Chapitre II. Les Oraisons ou discours prononcés.
§ 3. Rhétorique ; ses parties. — Invention.
L’art de faire et de prononcer des discours avait donné, chez les anciens, naissance à une science très développée qu’ils avaient nommée rhétorique, et qu’ils définissaient l’art de bien dire ou de parler de manière à persuader.
Ce mot a été pris, plus tard, dans un sens un peu détourné. On l’applique, en particulier, à la plus haute classe des lettres dans les collèges, c’est-à-dire à celle dans laquelle les élèves, appelés rhétoriciens, étudient la science dont ils ont pris leur nom.
Cette science, en effet, bien qu’elle n’ait pas chez nous la même importance que dans les républiques anciennes, mérite d’être connue, et comme exercice d’esprit, et à cause de ses analogies avec les autres parties de la littérature, et par les applications qui lui restent encore.
Considérée seulement quant à la composition des discours, la rhétorique contient trois parties : l’invention, la disposition et l’élocution. Quand on considère le discours comme devant être prononcé, on est obligé d’ajouter, sous le nom d’action, une quatrième partie qui comprenait autrefois la mémoire et la prononciation.
Nous n’avons rien à en dire.
Nous ne dirons rien non plus de l’élocution. Cette dernière partie n’est autre chose que l’art d’exprimer le mieux possible ce que l’on a trouvé ou disposé par les deux premières. Ainsi, dans l’ordre abstrait et rationnel, elle vient après l’invention et la disposition ; mais, dans la pratique et la réalité, elle les précède évidemment, puisque les jeunes élèves sont exercés à tourner leurs phrases d’une manière élégante ou animée, en y employant les diverses figures ou les ornements du style, longtemps avant de pouvoir imaginer des combinaisons nouvelles, ou de les arranger dans l’ordre où elles peuvent former des ouvrages. Le Petit traité des formes des figures et des qualités du style est tout entier consacré à l’élocution, et il précède celui-ci. Nous pouvons donc regarder cette partie comme déjà vue, avec plus de détails même qu’on n’en peut donner dans les cours de rhétorique ordinaires, et nous passons à l’invention.
L’invention est la partie qui nous apprend à trouver aisément les choses qui doivent composer un discours.
L’objet de l’orateur est de persuader ; et, pour en venir à bout, il doit plaire, instruire et toucher. C’est là ce que les anciens appelaient les trois devoirs de l’orateur.
Il doit instruire, c’est-à-dire éclairer l’esprit en faisant connaître la vérité ; plaire, c’est-à-dire flatter l’imagination en exprimant cette vérité ; toucher, c’est-à-dire maîtriser l’âme en en faisant sentir tout le poids et toute la force. Or, pour instruire, il fait usage de preuves ; pour plaire, il faut qu’il peigne les mœurs, ou qu’il y conforme son discours ; pour toucher, il faut qu’il excite ou remue les passions 3 : les preuves, les mœurs et les passions sont donc les trois parties de l’invention oratoire.
§ 4. Preuves. — Lieux communs intérieurs et extérieurs.
On entend par preuves les raisons propres à faire comprendre la vérité que l’on a avancée. Tout l’art de prouver consiste donc à poser une proposition vraie et qui ne souffre aucune difficulté, et à montrer ensuite la - liaison de la proposition contestée avec la vérité de la proposition incontestable.
La rhétorique indique, comme les sources où l’orateur peut puiser ses preuves, certains chefs généraux appelés lieux ou lieux communs, parce qu’ils appartiennent ou peuvent servir à tous les genres d’oraison, à toutes les matières qui sont du ressort de l’éloquence.
Ces lieux communs sont intérieurs ou extérieurs 4 : les lieux intérieurs sont ceux qui se tirent du fond même du sujet ; les lieux extérieurs, sans être absolument étrangers au sujet, n’y ont qu’un rapport indirect, et dépendent, en effet, de circonstances extérieures à l’art, comme on le verra par les exemples.
Les principaux lieux intérieurs (car il serait trop long et fort inutile de les parcourir tous) sont la définition et l’énumération des parties, la similitude et les contraires ; les causes et les effets ; enfin les circonstances, qui comprennent presque tous les autres5.
La définition est un petit discours propre à faire concevoir ce qu’est une chose. Elle ne diffère pas de la figure appelée définition 6, seulement, elle est appliquée au raisonnement. Arnobe, par exemple, définit ainsi le chrétien par des négations réitérées :
Être chrétien n’est pas seulement ne pas sacrifier aux idoles, c’est ne point sacrifier aux passions, qui sont les faux dieux de notre cœur ; être chrétien n’est pas seulement se détacher des biens de la terre, c’est se dépouiller de ses cupidités ; être chrétien, ce n’est pas avoir un habit pauvre et modeste, c’est être revêtu de Jésus-Christ ; être chrétien, ce n’est pas seulement aimer ses amis, c’est aimer et combler de biens ses plus injustes et ses plus cruels ennemis.
L’énumération consiste à séparer un tout en ses diverses parties, que l’on énumère successivement. Comme la définition, ce n’est autre chose que la figure de pensée déjà connue7, mais appliquée à la preuve ; en voici un exemple. D’Aguesseau veut prouver que la science étend et enrichit l’esprit : il rapproche, par un dénombrement vif et animé, les différentes sources d’agrandissement qu’elle lui ouvre :
Par elle, l’homme ose franchir les bornes étroites dans lesquelles il semble que la nature l’ait renfermé. Citoyen de toutes les républiques, habitant de tous les empires, le monde entier est sa patrie. La science, comme un guide aussi fidèle que rapide, le conduit de pays en pays, de royaumes en royaumes. Elle lui en découvre les lois, les mœurs, la religion et le gouvernement : il revient chargé des dépouilles de l’Orient et de l’Occident, et, joignant les richesses étrangères à ses propres trésors, il semble que la science lui ait appris à rendre toutes les nations de la terre tributaires de sa doctrine. Dédaignant les bornes des temps, comme celles des lieux, on dirait qu’elle l’a fait vivre longtemps avant sa naissance. C’est l’homme de tous les siècles comme de tous les pays. Tous les sages de l’antiquité ont pensé, ont parlé, ont agi pour lui ; ou plutôt il a vécu avec eux, il a entendu leurs leçons, il a été le témoin de leurs grands exemples. Plus attentif encore à exprimer leurs mœurs qu’à admirer leurs lumières, quels aiguillons leurs paroles ne laissent-elles pas dans son esprit ! quelle sainte jalousie leurs actions n’allument-elles pas dans son cœur !
La similitude est un rapport de convenance qui se trouve entre deux ou plusieurs choses ; elle n’est, au fond, qu’une comparaison. L’orateur s’en sert lorsqu’il veut développer une vérité, la rendre plus claire et plus sensible en l’assimilant à une autre. Au Livre de la Sagesse, l’instabilité des choses humaines est prouvée et exprimée par des comparaisons accumulées :
Quel fruit avons-nous tiré, disent les impies, de la vaine ostentation de nos richesses ? Toutes ces choses ont passé comme l’ombre, comme un courrier qui se hâte, comme un vaisseau qui fend les ondes et dont on ne trouve plus la trace, comme un oiseau qui divise l’air sans qu’on puisse remarquer où il a passé, comme une flèche lancée vers son but, sans qu’on en reconnaisse de vestige.
On voit que c’est encore ici la figure appelée similitude 8, mais appliquée au raisonnement, au lieu d’être un simple ornement du style.
Les contraires ont une grande analogie avec la similitude. C’est une sorte de comparaison où l’on fait ressortir des différences et des contrariétés, au lieu d’insister sur des ressemblances. L’exemple suivant▶ de d’Aguesseau montrera ce que c’est que ce lieu commun :
Quelle différence de sentiments entre le magistrat ambitieux et celui qui se dévoue à une vertueuse simplicité ! L’un fait servir ses devoirs à ses projets ; l’autre, sans être distrait par ses projets, n’envisage que son devoir. Les talents de l’un ne sont utiles au public que quand il croit qu’ils peuvent être utiles à ses desseins ; les services de l’autre sont dégagés de tout désir de récompense, et il s’en trouve assez payé par la satisfaction intérieure de faire le bien. De secrètes inquiétudes, des attentions incommodes, des agitations continuelles, des mouvements souvent inutiles troublent toute la vie de l’un ; l’autre voit couler ses jours dans une heureuse paix, et ne craint que ce qui pourrait donner atteinte à sa vertu.
L’orateur continue ainsi à marquer ces différences, et fait conclure de là la vérité qu’il veut prouver.
Les causes et les effets. On appelle cause tout ce qui produit un effet ; on appelle effet tout ce qui est produit par une cause. Il est facile de voir comment on peut faire entrer ces deux termes dans un raisonnement, et en tirer des conséquences pour ce que l’on veut prouver. Il est donc inutile de s’y arrêter.
Les circonstances. On appelle ainsi un lieu commun très fécond, et qui même comprend tous les autres. Ce sont toutes les particularités qui précèdent ou accompagnent une action. Les circonstances embrassent donc l’action même, la personne qui l’a faite, le lieu et le temps où elle l’a faite, les moyens qu’elle a pris pour la faire, les motifs qui l’y ont engagée, la manière dont elle l’a faite. Tout cela est exprimé dans ce vers technique :
Quis ? quid ? ubi ? quibus auxiliis ? cur ? quomodo ? quando ?
qu’on peut traduire ainsi en français :
Qui ? quoi ? par quels moyens ? où ? quand ? pourquoi ? comment ?
Dans Télémaque, Fénelon fait tenir à Philoctète un discours où, en rassemblant mille circonstances, il prouve la cruauté des Grecs à son égard :
Les Grecs, en partant, me laissèrent quelques provisions, mais elles durèrent peu. J’allumais du feu avec des cailloux, Cette vie, tout affreuse qu’elle est, m’aurait paru douce, loin des hommes ingrats et trompeurs, si la douleur ne m’eût accablé et si je n’eusse sans cesse repassé dans mon esprit ma triste aventure. Quoi ! disais-je, tirer un homme de sa patrie ; comme le seul homme qui puisse venger la Grèce, et puis l’abandonner dans cette île déserte pendant son sommeil ! car ce fut pendant mon sommeil que les Grecs partirent. Jugez quelle fut ma surprise et combien je versai de larmes à mon réveil, quand je vis les vaisseaux fendre les ondes. Hélas ! cherchant de tous côtés dans cette île sauvage et horrible, je n’y trouvai que la douleur.
En effet, il n’y a ni port, ni commerce, ni hospitalité, ni homme qui y aborde volontairement. On n’y voit que les malheureux que les tempêtes y ont jetés, et on n’y peut espérer de société que par les naufrages ; encore même, ceux qui venaient en ce lieu n’osaient me prendre pour me ramener ; ils craignaient la colère des dieux et celle des Grecs. Depuis dix ans je souffrais la honte, la douleur, la faim ; je nourrissais une plaie qui me dévorait ; l’espérance même était éteinte dans mon cœur.
Tels sont les principaux lieux communs intérieurs.
On voit qu’ils sont tirés de la nature même, ou, comme disaient les anciens, des entrailles du sujet (ex visceribus rei). C’est ce qui les distingue des lieux qu’on appelle extérieurs.
Les lieux communs extérieurs, c’est-à-dire qui, bien que se rattachant au sujet, sont placés hors de lui, ne sont pas les mêmes pour toutes les espèces de discours. Chacune a les siens propres ; les anciens, qui ne songeaient dans leurs traités qu’aux discours du barreau, les rapportaient à six espèces principales : la loi, les titres, la renommée, le serment, la question 9, les témoins, tous moyens placés hors de la cause même prise dans son abstraction et sa généralité, mais qui se rattachent toujours à la cause particulière dont il s’agit.
Il est facile de voir comment le serment, les aveux d’un accusé, les témoignages, sont des lieux communs dont on peut faire usage. Quant à la loi et aux titres, ils donnent lieu à des discussions qui regardent la jurisprudence plus encore que l’éloquence.
La renommée est, selon les intérêts différents, le cri de la vérité ou du mensonge ; c’est un vain bruit ou un oracle de Dieu même10.
Nous ne nous étendrons pas sur cette matière : la pratique, beaucoup plus et mieux que tous les conseils, montre le parti que l’on en peut tirer. Nous remarquerons seulement, avec Domairon11, que les lieux communs ne conviennent pas exclusivement au discours oratoire. Ils y sont d’un plus fréquent usage que partout ailleurs ; mais on les emploie dans toutes sortes d’ouvrages en prose et dans la poésie même. Il n’est pas rare que le dissertateur, le romancier, le poète, dans la vue d’instruire, de plaire ou de toucher, donnent des définitions étendues et ornées, qu’ils entrent dans des détails, fassent des comparaisons, mettent sous les yeux des exemples, opposent plusieurs tableaux entre eux, rapportent toutes les circonstances d’un événement, et, de même, s’appuient sur les témoignages, la renommée, la loi, etc.
§ 5. Mœurs.
Les mœurs sont, en général, les divers caractères, les habitudes bonnes ou mauvaises, les vertus, les vices des hommes, et même les usages et le commerce de la vie.
Les mœurs se prennent en deux sens différents : dans la poésie et dans l’éloquence. Dans la poésie, il ne s’agit pas du poète, mais de ses personnages. On ne demande point que ces mœurs soient vertueuses ; il suffit qu’elles soient vraies, c’est-à-dire ressemblantes au héros qu’on veut peindre, ou plutôt à l’idée qu’on en a communément. Dans l’éloquence, lorsqu’on parle de mœurs, il s’agit, en partie, de celles de l’orateur. On veut qu’il soit homme de bien, et que tout son discours porte le caractère de sa probité. Il faut, de plus, qu’il soit modeste, qu’il donne une bonne idée de sa prudence, et qu’en même temps les auditeurs soient persuadés qu’il ne veut pas les tromper. Ainsi la probité, la modestie, la bienveillance et la prudence, voilà les mœurs que l’orateur doit constamment montrer, et ce sont là les mœurs considérées chez l’orateur.
Mais on doit les considérer aussi chez l’auditeur, et alors elles ne se bornent pas à la connaissance que l’orateur doit avoir des inclinations des hommes pour en tracer des portraits ressemblants. C’est bien là quelque chose ; mais ce n’est pas le but principal. Si l’art prescrit à l’orateur de connaître les mœurs de ceux à qui il parle, c’est afin de proportionner son discours à leur intelligence, à leurs sentiments ; de remuer les passions qui leur sont le plus familières : car on ne pense point, on ne s’exprime point à la cour comme à la ville, comme à la campagne. On ne parle pas à des militaires comme à des magistrats ; à une troupe de jeunes gens comme à une assemblée d’hommes faits. Il est donc d’une extrême ressource, pour la persuasion, d’approfondir les différents caractères des auditeurs. Or, les mœurs, sous ce rapport, varient ◀suivant▶ diverses conditions : le pays, l’éducation, les dispositions naturelles, les âges, les conditions12.
De là, pour l’orateur, la nécessité d’une étude très longue et très délicate du cœur humain, étude dont nos grands orateurs sacrés nous donnent à tout moment la preuve. L’exemple ◀suivant▶ de Massillon le montrera clairement ; il reproche à ceux qui se pressent aux instructions données par les prédicateurs en renom, cette légèreté d’esprit qui les fait s’attacher à des mérites de forme, quand il s’agit pour eux des vérités éternelles :
Cependant, parmi tous ceux qui nous écoutent, il en est peu aujourd’hui qui ne s’érigent en juges et en censeurs de la parole sainte. On ne vient ici que pour décider du mérite de ceux qui l’annoncent, pour faire des parallèles insensés, pour prononcer sur la différence des jours et des instructions : on se fait honneur d’être difficile ; on passe sans attention sur les vérités les plus étonnantes, et qui seraient d’un plus grand usage pour soi ; et tout le fruit qu’on retire d’un discours chrétien se borne à en avoir mieux remarqué les défauts que tout autre. De sorte qu’on peut appliquer à la plupart de nos auditeurs ce que Joseph, devenu le sauveur de l’Égypte, disait par pure feinte à ses frères : « Ce n’est pas pour chercher le froment et la nourriture que vous êtes venus ici, c’est comme des espions qui venez remarquer les endroits faibles de cette contrée : Exploratores estis ; ut videatis infirmiora terræ, venistis. » Ce n’est pas pour vous nourrir du pain de la parole et chercher des secours et des remèdes utiles à vos maux que vous venez nous écouter ; c’est pour trouver où placer quelques vaines censures et vous faire honneur de nos défauts, qui sont peut-être une punition terrible de Dieu sur vous, lequel refuse à vos crimes des ouvriers plus accomplis et qui auraient pu vous rappeler à la pénitence : Exploratores estis ; ut videatis infirmiora terræ, venistis. »
§ 6. Passions.
Les passions sont des mouvements impétueux de l’âme qui l’emportent vers un objet ou qui l’en détournent. Ces passions sont l’effet des impressions que l’âme reçoit. Si ces impressions sont agréables, la volonté approuve l’objet qui les occasionne ; si elle est désagréable, elle le désapprouve. Quand ces impressions sont légères elles produisent tout ce qu’on appelle passions douces, sentiments, comme l’amitié, la gaîté, le goût, etc., etc. Quand, au contraire, elles sont violentes, on les nomme proprement passions ; telles sont la colère, la haine, la vengeance, et tous les sentiments exaltés. L’âme est troublée par des secousses violentes qui la déplacent et lui font perdre son assiette.
C’est en vain que quelques métaphysiciens trop austères se sont élevés contre l’usage des passions dans l’éloquence. C’est, disait Aristote, vouloir courber la règle et troubler la raison, en prétendant l’amener à la vérité ; mais il faut prendre les hommes tels qu’ils sont. Que la philosophie parvienne à leur faire aimer la vérité pour elle-même ; quand elle y aura réussi, l’éloquence n’aura plus besoin d’avoir recours aux passions. En attendant, elle continuera toujours de suivre le même plan, et d’armer, pour la vérité, ce qu’il-y a de principes dans l’homme qui peuvent aider à la maintenir et à la venger. Ne serait-il pas étrange qu’il fût permis aux ennemis de la vérité d’attirer les hommes dans l’erreur par des discours vifs et pathétiques, et que le même avantage fût interdit à ceux qui la défendent ?
C’est par les passions que l’éloquence triomphe, qu’elle règne sur les cœurs. Quiconque sait les exciter à propos maîtrise à son gré les esprits, les fait passer de la joie à la tristesse. Aussi véhément que l’orage, aussi pénétrant que la foudre, aussi rapide que le torrent, il emporte, il renverse tout par les flots de sa vive éloquence.
On regarde communément l’amour et la haine comme la base de toutes les passions, parce qu’ils comprennent les deux rapports de notre âme avec le bien et le mal. C’est qu’il suffit qu’une chose nous paraisse actuellement l’un ou l’autre, pour que notre volonté la désire vivement et s’y attache, ou la repousse et fasse tout ce qui sera possible pour l’empêcher13.
Quant aux moyens d’exciter les passions, le premier et le plus sûr est d’en être soi-même vivement touché. Il faut bien se pénétrer du sujet que l’on traite, se revêtir des passions de ceux pour qui nous parlons ou pour qui nous nous intéressons, et parler pour eux comme si nous parlions pour nous-mêmes. C’est le précepte d’Horace et de Boileau :
Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez.
C’est aussi la règle de Cicéron dans le second livre de l’Orateur : « Il n’est pas possible que celui qui écoute se porte à la douleur, aux pleurs, à la pitié, si l’orateur ne se montre vivement pénétré des sentiments qu’il veut inspirer14. »
La deuxième règle est de ne rien mêler d’étranger et d’incompatible à la passion qu’on veut exciter. L’âme veut suivre son objet ; et, si dans le temps que vous voulez lui inspirer des sentiments de joie, vous mêlez quelques sujets de tristesse, vous arrêtez l’effet que vous eussiez pu produire. L’esprit des auditeurs se détend, et il ne reçoit plus ou ne reçoit que faiblement l’impression que vous voulez lui faire.
La troisième règle est de bien connaître le cœur de l’homme en général, et les inclinations particulières de ceux à qui nous nous adressons. On doit faire attention aux mœurs, aux habitudes, à l’éducation, au caractère, aux préjugés des hommes devant qui on parle ; on prendra garde à l’influence du caractère national, à celle que produit la différence des gouvernements, des âges, des fortunes et des principes de ses auditeurs, à leurs dispositions particulières relativement à la cause que l’on traite ; on s’attachera surtout à saisir adroitement leurs endroits sensibles, et à les prendre par leur faible.
Cicéron vous offre, dans son Discours pour Ligarius, un admirable modèle de l’art d’exciter les passions. « Il défend, dit d’Aguesseau, un de ces fiers républicains qui avaient porté les armes contre César, et a César même pour juge. C’est peu de parler pour un ennemi vaincu en présence du victorieux ; il parle pour un ennemi condamné ; il entreprend de le justifier devant celui qui a prononcé sa condamnation sans l’entendre, et qui, bien loin de lui donner toute l’attention d’un juge, ne l’écoute qu’avec la maligne curiosité d’un auditeur prévenu. Mais Cicéron connaît la passion dominante de ce juge ; c’en est assez pour le vaincre. Il flatte sa vanité pour désarmer sa vengeance, et, malgré son indifférence obstinée, il sait l’intéresser si vivement à la conservation de celui qu’il voulait perdre, que son émotion ne peut plus se tenir au dedans de lui-même. Le trouble extérieur de son visage rend hommage à la supériorité de l’éloquence ; il absout celui qu’il avait déjà condamné, et Cicéron mérite l’éloge qu’il avait donné à César, d’avoir su vaincre le vainqueur et triompher de la victoire. »
§ 7. Disposition. Exorde.
La disposition, dans l’art oratoire, consiste à arranger toutes les parties fournies par l’invention, selon la nature et l’intérêt du sujet qu’on traite. La fécondité de l’esprit brille dans l’invention ; dans la disposition, la prudence et le jugement.
Tout ouvrage doit avoir, s’il est entier, un commencement, un milieu et une fin. Il y aura donc, dans le discours oratoire, un exorde ou début ; ensuite viendra un récit ou une proposition, avec les preuves à l’appui ; et enfin une conclusion, quelle qu’elle soit, qui avertisse au moins que tout est fini15.
Le début d’un discours s’appelle ordinairement exorde ; le récit se nomme narration ; la proposition garde son nom. Les preuves à l’appui de ce qu’on raconte ou qu’on propose forment la confirmation ; celles que l’on apporte pour combattre les idées d’un adversaire sont la réfutation ; l’une et l’autre sont souvent précédées d’une division, si le sujet est assez étendu pour qu’il soit nécessaire d’en déterminer les parties. Enfin, la conclusion garde ce nom si l’on conclut, en effet, directement quelque chose ; elle s’appelle récapitulation quand on rappelle brièvement tout ce qui a été dit ; et péroraison quand on y affecte une certaine élévation d’éloquence.
On a assigné à ces diverses parties un objet particulier, par rapport aux trois devoirs de l’orateur : on a dit que l’exorde était destiné à plaire ; la narration ou la proposition, la division, la confirmation et la réfutation à instruire ; enfin, la péroraison à toucher. Il est vrai que ces diverses parties produisent souvent cet effet ; mais il n’y a dans cette distribution rien d’absolu, puisque, dans un excellent discours, tout nous plaît, nous instruit et nous émeut à la fois, et qu’il y a, d’un autre côté, des discours si rapides, que l’exorde, la confirmation, la péroraison, sont mêlés et confondus sans qu’on puisse les séparer.
Reprenons maintenant ces diverses parties, et voyons ce que l’art prescrit à l’orateur par rapport à chacune d’elles.
L’exorde est le commencement du discours. L’orateur y doit préparer l’esprit de ses auditeurs à recevoir favorablement les choses qu’il va leur communiquer.
Pour cela, on recommande que l’exorde soit modeste, ingénieux, court et propre au sujet.
L’exorde doit être modeste : la modestie rehausse toujours le prix du talent et de la vertu ; et c’est surtout à l’entrée de son discours que l’orateur doit montrer cette qualité. L’amour-propre de l’auditeur est si délicat, si aisé à blesser ; le personnage de quiconque s’élève pour faire la leçon aux autres est si voisin de l’orgueil, qu’il faut beaucoup d’art pour faire les premiers pas sans déplaire.
L’exorde doit être ingénieux, c’est-à-dire que l’orateur doit lui donner un certain degré d’ornement et de beauté qui attire l’attention, pique la curiosité, et fasse concevoir une bonne opinion de toute la suite du discours ; autrement, l’exorde ressemblerait à ces visages malades et disgraciés de la nature qui font mal augurer de la personne.
Il doit être court, c’est-à-dire proportionné à la longueur du discours et à l’importance du sujet. Point de développement, point de détails. Sans ces précautions, l’ouvrage serait comme ces monstres dont la tête est plus grosse que le reste du corps.
Il doit enfin être propre au sujet, c’est-à-dire qu’il doit s’y appliquer exactement, et n’être pas un début banal ou tellement commun et sans caractère, qu’on puisse le mettre à l’entrée de tous les discours. Cicéron était si persuadé qu’un exorde doit être exclusivement propre à son discours, qu’il recommande de ne le faire que quand celui-ci est achevé16.
On distingue trois sortes d’exordes : l’exorde tempéré, l’exorde par insinuation, et l’exorde brusque ou véhément.
L’exorde tempéré ou ordinaire n’est qu’une manière élégante et polie d’entrer en matière ; il n’y a rien de particulier à y remarquer.
L’exorde par insinuation est employé lorsqu’il s’agit de détruire une prévention, de combattre d’avance un sentiment reçu, d’affaiblir les raisons d’un adversaire puissant et redoutable. Cicéron en fournit un bel exemple dans sa seconde oraison sur la loi agraire, contre Rullus. L’extrême longueur de cet exorde est justifiée par le but que se propose l’orateur. L’exorde du discours de Périclès, lorsqu’il fait l’oraison funèbre des héros morts pour la patrie, est de la même espèce.
L’exorde véhément ou exorde ex abrupto, car on lui donne fort souvent ce nom tiré du latin, a lieu quand l’orateur est animé d’une passion assez vive et assez louable dans son principe pour entrer en matière sans préparation et éclater avec force dès le premier moment. Ainsi, un général vient de mourir : le temple s’ouvre, ses voûtes retentissent d’accents lugubres ; tout à coup ils sont interrompus, un ministre paraît dans la chaire de vérité ; on l’entend s’écrier :
Ils meurent donc comme le reste des hommes, ces héros couverts de gloire, ces foudres de guerre qui ont fait trembler les peuples, ces arbitres de la paix qui ont fait cesser leurs terreurs17, etc.
Voilà l’exorde véhément ou ex abrupto. Voyez aussi de quelle manière Cicéron commence sa première oraison contre Catilina. Ce Romain conspirait contre sa patrie ; le sénat, instruit de ses complots, était assemblé. Cicéron allait parler ; Catilina entre et vient prendre sa place. L’orateur frémit d’indignation ; et, laissant là le discours qu’il allait faire, pour s’adresser directement au grand criminel qui venait braver le consul et le corps qu’il présidait, il s’écrie :
Jusques à quand enfin, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? Combien de temps encore serons-nous le jouet de tes fureurs ? Jusqu’où s’emportera ton audace effrénée ? Eh quoi ! ni la garde qui, la nuit, défend le mont Palatin, ni celle qui, le jour, veille dans Rome, ni ces alarmes, ni cette rumeur du peuple, ni ce concours empressé de tous les bons citoyens, ni l’attention de choisir un lieu fortifié pour cette assemblée, ni cette indignation qui éclate dans les regards de tous les sénateurs, rien n’a pu t’ébranler !
§ 8. Parties destinées à instruire. — Genres de causes. — Narration.
Après l’exorde, il faut passer aux parties destinées à instruire l’auditeur, et d’abord à l’exposé du sujet. Mais cet exposé prend différents noms, selon le genre de cause dont il s’agit.
Les anciens avaient distingué trois genres de causes : le genre démonstratif, le genre délibératif et le genre judiciaire.
Le genre démonstratif a pour objet la louange et le blâme. Il considère en chaque sujet ce qui est bon ou mauvais ; il s’attache spécialement au présent ; car on loue, on blâme les choses selon leurs qualités actuelles ; mais on y rappelle quelquefois le passé, et l’on tire des conjectures pour l’avenir.
Le genre délibératif a pour sujet l’utile ou le nuisible. Il détourne de celui-ci, exhorte à celui-là, et montre les raisons qui doivent déterminer à l’embrasser. Il consiste donc à conseiller et à dissuader. Ceux qui parlent dans les délibérations soit publiques, soit particulières, se proposent toujours l’un ou l’autre de ces objets. Leurs discours envisagent l’avenir.
Le genre judiciaire a pour objet le juste et l’injuste.
Il consiste à accuser ou à défendre, ou, comme on dit parmi nous, à plaider, soit en demandant, soit en défendant ; il s’y agit toujours d’une chose passée.
Cette division en trois genres était regardée par les anciens comme absolue. Les modernes, en l’examinant de plus près, ont bien vu qu’elle ne l’était pas. « Les trois genres, dit Domairon, quoique distincts, se trouvent néanmoins très souvent ensemble. Quand un orateur, par exemple, loue la vertu, il ne le fait que pour la conseiller et nous animer à l’embrasser. Voilà donc le genre démonstratif et le délibératif réunis. »
On pousserait facilement ce raisonnement, et on trouverait de très beaux discours qu’on ne saurait dans quelle catégorie ranger.
Toutefois cette division est commode : elle donne une idée suffisamment exacte de la plupart des sujets, et n’empêche pas de les déterminer avec plus de précision, comme nous le ferons nous-même ; enfin elle explique les différences qui suivent et qui ont quelque importance.
Les parties du discours destinées à instruire sont, avons-nous dit, la narration ou la proposition, la confirmation, la réfutation et la division, quand il y a lieu.
Mais la narration, étant un récit, ne convient qu’aux choses passées ; ainsi, ce n’est que dans le genre judiciaire qu’elle peut exposer le sujet sur quoi va rouler le discours. Dans le genre délibératif, elle sera remplacée par la proposition ; et, dans le genre démonstratif, par l’énoncé de la louange ou du blâme appliqué à tel ou tel objet.
Si elle apparaît dans ces deux genres, ce sera comme preuve de ce que l’on dit ou de ce que l’on propose, c’est-à-dire qu’elle contribuera à la confirmation ; elle est, dans un genre, ce qu’il faut prouver ; et, dans les autres, ce qui prouve ce qu’on avance. Nous faisons cette observation afin que les jeunes gens ne se laissent pas tromper par les mots ; qu’ils sachent bien que ces divisions, introduites dans le discours pour la facilité du coup d’œil, ne sont, en réalité, que des moyens commodes, usités même dans la plupart des cas, mais qui, enfin, n’ont rien d’obligatoire.
Cela dit, passons à l’examen de ces diverses parties qui suivent l’exorde ; et d’abord étudions la narration.
La narration est un récit par lequel on fait connaître à l’auditeur le fond du sujet. L’orateur raconte le fait avec toutes ses circonstances, en faisant ressortir les plus favorables et les plus frappantes.
Les rhéteurs recommandent que la narration soit simple et claire, vraisemblable, intéressante et courte.
Elle sera simple et claire, si elle est bien entendue de tout le monde ; et l’orateur obtiendra ce résultat s’il emploie les mots propres, s’il évite les termes bas, obscurs ou prétentieux ; s’il distingue nettement les temps, les lieux, les personnes, leurs motifs, etc.
Elle sera vraisemblable, si l’on ne dit rien qui choque le bon sens et l’opinion commune, si l’on montre les causes et les moyens des principaux faits qu’on avance.
La narration doit être intéressante. Les hommes n’écoutent volontiers que ce qui les amuse et les intéresse ; il ne suffit pas que ce que l’on dit mérite l’attention ; il faut encore l’exprimer d’une manière agréable. Il faut présenter les circonstances avec beaucoup de grâce, les revêtir du coloris le plus propre, et fixer les yeux inconstants de l’auditeur, toujours prêt à se laisser distraire par quelque objet extérieur.
La narration doit être courte. La brièveté ne consiste pas à exposer d’une manière sèche l’événement, mais à ne dire que ce qu’il faut. L’orateur retranchera les circonstances inutiles et minutieuses ; il embellira celles qui méritent d’être développées. Une narration de deux lignes peut être trop longue, si elle contient des détails inutiles ; une narration de dix pages sera courte, si elle ne contient aucun détail qu’on voulût retrancher.
Les lignes ◀suivantes▶, tirées de l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre, par Bossuet, montreront la réunion de toutes les qualités indiquées tout à l’heure.
On sait, messieurs, que la reine a souvent exposé sa personne dans ces conférences secrètes ; mais j’ai à vous faire voir de plus grands hasards. Les rebelles s’étaient saisi des arsenaux et des magasins ; et, malgré la défection de tant de sujets, malgré l’infâme désertion de la milice même, il était encore plus aisé au roi de lever des soldats que de les armer. Elle abandonne, pour avoir des armes et des munitions, non seulement ses joyaux, mais encore le soin de sa vie. Elle se met en mer au mois de février, malgré l’hiver et les tempêtes ; et, sous prétexte de conduire en Hollande la princesse royale sa fille aînée, qui avait été mariée à Guillaume, prince d’Orange, elle va pour engager les États dans les intérêts du roi, lui gagner des officiers, lui amener des munitions. L’hiver ne l’avait pas effrayée, quand elle partit d’Angleterre ; l’hiver ne l’arrête pas onze mois après, quand il faut retourner auprès du roi : mais le succès n’en fut pas semblable. Je tremble au seul récit de la tempête furieuse dont sa flotte fut battue durant dix jours. Les matelots furent alarmés jusqu’à perdre l’esprit, et quelques-uns d’entre eux se précipitèrent dans les ondes. Elle, toujours intrépide autant que les vagues étaient émues, rassurait tout le monde par sa fermeté. Elle excitait ceux qui l’accompagnaient à espérer en Dieu y qui faisait toute sa confiance ; et, pour éloigner de leur esprit les funestes idées de la mort qui se présentait de tous côtés, elle disait, avec un air de sérénité qui semblait déjà ramener le calme, que les reines ne se noyaient pas. Hélas ! elle est réservée à quelque chose de bien plus extraordinaire ; et, pour s’être sauvée du naufrage, ses malheurs n’en seront pas moins déplorables. Elle vit périr ses vaisseaux, et presque toute l’espérance d’un si grand secours. L’amiral, où elle était, conduit par la main de celui qui domine sur la profondeur de la mer, et qui dompte ses flots soulevés, fut repoussé aux ports de Hollande ; et tous les peuples furent étonnés d’une délivrance si miraculeuse.
§ 9. Confirmation, réfutation, division.
La confirmation et la réfutation sont quelquefois comprises sous le nom collectif de la preuve.
La confirmation est cette partie du discours dans laquelle l’orateur prouve le fait qu’il a raconté, ou la vérité qu’il a exposée. Il doit tirer toutes ses preuves du fond du sujet, et les lier tellement entre elles qu’elles ne fassent qu’un tout, d’où découle naturellement la conclusion qui renferme la proposition générale. Il s’appliquera surtout à les développer avec netteté et précision, à les présenter sous un jour si lumineux, que les personnes les moins intelligentes puissent les comprendre, et en sentir la force et la certitude.
En ce faisant, on doit éviter deux défauts considérables : le premier, c’est de prouver les choses qui sont claires par elles-mêmes, que tout le monde connaît, et que personne ne conteste ; il suffit de les énoncer. Le second, c’est d’insister sur une preuve, quand on l’a suffisamment éclaircie et développée ; affecter de l’épuiser, ce serait l’affaiblir et fatiguer l’auditeur par des répétitions inutiles.
L’orateur peut, dans la confirmation, s’attacher à plaire et à toucher ; il doit même revêtir ses preuves des grâces de la diction. La beauté du style ne sert qu’à les faire valoir davantage18 ; mais cette beauté n’est pas le fond même de la confirmation : c’est la force des preuves et leur bon arrangement qui y est d’abord nécessaire.
La réfutation suit ordinairement ; quelquefois, elle précède la confirmation. Elle consiste à détruire les objections ou difficultés proposées, ou qui peuvent l’être, contre les raisons que l’orateur fait valoir. On peut y suivre la même méthode que dans la confirmation ou s’en écarter ; on peut, ◀suivant▶ les circonstances, répondre séparément à chaque objection, ou les réunir toutes en un seul corps pour en faire sentir le faux, et les ruiner tout d’un coup par une raison générale et victorieuse19. L’important, c’est qu’on n’oublie rien de grave, et qu’on ne laisse pas subsister contre soi une de ces raisons auxquelles il n’y a rien à répondre.
La division, nous l’avons déjà dit, n’est qu’un moyen de mettre de l’ordre dans un discours, quand ce que l’on a à dire est assez long pour que l’auditeur puisse s’y perdre. Nous n’avons rien de particulier à ajouter.
Le passage ◀suivant▶ de Massillon donne un bel exemple de confirmation. Il veut démontrer que si la dépravation de la raison nous fait sentir le besoin que nous avons d’un remède qui la guérisse, les inconstances et les variations éternelles de cette raison apprennent encore à l’homme qu’il ne peut se passer d’un frein et d’une règle qui la fixe.
Que de vaines disputes, que de questions sans fin, que d’opinions différentes ont partagé autrefois les écoles de la philosophie païenne ! Et ne croyez pas que ce fût sur des matières que Dieu semble avoir livrées à la dispute des hommes, c’était sur la nature de Dieu même, sur son existence, sur l’immortalité de l’âme, sur la véritable félicité.
Les uns doutaient de tout ; les autres croyaient tout savoir. Les uns ne voulaient point de Dieu ; les autres nous en donnaient un de leur façon, c’est-à-dire quelques-uns, oisif, spectateur indolent des choses humaines, et laissant tranquillement au hasard la conduite de son propre ouvrage, comme un soin indigne de sa grandeur et incompatible avec son repos ; quelques autres, esclave des destinées, et soumis à des lois qu’il ne s’était pas imposées lui-même : ceux-ci, incorporé avec tout l’univers, l’âme de ce vaste corps, et faisant comme une partie d’un monde qui tout entier est son ouvrage. Que sais-je ? car je ne prétends pas tout dire, autant d’écoles, autant de sentiments sur un point si essentiel. Autant de siècles, autant de nouvelles extravagances sur l’immortalité et la nature de l’âme : ici, c’était un assemblage d’atomes ; là, un feu subtil ; ailleurs, un air délié ; dans une autre école, une portion de la Divinité. Les uns la faisaient mourir avec le corps ; d’autres la faisaient vivre avant le corps. Quelques-uns la faisaient passer d’un corps à un autre corps, de l’homme au cheval, de la condition d’une nature raisonnable à celle des animaux sans raison. Il s’en trouvait qui enseignaient que la véritable félicité de l’homme est dans les sens ; un plus grand nombre la mettaient dans la raison ; d’autres ne la trouvaient que dans la réputation et dans la gloire ; plusieurs dans la paresse et dans l’indolence. Et ce qu’il y a ici de plus déplorable, c’est que l’existence de Dieu, sa nature, l’immortalité de l’âme, la fin et la félicité de l’homme, tous points si essentiels à sa destinée, si décisifs pour son malheur ou pour son bonheur éternel, étaient pourtant devenus des problèmes qui, de part et d’autre, n’étaient destinés qu’à amuser le loisir des écoles et la vanité des sophistes ; des questions oiseuses où l’on ne s’intéressait pas pour le fond de la vérité, mais seulement pour la gloire de l’avoir emporté. Grand Dieu ! c’est ainsi que vous vous jouiez de la sagesse humaine.
§ 10. Péroraison.
La péroraison est la dernière partie du discours, et n’est ni la moins importante ni la moins difficile à traiter ; c’est ici, principalement, que le style doit être plein, nerveux, véhément, et surtout précis. Il faut que les pensées s’y succèdent avec la plus grande rapidité ; que l’orateur, en ne disant rien de faible, rien d’inutile, y fasse, selon le besoin, une courte récapitulation des preuves les plus solides qu’il a développées, de ce qu’il a dit de plus essentiel et de plus frappant, et qu’il représente dans un tableau raccourci, mais où les objets soient bien distincts, tout ce qui peut faire la plus vive et la plus forte impression sur l’auditeur. Il déploiera toutes les ressources de son art ; il mettra en usage tout ce que l’éloquence a de tours séduisants et de mouvements impétueux ; enfin il animera cette partie de son discours de toute la chaleur, de tout le feu du sentiment, pour exciter les grandes passions et maîtriser les âmes.
Il n’est point de figures qui ne puissent trouver place dans les péroraisons ; les plus nobles, les plus fortes et les plus touchantes, telles que l’interrogation, l’apostrophe, la prosopopée, etc., sont souvent employées par l’orateur, comme étant les plus propres à donner au discours cette véhémence qui ébranle et transporte les cœurs20.
Donnons ici, comme exemple d’une courte et belle péroraison, celle qui termine, dans Fléchier, son Éloge funèbre de Julie d’Angennes, duchesse de Montausier :
Que vous dirai-je, messieurs, dans une cérémonie aussi lugubre et aussi édifiante que celle-ci ? Je vous avertirai que le monde est une figure trompeuse qui passe, et que vos richesses, vos plaisirs, vos honneurs passent avec lui. Si la réputation et la vertu pouvaient dispenser d’une loi commune, l’illustre et la vertueuse Julie vivrait encore avec son époux : ce peu de terre que nous voyons dans cette chapelle couvre ces grands noms et ces grands mérites. Quel tombeau renferma jamais de si précieuses dépouilles ! La mort a rejoint ce qu’elle avait séparé ! L’époux et l’épouse ne sont plus qu’une même cendre ; et tandis que leurs âmes, teintes du sang de Jésus-Christ, reposent dans le sein de la paix, j’ose le présumer ainsi de son infinie miséricorde, leurs ossements, humiliés dans la poussière du sépulcre, selon le langage de l’Écriture, se réjouissent dans l’espérance de leur entière réunion et de leur résurrection éternelle.
§ 11. Genres de discours chez les modernes. — Éloquence sacrée.
Nous avons vu que les anciens distinguaient trois genres de causes : le démonstratif le délibératif et le judiciaire. Les modernes, sans renoncer à cette division, y ont mis plus de précision, et l’ont surtout rendue plus pratique ; c’est-à-dire que, distinguant d’abord les discours d’après leur objet principal et le caractère qui y domine, ils les rapportent subsidiairement à l’un des trois genres reconnus par les anciens.
Prenons pour exemple l’éloquence sacrée, que les anciens ne connaissaient pas, et qui a produit chez nous les chefs-d’œuvre les plus admirables. Cette éloquence comprend ; entre autres ouvrages, les sermons, les panégyriques, les oraisons funèbres. Il est facile de voir que les sermons appartiennent au genre délibératif, et que les panégyriques et oraisons funèbres appartiennent au genre démonstratif. Mais cette dernière relation nous importe moins que l’autre, et nous comprenons tous ces discours sous le nom d’éloquence sacrée.
Pareillement, à l’époque de la rentrée des tribunaux, les procureurs généraux font souvent des discours où ils recommandent aux avocats la rigoureuse observation de leurs devoirs : ces discours ne sont pas du genre judiciaire, mais bien du genre délibératif ou démonstratif ; nous les plaçons, néanmoins, dans l’éloquence du barreau, et avec raison, puisqu’ils en ont tous les caractères.
Examinons donc ici successivement l’éloquence sacrée, l’éloquence du barreau, l’éloquence académique et l’éloquence politique. Ce sont les principales divisions admises aujourd’hui.
Il n’est point de théâtre plus brillant pour l’éloquence que la chaire catholique. C’est là qu’elle paraît dans toute sa pompe, dans toute sa dignité, qu’elle déploie toute sa force et toutes ses grâces pour étonner l’imagination, pour intéresser le sentiment.
L’orateur chrétien est l’organe de la religion, l’interprète de Dieu même ; il parle à la face des autels, dans le sanctuaire de la Divinité, pour ne traiter que des sujets qui regardent le bonheur ou le malheur éternel de l’homme. Aussi quelle élévation dans le génie, quelle vivacité dans l’imagination, quelle justesse dans le discernement ne lui faut-il pas, pour produire les grands effets qu’il se propose !
Aux qualités brillantes et solides de l’esprit, l’orateur doit joindre un grand nombre de connaissances sans lesquelles il ne remplira jamais dignement son ministère. Une longue et sérieuse étude de la théologie lui est indispensable pour distinguer exactement ce qui est de foi d’avec ce qui n’est que d’opinion. Les ouvrages des Pères de l’Église, qu’il doit lire avec méthode, lui donneront la connaissance des vérités qu’il entreprendra d’expliquer aux peuples, et lui fourniront les autorités propres à appuyer ses raisonnements. Une lecture réfléchie des livres saints, en le pénétrant de la grandeur et de la sainteté de notre religion, élèvera son âme et son génie, donnera à ses pensées et à son style la noblesse et la majesté convenables. Ce n’est que dans cette source divine qu’il pourra puiser ces grands traits de lumière qui éclairent l’homme sur ses devoirs, cette morale pure et sublime dont la pratique peut seule faire son bonheur.
Tels sont, pour l’orateur de la chaire, les principaux lieux oratoires extérieurs. Il est bien essentiel d’ajouter qu’il doit avoir une connaissance profonde du cœur humain, pour en développer les replis les plus secrets, pour démêler les détours artificieux des passions criminelles que l’homme se cache souvent à lui-même ; en un mot, pour le découvrir tout entier, et faire voir ce qu’il est et ce qu’il doit être21.
Il y a plusieurs espèces de discours sacrés ; parlons d’abord du sermon.
L’objet de l’orateur, dans le sermon, est d’expliquer les dogmes et la morale de la religion, c’est-à-dire toutes les vérités spéculatives que nous devons croire, et toutes les vérités pratiques qui doivent diriger notre conduite. Il doit s’attacher, en même temps, à combattre les erreurs opposées aux points de doctrine que l’Église enseigne, et à déraciner les vices contraires aux vertus chrétiennes. Ainsi, ◀suivant▶ saint Augustin, la prédication a trois fins : que la vérité soit connue, qu’elle soit écoutée avec plaisir, et qu’elle touche les cœurs.
On peut appliquer au sermon toutes les règles qui conviennent au discours prononcé en général ; mais le prédicateur ne doit jamais oublier que la force et la vérité du raisonnement, le choix et la solidité des preuves, l’instruction présentée avec ordre et avec méthode, sont des qualités essentielles, et peut-être les plus essentielles au sermon ; que, par conséquent, il ne saurait trop s’attacher à la construction du plan de son discours, plan qui ne doit rien laisser à désirer pour la clarté, la justesse et l’exactitude.
Voici un plan qui peut assurément servir de modèle, et dont l’exposition instruira mieux que tous les préceptes ; c’est celui du sermon sur la loi chrétienne, par Bourdaloue :
Division. — Deux rapports, sous lesquels nous devons considérer la loi chrétienne : rapport à l’esprit et rapport au cœur. Sous ces deux rapports, ses ennemis ont voulu la rendre également méprisable et odieuse : méprisable, en nous persuadant qu’elle choque le bon sens ; odieuse, en nous la représentant comme une loi trop dure et sans onction. Or, à ces deux erreurs, j’oppose deux caractères de la loi évangélique : caractère de raison et caractère de douceur. Loi souverainement raisonnable, première partie ; loi souverainement aimable, deuxième partie.
Tout le monde est frappé, sans doute, de la netteté de cette division. L’orateur va maintenant la poursuivre : il prouvera la première partie en montrant que la loi chrétienne est une loi sainte et parfaite, et ensuite que c’est une loi modérée ; il prouvera la seconde en montrant que c’est d’abord une loi de grâce, et en second lieu une loi de charité et d’amour.
Tel est, en général, le sermon. On peut remarquer des divisions aussi exactes que celle-ci dans les autres ouvrages du même genre qui sont regardés comme excellents.
Durant les premiers siècles du christianisme, le sermon consistait dans l’explication soit de l’Évangile qu’on venait de lire, soit de quelque autre partie de l’Écriture sainte. Les prédicateurs proportionnaient leur style à l’intelligence de leurs auditeurs. Les sermons de saint Augustin sont très simples, parce qu’il prêchait, dans une petite ville, à des mariniers, des laboureurs, des marchands. Au contraire, saint Cyprien, saint Ambroise, saint Léon, qui prêchaient dans de grandes villes, parlent avec plus de pompe et d’ornement. Saint Grégoire de Nazianze est sublime et son style travaillé. Saint Jean Chrysostôme paraît le modèle achevé d’un prédicateur22.
Sous le règne brillant de Louis XIV, le P. Bourdaloue créa pour ainsi dire le vrai goût de la chaire, en introduisant cette éloquence noble, majestueuse, véhémente et sublime, qui convient à la grandeur de notre religion, à la profondeur de ses mystères, à la pureté de sa morale.
Après lui vint le P. Massillon, prêtre de l’Oratoire, et ensuite évêque de Clermont ; logicien exact, mais moins instruit, moins profond que Bourdaloue, il raisonne avec justesse, avec méthode, et possède de plus l’art de tourner ses preuves en sentiment. Son éloquence vive, ornée et pathétique, frappe l’esprit, pénètre et captive l’âme. Le triomphe de ce grand orateur est de persuader.
Tirons de son Sermon sur la mort quelques lignes qui nous donneront un exemple de son style :
Regardez derrière vous : où sont vos premières années ? que laissent-elles de réel dans votre souvenir ? pas plus qu’un songe de la nuit. Vous rêvez que vous avez vécu ; voilà tout ce qui vous en reste. Tout cet intervalle qui s’est écoulé depuis votre naissance jusques aujourd’hui, ce n’est qu’un trait rapide qu’à peine vous avez vu passer. Quand vous auriez commencé à vivre avec le monde, le passé ne vous paraîtrait pas plus long ni plus réel. Tous les siècles qui ont coulé jusqu’à nous, vous les regarderiez comme des instants fugitifs ; tous les peuples qui ont paru et disparu dans l’univers, toutes les révolutions d’empires et de royaumes, tous les grands événements qui embellissent nos histoires, ne seraient pour vous que les différentes scènes d’un spectacle que vous auriez vu finir en un jour. Rappelez seulement les victoires, les prises de place, les traités glorieux, les magnificences, les événements pompeux des premières années de ce règne ; vous y touchez encore. Vous en avez été la plupart, non seulement spectateurs, mais vous en avez partagé les périls et la gloire. Ils passeront dans nos annales jusqu’à nos derniers neveux ; mais pour vous, ce n’est déjà plus qu’un songe, qu’un éclair qui a disparu, et que chaque jour efface même de votre souvenir. Qu’est-ce donc que le peu de chemin qui nous reste à faire ? Croyons-nous que les jours à venir aient plus de réalité que les passés ? Les années paraissent longues quand elles sont encore loin de nous ; arrivées, elles disparaissent, elles nous échappent en un instant, et nous n’aurons pas tourné la tête que nous nous trouverons, comme par un enchantement, au terme fatal qui nous paraît encore si loin et ne devoir jamais arriver. Regardez le monde tel que vous l’avez vu dans vos premières années, et tel que vous le voyez aujourd’hui : une nouvelle cour a succédé à celle que nos premiers ans ont vue ; de nouveaux personnages sont montés sur la scène ; les grands rôles sont remplis par de nouveaux acteurs ; ce sont de nouveaux événements, de nouvelles intrigues, de nouvelles passions, de nouveaux héros dans la vertu comme dans le vice, qui font le sujet des louanges, des dérisions, des censures publiques. Un nouveau monde s’est élevé insensiblement, et sans que vous vous en soyez aperçus, sur les débris du premier. Tout passe avec vous et comme vous ; une rapidité que rien n’arrête entraîne tout dans les abîmes de l’éternité ; nos ancêtres nous en frayèrent hier le chemin, et nous allons le frayer demain à ceux qui viendront après nous. Les âges se renouvellent, la figure du monde passe sans cesse, les morts et les vivants se remplacent et se succèdent continuellement ; rien ne demeure : tout change, tout s’use, tout s’éteint. Dieu seul demeure toujours le même ; le torrent des siècles, qui entraine tous les hommes, coule devant ses yeux, et il voit avec indignation de faibles mortels, emportés par ce cours rapide, l’insulter en passant, vouloir faire de ce seul instant tout leur bonheur, et tomber, au sortir de là, entre les mains de sa colère et de sa vengeance…
§ 12. Panégyrique.
Le panégyrique, en général, est un discours à la louange d’une personne illustre dont on préconise les rares vertus ou les belles actions. Ce n’était pas autre chose chez les anciens, et alors il ne différait de l’éloge ordinaire que par la grandeur de l’assemblée. Le panégyrique chrétien a un tout autre caractère ; il est uniquement consacré à la louange des saints. L’orateur s’y propose de les honorer par l’éloge de leurs vertus, et de nous engager nous-mêmes à les imiter. Il ne peut remplir ce double objet qu’en joignant l’instruction au récit de ces vertus. Un juste mélange des éloges et de la morale fait la première perfection du panégyrique.
Mais ce serait un défaut de suivre exactement les traces du saint depuis sa naissance jusqu’à sa mort, et de louer chacune de ses vertus en particulier. Il faut se contenter de rappeler les principales circonstances de sa vie à quelques époques marquées, et de ramener les faits et la morale à quelque vertu dominante qui paraît avoir animé toutes les autres. Le plan du panégyrique est une des choses essentielles auxquelles l’orateur doit s’attacher23 ; il a naturellement beaucoup d’analogie avec celui du sermon, puisque ces deux discours ont également pour objet d’enseigner ce qu’il faut faire, l’un par l’exemple, l’autre par le précepte.
Voici la division du panégyrique de saint Louis par Bourdaloue. On va voir qu’elle est analogue à celle de ses sermons.
Division. Saint Louis a été un grand saint, parce qu’étant né roi, il a fait servir sa dignité à sa sainteté : première partie. Saint Louis a été un grand roi, parce qu’il a su, en devenant saint, faire servir sa sainteté à sa dignité : deuxième partie.
La première partie va maintenant se décomposer, et nous montrer saint Louis humble devant Dieu avec plus de mérite, charitable envers le prochain avec plus d’éclat, sévère à soi-même avec plus de force et plus de vertu ; et la seconde établira que saint Louis a été, par sa sainteté même, grand dans la guerre et dans la paix, grand dans l’adversité, grand dans la prospérité, grand dans le gouvernement de ses États, grand dans sa conduite avec les étrangers.
Bourdaloue et Massillon sont regardés comme nous ayant donné les meilleurs panégyriques que nous ayons. Voici, de ce dernier, l’exorde du panégyrique de saint Bernard, où l’on retrouvera la brillante imagination et l’expression vive et animée qui distinguent à un si haut degré ses sermons :
Israël, infidèle au Dieu qui l’avait tiré de l’Égypte, était devenu depuis longtemps la proie des nations et l’opprobre de ses voisins. La discipline des mœurs y était tristement défigurée, la sainteté de la loi tombée dans l’avilissement, le culte du Seigneur négligé, les sacrifices et les offrandes souillés ou par l’impiété des prêtres, ou par la superstition des fidèles ; les enfants d’Héli, ministres du sanctuaire, faisaient des fonctions même de leur ministère l’occasion de leurs désordres ; l’arche sainte ne rendait plus ses oracles à Silo ; mais, tombée en la puissance des Philistins, elle avait paru dans le temple de Dagon, et depuis errait indécemment dans les campagnes de la Judée. Enfin tout l’éclat de la fille de Sion était obscurci ; ses solennités et ses sabbats n’étaient plus que des spectacles lugubres. Elle n’avait plus de consolateurs ; ses prophètes ne lui reprochaient plus son iniquité pour l’exciter à la pénitence, et le Seigneur avait fait sécher, dans sa fureur, l’abondance d’Israël, et n’avait pas épargné les beautés de Jacob.
Tel était l’état de la synagogue lorsque Dieu, touché des gémissements et des calamités de son peuple, lui suscita Samuel, ce prophète chéri du ciel, qui renouvela le gouvernement, qui répandit une onction sainte sur les princes de sa nation, et qui jugea l’assemblée d’Israël selon la loi. Ce prophète, qui d’abord, sous les yeux du grand prêtre Héli, invoqua le Seigneur dans le calme et dans la retraite du sanctuaire ; qui depuis, consulté de tout Israël à Silo, où il avait choisi sa solitude, parut à la tête du peuple de Dieu, fut connu depuis Dan jusqu’à Bersabée, régla les différends des tribus, rétablit le culte du Seigneur, et fut le censeur des rois et des princes du peuple ; et qui enfin, dépositaire des vérités de la loi, fut reconnu fidèle dans ses paroles, parce qu’il avait vu le Dieu de lumière, confondit Amalec, et brisa l’insolence des princes de Tyr et de tous les chefs des Philistins.
Est-ce une prophétie, mes frères ? est-ce une histoire ? et par quelle suite de rapports a-t-il pu arriver que le siècle de Samuel ressemblât si fort à celui de Bernard, et ce prophète, si fameux et si souvent loué dans les livres saints, à celui dont j’entreprends aujourd’hui l’éloge ?
L’épouse de Jésus-Christ ne s’était jamais vue couverte de plus de taches et de rides que dans ces temps de ténèbres et de dissolutions, où la Providence avait marqué dans ses conseils éternels la naissance de ce grand homme : la foi éteinte parmi les fidèles, le culte défiguré et inondé de superstitions, les clercs et les princes des prêtres plongés dans l’ignorance et dans le vice, la vigueur de la discipline monastique affaiblie, et les élus eux-mêmes, si j’ose le dire, sur le point de céder au torrent, et de se laisser entraîner par l’erreur commune. À tant de calamités, à des plaies si hideuses et si touchantes, vous ne fermâtes pas votre cœur, et n’endurcîtes pas, Seigneur, vos entrailles ; mais vous tirâtes des trésors de votre miséricorde une de ces grandes ressources que vous ne refusez jamais aux besoins extrêmes de votre Église.
Bernard, le Samuel de son siècle, naît ; il passe les premières années de sa vie dans le repos et dans la retraite du sanctuaire. Le bruit de son nom se répand bientôt après ; de toutes parts, on va consulter le Voyant. Il quitte sa solitude et devient le législateur des tribus ; il renouvelle la face de l’État, et les princes sont touchés de l’onction et de la grâce de ses paroles. Enfin, instruit du Dieu même de lumière, il confond l’hérésie et le schisme, devient l’arbitre des conseils, et préside aux assemblées d’Israël : parfait religieux, homme apostolique, et docteur toujours invincible.
§ 13. Oraison funèbre.
Dans l’oraison funèbre, l’orateur loue les morts qui ont été illustres par leur naissance, leur rang, leurs vertus et leurs actions.
En ce sens, l’oraison funèbre n’appartient pas à l’éloquence sacrée ; c’est l’epithaphios logos ou discours mortuaire tel que le faisaient les anciens, et qu’on le prononce aujourd’hui fort souvent sur la tombe de ceux qu’on porte au cimetière.
On croit communément que les Grecs commencèrent à user de ces éloges après la bataille de Marathon, vers 490 avant J.-C. Ce qu’on peut assurer d’après le rapport de Thucydide, c’est qu’on fit dans Athènes des obsèques publiques aux citoyens qui avaient été tués à la guerre de Samos, l’an 441 avant notre ère, et que Périclès, l’orateur le plus éloquent alors, prononça leur éloge.
Les Romains, ◀suivant▶ Polybe, ouvrirent cette carrière à l’éloquence la même année qu’ils abolirent la royauté pour établir le gouvernement républicain, c’est-à-dire 509 ans avant J.-C. : ce fut aux funérailles du consul Junius Brutus, tué dans une bataille contre les Étrusques, qui voulaient rétablir les Tarquins sur le trône de Rome. Son corps fut exposé dans la place publique, par ordre de Valérius Publicola, son collègue, qui, étant monté à la tribune aux harangues, fit un récit touchant des belles actions de sa vie. Le peuple romain comprit combien il serait utile à la république de louer les grands hommes après leur mort, et ordonna que cet usage serait perpétuellement observé. Il le fut, en effet, non seulement jusqu’à la ruine entière de la république, mais même sous les empereurs, puisque Néron, parvenu à l’empire, prononça l’éloge de Claude, son prédécesseur24.
Mais ces éloges, purement humains, n’avaient à peu près de commun que le nom avec notre oraison funèbre. Le dogme de l’immortalité de l’âme et des récompenses ou des peines éternelles après la mort a fait de ces éloges une œuvre absolument nouvelle, dont l’antiquité païenne ne pouvait avoir aucune idée.
Ce genre de discours est, chez nous, ce qu’il y a de plus élevé dans l’éloquence. Il demande beaucoup d’élévation dans le génie, et, dans l’expression, une grandeur majestueuse qui tient un peu de la poésie. Tout doit y être plein de force et de dignité. Il ne souffre rien de commun, rien de médiocre. L’éloquence doit y déployer toute sa magnificence, toute sa pompe et toutes ses richesses. Mais il faut bien se garder d’étaler ces ornements avec profusion et sans choix, de négliger le plan et la conduite du discours, l’ordre et la liaison des idées, la convenance et la clarté du style. Si l’on exige que l’imagination de l’orateur soit vive, brillante et fleurie, on exige aussi qu’elle soit sage, bien réglée et toujours dirigée par le bon goût.
Le texte d’une oraison funèbre, c’est-à-dire les lignes tirées des livres saints que l’orateur prononce avant de commencer son discours, doit être comme un éloge raccourci du héros, et mettre d’abord sous les yeux toute sa vie et son caractère. L’orateur peut, dans l’exorde, pour tenir les esprits en suspens, se livrer à un certain désordre qui est un effet de l’art, éclater en plaintes et en gémissements sur la courte durée et la fragilité des grandeurs humaines. Il peut encore commencer par quelque réflexion frappante exprimée avec force et avec noblesse, comme l’a fait Bossuet dans ce début si majestueux et si imposant de l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre :
Celui qui règne dans les deux, et de qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté et l’indépendance, est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois, et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et terribles leçons. Soit qu’il élève les trônes, soit qu’il les abaisse, soit qu’il communique sa puissance aux princes, soit qu’il l’a retiré à lui-même, et ne leur laisse que leur propre faiblesse, il leur apprend leurs devoirs d’une manière souveraine et digne de lui : car, en leur donnant sa puissance, il leur commande d’en user, comme il fait lui-même, pour le bien du monde, et il leur fait voir, en la retirant, que toute leur majesté est empruntée, et que, pour être assis sur le trône, ils n’en sont pas moins sous sa main et sous son autorité suprême. C’est ainsi qu’il instruit les princes, non seulement par des discours et par des paroles, mais encore par des effets et par des exemples.
L’orateur développera ensuite son dessein d’une manière délicate, qui laisse à peine apercevoir qu’il prépare sa division. Cette partie est une des plus belles, mais des plus difficiles, de l’oraison funèbre. Il n’est pas nécessaire qu’elle soit toute renfermée dans le texte ; mais elle doit toujours en être tirée. Les expressions de l’Écriture, bien employées, donnent un grand éclat et une grande noblesse au discours25 ; c’est au discernement de l’orateur d’y faire entrer à propos ce qu’elles ont de majestueux et de sublime.
Qu’on ne s’imagine pas que les preuves soient bannies de l’oraison funèbre ; elles servent, au contraire, quand elles sont employées à propos, à relever la gloire du héros que loue l’orateur, comme on le voit à un haut degré dans l’Oraison funèbre du prince de Condé par Bourdaloue.
La sainteté de la chaire chrétienne ne permet pas qu’on se borne, dans l’éloge des héros, à des faits purement humains. Le but est de nous instruire en excitant notre admiration, et de faire voir qu’il n’y a pas de véritable gloire sans la religion et la piété. C’est ainsi que Bossuet, dans son Oraison funèbre du prince de Condé se propose de montrer que la piété est le tout de l’homme ; il le fait en ces termes :
Sans ce don inestimable de la piété, que serait-ce que le prince de Condé avec tout ce grand cœur et ce grand génie ? Non, mes frères, si la piété n’avait comme consacré ses autres vertus, ni ces princes ne trouveraient aucun adoucissement à leur douleur, ni ce religieux pontife aucune confiance dans ses prières, ni moi-même aucun soutien aux louanges que je dois à un si grand homme. Poussons donc à bout la gloire humaine par cet exemple ; détruisons l’idole des ambitieux ; qu’elle tombe anéantie devant ces autels. Mettons ensemble aujourd’hui (car nous le pouvons dans un si noble sujet) toutes les plus belles qualités d’une excellente nature ; et, à la gloire de la vérité, montrons dans un prince admiré de tout l’univers que ce qui fait les héros, ce qui porte la gloire du monde jusqu’au comble : valeur, magnanimité, bonté naturelle, voilà pour le cœur ; vivacité, pénétration, grandeur et sublimité du génie, voilà pour l’esprit, ne seraient qu’une illusion, si la piété ne s’y était jointe ; et enfin que la piété est le tout de l’homme.
C’est dans le siècle de Louis XIV que le genre de l’oraison funèbre a été porté à la plus grande perfection, et c’est à Bossuet qu’en est due la principale gloire ; aucun de nos orateurs en ce genre ne peut lui disputer le premier rang, malgré les incorrections et les inégalités qu’on remarque quelquefois dans son style. Aucun orateur n’a possédé au même degré que lui cette éloquence noble, nerveuse et rapide, qui étonne l’imagination et arrache en quelque sorte l’âme à elle-même. Son génie abondant et impétueux crée presque à chaque instant des tableaux pleins de vie et de feu, enfante des idées de la plus grande élévation, et anime tout ce qu’il produit de la chaleur et de la vivacité du sentiment. Le passage où il rappelle la mort si subite et si imprévue de la duchesse d’Orléans, et la stupéfaction profonde où elle plongea les Français, en peut donner la preuve.
Considérez, messieurs, ces grandes puissances que nous regardons de si bas : pendant que nous tremblons sous leur main, Dieu les frappe pour nous avertir. Leur élévation en est la cause ; et il les épargne si peu qu’il ne craint pas de les sacrifier à l’instruction du reste des hommes. Chrétiens, ne murmurez pas si Madame a été choisie pour nous donner une telle instruction : il n’y a rien ici de rude pour elle, puisque, comme vous le verrez dans la suite, Dieu la sauve par le même coup qui nous instruit. Nous devrions être assez convaincus de notre néant ; mais s’il faut des coups de surprise à nos cœurs enchantés de l’amour du monde, celui-ci est assez grand et assez terrible. Ô nuit désastreuse ! ô nuit effroyable ! où retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre cette étonnante nouvelle : « Madame se meurt ! Madame est morte ! » Qui de nous ne se sentit frappé à ce coup, comme si quelque tragique accident avait désolé sa famille ? Au premier bruit d’un mal si étrange, on accourt à Saint-Cloud de toutes parts ; on trouve tout consterné, excepté le cœur de cette princesse. Partout on entend des cris ; partout on voit la douleur et le désespoir, et l’image de la mort. Le roi, la reine, Monsieur, toute la cour, tout le peuple, tout est abattu, tout est désespéré, et il me semble que je vois l’accomplissement de cette parole du Prophète : « Le roi pleurera, le prince sera désolé, et les mains tomberont au peuple de douleur et d’étonnement. »
Fléchier n’est pas au rang de Bossuet dans l’oraison funèbre ; mais il vient après lui. Il ne manque ni de force ni d’élévation ; il joint à ces qualités la noblesse des pensées, toute l’harmonie et toutes les grâces de l’élocution. Mais on ne peut disconvenir que ces grâces n’aient un air d’affectation, et que cet orateur ne laisse quelquefois à désirer du côté de l’onction et de la chaleur. L’Oraison funèbre de Turenne est, sans contestation, son chef-d’œuvre. L’exorde est d’une magnificence et d’une harmonie qui ne le cèdent en rien aux plus beaux de Bossuet :
« Tout le peuple le pleura amèrement, et, après avoir pleuré durant plusieurs jours, ils s’écrièrent : Comment est mort cet homme puissant qui sauvait le peuple d’Israël ? »
Je ne puis, messieurs, vous donner d’abord une plus haute idée du triste sujet dont je viens vous entretenir, qu’en recueillant ces termes nobles et expressifs dont l’Écriture sainte se sert pour louer la vie et pour déplorer la mort du sage et vaillant Machabée : cet homme, qui portait la gloire de sa nation jusqu’aux extrémités de la terre ; qui couvrait son camp du bouclier, et forçait celui des ennemis avec l’épée ; qui donnait à des rois ligués contre lui des déplaisirs mortels, et réjouissait Jacob par ses vertus et par ses exploits, dont la mémoire doit être éternelle.
Cet homme, qui défendait les villes de Juda, qui domptait l’orgueil des enfants d’Ammon et d’Esaü, qui revenait chargé des dépouilles de Samarie, après avoir brûlé sur leurs propres autels les dieux des nations étrangères ; cet homme, que Dieu avait mis autour d’Israël comme un mur d’airain où se brisèrent tant de fois toutes les forces de l’Asie, et qui, après avoir défait de nombreuses armées, déconcerté les plus fiers elles plus habiles généraux des rois de Syrie, venait tous les ans, comme le moindre des Israélites, réparer avec ses mains triomphantes les ruines du sanctuaire, et ne voulait d’autre récompense des services qu’il rendait à sa patrie que l’honneur de l’avoir servie ; ce vaillant homme poussant enfin, avec un courage invincible, les ennemis qu’il avait réduits à une fuite honteuse, reçut le coup mortel, et demeura comme enseveli dans son triomphe. Au premier bruit de ce funeste accident, toutes les villes de Judée furent émues, des ruisseaux de larmes coulèrent des yeux de tous leurs habitants. Ils furent quelque temps saisis, muets, immobiles. Un effort de douleur rompant enfin ce long et morne silence, d’une voix entrecoupée de sanglots que formaient dans leurs cœurs la tristesse, la pitié, la crainte, ils s’écrièrent : « Comment est mort cet homme puissant qui sauvait le peuple d’Israël ? » À ces cris, Jérusalem redoubla ses pleurs, les voûtes du temple s’ébranlèrent, le Jourdain se troubla, et tous ses rivages retentirent du son de ces lugubres paroles : « Comment est mort cet homme puissant qui sauvait le peuple d’Israël ? »
Chrétiens, qu’une triste cérémonie assemble en ce lieu, ne rappelez-vous pas en votre mémoire ce que vous avez vu, ce que vous avez senti, il y a cinq mois ? Ne vous reconnaissez-vous pas dans l’affliction que j’ai décrite ? et ne mettez-vous pas dans votre esprit, à la place du héros dont parle l’Écriture, celui dont je viens vous parler ? La vertu et le malheur de l’un et de l’autre sont semblables, et il ne manque aujourd’hui à ce dernier qu’un éloge digne de lui. Oh ! si l’esprit divin, l’esprit de force et de vérité, avait enrichi mon discours de ces images vives et naturelles qui représentent la vertu et qui la persuadent tout ensemble, de combien de nobles idées remplirais-je vos esprits, et quelle impression ferait sur vos cœurs le récit de tant d’actions édifiantes et glorieuses !
§ 14. Éloquence du barreau.
Défendre par le talent de la parole les biens, l’honneur, la vie même des citoyens, contre la mauvaise foi, l’imposture, la calomnie ; soustraire l’homme faible, indigent et vertueux, à l’oppression ou à la rapacité de l’homme injuste, riche et puissant : telle est la noble fonction de l’avocat26, ou, plus exactement, telle est sa fonction vue en beau : car, puisqu’il y a, dans tous les procès, des avocats plaidant l’un contre l’autre, il faut bien, si la cause du premier est telle qu’on la dépeint ici, que celle du second ne soit pas aussi belle.
Quoi qu’il en soit, et en admettant que l’orateur du barreau soit toujours persuadé du bon droit de son client, pour faire son office avec la dignité et l’utilité convenables, il doit joindre à la sagacité, à la justesse et à l’élévation du génie, une connaissance étendue et profonde des lois, des différentes coutumes, de la jurisprudence ancienne et moderne, des arrêts, des ordonnances, etc.
Voilà proprement la science qui lui est indispensable, et qu’il doit regarder comme le fondement de l’édifice. C’est ce qu’on appelle, comme nous l’avons dit, ses lieux oratoires extérieurs.
Il y en a plusieurs autres, ◀suivant▶ la nature du sujet qui divise les parties contendantes : telles sont, par exemple, les conventions écrites ou verbales, les aveux qu’elles font ou qu’elles ont faits, le serment qu’elles ont prêté, les dépositions des témoins, et ces autres lieux extérieurs que nous avons indiqués précédemment.
Une étude encore importante à laquelle l’avocat doit s’appliquer est celle des grands orateurs du barreau, qui l’instruiront par leur exemple plus que ne pourront jamais faire les préceptes.
Il n’est pas douteux, non plus, qu’il n’ait besoin d’une connaissance assez étendue des belles-lettres, pour orner des sujets qui peuvent ne présenter par eux-mêmes aucun agrément, et pour faire naître des fleurs dans un terrain qui, au premier aspect, paraît aride ou propre seulement à produire des épines. Mais il faut qu’il use de ce moyen avec une grande réserve ; car l’abus est tout prêt de l’usage ; et l’on risque beaucoup de s’égarer et de perdre sa cause quand, au lieu d’aller droit au but, on fait le principal d’un enjolivement qui ne doit être que l’accessoire.
En laissant de côté ici les mercuriales, ou discours de rentrée des cours et tribunaux, discours du genre démonstratif, dont les règles n’ont rien de particulier, les discours du barreau embrassent toutes les affaires litigieuses qui doivent être discutées et décidées devant les tribunaux. Ces discours se réduisent aux plaidoyers, aux consultations, aux mémoires et aux rapports de procès.
Dans les plaidoyers, on demande ou l’on défend. L’avocat qui demande établit d’abord la question, ou constate le fait selon la nature de la cause. Il expose ensuite ses moyens ou preuves, les développe, et finit par prendre des conclusions dans lesquelles il spécifie l’objet de sa demande. L’avocat qui défend suit la même marche, mais dans une intention contraire. Il commence par contester le droit ou par nier le fait, soit en tout, soit en partie ; il réfute ensuite les moyens de son adversaire, fait valoir les siens, et conclut enfin contradictoirement aux prétentions de la partie adverse.
L’exorde est inutile dans les plaidoyers ordinaires, puisque les juges savent à peu près, d’après le rôle des affaires, de quoi il s’agit ; ce serait perdre le temps que de le consacrer à débiter des phrases harmonieuses, sans utilité. Toutefois, dans les grandes causes, il peut être bon de s’écarter de cette règle ; alors, la précision et la brièveté doivent faire le principal mérite de l’exorde qu’on donne à son discours ; il faut surtout prendre garde à ne rien mettre qui ne se rattache précisément au sujet.
Il n’y a rien à dire de général sur la narration, la confirmation et la réfutation : recommander la rapidité dans la première, la force dans la seconde, l’exactitude et la vivacité dans la troisième, le bon ordre et la clarté dans toutes, c’est énoncer les qualités qu’elles doivent avoir ; ce n’est pas donner le moyen de les y mettre.
Quant à la péroraison, il est évident qu’on ne peut songer à y remuer les passions que dans des causes essentiellement touchantes ; on rirait avec raison de l’avocat qui voudrait attendrir ses juges, et qui verserait d’abondantes larmes à propos d’un mur mitoyen ou d’une contravention de police. Dans ce dernier cas, la péroraison se réduit presque toujours à une récapitulation, un résumé rapide de ce qui a été dit de plus fort.
Le style doit aussi être proportionné à la nature de la cause : les petites affaires ne peuvent être traitées que d’un style simple, les grandes d’un style élevé, les moyennes d’un style tempéré. Il y a des causes qui ne veulent que de l’ordre, et de la clarté, d’autres qui exigent de la véhémence et de grands mouvements ; c’est le goût qui dirige en ce point l’avocat. Mais, quelle que soit la nature de la cause, celui-ci doit toujours s’attacher plus aux choses qu’aux paroles, plus au choix et à la solidité des preuves qu’à ce frivole assemblage de figures éblouissantes qui ne parlent ni au cœur ni à la raison27.
Plusieurs des oraisons de Cicéron sont de vrais plaidoyers ; et, sauf la différence qu’il y a entre notre manière de rendre la justice et celle des Romains, ils peuvent servir de modèles à nos jeunes avocats. Les discours contre Verrès, par exemple, sont un acte d’accusation et un plaidoyer très longs et très développés contre ce préteur. Il serait intéressant, mais beaucoup trop long, de suivre sur tous ces discours les changements de ton et de style qu’amène la marche même du sujet. On lira du moins avec plaisir quelques lignes extraites du récit du supplice de Gavius.
Ce Gavius était un citoyen romain qui s’était échappé de la prison où le préteur l’avait fait jeter. Il allait s’embarquer à Messine ; et, se croyant hors de tout danger, il avait osé faire entendre des menaces, disant que, dès qu’il serait arrivé à Rome, Verrès entendrait parler de lui, et rendrait bientôt compte de sa conduite, pour avoir mis dans les fers un citoyen romain. Le premier magistrat de Messine était une créature de Verrès ; il fait saisir Gavius et instruit son patron des menaces qui avaient été faites (Ici l’orateur décrit la conduite de Verrès de la manière la plus énergique, et sous les couleurs les plus propres à exciter contre ce préteur l’indignation publique). Verrès remercie son indigne client ; transporté de rage, il se rend sur la place publique. Il fait amener Gavius, appelle les bourreaux ; et, contre toute loi, en dépit des privilèges attachés au titre de citoyen romain, il ordonne qu’il soit dépouillé, attaché et battu de verges de la manière la plus cruelle. Cicéron continue :
On voyait, courbé sous les coups de fouet, au milieu de la place publique de Messine, un citoyen romain. Cependant, aucun gémissement n’échappa de sa bouche, et parmi tant de douleurs, à travers le bruit des coups répétés, on entendait seulement ces mots : Je suis citoyen romain. En rappelant ce titre, il croyait écarter tous les tourments. Mais non : pendant qu’il implorait sans cesse ce titre auguste et sacré, une croix, oui, une croix, était préparée à cet infortuné, qui n’avait jamais vu l’exemple d’un tel abus de pouvoir. Ô doux nom de liberté ! Ô droits sacrés du citoyen ! loi Porcia ! loi de Sempronius !… étiez-vous donc abolies ? Et dans une province du peuple romain, dans une ville de nos alliés, devait-on voir un citoyen romain attaché à l’infâme poteau, et battu de verges en public par les ordres de celui à qui Rome avait confié les hacher et les faisceaux ?
L’avis qu’un avocat donne par écrit touchant une affaire sur laquelle il a été consulté est ce qu’on appelle consultation. Il y expose en raccourci les principaux moyens qui doivent être développés dans le plaidoyer. Il doit donc y mettre beaucoup d’exactitude, de précision et de clarté. Rien ne doit y être susceptible de plusieurs sens ou d’interprétations différentes.
Dans les affaires d’une grande importance, les avocats font souvent imprimer des mémoires qu’ils distribuent aux juges ; les moyens y sont exposés avec un peu moins d’étendue que dans les plaidoyers. Mais, d’un autre côté, ces sortes de discours devant être lus dans le silence du cabinet, exigent plus d’art et de soin que les discours prononcés de vive voix. Il faut donc que l’avocat travaille un mémoire et le perfectionne autant que possible. Tout y doit être exactement mesuré, soit dans le style, soit dans les choses.
Le rapport d’un procès est un discours fait par un des juges, pour instruire ses collègues d’une affaire qu’il a été chargé d’examiner. C’est là que doivent être exposés dans le plus grand jour l’origine, le fond, les circonstances, les incidents, les suites de la cause et les moyens qu’on fait valoir pour ou contre. Il ne faut que de la netteté, de la méthode, de la justesse et de la précision pour ces sortes de discours ; les ornements en sont bannis. Le rapporteur doit surtout ne pas oublier qu’il parle non comme avocat, mais comme juge ; que, par conséquent, il est sans passions, et qu’il ne lui est nullement permis d’exciter celles des autres.
L’éloquence du barreau a produit, de tout temps, d’illustres orateurs. Chez les Grecs, Périclès fut comme le fondateur de cette éloquence ; Isocrate, un peu plus tard, tint une école de rhétorique qui fut très suivie, et compta parmi ses élèves Eschine et Démosthène ; ce dernier est sans contredit le plus grand orateur qu’aient eu les Grecs.
Chez les Romains, l’éloquence du barreau fut cultivée avec un soin particulier ; mais Cicéron, né à Arpino, près de Naples, l’an 106 avant Jésus-Christ, fut à Rome ce que Démosthène avait été dans Athènes : il a éclipsé et ses devanciers et ses successeurs. L’oraison qu’il a composée pour Milon, qui avait tué ou fait tuer Clodius, passe pour son chef-d’œuvre ; mais presque tous ses discours sont dignes de l’étude et de l’admiration des érudits.
En France, le barreau a été à peu près barbare jusque vers les dernières années du règne de Louis XIII. À cette époque, Lemaître et Patru furent les premiers qui y introduisirent le bon goût et la pureté du langage28 ; depuis ce temps, et malgré quelques travers qu’on a pu reprocher aux avocats, comme dans les Plaideurs de Racine, on peut dire que notre barreau s’est distingué par les qualités à la fois les plus brillantes et les plus solides ; en particulier, par cette habitude de ne faire appel qu’à la raison et à la justice, et non pas aux passions, comme on le faisait sans cesse chez les anciens.
§ 15. Éloquence délibérative.
L’éloquence délibérative comprend tous les discours dans lesquels on délibère sur ce que l’on fera. Au premier rang est l’éloquence politique, dans laquelle les hommes chargés de quelques parties du gouvernement sont obligés de parler sur ces matières, soit avec leurs concitoyens, soit avec des étrangers. Ils ont des avis à ouvrir, des sentiments à proposer, à faire prévaloir, des représentations à faire, des dépêches à expédier, des conférences à soutenir, des mesures et des résolutions à prendre, des obstacles à lever, enfin des mémoires, des conventions, des traités à dresser29. Les discours relatifs à ces grands intérêts se tiennent chez nous, comme on le sait, au conseil d’État, dans les assemblées nationales, dans les chambres, dans le conseil des ministres.
L’éloquence délibérative s’étend à d’autres intérêts encore. Les conseils de département, les conseils d’arrondissement, les conseils des villes et des communes, les sociétés et associations particulières donnent lieu, à tout instant, à des délibérations moins élevées, sans doute, que l’éloquence politique, qui demandent cependant de la part des orateurs des connaissances très précises et une exposition bien nette de ce qu’ils savent.
Partout enfin où les affaires se décident à la pluralité des suffrages, ou même par un seul, ou par quelques suffrages qu’il faut gagner à son opinion, l’éloquence délibérative a sa place ; seulement elle varie selon les personnes à qui l’on s’adresse, selon la nature du sujet, selon le nombre des intéressés et la grandeur de l’auditoire.
Le nombre des sujets de ces sortes de discours est illimité. Aristote les a réduits, dans sa Rhétorique, à cinq chefs généraux : les finances, la paix et la guerre, la sûreté des frontières, le commerce et l’établissement des lois. Cette division, qui pouvait suffire chez les anciens, est beaucoup trop restreinte pour nous, où les longs frottements entre les hommes et les progrès de la civilisation et de l’industrie ont naturellement amené mille combinaisons qu’on ne pouvait soupçonner autrefois.
Dans tous les cas, la connaissance approfondie du sujet à traiter est la première condition d’un bon discours. Hors de là, on peut bien trouver un orateur disert ; ce ne sera pas un homme qui puisse donner un avis utile à sa patrie ni mériter ainsi une reconnaissance immortelle.
Les modèles d’éloquence délibérative ne manquent pas : les orateurs anciens, particulièrement Démosthène et Cicéron, nous en ont laissé plusieurs modèles admirables30.
Mais ce sont surtout les historiens grecs et romains qui nous en donnent de nombreux exemples. Ces écrivains ont prêté à leurs grands hommes des discours que ceux-ci n’ont probablement jamais tenus ; ils les ont du moins fait parler fort éloquemment. On a recueilli en un seul volume, sous le nom de Conciones, les discours tirés des historiens latins Salluste, Tite-Live, Tacite et Quinte-Curce. On a recueilli aussi, sous le titre de Conciones græcæ, les discours répandus dans les histoires d’Hérodote, Thucydide, Xénophon, Appien et Polybe ; et ces deux recueils, surtout le premier, sont regardés avec raison comme une sorte de manuel ou de vade-mecum pour les jeunes gens qui se livrent à l’étude de l’éloquence.
Chez nous, l’éloquence politique ne s’est montrée avec tout l’éclat qu’elle peut avoir que depuis la réunion de la première assemblée constituante. Là, des orateurs très distingués se montrèrent dès les premières séances. Mirabeau l’emporta sur tous les autres ; et, en effet, on lit encore avec admiration quelques-uns de ses discours. Qui ne serait frappé du morceau ◀suivant, où cet orateur répondait avec tant de passion et de raison à ses accusateurs :
C’est une étrange manie, c’est un déplorable aveuglement que celui qui anime les uns contre les autres des hommes qu’un même but, un sentiment indestructible devraient, au milieu des débats les plus acharnés, toujours rapprocher, toujours réunir ; des hommes qui substituent ainsi l’irascibilité de l’amour-propre au culte de la patrie, et se livrent les uns les autres aux préventions populaires ! Et moi aussi, on voulait, il y a peu de jours, me porter en triomphe, et maintenant, on crie dans les rues : La grande trahison de Mirabeau ! Je n’avais pas besoin de cette leçon pour savoir qu’il y a peu de distance du Capitole à la roche Tarpéienne ; mais l’homme qui combat pour la raison, pour la patrie, ne se tient pas si aisément pour vaincu. Celui qui a la conscience d’avoir bien mérité de son pays, et surtout de lui être encore utile ; celui que ne rassasie pas une vaine célébrité, et qui dédaigne les succès d’un jour pour la véritable gloire ; celui qui veut dire la vérité et qui veut faire le bien public, indépendamment des mouvements de l’opinion populaire ; cet homme porte avec lui la récompense de ses services, le charme de ses peines et le prix de ses dangers. Il ne doit attendre sa destinée, la seule qui l’intéresse, la destinée de son nom, que du temps, ce juge incorruptible qui fait justice à tous. Que ceux qui prophétisaient depuis huit jours mon opinion sans la connaître, qui calomnient en ce moment mon discours, sans l’avoir compris, m’accusent d’encenser des idoles impuissantes au moment où elles sont renversées, ou d’être le vil stipendié des hommes que je n’ai cessé de combattre ; qu’ils dénoncent comme un ennemi de la révolution celui qui peut-être n’y a pas été inutile, et qui, cette révolution fût-elle étrangère à sa gloire, pourrait là seulement trouver sa sûreté ; qu’ils livrent aux fureurs du peuple trompé celui qui, depuis vingt ans, combat toutes les oppressions, et qui parlait aux Français de liberté, de constitution, de résistance, lorsque ses vils calomniateurs suçaient le lait des cours et vivaient de tous les préjugés dominants ; que m’importe ? ces coups de bas en haut ne m’arrêteront pas dans ma carrière. Je leur dirai : répondez, si vous pouvez ; calomniez ensuite tant que vous voudrez.
Depuis 1789 et pendant la durée du régime parlementaire, il y a eu un grand nombre de discours fort remarquables dans le même genre ; mais nous n’avons pas à en parler ici : ils appartiennent à l’histoire littéraire de nos divers gouvernements.
§ 16. Éloquence académique. Discours de réception et de cérémonie.
On désigne en général dans le monde, sous le nom d’éloquence académique, deux ou trois sortes d’ouvrages essentiellement différents, et que nous séparerons avec soin ici, savoir : 1º les éloges historiques prononcés dans le sein des sociétés savantes, par les membres survivants, sur leurs confrères morts, et où on tâche, en rappelant leurs actions, de faire apprécier leurs travaux. Ces éloges appartiennent essentiellement à la biographie, et c’est quand nous parlerons de ce genre d’ouvrages que nous nous en occuperons ; 2º les discours d’apparat prononcés au nom des académies, dans certaines cérémonies ou fêtes publiques, et en particulier les discours prononcés dans l’Académie française, à l’occasion de la réception des nouveaux membres, soit par le récipiendaire, soit par le membre chargé de le recevoir ; 3º les discours composés sur des sujets indiqués par les académies, et envoyés au concours pour les prix qu’elles décernent.
Ces trois ouvrages devant être entendus et jugés par les auditoires choisis que les académies admettent à leurs séances, sont écrits, en général, dans ce style élégant et délicat qui doit leur plaire, et que l’on appelle le style académique 31 ; c’est ce qui les fait réunir quelquefois ; mais ces deux dernières sortes de discours appartiennent seules ou peuvent du moins être considérés comme appartenant à l’éloquence oratoire ; la forme en est bien réellement celle des discours destinés à une nombreuse assemblée dont on veut flatter le goût ou l’oreille. C’est donc ici qu’il convient d’en parler.
Pendant longtemps, tout discours de réception à l’Académie française s’est composé d’un remercîment suivi de quatre ou cinq éloges : 1º celui du prédécesseur du récipiendaire ; 2º celui du cardinal de Richelieu, fondateur de l’Académie ; 5º celui du chancelier Séguier, son protecteur ; 4º celui de Louis XIV ; 5º à dater de la mort de ce roi, celui du prince régnant. L’académicien chargé de répondre au récipiendaire reprenait tous ces éloges, et y joignait celui de son nouveau confrère.
On sent assez qu’il devait résulter d’un tel usage une grande monotonie et beaucoup de fadeur. Cependant quelques-uns de ces discours offrent de vraies beautés.
Voltaire, qui aimait à innover et qui savait y réussir, voulut signaler par un discours d’un nouveau genre son entrée à l’Académie. Il y parla de littérature et de goût ; et son exemple est devenu en quelque sorte une loi dont les académiciens gens de lettres ne se sont écartés que rarement32.
Cette hardiesse de Voltaire nous a valu un certain nombre de bons discours. Le plus célèbre de tous est celui de Buffon, prononcé le 25 août 1753. On y admire une théorie du style, contestable peut-être en quelques points, mais bien remarquable par la grandeur des idées et la magnificence de l’expression.
Citons ici quelques lignes du commencement de ce discours ; elles établissent nettement le point de la question et expriment d’ailleurs des pensées dont la vérité n’est contestée par personne.
Il s’est trouvé, dans tous les temps, des hommes qui ont su commander aux autres par la puissance de la parole. Ce n’est, néanmoins, que dans les siècles éclairés que l’on a bien écrit et bien parlé. La véritable éloquence suppose l’exercice du génie et la culture de l’esprit. Elle est bien différente de cette facilité naturelle de parler, qui n’est qu’un talent, une qualité accordée à tous ceux dont les passions sont fortes, les organes souples et l’imagination prompte. Ces hommes sentent vivement, s’affectent de même, le marquent fortement au dehors, et, par une impression purement mécanique, ils transmettent aux autres leur enthousiasme et leurs affections. C’est le corps qui parle au corps ; tous les mouvements, tous les signes concourent et servent également. Que faut-il pour émouvoir la multitude et l’entraîner ? Que faut-il pour ébranler la plupart même des autres hommes et les persuader ? un ton véhément et pathétique, des gestes expressifs et fréquents, des paroles rapides et sonnantes. Mais pour le petit nombre de ceux dont la tête est ferme, le goût délicat et le sens exquis, et qui, comme vous, messieurs, comptent pour peu le ton, les gestes et le vain son des mots il faut des choses, des pensées, des raisons. Il faut savoir les présenter, les nuancer, les ordonner : il ne suffit pas de frapper l’oreille et d’occuper les yeux ; il faut agir sur l’âme et toucher le cœur en parlant à l’esprit.
Les réponses aux discours de réception sont généralement plus courtes et plus simples que les discours. Quelques-unes, cependant, ont mérité de n’être pas oubliées. Telles sont la réponse de Racine à MM. Thomas Corneille et Bergeret, dans laquelle on lit un morceau fameux sur Pierre Corneille ; celle de Fontenelle à l’évêque de Luçon, consacrée presque tout entière à l’éloge de Lamotte, auquel succédait cet évêque ; celle de Buffon à La Condamine, où il louait dignement et avec une brièveté inimitable les travaux de ce hardi voyageur et la charité de l’évêque auquel il succédait.
Parmi les discours d’apparat étrangers aux réceptions, on peut signaler l’Éloge funèbre de Louis XIV, prononcé par Lamotte dans le sein de l’Académie, le 19 décembre 1715, une des productions distinguées de la prose française ; le Discours de remercîment adressé par Fontenelle, en 1741, à l’Académie française, qui, cinquante ans après son entrée dans ce corps, l’avait revêtu, sans consulter le sort, des fonctions de directeur ; le Discours prononcé par d’Alembert à l’Académie des sciences, en présence du roi de Danemarck, le 5 décembre 1768 ; c’est un modèle de convenance et de dignité ; les Réflexions sur la marche actuelle des sciences et sur leurs rapports avec la société, lues par Cuvier dans la première séance annuelle des quatre Académies, le 24 avril 1816 ; le discours du même Cuvier, Sur les prix de vertu, prononcé en 1829 à l’Académie française, et qui se distingue par l’exposition élégante de quelques vues originales sur les bases de la morale ; enfin, plusieurs discours prononcés de nos jours, et dont les auteurs, encore vivants, ne doivent pas être désignés ici.
Les discours sur des sujets indiqués par les académies ont aujourd’hui pour objet tantôt des questions philosophiques ou littéraires, tantôt l’éloge des grands hommes ; mais il n’en a pas toujours été de même. De 1671 à 1758, l’Académie française n’avait presque proposé que des sujets de dévotion et de morale, comme la Science du salut, le Mérite et la dignité du martyre, la Pureté de l’esprit et du corps, et jusqu’à la Paraphrase de l’Ave Maria. « On peut même remarquer, dit à ce sujet d’Alembert33, que ce fut M. de Tourreil, écrivain d’ailleurs peu ascétique, qui réussit le plus heureusement dans cette paraphrase, et qui, comme le dit alors un écrivain satirique, enleva ce prix aux capucins. »
On aurait tort, cependant, de vouloir, aujourd’hui, jeter du ridicule sur les matières édifiantes que l’Académie a si longtemps proposées à l’éloquence des jeunes littérateurs. Balzac, fondateur de ces prix, avait indiqué lui-même ces sujets, et jusqu’à la courte Prière à Jésus-Christ qui devait terminer ce discours. Son intention, très louable, était de former par cette fondation des orateurs chrétiens, et l’Académie a dû se conformer autant qu’il a été possible à des vues si religieuses. Elle ne s’est arrêtée que lorsqu’elle a cru que cinq ou six volumes de sermons donnés au public étaient plus que suffisants pour remplir les vœux du fondateur ; et que les mânes mêmes de Balzac n’en demandaient pas davantage. Elle a donc pris le parti, sur la proposition de Duclos, à qui il est juste d’en faire honneur, de proposer désormais pour sujet du prix d’éloquence l’éloge des hommes célèbres de la nation. Le public reçut avec applaudissements cette innovation ; et plusieurs des ouvrages qu’elle a fait naître sont bien préférables aux lieux communs que l’Académie avait couronnés jusqu’ alors34.
Parmi ces recueils de lieux communs, il y a cependant des ouvrages qui méritent d’être distingués ; par exemple, le discours de Fontenelle, Sur la patience, couronné par l’Académie en 1687 ; et un autre discours plus remarquable du même auteur, sur le Danger qu’il y a dans certaines voies qui paraissent sûres, couronné en 1695. Fontenelle était alors membre de l’Académie, et, par conséquent, exclu du concours et même du jugement des pièces dont il pouvait connaître les auteurs. Aussi fit-il parvenir son discours à l’Académie sous le nom de M. BruneI, son ami ; et probablement il contribua à se faire donner le prix comme il avait peut-être contribué à faire proposer le sujet qu’il était plus que personne en mesure de traiter. Cette fraude avouée, mais excusée par d’Alembert, est une tache à la mémoire de Fontenelle ; et la beauté du long passage cité par son historien, si elle mérite de faire vivre l’ouvrage, ne justifie pas celui qui, par un intérêt tout personnel, a manqué non seulement aux règlements et à la délicatesse, mais encore à la justice.
Les discours de Lamotte Sur l’incertitude de l’avenir et sur la crainte de Dieu (couronnés en 1708 et 1709 par l’Académie des jeux floraux) ; celui du Père Guénard Sur l’esprit philosophique (couronné en 1755 par l’Académie française) ; celui de Daunou, De l’influence de Boileau sur la littérature française (couronné en 1785 par l’Académie de Nîmes) ; celui de M. Villemain Sur les avantages et les inconvénients de la critique (couronné en 1814) ; les Tableaux littéraires de la France au xviiie siècle, de MM. Jay et Victorin Fabre (couronnés en 1810), et ceux De la littérature française au xvie siècle, de MM. Chasles et Saint-Marc Girardin, sont certainement des morceaux d’éloquence académique très distingués, et qui seront toujours lus avec plaisir et profit.
Cette catégorie de discours ne fournit, du reste, qu’un petit nombre de bonnes pièces. La proposition de Duclos de donner pour sujets de prix les éloges des grands hommes, adoptée, à l’imitation de l’Académie française, par d’autres compagnies savantes, nous a valu, au contraire, un assez grand nombre d’ouvrages estimés ou même célèbres.
Le premier éloge proposé fut celui du Maréchal de Saxe ; ce fut Thomas qui remporta le prix.
Plusieurs autres éloges composés par le même Thomas et par La Harpe ont eu un succès mérité.
Les éloges de La Fontaine et de Molière, par Chamfort, dans lesquels on rencontre moins de phrases et plus de pensées ; ceux de Fontenelle et de Suger, par Garat ; celui de Boileau, par Auger ; ceux de Corneille et de La Bruyère, par Victorin Fabre ; ceux de Montaigne et de Montesquieu, par M. Villemain ; celui de Le Sage, par M. Patin, sont des morceaux très remarquables, et qui, s’ils ne prouvent pas qu’un concours fasse jamais naître des ouvrages de premier ordre, montrent au moins que cette institution n’est pas non plus stérile, et qu’elle peut produire, même en assez grande quantité, des œuvres honorables pour notre littérature.