(1853) Petit traité de rhétorique et de littérature « Chapitre VI. Contes, romans, nouvelles. »
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(1853) Petit traité de rhétorique et de littérature « Chapitre VI. Contes, romans, nouvelles. »

Chapitre VI. Contes, romans, nouvelles.

§ 32. Définition.

L’abbé Girard et d’Alembert ont essayé, chacun de son côté, de fixer exactement le sens des mots conte et roman ; ils ne sont pas parfaitement d’accord dans leurs définitions.

Il semble résulter des exemples mêmes qu’ils apportent, ainsi que de l’usage, qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre le conte et le roman : l’un et l’autre sont des narrations mensongères ou regardées comme telles.

Tout ce qu’on peut dire, c’est que conte est le terme générique, puisqu’il s’applique à toutes les narrations fictives, depuis les plus courtes jusqu’aux plus longues ; le roman ne se dit que de celles-ci. Un conte de trois pages ne s’appellera jamais un roman ; tandis qu’un roman est, dans toute la rigueur du terme, un conte suffisamment long ; et, comme il y a des contes qui sont, en effet, fort longs, il est évident qu’on pourrait les appeler tout aussi bien des romans. Tel est le conte du Bélier, et surtout celui des Quatre Facardins, d’Hamilton.

La nouvelle ne se distingue pas, non plus, au fond, du conte ou du roman : dans l’usage ordinaire, c’est un roman de petite dimension, dont le sujet est présenté comme tout à fait nouveau, au moins comme peu ancien, où l’on donne surtout une forme ou des détails inconnus jusqu’ici.

Ainsi, ce que nous disons de l’un de ces ouvrages s’applique à l’autre, sauf les différences qu’entraîne nécessairement le changement de dimension.

La forme essentielle du roman ou du conte étendu consiste surtout à enchaîner ensemble des aventures intéressantes qui tendent toutes à un dénouement désiré par le lecteur.

Qu’y a-t-il à faire pour cela ? Il s’agit d’abord d’inventer des événements peu ordinaires, mais qui soient pourtant vraisemblables, c’est-à-dire qui ne soient pas en contradiction formelle soit avec ce que nous voyons ordinairement dans le monde, soit avec la donnée première. Ces événements doivent amener des situations particulières, et, par suite, des peintures vraies du cœur humain, des mouvements qui l’agitent, des passions qui le tyrannisent, des plaisirs ou des peines qui en résultent. Rien ne doit languir dans ce récit. Que l’action marche avec rapidité ; que le style soit vif et plein de chaleur, qu’il varie suivant les situations des personnages.

Les situations, à leur tour, doivent n’avoir rien de forcé. Que les caractères particuliers soient bien marqués et parfaitement soutenus jusqu’à la fin ; que le dénouement soit amené naturellement et par degrés, et sorte du seul fond des événements, autant qu’il est possible, sans l’intervention de personnages étrangers à ce qui précède.

Il est permis de rompre le fil du récit de la principale action par des incidents ou événements particuliers ; mais il faut que ces incidents soient vraisemblables ; qu’ils tiennent fortement au sujet et soient même nécessaires à son développement ; qu’ils piquent d’ailleurs la curiosité, et offrent assez d’intérêt pour dédommager le lecteur du retard qu’on met à satisfaire son impatience d’arriver à la fin des aventures.

Telles sont les règles littéraires pour la composition du roman ou conte développé. Il y en a une autre qu’on peut nommer morale, qui est bien importante et malheureusement négligée ou méprisée par un grand nombre de romanciers. « Le divertissement du lecteur, dit Huet, évêque d’Avranches, dans son savant Traité de l’origine des romans, n’est qu’une fin subordonnée à la principale, qui est l’instruction de l’esprit et la correction des mœurs. » Le but que l’écrivain doit se proposer est donc d’instruire sous le voile de la fiction, de polir l’esprit et de former le cœur en présentant un tableau de la vie humaine. Censurer les ridicules et les vices, montrer le triste effet des passions désordonnées, s’attacher toujours à inspirer l’amour de la vertu, et faire sentir qu’elle seule est digne de nos hommages, qu’elle seule est la source de notre bonheur : tel est le principal devoir du romancier. Ce n’est qu’en le remplissant qu’il peut faire un ouvrage qui tourne à l’avantage des mœurs et de la société66.

§ 33. Division des romans.

Comme il n’y a pas de branche de la littérature qui soit plus féconde et qui intéresse plus le commun des lecteurs que celle des romans, il n’y en a pas non plus dont on ait étudié et classé les produits avec plus de soin.

On distingue d’abord les romans, quant à leur forme, en romans suivis ou continus, et romans par lettres. Ces derniers sont ceux où l’auteur suppose que deux ou plusieurs correspondants s’écrivent leurs aventures. Il s’arrange cependant de manière que ces aventures se suivent et s’enchaînent, puisque c’est là ce qui constitue le genre même dont nous parlons.

Les romans continus ou suivis sont ceux où l’auteur se pose tout simplement comme narrateur, et raconte ce qu’il sait ou qu’il a appris s’être passé. Ces romans ont sur le roman par correspondance l’avantage évident de se mieux prêter au développement rapide des caractères, à la succession et à l’enchaînement des actes.

Quant au fond, on distingue les romans en plusieurs espèces, dont les principales sont le roman de mœurs, le roman intime, le roman d’intrigue, le roman historique, le roman d’éducation, le roman merveilleux ou fantastique, et le roman poétique.

Dans le roman de mœurs, on représente exactement les mœurs générales de la société où l’on vit. Tel est le Gil Blas, tels sont les autres romans de Le Sage ; c’est le roman par excellence, et l’on peut dire que tous les autres participent plus ou moins de celui-là, puisque sans cette qualité ils n’intéresseraient à peu près personne.

Le roman intime est une variété du précédent. L’auteur s’attache à y peindre et y développer un ou deux caractères par le simple exposé des sentiments, sans presque y mêler aucune action. Telle est la Princesse de Clèves de madame de Lafayette ; tel est le René de Chateaubriand.

Le roman d’intrigue est celui où les événements s’embarrassent et s’enchevêtrent afin d’attacher de plus en plus le lecteur. Ce genre est moins estimé, parce qu’il ne nous apprend à peu près rien d’utile, et qu’il amuse seulement pendant quelques heures.

Dans le roman historique, on fait assister l’un des personnages à une action réelle et connue, dont il peut ensuite nous rapporter des détails que l’histoire néglige presque toujours. C’est dans ce genre que s’est illustré Walter Scott.

Le roman d’éducation, le nom l’indique, est celui qui est destiné à l’éducation des enfants. Il y a aujourd’hui un grand nombre d’ouvrages estimables faits pour ce but, et qui sont mis avec fruit entre les mains des jeunes gens ou des jeunes personnes.

Dans le roman merveilleux ou fantastique on fait agir des personnages de pure imagination, et doués d’un pouvoir surnaturel, comme des fées, des génies, des enchanteurs ; on les appelle souvent contes de fées quand ils ont un caractère enfantin.

Le roman poétique est celui dans lequel les événements ont quelque chose d’héroïque, et où surtout l’auteur affecte en prose les formes de style et les idées généralement réservées à la poésie. Tels sont le Télémaque de Fénelon, les Martyrs de Chateaubriand, l’Antigone de Ballanche, etc. C’est pour cette sorte d’ouvrage qu’on a quelquefois proposé le nom de poème en prose. Mais il y a dans ces mots une contradiction évidente que nous avons déjà signalée (p. 5 et 4), et qu’on évite en les appelant des romans poétiques.

Telles sont les principales espèces de romans reconnues par les littérateurs, et qui font souvent le sujet de la conversation dans la société polie ; une seule épithète suffit presque toujours pour en déterminer la nature.

Il est inutile de nous étendre sur l’origine et les progrès de cette sorte d’ouvrage, et de faire connaître ceux qui nous sont restés ou que l’on connaît des Grecs et des Romains. Il suffira de dire qu’en France les romans prirent naissance entre le xe et le xiie  siècle, dans la retraite et le silence des cloîtres. Ces ouvrages furent écrits en latin corrompu, nommé Romain rustique ou Langue romane, d’où leur est venu leur nom. On vit naître à cette époque une multitude de légendes et de récits merveilleux qui, ensuite, ornés et fécondés par les conteurs de toute sorte, furent l’origine de nos romans de chevalerie. Vers la fin du xvie  siècle, Honoré d’Urfé, par son roman d’Astrée, mit à la mode le roman pastoral. Ce genre fut exploité par beaucoup d’imitateurs, et enfin, se modifiant successivement, il arriva aux formes variées reconnues aujourd’hui.

On ne peut guère citer des romans par extraits, puisque alors ils perdent l’enchaînement des événements qui fait un de leurs mérites. Toutefois, nous donnerons ici, comme modèles de style, un fragment du Diable boiteux de Le Sage, et un autre du Télémaque de Fénelon.

Le premier de ces ouvrages est littéralement une galerie de portraits. Un jeune étudiant délivre le diable Asmodée, qui avait été emprisonné dans un bocal par un magicien son ennemi ; et ce démon, par reconnaissance, lui apprend l’histoire et lui découvre le fond des cœurs de toutes les personnes qu’il lui fait voir dans les différentes maisons de Madrid.

— Que signifient ces étincelles de feu qui sortent de cette cave ?

— C’est une des plus folles occupations des hommes, répondit le diable. Ce personnage qui, dans cette cave, est auprès de ce fourneau embrasé, est un souffleur. Le feu consume peu à peu son riche patrimoine, et il ne trouvera jamais ce qu’il cherche. Entre nous, la pierre philosophale n’est qu’une belle chimère, que j’ai moi-même forgée pour me jouer de l’esprit humain, qui veut passer les bornes qui lui ont été prescrites.

— Oh ! oh ! s’écria l’écolier, j’entends retentir l’air de cris et de lamentations ; viendrait-il d’arriver quelque malheur ? — Voici ce que c’est, dit l’esprit : deux jeunes cavaliers jouaient ensemble aux cartes dans un tripot où vous voyez tant de lampes et de chandelles allumées. Ils se sont échauffés sur un coup, ont mis l’épée à la main, et se sont blessés tous deux mortellement. Le plus âgé est marié et le plus jeune est fils unique. Ils vont rendre l’âme ; la femme de l’un et le père de l’autre, avertis de ce funeste accident, viennent d’arriver : ils remplissent de cris tout le voisinage. « Malheureux enfant ! dit le père en apostrophant son fils qui ne saurait l’entendre, combien de fois t’ai-je exhorté à renoncer au jeu ! combien de fois t’ai-je prédit qu’il te coûterait la vie ! Je déclare que ce n’est pas ma faute si tu péris misérablement. » De son côté, la femme se désespère. Quoique son époux ait perdu au jeu tout ce qu’elle lui a apporté en mariage, quoiqu’elle ait vendu toutes les pierreries qu’elle avait, et jusqu’à ses habits, elle est inconsolable de sa perte ; elle maudit les cartes qui en sont la cause ; elle maudit celui qui les a inventées ; elle maudit le tripot et tous ceux qui l’habitent.

Voici maintenant un passage du Télémaque. C’est une partie de la description des armes de Télémaque, description imitée des poèmes d’Homère et de Virgile, qui montrera ce que c’est que la prose poétique.

Ces armes étaient polies comme une glace et brillantes comme les rayons- du soleil. On y voyait Neptune et Pallas qui disputaient entre eux à qui aurait la gloire de donner son nom à une ville naissante. Neptune de son trident frappait la terre, et on voyait sortir un cheval fougueux : le feu sortait de ses yeux et l‘écume de sa bouche ; ses crins flottaient au gré du vent ; ses iambes souples et nerveuses se repliaient avec vigueur et légèreté. 11 ne marchait point ; il sautait à force de reins, mais avec tant de vitesse, qu’il ne laissait aucune trace de ses pas : on croyait l’entendre hennir.

De l’autre côté, Minerve donnait aux habitants de sa nouvelle ville l’olive, fruit de l’arbre qu’elle avait planté. Le rameau auquel pendait son fruit représentait la douce paix avec l’abondance, préférable aux troubles de la guerre dont ce cheval était l’image. La déesse demeurait victorieuse par ses dons simples et utiles, et la superbe Athènes portait son nom.

On voyait aussi Minerve assemblant autour d’elle tous les beaux-arts, qui étaient des enfants tendrez et ailés : ils se réfugiaient autour d’elle, étant épouvantés des fureurs brutales de Mars, qui ravage tout, comme les agneaux bêlants se réfugient sous leur mère à la vue d’un loup affamé, qui, d’une gueule béante et enflammée, s’élance pour les dévorer. Minerve, d’un visage dédaigneux et irrité, confondait, par l’excellence de ses ouvrages, la folle témérité d’Arachné, qui avait osé disputer avec elle pour la perfection des tapisseries. On voyait cette malheureuse, dont tous les membres exténués se défiguraient et se changeaient en araignée.

§ 34. Nouvelles ; anecdotes.

Après cette étude des romans, il n’y a rien à dire des nouvelles, qu’on distingue de la même manière entre elles, sinon qu’elles entrent quelquefois comme épisodes dans les romans considérables. Ce sont des aventures particulières qu’un des personnages raconte, et qui peuvent jeter quelque variété sur l’ensemble de l’ouvrage.

Au-dessous des plus petites nouvelles, en diminuant toujours d’étendue, se trouvent les petits contes en prose, les historiettes, anecdotes, bons mots, reparties ingénieuses, etc. Ces pièces sont si courtes qu’il semble qu’il n’y ait aucun art à les raconter ; il est certain, pourtant, que tout le monde n’y réussit pas également ; que les uns récitent parfaitement une anecdote, tandis que d’autres le font si médiocrement, qu’on cherche, après qu’ils ont parlé, ce qu’il peut y avoir de piquant dans leur récit.

L’art de raconter ces petits faits n’a jamais été poussé si loin que dans le siècle dernier. En effet, la conversation s’était bien perfectionnée en France sous les règnes de Louis XIV et de Louis XV. Aussi est-ce le temps des Mémoires et des souvenirs de toute sorte ; et l’intérêt de ces bruits de salon a été tel, que des souverains étrangers ont entretenu à grands frais, à Paris, des correspondants pour être mis au courant de tout ce qui se passait dans les bonnes compagnies.

Donnons ici, comme un modèle de l’art de faire ces petits récits, la page que La Harpe consacre au mesmérisme dans sa Correspondance littéraire, à propos de la mort de Court de Gébelin.

M. Court de Gébelin est mort chez Mesmer. Il y avait quelques mois qu’il avait imprimé une lettre qui contenait le plus grand éloge du magnétisme animal et de la doctrine de Mesmer, à qui M. de Gébelin se reconnaît redevable de sa guérison. On n’avait pas encore débité tous les exemplaires de cette lettre, quand M. de Gébelin est mort de cette même maladie dont il était si bien guéri. Cette petite disgrâce a fait quelque tort au magnétisme, qui fait dans Paris et dans la France presque autant de bruit que Figaro ; mais cela n’empêche pas que Mesmer ne gagne un million avec sa médecine occulte. Il a pour lui la mode et la curiosité, deux grands mobiles de succès. Quand il a vu que Deslon, son élève, devenu transfuge, avait établi chez lui un baquet magnétique, il a offert d’enseigner le secret de sa doctrine à quiconque voudrait donner cent louis pour ses leçons. Le premier cours, qui a duré trois mois, était composé de cent personnes, et le second, qui est commencé, l’est de soixante-quatre, parmi lesquelles se trouvent des personnes très qualifiées : MM. de Ségur, de Chastellux, Puységur, etc. Joignez à ces sommes les traitements nombreux, de ses malades à six louis par mois : il en résulte que si Mesmer n’a pas trouvé une médecine nouvelle, il a trouvé du moins la pierre philosophale. Au reste, on a nommé des commissaires pour examiner sa doctrine, ce qui est tout ce qu’on peut faire de mieux, et ce qui, pourtant, n’est pas une raison pour mettre tout le monde d’accord : Qui vult decipi decipiatur 67.