moqueuse ou piquante, et qui est délicate au contraire dans le madrigal spécialement consacré à des sujets tendres ou galants.

L’épigramme a dans sa pointe quelque chose de plus vif, de plus étudié, de plus acéré ; le madrigal, au contraire, a quelque chose de plus doux, de plus gracieux.

Voici un madrigal qui peut servir de modèle : c’est une réponse de Pradon à une personne qui lui avait écrit, et qui avait mis dans sa lettre beaucoup d’esprit :

Vous n’écrivez que pour écrire :
C’est pour vous un amusement.
Moi, qui vous aime tendrement,
Je n’écris que pour vous le dire.

Tout le monde connaît ce madrigal de Voltaire à la marquise de Pompadour qu’il avait vue dessiner une tête :

Pompadour, ton crayon divin
Devait dessiner ton visage :
Jamais une plus belle main
N’aurait fait un plus bel ouvrage ;

et cet autre à la princesse Ulrique de Prusse, depuis reine de Suède :

        Souvent un peu de vérité
        Se mêle au plus grossier mensonge.
        Cette nuit, dans l’erreur d’un songe,
        Au rang des dieux j’étais monté.
Je vous aimais, Iris, et j’osais vous le dire :
Les dieux, à mon réveil, ne m’ont pas tout ôté :
        Je n’ai perdu que mon empire.

Les pensées, les épigrammes et les madrigaux, prennent chez nous le nom d’inscription, quand ils sont en effet inscrits quelque part. Ainsi, Malherbe a composé, pour la mettre sur une fontaine, cette pensée aussi salutaire que vraie :

Vois-tu, passant, couler cette onde,
Et s’écouler incessamment ?
Ainsi fuit la gloire du monde,
Et rien que Dieu n’est permanent ;

et Maynard, n’ayant rien obtenu de la cour ou de Richelieu qu’il avait longtemps et vainement importuné de ses demandes, fit graver sur la porte de son cabinet, dans sa retraite d’Aurillac, ces vers philosophiques, imités de Martial :

Las d’espérer et de me plaindre
Des muses, des grands et du sort,
C’est ici que j’attends la mort
Sans la désirer ni la craindre.

L’inscription sur un tombeau s’appelle épitaphe. Il y en a beaucoup qui sont purement fictives. Nous avons cité celle de Piron qui n’est qu’une épigramme très vive. Celle que La Fontaine a faite sur lui-même est bien remarquable et par la douceur des pensées, et par l’originalité de l’expression, et par ce ton d’insouciance qui faisait le fond de son caractère :

Jean s’en alla comme il était venu,
Mangeant son fonds avec son revenu,
Croyant trésors chose peu nécessaire.
Quant à son temps, bien sut le dispenser :
Deux parts en fit, dont il soulait74 passer
L’une à dormir et l’autre à ne rien faire.

Enfin, on appelle souvent impromptu les mêmes petites pièces produites sur-le-champ ou sans préparation. On cite plusieurs impromptus très ingénieux. En voici deux qui sont curieux en ce qu’ils se rattachent à une époque intéressante de notre histoire.

Lorsque le prince de Condé, prisonnier à Marcoussy, fut transféré au Havre en 1650, le comte d’Harcourt se chargea de le conduire. Tout le monde trouva cette fonction d’agent de police, peu digne d’un général aussi élevé ; et Condé lui-même improvisa contre lui, dans le carrosse où on l’emmenait, ce couplet épigrammatique :

        Cet homme gros et court,
        Si connu dans l’histoire,
        Ce grand comte d’Harcourt
        Tout couronné de gloire,
Qui secourut Cazal et qui reprit Turin,
Est maintenant recors de Jules Mazarin.

Quelque temps auparavant, lorsqu’on avait tiré Condé de Vincennes pour le transférer à Marcoussy, ses partisans et même ses ennemis étaient venus visiter les appartements qu’il avait occupés, les meubles qui lui avaient servi, les lieux où ses gardes étaient placés.

Mlle de Scudéri étant allée de même que tant d’autres visiter cette prison, la vue de quelques pots d’œillets que le prince avait pris plaisir à cultiver, lui inspira ces vers charmants :

En voyant ces œillets qu’un illustre guerrier
Arrosa de ces mains qui gagnaient des batailles,
Souviens-toi qu’Apollon bâtissait des murailles,
Et ne t’étonne pas que Mars soit jardinier.

§ 44. Contes très rapides. — Histoire de l’épigramme.

Ajoutons à ce que nous venons de dire sur toutes ces petites pièces, qu’on donne aussi très souvent, et assez improprement, le nom d’épigrammes à quelques contes très courts, et dont le sel consiste principalement dans le trait final. Telle est cette petite narration de notre vieux Saint-Gelais :

Un charlatan disait en plein marché
Qu’il montrerait le diable à tout le monde.
Si n’y en eut, tant fut-il empêché,
Qui ne courût pour voir l’esprit immonde.
Lors, une bourse assez large et profonde
Il leur déploie, et leur dit : « Gens de bien,
Ouvrez vos yeux ; voyez, y a-t-il rien ?
— Non, dit quelqu’un des plus près regardans.
— Et c’est, dit-il, le diable, oyez-vous bien,
Ouvrir sa bourse et ne voir rien dedans. »

Tel est aussi ce petit conte de Baraton, sur un mot de Caton, rapporté par saint Augustin :

Autrefois, un Romain s’en vint fort affligé
Raconter à Caton que la nuit précédente
Son soulier des souris avait été rongé,
Chose qui lui semblait tout à fait effrayante.
« Mon ami, dit Caton, reprenez vos esprits ;
Cet accident, en soi, n’a rien d’épouvantable.
Mais si votre soulier eût rongé les souris,
Ç’aurait été sans doute un prodige effroyable ; »

et cet autre assez heureusement tourné et bien connu :

Au mois de mai, se baignant dans la Seine,
Certain badaud y tomba dans un creux.
Quelques nageurs se donnèrent la peine
De l’en tirer : c’en était fait sans eux.
Grâce à leurs soins, il gagna le rivage,
Et rappela ses esprits doucement ;
Tant qu’à la fin, ayant repris courage :
« Beau sire Dieu ! cria-t-il hautement,
De me baigner si désormais l’envie
Me revenait, daignez me la changer ;
Oncques dans l’eau n’entrerai de ma vie
Qu’auparavant je ne sache nager. »

Le sel de ces récits consiste en ce que l’esprit suit paisiblement le récit, croyant arriver à quelque suite, naturelle en pareil cas, de ce qui avait été dit d’abord, mais que tout à coup il se sent rejeté brusquement sur une autre idée dont il était fort éloigné75.

Il est facile de voir que ces petits contes diffèrent essentiellement par leur objet, et même par la nature du talent qu’ils exigent, des pièces précédentes ; mais comme ils ont une forme et des dimensions à peu près pareilles, on a été porté à les confondre, et on les a réunis en effet.

Je n’ai plus maintenant qu’un mot à dire sur l’histoire de l’épigramme. C’était très peu de chose chez les Grecs ; souvent la pensée n’a pas le moindre sel ; et l’on n’en trouve que très peu, dans l’Anthologie, qui nous paraissent mériter l’attention des modernes.

Les meilleurs épigrammatistes latins sont Catulle, né à Vérone l’an 86 avant Jésus-Christ, et Martial, né en Espagne vers le milieu du premier siècle de l’ère chrétienne, qui passa la plus grande partie de sa vie à Rome. Le premier a plus de sentiment, plus de délicatesse ; le second plus de feu, plus de saillie76.

Quant aux Français, le nombre est presque infini de ceux qui se sont distingués dans ces petites pièces par l’agrément de la pensée, la précision de l’exposé, et la finesse ou la délicatesse du trait. On peut dire que tous nos poètes en ont fait et y ont réussi. Marot, La Fontaine, madame Deshoulières, Racine, J.-B. Rousseau, madame de La Sablière, Voltaire, s’y sont particulièrement distingués ; que si l’on veut mettre en ligne le nombre des épigrammes qu’ils ont faites, J.-B. Rousseau et Lebrun le lyrique sont sans doute ceux qui ont fait le plus d’épigrammes proprement dites ; et ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’elles sont presque toutes bonnes, tant cette forme acérée d’une pensée moqueuse est dans le goût du peuple français et dans le génie de notre langue.

§ 45. Énigme, charade, logogriphe.

On ne peut guère rapporter qu’à l’épigramme prise dans le sens le plus général deux ou trois petites pièces de poésie où l’on donne quelque chose à deviner, savoir, l’énigme, la charade et le logogriphe.

Ces petites pièces ne sont pas nécessairement en vers ; mais le fond y a si peu de valeur, qu’il faut bien en relever la forme ; et, de fait, chez nous, elles ne sont jamais en prose.

L’énigme est, en général, une sentence mystérieuse, une proposition qu’on donne à deviner, et qu’on cache sous des termes obscurs, presque toujours allégoriques ou à double sens.

Voici une énigme de La Motte. Il est difficile de rien trouver de plus ingénieux.

        J’ai vu, j’en suis témoin croyable,
    Un jeune enfant armé d’un fer vainqueur,
Le bandeau sur les yeux, tenter l’assaut d’un cœur
        Aussi peu sensible qu’aimable.
Bientôt après, le front élevé dans les airs,
        L’enfant, tout fier de sa victoire,
D’une voix triomphante en célébrait la gloire,
Et semblait pour témoin vouloir tout l’univers.
Quel était cet enfant dont j’admirai l’audace ?
Ce n’était pas l’Amour : cela vous embarrasse.

Ce dernier vers détruit tout ce que l’on avait pu présumer auparavant. La Motte savait bien qu’en réunissant tous ces traits, la pensée se porterait d’abord sur l’Amour, auquel ils paraissent convenir. Aussi dit-il que ce n’est pas cela ; et maintenant il reste à deviner que c’est un petit ramoneur, armé de sa raclette, le bandeau sur les yeux pour les garantir de la suie, tentant l’assaut du cœur de la cheminée, enfin chantant, selon l’habitude, lorsqu’il est arrivé au terme de son travail.

On affecte souvent dans l’énigme, afin de dérouter le lecteur, d’embrouiller le sens par des idées en apparence contradictoires, et qui s’expliquent pourtant très bien lorsqu’on sait le mot. Telle est l’énigme suivante sur le silence :

    Je ne suis rien : j’existe cependant ;
Les lieux les plus cachés sont les lieux que j’habite.
Le sage me connaît et la folle m’évite ;
Personne ne me voit, jamais on ne m’entend.
                    Du sort qui m’a fait naître,
                    La rigoureuse loi
                    Veut que je cesse d’être
                    Dès qu’on parle de moi.

L’énigme sur le secret a naturellement beaucoup de rapport, et dans le fond et dans la forme, avec la précédente :

    Je suis difficile à trouver
    Et plus encore à conserver.
    Les curieux, pour me connaître,
    Avec grand soin me font la cour.
Mais mon destin me défend de paraître :
    Car l’instant où je vois le jour
    Est l’instant où je cesse d’être.

La charade est une sorte d’énigme dans laquelle le mot que l’on donne à deviner est partagé en deux, rarement en trois autres, que l’on fait connaître par leurs définitions. En voici un exemple :

Pour aller me trouver, il faut plus que ses pieds ;
Et souvent en chemin on dit sa patenôtre.
Mon tout est séparé d’une de ses moitiés ;
La moitié de mon tout sert à mesurer l’autre.

Le mot est Angleterre : l’Angleterre est séparée d’une de ses moitiés, c’est-à-dire de la terre ; l’angle ou la première moitié sert à mesurer l’autre ou la terre. En effet, c’est par le calcul des angles et des côtés des triangles que la trigonométrie a pu mesurer le globe.

Voici une autre charade sur le mot château (chat, eau), qui est plus développée, et que Beauzée cite dans l’Encyclopédie :

        Chez nos aïeux presque toujours
J’occupais le sommet des plus hautes montagnes,
        Et là j’étais d’un grand secours.
Plus souvent aujourd’hui j’habite les campagnes,
        Où je figure noblement,
Et j’en fais, à coup sûr, le plus bel ornement.
Examine mon tout, et fais-en deux parties :
L’un est un animal très subtil et gourmand,
        Réjouissant par ses folies,
    De doux maintien, maître en minauderies,
    Traître surtout ; l’autre est un élément.

L’usage veut que les charades ne roulent que sur des mots de deux syllabes sonores ou de trois syllabes dont la dernière est muette. Beauzée a remarqué avec raison que cet usage n’était aucunement fondé ; que l’on pourrait faire de très jolies charades sur des mots qui se décomposeraient en trois parties significatives, comme tripotage, où l’on trouve tri (sorte de jeu), pot et âge ; ou tri, Pô et Tage (fleuves) ; ou tri et potage ; ou enfin tripot et âge.

Le logogriphe, dont le nom signifie embarras sur un mot, est une autre énigme où l’on donne à deviner un mot avec les lettres duquel on en a formé quelques autres qu’il faut deviner aussi. Tel est le logogriphe suivant cité dans l’Encyclopédie :

Je fais presque en tout lieu le tourment de l’enfance ;
Je porte dans mon sein mon ennemi mortel.
Il veut m’anéantir, et mon malheur est tel,
Qu’en le perdant je perds presque toute existence.
Déjà de mes dix pieds huit sont en sa puissance ;
Mais il m’en reste deux qui, dans le même sens,
L’un à l’autre accolés, seront pris pour deux cents.

Ce qu’on appelle ici les pieds, ce sont les lettres ; le mot est catéchisme, où l’on trouve athéisme. En retranchant les huit lettres de ce dernier mot, il reste ce, qui, placés à côté l’un de l’autre et lus comme chiffres romains, donnent, en effet, deux cents.

Dans les habitudes des faiseurs de logogriphes en vers, le mot total s’appelle souvent le corps ; les lettres sont les membres ou les pieds ; celle du commencement est la tête ; la dernière s’appelle la queue ; celle du milieu se nomme quelquefois le cœur. Quelquefois aussi ces mots s’entendent non d’une seule lettre, mais de deux ou trois, ou de syllabes entières, selon le cas. Le logogriphe suivant de Dufresny donnera un exemple de cet emploi des mots :

        Sans user de pouvoir magique,
Mon corps, entier en France, a deux tiers en Afrique.
Ma tête n’a jamais rien entrepris en vain ;
        Sans elle en moi tout est divin.
        Je suis assez propre au rustique,
        Quand on me veut tirer le cœur,
Qu’a vu plus d’une fois renaître le lecteur.
Mon nom bouleversé, dangereux voisinage,
Au Gascon imprudent peut causer le naufrage.

Le mot de ce logogriphe est Orange, ville de France ; les deux tiers sont Oran, ville d’Afrique ; la tête est or, métal, dont la suppression laisse ange ; le cœur est an, par la suppression duquel on a le mot orge ; le changement des lettres de ce mot orange fait trouver Garone (pour Garonne), fleuve qui coule dans la Gascogne et y cause assez souvent des ravages.

§ 46. Chanson.

La chanson est, en général, une petite pièce de vers destinée à être chantée. Elle traite des sujets familiers, amusants, tendres, badins, quelquefois satiriques, et c’est en quoi elle diffère de l’ode, qui s’élève jusqu’au sublime.

La forme de la chanson n’est pas toujours la même : sous Louis XIV, c’était souvent une petite pièce composée de vers inégaux, assemblés sans aucun ordre arrêté d’avance, et qu’on devait ensuite mettre en musique. On en trouve des exemples dans Molière et dans Regnard. Dans les Folies amoureuses de ce dernier, Agathe chante :

    Toute la nuit entière,
    Un vieux vilain matou
Me guette sur la gouttière.
        Oh ! qu’il est fou !
    Ne se peut-il point faire
    Qu’il s’y rompe le cou ?

Aujourd’hui, la chanson est toujours divisée en stances égales qu’on appelle des couplets (p. 136) ; à moins qu’elle ne soit faite tout entière sur un air déjà connu, auquel cas la longueur des vers est déterminée par l’air lui-même.

Ce genre de poésie doit présenter une suite d’idées naturelles et piquantes, d’images douces et gracieuses, qui tendent toutes au même sujet. On veut que le style de la chanson soit léger, les expressions choisies et toujours exactes, la marche libre, les vers faciles et coulants, que les tours n’aient rien de forcé ; que tout y soit fini sans que le travail s’y fasse sentir.

Chaque couplet d’une chanson doit être terminé par une pensée fine ou un sentiment délicat.

Il y a des chansons qui ont un refrain, c’est-à-dire que chaque couplet y finit par le même vers. Ce refrain doit contenir l’idée principale de la chanson, et cette idée doit être saillante, toujours liée avec celles qui la précèdent et toujours amenée avec art.

Il y a autant d’espèces de chansons qu’il y a de sentiments divers qui peuvent inspirer les poètes : chansons patriotiques, guerrières, historiques, champêtres, etc. ; mais, en général, on les rattache aux trois espèces les plus nombreuses, savoir : les chansons érotiques, les bachiques, et les satiriques, autrement nommées vaudevilles.

Pour bien réussir dans le genre de la chanson érotique, il faut une grande finesse dans l’esprit, et beaucoup de délicatesse dans les sentiments.

Lorsqu’une chanson érotique contient une historiette exprimant un sentiment tendre, on l’appelle romance. Elle doit principalement tirer son mérite de la naïveté et de la simplicité77. Voici une romance de Millevoye ; elle est intitulée la Fleur du souvenir, parce qu’elle a pour sujet la fleur qui s’appelle Souvenez-vous de moi.

On m’a conté qu’en Helvétie,
Louise, une fleur à la main,
Près de Lisbeth, sa douce amie,
Un jour s’était mise en chemin.
« Bon ermite, assis sur la pierre,
Disait-elle, dans ta prière
                Souviens-toi
                    De moi. »

Advint qu’en sa route orageuse,
Je ne sais quel pressentiment
Troubla la belle voyageuse,
Qui soupira profondément.
« Hélas ! dit-elle à son amie,
Avant toi si je perds la vie,
                Souviens-toi
                    De moi. »

Soudain l’avalanche sauvage
Roule et l’entraîne dans son sein.
Jetant alors sur le rivage
La fleur qu’elle tenait en main :
« Adieu, dit-elle, mon amie,
Garde bien cette fleur chérie ;
                Souviens-toi
                    De moi. »

Lisbeth veut suivre son amie ;
Au trépas elle veut courir.
Mais on la retient à la vie ;
Vivre, ah ! pour elle, c’est mourir.
Elle garda la fleur fidèle ;
Et depuis, cette fleur s’appelle
                Souviens-toi
                    De moi.

On appelle quelquefois anacréontiques (et c’est une qualification bien mal justifiée) des chansons érotiques, comme on suppose qu’Anacréon en a pu faire, dans lesquelles il y a à la fois une grande délicatesse de sentiment et une grande douceur d’expression.

La chanson de Bernard, intitulée la Rose, est souvent donnée comme un modèle du genre. En voici les premiers couplets :

Tendre fruit des pleurs de l’Aurore,
Objet des baisers du Zéphyr,
Reine de l’empire de Flore,
Hâte-toi de t’épanouir.

Que dis-je ? hélas ! crains de paraître ;
Diffère un moment de t’ouvrir.
L’instant qui doit te faire naître
Est celui qui doit te flétrir.

Thémire est une fleur nouvelle
Qui subira la même loi ;
Rose, tu dois briller comme elle :
Elle doit passer comme toi.

Les chansons bachiques sont consacrées à la louange du vin et des buveurs. L’enjouement et la liberté en sont le principal caractère. On y souffre cependant les traits brillants d’une imagination hardie, un style noble et animé, et un certain enthousiasme. Cette élévation, ces transports, ce délire même, font le plaisant de ces sortes de chansons, parce qu’il semble que c’est la liqueur que le poète célèbre qui les a fait naître78.

Tout le monde connaît celle d’Adam Billaut, le menuisier de Nevers, qui commence ainsi :

Aussitôt que la lumière
A redoré nos coteaux,
Je commence ma carrière
Par visiter mes tonneaux.
Charmé de revoir l’aurore,
Le verre en main, je lui dis :
« Vois-tu sur la rive maure
Plus qu’à mon nez de rubis ? ?

Le plus grand roi de la terre,
Quand je suis dans un repas,
S’il me déclarait la guerre,
Ne m’épouvanterait pas.
À table, rien ne m’étonne,
Et je pense, quand je boi,
Si là-haut Jupiter tonne,
Que c’est qu’il a peur de moi.

Si quelque jour, étant ivre,
La mort arrêtait mes pas,
Je ne voudrais pas revivre
Pour changer ce doux trépas.
Je m’en irais dans l’Averne
Faire enivrer Alecton,
Et bâtir une taverne
Dans le manoir de Pluton, etc.

Ce qui fournit ordinairement la matière des chansons satiriques ou vaudevilles, ce sont les actions répréhensibles, les mœurs irrégulières et les événements remarquables par leur singularité ou par leur importance. La pensée qui termine chaque couplet doit surtout être vive, piquante, avoir même quelque chose de caustique ou de mordant. Mais qu’on ne passe point les bornes d’une critique fine et d’une raillerie délicate. Il faut se contenter d’attaquer les vices et les ridicules généraux, sans jamais donner dans l’odieux des personnalités. C’est uniquement par là que ces sortes de chansons peuvent être de quelque avantage à la société79.

Voici quelques couplets d’un vaudeville de Panard, qui peut passer pour un modèle :

Que ducs et pairs, seigneurs et magistrats,
    Trouvent souvent sur leur passage
    Des gens qui leur rendent hommage,
        Cela ne me surprend pas.
Mais qu’une cour tous les jours environne
    Un faquin qui, sur un brancard,
    Foule les coussins de brocart
    Aux dépens du tiers et du quart,
        C’est là ce qui m’étonne.

Qu’au Châtelet, doyens et candidats
    Plument tous les jours une dupe
    Qui dans un procès les occupe,
        Cela ne me surprend pas.
Mais qu’en quittant cette troupe gloutonna,
    Un plaideur aille, dans l’instant,
    Chez un autre où l’on gruge autant,
    De ses fonds porter le restant,
        C’est là ce qui m’étonne.

Que dans Alger, on trouve des ingrats,
    Et que chez le peuple tartare
    La reconnaissance soit rare, Cela ne me surprend pas.
Mais qu’à Paris mainte et mainte personne,
    Qui vient vous demander lundi
    Un plaisir qu’on lui fait mardi,
    N’y pense plus le mercredi,
        C’est là ce qui m’étonne.

On donne encore le nom de vaudeville à un divertissement en chanson qui termine souvent les petites pièces de théâtre, et de là le nom de vaudeville s’est étendu aux pièces entières.

Il y a encore quelques chansons particulières qu’on désigne sous des noms différents. Indiquons seulement ici l’épithalame, qui est une chanson de noces ; la musette, qui est une chanson champêtre ; le pot-pourri, qui est une chanson composée de couplets à chanter sur des airs différents, et par conséquent inégaux.