Chapitre III. Lettres missives. Genre épistolaire.
§ 17. Infinie variété des sujets et des formes des lettres. — Classification.
Ce n’est que par une extension assurément excessive du mot genre qu’on fait, des lettres que s’écrivent deux ou plusieurs personnes, sous le nom de genre épistolaire, une classe particulière d’ouvrages. Quelle idée de genre peut, en effet, nous rester lorsque toute limite disparaît, et, par conséquent, ensemble, toute définition ?
Des lettres n’ont ni sujet spécial, ni forme particulière, ni ton qui leur soit propre ; ni grandeur, ni divisions qui soient connues, même approximativement. Elles peuvent rouler sur tout, prendre tous les langages, n’être que d’une ligne, former des volumes, s’adresser à un ou à plusieurs particuliers, quelquefois au public ; et, pour tout dire en un mot, des lettres ne sont pas un ouvrage : elles sont plusieurs ouvrages. C’est chaque lettre considérée en elle-même qui pourrait, jusqu’à un certain point, être regardée comme un tout ayant son commencement, son milieu, sa fin ; alors on pourrait essayer de la rapporter à l’un des genres étudiés jusqu’ici ou de ceux qu’on étudiera plus tard. Mais, pour une suite de lettres, à moins qu’ensemble elles ne composent un roman, il n’y a pas moyen ; pas plus que de faire rentrer les mélanges ou miscellanées dans un ordre quelconque nettement défini. Aussi les critiques qui ont voulu parler du genre épistolaire ont-ils cherché inutilement et fort arbitrairement à en restreindre l’étendue, ou bien ils se sont bornés à caractériser les œuvres de ceux qui s’y sont fait un nom.
Nous croyons donner une idée plus exacte des lettres missives prises en général en les rapprochant des discours prononcés. Leur champ est aussi illimité, leur forme et leur étendue aussi libres, leur ton aussi varié que ceux des discours ; la seule différence est que, dans le premier cas, on s’adresse à des personnes présentes ; alors on leur parle : dans le second, c’est à des absents qu’on veut communiquer ses pensées ; alors on leur écrit. Tout discours pourrait donc devenir une lettre s’il était écrit ; toute lettre deviendrait un discours si l’auteur, au lieu de l’écrire, pouvait la réciter. Il est bien entendu, d’ailleurs, que cette différence dans le moyen employé peut entraîner des différences dans la forme des ouvrages mêmes et dans l’expression ; mais la nature en est, au fond, la même, et il est inutile de chercher pour ce qu’on écrit d’autres règles que celles qui ont été données précédemment pour les diverses situations où se trouvent ceux qui ont à parler.
Disons pourtant qu’à cause du grand nombre de lettres qu’on est, dans le monde, obligé d’écrire (car il n’y a, pour ainsi dire, personne, parmi ceux qui ont reçu quelque éducation, qui n’ait à en envoyer plus ou moins toutes les semaines), on a essayé d’introduire parmi elles une classification méthodique. On a distingué d’abord les lettres philosophiques et les lettres familières.
Les premières sont des ouvrages destinés, la plupart du temps, au public, et qui sont naturellement soumis aux règles convenables à ces ouvrages mêmes. Les lettres familières, dont nous nous occupons uniquement ici, sont celles qu’un particulier écrit à un particulier, pour s’entretenir avec lui de ce qui les regarde ou les intéresse tous deux.
Dans cet ordre, on a encore distingué les lettres familières proprement dites, où l’on parle de tout sans attacher beaucoup d’importance à rien ; les lettres galantes, où l’on enveloppe ce que l’on dit sous des compliments ingénieux et des formes d’une politesse recherchée ; les lettres de compliments et de félicitation, les lettres d’affaires, les lettres de demandes, de conseils, de reproches ou d’excuses, les lettres ou épîtres dédicatoires, dont le nom seul est une définition.
§ 18. Conseils sur l’art de faire une lettre.
Tout ce qu’on peut dire sur les lettres en général est renfermé dans ce précepte si connu et si souvent recommandé, qu’il faut écrire comme l’on parle. Mais il faut supposer qu’on parle bien ; et peut-être même est-on obligé de parler un peu mieux dans une lettre que dans la conversation, parce qu’on a le temps de choisir ses idées et ses expressions, et de leur donner un tour plus agréable. Cependant, rien n’y doit paraître recherché en aucune manière.
Le style simple et facile est le seul qui doive être employé, au moins généralement. Dans les lettres de sentiment, il faut être touchant, mais en pénétrant dans l’âme avec douceur, sans prétendre y exciter les passions. Dans les lettres d’agrément, il faut être fleuri, mais en n’admettant que des ornements naturels et en rejetant toute parure affectée.
Deux excès sont à éviter dans le style épistolaire : le trop d’art, c’est-à-dire les pensées affectées, les mots sonores, les figures éclatantes, les périodes nombreuses, les tours pompeux ou alambiqués ; et le trop de négligence, c’est-à-dire les termes impropres, les phrases triviales ou mal construites, les pensées sans valeur, et en, général tout ce qui ne serait pas bien reçu dans la conversation de la bonne compagnie.
Les jeunes gens doivent s’appliquer à corriger leurs lettres en ces deux points jusqu’à ce qu’ils aient acquis par l’habitude la facilité d’écrire purement et avec grâce.
Si l’on sent bien qui l’on est et à qui l’on parle, on ne dira dans une lettre que ce que l’on doit dire, et on le dira de la manière dont on doit le dire. Le respect, le devoir, l’amitié, la supériorité même, ont chacun un langage particulier ; la bonne éducation, le bon esprit, le sentiment, nous dictent ce langage.
On recommande avec juste raison d’être très réservé dans sa correspondance sur les plaisanteries ; il ne faut se les permettre que rarement en écrivant à un ami ; un bon mot peut être lu dans un moment d’humeur, et affaiblir, quelquefois même détruire insensiblement les liens de l’amitié.
Il est facile, du reste, de comprendre ce qui convient selon l’objet de la lettre et les différentes situations des correspondants. S’agit-il de lettres d’affaires ? L’esprit et l’enjouement doivent en être bannis ; dites ce qu’il faut et ne dites que ce qu’il faut. Entrez en matière sans préambule, et passez d’un article à l’autre sans transition.
Dans les lettres de demandes, le ton doit être modeste et respectueux à proportion de la qualité de la personne à laquelle on écrit : les expressions choisies sans le paraître, les pensées justes et convaincantes, les tours agréables et propres à persuader, doivent distinguer ces lettres.
Les lettres de recommandation ressemblent à plusieurs égards aux précédentes ; la chaleur du sentiment, la douceur et l’agrément du style doivent les caractériser. On ne saurait trop y montrer l’intérêt qu’on prend à la personne pour laquelle on demande quelque chose, ni trop appuyer sur ses talents ou ses vertus.
Les lettres de condoléance exigent un style sérieux, simple et grave, mais non négligé, et un ton conforme à celui de la personne qui pleure. Quelques réflexions de piété y sont très bien placées, pourvu qu’elles ne soient pas longues. Il y a bien des peines, bien des revers qui abattent la raison ; la religion alors peut seule relever notre courage et ranimer nos forces.
Il faut beaucoup de prudence et de circonspection dans les lettres de reproches. Plaignez-vous avec douceur, la politesse l’exige ; adoucissez même vos plaintes en ne blâmant que les procédés et n’accusant pas les intentions. C’est beaucoup de ramener les esprits ; des reproches vifs et amers n’ont presque jamais d’autre effet qu’une rupture ouverte.
Si, au contraire, vous avez des torts, ne rougissez point d’en convenir dans votre lettre ; montrez-vous touché d’avoir pu déplaire à celui à qui vous écrivez et sincèrement disposé à réparer le passé. Il faut, dans ces lettres d’excuse, une manière de s’exprimer franche et naturelle, qui soit un sûr garant des sentiments du cœur.
Les lettres de bonne année nous laissent bien peu d’observations à faire. Elles sont exigées par la coutume, et ne contiennent jamais que les mêmes idées, reproduites avec tous les égards et tous les ménagements dus aux supérieurs ou aux personnes plus âgées que nous. Le mieux est souvent de souhaiter simplement une heureuse année, et de demander la continuation des bontés ou de la protection. On peut aussi, quand on est dans une certaine familiarité, se jeter à côté, et traiter un autre sujet, pour revenir, à la fin de sa lettre, aux souhaits de bonheur qu’on a d’abord écartés.
Les lettres de conseils exigent beaucoup d’adresse. N’y prenez jamais un ton de maître ; il faut y ménager l’amour-propre de celui à qui vous écrivez, soit que vous lui donniez de vous-même ces conseils, soit qu’il vous les ait demandés. Ce n’est pas assez qu’ils soient le fruit d’une raison saine et d’un sens droit ; il faut encore les faire goûter par la douceur35.
Après ces avis généraux sur le style des lettres, on ne peut passer entièrement sous silence le cérémonial qui y est observé. Le voici en abrégé : nous faisons toutefois cette remarque, que beaucoup de personnes, aujourd’hui, négligent de s’y conformer.
On place indifféremment la date au haut ou au bas d’une lettre ; dans les lettres d’affaires et de commerce, on la met le plus ordinairement en haut.
Vers le quart de la page, à partir du haut, on écrit seuls sur la ligne les mots Monseigneur, Monsieur, Madame ou Mademoiselle, selon l’état ou le rang de la personne, en ajoutant au mot Monsieur ou Madame le titre d’une dignité ou d’une charge élevée, s’ils en ont quelqu’une.
On donne le titre de Monseigneur au président de la République et aux grands dignitaires ecclésiastiques, aux cardinaux, aux archevêques et évêques.
Ces mots placés ainsi sur une ligne séparée du corps de la lettre sont dits mis en vedette. Au-dessous d’eux, on laisse, avant de commencer la lettre, un intervalle plus ou moins grand, selon le respect qu’on doit à la dignité.
On doit aussi, au bas de la même page, laisser un intervalle convenable, et, au revers, commencer à peu près à la même hauteur où on a mis Monsieur ou Madame. Il faut donner la ligne à ses supérieurs. Quant à ses égaux, ou ceux avec qui on est familier, on peut s’en dispenser et écrire à la suite du mot Monsieur ou Madame, qui alors ne sont plus en vedette.
Il convient, quand on écrit à une personne de la plus haute distinction, d’éviter la seconde personne des verbes, et de se servir d’une périphrase en disant, selon le cas, Votre Majesté, Votre Altesse, Votre Éminence, Votre Excellence, Votre Grandeur. Cette règle est moins observée aujourd’hui, que les titres sont un peu tombés.
On finit tout uniment une lettre par ces mots, qu’on met à l’alinéa : J’ai l’honneur d’être, ou Je suis avec respect, avec estime, avec considération. On répète ensuite le mot Monsieur, Madame, tel qu’il a été écrit d’abord, en s’écartant de la ligne et un peu au-dessous ; et puis, en descendant toujours vers le coin de la page, on met : Votre très humble et très obéissant serviteur. C’est à peu près vis-à-vis ces mots, et à gauche, qu’il faut écrire la date quand on la place au bas des lettres.
Si la personne occupe une position assez élevée pour qu’on évite avec elle la seconde personne, on écrit de même à la fin, en mettant à la ligne toutes les sections de phrases, comme il a été dit : Je suis, Monseigneur, de Votre Altesse, ou de Votre Éminence, ou de Votre Excellence, ou de Votre Grandeur, le très humble, etc.
Si la lettre est adressée à un égal ou à un inférieur, le cérémonial n’est pas le même ; on écrit tout du long et à la suite : Je suis avec les sentiments les plus distingués, ou avec attachement, votre, etc. La formule qui doit être prise ici dépend évidemment des relations des personnes entre elles.
La politesse à l’égard de nos supérieurs ne permet ni de les charger de faire des compliments à une tierce personne, ni d’ajouter après le texte ou des apostilles, ou des post-scriptum.
La suscription ou adresse des lettres doit correspondre au mot mis en vedette, et aux formules employées dans le texte courant. On mettra, par exemple : À Son Altesse Sérénissime Monseigneur le Prince, etc., À Son Éminence Monseigneur le Cardinal, etc., À Monseigneur l’Évêque de, etc.
On avait autrefois l’habitude de redoubler, dans la seconde ligne, le Monsieur ou le Monseigneur. À Monsieur, Monsieur le comte de, etc.36 On ne tient plus aujourd’hui à cette forme, qui, d’ailleurs, n’était fondée sur aucune raison ; on va même jusqu’à retrancher la préposition à. Mais si cette suppression peut être expliquée par la rapidité, elle n’est pas excusée par la logique. La préposition est nécessaire et doit rester sur l’adresse, à moins d’une très grande familiarité.
§ 19. Principaux écrivains épistolaires.
Chez tous les peuples un peu avancés dans la littérature ou doués de quelque goût, l’art d’écrire les lettres a été poussé très loin. Il nous reste un assez grand nombre de lettres des grands écrivains grecs, quoiqu’elles ne soient pas toutes authentiques.
Les Latins sont très riches en ce genre : les lettres de Cicéron et de plusieurs de ses amis sont aussi remarquables par l’excellence du style que par l’intérêt des détails. Les lettres de Sénèque, celles de Pline le jeune, celles de Fronton, et celles d’un grand nombre d’écrivains chrétiens, sont aussi curieuses par les sujets que par le style.
Au reste, comme on devait bien le penser, ce genre n’a été nulle part aussi fécond, aussi varié, aussi parfait que chez nous. Les femmes s’y sont particulièrement distinguées, et pour ne parler ici que de la plus célèbre, madame de Sévigné a mérité, par ses lettres, une place au milieu de nos plus grands écrivains. Il n’y a pas de livre plus lu que le sien ; il est de toutes les heures : à la ville, à la campagne, en voyage, on lit madame de Sévigné : à quoi cela tient-il ? C’est au mélange heureux du naturel, de la sensibilité et du goût. Rien n’est égal à la vivacité de ses tournures et au bonheur de ses expressions. Elle est toujours affectée de ce qu’elle dit et de ce qu’elle raconte ; elle peint comme si elle voyait, et l’on croit voir ce qu’elle peint. Une imagination active et mobile, comme l’est ordinairement celle des femmes, l’attache successivement à tous ces objets, et nous nous y attachons avec elle.
Donnons de cette femme célèbre une lettre écrite à sa fille, le 20 février 1671, sur un incendie dont elle a été témoin ; ce sera, en même temps, un exemple de sa manière et un modèle pour les jeunes gens :
Vous saurez qu’avant-hier au soir mercredi, après être revenue de chez M. de Coulanges, où nous faisions nos paquets les jours d’ordinaire, je songeai à me coucher. Cela n’est pas extraordinaire ; mais ce qui l’est beaucoup, c’est qu’à trois heures après minuit, j’entendis crier au voleur ! au feu ! et ces cris si près de moi et si redoublés, que je ne doutai point que ce ne fût ici. Je crus même entendre qu’on parlait de ma pauvre petite fille ; je m’imaginai qu’elle était brûlée. Je me levai dans cette crainte, sans lumière, avec un tremblement qui m’empêchait quasi de me soutenir. Je courus à son appartement, qui est le vôtre ; je trouvai tout dans une grande tranquillité. Mais je vis la maison de Guitaut toute en feu ; les flammes passaient par-dessus la maison de madame de Vauvineux. On voyait dans nos cours, et surtout chez M. de Guitaut, une clarté qui faisait horreur : c’étaient des cris, c’était une confusion, c’était un bruit épouvantable, des poutres et des solives qui tombaient. Je fis ouvrir ma porte ; j’envoyai mes gens- au secours. M. de Guitaut m’envoya une cassette de ce qu’il y a de plus précieux ; je la mis dans mon cabinet, et puis je voulus aller dans la rue pour béer k comme les autres. J’y trouvai M. et Mme de Guitaut quasi nus, Mme de Vauvineux, l’ambassadeur de Venise, tous ses gens, la petite Vauvineux qu’on portait tout endormie chez l’ambassadeur, plusieurs meubles et vaisselles d’argent qu’on sauvait chez lui. Mme de Vauvineux faisait démeubler : pour moi, j’étais comme dans une île ; mais j’avais grande pitié de mes pauvres voisins. Mme Guêton et son frère donnaient de très bons conseils. Nous étions dans la consternation ; le feu était si allumé qu’on n’osait en approcher, et l’on n’espérait la fin de cet embrasement qu’avec la fin de la maison de ce pauvre Guitaut. Il faisait pitié ; il voulait aller sauver sa mère, qui brûlait au troisième étage. Sa femme s’attachait à lui et le retenait avec violence ; il était entre la douleur de ne pas secourir sa mère et la crainte de blesser sa femme, grosse de cinq mois. Enfin il me pria de tenir sa femme ; je le fis : il trouva que sa mère avait passé au travers de la flamme et qu’elle était sauvée. Il voulut aller retirer quelques papiers ; il ne put approcher du lieu où ils étaient. Enfin il revint à nous dans cette rue où j’avais fait asseoir sa femme. Des capucins, pleins de charité et d’adresse, travaillèrent si bien qu’ils coupèrent le feu. On jeta de l’eau sur le reste de l’embrasement, et enfin le combat finit faute de combattants, c’est-à-dire après que le premier et le second étage de l’antichambre, et de la petite chambre, et du cabinet, qui sont à main droite du salon, eurent été absolument consumés. On appela bonheur ce qui restait de la maison, quoi qu’il y ait pour Guitaut pour plus de dix mille écus de perte.
Vous m’allez demander comment le feu s’était mis à cette maison ; on n’en sait rien ; il n’y en avait point dans l’appartement où il a pris. Mais si on avait pu rire dans une si triste occasion, quels portraits n’aurait-on pas faits de l’état où nous étions tous ? Guitaut était nu en chemise, avec des chausses ; Mme de Guitaut était nu-jambes et avait perdu une de ses pantoufles ; Mme de Vauvineux était en petite jupe, sans robe de chambre ; tous les valets, tous les voisins en bonnet de nuit ; l’ambassadeur était en robe de chambre et en perruque, et conserva fort bien la gravité de la Sérénissime.