(1853) Petit traité de rhétorique et de littérature « Chapitre VII. Vers, stances, classification des poèmes. »
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(1853) Petit traité de rhétorique et de littérature « Chapitre VII. Vers, stances, classification des poèmes. »

Chapitre VII. Vers, stances, classification des poèmes.

§ 35. Vers ; mesure ; césure ; arrangements des vers.

Les poèmes, nous l’avons dit, sont les ouvrages en vers.

On appelle vers, dans la plus grande étendue du sens, un discours partagé en groupes de mots et de syllabes, suivant une certaine cadence ou mesure déterminée par l’usage.

En d’autres termes, les vers sont des membres ou des incises de périodes soumis à une forme particulière et constante.

Cette forme particulière dépend, chez nous, de trois conditions spéciales : la rime, la mesure ou le mètre, et l’absence de l’hiatus.

On appelle hiatus ou bâillement la rencontre dans un même vers de deux voyelles sonores, l’une à la fin d’un mot, l’autre au commencement du mot suivant, comme dans porté ici. La règle absolue à l’égard de l’hiatus est qu’il soit rigoureusement banni de nos vers.

La mesure des vers français ou leur mètre n’est autre chose que le nombre de leurs syllabes. Ces syllabes se comptent toutes, depuis la première jusqu’à la dernière syllabe sonore. La syllabe muette qui termine le vers ne compte pas : ainsi dans ce vers de Corneille :

La façon de donner vaut mieux que ce qu’on donne,

on compte douze syllabes seulement ; la treizième ne étant muette et finale, est comme si elle n’existait pas.

Dans l’intérieur du vers, les syllabes muettes se prononcent et comptent. Cependant, si la voyelle muette e se trouve devant une autre voyelle ou une h muette, elle est élidée, c’est-à-dire mangée dans la prononciation ; elle ne subsiste plus que pour l’orthographe et ne compte pas dans la mesure. Un téméraire auteur ne fait donc que six syllabes.

Cela compris, les vers usités en français sont ceux de cinq, six, sept, huit, dix et douze syllabes, surtout ces trois derniers. On distingue les vers par le nombre de ces syllabes ou par le nombre de leurs pieds, en prenant régulièrement deux syllabes pour un pied. Le vers de douze syllabes a donc six pieds ; celui de dix syllabes, cinq ; celui de huit syllabes, quatre ; celui de sept syllabes, trois pieds et demi, etc.

Enfin, le vers de quatre pieds s’appelle souvent petit vers ; celui de cinq pieds, vers commun ; et celui de six pieds, grand vers ou vers alexandrin.

Les vers de cinq et de six pieds ont une césure.

On appelle césure un repos momentané et moins marqué que le repos final, introduit dans ces vers pour en faciliter la prononciation et en augmenter le rythme.

La césure, dans le vers de dix syllabes, doit tomber sur la quatrième, comme dans cet exemple de Gresset :

Volage muse, — aimable enchanteresse.

Dans le vers de douze syllabes, la césure tombe sur la sixième, et partage ainsi le vers en deux parties égales ou moitiés qu’on nomme hémistiches, comme dans ce vers de Racine :

Ma foi ! sur l’avenir, — bien fou qui se fiera.

Les vers, considérés quant à la manière dont on les combine entre eux, sont suivis, croisés ou mêlés.

Les vers suivis ou égaux sont des vers de même mesure ; les vers sont croisés quand des vers de mesure inégale reviennent à tour de rôle et avec symétrie ; ils sont mêlés quand on admet des mètres inégaux sans s’astreindre à conserver entre eux un ordre régulier.

§ 36. Rime.

Ce n’est pas assez pour nous que nos vers aient une certaine cadence déterminée par leur mètre et leur césure ; il faut encore qu’ils riment ensemble.

La rime est, en général, un son pareil à la fin de deux ou plusieurs vers. Toutefois, pour que la rime soit bonne, on veut que, outre l’exacte ressemblance du son final, les consonnes ou les voyelles qui le suivent soient pareilles, même quand on ne les prononce pas. Ainsi, danger rime avec manger, mais non avec mangé ; plaisir rime avec désir, et non avec désire.

Les rimes se distinguent quant à leur genre, quant à leur richesse et quant à leur arrangement.

Quant à leur genre, les rimes sont masculines ou féminines.

Les rimes masculines sont celles des mots qui se terminent par un son plein ou une syllabe sonore, comme nous et loups, grands et enfants, air et enfer.

Les rimes féminines sont celles où la dernière syllabe est muette, c’est-à-dire formée par l’e muet, comme ouvrage et suffrage, mère et sincère, chérie et patrie.

La règle générale de la versification française, eu égard au genre des rimes, c’est de faire alterner les masculines et les féminines.

On appelle souvent, et par abréviation, vers masculins, ceux qui sont terminés par une rime masculine ; et vers féminins, ceux qui sont terminés par des rimes féminines. L’expression n’est pas parfaitement exacte ; mais elle est usitée.

Les rimes, considérées quant à leur richesse, sont pauvres, suffisantes, riches ou superflues.

Les rimes pauvres sont celles qui n’ont absolument de commun que le son consonant, comme voilà et creva, arrêt et plaît, jardin et chemin. On recommande, en général, d’éviter les rimes pauvres. Le grand nombre de ces rimes accuse une négligence ou une ignorance des règles, impardonnables chez un poète. Toutefois on regarde comme plus tolérables celles où la consonance embrasse plus de lettres et celles où l’un des deux mots est un monosyllabe.

Les rimes suffisantes sont celles où le son consonant est suivi d’articulations semblables, comme polir et saphir, secrète et poète, périlleuse et épineuse, etc.

Les rimes riches ou pleines sont celles où le son consonnant est précédé de la même articulation, comme dans captif et rétif, consumer et rimer, mesure et césure. On voit pourquoi ces rimes sont appelées riches : c’est qu’elles embrassent la syllabe consonante tout entière, indépendamment de la syllabe muette qui la suit dans les vers féminins.

Les rimes superflues sont celles qui embrassent non seulement la syllabe consonante tout entière, mais tout ou partie de la syllabe précédente, comme auteur et hauteur, Faret et cabaret, courtisan et partisan.

Les rimes superflues ne se trouvent guère que par rencontre dans les vers. On ne doit ni les rechercher ni les fuir ; mais c’est dans la catégorie des rimes riches et des rimes suffisantes que les poètes doivent constamment chercher leurs fins de vers.

Les rimes, quant à leur arrangement entre elles, sont plates, croisées ou mêlées.

Les rimes plates sont celles qui marchent par paire, comme cela a lieu dans la plupart des grands poèmes.

Les rimes croisées s’entrelacent dans un certain ordre et avec une certaine symétrie qu’on voit régner ensuite dans toute la pièce.

Les rimes mêlées sont celles qui se succèdent sans aucun ordre, sauf toutefois la règle qui fait alterner les rimes masculines et les rimes féminines.

§ 37. Combinaison des vers et des rimes. — Stances.

Les divers arrangements de rimes combinés avec les arrangements des vers ne donnent pas lieu à des combinaisons fort nombreuses.

Les vers mêlés n’admettent guère que des rimes mêlées. C’est ainsi que sont écrites presque toutes nos fables, depuis La Fontaine.

Les vers croisés n’admettent guère aussi que les rimes croisées. Comme ce croisement des rimes d’une part, de l’autre celui des mètres, sont deux moyens d’augmenter l’harmonie, on fait en sorte qu’ils s’aident l’un l’autre, et se fortifient au lieu de se contrarier. On obtient ainsi les stances, dont nous parlerons tout à l’heure.

Les vers suivis se prêtent aux trois arrangements des rimes : d’abord aux rimes plates ; toutefois ces rimes ne sont bien agréables que dans les vers de douze syllabes ; puis aux rimes mêlées, qui font très bien dans les vers de cinq pieds et au-dessous, mais sont peu favorables aux alexandrins ; enfin aux rimes croisées, avec lesquelles ils forment des stances.

Les stances sont des groupes composés de vers semblables, revenant dans le même nombre et dans le même ordre, présentant un sens complet, et coupés à l’intérieur par des repos semblablement espacés.

Lorsque les rimes ne s’entrecroisent pas toujours de même, ou lorsque les vers, grands et petits, ne se succèdent pas d’une manière uniforme, le nombre des vers restant néanmoins égal, les stances sont dites irrégulières. L’harmonie en est toujours moins belle que celle des vraies stances.

Nous avons des stances de quatre à dix vers. Au-dessous de quatre vers, l’harmonie de la stance est tellement uniforme et répétée qu’elle fatigue l’oreille plutôt qu’elle ne l’amuse. Aussi ne dit-on pas stance de deux ou de trois vers, mais distique ou tercet ; et l’on appelle, en général, couplets, les petites stances qui entrent dans des chansons. Au-dessus de dix vers, la stance est si étendue que l’oreille ne peut guère la saisir.

Les stances peuvent donner naissance à une multitude de combinaisons diverses ; c’est au poète de choisir celles qui lui paraissent avoir la mélodie convenable.

Les stances les plus usitées sont celles de quatre, six, huit et dix vers. Les stances de six vers se divisent en deux tercets et admettent une prodigieuse quantité de combinaisons, à cause des vers de différentes mesures, qu’on y fait entrer.

Les stances de huit, neuf et dix vers sont le plus souvent en vers égaux, de trois pieds et demi, ou quatre pieds. Les premières se divisent naturellement en deux quatrains ; les suivantes se divisent en un quatrain suivi d’une stance de cinq vers ; les dernières, ou stances de dix vers, se décomposent en un quatrain suivi de deux tercets. Ce sont les plus magnifiques et les plus harmonieuses de nos stances.

Dans les odes, nos stances s’appellent souvent strophes : c’est par une imitation un peu hasardée de l’antiquité. En effet, chez les Grecs et les Romains, les groupes dont les odes se composaient étaient formés de vers d’une mesure déterminée qui revenaient toujours dans le même ordre ; c’est ce que signifie le mot grec strophe, en français tour. Mais le sens n’était pas nécessairement suspendu à la fin des strophes, en sorte qu’elles enjambaient fort souvent chacune sur la suivante. Chez nous, au contraire, le repos à la fin de la stance, et par conséquent le sens terminé ou au moins suspendu à la fin de chaque, groupe, est une condition indispensable. Ce sont donc des stances dans la rigueur du terme, et non des strophes, qui entrent dans nos odes ; et si nous les appelons des strophes, il faut au moins nous souvenir que ces strophes différent essentiellement de celles des anciens.

§ 38. Poèmes en général. — Classification.

On vient de voir les différentes formes du discours mesuré, les règles générales qui regardent le mécanisme des vers et qu’il faut observer pour être un bon et agréable versificateur. Mais le poète doit joindre au talent de faire des vers, celui d’en composer des ouvrages ; il faut pour cela inventer et peindre.

Cette invention et ce talent de peindre ou d’imiter la nature, comme on dit, sont des dispositions particulières, que l’étude développe mais qu’elle ne donne pas. Il est donc inutile de s’y arrêter ici.

Disons seulement à propos de l’imitation de la nature, que c’est surtout la belle nature qu’il faut imiter dans la poésie. Cette épithète de belle signifie qu’il ne faut pas prendre pour objet de son travail toutes les idées ou tous les objets sans aucun choix. Il y a dans le monde une multitude d’objets qui ne doivent pas être représentés, parce qu’ils sont indignes de notre attention, ou que même ils nous répugnent. Ainsi, eu égard à nous-mêmes, nous divisons les objets naturels en objets laids et en objets beaux ; autrement dit, il y a pour nous une nature laide, et une nature belle ; c’est dans celle-ci qu’il faut prendre nos sujets d’imitation.

Ce n’est pas tout ; le poète doit même, dans ses compositions, embellir la nature. — L’embellir ? dira-t-on, et comment cela ? peut-il créer des beautés qui n’y soient pas ? — Non, mais il rassemble les plus beaux traits de la même espèce qu’il voit épars dans la nature, et qui peuvent former un tout parfait en son genre. C’est ce que nous explique très bien Cicéron au commencement de son second livre de l’Invention.

Le célèbre peintre Zeuxis d’Héraclée ayant été invité par les Crotoniates à représenter dans un tableau une beauté parfaite, pensa bien qu’il ne pourrait pas en trouver un modèle existant dans la nature. Que fit-il ? il en observa les plus beaux traits dans plusieurs belles personnes, les rassembla, en forma un tout, et montra ainsi sur la toile cette perfection idéale qu’on désigne par le mot de belle nature 68.

Il est donc bien entendu que le poète ne doit pas tout imiter ; et que ce qu’il imite, il l’imite en beau. Aussi emploie-t-il un style particulier qu’on désigne sous le nom de style poétique.

Nous savons déjà que ce style diffère de la prose dans sa constitution grammaticale69 : il en diffère aussi par le choix des pensées et des expressions. Il faut que celles-ci soient toujours nobles, riches, douces, gracieuses, agréables, selon la diversité des sujets, et qu’elles n’aient jamais rien de commun ni de trivial.

Il y a des mots qui sont en eux-mêmes ignobles et bas ; le poète doit les éviter, ou, s’il les emploie, il faut qu’il les place de manière à les rendre dignes de la poésie.

D’un autre côté, il y a des mots qui paraissent uniquement consacrés aux vers, sans pouvoir être reçus dans la prose. Tels sont humains pour hommes ; forfaits pour crimes ; coursier pour cheval ; glaive pour épée ; ondes pour eaux ; antiques pour ancien ; jadis pour autrefois ; soudain pour aussitôt, etc. Les traités spéciaux de versification donnent la liste de ces mots poétiques.

Nous les signalons seulement ici pour montrer qu’ils contribuent, avec les inversions, les épithètes nombreuses et autres figures, à distinguer la poésie de la simple prose.

La classification des ouvrages en vers est difficile à faire d’une manière exacte. Les critiques ne s’accordent pas sur leurs véritables analogies ou leurs différences essentielles. Nous écarterons toute difficulté en acceptant ici, sans la louer ni la blâmer, cette division pratique, reçue généralement, et d’ailleurs assez commode, qui met d’abord les petites pièces anciennes fondées sur une disposition particulière des mots ou des rimes, comme le rondeau, la ballade, le sonnet, etc. ; ce sont là plutôt des formes particulières que des genres de poèmes, et qui appartiennent spécialement à notre vieille langue. Il faut pourtant les connaître.

2º. Les petites pièces, comme les impromptu, épigrammes, madrigaux, chansons, qu’on appelle souvent poésies fugitives, à cause du peu d’importance qu’on leur attribue.

3º. Les petits poèmes modernes, c’est-à-dire cultivés par les poètes modernes, savoir, les apologues, idylles, épîtres, satires, contes en vers et odes, qui, bien que de genre ou de caractère différents, se ressemblent en ce point qu’ils ne sont pas divisés en plusieurs parties.

4º Les poèmes proprement dits, ou grands poèmes, dont le sujet est assez développé et dont la lecture est assez longue pour qu’on ait été porté à les diviser en plusieurs parties appelées chants ou livres.

5º. Les poèmes dramatiques, dont la forme est absolument différente de celle des précédents, et qui, dans tous les systèmes de classification, occupent ensemble une place à part.