(1853) Petit traité de rhétorique et de littérature « Chapitre IV. Genre didactique. »
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(1853) Petit traité de rhétorique et de littérature « Chapitre IV. Genre didactique. »

Chapitre IV. Genre didactique.

§ 20. Définition. — Division du chapitre. — Traités de sciences. — Histoire de ces ouvrages.

Didactique est un mot grec ; il signifie qui est propre à enseigner, qui enseigne, relatif à l’instruction. Le genre didactique comprend donc les ouvrages- où l’auteur se propose d’enseigner quelque chose.

Ces ouvrages sont assez nombreux ; on y distingue surtout les traités, les articles de critique, et les dialogues philosophiques ou oratoires.

Les traités, qu’on pourrait appeler des livres purement didactiques, sont des ouvrages où l’écrivain expose les principes et les règles d’un art ou d’une science. Il est aisé de sentir qu’ici le génie n’a rien à créer pour le fond. Les vérités ou les règles ont été trouvées par l’observation et l’expérience ; on ne peut ni les abroger ni en substituer de nouvelles aux anciennes. Il ne s’agit que de les expliquer, de les développer. Le mérite de ces sortes d’ouvrages consiste donc principalement dans la méthode, et dans la convenance et la clarté du style.

La méthode n’est autre chose que l’ordre dans l’enseignement. Celui qui veut composer un traité doit s’imaginer d’abord qu’on ne prend la plume que pour instruire des ignorants. Son premier soin sera donc de mettre l’ordre le plus clair, le plus précisât le plus exact dans la distribution et l’arrangement des matières. En remontant aux premiers principes, il les enchaînera tous les uns aux autres sans la moindre confusion, les exposera dans le plus grand jour, en tirera les conséquences qui en découlent, et conduira insensiblement le lecteur à une entière connaissance de toutes les règles de l’art.

On ne doit pas, dans un ouvrage didactique, passer sous silence les premiers principes, sous prétexte qu’ils sont connus. Cette supposition ne peut pas raisonnablement se faire à l’égard de tous les lecteurs, et quand même elle pourrait avoir lieu, la liaison des matières exige toujours que l’écrivain rappelle ces principes et les trace du moins succinctement. Ils servent, d’ailleurs, à en approfondir d’autres que le lecteur débrouille sans peine, dès lors qu’on a mis sous ses yeux ces premiers éléments, et qu’il en a la mémoire remplie.

Ce serait un plus grand défaut encore que ce qui est dit au commencement, ou au milieu d’un traité, eût besoin d’être éclairci par ce qui est dit à la fin. Les matières doivent être disposées de manière que la connaissance d’un précepte mène naturellement à la connaissance d’un autre.

Toutefois, parce que les différents principes d’un art se communiquent réciproquement de la lumière, et que, pour en bien connaître toute la justesse et toute l’étendue, il faut les posséder tous, il arrive souvent ; et cela n’a aucun inconvénient, que l’auteur, à propos d’une chose, en indique une autre qui s’y rapporte, et qu’il n’étudiera que plus tard. Le lecteur est ainsi prévenu d’une relation réelle, qu’il ne peut cependant connaître en ce moment à fond.

Mais, en général, un principe doit être assez bien développé pour qu’il puisse être saisi sans le secours d’un autre, qui doit le suivre dans l’ordre naturel des matières. Il faut que, pour bien comprendre ce qui est dit au commencement du livre, on ne soit pas obligé de le lire ou de l’étudier tout entier. Non seulement chaque chose doit être mise à sa place, mais encore elle doit être expliquée en son lieu par elle-même, et avoir le plus de clarté qu’il est possible37.

Le style, dans un traité, n’est pas moins important que la méthode. L’auteur didactique doit s’appliquer à tendre nettement ses idées, et à mettre de la simplicité, de la clarté dans son style, sans cependant négliger les ornements convenables et propres à faire disparaître la sécheresse de l’instruction. En évitant d’être diffus, il entrera dans tous les détails qu’exigent les préceptes ; il bannira de son ouvrage, s’il est purement élémentaire, ces raisonnements abstraits et métaphysiques qui ne peuvent être saisis que par les gens de l’art. Une exposition méthodique et lumineuse des règles suffit. Il doit même, autant qu’il est possible, les simplifier, c’est-à-dire en réduire plusieurs à une seule générale, en indiquant toutes celles qui en découlent. Il doit surtout les développer et les appuyer par un grand nombre d’exemples choisis ; c’est le plus sûr moyen d’en faire sentir la justesse, la nécessité et les avantages ; de former même le jugement et le goût de ceux à qui il donne des leçons.

Il faut, en un mot, que dans un traité tout soit proportionné à la capacité des esprits médiocres, et n’ait que sa juste étendue. L’écrivain ne doit pas hésiter à revenir plusieurs fois sur une même chose, quand elle ne peut être comprise, à la première vue, que par les lecteurs qui ont l’esprit très pénétrant38.

On ne peut donner ici, comme modèle, un traité entier ; je placerai, du moins, quelques lignes du deuxième chapitre de la Logique de Condillac, où l’auteur prouve que l’analyse est l’unique méthode pour acquérir des connaissances :

Je suppose un château qui domine sur une campagne vaste, abondante, où la nature s’est plu à répandre la variété, et où l’art a su profiter des situations pour les varier et les embellir encore. Nous arrivons dans ce château pendant la nuit ; le lendemain, les fenêtres s’ouvrent au moment où le soleil commence à dorer l’horizon, et elles se referment aussitôt.

Quoique cette campagne ne se soit montrée à nous qu’un instant, il est certain que nous avons vu tout ce qu’elle renferme. Dans un second instant, nous n’aurions fait que recevoir les mêmes impressions que les objets ont faites sur nous dans le premier. Il en serait de même dans un troisième ; par conséquent, si l’on n’avait pas refermé les fenêtres, nous n’aurions continué de voir que ce que nous avions d’abord vu.

Mais ce premier instant ne suffit pas pour faire connaître cette campagne, c’est-à-dire pour nous faire démêler les objets qu’elle renferme. C’est pourquoi, lorsque les fenêtres se sont refermées, aucun de nous n’aurait pu rendre compte de ce qu’il a vu. Voilà comment on peut voir beaucoup de choses et ne rien apprendre.

Enfin, les fenêtres se rouvrent pour ne plus se refermer tant que le soleil sera sur l’horizon, et nous revoyons longtemps tout ce que nous avons vu d’abord. Mais si, semblables à des hommes en extase, nous continuons, comme au premier instant, de voir à la fois cette multitude d’objets différents, nous n’en saurons pas plus, lorsque la nuit surviendra, que nous n’en savions lorsque les fenêtres qui venaient de s’ouvrir se sont tout à coup refermées.

Pour avoir une connaissance de cette campagne, il ne suffit donc pas de la voir toute à la fois. Il en faut voir chaque partie l’une après l’autre, et, au lieu de tout embrasser d’un coup œil, il faut arrêter ses regards successivement d’un objet sur un autre objet. Voilà ce que la nature nous apprend à tous. Si elle nous a donné la faculté de voir une multitude de choses à la fois, elle nous a donné aussi la faculté de n’en regarder qu’une, c’est-à-dire de diriger nos yeux sur une seule ; et c’est à cette faculté, qui est une suite de notre organisation, que nous devons toutes les connaissances que nous acquérons par la vue.

Il serait facile de montrer tous les mérites littéraires de ce petit morceau : la suite, l’enchaînement des idées, la clarté, la simplicité et l’agrément du style, et la netteté des conséquences que l’on tire de là. Mais le lecteur a sans doute fait lui-même toutes ces observations.

Plusieurs des ouvrages didactiques qui nous restent des Grecs sont excellents, et méritent qu’on en fasse une étude sérieuse. Nous avons d’Aristote une logique extrêmement remarquable, une rhétorique où sont développés tous les principes de l’art oratoire, et une poétique qui, bien qu’elle ne nous soit pas parvenue entière, contient cependant les règles les plus exactes et les plus propres à nous faire bien juger du poème épique et des pièces de théâtre.

Dans les œuvres de Lucien, né, vers la fin du premier siècle de notre ère, à Samosate, ville de Syrie, et professeur de philosophie et d’éloquence à Athènes, on trouve un petit traité sur la manière d’écrire l’histoire, qui est un chef-d’œuvre.

Longin, né vers l’an 210, avait composé un grand nombre d’ouvrages. Le seul qui nous soit parvenu est son Traité du sublime, traité admirable par la justesse et la sagesse des réflexions, et par l’élégance du style.

Parmi les Latins, Cicéron, après avoir offert dans ses discours les plus beaux exemples de la véritable éloquence, a montré, dans son traité intitulé Orator, le vrai modèle de l’orateur. Dans d’autres ouvrages, comme le de Inventione, les Topiques, les Partitions, il a donné les préceptes de son art.

Quintilien, né à Rome (ou à Calagurris, en Espagne) l’an 42 de J.-C, fut l’ennemi déclaré du mauvais goût qui, de son temps, commençait à s’introduire dans l’éloquence et dans la poésie. Après avoir enseigné la rhétorique pendant vingt ans, il publia son Institution de l’orateur, ouvrage considérable, et traité le plus complet que nous ayons des anciens sur l’éloquence39.

Il est inutile de parler de nos traités. Nous en avons en France sur toutes les matières, et qui sont presque tous des chefs-d’œuvre de connaissance approfondie, de disposition et de style. On a dit souvent que les Français étaient les seuls qui sussent faire un livre. C’est surtout quand il s’agit des traités que l’art de disposer les matières paraît dans tout son lustre, et mérite l’attention des lecteurs intelligents.

§ 21. Articles de critique. — Principes généraux. — Polémique.

Les ouvrages de critique, en matière de littérature, se rapportent au genre didactique, parce que l’écrivain y mêle toujours à la discussion le développement de quelques préceptes ou plusieurs observations utiles qui en tiennent lieu. Son objet est de faire connaître les beautés et les défauts d’un ou de plusieurs ouvrages, et de rendre raison du jugement qu’il en porte. Il lui est donc essentiel de discerner ces beautés et ces défauts, et de les détailler avec précision. Ainsi la critique doit être éclairée, judicieuse, équitable, impartiale et polie 40.

La première condition pour qu’elle soit éclairée, c’est que l’ouvrage qu’il s’agit de juger soit parfaitement connu du critique. Il n’a, pour cela, qu’à en faire l’analyse exacte ; il n’y aura aucun doute qu’il ne le possède comme il faut.

L’analyse d’un ouvrage, en effet, consiste à dire ce qu’il y a dans cet ouvrage, quelles en sont les parties, et dans quel rapport elles sont entre elles. C’est un travail presque mécanique qui ne demande que de l’attention, et que tout le monde peut faire en y donnant le soin convenable.

Ce n’est pas tout d’avoir lu l’ouvrage ; il faut le bien comprendre, et, avant de porter un jugement sur ce qu’il contient, avoir au moins une idée juste des choses dont on veut parler.

N’est-il pas ridicule de voir l’abbé Desfontaines, qui n’avait aucune connaissance en physique, prendre parti dans les querelles des newtoniens et des cartésiens, et écrire ces phrases singulières ou plutôt insensées :

Quoique le newtonianisme soit une doctrine qui renverse toute la physique et éteint toutes les lumières que Dieu nous a données sur les propriétés de la matière, sur l’ordre et le mécanisme de la nature, et qu’il soit presque inconcevable qu’il puisse y avoir un homme qui soit newtonien de bonne foi, il faut avouer, cependant, que cette philosophie, hérissée de calculs géométriques et armée de fines observations, ne laisse pas, en plusieurs points, de donner de l’embarras aux cartésiens, et de les mettre souvent sur la défensive. Mais tant que ceux-ci n’abandonneront pas leur oriflamme, c’est-à-dire les idées naturelles et distinctes, ils triompheront toujours des newtoniens avec la même facilité qu’ils ont triomphé des péripatéticiens.

Quel galimatias ! Qu’est-ce qu’une doctrine qui éteint toutes les lumières que Dieu nous a données sur les propriétés de la matière, comme si Dieu nous en avait donné d’autres que celles que nous tirons de l’expérience, laquelle était constamment invoquée par les newtoniens ? Qu’est-ce encore que ces idées naturelles et distinctes que les cartésiens ne doivent pas abandonner, comme si, en ce qui tient à la nature physique, aucune idée distincte et naturelle pouvait contrarier l’observation constante ? Comment Desfontaines assure-t-il qu’on ne peut être newtonien de bonne foi ? Comment ne voit-il pas, surtout, que les disciples de Newton jouaient alors, à l’égard de ceux de Descartes, le même rôle que ceux-ci avaient joué à l’égard des péripatéticiens, et que les péripatéticiens avaient tenu, de leur côté, à l’égard des platoniciens ? C’est-à-dire qu’à mesure que l’étude et la science avancent, on s’aperçoit que les travaux des devanciers n’ont pas été complets, qu’ils ont fait disparaître certaines erreurs, mais qu’ils en ont conservé d’autres qu’il s’agit aujourd’hui d’ébranler et de déraciner, et que c’est ce qu’ont fait successivement tous ceux qui ont eu à modifier profondément les systèmes de philosophie reçus généralement avant eux.

La critique est judicieuse quand elle fait une application juste et convenable des règles de l’art ; car on ne doit pas exiger toujours, et impérieusement, l’étroite et rigoureuse observation de ces règles. Il peut arriver que l’auteur s’en écarte un peu, pour donner à son ouvrage une beauté de plus. C’est ce que l’on doit discerner avec finesse, et ce discernement est l’effet d’un jugement droit, d’un goût pur et sain. Il faut donc que la critique soit fondée sur des raisons et des principes solides. Un bon mot, quelque agréable et piquant qu’il soit, une plaisanterie, quelque bien tournée qu’on la suppose, ne feront jamais apprécier un ouvrage à sa juste valeur.

La critique n’est équitable qu’autant qu’elle apporte en preuve de son jugement et les beaux, et les médiocres et les faibles endroits de l’ouvrage qu’elle a pesé dans sa balance. Celui qui ne mettrait sous les yeux du lecteur que les vers négligés d’une pièce de poésie, ou les morceaux peu saillants d’une pièce d’éloquence, lui donnerait une bien fausse idée du poète ou de l’orateur, et serait injuste envers ces deux écrivains. Cependant, on a vu des critiques qui, faisant un parallèle entre les deux maîtres de notre scène tragique, n’ont pas craint de ne citer que des passages médiocres de Corneille, d’y opposer les plus beaux qu’ils avaient pu trouver dans Racine, et de se prévaloir de ces exemples pour donner une préférence exclusive à ce dernier : c’est là évidemment manquer, en fait de critique, à toutes les règles de l’équité. On ne serait pas moins répréhensible si l’on s’appesantissait sur les plus petites fautes d’un ouvrage, en passant rapidement sur les plus grandes beautés dont il étincelle.

Pour que la critique soit impartiale, il faut qu’elle soit exempte de prévention et de passion. Déprécier un ouvrage d’après le nom seul de l’auteur, qui, jusque-là, n’en a publié que de médiocres ; louer un ouvrage sur le seul nom de l’auteur, parce qu’il est déjà connu par d’excellents écrits, ce serait juger avec prévention. Il en serait de même si l’on concluait que tout est bon dans un ouvrage, parce que presque tout y est bon ; ou qu’au contraire tout y est mauvais, parce que presque tout y est mauvais. L’homme sans prévention fait le départ du bon et du mauvais, et assigne à chaque partie sa qualité, quelle que soit celle de la partie voisine.

Pour juger sans passion, il faut principalement se défendre des illusions de l’amitié, et s’élever au-dessus de tout sentiment de haine. Le critique vraiment honnête homme se dit à lui-même, en prenant la plume, ce que la reine de Carthage disait à Énée : « Je ne mettrai aucune différence entre le Troyen et le Tyrien. » Que l’auteur de l’ouvrage qu’il va juger soit son ami ou son ennemi, ce critique se persuade sans peine que s’il trahit la vérité, s’il écrit une seule ligne contraire à sa façon de penser, il trompera bassement ses lecteurs et se manquera à lui-même en se vengeant de son ennemi par un lâche mensonge, ou en usant envers son ami d’une coupable indulgence.

On dit enfin que la critique est polie ou honnête lorsqu’elle est conforme aux bienséances, qu’elle s’interdit le ton de hauteur et de supériorité, les décisions tranchantes ou caustiques, les expressions dures ou seulement trop fortes. La bonne compagnie ne les souffre point, et il importe au critique de faire voir qu’il la fréquente. Plus son jugement est sévère et défavorable à l’auteur, plus il doit paraître adouci et tempéré par la délicatesse et l’aménité du style41.

On sera bien aise de trouver ici un modèle de bon style critique, et en même temps d’une grande justesse dans l’appréciation des ouvrages. Je l’emprunte à l’abbé Desfontaines. Il s’agit de deux traités qui parurent à peu près dans le même temps, et dont l’un est resté plus célèbre que l’autre : le Traité des études de Rollin, et les Règles de l’éloquence, de Gibert.

Nous avons deux écrivains passionnés admirateurs de la rhétorique, MM. Rollin et Gibert, célèbres professeurs ; mais leur doctrine n’est pas la même. Ce terme de doctrine, par rapport à la rhétorique, est de M. Gibert ; il faut apparemment que les rhétoriciens aient des points dogmatiques. Les deux premiers volumes du Traité des études, de M. Rollin, ont paru si pleins d’erreurs à M. Gibert, qu’il a composé de longues Observations pour les réfuter, et qu’enfin les deux rivaux se sont écrit des lettres où règne autant de vivacité que de politesse. Après ces petites escarmouches, M. Rollin, flatté par l’heureux débit de ses deux premiers volumes, en donna deux autres, et acheva par là de mettre le public de son côté.

M. Gibert prévit dès lors que ses Observations ne suffisaient pas pour sauver la véritable doctrine oratoire. Il s’est donc déterminé à imprimer les Règles de l’éloquence, livre qui n’a rien de commun avec un autre ouvrage du même auteur, publié en 1703, sous le titre de la Véritable éloquence, et qui commença à établir sa réputation. M. Gibert attaque quelquefois M. Rollin dans son nouvel ouvrage ; mais il ne le nomme pas : ainsi ce n’est pas une guerre ouverte.

C’est rendre justice à M. Gibert que de reconnaître qu’il possède Aristote, Hermogène, Cicéron, Quintilien ; qu’il entend la matière qu’il traite ; que les grands maîtres sont bien expliqués, et qu’il y a de la dialectique dans ce qu’il a écrit sur l’art oratoire, où l’imagination a tant de part. Mais il y a quelques endroits obscurs, et cette obscurité vient du style, qui est embarrassé, peu châtié, pour ne pas dire dur. Il est vrai qu’on se propose seulement d’instruire ; mais le genre didactique a ses grâces particulières : j’en appelle à l’Art de penser. Je n’aime pas, non plus, les termes techniques écorchés du grec ; il fallait en substituer de plus intelligibles. Ce que je pardonne encore moins à l’auteur, si estimable par son savoir et sa probité, c’est de citer des vers classiques, qui doivent mourir dans les lieux où ils sont nés. Les exemples sont, en général, bien choisis et bien éclaircis ; mais il s’en trouve quelques-uns d’un très mauvais goût.

Me sera-t-il permis de hasarder mon jugement sur le Traité des études, de M. Rollin ? Cet auteur me paraît exceller dans les parties qui manquent à M. Gibert ; il peint agréablement ses pensées. Son style est vif et élégant ; mais il y a peu d’ordre dans son traité. Ses fréquentes contradictions font de la peine à des lecteurs attentifs ; elles se dérobent à la plupart des lecteurs entraînés par les agréments du style. Après qu’on a lu un certain nombre de pages, tout vous échappe ; on sait seulement que l’auteur a dit des choses ingénieuses, et a souvent parlé en orateur. On ne peut presque rien réduire en principe ; je voudrais que M. Gibert eût le style et l’esprit de M. Rollin, ou que celui-ci eût autant médité que son émule sur les fondements de l’art oratoire. L’un a plus de savoir ; l’autre a plus de goût. Eu égard à l’ordre et à la méthode, la rhétorique de M. Gibert tient beaucoup de celle d’Aristote, et M. Rollin semble s’être formé sur Quintilien, qui donne rarement des préceptes sans ornement.

Il est assurément impossible de donner en moins de mots, et d’une manière plus agréable et plus piquante, une idée plus complète des qualités et des défauts des deux ouvrages. Le jugement est d’ailleurs rendu en termes d’une parfaite urbanité, que malheureusement l’abbé Desfontaines ne s’est pas toujours appliqué à conserver.

La critique littéraire ne paraît pas avoir été exercée chez les anciens comme chez nous. On trouve souvent dans leurs ouvrages des jugements motivés sur les œuvres des contemporains ou sur quelque point de littérature ; mais c’est, la plupart du temps, à propos d’autre chose. Il semble que l’imprimerie seule pouvait faire de la critique littéraire une profession.

Cette science a, en France, de nombreux et illustres représentants. Depuis le xvie  siècle, elle a produit, dans tous les genres et sur toutes les questions, des discussions on ne peut plus remarquables. Pour ne citer ici que les auteurs ou les ouvrages les plus connus, et qui roulent sur les matières purement littéraires, nous avons à compter l’Académie française, dans les Sentiments sur le Cid ; Corneille lui-même, dans ses examens de ses pièces ; Boileau, dans ses Réflexions critiques ; Voltaire, dans une multitude de passages et d’articles ; La Harpe, dans son Lycée ou Cours de littérature ; Clément (de Dijon), dans ses Essais de critique ; Chénier, dans son Tableau de la littérature ; enfin, les rédacteurs des journaux de critique et de littérature qu’on avait autrefois, et qui ont gardé jusqu’ici leur ancienne réputation.

Ce que l’on appelle polémique (c’est un mot grec qui signifie propre au combat, à la discussion) consiste, la plupart du temps, en ce que des opinions critiques contraires sont soutenues par deux personnes qui jugent différemment des mêmes choses.

La politesse ne doit pas moins régner dans ces ouvrages que dans la critique ordinaire. On pourrait même dire qu’elle y est plus obligée encore ; car on est bien plus près d’arriver aux personnalités blessantes dans la discussion contre une personne que quand on juge un livre.

On sait que La Motte, ayant fait, dans le siècle dernier, une imitation en vers de l’Iliade, et mis au-devant de cet ouvrage un Essai sur Homère, où il relevait dans ce père de la poésie grecque un grand nombre de défauts, madame Dacier, qui avait traduit Homère elle-même, prit fait et cause pour son auteur, et imprima, sous le titre des Causes de la corruption du goût, un gros volume où elle combattait toutes les opinions de La Motte. Malheureusement, la pente est glissante des opinions à la personne, et madame Dacier tomba bientôt dans cette faute de s’emporter contre son adversaire jusqu’à la grossièreté la plus outrageante. J’ouvre le livre au hasard (p. 131), et j’y lis ces mots :

Voilà un beau coup de filet pour M. de La Motte, d’avoir pris en faute trois héros d’Homère tout à la fois ; mais ces imprudences prétendues ne serviront qu’à faire voir l’imprudence du censeur, que la lecture seule du texte et ma remarque lui auraient épargnée, s’il avait lu l’un et l’autre avec moins de préoccupation ou plus de jugement.

Il était si peu nécessaire de recourir à des formes si acerbes envers un homme d’esprit, d’excellent ton, et membre de l’Académie française, que Boivin, qui, dans le même temps, en 1715, soutenait le même parti que madame Dacier dans son Apologie d’Homère ne se les est jamais permises.

On peut voir, au reste, avec quelle sage retenue, avec quelle décence enjouée, avec quelle urbanité La Motte défend son sentiment dans sa réponse à madame Dacier, intitulée Réflexions sur la critique ; quel parti il tire même de la dureté de paroles de son adversaire pour s’attirer immédiatement la bienveillance de tous les lecteurs. Ce passage est curieux et mérite d’être cité.

Le livre de madame Dacier, annoncé depuis longtemps, parut quelques jours après… Je le lus avec attention pour y chercher mes erreurs, et comme j’avais promis de pardonner les injures à qui me détromperait, je m’accoutumai aisément à celles dont il est plein, dans l’espérance qu’on remplirait la condition. Mais, après avoir achevé tout le livre, je trouvai qu’il n’y avait que la moitié de l’ouvrage fait. J’ai déjà eu des injures ; il ne reste plus qu’à me détromper.

Dans un autre endroit, après avoir cité un certain nombre de phrases très injurieuses, il résume ainsi ce point :

Ridicule, impertinence, témérité aveugle, bévues grossières, folies, ignorances entassées, ces beaux mots sont semés dans le livre de madame Dacier, comme ces charmantes particules grecques qui ne signifient rien, mais qui ne laissent pas, à ce qu’on dit, de soutenir et d’orner les vers d’Homère. Madame Dacier est peut-être surprise de m’en avoir tant dit ; car, puisqu’elle avait promis d’abord de ne me point dire d’injures (p. 10), il y a apparence que ces phrases lui sont échappées comme un style polémique, sans qu’elle y fît assez d’attention ; mais je l’avertis que ce n’en est pas là la trentième partie, et que quand elles ne choqueraient pas par le défaut de bienséance, elles ennuieraient encore beaucoup par la répétition.

§ 22. Dialogue philosophique.

On peut donner et l’on donne souvent aux ouvrages de critique et aux didactiques la forme du dialogue. Ce genre d’écrire s’appelle dialogue philosophique ou oratoire, dans lequel on expose ou une question qu’on veut discuter et résoudre, ou une vérité qu’on veut faire connaître et solidement établir. Les interlocuteurs doivent y développer leur sentiment particulier avec la plus exacte précision, et y déployer toute la force du raisonnement. Il faut qu’ils ne disent rien qui ne se rapporte directement à la question : par là, le dialogue sera direct ; qu’ils ne fassent jamais attendre la réplique : par là, le discours sera vif ; qu’ils parlent toujours à propos : par là, le dialogue sera bien coupé. Ces trois qualités sont essentielles.

Le style ne saurait être ni trop clair, ni trop simple. Une délicatesse sans raffinement, une élégance sans pompe et sans affectation, des grâces naïves, en doivent faire tout l’ornement.

Au reste, la forme du dialogue peut convenir à tous les sujets, soit graves, soit badins, soit littéraires, soit savants. Les Grecs, les Latins et les écrivains de notre nation l’ont employée avec le plus grand succès pour traiter toutes sortes de matières42.

Platon, né à Athènes vers l’an 429 avant J.-C, a composé tous ses ouvrages en dialogues. Il y traite de la logique, de la physique, de la politique et de la morale d’une manière plus ingénieuse et plus attrayante qu’exacte et profitable.

Lucien a fait aussi des dialogues pour censurer les vices des hommes, pour jeter du ridicule sur les faux dieux et sur les philosophes du paganisme. Ils sont écrits d’un style pur et naturel, assaisonnés du sel d’une plaisanterie délicate.

Chez les Latins, Cicéron nous a laissé les beaux traités de l’Amitié, de la Vieillesse, de la Nature des dieux, qui sont en dialogue. Le traité de l’Orateur est aussi un grand dialogue divisé en trois livres.

Chez nous, Fontenelle s’est fait une juste réputation par ses Dialogues des morts publiés en 1683.

Fénelon nous a donné ses Dialogues sur l’éloquence, où tout est sagement pensé, exprimé avec la plus belle simplicité, et ramené à l’instruction ; il a aussi, en 1689, composé, pour l’éducation du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV, des Dialogues des morts un peu trop nombreux peut-être, mais dont le recueil est devenu classique43. Nous en extrayons comme modèle du genre l’entretien suivant de Pompée le fils avec Ménas, affranchi de son père. C’est un des plus courts et des meilleurs du recueil. Il serait difficile de représenter plus au vif ces caractères flottants si communs dans le monde, qui n’aiment ou ne haïssent le bien ou le mal qu’en vue de l’opinion publique.

Ménas. Voulez-vous que je fasse un beau coup ?

Pompée. Quoi donc ? parle ; te voilà tout troublé. Tu as l’air d’une sibylle dans son antre, qui étouffe, qui écume, qui est forcenée.

Ménas. C’est de joie. Oh ! l’heureuse occasion ! Si c’était mon affaire, tout serait déjà achevé. Le voulez-vous ? un mot : oui ou non ?

Pompée. Quoi ! tu ne m’expliques rien, et tu demandes une réponse ! Dis donc, si tu veux ; parle clairement.

Ménas. Vous avez là Octave et Antoine couchés à cette table, dans votre vaisseau ; ils ne songent qu’à faire bonne chère.

Pompée. Crois-tu que je n’ai pas des yeux pour le voir ?

Ménas. Mais avez-vous des oreilles pour m’entendre ? Le beau coup de filet !

Pompée. Quoi ! voudrais-tu que je les trahisse ? Moi ! manquer à la foi donnée à mes ennemis ! le fils du grand Pompée agir en scélérat ! Ah ! Ménas, tu me connais mal.

Ménas. Vous m’entendez encore plus mal. Ce n’est pas vous qui devez faire ce coup ; voilà la main qui le prépare. Tenez votre parole en grand homme, et laissez faire Ménas, qui n’a rien promis.

Pompée. Mais tu veux que je te laisse faire, moi à qui on s’est confié ? Tu veux que je le sache et que je le souffre ? Ah ! Ménas, mon pauvre Ménas, pourquoi me l’as-tu dit ? Il fallait le faire sans me le dire.

Ménas. Mais vous n’en saurez rien. Je couperai la corde des ancres ; nous irons en pleine mer. Les deux tyrans de Rome sont dans vos mains ; les mânes de votre père seront vengés des deux héritiers de César : Rome sera en liberté. Qu’un vain scrupule ne vous arrête pas. Ménas n’est pas Pompée ; Pompée sera fidèle à sa parole, généreux, tout couvert de gloire. Ménas l’affranchi, Ménas fera le crime, et le vertueux Pompée en profitera.

Pompée. Mais Pompée ne peut savoir le crime et le permettre sans y participer. Ah ! malheureux ! tu as tout perdu en me parlant ; que je regrette ce que tu pouvais faire !

Ménas. Si vous le regrettez, pourquoi ne me le permettez-vous pas ? et si vous ne le pouvez permettre, pourquoi le regrettez-vous ? Si la chose est bonne, il faut la vouloir hardiment et n’en faire point de façon ; si elle est mauvaise, pourquoi vouloir qu’elle fût faite et ne pas vouloir qu’on la fasse ? Vous êtes contraire à vous-même ; un fantôme de vertu vous rend ombrageux, et vous me faites bien sentir la vérité de ce qu’on dit, qu’il faut une âme forte pour oser faire les grands crimes.

Pompée. Il est vrai, Ménas ; je ne suis ni assez bon pour ne pas vouloir profiter d’un crime, ni assez méchant pour oser le commettre moi-même. Je me vois dans un entre-deux qui n’est ni vertu ni vice. Ce n’est pas le vrai honneur ; c’est une mauvaise honte qui me retient. Je ne puis autoriser un traître, et je n’aurais point d’horreur de la trahison si elle était faite pour ma rendre maître du monde.