(1850) Rhétorique appliquée ou recueil d’exercices littéraires. Modèles
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(1850) Rhétorique appliquée ou recueil d’exercices littéraires. Modèles

Avertissement.

Ce recueil étant spécialement destiné aux maîtres et maîtresses qui dirigent l’adolescence dans l’art d’écrire, il est de mon devoir de leur soumettre les indications qui me semblent le plus propres à rendre leur travail facile, agréable et fructueux.

Convaincu qu’un élève qui s’est passablement tiré, à l’aide d’un canevas, d’une composition difficile, traitera avec une très grande facilité les sujets ordinaires, (ceux dont l’imagination trouve plus vite les développements), j’ai pris ces modèles dans les meilleurs auteurs français et étrangers. Je me suis appliqué à choisir les moins connus et j’ai mis un soin extrême à n’admettre dans ce choix que des morceaux purs, n’offrant aucun danger pour les jeunes cœurs. Aussi l’élève qui aura rempli mes canevas, même imparfaitement, me paraîtra digne d’éloges : car il serait injuste d’exiger qu’il atteignît à la perfection des modèles. Si, dans les sujets graves, austères, abstraits, comme les discours, narrations historiques, les définitions et portraits, son travail n’offre aucune idée ni aucune expression légère, badine, puérile ; si, dans les sujets brillants comme les descriptions et allégories, son style n’offre rien de trivial ou d’emphatique ; si enfin, dans les sujets légers, comme les fables, les narrations badines et les lettres, il sait saisir ces traits simples, plaisants et naïfs qui font le mérite du genre, il aura beaucoup fait, et l’on pourra espérer qu’un tel élève sera plus tard un bon écrivain.

Tels sont les principes qui m’ont servi de guide pour les canevas de compositions. Pour les matières de décompositions, j’ai procédé de même, avec cette différence toutefois que j’ai choisi les modèles qui sont connus de tout le monde. La raison de cette préférence, je la tire de l’inattention et presque de l’indifférence avec laquelle on lit tous les jours les chefs-d’œuvre de nos immortels auteurs. Or il est bon qu’on remarque pourquoi tel morceau figure dans tous les recueils de morceaux littéraires, et même dans tous les traités de rhétorique à l’usage de la jeunesse. En travaillant à décomposer une œuvre qu’on sait par cœur, on sera surpris d’avoir jusqu’alors laissé dans l’oubli des beautés surprenantes et lorsqu’on ouvrira un livre inconnu, on n’aura pas lu deux pages, qu’on aura porté sur son mérite un jugement raisonné: car tel est l’effet de l’exercice de la décomposition, c’est de nous initier avec une étonnante célérité à la connaissance du beau en littérature. Dans la pénurie de modèles de décomposition où nous ont laissés jusqu’ici les rhéteurs, j’ai du puiser dans mes propres inspirations les modèles que je donne. Je les livre à la critique sans orgueil comme sans humilité; elles passeront, faute de mieux, et leur utilité justifiera mon travail.

Mais de quelle méthode me suis-je servi pour disséquer les modèles de ce volume et les réduire en canevas ? Je n’ai pas hésité un seul instant à me servir des trois méthodes qui sont en usage ; car toutes ont un bon côté.

La première consiste à laisser à l’élève le soin de trouver la plupart des idées, soit en interrompant un sens commencé, soit en ne donnant qu’un mot pour éveiller une idée, quelquefois même en mettant des points après une conjonction, etc. Fondamentalement vicieuse, si on s’en sert pour faire une suite d’énigmes, cette méthode devient excellente, si on la restreint aux idées accessoires, et qu’on présente toujours l’idée principale; je l’ai appliquée aux sujets les plus riches, les plus féconds, pour forcer les imaginations lentes à s’animer et les paresseuses à travailler.

La seconde méthode consiste à présenter toutes les idées dans un style différent de celui qu’on veut faire acquérir à l’élève. Elle est très bonne pour perfectionner l’élocution, mais elle laisse dans un oubli fâcheux l’invention et la disposition. Je m’en suis servi dans les sujets profonds, abstraits, qui demandent une exactitude rigoureuse et une intelligence plus exercée que celle du jeune âge, comme les définitions philosophiques, les caractères, les narrations historiques, etc.

Enfin par la troisième méthode on présente à l’élève un sommaire, dans lequel les faits d’une narration, les motifs d’un discours sont réduits à leur plus grande simplicité. C’est la méthode de l’Université ; si elle néglige un peu l’intelligence qui en est à ses premières conceptions, il faut avouer qu elle est la plus savante, et que seule elle peut faire fleurir un talent que les deux autres méthodes serviront à peine à faire germer. Je l’ai employée exclusivement pour les discours et quelques belles narrations.

Puis, pour ne pas mettre à la torture l’esprit des enfants, j’ai fait suivre d’avis les canevas le moins développés. Ces avis sont comme le complément des canevas.

On remarquera aussi que j’ai toujours séparé en trois paragraphes les canevas des narrations, pour indiquer clairement les trois parties de la disposition, c’est-à-dire l’exposition,  le nœud et le dénouement.

Obligé de suivre un ordre plus classique que littéraire, j’ai réuni tous les modèles du même genre sous un même titre, malgré les degrés divers de difficultés qu’offre le remplissage des canevas. II s’en suit que mon livre n’offre pas des exercices gradués ; mais je vais éluder le reproche qu’on ne manquerait pas de me faire sur ce point, en indiquant en quelques mots par quels sujets l’élève doit commencer.

D’abord il me semble qu’il convient d’exercer l’élève à la composition, du moment qu’on met entre ses mains des préceptes de rhétorique, il peut travailler toutes les lettres (n° 1 à 29), les n° 38, 39, 44, 50, 59, 68, 75 et toutes les fables (n° 87 à 97). Pendant le temps qu’il a mis à ce travail, il a passé toute l’élocution par laquelle sans doute on l’aura fait commencer. Ensuite il voit la disposition, en remplissant les canevas n° 100, 105, 112, 120, 121, 126, 125, 164 à 183 et 204 à 211. Arrivé là, il peut, en étudiant l’invention, commencer les canevas à partir du n° 30 et suivre jusqu’à la fin l’ordre que je leur ai donné.

Dans quelques établissements, on a l’habitude, après avoir assigné le canevas à travailler, de lire le modèle aux élèves. Je crois cette méthode peu propre à exercer leurs facultés créatrices ; il serait préférable de ne leur faire cette lecture qu’après correction faite de leur propre composition.

Je désire que ce travail, tel que je l’ai conçu dans ses trois parties, soit utile aux jeunes gens, et qu’il épargne aux maîtres une faible part de travail. S’il en est ainsi, je n’aurai pas perdu mon temps.

GUYET.

Lettres.

SI. Modèles de Lettres de Compliment.

N° 1 1. — A Mme de Grignan.

Nous voilà donc à l’année qui vient, comme disait M. de Monbason : ma très chère, je vous la souhaite heureuse, et si vous croyez que la continuation de mon amitié entre dans la composition de ce bonheur, vous pouvez y compter sûrement.

(Suit une lettre de nouvelles.)

Adieu, ma très aimable et ma très chère, je vous recommande tous mes secrets. Je vous embrasse très tendrement et suis à vous plus qu’à moi-même.

Mme de Sévigné.

Aux Rochers, 1er janvier 1676.

N° 2. — A M. M***.

Les années, en se renouvelant, ne font que mettre un sceau à mon amitié. Je n’ai rien à vous souhaiter, parce que vous avez tout, je n’ai point de compliments à vous adresser parce que vous êtes au-dessus des éloges.

Caraccioli.

(Date.)

N° 3. — A M. M***.

Je ne pourrais en quatre pages d’écriture répondre aux lignes que je reçois de vous, Monsieur ; je n’ai rien vu de si joli. Comment faites-vous pour rendre si agréable un compliment si commun, si trivial, si répété ? Expliquez-le moi, je vous prie. Désespérée de ces Lettres de bonne année, il me prend envie de souhaiter toutes sortes de guignons à ceux à qui j’écris, afin de varier un peu la phrase.

Je n’ai pas la force de commencer par vous. Ainsi, Monsieur, apprenez que je vous souhaite de bonnes années sans nombre, tous les bonheurs que vous méritez et que je suis avec un attachement très parfait, etc.

(Date.)    Mme    de Simiane.

SII. Modèles de Lettres de Félicitation

N° 4. — À Mme de Grignan.

Ne me parlez plus de mes lettres, ma fille ; je viens d’en recevoir une de vous, qui enlève, toute aimable, toute brillante, toute pleine de pensées, toute pleine de tendresse. C’est un style juste et court, qui chemine et qui plaît au souverain degré, même sans vous aimer, comme je fais. Je vous le dirais plus souvent, sans que je craigne d’être fade ; mais je suis toujours ravie de vos lettres sans vous le dire. Mme de Coulanges l’est aussi de quelques endroits que je lui fais voir et qu’il est impossible de lire toute seule. Il y a un petit air de dimanche gras répandu sur cette lettre, qui la rend d’un goût nom pareil.

(Suivent quelques autres détails.)

Adieu, mon enfant, je ne finis point. Je vous défie de comprendre combien je vous aime.

Mme de Sévigné.

Paris, 9 mars 1672.

N° 5. — A M. de Grignan.

C'est aujourd’hui, mon cher comte, que vous avez été reçu chevalier avec quelques autres traîneurs, et je ne saurais douter que le courrier ne parte demain pour vous porter votre cordon bleu. Voici la glu à quoi tenait l’aile de votre pigeon ; c’est que vos actes de fidélité et vos informations de vie et mœurs n’arrivèrent que le propre jour qu’on tenait le premier chapitre, et par conséquent, trop tard. Me voilà donc contente. Gardez-le bien cet aimable cordon, et ajustez-vous là, devant moi. Bonjour, monsieur le cordon bleu. Etes-vous bien paré ? Avez-vous bonne mine ? Il me semble qu’il vous sied fort bien. Je vous fais mon compliment et vous embrasse avec cette nouvelle parure.

Mme de Sévigné.

Paris, 1 février 1689.

N° 6. — A M. de Bussy.

Le roi m’a donné plus qu’il ne pense, Monsieur. Le compliment que la grâce qu’il m’a faite, m’a attiré de votre part, est pour moi un second bien presque aussi précieux que le premier. Toute la différence que j’y vois, c’est qu’il ne m’est pas permis de croire que je sois digne d’un grand évêché, et que mon cœur me dit que je mérite un peu de part dans votre amitié, par les sentiments avec lesquels je suis, etc.

Mascaron.

(1679.)

SIII. Modèles de Lettres de Condoléance.

N° 7. — A une Mère.

Oui, vous êtes extrêmement malheureuse, le coup qui vous abat, abat les âmes les plus fortes. Ce que la vôtre souffre, il n’y a qu’une mère qui puisse le savoir, et une mère aussi heureuse que vous l’avez été… Non seulement vos amis, mais les personnes même les plus étrangères à votre famille et aux affections maternelles, ont gémi sur votre malheur, et je ne crois pas qu’il y ait dans toute cette province quelqu’un à qui le nom de Sophie n’arrache encore de temps en temps ou une larme ou un soupir. Ceux qui l’ont connue la pleureront toujours, et tant de gens qui, sans la connaître, entendaient de tous côtés les louanges qu’on lui donnait, ne peuvent en parler sans être attendris. Si jeune, finir si tristement ! Rencontrer son dernier jour dans ses plus belles années, et s’éteindre tout-à-coup lorsqu’à peine elle commençait à briller de tout son éclat !… Avec une fille si accomplie, et un fils que vous-même n’auriez pu souhaiter plus parfait, vous deviez vous regarder comme la plus heureuse des mères, et il n’y avait point de famille si nombreuse ou si florissante qui put montrer rien de semblable à ce qu’offrait la vôtre dans ces deux enfants. Que dis-je ? à présent même, il n’y en a point dont orgueil ne s’accrût d’avoir produit un homme semblable à votre fils, ou une fille digne de lui. Oh ! que vous étiez vraiment heureuse, puisque, après avoir perdu la moitié de votre bonheur, il vous reste encore de quoi faire celui d’une autre famille ! Quelquefois, je vous l’avoue, je croyais apercevoir dans cette seule considération de quoi adoucir vos maux, s’ils étaient de nature à recevoir quelque soulagement, ou si votre âme pouvait écouter d’autres conseils que ceux de la douleur ; car enfin, ou sont les parents qui ne se contentassent d’avoir pour fils Édouard ? Vous-même, tous vos désirs seraient satisfaits, et vos vœux comblés, si vous n’eussiez pas goûté la douceur d’être encore la mère de Sophie.

Tout ce qu’il fallait pour votre bonheur, vous l’avez dans Édouard ; ce qui vous fut donné de plus était un surcroît de félicité que vous ne pouviez vous flatter de conserver toujours. Ce fut une méprise plutôt qu’une faveur de la Providence, de vous avoir fait double part d’un bien dont elle est si avare, et prodigue ce qu’elle ménage au petit nombre de ses favoris… Vous ne désireriez rien si vous n’eussiez jamais eu d’autre enfant qu’Édouard, et vous trouveriez en lui tout ce qu’une mère peut demander au ciel… Faut-il donc qu’un bonheur si rare, si réel, dont il ne tient qu’à vous de jouir, soit empoisonné par le rêve d’un bonheur encore plus grand ; que, pour un trésor perdu, vous négligiez ceux qui vous restent ; qu’un enfant qui n’est plus vous fasse oublier celui qui vous tend les bras ; que la mémoire seule de

Sophie ait plus de pouvoir sur vous que la présence d’Édouard, et que les larmes dont vous arrosez une cendre inanimée vous rendent insensible à celles que votre fils répand sur vous... ?

Vous regrettez votre fille, est-ce pour elle-même ou pour vous ? Je veux dire: est-ce elle que vous trouvez malheureuse de n’être plus, ou vous d’être privée d’elle ? Quant à vous-même, on ne peut nier que vous n’ayez sujet de vous affliger ; mais de fuir toute consolation, de renoncer à la lumière, de vous ensevelir dans votre tristesse, comme une personne que rien n’attache plus à la vie, cela est déraisonnable, injuste, indigne de vous. Car, après tout, le malheur ne vous a frappée que d’un coté, tandis qu’à tout autre égard vous avez tant à vous louer de la fortune et de la nature, que quelqu’un qui ne saurait pas ce qu’elles vous ont ôté, en voyant ce qu’elles vous laissent, aurait de la peine à comprendre de quoi vous les accusez. Quant à votre fille, si c’est elle dont vous déplorez le sort, à cet égard votre douleur trouvera plus d’approbateurs, et tout le monde sera d’accord avec vous pour plaindre Sophie. Cependant, qui peut dire si elle est véritablement à plaindre ? Tout ce que nous en savons, c’est qu’elle n’est plus avec nous, qu’elle n’est plus comme nous, mais, pour décider que de cela seul elle soit misérable, il faut que nous sentions bien notre félicité, que nous soyons bien convaincus d’être parfaitement heureux, et qu’on ne peut l’être séparé de nous, ni autrement que nous. Je ne veux point vous faire ici une énumération sans fin des peines de la vie : mais est-ce à vous d’en regarder la privation comme un malheur, quand vous ne pouvez la supporter, quand vous reconnaissez tous les jours que vous y avez trouvé si peu de douceur mêlée à tant d’amertume ? Et fut-il même démontré qu’elle ait été fort heureuse tant qu’elle est restée avec nous, encore faudrait-il être sûr quelle l’eût été toujours, pour pouvoir la plaindre de nous avoir quittés. Vous, à qui vos maux paraissent si pesants, vous éprouvez ce dont elle était menacée, et qu’elle pouvait éprouver plus cruellement encore. Elle eût pu perdre une Sophie, sans avoir un Édouard pour la consoler,

Courier.

(Date.)

Nota. On regrette de trouver dans cette lettre un peu trop de raisonnement et de philosophie ; la douleur d’une mère ne s’accommode point de ces belles choses. un peu de résignation chrétienne, la peinture du bonheur céleste de Sophie et l’éloge de ses vertus, eussent fait de cette lettre, un modèle de consolation : le pathétique religieux employé dans le dernier paragraphe eut fait couler les larmes, et versé dans le cœur de la pauvre mère le véritable baume pour les grandes douleurs.

G.

N° 8. — A M. le chevalier de Grignan,

J’ai une sensible joie, Monsieur, au milieu du chagrin que me donne votre mauvaise santé, de voir votre écriture. Je vous remercie de cette complaisance, et je vous trouve bien mieux parce que vous me mandez que par les relations de ma fille. J’ai pleuré comme elle : car je ne soutiens pas une telle idée, et j’y prends un intérêt sensible, comme si j’étais de la vraie famille. J’espère que l’air natal, le repos, et une si bonne compagnie, vous remettront en meilleur état. Je vous assure qu’il y a peu de choses que je souhaite davantage. Dites-moi dans quelle chambre on vous a mis, afin que je vous fasse des visites.

Mme de Sévigné.

6 juillet 1639.

N° 9. —A M. le président de Moulceau.

Votre politesse ne doit point craindre, Monsieur, de renouveler ma douleur, en me parlant de la douloureuse perte que j’ai faite ; c’est un objet que mon esprit ne perd pas de vue, et qu’il trouve si vivement gravé dans mon cœur, que rien ne peut ni l’augmenter ni le diminuer. Je suis très persuadée, Monsieur, que vous ne sauriez avoir appris le malheur épouvantable qui m’est arrivé, sans répandre des larmes ; la bonté de votre cœur m’en répond. Vous perdez une amie d’un mérite et d’une fidélité incomparable : rien n’est plus digne de vos regrets. Et moi, Monsieur, que ne perds-je point ! quelles perfections ne réunissait-elle point pour être à mon égard, par différents caractères, plus chère et plus précieuse ! Une perte si complète et si irréparable ne porte pas à chercher de consolation ailleurs que dans l’amertume des larmes et des gémissements.

Je n’ai point la force de lever les yeux assez hauts pour trouver le lieu d’où doit venir le secours : je ne puis encore tourner mes regards qu’autour de moi, je n’y vois plus cette personne qui m’a comblée de biens, qui n’a eu d’attention qu’à me donner tous les jours de nouvelles marques de son tendre attachement. Il est bien vrai, Monsieur, il faut une force plus qu’humaine pour soutenir une si cruelle séparation et tant de privations. J’étais bien loin d’y être préparée ! je me flattais de ne jamais souffrir un si grand mal. Je le souffre, et je le sens dans toute sa rigueur. Je mérite votre pitié, Monsieur, et quelque part dans l’honneur de votre amitié, si on la mérite par une sincère estime et beaucoup de vénération pour votre vertu,

Mme de Guignan.

(1696.)

Nota. Madame de Grignan imite madame de Sévigné, sa mère, dont elle déplore la perte. Point de force chrétienne dans les moments les plus solennels de la vie ! Cela fait mal.

G.

SIV. Modèles de Lettres de Demandes.

N° 10. — A M. Leduc, officier d’artillerie à Paris.

Mon cher ami,

Avancer est chose impossible dans la position où nous nous trouvons. Cela est vrai moralement et géographiquement, au propre comme au figuré. Confinés au bout de l’Italie, nous ne saurions aller plus loin, et nous n’avons non plus de grades à espérer que de terre à conquérir. Par pitié ou par amitié, tire-moi de cette impasse. Ôte-moi d’un poste où je suis déplacé et ou je ne puis rien faire. J’invoque, s’il est nécessaire, pour si peu de chose, ton patron et le mien, le maréchal Duroc. Parle, écris, je t’avouerai tout, pourvu que tu m’aides à sortir de cette botte au fond de laquelle on nous oublie. Si cl a passe ton pouvoir, si l’on veut à toute force me laisser ici, officier sans soldats, canonnier sans canons, s’il est écrit que je dois vieillir en Calabre, la volonté du ciel soit faite en toutes choses.

P.-L. Courier.

Mileto, 13 octobre 1808.

N° 11. — A Mme de Maintenon.

Madame,

J’ai pris la liberté, en partant, de vous supplier d’être favorable à une sœur que j’ai religieuse à Vienne depuis plus de trente ans. J’espère que M. le cardinal de Noailles et le P. de la Chaise auront importuné S. M. des témoignages qui leur avaient été rendus de sa conduite par M. l’archevêque de Vienne. Je regarderais comme un très sensible bonheur pour moi de voir cette sœur, que j’aime fort, abbesse de Chelles2.

Le roi récompense le gain des batailles : ne pourrait-il pas récompenser le succès des prières ? Personne n‘a plus d’envie de vaincre que moi, et personne ne prie avec plus de zèle que ma sœur pour la prospérité des armes de Sa Majesté.

De Villars.

(1707.)

N° 12. — Au duc de Retz.

Monseigneur,

Vous vous savez peut-être bon gré d’être généreux, détrompez-vous en : c’est la plus incommode qualité que puisse avoir un grand seigneur… Nous autres écrivains nous n’avons qu’à être obligés une fois, nous importunons tous les jours de notre vie. Vous me donnâtes l’autre jour les Œuvres de Voiture ; j’ai à vous demander une chose de bien plus grande importance. Je connais tel seigneur qui aurait changé de couleur à ces dernières paroles de ma lettre, mais un duc de Retz les aura lues sans s’effrayer, et je jurerais bien qu’il est aussi impatient de savoir ce que je lui demande, que je suis assuré de l’obtenir. Un gentilhomme de mes amis, qui à l’âge de vingt ans, a fait vingt combats aussi beaux que celui des Horaces et des Curiaces, et qui est aussi sage que vaillant, a tué un fanfaron qui l’a forcé de se battre. Il ne peut obtenir sa grâce hors de Paris, et voudrait bien y être en sûreté, à cause qu’il a une répugnance naturelle à avoir le cou coupé. Je le logerais bien chez un grand prince ; mais il ferait mauvaise chère, et je tiens que mourir de faim est un malheur plus à craindre que d’avoir le cou coupé. Si votre hôtel lui sert d’asile, il est à couvert de l’un et de l’autre, et vous seriez bien aise d’avoir protégé un jeune gentilhomme de ce mérite-là. Au reste, vous aurez le plus grand plaisir du monde à le voir moucher les chandelles à coups de pistolet, toutes les fois que vous en voudrez avoir le passe-temps et vous me remercierez sans doute, de vous avoir donné un si beau moyen d’exercer votre générosité ; et moi, je vous promets de ne vous en point laisser manquer.

SCARRON.

(Date.)

SV. Modèles de Lettres de Remercîments.

N° 13. — A M. le duc de Noailles.

Je viens de recevoir votre lettre du premier juillet, Monsieur, par laquelle je vois la grâce que le roi m‘a faite à votre sollicitation. Cette grâce, et la manière dont vous vous êtes toujours employé pour moi, me touchent si sensiblement, que j’ai de la peine à vous dire au point où cela est. Mais, Monsieur, aidez-moi, je vous supplie, à vous bien remercier, dites-vous bien à vous-même que je sens pour vous toute la reconnaissance et toute l’amitié qu’un bon cœur peut ressentir quand on l’a comblé de bienfaits et d’honnêtetés. Je partirai d’ici au premier jour pour Paris. Que je serais heureux, si je pouvais vous dire moi-même que personne ne sera jamais à vous plus que moi !

Le comte de Bussy.

(1675.)

N° 14. — A Mme de Grignan.

Quelle lettre, ma très chère ! quels remercîments ne vous dois-je point d’avoir employé vos yeux, votre tête, votre main, votre temps, à me composer un si agréable livre. Je l’ai lu et relu, et le relira encore avec bien du plaisir et bien de l’attention. Il n’y a nulle lecture où je puisse prendre plus d’intérêt ; vous contentez ma curiosité sur tout ce que je souhaitais, et j’admire votre soin à me faire des réponses si ponctuelles, cela fait une conversation toute réglée et très délicieuse. Mais, ma fille, en vérité, ne vous tuez pas ; cette crainte me fait renoncer au plaisir de vouloir souvent de pareils divertissements. Vous ne sauriez douter qu’il n’y ait bien de la générosité dans le soin que je prends vous ménager sur l’écriture.

Adieu, ma très chère, vous m’êtes toutes choses je vous embrasse de tout mon cœur, mais sincèrement et point du tout pour finir ma lettre.

Mme de Sévigné.

6 novembre 1615.

N° 15. — A Mme de Grignan.

Il m’est tombé des nues le plus beau chapelet du monde. C’est assurément parce que je le dis si bien : la balle au bon joueur. Ce chapelet est accompagné d’une croix de diamants fort jolie et d’une tête de mort de corail. Il me semble que j’ai vu ce chien de visage là quelque part 3. Expliquez-moi par quelle raison il est sorti d’où il était, et comment il a passé tant de pays pour venir jusqu’à moi : pourquoi il vous a incommodée tout d’un coup plus qu’à l’ordinaire, et par quelle impatience vous avez voulu renvoyer devant vous à Paris. Que vouliez-vous qu’il y devînt sans vous et sans moi ? On a fort bien fait de me l’envoyer : car je vous en remercie comme d’un présent digne de la reine, et que j’avais toujours souhaité, quand vous n’en voudriez plus.

Adieu, ma très aimable, continuez à m’écrire et à m’aimer.

Mme de Sévigné.

3 juillet 1680.

SVI. Modèles de Lettres d’Excuses.

N° 16. —A Mlle Vitart.

Je pensais bien me donner l’honneur de vous écrire il y a huit jours, mais il me fut impossible de le faire ; je ne sais pas même si j’en pourrai venir à bout aujourd’hui. Vous saurez, s’il vous plaît, que ce n’est pas à présent une petite affaire pour moi de vous écrire. Il a été un temps que je le faisais assez exactement, et il ne me fallait pas beaucoup de temps pour faire une lettre assez passable ; mais ce temps-là est passé pour moi ; il me faut suer sang et eau pour faire quelque chose qui mérite de vous l’adresser, encore sera-ce un grand hasard si j’y réussis. La raison de cela est que je suis un peu plus éloigné de vous que je n’étais alors. Quand je songeais seulement que je n’étais qu’à quatorze ou quinze lieues de vous, cela me mettait en train, et c’était bien autre chose quand je vous voyais en personne ; c’était alors que les paroles ne me coûtaient rien, et que je causais d’assez bon cœur ; au lieu qu’aujourd’hui je ne vous vois qu’en idée ; et quoique je songe assez fortement à vous, je ne saurais pourtant empêcher qu’il n’y ait cent cinquante lieues entre vous et votre idée. Ainsi il m’est un peu difficile de m’échauffer, et quand mes lettres seraient assez heureuses pour vous plaire, que me sert cela ? J’aimerais mieux recevoir un soufflet, ou un coup de poing de vous, comme cela m’était assez ordinaire, qu’un grand merci qui viendrait de si loin. Après tout, il vous faut écrire, et il m’en faut revenir là : mais que vous mander ? Sans mentir, je n’en sais rien pour le présent. Faites-moi une grâce, donnez-toi temps jusqu’au premier ordinaire pour y songer, et je vous promets de faire merveille ; j’y travaillerai plutôt jour et nuit. Comme ce n’est pas une petite entreprise, vous trouverez bon que je m’y prépare avec un peu de loisir. Ne soyez point en colère de ce que j’ai tant tardé à m’acquitter de ce que je vous dois ; c’est bien assez que je sois si loin de votre présence, sans me bannir encore de votre esprit.

Racine.

Usez, 26 décembre 1661.

N° 17. — A Mme de Sévigné.

Hé bien, hé bien, ma belle ! qu’avez-vous à crier comme un aigle ? Je vous mande que vous attendiez à juger de moi quand vous serez ici ; qu’y a-t-il de si terrible à ces paroles ? Mes journées sont remplies. Il est vrai que Bayar est ici, et qu’il fait mes affaires ; mais quand il a couru tout le jour pour mon service, écrirai-je ? encore faut-il lui parler. Quand j’ai couru, moi, et que je reviens, je trouve M. de La Rochefoucauld, que je n’ai point vu de tout le jour : écrirai-je ? M. de La Rochefoucauld et Courville sont ici : écrirai-je ? Mais quand ils sont sortis ? Ah ! quand ils sont sortis, il est onze heures, et je sors, moi. Je couche chez nos voisins, à cause qu’on bâtit devant nos fenêtres. Mais l’après-dînée ? J’ai mal à la tête. Mais le matin ? J’y ai mal encore et je prends des bouillons d’herbes qui m’enivrent. Vous êtes en Provence, ma belle ; vos heures sont libres, et votre tête encore plus. Le goût d’écrire vous dure encore pour tout le monde ; il m’est passé pour tout le monde. Ne mesurez donc point notre amitié sur l’écriture : je vous aimerai autant en ne vous écrivant qu’une page en un mois, que vous en m’en écrivant dix en huit jours.

Mme de Lafayette.

(1613).

N° 18. — À Mme de Grignan.

Je vous avoue que le malentendu qui relient mes lettres me donne une violente inquiétude. J’en ai bien importuné le pauvre d’Acqueville, et vous-même, ma fille. Je m’en repens, et je voudrais bien ne l’avoir pas fait, mais je suis naturelle, et quand mon cœur est en presse, je ne puis m’empêcher de me plaindre à ceux que j’aime bien. Il faut pardonner ces sortes de faiblesses, comme disait un jour Mme de Lafayette. A-t-on gagé d’être parfaite ? Non, assurément, et si j’avais fait cette gageure, j’y aurais bien perdu mon argent.

Mme de Sévigné.

SVII. Modèles de Lettres de Nouvelles.

N° 19. — A M. le comte de Grignan.

Hélas ! c’est donc à moi à vous mander la mort de Mme la duchesse de St-Simon, après dix-huit jours de petite vérole, tantôt sauvée, tantôt à l’extrémité. Enfin elle mourut hier, et sa mort laisse presque tout le monde affligé de la perte d’une si aimable personne. Pour moi, j’en suis touchée au dernier point. Vous savez l’inclination naturelle que j’avais pour elle. Si vous en avez conservé autant, vous serez touché d’apprendre une si triste nouvelle.

Adieu, mon très cher comte.

Mme de Sévigné.

3 décembre 1670.

N° 20. — A Louis XIV.

Sire,

Artaignan, qui a bien vu l’action, en rendra bon compte à votre Majesté. Vos ennemis y ont fait des merveilles, vos troupes encore mieux. Pour moi, Sire, je n’ai d’autre mérite que d’avoir exécuté vos ordres. Vous m’avez dit de prendre la ville et de gagner une bataille ; je l’ai prise, et je l’ai gagnée.

Le maréchal de Luxembourg.

(1603.)

SVIII. Modèles de Lettres de Recommandations.

N° 21. — A M. le président de Maisons.

Monsieur,

Madame de Marsilly s’est imaginé que j’avais quelque crédit auprès de vous, et moi qui suis vain, je ne lui ai pas voulu dire le contraire. C’est une personne qui est aimée et estimée de toute la cour et qui dispose de tout le parlement. Si elle a bon succès d’une affaire dont elle vous a choisi pour juge, et qu’elle croie que j’y ai contribué en quelque chose, vous ne sauriez croire l’honneur que cela me fera dans le monde, et combien j’en serai plus agréable à tous les honnêtes gens. Je ne vous propose que mes intérêts pour vous gagner, car je sais bien, monsieur, que vous ne pouvez être touché des vôtres, sans cela je vous promettrais son amitié, c’est un bien pour lequel les plus sévères juges se pourraient laisser corrompre, et dont un si honnête homme que vous doit être tenté. Vous le pouvez acquérir justement, car elle ne demande de vous que la jus- tice. Vous m’en ferez une que vous me devez, si vous me faites l’honneur de m’aimer toujours autant que vous avez fait autrefois, et si vous croyez que je suis, etc.

Voiture.

(Date.)

Nota. La fin de cette lettre est torturée. Faites-moi la justice de me croire, est une des plus banales et des plus sottes formules de terminaison. Personne ne s’en servirait aujourd’hui. G.

22. — A Mme de Grignan.

M. de la Brosse veut que ma lettre l’introduise auprès de vous. N’est-ce pas se moquer des gens ? Vous savez l’estime et l’amitié que j’ai pour lui ; vous savez que son père est l’un de mes plus anciens amis ; vous savez vous-même le mérite de l’un et de l’autre ; et vous avez pour eux tous les sentiments que je voudrais vous inspirer. Vous voyez donc bien que ma lettre ne peut lui être utile, l’est à moi qu’elle est très bonne : car en vérité, j’aime à vous écrire. C’est une chose plaisante à observer que le plaisir qu’on prend à parler, quoique de loin, à une personne que l’on aime, et l’étrange pesanteur qu’on trouve à écrire aux autres. Je me trouve heureuse d’avoir commencé ma journée par vous.

Je vous embrasse, ma chère fille. Si vous pouvez, aimez-moi toujours, puisque c’est la seule chose que je souhaite en ce monde. Pour la tranquillité de mon âme, je souhaite bien d’autres choses pour vous. Enfin tout tourne ou sur vous, ou de vous, ou pour vous.

Mme de Sévigné.

15 mai 1671.

N° 23 — A Mme de Grignan.

Je vous écris tous les jours. C’est une joie pour moi. Elle me rend très favorable à tous ceux qui me demandent des lettres ; ils veulent en avoir pour paraître devant vous, et moi, je ne demande pas mieux. Celle-ci vous sera rendue par M. de M***. Je veux mourir si je sais son nom. Mais enfin, c’est un fort honnête homme, qui me paraît avoir de l’esprit, que nous avons vu ici ensemble. Son visage vous est connu : pour moi je n’ai pas eu l’esprit d’appliquer son nom dessus. Je ne vous dis point si je suis à vous : cela est au-dessous du mérite de mon amitié. Je souhaite, ma petite, que nous m’aimiez toujours ; c’est ma vie. C’est l’air que je respire.

Mme de Sevigné.

12 avril 1671.

SIX. Modèles de Lettres de Conseils.

N° 24. — A Mme de Grignan.

Ma chère enfant, votre vie de Marseille me ravit ; j’aime cette ville qui ne ressemble a nulle autre.

Ah ! que je comprends bien les sincères admirations de Pauline ! que cela est naïf ! que cela est vrai ! que toutes ses surprises sont neuves ! que je lui crois un esprit qui me plaît ! Il me semble que je l’aime, et que vous ne l’aimiez pas assez. Vous voudriez qu’elle fût parfaite ? Avait-elle gagé de l’être au sortir de son couvent ! Vous n’êtes point juste ; et qu’est-ce qui n’a point de défauts ? En conscience, vous attendiez-vous qu’elle n’en eût point ? Où preniez-vous cette espérance ? Ce n’était pas dans la nature. Vous vouliez donc qu’elle fût un prodige prodigieux, comme il n’y en a jamais eu. Il me semble que, si j’étais avec vous, je lui rendrais de grands offices, rien qu’en redressant un peu votre imagination, et en vous demandant si une petite personne qui ne songe qu’à plaire et à se corriger, qui vous aime, qui vous craint, et qui a bien de l’esprit, n’est pas dans le rang de ce qu’il y a de meilleur. Voilà ce que mon cœur a voulu vous dire de ma chère Pauline que j’aime et que je vous prie d’embrasser tout à l’heure pour l’amour de moi.

Je vous embrasse mille fois.

Mme de Sévigné.

23 février 1689.

N° 25. — A Racine fils.

Vous me faites plaisir de me rendre compte des lectures que vous faites ; mais je vous exhorte à ne pas donner toute votre attention aux poètes français : songez qu’ils ne doivent servir qu’à votre récréation, et non pas à votre véritable étude ; ainsi je souhaiterais que vous prissiez quelquefois plaisir à m’entretenir d’Horace, de Quintilien, et des autres auteurs de cette nature. Quant à votre épigramme, je voudrais que vous ne l’eussiez point faite : outre qu’elle est assez médiocre, je ne saurais trop vous recommander de ne vous point laisser aller à la tentation de faire des vers français, qui ne serviraient qu’à vous dissiper l’esprit ; surtout il n’en faut faire contre personne.

M. Despréaux a un talent qui lui est particulier, et qui ne doit point vous servir d’exemple ni à vous, ni à qui que ce soit : il n’a pas seulement reçu du ciel un génie merveilleux pour la satire, mais il a encore outre cela un jugement excellent qui lui fait discerner ce qu’il faut louer et ce qu’il faut reprendre. S’il a la bonté de vouloir s’amuser avec vous, c’est une des grandes félicités qui vous puissent arriver, et je vous conseille d’en bien profiter en l’écoutant beaucoup et en décidant peu. Je vous dirai aussi que vous me feriez plaisir de vous attacher à votre écriture : je veux croire que vous avez écrit votre lettre fort vite ; le caractère en paraît beaucoup négligé. Que ces petits avis ne vous chagrinent point, car du reste je suis très content de vous, et je ne vous les donne que pour vous exciter à faire de votre mieux en toutes choses.

Adieu, mon cher fils.

Racine.

Le 3 juin 1693.

N° 26. — A M. de Grignan.

Je veux vous parler de M. l’évêque de Marseille, et vous conjurer, par toute la confiance que vous pouvez avoir en moi, de suivre mes conseils sur votre conduite avec lui. Je connais les manières des provinces, et je sais le plaisir que l’on y prend à nourrir les divisions ; en sorte qu’à moins que d’être toujours en garde contre les discours de ces messieurs, on prend insensiblement leurs sentiments, et très souvent c’est une injustice. Je vous assure que le temps, ou d’autres raisons, ont changé l’esprit de M. de Marseille ; depuis quelques jours il est fort adouci ; et pourvu que vous ne veuillez pas le traiter comme un ennemi, vous trouverez qu’il ne l’est pas. Prenons-le sur ses paroles, jusqu’à ce qu’il ait fait quelque chose de contraire ; rien n’est plus capable d’ôter tous les bons sentiments, que de marquer la défiance : il suffit souvent d’être soupçonné comme ennemi pour le devenir, la dépense en est toute faite ; on n’a plus rien à ménager. Au contraire, la confiance engage à bien faire : on est touché de la bonne opinion des autres, et l’on ne se résout pas facilement à la perdre. Au nom de Dieu, desserrez votre cœur, et vous serez peut-être surpris par un procédé que vous n’attendez pas. Je ne puis croire qu’il y ait du venin caché dans son cœur, avec toutes les démonstrations qu’il nous a faites, et dont il serait honnête d’être la dupe, plutôt que d’être capable de le soupçonner injustement. Suivez mes avis : ils ne sont point de moi seule ; plusieurs bonnes têtes vous demandent cette conduite, et vous assurent que vous n’y serez point trompé : votre famille en est persuadée. Nous voyons les choses de plus près que vous : tant de personnes qui vous aiment, et qui ont un peu de bon sens, ne peuvent guère s’y méprendre...

Comme on ne connaît d’abord les hommes que par leurs paroles, il faut les croire, jusqu’à ce que les actions les détruisent. On trouve quelquefois que les gens qu’on croit ennemis ne le sont point ; on est alors fort honteux de s’être trompé. Il suffit qu’on soit toujours reçu à se haïr quand on y est autorisé.

Adieu, mon cher comte, je me fonde en raison, et je vous importune.

Mme de Sévigné.

(Date.)

SX. Modèles de Lettres de Reproches.

N° 27. — À l’empereur Théodose.

Prince, vous avez du zèle pour la foi, vous avez la crainte du Seigneur : Je suis bien loin de le contester ; mais la nature vous a donné une impétuosité de caractère susceptible de se tourner en sentiment généreux, quand elle se calme, comme de s’emporter et de vous entraîner au-delà des bornes, quand elle s’aigrit. Plaise au ciel du moins qu’il ne se rencontre personne qui l’enflamme, s’il n’y a personne qui la modère !

J’ai voulu vous laisser à vos seules pensées, plutôt que de m’exposer à attiser, par une action d’éclat, un premier emportement. J’ai mieux aimé paraître manquer aux bienséances, qu’au devoir de la soumission, j’ai voulu vous laisser le temps de réfléchir seul avec votre conscience.

La ville de Thessalonique a vu ce qui, de mémoire d’homme, n’était arrivé jamais : ce qu’il n’a pas été en mon pouvoir d’empêcher ce que je vous avais à l’avance représenté tant de fois comme un crime énorme, et ce que vous même devez vous reprocher comme une cruauté sans excuse.

Après vous être rendu coupable comme David, craindriez-vous de suivre l’exemple que ce Roi-Prophète n’a pas rougi de donner à l’univers ? Il reconnut sa faute, en disant : J’ai péché contre le Seigneur. Ne trouvez pas mauvais, prince, que l’on vous dise : « Vous avez imité David dans son crime, imitez-le dans sa pénitence. »

Si je vous écris dans ces termes, ce n’est pas pour vous humilier, mais pour vous exciter, par l’exempte d’un roi, à chercher votre pardon dans les larmes.

Vous êtes homme, vous avez été subjugué par votre colère ; sachez maintenant en triompher. Songez que le Seigneur ne pardonne qu’au repentir ; rentrez en vous-même, prince, cédez au Tout-Puissant : ne méprisez pas la voix de son ministre qui vous supplie, qui vous conjure.

Quelle affliction pour moi de penser qu’un empereur, jusque-là modèle de la plus haute piété, aussi recommandable par sa clémence, aussi miséricordieux envers les criminels eux-mêmes, ait pu s’oublier à ce point ! Et combien ma douleur serait plus vive encore, si votre cœur pouvait rester longtemps insensible à la mort de tant d’innocents. C’était votre bonté que l’on mettait à la tête de toutes vos éclatantes vertus ; l’ange des ténèbres vous a envié cette gloire, recouvrez-la, grand prince, tandis qu’il en est temps encore.

Dévoué pour tout le reste à votre majesté ; et pourrais-je ne pas l’être sans ingratitude ? je suis contraint de vous déclarer qu’il me deviendrait impossible d’offrir le sacrifice, si vous vouliez y assister. Ce qui ne serait pas permis après avoir fait couler le sang d’un seul innocent, peut-il l’être, lorsqu’on en a fait répandre des flots.

En vous parlant ainsi, prince, je suis l’exemple des prophètes : en vous humiliant par la pénitence, vous suivrez l’exemple des saints.

S. Ambroise.

(Date.)

N° 28. — M. le comte de Lastic.

Sans avoir l’honneur, monsieur, d’être connu de vous, j’espère qu’ayant à vous offrir des excuses et de l’argent, ma lettre ne saurait être mal reçue.

J’apprends que Mlle de Cléry a envoyé de Blois un panier à une bonne vieille femme, nommée Mme Levasseur, et si pauvre qu’elle demeure chez moi ; que ce panier contenait entre autres choses un pot de vingt livres de beurre ; que le tout est parvenu, je ne sais comment, dans votre cuisine ; que la bonne vieille l’ayant appris, a eu la simplicité de vous envoyer sa fille, avec la lettre d’avis, vous redemander son beurre, ou le prix qu’il a coûté : et qu’après vous être moqué d’elle, selon l’usage, vous et Mme votre épouse, vous avez, pour toute réponse, ordonné à vos gens de la chasser.

J’ai tâché de consoler la bonne femme affligée, en lui expliquant les règles du grand monde et de la grande éducation ; je lui ai prouvé que ce ne serait pas la peine d’avoir des gens, s’ils ne servaient pas à chasser le pauvre, quand il veut réclamer son bien ; et, en lui montrant combien justice et humanité sont des mots roturiers, je lui ai fait comprendre, à la fin, quelle est trop honorée qu’un comte ait mangé son beurre. Elle me charge donc, monsieur, de vous témoigner sa reconnaissance de l’honneur que vous lui avez fait, son regret de l’importunité qu’elle vous a causée, et le désir qu’elle aurait que son beurre vous eût paru bon.

Que si par hasard il vous en a coûté quelque chose pour le port du paquet à elle adressé, elle offre de vous le rembourser, comme il est juste. Je n’attends là-dessus, que vos ordres pour exécuter ses intentions, et vous supplie d’agréer les sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.

J J. Rousseau.

Paris, 20 Décembre 1754.

N° 29. — A M. le duc de ***.

Vous m’aviez paru faire si peu de cas de ma bonne santé, et vous en parlez même si souvent avec mépris, que je ne puis m’imaginer que ce soit un si grand crime auprès de vous que de l’avoir perdue. J’éprouve cependant tout le contraire : la goutte m’ôte toutes marques d’honneur de votre souvenir, de pitié, d’amitié, qui auraient fait toute ma consolation. Il y a quinze jours que je suis dans mon lit, sans que vous ayez envoyé demander par un laquais, au bedeau du Temple, s’il m’avait enterré ou non. N’ai-je pas raison de me plaindre, et de vous faire quelques reproches de votre oubli et de votre indifférence ? car, en aimant, qui ne veut être aimé ?

L’abbé de Chaulieu.

(Date.)

Décompositions.

Modèles .

N° 30. — Lettre de Voiture au prince de Condé.

Cette lettre commence par une hyperbole trop commune que ne rejetterait peut-être pas une lettre familière et amicale, mais qui est tout-à-fait déplacée dans un compliment de félicitation à un prince. La seconde phrase est bien tournée, l’idée est bien naturelle, conforme aux préceptes du genre, et comme elle contient une répétition de la première phrase par les mots : Rien ne vous est impossible , l’écrivain eut pu très bien commencer par là. L’affectation et l’emphase caractérisent la troisième phrase. On est en droit d’exiger un bel éloge de l’écrivain qui s’exprime ainsi et sans doute il va dire des choses admirables. Point du tout, et l’on ne peut guère être plus maladroit. En se qualifiant lui-même de bel esprit, il foule au pied la modestie, qui est  une des mœurs du langage ; en faisant voir dans sa conduite envers le prince une obligation, il ôte à sa lettre un grand mérite, celui de sembler dictée par le cœur, et l’on ne voit plus qu’un homme qui remplit servilement un devoir : enfin cet embarras à s’exprimer, cette manière de le dire, ne sont pas faits pour être imités. Bien ne prouve mieux la pauvreté, et la recherche. La supposition qui suit, par laquelle on place le prince dans les revers de la fortune militaire, est fort ingénieuse, et pourrait à elle seule, avec très peu de développement suffire à un compliment parfait. C’est avec peine, après l’avoir lue, qu’on voit revenir l’exagération de la louange. Comparer un général, qui est au début de sa carrière, à Alexandre, c’est manquer de tact, et le prince a du être humilié plutôt qu’exalté par un semblable parallèle. Il aura ri sans doute de cette pensée banale exprimée trivialement : Nous ne saurions où vous mettre, ni nous aussi. Le prince est content de sa victoire, il est placé au gré de ses souhaits. Voiture aurait pu se mettre mieux, en restant par exemple dans le naturel. Quant à la dernière ligne, la pensée et l’expression sont également bonnes. Cette lettre, réduite de la manière suivante me semblerait un modèle :

Monseigneur,

« Je n’ai garde de m’étonner que vous ayez pris Dunkerque ; il me semble que rien ne vous est impossible, je suis seulement en peine de ce que je devrai à votre altesse au sujet de ce beau fait d’armes. Vous m’avez accoutumé à vos victoires autant par inclination que par devoir, j’aime à vous féliciter dans vos succès nouveaux ; mais bientôt la parole va me manquer. S’il vous plaisait vous laisser battre quelquefois, faire la plus petite retraite devant l’ennemi, cela serait une bonne fortune pour un écrivain, qui ne manquerait pas de vous parler de l’honneur qu’il y a a supporter courageusement les revers ; mais comme vous avez pris Alexandre pour modèle, que chaque jour voit votre mérite se rapprocher de plus en plus de ce grand capitaine, je me trouve à bout de mon éloquence, et ne puis plus rien dire qui ne soit au-dessous de vous. »

Ainsi rédigée, cette lettre de félicitation contiendrait une disposition d’idées graduées, tandis que sous la plume de Voiture, c’est un amas incohérent de choses bonnes et mauvaises, exprimées en style emphatique, indigne d’un bon écrivain.

GUYET.

N° 31 – Madame de Sévigné à Madame de Grignan.

Il serait impossible d’écrire avec plus de naturel et de gracieux abandon. Mme de Sévigné commence par faire compliment à sa fille de son talent à faire des relations. Deux lignes lui suffisent pour cela, et elles disent tout. Mais elle ne s’en tient pas là, et elle saura réhausser encore le mérite de ce compliment par excellence. Elle personnifie la Provence, et semble souhaiter que ce beau pays prenne une forme humaine pour venir remercier Mme de Grignan du soin qu’elle a pris à mettre dans tout leur jour la beauté de ses jardins. Elle prête à cette contrée un étonnement mêlé de regrets pour avoir indisposé par des émanations odorantes l’étrangère qui venait admirer ses charmes. Est-il possible d’être plus ingénieux et plus éloquent ? Et comme toutes ces choses sont dites sans fard, sans apprêts, sans figures ! N’est-ce pas le langage du cœur ? Cependant, la Provence, quoique reconnaissante, a tort ; elle ne doit point jeter ses parfums à la tête et en si grande abondance. Nouveau compliment adroit à la correspondante, qui, avec une telle mère, n’aura jamais tort. A ce propos, Mme de Sévigné fait hommage à sa fille d’une pensée qui lui avait été communiquée auparavant, et dont probablement elle n’avait rien dit dans le temps. C’est profiter de tout pour se rendre aimable.

L’hyperbole des cinq cent mille compliments est tout-à-fait gaie, et la parenthèse (je ne sais quel jour c’était que son hier) est une petite malice spirituelle contre le comte de Chapelles, qui avait oublié de dater sa lettre. Ce paragraphe se termine par une image charmante. On se représente avec plaisir Mme de Sévigné tendant les bras à la flatterie, qui lui dit qu’elle est aimée de sa fille.

Il serait difficile de classer cette lettre dans les genres que nous avons vus. Quoiqu’elle commence par une félicitation, c est plutôt une lettre d’amitié4. Ces expressions de sentiments sont toutes des plus vives ; cependant on peut remarquer qu’elles le deviennent davantage à mesure que la fin de la lettre approche, de telles lettres sont faites pour laisser es plus douces impressions.

Guyet.

N° 32. Boileau à Racine

Boileau ne sait d’abord, dit-il, comment remercier son ami . Cela veut déjà dire qu’il le remercie vivement. C’est un pur artifice de langage, une espèce de litote : car si Boileau ne savait pas se tirer d’affaire en écrivant, qui pourrait y prétendre ? Aussi nous allons voir qu’il n’est guère embarrassé. Il se méfiait de la fortune de M. le doyen , que Racine vient d’obliger. Son ami a donc eu quelques difficultés à vaincre, et a réussi : voilà un second remercîment plus délicat que le premier. C’est Racine qui a tout fait , c’est à lui que revient toute la reconnaissance ; troisième remercîment : Tout l’embarras de l’écrivain est de savoir comment il s’acquittera. A dire vrai, j’aime peu cette répétition d’idées et cette espèce de considération qui fait regarder un service comme remboursable. Entre amis, à la rigueur, cela peut se pardonner -, mais il serait mieux  de ne pas le dire : cela va tout seul. Quoi qu’il en soit, c’est un quatrième remercîment. Mais toutes ces formules ne sont rien auprès de la phrase qui forme la cinquième et dernière expression de reconnaissance. La position de toute cette famille, qui se réjouit du bienfait obtenu, tous ces cœurs transportés de joie qui semblent être aux pieds du bienfaiteur, forment un spectacle bien fait pour attendrir Racine, et Boileau a raison d’ajouter qu’il serait ravi de voir combien d’un seul coup il a fait d’heureux . On ne peut être plus ingénieux dans un remercîment.

Ainsi, quand Boileau dit qu’il ne sait comment remercier son ami, nous fait-il partager son embarras ? Evidemment non, et il le savait bien lui-même.

Guyet.

N° 33. — Mme de Sévigné à Mme de Grignan.

Cette lettre paraît avoir été écrite avec précipitation ; on s’aperçoit que le messager l’attendait, et que Mme de Sévigné avait hâte de rassurer sa fille. L’ellipse de verbe (était), dans tous les adieux faits , le bardot chargé , se montre encore dans la longue phrase qui commence a ainsi, coffres qu’on rapporte  : car on remarque que tous ces nominatifs sont seuls et n’ont pas de verbe pour exprimer leur état, de sorte que pour rendre la phrase régulière, on devrai dire : Ainsi on rapporte les coffres, on dételle les mulets ,  etc. Mais cette tournure rendrait la pensée languissante, et le style paresseux, tandis que l’accumulation forme tableau non-seulement en cet en droit, mais encore dans les apprêts du départ et les dangers de la route. Ces deux figures combinées (l’ellipse et accumulation) donnent à l’expression une forme pittoresque et contribuent à rendre le récit brillant, animé et rapide. On sent que la plume de l’écrivain devait courir et suivait à grande peint la marche de la pensée.

Il est inutile de faire remarquer la naïveté et la fidélité des trois petits tableaux que renferme cette lettre. Le premier est tracé presque posément ; c’est bien là les préparatifs d’un départ sérieux et médité dès la veille. L’habit de voyage, la messe, le café, les adieux, le bardot, les sonnettes, la litière, tout est là, rien n’est oublié. Ce second tableau est d’un autre genre : nous voilà au milieu d’une route étroite et glissante, sur le bord des précipices, sans guides, sans secours, au milieu de la pluie. Enfin, le dernier tableau, qui n‘a que quatre traits, est fort pittoresque ; le voyage est différé, tout le monde se sauve de la pluie, et il n’était guère possible de mieux peindre une averse que par ces mots : Qui se sèchent pour avoir seulement traversé la cour. Cette espèce de métalepse forme image, il semble que l’on voie les domestiques près du feu. Au milieu de tout cela, on ne peut s’empêcher de sourire en voyant la figure de M. de Grignan, qui vient faire un sermon en robe de chambre d’omelette . Cette image, un peu grotesque, égaie la narration.

On peut regarder cette lettre comme une nouvelle. Elle serait digne, par ses détails, d’être une narration épistolaire.

Guyet.

Définitions.

Modèles.

N° 34. — L’esprit.

Qu’est-ce que l’esprit dont les hommes paraissent si vains ? Si nous le considérons selon la nature, c’est un feu qu’une maladie et qu’un accident amortissent sensiblement. C’est un tempérament délicat qui se dérègle, une heureuse conformation d’organes qui s’usent, un assemblage et un certain mouvement d’esprits qui s’épuisent et qui se dissipent. C’est la partie la plus vive et la plus subtile de l’âme qui s’appesantit et qui semble vieillir avec le corps.

C’est une finesse de raison qui s’évapore, et qui est d’autant plus fidèle et sujette à s’évanouir, qu’elle est plus délicate et plus épurée. Si nous le considérons selon Dieu, c’est une partie de nous-mêmes, pus curieuse que savante, qui s’égare dans ses pensées. C’est une puissance orgueilleuse qui est souvent contraire à l’humilité et à la simplicité chrétienne, et qui, laissant souvent la vérité pour le mensonge, n’ignore que ce qu’il faudrait savoir, et ne sait que ce qu’il faudrait ignorer.

Fléchier. Oraisons funèbres.

N° 35. — Le Flatteur.

Qu’est-ce que le flatteur ? c’est un esprit souple et commode, qui vient servilement sourire à tous vos regards, se récrier à toutes vos paroles, applaudir à toutes vos actions ; c’est un esprit adroit et insinuant, qui étudie vos penchants pour les suivre, vos liaisons pour les cultiver, vos défauts même pour les encenser : c’est un esprit farouche et dissimulé, qui vous loue et qui vous trompe ; qui vous approuve en public et qui vous condamne en secret, et qui ne donne extérieurement dans votre faible, que pour vous attirer plus sûrement dans le sien ; c’est quelquefois un esprit jaloux et envieux qui paraît se faire un plaisir de votre élévation, et qui au fond se fait un tourment de votre prospérité ; c’est souvent un esprit aigri, un ennemi couvert, mais qui ne cache sa haine sous les plus grands éloges, que parce qu’il craint tout de votre autorité : c’est toujours un esprit vil et rampant, qui attend tout de sa propre dépendance, et qui, pour colorer encore la honte de sa servitude, appelle talent et habileté la malheureuse habitude qu’il a de faire des bassesses.

Laffiteau.

N° 36. — Une Armée.

Qu’est-ce qu’une armée ? c’est un corps animé d’une infinité de passions différentes, qu’un homme habile fait mouvoir pour la défense de la patrie ; c’est une troupe d’hommes armés qui suivent aveuglément les ordres d’un chef, dont ils ne savent pas les intentions, c’est une multitude d’âmes pour la plupart viles et mercenaires, qui, sans songera leur propre réputation, travaillent à celle des rois et des conquérants ; c’est un assemblage confus de libertins, qu’il faut assujétir à l’obéissance ; de lâches, qu’il faut mener au combat ; de téméraires, qu’il faut retenir ; d’impatients, qu’il faut accoutumer à la confiance, quelle prudence ne faut-il pas pour conduire et réunir au seul intérêt public tant de vues et de volontés différentes ? Comment se faire craindre, sans se mettre en danger d’être haï et bien souvent abandonné ? Comment se faire aimer, sans perdre un peu de l’autorité, et relâcher de la discipline nécessaire ?

Fléchier. Oraison fun. de Turenne.

N° 37. — La Religion.

Qu’est-ce que la religion ? Une philosophie sublime qui démontre l’ordre, l’unité de la nature. et explique l’énigme du cœur humain ; le plus puissant mobile pour porter l’homme au bien, puisque la foi le met sans cesse sous l’œil de la Divinité, et qu’elle agit sur la volonté avec autant d’empire que sur la pensée ; un supplément de la conscience qui commande, affermit et perfectionne toutes les vertus, établit de nouveaux rapports de bienfaisance sur de nouveaux liens d’humanité, qui nous montre dans es pauvres des créanciers et des juges, des frères dans nos ennemis, dans l’Etre suprême un père ; la religion du cœur, la vertu en action, le plus beau de tous les codes de morale et dont tous les préceptes sont autant de bienfaits du ciel.

Le cardinal Maury.

N° 35. — L’Ange gardien.
Dieu se lève et soudain sa voix terrible appelle
De ses ordres secrets un ministre fidèle,
Un de ces esprits purs qui sont chargés par lui
De servir aux humains de conseil et d’appui,
De lui porter leurs vœux sur leurs ailes de flamme,
De veiller sur leur vie et de garder leur âme.
Tout mortel a le sien ; cet ange protecteur,
Cet invisible ami veille autour de son cœur,
L’inspire, le conduit, le relève s’il tombe.
Le reçoit au berceau, l’accompagne à sa tombe,
Et portant dans les cieux son âme entre ses mains,
La présente en tremblant au Juge des humains.
Lamartine.
N° 39. — La Violette.

La violette fleurit au commencement du printemps. C’est une fleur timide qui se cache dans les bocages, son doux parfum flatte notre odorat. Semblable à un bienfaiteur, qui aime à faire le bien sans être connu, elle nous offre ses dons et semble fuir l’hommage de notre reconnaissance. Elle végète obscure, abandonnée, sans faste, et notre œil cherche encore à la découvrir quand son odeur a déjà trahi sa présence. Souvent le pied ingrat du passant la foule et la fait périr. On dirait qu’elle n’ose se montrer au grand jour comme la reine des fleurs, et pourquoi ? N’aime-t-on pas l’aurore plus  encore que l’éclat du jour ? Charmante et trop modeste fleur, sors de ta retraite, viens prendre place en nos jardins. Nous t’aimerons, et chaque matin une eau bienfaisante augmentera ta force et ta beauté. Mais non : ton bonheur est de rester ignorée, je n’aurai pas la cruauté de le détruire. Reste dans tes bosquets, ô violette bien aimée ; heureux qui sait, comme toi, répandre des bienfaits et cacher sa vie aux regards des méchants !

Imité de Dubos. Guyet.

N° 40. — La Médisance.

C’est un feu dévorant qui flétrit tout ce qu’il touche, qui exerce sa fureur sur le bon grain comme sur la paille, sur le profane comme sur le sacré ; qui ne laisse partout où il a passé que la ruine et la désolation ; qui creuse jusque dans les entrailles de la terre, et va s’attacher aux choses les plus cachées ; qui change en de viles cendres ce qui nous avait paru, il n’y a qu’un moment, si précieux et si brillant ; qui dans le temps même qu’il paraît couvert et presque éteint, agit avec plus de violence et de danger que jamais ; qui noircit ce qu’il ne peut consumer, et qui sait plaire et briller quelquefois avant que de nuire.

C’est un orgueil secret qui nous découvre la paille dans l’œil de notre frère, et nous cache la poutre qui est dans le nôtre ; une envie basse, qui, blessée des talents ou de la prospérité d’autrui, en fait le sujet de sa censure, et s’étudie à obscurcir l’éclat de tout ce qui l’efface ; une haine déguisée, qui répand sur ses paroles l’amertume cachée dans le cœur, une duplicité indigne, qui loue en face et déchire en secret ; une légèreté honteuse qui ne sait pas se vaincre et se retenir sur un mot, et qui sacrifie souvent sa fortune et son repos à l’imprudence d’une censure qui sait plaire : une barbarie de sang-froid qui va percer notre frère absent.

La médisance est un mal inquiet, qui trouble la société, qui jette la dissension dans les cités, qui désunit les amitiés les plus étroites, qui est la source des haines et des vengeances, qui remplit tous les lieux où elle entre de désordres et de confusions, partout ennemie de la paix, de la douceur et de la politesse. Enfin c’est une source pleine d’un venin mortel : tout ce qui en part est infecté et infecte tout ce qui environne ; ses louanges mêmes sont empoisonnées, ses applaudissements malins, son silence criminel, ses gestes, ses mouvements, ses regards, tout, a son poison et le répand à sa manière.

Massillon.

N° 41. — L’Histoire.
C’est un théâtre, un spectacle nouveau,
Où tous les morts, sortant de leur tombeau,
Viennent encor sur une scène illustre,
Se présenter à nous dans leur vrai lustre,
Et du public, dépouillé d’intérêt,
Humbles acteurs, attendre leur arrêt,
Là, retraçant leurs faiblesses passées,
Leurs actions, leurs discours, leurs pensées,
A chaque état ils reviennent dicter
Ce qu’il faut fuir, ce qu’il faut imiter ;
Ce que chacun, suivant ce qu’il peut être,
Doit pratiquer, voir, rechercher, connaître ;
Et leur exemple, en diverses façons,
Donnant à tous les plus nobles leçons,
Rois, magistrats, législateurs suprêmes,
Princes, guerriers, simples citoyens mêmes,
Dans ce sincère et fidèle miroir,
Peuvent apprendre à lire leur devoir.
J. B. Rousseau.

Modèles de décompositions de Définitions.

N° 42. — Le héros.

La figure la plus frappante dans cette définition, est la subjection sous forme interrogative. L’auteur avait besoin de faire sentir d’abord toute la différence existante entre les héros qui se sont distingués par de grandes actions et le héros qu’il veut définir, surtout moralement. On doit convenir qu’il envisage Tibère, Auguste et Séjan sous de trop odieux rapports, quoique vrais, et qu’à ce point de vue ces hommes ne sont nullement des héros. La subjection fait donc très bien ressortir idée du poète, et l’on voit déjà que son héros ne va point ressembler à ces tyrans.

Sans nous arrêter sur le mot ire qui commence à vieillir, nous admirerons la force de cette métaphore : Le salpêtre de la colère . La colère éclate, en effet, comme le salpêtre, et le rapport de comparaison étant juste, nous ne pouvons blâmer la figure.

Cette définition est claire ; elle est précise dans les rapports ; mais elle ne l’est point dans la différence. Le genre est sous-entendu. Mon héros, c’est l’homme qui sait maîtriser sa colère , et n’est ni conquérant, ni vindicatif, ni cruel. Sous cette forme, il est facile de voir le genre, les rapports et la différence.

N° 43. — L’imagination.

Cette définition est présentée sous la forme d’une allégorie. L’imagination est une déesse mobile qui dispose de nos idées et les transporte partout et de mille façons. En nous offrant des images tantôt douces, tantôt effrayantes, le poète donne de la vie à son sujet, et nous le fait concevoir aussi vaste qu’il le conçoit lui-même. Rien n’est plus rapide, plus étendu, plus fécond, plus capricieux que l’imagination, et cette divinité de puissance et d’action donne une force admirable à ce vers :

Dans les plis du cerveau reproduit l’univers.

On ne pouvait exprimer mieux et en moins de mots les effets de la chose définie.

Le dernier vers offre une métaphore très belle, non-seulement parce qu’elle est universellement adoptée, et que les rapports de comparaison sont très justes, mais encore parce que le poète a eu le soin de la suivre et de la relever même dans les mots dore, rembrunit, qui la précèdent.

Il y a faute de gradation dans les mots lorsque le poète dit : Mais pour elle c’est peu , puisqu’il vient de dire plus haut : Elle fait plus . Je dis que la faute est dans les mots seulement ; car la pensée est graduée. Nous voyons d’abord agir l’imagination dans l’état de veille de l’homme ; avec elle, il parcourt l’univers. Ensuite, il marche, guidé par ses caprices, dans un monde inconnu, dans l’avenir ; il la retrouve enfin jusque dans son sommeil, pour rendre ses rêves agréables ou pénibles. Ces trois choses sont merveilleuses : la seconde l’est plus que la première, et la troisième l’est plus que les deux autres. Le poète aurait dû dire d’abord : C’est peu, et ensuite : elle fait plus. A part cette légère remarque, et l’épithète blanchissante qui ne change guère d’aspect de la mer aux yeux du barde, il n’y a que des éloges à donner à ce morceau brillant.

La beauté de la forme cache ici l’art de la définition. Cependant, on aperçoit clairement les rapports de l’imagination ; le poète y a puisé tous ses détails : c’est l’univers, c’est l’avenir, c’est le mystérieux. L’hémistiche dans les plis du cerveau renferme la différence ; il s’agit évidemment d’une puissance intellectuelle. Si le genre n’est pas nominativement exprimé, on peut dire qu’il se fait voir partout, et on reconnaît l’action d’une faculté ! Pour ramener la définition à des proportions moins grandioses, il suffirait de dire : « L’imagination est la faculté de l’âme par laquelle l’homme se représente le passé, le présent et l’avenir, même pendant son sommeil. »

Guyet.

Portraits et caractères.

Modèles.

N° 44. — Le Coq.
.... En fierté le coq n’a point d’égal,
Une crête de pourpre orne son front royal ;
Son œil noir lance au loin de vives étincelles ;
Un plumage éclatant ceint son corps et ses ailes,
Dore son cou superbe et flotte en longs cheveux.
De sanglants éperons arment ses pieds nerveux.
Sa queue, en se jouant du dos jusqu’à la crête,
S’avance et se recourbe en ombrageant sa tête.
Rosset.
N° 45.— L’homme.

Tout annonce dans l’homme le maître de la terre.

Tout marque dans sa personne sa supériorité sur tous les êtres vivants ; il se soutient droit et élevé ; son attitude est celle du commandement ; sa tête regarde le ciel, et présente une face auguste sur laquelle est imprimé le caractère de sa dignité ; l’image de l’âme y est peinte par la physionomie ; l’excellence de sa nature perce à travers les organes matériels, et animé d‘un feu divin les traits de son visage ; son port majestueux, sa démarche ferme et hardie annoncent sa noblesse et son rang ; il ne touche à la terre que par ses extrémités les plus éloignées, il ne la voit que de loin, et semble la dédaigner ; les bras ne lui sont pas donnés pour servir de piliers, d’appui à la masse du corps ; sa main ne doit pas fouler la terre, et perdre, par des frottements réitérés, la finesse du toucher dont elle est le principal organe ; le bras et la main sont faits pour servir à des usages plus nobles, pour exécuter les ordres de la volonté, pour saisir les choses éloignées, pour écarter les obstacles, pour prévenir les rencontres et le choc de ce qui pourrait nuire, pour embrasser et retenir ce qui peut plaire, pour le mettre à portée des autres sens.

Lorsque l’âme est tranquille, toutes les parties du visage sont dans un état de repos : leur proportion, leur union, leur ensemble, marquent encore assez la douce harmonie des pensées, et répondent au calme de l’intérieur ; mais lorsque l’âme est agitée, la face humaine devient un tableau vivant, où les passions sont rendues avec autant de délicatesse que d’énergie, où chaque mouvement de l’âme est exprimé par un trait, chaque action par un caractère dont l’impression vive et prompte devance la volonté, nous décèle, et rend au dehors, par des signes pathétiques, les images de nos secrètes agitations.

C’est surtout dans les yeux qu’elles se peignent, et qu’on peut les reconnaître ; l’œil appartient a l’âme plus qu’aucun autre organe, il semble y toucher et participer à tous ses mouvements ; il en exprime les passions les plus vives et les émotions les plus tumultueuses, comme les mouvements les plus doux et les sentiments les plus délicats ; il les rend dans toute leur force, dans toute leur pureté, tels qu’ils viennent de naître ; il les transmet par des traits rapides qui portent dans une autre âme le feu, l’action, l’image de celle dont ils parlent, l’œil reçoit et réfléchit en même temps la lumière de la pensée et la chaleur du sentiment, c’est le sens de l’esprit et la langue de l’intelligence.

Buffon. (Histoire naturelle.)

N° 46. — Fénélon.

Son humeur était égale, sa politesse affectueuse et simple, sa conversation féconde et animée. Une gaieté douce tempérait en lui la dignité de son ministère, et le zèle de la religion n’eut jamais chez lui ni sécheresse, ni amertume. Sa table était ouverte pendant la guerre à tous les officiers ennemis et nationaux que sa réputation attirait en fouie à Cambrai. Il trouvait encore des moments à leur donner, au milieu des devoirs et des fatigues de l’épiscopat. Son sommeil était court, ses repas d’une austère frugalité, ses mœurs d’une pureté irréprochable. Il ne connaissait ni le jeu ni l’ennui : son seul délassement était la promenade, encore trouvait-il le secret de la faire rentrer dans ses exercices de bienfaisance. S’il rencontrait des paysans, il se plaisait à les entretenir.

On le voyait assis sur l’herbe au milieu d’eux, comme autrefois S. Louis sous le chêne de Vincennes. Il entrait même dans leurs cabanes, et recevait avec plaisir tout ce que lui offrait leur simplicité hospitalière. Sans doute ceux qu’il honora de semblables visites, racontèrent plus d’une fois à la génération qu’ils virent naître, que leur toit rustique avait reçu Fénélon.

(La Harpe, Éloge de Fénélon.)

N° 47. — Le Français.

Voyagez partout, et vous ne trouverez pas de peuple aussi doux, aussi affable, aussi franc, aussi poli, aussi spirituel que le Français ; il l’est quelquefois trop, mais ce défaut est-il si grand ? Il s’affecte avec vivacité et promptitude, et quelquefois pour des choses très frivoles, tandis que des objets importants, ou le touchent peu, ou n’excitent que sa plaisanterie. Le ridicule est son arme favorite et la plus redoutable pour les autres et pour lui-même.

Il passe rapidement du plaisir à la peine, et de la peine au plaisir ; le même bonheur le fatigue. Il n’éprouve guère de sensation profonde. Il s’engoue, mais il n’est ni fantastique, ni intolérant, ni enthousiaste. Il ne se mêle jamais des affaires d’état que pour chansonner, ou dire son épigramme contre les ministres. Il est brave, il aime les talents en tout genre ; il perfectionne tout ce que les autres inventent.

N° 48. L’Irrésolu.

L’homme sans résolution, sans caractère, sans énergie, sans volonté, marche de fautes en fautes, de regrets en regrets. Il est victime de sa bonté, dupe de sa complaisance, jouet des autres et de lui-même ; on ne lui sait aucun gré de ce qu’il fait de bien ; on lui attribue et on lui reproche tout le mal que laisse faire sa faiblesse, un tel homme peut avoir de l’esprit, mais il ne s’en sert que pour voir avec effroi combien il manque à l’esprit de conduite, et combien ses bonnes qualités même, mal employées, lui sont funestes. Quiconque a observé son faible, prend sur lui de l’ascendant et de l’influence. Il cède, et n’a pas même à opposer la force d’inertie : son habitude de se laisser aller l’entraîne comme par une pente douce et insensible, et cependant rapide. Il rougit de lui-même ; son jugement et sa raison ne servent qu’à le dégrader et à le décourager à ses propres yeux.

Heureux le jeune homme qu’un père prévoyant et sage prémunit, par des observations salutaires bien inculquées dans l’esprit et dans le cœur, contre le le défaut le plus dangereux, le plus ennemi de toute espèce de succès et de bonheur, l’irrésolution et l’impuissance de la volonté.

JULIEN.

N° 49. Charlemagne.

Charlemagne mit un tel tempérament dans les ordres de l’état, qu’ils furent contre-balancés, et qu’il resta le maître. Tout fut uni par la force de son génie. L’empire se maintint par la grandeur du chef ; le prince était grand, l’homme l’était davantage. Il fit d’admirables règlements ; il fit plus, il les fit exécuter. On voit, dans les lois de ce prince, un esprit de prévoyance qui comprend tout, et une certaine force qui entraîne tout : les prétextes pour éluder les devoirs sont ôtés, les négligences corrigées, les abus réformés ou prévenus : il savait punir, il savait encore mieux pardonner. Vaste dans ses desseins, simple dans l’exécution, personne n’eut à un plus haut. degré l’art de faire les plus grandes choses avec facilité, et les difficiles avec promptitude.

Il parcourait sans cesse son vaste empire, portant la main partout où il allait tomber. Les affaires renaissaient de toutes parts, il les finissait de toutes parts. Il se joua de tous les périls, et particulièrement de ceux qu’éprouvent presque toujours les grands conquérants, c’est-à-dire des conspirations.

Ce prince prodigieux était extrêmement modéré ; son caractère était doux, ses manières simples ; il aimait à vivre avec les gens de sa cour.

Ou ne dira plus qu’un mot : il ordonnait qu’on vendît les œufs des basses-cours de ses domaines et les herbes inutiles de ses jardins ; et il avait distribué à ses peuples toutes les richesses des Lombards, et les immenses trésors de ces Huns qui avaient dépouillé l’univers.

Montesquieu.

N° 50. — Le Prêtre.

Un prêtre est, par devoir, l’ami, la providence vivante de tous les malheureux, la consolation des affligés, le défenseur de quiconque est privé de défense, l’appui de la veuve, le père de l’orphelin, le réparateur de tous les désordres et de tous les maux qu’engendrent vos passions et vos funestes doctrines. Sa vie entière n’est qu’un long et héroïque dévouement au bonheur de ses semblables. Qui de vous consentirait à échanger, comme lui, les joies domestiques, toutes les jouissances, tous les biens que les hommes recherchent si avidement, contre des travaux obscurs, des devoirs pénibles, des fonctions dont l’exercice brise le cœur et rebute les sens, pour ne recueillir souvent d’autre fruit de tant de sacrifices, que le dédain, l’ingratitude et l’insulte ? Vous êtes encore plongés dans un profond sommeil, et déjà l’homme de charité, devançant l’aurore, a recommencé le cours de ses bienfaisantes œuvres. Il a soulagé le pauvre, visité le malade, essuyé les pleurs de l’infortune, ou fait couler ceux du repentir, instruit l’ignorant, fortifié le faible, affermi dans la vertu des âmes troublées par les orages des passions.

Après une journée toute remplie de pareils bienfaits, le soir arrive, mais non le repos. A l’heure où le plaisir vous appelle aux spectacles, aux fêtes, accourt en grande hâte près du ministre sacré : un chrétien touche à ses derniers moments, il va mourir, et peut-être dune maladie contagieuse : n’importe, le bon pasteur ne laissera point expirer sa brebis sans adoucir ses angoisses, sans l’environner des consolations de l’espérance et de la foi, sans prier à ses côtés le Dieu qui mourut pour elle, et qui lui donne, à cet instant même, dans le sacrement d’amour, un gage certain d’immortalité.

De Lamennais.

N° 51. — Le Bavard.

Arrias a tout lu, a tout vu ; il veut le persuader ainsi ; c’est un homme universel, il se donne pour tel : il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose. On parle à table d’un grand d’une cour du Nord ; il prend la parole, et l’ôte à ceux qui allaient dire ce qu’ils en savent ; il s’oriente dans cette région lointaine, comme s’il en était originaire : il discourt des mœurs de cette cour, de ses lois et de ses coutumes ; il récite des anecdotes qui y sont arrivées, il les trouve plaisantes, et il en rit jusqu’à éclater. Quelqu’un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu’il dit des choses qui ne sont pas vraies. Arrias ne se trouble point, prend feu, au contraire, contre l’interrupteur. « Je n’avance rien, dit-il ; je ne raconte rien, que je ne sache d’original, je t’ai appris de Sethon, ambassadeur de France dans cette cour, revenu à Paris de- puis quelques jours, que je connais familièrement, que j’ai fort interrogé, et qui ne m’a caché aucune circonstance. » Il reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu’il ne l’avait commencée, lorsque l’un des conviés lui dit : c’est Sethon lui — même, à qui vous parlez, et qui arrive fraîchement de son ambassade.

Labruyère.

N° 52 — L’Oiseau-Mouche.

De tous les êtres animés, voici le plus élégant pour la forme et le plus brillant pour les couleurs. Les pierres et les métaux polis par notre art ne sont pas comparables à ce bijou de la nature : elle l’a placé dans l’ordre des oiseaux au dernier degré de l’échelle de grandeur5 : son chef-d’œuvre est le petit oiseau-mouche ; elle l’a comblé de tous les dons qu’elle n’a fait que partager aux autres oiseaux : légèreté, rapidité, prestesse, grâce et riche parure, tout appartient à ce petit favori. L’émeraude, le rubis, la topaze brille sur ses habits ; il ne les souille jamais de la poussière de la terre ; et, dans sa vie toute aérienne, on le voit à peine toucher le gazon par instants : il est toujours en l’air, volant de fleurs en fleurs : il a leur fraîcheur comme il a leur éclat ; il vit de leur nectar, et n’habite que les climats où sans cesse elles se renouvellent.

C’est dans les contrées les plus chaudes du Nouveau-Monde que se trouvent toutes les espèces d’oiseaux-mouches. Elles sont assez nombreuses et paraissent confinées entre les deux tropiques : car ceux qui s’avancent en été dans les zones tempérées n’y font qu’un court séjour : ils semblent suivre le soleil, s’avancer, se retirer avec lui, et voler sur l’aile des zéphirs, à la suite d’un printemps éternel.

Rien n’égale la vivacité de ces petits oiseaux, si ce n’est leur courage, ou plutôt leur audace : on les voit poursuivre avec furie des oiseaux vingt fois plus gros qu’eux, s’attacher à leur corps, et, se laissant emporter parleur vol, les becqueter à coups redoublés, jusqu’à ce qu’ils aient assouvi leur petite colère, Quelquefois même ils se livrent entre eux de très-vifs combats. L’impatience paraît être leur âme : s’ils s’approchent d’une fleur et qu’ils la trouvent fanée, ils lui arrachent les pétales avec une précipitation qui marque leur dépit ; ils n’ont point d’autre voix qu’un petit cri, fréquent et répété ; ils le font entendre dans les bois dès l’aurore, jusqu’à ce qu’aux premiers rayons du soleil, tous prennent l’essor et se dispersent dans les campagnes.

Euler.

N° 53. — L’Usurier.

Saisissez-vous bien sa figure pâle et blafarde à laquelle je voudrais que l’académie me permit de donner le nom de face lunaire, et qui ressemblait à du vermeil dédoré ? Les cheveux de mon usurier étaient plats, soigneusement peignés, et d’un gris cendré. Les traits de son visage paraissaient avoir été coulés en bronze. Jaunes comme ceux d’une fouine, ses petits yeux n’avaient presque point de cils, et craignaient la lumière, dont ils étaient garantis par l’abat-jour d’une vieille casquette verte. Son nez pointu était si grêle dans le bout que vous l’eussiez comparé à une vrille. Cet homme parlait bas, d’un ton doux et ne s’emportait jamais. Son âge était un problème. Tout était propre et râpé dans sa chambre, depuis le drap vert du bureau jusqu’au tapis du lit. En hiver, les tisons de son foyer, toujours enterrés dans un talus de cendres, y fumaient sans flamber. Ses actions, depuis l’heure de son lever jusqu’à ses accès de toux le soir, étaient soumises à la régularité d’une pendule. Si vous touchez un cloporte cheminant sur un papier, il s’arrête et fait le mort ; de même, cet homme s’interrompait au milieu de son discours et se taisait au passage d’une voiture, afin de ne pas forcer sa voix. Aussi sa vie s’écoulait-elle sans faire plus de bruit que le sable d’une horloge antique. Vers le soir, l’homme-billet se changeait en un homme ordinaire, ses métaux se métamorphosaient en cœur humain.

S’il était content de sa journée, il se frottait les mains, en laissant échapper par les rides crevassées de son visage une fumée de gaieté, car il est impossible d’exprimer autrement le jeu muet de ses muscles. Enfin, dans ses plus grands accès de joie, sa conversation restait monosyllabique, et sa contenance était toujours négative ; voilà le voisin dont le hasard m’avait gratifié dans la maison que j’habitais. Le seul être, avec lequel il communiquait, socialement parlant, était moi. Il venait me demander du feu, m’empruntait un livre, un journal, et me permettait le soir d’entrer dans sa cellule, où nous causions quand il était de bonne humeur. Ces marques de confiance étaient le fruit d’un voisinage de quatre années et de ma sage conduite, qui, faute d’argent, ressemblait beaucoup à la sienne. Avait-il des parents, des amis ? Etait-il riche ou pauvre ? Personne n’aurait pu répondre à ces questions, je ne voyais jamais d’argent chez lui. Sa fortune se trouvait sans doute dans les caves de la banque, il recevait lui-même ses billets, en courant dans Paris d’une jambe sèche comme celle d’un cerf. Il était d’ailleurs martyr de sa prudence. Un jour, par hasard, il portait de l’or ; un double Napoléon se fit jour, on ne sait comment, à travers son gousset ; un locataire qui le suivait dans l’escalier le ramassa et le lui présenta : " Cela ne m’appartient pas, répondit-il avec surprise. A moi de l’or ! vivrais-je comme je vis, si j’étais riche ? » Le matin, il apprêtait lui-même son café sur un réchaud de tôle qui restait toujours dans l’angle noir de la cheminée, un rôtisseur lui apportait son dîner. Enfin, par une singularité que Sterne appellerait une prédestination, cet homme s’appelait Gobseck.

Balzac.

N° 54. — le Pessimiste.
… Je vous soutiens qu’ici-bas tout est mal,
Tout, sans exception, au physique, au moral.
Nous souffrons en naissant, pendant la vie entière,
Et nous souffrons surtout à notre heure dernière.
Nous sentons, tourmentes au dedans, au dehors,
Et les chagrins de l’âme et les douleurs du corps.
Les fléaux avec nous ne font ni paix ni trêve.
Ou la terre s’entr’ouvre, ou la mer se soulève.
Nous-mêmes à l’envi, déchaînés contre nous,
Comme si nous voulions nous exterminer tous,
Nous avons inventé les combats, les supplices.
C’était peu de nos maux, nous y joignons nos vices :
Aux riches, aux puissants, l’innocent est vendu,
On outrage l’honneur, on flétrit la vertu.
Tous nos plaisirs sont faux, notre joie indécente.
On est vieux à vingt ans, décrépit à soixante.
Le bonheur du foyer ne se voit nulle part.
Pour un père on n’a plus de respect ni d’égard.
On ne sait ce que c’est que de payer ses dettes,
Et de sa bienfaisance on remplit les gazettes.
On fait de plate prose et de plus méchants vers ;
On raisonne de tout et toujours de travers ;
Et dans ce monde enfin, s’il faut que je le dise,
On ne voit que noirceur, et misère et sottise.
COLLlN D’HARLEVILLE.

Modèles de Décompositions de Portraits et Caractères.

N° 55. — Le Cheval.

On est forcé de reconnaître ici une touche divine, car ce n’est pas un homme qui écrit, c’est Dieu qui parle et dicte ; Job ne fait que recueillir ses paroles. Aussi chaque mot est admirable. De si belles images échappent presque à l’analyse : elles se confondent avec les métaphores, et cette union fidèle prête au langage un pittoresque sublime, qui nous étonne et nous jette dans le ravissement. Remarquons quelques expressions seulement : tout serait à noter :

Crinière mouvante . Première image. On voit le cheval hérissant sa crinière qui flotte au gré des vents.

Bondir comme la sauterelle. Deuxième image. Les bonds du coursier qui s’élance au galop sont sous nos regards.

Il creuse du pied la terre. Qui ne croit voir un cheval impatient de partir, qui frappe le sol ou fait jaillir des étincelles, s’il heurte une pierre.

Il flaire la guerre. Image métaphorique. Un animal ne peut guère flairer que des choses sensibles. Mais la guerre n’a-t-elle pas son odeur ? Ces mille traces de pieds d’hommes, ces voix humaines qui tonnent, ces armées qui hurlent, ne sont-elles pas des choses que l’instinct de l’animal analyse ? Sans aucun doute, et de mille manières ; et c’est ce qui rend si riche et presque sublime cette métaphore.

Ses naseaux soufflent la terreur, les éclairs des lances et des dards, le tonnerre de la voix, les hurlements de l’armée, sont des métaphores dont il ne faut rien dire : car leur beauté est au-dessus de toute expression.

Si je ne craignais d’employer une comparaison trop recherchée, je dirais que ce morceau ressemble à une foret de cèdres. Car tout y est grand, et revêtu de ces proportions colossales du style auxquelles  j’ai donné le nom de splendeurs. La pompe et la magnificence y étaient leurs plus beaux ornements.

Tout est anobli ; on ne voit point un simple animal, c’est presque un héros qui agit et qui parle.

Il rit à l’épouvante est une pensé profonde. Rien de plus concis, et pourtant que de choses en ce simple mot ! Les hommes fuient, les armées se débandent, les flèches sifflent, les lances dardent des éclairs, les combattants s’agitent, ils hurlent, tombent et meurent. Que fait le cheval au milieu de cette scène sanglante ?…  — Il rit.

Non-seulement il rit, mais il fait plus. Nous l’avons vu bouillonner, frémir, creuser du pied le sol,  s’élancer avec orgueil, dévorer la terre, courir au devant des armes, affronter le glaive  ; il est au plus fort de la mêlée, les héros tombent à ses pieds, il flaire des flots de sang, il respire le carnage, ses naseaux soufflent la terreur, il hérisse sa crinière émouvante, et bondit comme la sauterelle . Tout-à- coup le son de a trompette aiguë frappe son oreille : son instinct belliqueux en est augmenté, il semble se dresser et dit : Allons ! Ce trait nous frappe l’imagination. Nous sommes étonnés et émus. C’est le sublime.

Ou pourrait prolonger ces remarques en les étendant à tous les mots, mais les bornes d’une analyse classique ne nous permettent pas un tel travail.

Ce portrait est physique. C’est un modèle de description pompeuse, et le chef-d’œuvre de la littérature pittoresque. Tout y frémit de poésie ; il réunit tant de légèreté, de hardiesse, d’originalité, d’énergie, de force, de profondeur et de vie, qu’on peut dire avec assurance, que d’un bout à l’autre, c’est une création pleine de magnificence.

Guyet.

N° 56. — Buffon.

La petite accumulation qui commence ce portait est bien faite pour donner une grande idée de l‘homme dépeint. L’écrivain en comparant les ressources du talent de Buffon à celles de la nature, veut nous montrer que cet auteur était à la hauteur de son sujet, et que la nature avait trouvé en lui un digne interprète. Il va suivre jusqu’au bout ces rapports de similitude, et en prendra texte, pour exalter le mérite du grand naturaliste qui a su toujours proportionner son style aux objets qu’il a décrits. Cette adresse à identifier ainsi un auteur et sa matière nous fait admirablement concevoir la spécialité de tel ou tel génie, et nous en donne une idée telle, qu’il nous semble que ce génie n’a paru dans le monde que par une destination toute particulière de la providence, qui voulut le choisir pour nous montrer toutes les merveilles et tous les chefs-d’œuvres de la création. La répétition des mots, comme elle sert à La Harpe a produire en nous cette persuasion.

Le style de Buffon est considéré sous quatre aspects. Il est tour-à-tour sublime c’est-à-dire grand, élevé, orné, profond ou intéressant. C’est nous indiquer la variété du talent, et son aptitude à se conformer à la nature des sujets divers qu’il peut embrasser. Il y a de l’art à unir ici chaque genre de style à chaque genre de sujet ; on économise la phrase qui acquiert ainsi plus de concision.

Ces animaux devenus nos amis et nos bienfaiteurs renferment une métalepse. Ces mots réveillent l’idée du chien et de tous les animaux susceptibles d’attachement ; de la brebis, dont la toison sert à faire nos vêtements de laine ; du bœuf et des autres quadrupèdes, des oiseaux, des poissons, etc., qui nous nourrissent ; du cheval et des animaux domestiques qui nous aident dans nos travaux, etc.

L’expression devenus a un mérite particulier. C’est de faire un hommage à Buffon, en lui donnant tout l’honneur de nous avoir découvert les secrets de l’amitié que les animaux ont pour l’homme, et quels sont les auteurs de ces bienfaits auxquels on ne songe pas assez.

Un grand écrivain ne se fait pas aimer seulement par son style et son génie ; il nous devient plus cher s’il possède la vertu, s’il est homme de bien, mémoire de Fénélon est en vénération parmi nous autant par ses grandes qualités que par ses immortels ouvrages. La Harpe n’avait garde d’omettre un coup de crayon au portrait de Buffon ; il nous montre juste envers les naturalistes qui ont vécu avant lui ; et il les nomme pour nous dire qu’ils furent éloquents, mais moins que Buffon. C’ est être peintre habile.

Enfin la pensée qui termine a une élévation incontestable ; La Harpe, en rapprochant l’antiquité et la postérité, en fait un double piédestal pour monument qu’a élevé le génie de Buffon. Ce travail est de main de maître et l’on ne pouvait mieux finir.

Ce portrait est littéraire.

Guyet.

N° 57. — Le Fat.

En lisant ce caractère, il paraît d’abord outré mais en le décomposant, on découvre aisément sa fidélité. C’est la force des traits qui nous fait cette illusion que l’examen dissipe, et l’on y reconnaît certains originaux que l’on rencontre souvent dans le monde.

C’est un homme dont la vanité seule forme le caractère . Ces premiers mots sont l’esquisse générale ils contiennent tous les contours de cette physionomie que l’auteur va dessiner. Tout ce qui contribuera à rendre un homme vain, formera le caractère d’un fat. La vanité sera le fondement de tous les défauts du fat, la cause de tous ses travers et de ses ridicules.

Ne rien faire par goût, n’agir que par ostentation , c’est le propre de la vanité. Par ces mots, l’auteur définit le vice qui engendre la fatuité : c’est un nouveau trait de crayon passé sur le premier, pour le mettre plus en évidence.

Le fat, en voulant s’élever au-dessus des autres, descend au-dessous de lui-même . Cette pensée est riche  : car elle contient tous les efforts du fat pour paraître grand aux yeux des autres, et le résultat de sa folle conduite qui lui attire un mépris, qu’il n’eût peut-être pas mérité sans ses prétentions.

Voilà déjà bien des choses en une seule phrase ! mais cette phrase est la proposition du discours qui suit.

Voyons les principaux traits du caractère du fat, c’est-à-dire ceux qui découvrent le mieux sa vanité :

Il est familier avec ses supérieurs qu’il tutoie, important avec ses égaux qu’il protège, impertinent avec ses inférieurs qu’il méprise. C’est bien la conduite de la vanité, qui veut paraître partout et s’élever au-dessus de tout. En divisant les rapports que je viens d’unir, l’auteur obtient un plus grand effet : sa phrase est plus vive, et ces verbes tutoie, protège, méprise, pris dans une acception générale, semblent se rapporter à tout le monde.

Vous le saluez, il ne vous vous voit pas ; vous lui parlez, il ne vous écoute pas. Double métonymie, qui nous fait concevoir plus que l’expression ne dit.

L’effet est sensible aux yeux ; mais la cause est sous entendue, c’est la dissimulation du fat qui fait semblant de ne pas vous voir, ni de vous entendre. La figure rend cette impolitesse plus choquante.

Il lorgne, il persiffle au milieu de la société la plus respectable. La vanité porte un homme à s’élever au-dessus des bienséances sociales.

Il dit à l’homme vertueux de venir le voir, et il indique l’heure du brodeur et du bijoutier. Train vraiment odieux, c’est commettre une sorte de sacrilège, que de se moquer de la vertu.

Il n’a aucune connaissance , et veut en remontrer aux artistes. La vanité aveugle le fat sur son ignorance.

Il n’a que soixante mille livres de rente, et il ne peut vivre . Ironie et ellipse des mots, à ce qu’il dit. Or, tout cela est faux. Il n’est point aussi riche qu’il le dit, mais il veut paraître tel. Il ne peut vivre . Le pauvre homme ! il veut nous faire croire à son faste, à sa prodigalité. Aussi il a un masque il joue un rôle , ce n’est qu’un misérable acteur qui ment par ses paroles, par ses actions et même par son silence. Cette dernière pensée est profonde : car on est obligé de se dire ; comment peut-on affirmer que le silence est menteur . La réflexion nous découvre bientôt qu’on ment par le silence lorsqu’on affecte dans ses manières, dans ses poses, dans ses regards, dans ses gestes, etc., une importance que l’on n’a pas.

Il n’ose avouer un parent pauvre ou peu connu . C’est encore un effet odieux de la vanité. Mépriser la famille, rougir d’un parent pauvre, est une lâcheté.

Ce caractère, vigoureusement dessiné, est bien fait pour inspirer aux jeunes gens une légitime aversion de la fatuité. Quel cortège de défauts à sa suite ! Pédanterie, orgueil, impolitesse, indiscrétion, impertinence, impiété, ignorance, mensonge, improbité, suffisance, affectation, sottise, cœur dénaturé, le fat réunit en sa personne les vices de cent jeunes gens mal élevés.

Guyet.

N° 58. — Le Chien.

Les qualités du chien sont si bien dépeintes en ce morceau, qu’on eût pu taire son nom sans inconvénient. De tels vers prennent, pour ainsi dire, la nature sur le fait ; on ne peut les lire sans plaisir et sans admiration.

Outre l’hyperbole qui s’y montre fréquemment et qui est là dans son domaine, on remarque : 1° Une synecdoque d’ abstraction dans ce vers :

Il soigne le malheur, conduit ta cécité

c’est-à-dire les malheureux et les aveugles ; 2° Une antonomase dans Bélisaire de l’Hêlicon ; 3° Une allusion dans les vers :

Dans la foule étonnée on l’a vu reconnaître,
Saisir et dénoncer l’assassin de son maître.

On pense alors au chien d’Aubry, qui reconnut et étrangla celui qui avait tué son maître. Quand aux deux derniers vers, c’est moins une allusion à un fait rare, qu’un exemple très ordinaire de tout temps.

J’ordonne, il vient a moi ; je menace, il me fuit ;
Je l’appelle, il revient ; je fais signe, il me suit.

Les deux vers forment tableau mouvant ; on voit le chien qui va et vient au commandement de son maître : cette obéissance aveugle est bien celle de cet animal.

On ne dirait plus aujourd’hui le doux ressentiment du bienfait. Ce mot ressentiment se prenait autrefois en bonne comme en mauvaise part : il ne signifie plus maintenant que le souvenir d’une injure. Mais il serait facile, en l’appliquant au bon naturel du chien, qui oublie si vite les mauvais traitements, de faire une alliance de mots qui aurait son mérite en disant, par exemple :

Il vient lécher ma main après le châtiment.
Ne gardant de mes torts qu’un doux ressentiment.

Il est vrai qu’alors le trait il n’oublie jamais le bienfait, qui forme antithèse de pensée, ne serait plus tracé dans le morceau, et ce serait dommage, car c’est un des plus beaux et des plus vrais.

Du troupeau qu’il gouverne il est le vrai berger.

C’est le chien primitif, qui ressemble aux loup, et qui fut sauvage avant de se soumettre aux lois de l’homme.

Chasseur sans intérêt, il m’apporte sa proie.

C’est le chien lévrier, qui oublie ses goûts carnassiers pour plaire à son maître.

Sévère dans la ferme, il soigne le malheur.

C’est le chien de garde, toujours grondeur, et l’ennemi redoutable des mollets inconnus.

C’est le chien de l’aveugle, qui est le plus souvent le chien mouton.

Toutes ces espèces ont les mêmes qualités dans leurs rapports avec l’homme. Tous les traits caractéristiques me semblent indiqués dans le portrait :

Aimable autant qu’utile.
Superbe et carressant, courageux et docile.

Esquisse générale, fidèle et expressive.

Le ciel l’a fait pour nous.

C’est le compagnon de l’homme.

Humide de tendresse,
Son œil affectueux implore une caresse.

Amitié ! Il en aime les marques et les implore.

Je m’éloigne, quels pleurs ! je reviens, quelle joie !

Sensibilité ! Cette tournure de phrase, quoique concise, peint admirablement les transports de la douleur et de l’allégresse.

Malheureux Bélissaire,
Peut-être un jour ses yeux guideront ma misère.

Ce retour du poète sur lui-même jette la pitié dans notre âme. Il était bien naturel que Delille, devenu aveugle et pauvre, parlât de ses infortunes. On lui sait gré de ce mouvement qui rentre dans les mœurs oratoires, et nous fait aimer davantage un grand poète, privé de la vue et malheureux.

L’anecdote qui suit est touchante. Ces paroles du pauvre qui s’afflige de ce qu’on lui marchande son chien, sont nobles et font plaisir au cœur.

Enfin, le dernier trait est pathétique. On surprend une larme à sa paupière, en voyant un pauvre animal    qui ne veut    point    survivre à son maître, et    vient mourir sur sa tombe.

Ce portrait est moral ; il peint les qualités du chien. Pour les résumer, il faut nommer le courage la docilité, l’intelligence, l’amitié, l’abnégation le sou venir des bienfaits, l’oubli les châtiments, la sensibilité, la fidélité, la générosité et l’héroïsme même, puisque le chien sacrifie sa vie par amour.

Guyet.

Parallèles.

Modèles.

N° 59. — Le riche et le pauvre.

Qu’est-ce qu’un riche dans l’esprit du monde ? C’est un homme de jeux, de fêtes, de spectacles, d’amusements, dont toute la gloire consiste à être orgueilleusement frivole, tout le mérite à ne rien refuser à ses passions, et qui, ne mettant des bornes à ses désirs que ce lies de sa fortune, n’est grand le plus souvent qu’à force de crimes et de scandales.

Dans l’ordre de la Providence, c’est un ange de paix et de consolation placé entre Dieu et les hommes, pour achever la distribution des biens de la terre ; c’est l’ambassadeur du ciel et comme l’apôtre de la Providence, obligé de la faire connaître à ceux qui l’ignorent, de la disculper auprès de ceux qui l’accusent. Et tel que l’astre du jour dont la marche éclatante parte à tous les yeux de la gloire de son auteur, le riche, par ses bienfaits, parle au cœur de tous les hommes de la sagesse et de la bonté divine ; et selon qu’il est avare ou généreux, sensible ou inexorable, il devient pour les peuples un objet ou de terreur ou de consolation, un Dieu s’il est bienfaisant, un monstre s’il est barbare.

De même, qu‘est-ce qu’un pauvre selon le monde ?

Hélas ! quelles couleurs pourraient nous le dépeindre ? C’est un être isolé, proscrit, triste rebut de la nature entière, qui semble, dit le Sage, comme échappé à la Providence, qui rampe avec le dédain sur la surface de la terre, à qui la misère a comme imprimé sur le front un caractère de honte et d’ignominie : errant, fugitif, et comme retranché du reste des hommes, semblable à ces lieux que la fondre a frappés et dont on n’approche qu’en tremblant, on ne le rencontre qu’avec peine, on ne l’approche qu’avec horreur ; c’est, ce semble, lui faire grâce que de lui parler l’humanité en lui n’a plus de droits, le malheur plus de dignité, on ne le plaint même pas, on ne le secourt qu’avec dégoût ; et, réduit à rougir de son existence, il semble qu’en demeurant malheureux, il a cessé d’être homme.

Dans l’ordre de la Providence, au contraire, un pauvre, c’est en quelque sorte le plus intéressant de ses ouvrages, et comme le secret de sa sagesse qui a rendu le pauvre précieux et nécessaire au riche, qui a voulu que le riche fût le protecteur du pauvre, et le pauvre le sauveur des riches qu’il délivre du danger des richesses sur la terre, en leur offrant les moyens de les convertir en charités qui leur servent à acheter le ciel ; en sorte que le pauvre, dans l’ordre de la Providence, est tout à la foi ; un juge qui tient dans sa main le sort des grands et des riches, et un pontife qui entasse sur leurs tête : ou des bénédictions ou des anathèmes. En un mot, le riche et le pauvre, dans l’ordre de la Providence, sont le contraire de nos idées : le riche en est le ministre, le pauvre en est le bien-aimé ; le riche a ses ordres, et le pauvre a ses droits, l’un pour donner, l’autre pour recevoir. Et de même que cette Providence s’est reposée sur les parents de l’éducation des familles, sur les législateurs du gouvernement de la société, sur les rois de la conduite des empires ; elle a fait les riches pour se reposer sur eux du soin des pauvres, et elle ne leur a donné plus de biens que pour les distribuer à ceux qui en manquent, pour remplir par leurs largesses l’intervalle que la misère a mis entre eux et leurs frères.

Cambacérès.

N° 60. — Corneille et Racine.

Corneille dut avoir pour lui la voix de son siècle, dont il était le créateur ; Racine doit avoir celle de la postérité, dont il est à jamais le modèle. Les ouvrages de l’un ont dû perdre beaucoup avec le temps, sans que sa gloire personnelle doive en souffrir ; le mérite des ouvrages du second doit croître et s’agrandir dans les siècles avec sa renommée et les lumières.

Peut-être les uns et les autres ne doivent pas être mis dans la balance ; un mélange de beautés et de défauts ne peut entrer en comparaison avec des productions achevées qui réunissent tous les genres de beauté, dans le plus éminent degré, sans autre défaut que ces taches légères qui avertissent que l’auteur était homme.

Quant au mérite personnel, la différence des époques peut le rapprocher malgré la différence des ouvrages, et si l’imagination veut s’amuser à chercher des titres de préférence pour l’un ou pour l’autre, que l’on examine lequel vaut le mieux d’avoir été le premier génie qui ait brillé après la longue nuit des siècles barbares, ou d’avoir été le plus beau génie du siècle le plus éclairé de tous les siècles.

Le dirai-je ? Corneille me paraît ressembler à ces Titans audacieux qui tombent sous les montagnes qu’ils ont entassées ; Racine me paraît le véritable Prométhée qui a ravi le feu des Cieux.

La Harpe.

N° 61. — La Gloire et la Réputation.

Qu’est-ce que la gloire ? Le jugement de l’humanité sur un de ses membres ; or l’humanité a toujours raison. En fait, citez-moi une gloire imméritée ; c’est impossible, car on n’a de gloire qu’à la condition d’avoir beaucoup fait, d’avoir laissé de grands résultats. Les grands résultats, Messieurs, les grands résultats, tout le reste n’est rien. Distinguez bien la gloire de la réputation. Pour la réputation. qui en veut en a. Voulez-vous de la réputation ? priez tel ou tel de vos amis de vous en faire ; associez-vous à tel ou tel parti ; donnez-vous à une coterie ; servez-la, elle vous louera. Enfin, il y a cent manières d’acquérir de la réputation : c’est une entreprise tout comme une autre ; elle ne suppose pas même une grande ambition. Ce qui distingue la réputation de la gloire, c’est que la réputation est le jugement de quelques-uns, et que la gloire est le jugement du plus grand nombre, de la majorité dans l’espèce humaine. Or, pour plaire au petit nombre, il suffit de petites choses ; pour plaire aux masses, il en faut de grandes. Auprès des masses, les faits sont tout, le reste n’est rien. Les intentions, la bonne volonté, la moralité, les plus beaux desseins, qu’on n’aurait certainement pas manqué de conduire à bien, n’eût été ceci ou cela, tout ce qui ne se résout pas en fait est compté pour rien par l’humanité ; elle veut de grands résultats ; car il n’y a que les grands résultats qui viennent jusqu’à elle ; or, en fait de grands résultats, il n’y a pas de tricherie possible. Les mensonges des partis et des coteries, les illusions de l’amitié n’y peuvent rien, il n’y a pas même lieu à discussion. Les grands résultats ne se contestent pas : la gloire, qui en est l’expression, ne se conteste pas non plus. Fille de faits grands et évidents, elle est elle-même un fait manifeste aussi clair que le jour. La gloire est le jugement de l’humanité, et un jugement en dernier ressort : on peut en appeler des coteries et des partis à  humanité ; mais de, humanité à qui en appeler en ce monde ? Elle est infaillible. Pas une gloire n’a été infirmée et ne peut l’être. De plus, sur quels faits l’humanité estime-t-elle et décerne-t-elle la gloire ? Sur les faits utiles, c’est-à-dire utiles à elle. Sa mesure est sa propre utilité : et elle ne peut en avoir d’autres, à moins de s’abdiquer elle-même, et de cesser d’emprunter à sa nature les principes de ses jugements. La gloire est le cri de la sympathie et de la reconnaissance ; c’est la dette de l’humanité envers le génie ; c’est le prix des services qu’elle reconnaît en avoir reçu, et qu’elle lui paie avec ce qu’elle a de plus précieux, son estime.

Il faut donc aimer la gloire, parce que c’est aimer les grandes choses, les longs travaux, les services effectifs rendus à la patrie et à l’humanité en tout genre ; et il faut dédaigner la réputation, les succès d’un jour et les petits moyens qui y conduisent ; il faut songer à faire, à beaucoup faire, à bien faire, Messieurs, et non à paraître ; car, règle infaillible, tout ce qui paraît sans être, bientôt disparaît ; mais tout ce qui est, par la vertu de sa nature, paraît tôt ou tard. La gloire est presque toujours contemporaine : mais il n’y a jamais un grand intervalle entre le tombeau d’un grand homme et la gloire.

Cousin.

N° 62. — Les Chrétiens et les Païens.

Quel beau spectacle pour la divinité que de voir un chrétien, aux prises avec la douleur, braver les menaces, les supplices et les tourments, l’appareil de la mort et la cruauté des bourreaux, défendre sa liberté contre les princes et les empereurs, céder à Dieu seul, et triompher, en expirant, du juge qui l’a condamné ! car c’est être vainqueur que d’obtenir ce qu’on désire.

Vous élevez jusqu’au ciel les victimes du malheur, telles qu’un Mucius Scévola qui, pour avoir voulu tuer un roi, eût été mis à mort, s’il n’eut lui-même livré sa main au feu. Combien n’en a-t-on pas vu parmi nous qui, sans pousser un seul cri, ont présenté aux flammes non-seulement leur main, mais leur corps tout entier, lorsque d’un seul mot ils pouvaient se sauver ! Mais j’ai tort de comparer des hommes avec un Scévola, un Aquilius, un Régulus, nos enfants, nos femmes mêmes ne bravent-ils pas avec une constance qui ne peut venir que du ciel, les croix et les tortures, les bêtes féroces et tout ce que les supplices ont de plus effrayant ? Insensés ! vous ne comprenez donc pas qu’il n’est personne qui veuille souffrir sans raison, ou qui puisse supporter ses tourments sans le secours de la divinité. Mais peut-être ce qui vous entretient dans l’illusion, c’est de voir ceux qui méconnaissent Dieu nager dans l’opulence, vivre comblés d’honneur et de dignités. Malheureux ! ils ne se sont élevés si faut que pour tomber avec plus de force ; ce sont des victimes qu’on engraisse et qu’on couronne pour le sacrifice. Mais, loin de penser à cette affreuse catastrophe, ils semblent n’être parvenus au faîte des grandeurs que pour abuser de la licence qu’elles donnent et assouvir leurs passions. Toutefois, sans la connaissance de Dieu, peut-il exister un solide bonheur ? La mort vient ; et, semblable à un songe, cette vaine ombre de félicité terrestre s’évanouit avant qu’on ait pu la saisir. Vous êtes roi ? n’importe ; vous n’aurez pas moins de crainte que vous en inspirez ; et quelque nombreuse que soit votre suite, vous vous trouverez seul dans le danger. Vous êtes riche ? méfiez-vous de la fortune, et souvenez-vous que de si grands préparatifs pour le court trajet de la vie sont moins un secours qu’un embarras, Vous êtes fier de votre pompe et de vos faisceaux ? orgueil insensé ! tous ces ornements brillent d’un vain éclat, si votre âme est souillée. Vous êtes glorieux de votre noblesse ? Vous vantez vos ancêtres ? cependant nous naissons tous égaux ; c’est par la vertu seule que  nous différons. C’est donc avec raison que les chrétiens, qui ne tirent vanité que de leur vie, que de leurs mœurs, s’abstiennent de vos plaisirs, de vos pompes et de vos spectacles dont ils connaissent l’origine superstitieuse, et dont ils condamnent les attraits corrupteurs.

Minutius Félix, t rad, p. Pellicot.

Modèles de Décomposition des Parallèles.

N° 63. - Turenne et Condé.

Ce qui frappe dès l’abord en commençant la lecture de ce parallèle, c’est le ton de grandeur avec lequel l’auteur aborde son sujet. Il nous semble voir un génie aux ailes brillantes toutes déployées, qui prend par la main deux grands hommes, pour les placer côte à côte et nous les montrer. Il plane au-dessus de leurs têtes respectables, et découvrant leurs poitrines, il nous fait lire dans leurs cœurs magnanimes. Cette belle et nombreuse période revêt à la fin une forme majestueuse : Dieu est appelé en témoignage pour justifier, comme par un jeu de sa sagesse , la rivalité amicale et l’étroite communion de sentiments et d’idées de ces deux grands capitaines. Accord bien rare dans les généraux d’armée ; qui, par leurs secrètes jalousies, perdait souvent des batailles !

Après ce début imposant, l’orateur, au moyen de trois antithèses serrées l’une contre l’autre, et sous forme admirative, esquisse à grands traits les caractères de ses héros, puis, par une simple interrogation, il nous prouve que l’existence de ces deux hommes qui, avec des procédés opposés, ont eu les mêmes vertus, est un prodige inouï dans les annales de l’histoire. L’orateur qui produit en nous cette conviction, par des moyens qui nous paraissent si faciles, ne peut être trop admiré. Au reste, il va justifier cette assertion extraordinaire, c’est-à-dire nous expliquer comment ces deux héros ont eu les mêmes vertus avec des caractères si divers .  C’est ici que commence le parallèle.

Remarquons le jeu de l’antithèse. Cette figure, maladroitement employée, est glaciale : elle ne gênera ici en rien la marche de Bossuet, et lui permettra ces grands mouvements qui lui sont particuliers. La première est courte et vive : sur ce ton elle déplairait promptement ; mais la seconde est déjà plus lente, et l’auteur s’arrête à dessein pour expliquer et relever ce qui pourrait paraître défectueux dans le caractère de Turenne. La troisième figure s’allonge en période. La suivante prend une forme moins développée ; enfin, dans la cinquième, on retrouve la période arrondie, dont le second membre nous fait voir les qualités naturelles de  l’impétueux Condé, qui semblent grandir et se multiplier par remploi de la conjonction. Il manque un dernier trait à ce magnifique parallèle ; il faudrait que la mort de ces deux grands hommes fût différente comme leurs caractères, et qu’elle se ressemblât comme leurs actions. Il n’est pas un lecteur qui ne forme ce souhait en finissant le second paragraphe. Quelle n’est pas sa satisfaction, en lisant la période qui suit ! Ces deux héros ont donc suivi leurs destinées jusqu’à la tombe ! Turenne est mort sur le champ de bataille, comme Judas Machabée, Condé est mort dans son lit, comme David ; mais tous deux sont arrivés au même but, à la gloire éternelle ; leurs vertus et leur piété nous le font espérer. Ici on n’a pas la force de songer aux figures ; la pensée a tout couvert. On sent que l’on marche sur un terrain solide ; les fleurs paraissent fanées sur un sol de diamant.

Le parallèle est moral, il est de Bossuet. Ce mot dit tout.

Guyet

Dialogues.

Modèles.

N° 64. — Le Connétable de Bourbon et Bayard.

LE CONNÉTABLE.

N’est-ce point le pauvre Bayard que je vois au pied de cet arbre, étendu sur l’herbe, et percé d’un grand coup ? Oui, c’est lui-même. Hélas ! je le plains. En voilà deux qui périssent aujourd’hui par nos arme, Vendenesse et lui. Ces deux Français étaient deux ornements de leur nation par leur courage. Je sens que mon cœur est encore touché pour sa patrie. Mais avançons pour lui parler. Ah ! mon pauvre Bayard : c’est avec douleur que je te vois en cet état.

BAYARD.

C’est avec douleur que je vous vois aussi.

LE CONNETABLE.

Je comprends bien que tu es fâché de te voir dans mes mains par le sort de la guerre : mais je ne veux point te traiter en prisonnier ; je te veux garder comme un bon ami, et prendre soin de ta guérison, comme si tu étais mon propre frère. Ainsi tu ne dois point être fâché de me voir.

BAYARD

Eh ! croyez-vous que je ne sois point fâché d’avoir obligation au plus grand ennemi de la France ! Ce n’est point de ma captivité ni de ma blessure que je suis en peine. Je meurs dans un moment : la mort va me délivrer de vos mains.

LE CONNÉTABLE.

Non, mon cher Bayard ; j’espère que nos soins réussiront pour te guérir.

BAYARD.

Ce n’est point là ce que je cherche, et je suis content de mourir.

LE CONNÉTABLE.

Qu’as-tu donc ? Est-ce que tu ne saurais te consoler d’avoir été vaincu et fait prisonnier dans la retraite de Bonnivet ? Ce n’est pas ta faute, c’est la sienne : les armes sont journalières. Ta gloire est assez bien établie par tant de belles actions. Les impériaux ne pourront jamais oublier cette vigoureuse défense de Mézières contre eux.

BAYARD.

Pour moi, je ne puis jamais oublier que vous êtes ce grand connétable, ce prince du plus noble sang qu’il y ait dans le monde, et qui travaille à déchirer de ses propres mains sa patrie et le royaume de ses ancêtres !

LE CONNÉTABLE,

Quoi, Bayard, je te loue, et tu me condamnes ! je te plains, et tu m’insultes !

BAYARD

Si vous me plaignez, je vous plains aussi, et je vous trouve bien plus à plaindre que moi. Je sors de la vie sans tache ; je meurs pour mon pays, pour mon roi, estimé des ennemis de la France, et regretté de tous les bons Français. Mon état est digne d’envie.

LE CONNETABLE.

Et moi, je suis victorieux d’un ennemi qui m a outragé ; je me venge de lui, je le chasse du Milanais ; je fais sentir à toute la France combien elle est malheureuse de m’avoir perdu, en me poussant à bout. Appelles-tu cela être à plaindre ?

BAYARD.

Oui, on est toujours à plaindre quand on agit contre son devoir. Il vaut mieux périr en combattant pour la patrie, que la vaincre et triompher d’elle. Ah ! quelle horrible gloire que celle de détruire son propre pays !

LE CONNÉTABLE.

Mais ma patrie a été ingrate, après tant de services que je lui avais rendus. Madame m’a fait traiter indignement. Le roi, par faiblesse pour elle, m’a fait une injustice énorme : on a détaché de moi jusqu’à mes domestiques, Matignon et d’Argouges. J’ai été contraint, pour sauver ma vie, de m’enfuir presque seul. Que voulais - tu que je fisse ?

BAYARD

Que vous souffrissiez toutes sortes de maux, plutôt que de manquer à la France et à la grandeur de votre maison. Si la persécution était trop violente, vous pouviez vous retirer : mais il valait mieux être pauvre, obscur, inutile à tout, que de prendre les armes contre nous. Votre gloire eut été au comble dans la pauvreté et dans le plus misérable exil.

LE CONNÉTABLE.

Mais ne vois-tu pas que la vengeance s’est jointe à l’ambition pour me jeter dans cette extrémité ? J’ai voulu que le roi se repentît de m’avoir traité si mal.

BAYARD.

Il fallait l’en faire repentir par une patience toute épreuve, qui n’est pas moins la vertu d’un héros que le courage.

LE CONNÉTABLE.

Mais le roi, étant si injuste et si aveuglé par sa mère, méritait-il que j’eusse de si grands égards pour lui ?

BAYARD.

Si le roi ne le méritait pas, la France entière le méritait ; la dignité même de la couronne, dont vous êtes un des héritiers, le méritait. Vous vous deviez vous-même d’épargner la France, dont vous pouviez être un jour roi.

LE CONNÉTABLE.

Hé bien ! j’ai tort, je l’avoue ; mais ne sais-tu pas combien les meilleurs cœurs ont de peine à résiste à leur ressentiment.

BAYARD.

Je le sais bien : mais le vrai courage consiste à résister. Si vous connaissez votre faute, hâtez-vous de la réparer. Pour moi, je meurs, et je vous trouve plus à plaindre dans vos prospérités que moi dans mes souffrances. Quand l’Empereur ne vous tromperait pas, quand même il vous donnerait sa sœur en mariage, et qu’il partagerait la France avec vous il n’effacerait point la tache qui déshonore votre vie. Le connétable de Bourbon rebelle ! ah, quelle honte ! Ecoutez Bayard mourant comme il a vécu, et ne cessant de dire la vérité.

Fénélon

N° 65. — Hamlet et le spectre de son père.

HAMLET.

Anges et ministres du salut, protégez-nous ? Es-tu un esprit de lumière, ou une âme proscrite ? apportes-tu avec toi les parfums du ciel ou les vapeurs de l’enfer ? tes intentions sont-elles innocentes ou criminelles ? tu parais sous une forme si étrange que j’ai besoin de t’interroger. Je t’appellerai Hamlet, mon roi, mon père, prince du Danemarck. Oh ! réponds-moi ; ne me laisse pas languir dans cette fatale ignorance, mais parle ; dis-moi pourquoi tes saints ossements, ensevelis dans la terre, ont déchiré leur linceul. Comment le tombeau, où nous t’avons vu reposer tranquillement, a-t-il brisé ses pesantes barrières de marbre pour t’ouvrir un passage ? Que veut dire cet appareil ? Pourquoi, fantôme inanimé, viens-tu ainsi avec une armure éclatante revoir les pâles rayons de la lune, attrister le calme des nuits, et nous contraindre, vils jouets de l’erreur, à nous fatiguer des conjectures qui accablent notre faible raison ? Apprends-nous ton dessein ; que veux-tu ? que devons-nous faire ?

LE SPECTRE.

Observe-moi bien.

HAMLET.

Oui, je t’observe.

LE SPECTRE.

L’heure est venue, où je dois rentrer dans un séjour infect et dans les flammes dévorantes.

HAMLET.

Hélas ! pauvre ombre !    

LE SPECTRE.

Ce n’est pas la pitié que je veux ; mais écoute avec une sérieuse attention ce que je vais te révéler.

HAMLET.

Parle, je suis prêt à t’entendre.    

LE SPECTRE.

Puisses-tu l’être aussi à me venger quand tu m’auras entendu !

HAMLET.

Venger, qui ?

LE SPECTRE.   

Je suis l’ombre de ton père, condamnée, pour un certain temps à errer la nuit et à languir le jour au milieu des flammes, jusqu’à ce que le feu ait consumé et purifié les souillures de ma vie. Ah ! s’il m’était permis de t’apprendre les secrets de ma triste prison, je pourrais te faire un récit dont le moindre mot remplirait ton âme d’horreur, et glacerait ton jeune sang dans tes veines ; tes yeux étincelants comme l’astre du jour sortiraient de leurs orbites, tes cheveux épars se dresseraient sur ton front, et tout ton poil se hérisserait : mais cet éternel mystère ne doit pas être confié aux oreilles d’un mortel ; écoute seulement, écoute ce que je puis te dire, si jamais tu aimas ton père...

HAMLET.

Grand Dieu !....

LE SPECTRE.

Venge un lâche et détestable parricide.

HAMLET

Un parricide ?

LE SPECTRE.

Oui, le plus affreux, le plus inouï, le plus exécrable des parricides.

HAMLET.

Hâte-toi de m’instruire, et bientôt, d’un élan aussi rapide que l’essor de l’imagination, je vole à la vengeance.

LE SPECTRE.

Je te vois tel que je l’espérais, et tu serais sans doute plus froid que l’herbe impure qui rampe au bord des marais, si tu ne frémissais d’horreur. Maintenant, Hamlet, écoute : on a répandu le bruit que, paisiblement endormi dans mon jardin, un serpent me frappa de son dard ; ainsi, le Danemarck est grossièrement abusé par un récit imposteur de ma mort ; mais apprends, noble jeune homme, que le serpent qui arracha la vie à ton père, porte aujourd’hui sa couronne.

HAMLET.

O soupçon prophétique ! mon oncle !....

LE SPECTRE.

Il me semble que déjà je sens l’air du matin… abrégeons… Comme je dormais dans mon jardin, selon ma coutume, pour éviter les feux du jour ; ton oncle saisit l’instant de mon repos ; et, avec un flacon plein des sucs mortes de la ciguë, il versa au fond de mon oreille cet homicide poison.

Ainsi, pendant mon sommeil, la main d’un frère trancha mes jours au sein de mes erreurs, avant que j’eusse pu les expier, et m’envoya rendre compte au Juge suprême, avec tout le poids de mes iniquités sur ma tête.

HAMLET.

O horreur !… Horreur !    

LE SPECTRE.

Si tu n’as pas un cœur dénaturé, ne laisse point ce forfait impuni. Reçois mes adieux une dernière fois : le ver luisant annonce l’approche de l’aurore, et ses feux inutiles commencent à pâlir. Adieu ! adieu ! adieu ! souviens-toi de moi !

HAMLET.

O vous, puissances du ciel ! ô terre ! et que dirai-je encore ? dois-je aussi invoquer l’enfer ? O lâche attentat ! ne te brise pas, ô mon cœur ; et vous, mes membres, ne vous glacez pas dans cet instant fatal, mais soutenez mon corps défaillant ! Me souvenir de toi !… Oui, chère ombre, tant que la mémoire aura un asile dans ma tête éperdue. Me souvenir de toi !… Oui, j’arracherai de mon âme toutes les pensées frivoles, toutes les maximes des livres, toutes les impressions, toutes les images que la jeunesse ou la méditation y ont gravées, et ton ordre, empreint dans mon cerveau en traits ineffaçables, y restera seul et sans mélange de profanes souvenirs.

Shakespeare.

N° 66. — Louis XI et Philippe de Commines.

LOUIS XI.

On dit que vous avez écrit mon histoire ?

PH. DE COMMIMES.

Il est vrai, sire, et j’ai parlé en bon domestique.

LOUIS XI.

Mais on assure que vous avez raconté bien des choses dont je me serais passé volontiers.

PH. DE COMMINES.

Cela peut être ; mais en gros j’ai fait de vous un portrait fort avantageux ; voudriez-vous que j’eusse été un flatteur perpétuel, au lieu d’être un historien ?

LOUIS XI.

Vous deviez parler de moi comme un sujet comblé des grâces de son maître.

PH. DE COMMINES.

C’est le moyen de n’être cru de personne. La reconnaissance n’est pas ce qu’on cherche dans une histoire ; au contraire, c’est ce qui la rend suspecte.

LOUIS XI.

Pourquoi faut-il qu’il y ait des gens qui aient la démangeaison d’écrire ! il faut laisser les morts en paix et ne flétrir point leur mémoire.

PH. DE COMMINES.

La vôtre était étrangement noircie : j’ai tâché d’adoucir les impressions déjà faites ; j’ai relevé toutes vos bonnes qualités ; je vous ai déchargé de toutes les choses odieuses. Que pouvais-je faire de mieux ?

LOUIS XI

Ou vous taire, ou me défendre en tout. On dit que vous avez représenté toutes mes grimaces, toutes mes contorsions lorsque je parlais tout seul, toutes mes intrigues avec de petites gens. On dit que vous avez parlé du crédit de mon prévôt, de mon médecin, de mon barbier, de mon tailleur ; vous avez étalé mes vieux habits. On dit que vous n’avez pas oublié mes petites dévotions, surtout à la fin de mes jours ; mon empressement à ramasser, à me faire frotter depuis la tête jusqu’aux pieds de l’huile de la sainte ampoule, et à faire des pèlerinages, par où je prétendais toujours avoir été guéri. Vous avez fait mention de ma petite Notre-Dame de plomb que je baisais dès que je voulais faire un mauvais coup ; enfin de la croix de St-Lô, par laquelle je n’osais jurer sans vouloir garder mon serment, parce que j’aurais cru mourir dans l’année si j’y avais manqué.

Tout cela est fort ridicule.

PH. DE COMMIMES.

Tout cela n’est-il pas vrai ? pouvais-je le taire ?

LOUIS XI.

Vous pouviez n’en rien dire.

PH. DE COMMINES.

Vous pouviez n’en rien faire.

LOUIS XI.

Mais cela était fait, et il ne fallait pas le dire.

PH. DE COMMINES.

Mais cela était fait, et je ne pouvais pas le cacher à la postérité.

LOUIS XI.

Quoi ! ne peut-on pas cacher certaines choses ?

PH. DE COMMINES.

Et croyez-vous qu’un roi puisse être caché après sa mort, comme vous cachiez certaines intrigues pendant votre vie ? Je n’aurais rien sauvé par mon silence, et je me serais déshonoré. Contentez-vous que je pouvais dire bien pis et être cru, et que je ne l’ai pas voulu faire.

LOUIS XI.

Quoi ! l’histoire ne doit-elle pas respecter les rois ?

PH. DE COMMINES.

Les rois ne doivent-ils pas respecter l’histoire et la postérité à la censure de laquelle ils ne peuvent échapper ? Ceux qui veulent qu’on ne parle pas mal d’eux n’ont qu’une seule ressource, qui est de bien faire.

Fénélon.

N° 67. — Paracelse et Molière.

MOLIÈRE.

N’y eût-il que votre nom, je serais charmé de vous, Paracelse ! On croirait que vous seriez quelque Grec ou quelque Latin, et on ne s’aviserait jamais de penser que Paracelse était un philosophe suisse.

PARACELSE.

J’ai rendu ce nom aussi illustre qu’il est beau. Mes ouvrages sont d’un grand secours à tous ceux qui veulent entrer dans les secrets de la nature, et surtout à ceux qui s’élèvent jusqu’à la connaissance des génies et des habitants élémentaires.

MOLIÈRE.

Je conçois aisément que ce sont là les vraies sciences. Connaître les hommes que l’on voit tous les jours, ce n’est rien ; mais connaître les génies que l’on ne voit point, c’est tout autre chose.

PARACELSE.

Sans doute. J’ai enseigné fort exactement quelle est leur nature, quels sont leurs emplois, leurs inclinations, leurs différents ordres ; quel pouvoir ils ont dans l’univers.

MOLIÈRE.

Que vous étiez heureux d’avoir toutes ces lumières ! car, à plus forte raison, vous saviez parfaitement tout ce qui regarde l’homme ; et cependant beaucoup de personnes n’ont pu seulement aller jusque-là.

PARACELSE.

Oh ! il n’y a si petit philosophe qui n’y soit parvenu.   

MOLIÈRE.    

Je le crois. Vous n’aviez donc plus rien qui vous embarrassât sur la nature de l’âme humaine, sur ses fonctions, sur son union avec le corps ?

PARACELSE.

Franchement, il ne se peut pas qu’il ne reste toujours quelques difficultés sur ces matières ; mais enfin on en sait autant que la philosophie peut en apprendre.

MOLIÈRE.

Et vous n’en saviez pas davantage.

PARACELSE.

Non, n’est-ce pas bien assez ?

MOLIÈRE.

Assez ? ce n’est rien du tout. Et vous sautiez ainsi pardessus les hommes que vous ne connaissiez pas, pour aller aux génies.

PARACELSE.

Les génies ont quelque chose qui pique bien plus la curiosité naturelle.

MOLIÈRE.

Oui jamais il n’est pardonnable de songer à eux qu’après qu’on n’a plus rien à connaître dans les hommes. On dirait que l’esprit humain a tout épuisé quand on voit qu’il se forme des objets de sciences qui n’ont peut-être aucune réalité, et dont il s’embarrasse à plaisir. Cependant il est sûr que des objets très réels lui donneraient, s’il voulait, assez d’occupation.

PARACELSE.

L’esprit néglige naturellement les sciences trop simples et court après celles qui sont mystérieuses. Il n’y a que celles-là sur lesquelles il puisse exercer toute son activité.

MOLIÈRE.

Tant pis pour l’esprit ; ce que vous dites est tout-à-fait à sa honte. La vérité se présente à lui ; mais parce qu’elle est simple, il ne la reconnaît point, et il prend des mystères ridicules pour elle, seulement parce que ce sont des mystères.

PARACELSE.

Vous traitez de ridicules des mystères où vous n’a- vez su pénétrer, et qui en effet sont réservés aux grands hommes.

MOLIÈRE.

J’estime bien plus ceux qui ne comprennent point ces mystères-là, que ceux qui les comprennent ; mais malheureusement la nature n’a pas fait tout le monde capable de n’y rien entendre.

PARACELSE.

Mais vous qui décidez avec tant d’autorité, quel métier avez-vous donc fait pendant votre vie ?

MOLIÈRE.

Un métier bien différent du vôtre : vous avez étudié les vertus du génie, et moi, j’ai étudié les sottises des hommes.

PARACELSE.

Voilà une belle étude ! Ne sait-on pas bien que les hommes sont sujets à faire assez de sottises.

MOLIÈRE.

On le sait en gros et confusément : mais il en faut venir aux détails, et alors on est surpris de l’étendue de cette science.

PARACELSE.

Et à la fin quel usage en faisiez-vous ?

MOLIÈRE.

J’assemblais dans un certain lieu le plus grand nombre de gens que je pouvais, et là je leur faisais voir qu’ils étaient tous des sots.

PARACELSE.

Il fallait de terribles discours pour leur persuader une pareille vérité.

MOLIÈRE.

Rien n’est plus facile. On leur prouve leurs sottises sans employer de grands tours d’éloquence, ni des raisonnements bien médités. Ce qu’ils font est si ridicule, qu’il ne faut qu’en faire autant devant eux, et vous les voyez aussitôt crever de rire.

PARACELSE.

Je vous entends, vous étiez comédien. Je ne vois pas qu’il y ait là matière d’exercer beaucoup son esprit. Quelques légères réflexions, quelques plaisanteries souvent mal fondées, ne méritent pas une grande estime ; mais quels efforts de méditations ne faudrait-il pas faire pour traiter des sujets bien relevés ?

MOLIÈRE.

Vous revenez à vos génies, et moi, je ne reconnais que mes sots. Cependant, quoique je n’ai travaillé que sur ces sujets si exposés aux yeux de tout le monde, je puis vous prédire que mes comédies vivront plus que vos sublimes ouvrages. Tout est sujet aux changements de la mode ; les productions de l’esprit ne sont pas au-dessus de la destinée des habits. J’ai vu je ne sais combien de livres et de genres d’écrits enterrés avec leurs auteurs, ainsi que chez de certains peuples on enterre avec les morts les choses qui leur ont été les plus précieuses pendant leur vie. Je connais parfaitement que les peuvent être les révolutions de l’empire des lettres ; et avec tout cela, je garantis la durée de mes pièces. J’en sais bien la raison. Qui veut peindre pour l’immortalité doit peindre des sots.

Fontenelle.

N° 68. — Scapin et Géronte.

SCAPIN, faisant semblant de ne pas voir Géronte.

O ciel ! ô disgrâce imprévue ! ô misérable père ! pauvre Géronte, que feras-tu ?

GÉRONTE, à part.

Que dit-il là de moi avec ce visage affligé ?

SCAPIN.

N'y a-t-il personne qui puisse me dire où est le seigneur Géronte ?

GÉRONTE.

Qu’y a-t-il, Scapin ?

SCAPIN, courant sur le théâtre sans vouloir entendre ni voir Géronte.

Où pourrais-je le rencontrer pour lui dire cette infortune ?

GÉRONTE, courant après Scapin.

Qu’est ce que c’est donc ?

SCAPIN.

En vain je cours de tous côtés pour le pouvoir trouver.

GÉRONTE.

Me voici.

SCAPIN.

Il faut qu’il se soit caché dans quelque endroit qu’on ne puisse point deviner.

Géronte,  arrêtant Scapin.

Holà ! es-tu aveugle, que tu ne me vois pas ?

SCAPIN.

Ah ! monsieur, il n’y a pas moyen de vous rencontrer.

GÉRONTE.

Il y a  une heure que je suis devant toi ; qu’est ce donc qu’il y a ?

SCAPIN.

Monsieur…   

GÉRONTE.    

Quoi ?    

SCAPIN.    

Monsieur votre fils...

GÉRONTE.

Eh bien ! mon fils ?    

SCAPIN.    .

Est tombé dans une disgrâce, la plus étrange du monde.

GÉRONTE.

Et quelle ?    

SCAPIN.

Je l’ai trouvé tantôt tout triste de je ne sais quoi que vous lui avez dit, où vous m’avez mêlé assez mal à propos ; et cherchant à divertir cette tristesse, nous nous sommes allé promener sur le port. Là, entre autres plusieurs choses, nous avons arrêté nos yeux sur une galère turque, assez bien équipée. Un jeune turc, de bonne mine, nous a invité d’y entrer, et nous a présenté la main. Nous y avons passé. II nous a fait mille civilités, nous a donné la collation où nous avons mangé  des fruits les plus excellents qui se puissent voir, et bu du vin que nous avons trouvé le meilleur du monde.

GÉRONTE.

Qu’y a-t-il de si affligeant à tout cela ?

SCAPIN.

Attendez, monsieur, nous y voici. Pendant que nous mangions, il a fait mettre la galère en mer, et se voyant éloigné du port, il m’a fait mettre dans un esquif, et m’envoie vous dire que, si vous ne lui envoyez par moi tout-à-l’heure cinq cents écus, il va vous emmener votre fils en Alger.

GÉRONTE.

Comment diantre ! Cinq cent écus !

SCAPIN.

Oui, Monsieur, et de plus il ne m’a donné pour cela que deux heures.

GÉRONTE.

Ah ! le pendard de Turc, m’assassiner de la façon !

SCAPIN.

C’est à vous, Monsieur, d’aviser promptement au  moyen de sauver des fers un fils que vous aimez avec tant de tendresse.

GÉRONTE.

Que diable allait-il faire dans cette galère ?

SCAPIN.

Il ne songeait pas à ce qui est arrivé.

GÉRONTE.

Va-t-en, Scapin, va-t-en vite dire à ce Turc que je vais envoyer la justice après lui.

SCAPIN.

La justice en pleine mer ! Vous moquez-vous des gens ?

GÉRONTE.

Il faut, Scapin, il faut que tu fasses ici l’action d’un serviteur fidèle.

SCAPIN.

Quoi, Monsieur ?

GÉRONTE.

Que tu ailles dire à ce Turc qu’il me renvoie mon fils, et que tu te mettes à sa place, jusqu’à ce que j’aie amassé la somme qu’il demande.

SCAPIN.

Hé ! Monsieur, songez-vous bien à ce que vous dites ? et vous figurez-vous que ce Turc ait si peu de sens que d’aller recevoir un misérable comme moi à la place de votre fils ?

GÉRONTE.

Que diable allait-il faire dans cette galère ?

SCAPIN.

Il ne devinait pas ce malheur. Songez, Monsieur, qu’il ne m’a donné que deux heures.

GÉRONTE.

Tu dis qu’il demande...

SCAPIN.

Cinq cents écus...

GÉRONTE.

Cinq cents écus ! N’a-t-il point de conscience !

SCAPIN.

Vraiment oui, de la conscience à un Turc.

GÉRONTE.

Sait-il bien ce que c’est que cinq cents écus ?

SCAPIN.

Oui, Monsieur, il sait que c’est mille cinq cents livres.

GÉRONTE.

Croit-il, le traître, que mille cinq cents livres se trouve dans le pas d’un cheval ?

SCAPIN.

Ce sont des gens qui n’entendent point de raisons.

GÉRONTE.

Mais que diable allait-il faire dans cette galère ?

SCAPIN.   

Il est vrai, mais quoi ? on ne prévoyait pas les choses. De grâce, Monsieur, dépêchez.

GÉRONTE.

Tiens, voilà la clé de mon armoire.

SCAPIN.

Bon.

GÉRONTE.       

Tu l’ouvriras.

SCAPIN.

Fort bien.   

GÉRONTE.

Tu trouveras une grosse clé du côté gauche, qui est celle de mon grenier.

Oui.

GÉRONTE.

Tu iras prendre toutes les hardes qui sont dans cette grande malle, et tu les vendras aux fripiers pour aller racheter mon fils.

SCAPIN, en lui rendant la clé.

Hé, Monsieur, rêvez-vous ? je n’aurais pas cent Francs de tout ce que vous dites ; et de plus, vous savez le peu de temps qu’on m’a donné.

GÉRONTE. y

Mais que diable allait-il faire dans cette galère ?

SCAPIN.

Oh ! que de paroles perdues ! Laissez-là cette galère, et songez que le temps presse, et que vous courez risque de perdre votre fils. Hélas ! mon pauvre maître, peut-être que je ne te verrai de ma vie, et qu’à l’heure que je parle on t’emmène esclave en Alger. Mais le ciel me sera témoin, que j’ai fait pour toi tout ce que j’ai pu, et que si tu manques à être racheté, il n’en faut accuser que le peu d’amitié d’un père.

GÉRONTE.

Attends, Scapin, je m’en vais quérir cette somme.

SCAPIN.

Dépêchez donc vite, Monsieur, je tremble que l’heure ne sonne,

GÉRONTE.

N’est-ce pas quatre cents écus que tu dis ?

SCAPIN,

Non ! cinq cents écus.

GÉRONTE.

Cinq cents écus !

SCAPIN.

Oui.    

GÉRONTE.

Que diable allait-il faire dans cette galère ?

SCAPIN.    

Vous avez raison, mais hâtez-vous.

GÉRONTE.

N’y avait-il point d’autre promenade ?

SCAPIN.

Cela est vrai, mais faites promptement.

GÉRONTE.

Ah ! maudite galère !

SCAPIN à part.

Cette galère lui tient au cœur.

GÉRONTE.

Tiens, Scapin, je ne me souvenais pas que je viens justement de recevoir cette somme en  or ; et je ne croyais pas qu’elle dût m’être sitôt ravie. (Tirant sa bourse de sa poche et la présentant à Scapin.) Viens, va-t-en racheter mon fils.

SCAPIN. tendant la main.

Oui, Monsieur.

GÉRONTE, retenant sa bourse qu’il fait semblant de vouloir donner à Scapin.

Mais dis à ce Turc que c’est un scélérat !

SCAPIN, tendant encore la main.

Oui.

GÉRONTE, recommençant la même action.

Un infâme !

SCAPIN, tendant toujours la main.

Oui.

GÉRONTE, de même.

Un homme sans foi, un voleur !   

SCAPIN.

Laissez-moi faire !

GÉRONTE, de même.

Qu’il me tire cinq cents écus contre toute sorte de droit !

SCAPIN.

Oui.

GÉRONTE, de même.

Que je ne les lui donne ni à la mort ni à la vie..

SCAPIN.

Fort bien.

GÉRONTE, de même.

Et que si jamais je l’attrape, je saurai me venge de lui.   

SCAPIN.

Oui.   

GÉRONTE, remettant sa bourse dans sa poche et s’en allant.

Va, va vite requérir mon fils.

SCAPIN, recourant après Géronte.

Holà, Monsieur !

GÉRONTE.

Quoi ?

Où est donc cet argent ?

GÉRONTE.

Ne te l’ai-je pas donné ?

SCAPIN.

Non, vraiment, vous l’avez remis dans votre poche.

GÉRONTE.   

Ah ! c’est la douleur qui me trouble l’esprit.

SCAPIN.

Je le vois bien.

GÉRONTE.

Que diable allait-il faire dans cette galère ? ah ! maudite galère ! traître de Turc, à tous les diables.

SCAPIN.    seul.

Il ne peut digérer les cinq cents écus que je lui arrache ; mais il n’est pas quitte envers moi, et je veux qu’il me paie en une autre monnaie l’imposture qu’il m’a faite auprès de son fils.

    Molière.

N° 69. — Don Juan et M. Dimanche.

DON JUAN.

Ah ! M. Dimanche, approchez… que je suis ravi de vous voir ! et que je veux de mal à mes gens de ne vous avoir pas fait entrer d’abord ! J’avais donné ordre qu’on ne me fit parler à personne ; mais cet ordre n’est pas pour vous, et vous êtes en droit de ne trouver jamais de porte fermée chez moi.

M. DIMANCHE.

Monsieur, je vous suis fort obligé.

DON JUAN,parlant à la Violette et à Ragotin.

Parbleu ! coquins, je vous apprendrai à laisse M. Dimanche dans une antichambre, et je vous ferai connaître les gens...

M. DIMANCHE.

Monsieur, cela n’est rien.

DON JUAN,à  M.Dimanche.

Comment ! vous dire que je n’y suis pas… à M. Dimanche, au meilleur de mes amis...

M. DIMANCHE.

Monsieur, je suis votre serviteur ; j’étais venu...

DON JUAN.

Allons vite, un siège pour M. Dimanche.

M. DIMANCHE.

Monsieur, je suis bien comme cela.

DON JUAN.

Point, point… je veux que vous soyez assis comme moi.

M. DIMANCHE.

Cela n’est pas nécessaire.

DON JUAN.

Ôtez ce pliant et apportez un fauteuil.

M. DIMANCHE.

Monsieur, vous vous moquez, et...

DON JUAN.

Non, non ; je ne sais ce que je vous dois, et je ne veux point qu’on mette de différence entre nous deux.

M. DIMANCHE.

Monsieur...

DON JUAN.

Allons, asseyez-vous.

M. DIMANCHE.   

Il n’est pas besoin, Monsieur, et je n’ai qu’un mot à vous dire : j’étais...

DON JUAN.

Mettez-vous là, vous dis-je.

M. DIMANCHE.

Non, Monsieur, je suis bien… je viens pour...

DON JUAN.

Non, je ne vous écoute point, si vous n’êtes point assis.

M. DIMANCHE.

Monsieur, je fais ce que vous voulez… je...

DON Juan.

Parbleu, monsieur Dimanche, vous vous portez bien ?

M. DIMANCHE.

Oui, Monsieur, pour vous rendre service. Je suis venu...

DON JUAN.

Vous avez un fonds de santé admirable… des lèvres fraîches, un teint vermeil et des yeux vifs.

M. DIMANCHE.

Je voudrais bien...

DON JUAN.

Comment se porte madame Dimanche votre épouse ?   

M. DIMANCHE.

Fort bien, Monsieur, Dieu merci.

DON JUAN.

C’est une brave femme.

M. DIMANCHE.

Elle est votre servante, Monsieur. Je venais...

DON JUAN.

Et votre petite fille, Claudine, comment se porte-t-elle ?

M. DIMANCHE.

Le mieux du monde.

DON JUAN.

La jolie petite fille que c’est ! je l’aime de tout mon cœur.

M. DIMANCHE.

C’est trop d’honneur que vous lui faites. Monsieur… vous...

DON JUAN.

Et le petit Colin, fait-il toujours bien du bruit avec son tambour ?

M. DIMANCHE.

Toujours de même. Monsieur, je…   

DON JUAN.

Et votre petit chien Brusquet, gronde-t-il toujours aussi fort, et mord-il toujours bien aux jambes les gens qui vont chez vous ?

M. DIMANCHE.

Plus que jamais, Monsieur, et nous ne saurions en jouir.

DON JUAN.

Ne vous étonnez pas si je m’informe des nouvelles de toute la famille, car j’y prends beaucoup d’intérêt.

M. DIMANCHE.   

Nous vous sommes, Monsieur, infiniment obligés...

Je....

DON JUAN, lui tendant la main.

Touchez donc là, M. Dimanche… Êtes-vous bien de mes amis ?

M. DIMANCHE.

Monsieur, je suis votre serviteur.

DON JUAN.

Parbleu ! je suis à vous de tout mon cœur.

M. DIMANCHE.

Vous m’honorez trop. Je...

DON JUAN.

Il n’y a rien que je ne fisse pour vous.

M. DIMANCHE.

Monsieur, vous avez trop de bontés pour moi.

DON JUAN.

Et cela sans intérêt, je vous prie de me croire.

M. DIMANCHE.

Je n’ai pas mérité cette grâce, assurément ; mais.

Monsieur...

DON JUAN.

Or çà ! M. Dimanche, sans façon, voulez-vous souper avec moi ?

M. DIMANCHE.

Non, Monsieur, il faut que je m’en retourne tout-à-l’heure. Je...

DON JUAN, se levant.

Allons, vite, un flambeau pour conduire M. Dimanche, et que quatre ou cinq de mes gens prennent des mousquetons pour l’escorter.

M. DIMANCHE, se levant aussi.

Monsieur, il n’est pas nécessaire, et je m’en irai bien tout seul. Mais… (Sganarelle ôte les sièges promptement.)

DON JUAN.

Comment, je veux qu’on vous escorte, et je m’intéresse trop à votre personne. Je suis votre serviteur et de plus votre débiteur.

M. DIMANCHE.

Ah ! Monsieur.

DON JUAN.

C’est une chose que je ne cache pas, et je le dis à tout le monde.

M. DIMANCHE.

Si…

DON JUAN.

Voulez-vous que je vous reconduise ?

M. DIMANCHE.

Ah ! Monsieur, vous vous moquez, Monsieur.

DON JUAN.

Embrassez-moi donc, s’il vous plaît ; je vous prie encore une fois d’être persuadé que je suis tout à vous, et qu’il n’y a rien au monde que je ne fisse pour votre service. (Il sort.)

Molière.

Modèles de Décompositions de Dialogues.

N° 70. — Dieu et Abraham.

Ce dialogue fait l’admiration de tous les critiques. L’un d’eux a dit :

« Il y a quelque chose en moi,  qui me crie fortement que l’homme n’a pas trouvé cela. Cette suite d’interrogations à un roi, et à  un roi justement irrité, serait hors de vraisemblance dans toute autre histoire. L’inaltérable patience du maître paraîtrait aussi peu concevable,  que les questions multipliées du serviteur sembleraient indiscrètes et téméraires. De part et d’autre, il n‘y a rien là dans l’ordre humain. Je suis sûr que cela est de Dieu. » (La Harpe.)

Ces paroles seules pourraient suffire comme analyse, et nous n’aurions plus qu’à admirer et à nous taire, ainsi que nous sommes forcés de le faire en présence de toutes les œuvres de Dieu. Pourtant nous essaierons de courtes remarques dans l’intérêt des jeunes gens, trop disposés à s’éloigner des principes véritables du goût.

Il ne faut jamais viser aux grands effets par des tours et des pensées recherchées. C’est la simplicité qui forme toute la beauté de ce chef-d’œuvre. Plus une chose est simple, plus elle se rapproche de l’unité, qui est le type de la perfection.

La simplicité a ici pour point d’appui une gradation descendante. Certain que Dieu ne voudrait pas faire périr une foule de justes avec des criminels, Abraham a dit d’abord : cinquante. Il descend ensuite de cinq seulement, il se hasarde à descendre à dix, et arrive par là au nombre réel qu’il voulait atteindre, mais qu’il n’a point osé articuler en commençant, de peur d’exciter l’indignation du Seigneur dont il savait bien légitime la colère contre Sodome. Je reconnais volontiers avec La Harpe que le génie de l’homme n’aurait pas inventé ce langage pour parler à un Dieu irrité ; car s’il n’avait consulté que sa nature et les mouvements de l’âme, il aurait imploré le pardon de Sodome, le front dans la poussière. Mais je vois en même temps dans les paroles d’Abraham le sublime de l’adresse et de l’art, inspirés par une force divine, à laquelle les efforts de l’homme, abandonné à lui-même, ne peuvent aucunement prétendre.

Abraham est-il trop libre dans ses remontrances ?

Quel est l’homme aujourd’hui, si saint, si haut placé qu’il fût, qui oserait, si Dieu descendait visiblement jusqu’à lui, je ne dis pas faire des représentations, mais dire même un seul mot ? Aucun, certainement ; mais si l’on se reporte à ces temps primitifs, qui suivirent la création, où le Seigneur se communiquait quelquefois aux patriarches ; si l’on se persuade bien surtout que Dieu animait de sa vertu ces hommes privilégiés, l’étonnement cessera. Abraham plaidait la cause de la vertu, de l’humanité devant son Dieu irrité, il est vrai, mais souverainement miséricordieux. Sûr d’être écouté, il devait parler, et noblement, fortement, suivant la vertu qui l’inspirait. Nous serions surpris qu’il n’eut rien dit. Et pourtant quel respect, quelle soumission ne montre-t-il pas ? Ces mots ; puisque j’ai commencé, quoique je ne sois que cendre et poussière, pardonnez si j’ose encore parler, je ne parlerai plus que cette fois , ne sont-ils pas de véritables précautions oratoires, des formules convenables d’hommage et de soumission ? Et puis, ces expressions craintives de doute, s’il n’ y en avait que quarante, peut-être qu’il n’ y en aura que trente , ne sont-elles pas faites pour émouvoir la clémence de Dieu ? Dieu, qui sonde le fond des cœurs, à qui un soupir d’amour, un regret suffisent pour pardonner, pouvait-il s’offenser du langage si timide de sa créature, et si doux à son propre cœur ? Non, mille fois non. Aussi voyez comme Dieu est bon, comme il accorde toutes ces demandes du juste, autant par pitié que par amour. Et qui sait ; si dans le cas où Abraham eut continué et fut arrivé jusqu’à un seul juste, Dieu n’aurait pas pardonné ? Mais Abraham n’a point voulu tenter Dieu ; car il savait que, si la miséricorde divine est infinie, la justice a ses droits et demande ses victimes. Reconnaissons donc dans le dialogue la plus haute éloquence jointe à la plus sublime position de l’accusateur et du défenseur.

Le dialogue est dramatique. L’exposition est dans la note. Le nœud commence à la première remontrance d’Abraham et va en se serrant jusqu’à la dernière. L’on craint à chaque instant de voir repoussée les demandes d’Abraham. Le dénouement est dans la réponse du Seigneur. S’il ne s’en trouve que dix je pardonnerai encore.

Guyet.

N° 71. — Harpagon et Laflèche.

Dans cette scène, Molière a voulu faire ressortir la méfiance et les soupçons inquiets de l’avarice. Ce dialogue pourrait nous servir à faire voir combien les figures abondent dans les conversations, où les passions interviennent. Cette suite d’interrogations, d’exclamations, de répliques qui se croisent ou s’entrechoquent, rendent le dialogue extrêmement animé. Nous n’indiquerons que les figures les plus saillantes.

Sors d’ici, que je ne t’assomme. — Tu m’as fait tant de choses que je veux que tu sortes , sont deux ellipses très hardies. Dans la première, l’auditeur sous-entend pour et pas, et dans la seconde, tant de choses, pour former ces phrases : Sors d’ici pour que je ne t‘ assomme pas. — Tu m’as fait tant de choses que je veux que tu sortes. C’est bien là le langage de la passion qui abrège les phrases pour rendre plus vite la pensée.

Je te baillerai par les oreilles est une hypallage. Il serait plus naturel de dire je te donnerai sur les oreilles.

La peste soit de l’avarice et des avaricieux est une imprécation fort naturelle à un homme qui se voit soupçonné de vol.

Je te baillerai sur les oreilles, je te rosserai , sont deux comminations, dont l’effet est d’autant plus sûr que le fait est plus voisin.

Je parle à mon bonnet, qui se sent morveux se mouche , sont deux litotes. La forme du trope est ici très sensible il est évident que tout le monde comprend avec l’avare que c’est de lui qu’on parle.

Rends le moi, je le mets sur ta conscience , sont deux syllepses. Dans l’esprit de l’avare le mot le s’accorde avec l’objet qu’il craint qu’on ne lui ait volé, et aucun rapport ne se trouve dans la phrase précédente.

Deux expressions de ce dialogue sont restées comme traits caractéristiques de l’avare. La première est : Ne t’emportes-tu rien ? Dans la conversation familière, lorsqu’un ami s’éloigne, on lui dit : Ne m’emportes-tu rien ? pour lui demander s’il n’oublie pas quelque chose. Le mot est devenu une espèce d’euphémisme qui tient à la fois de l’ironie et de l’allusion, et qui, répété à qui le sait comprendre,  manque rarement de provoquer le sourire. La seconde expression est : les autres . Rien n’est plus comique qu’un homme qui, après avoir examiné les deux mains de quelqu’un, demande à voir les autres mains. On répète encore ce mot familièrement aux personnes qui ont perdu quelque chose et qui l’ont vainement cherché dans leurs poches, pour les engager à y chercher de nouveau et avec plus de soin.

Molière connaissait bien le cœur de  l’homme et la susceptibilité de son amour-propre ; car son avare, occupé à chercher avec la plus grande attention ce qu’on aurait pu lui voler, est frappé des mots avarice et avaricieux qu’ a murmuré tout bas Laflêche. Point de doute, c’est de lui qu’on parle, et le voici, oubliant pour un moment sa passion favorite, qui se redresse et s’indigne comme un homme incapable d’une bassesse. C’est ainsi que nous sommes tous, remplis des plus grands défauts et ne voulant pas qu’on les soupçonne en nous.

Le ton de ce dialogue est chaleureux et plein de vie. L’avare s’y montre vif, empresse, hautain et emporté. Le valet se défend convenablement, et semble contenu par le respect. Ce sont là deux positions bien tracées et habilement défendues.

Quoique dramatique, c’est à dire représentant une action, ce dialogue n’a pas à proprement parler d’exposition de nœud ni de dénouement. Dès les premiers mots, hors d’ici , on connaît ce qui va arriver. C’est une peinture de mœurs que les dramaturges lient incidemment à leur action principale sous la forme de dialogue, pour mettre plus au jour le personnage principal. On pourrait dire avec raison que c’est un dialogue moral, plutôt qu’un dialogue dramatique : mais qu’il tient aux deux genres.

Guyet.

Allégories.

Modèles.

N° 72. — Le Tigre.

Que mes frères quittent leurs livres et leurs jeux ; que ma sœur suspende son ouvrage et vienne se ranger avec eux auprès de moi. Je vais chanter la plus tendre et la plus courageuse des mères : tout l’empire l’admire, et la postérité inscrira son nom en caractères d’or dans ses fastes glorieux.....

Déjà la fertile plaine de Chun était parée de toutes les beautés du printemps ; les moissons prêtes à monter en épis étaient pleines de laboureurs légèrement habillés ; et les jeunes filles qui cueillaient les feuilles des mûriers mêlaient leurs voix aux tendres ramages des oiseau… Tels que ces tonnerres subits qui fendent tout-à-coup la nue avec l’éclair, et font retentir les vallées d’horribles et longs mugissements, tel paraît dans le lointain un tigre énorme que les chasseurs avaient blessé. Ses yeux étincelants, sa gueule ensanglantée, sa démarche intrépide annoncent partout le carnage et la mort… Mille voix réunies ne font qu’un cri ; la terreur et l’épouvante le répètent : l’animal homicide s’en irrite et s’avance avec plus de fureur ; tout fuit et se cache. L’œil suit à peine la rapidité de sa course ; fossés ni haies, rien ne l’arrête ; il est déjà à l’entrée du petit village de Lou.

Les chiens aboient à grands cris, s’attroupent et ferment le passage au féroce animal. Faible barrière ! Son rugissement seul les écarte, et il déchire ceux qui lui résistent, comme un vautour affamé déchire la colombe qu’il a surprise dans les plaines de l’air.

Un enfant de six ans jouait avec son moineau sur le seuil d’une porte ; la tigre s’élance pour le dévorer : c’est au moment même où la mère, accourue au bruit, se courbe pour l’emporter. Seule, sans armes et glacée d’effroi, que peut-elle faire pour sauver l’enfant ?… O miracle de l’amour maternel ! cette intrépide mère se jette sur le tigre, comme un loup sur un agneau, embarrasse sa tête dans sa robe, et le tient étendu à terre, malgré ses griffes qui la déchirent et font ruisseler son sang. Des gens armés accourent de toutes parts, et le tigre est sans vie. La pauvre mère en croit à peine à scs yeux ; elle oublie ses blessures pour prendre son enfant entre ses bras. L’enfant, ivre de tendresse, se colle à ses joues… Tous les yeux se mouillent de larmes, toutes les bouches s’ouvrent à des cris de ravissement et de joie… ô Lienou-Song, Lienou-Song, la gloire de ton sexe, et l’honneur de notre âge ! Ta beauté avait des rivales, ta vertu des émules ; mais ton amour maternelle et ton courage te laissent au premier rang.

Quelle vallée dans tout l’empire ne retentit pas du nom de Lienou-Song ? Les campagnes n’eurent pas assez de fleurs pour les guirlandes dont on orna sa porte ; les pauvres furent riches pour lui faire des présents ; toute la province lui donna une fête, et l’inscription que le fils du ciel, que l’empereur a écrite lui -même, apprendra à tous les siècle combien elle a illustré le nôtre.

Confucius, philosophe chinois.

N° 73. — L’Ange.
Il est au pied du Christ, à coté de sa mère,
Un ange, le plus beau des habitants du ciel,
Un frère adolescent, de ceux que Raphaël
Entre ses bras divins apporta sur la terre.
Un léger trouble effleure à demi sa paupière,
Sa voix ne s’unit pas au cantique éternel,
Mais son regard plus tendre et presque maternel,
Suit l’ homme qui s’égare au vallon de misère.
De clémence et d’amour, esprit consolateur,
Dans une coupe d’or, sous tes yeux du Seigneur,
Par lui du repentir les larmes sont comptées.
Car de la pitié sainte il a reçu le don :
C’est lui qui mène à Dieu les âmes rachetées,
Et ce doux séraphin se nomme : le Pardon !
A. de Latour.
N° 74. — Le Voyageur et le Palais.

Un homme s’égare pendant la nuit ; à la lueur d’un ciel étoilé, il découvre un palais ; il y entre. Des serviteurs de toute espèce s’empressent sur ses pas, et lui témoignent, chacun dans son langage, qu’ils ont reçu l’ordre de pourvoir à ses besoins.

Quelques-uns se taisent et n’en remplissent pas moins leur ministère. Partout le mouvement règne autour de lui. On attache aux lambris des lampes étincelantes ; on réchauffe les foyers ; on lui apporte des fourrures en hiver, des fruits délicieux et rafraîchissants en été. Les désirs ne lui semblent permis que pour devenir à son profit des occasions de bienfaits. Une horloge magnifique, visible de tous les appartements, sonne les heures et donne le signal des travaux qui rentrent encore dans la classe des jouissances. Les mouvements de ce régulateur sont si bien calculés, que Greenham lui-même eût désespéré d’atteindre à cette précision.

À peine le voyageur a-t-il senti la douce invasion du sommeil, qu’un sombre rideau s’abaisse devant lui, et que le silence est ordonné autour de sa couche. Son réveil est marqué par de nouvelles attentions dont il est l’objet. Les maîtres du palais ne se montrent pas, mais il les suppose occupés dans le secret de leurs appartements. Il s’éloigne et il poursuivra sa route sans les avoir personnellement vus. Mais, frappé de l’accord, de l’ordre, de la majesté, de la promptitude et de l’exactitude du service qui s’est fait sous ses yeux, il emporte avec lui le sentiment de leur présence. Il se gardera, toute sa vie, de dire qu’il a résidé dans un château abandonné, où son arrivée aurait été un accident imprévu, et où rien n’aurait été préparé pour le recevoir.

Il se permettra encore moins de penser que le propriétaire est un être malfaisant, sur ce que de nouveaux voyageurs s’étant présentés, au lieu de jouir fraternellement des douceurs de cet asile, ils se sont pris de querelle ensemble.

Il ne sera pas surpris que de cette mésintelligence il soit résulté divers accidents, tels que la faim et la détresse d‘un certain nombre de commensaux privés en partie des bienfaits de l’hospitalité offerte à tous, par l’avidité et l’ égoïsme de quelques audacieux ; car il a remarqué que les buffets, les lits de repos et les garderobes étaient assez copieusement garnis pour suffire à tous les besoins.

La conviction de cette vérité est tellement établie dans les esprits, qu’à une petite exception près, les hôtes les moins favorisés, en se retirant du palais, n’en franchissent la porte extérieure qu’avec des regrets et des larmes. Quelques-uns accusent de leurs peines passées des envieux ou des malveillants ; d’autres de faux amis ; il en est qui s’accusent eux-mêmes ; tous se disent qu’il était possible de couler des jours heureux dans cet asile, avec le bon esprit de jouir en paix des biens communs qu’il offrait, ou d’y suppléer par le travail et la concorde. La mauvaise foi tient seule un autre langage.

Cependant le désordre momentané dont il a été témoin provoque les réflexions du voyageur. Il s’étonne que le prince hospitalier, qui a recueilli tant d’inconnus auxquels il ne devait rien, en intervenant dans leurs débats, n’ait empoché ni les spoliations, ni les violences. A ses yeux, ces abus de la force blessent autant les lois de la justice que la majesté du trône. Il se représente principalement quelques honnêtes compagnons de route, qui, par la bonté de leur caractère, ont excité tout son intérêt, et qui, avec des droits à un meilleur sort, ont été indignement dépouillés et outragés.

C’est au milieu des tristes pensées que ces souvenirs réveillent, que le voyageur poursuit son chemin. Mais, tout-à-coup, il est abordé par un vieillard qui le salue, en lui disant : « Croyez-vous que les choses en restent là ? Le prince a tout vu, il a tout entendu. Chacun sera traité suivant ses œuvres. Ne savez-vous pas que, par un pouvoir dont la source se perd dans les âges, il oblige les voyageurs qui traversent la forêt, à séjourner plus ou moins de temps dans le château, pour qu’il puisse acquérir une connaissance parfaite de leurs bonnes qualités ? Indulgent pour les fautes, mais sévère pour toute habitude coupable, il va les attendre dans un palais voisin de celui que nous quittons, et où le même pouvoir les forcera de porter leurs pas ; c’est là qu’il se réserve de récompenser et de punir ; c est là que chacun rendra un hommage volontaire ou forcé aux saintes lois de la justice. »

A ces mots, un coup de lumière frappe l’intelligence du voyageur. Tout s’explique, tout se dévoile à ses yeux. Il ne s’étonne plus que des doutes outrageants auxquels il s’est abandonné sur le compte du souverain avec lequel il contracta le droit de l’hospitalité : également consolé du passé et rassuré sur l’avenir, il s‘avance vers le terme de sa course ; déjà il entrevoit, sans frayeur, le péristyle du second palais, dont l’architecture, d’un style un peu austère, se dessine dans le lointain vaporeux. Placé sous la main d’un maître qui lui doit protection et justice, il s’endormira partout avec confiance. Il a été vu : c’est assez.    -

Kératry. (Inductions morales et physiologiques)

N° 75 — Le Chasseur.

Un chasseur errait dans la montagne, poursuivant les colombes plaintives et les timides gazelles. Au détour d’un rocher il vit une licorne blessée, qui, furieuse à sa vue, s’élança à sa rencontre. Le chasseur éperdu s’enfuit : mais arrêté par un abîme profond, il n’eut que le temps de grimper sur l’arbre le plus voisin, sans s’apercevoir que cet arbre surplombait l’abîme, et qu’il tenait à peine au rocher par une terre légère. Pour comble d’effroi il remarqua que cette terre était fouillée et parcourue en tout sens par quatre aspics de diverses couleurs ; l’un était vert, l’autre rouge, un troisième jaune et le quatrième blanc. De plus un rat noir et un rat blanc rongeaient les racines de l’arbre.

Le chasseur respirait à peine. Épuisé par une longue course, énervé par la terreur, ses forces l’abandonnaient ; il allait tomber quand il vit un rayon de miel suspendu à l’une des branches de l’arbre : Dieu soit loué, dit-il, voici qui ranimera un peu mon courage, pour sortir de l’affreux péril où je suis . En même temps il avança la main pour saisir le miel. Mais un hurlement de joie et un cri doux et plaintif s’élevèrent à la fois du fond de l’abîme. Le chasseur regarda. Un dragon, armé de cornes menaçantes, jetant feu et flamme par la gueule, fixait sur lui son œil enflammé d’espoir et de convoitise, tandis qu’un bel ange du ciel, à la figure douce et riante, aux ailes déployées, étendait les bras comme pour le recevoir : Viens, lui disait -il, l’arbre va tomber, ne mange pas ce miel, c’est un poison. Elance-toi dans mes bras. Je te déposerai en lieu sûr . Mais ces paroles parurent suspectes au chasseur épuisé, le miel était doré, il le porta à ses lèvres ; en même temps l’arbre tomba et l’entraîna au fond de l’abîme. Le dragon hideux se saisit de sa proie, et l’ange reprit en pleurant son vol vers les cieux.

Guyet.

N° 76. — Apparition de Boèce.

Tout-à-coup apparaît une femme majestueuse. Son aspect inspirait la vénération la plus profonde. Ses regards étaient perçants, ses couleurs brillantes ; elle était jeune, quoiqu’à son air on s’aperçût bien que sa naissance avait précédé celle des hommes du siècle. Tantôt, elle ne paraissait pas s’élever au-dessus de la taille commune ; tantôt son front touchait aux nues et se cachait aux regards des mortels. Ses vêtements étaient composés d’un tissu d’une matière incorruptible. Leur éclat était légèrement adouci par une espèce de teinte semblable à celle que le temps répand sur les vieux tableaux. On remarquait qu’en quelques endroits sa robe avait été déchirée par des mains violentes, et que chacun en avait arraché des lambeaux. Dans la main droite, cette femme majestueuse portait des livres, et dans la main gauche un sceptre.

Boece.

N° 77. — Les deux Voyageurs.

Deux hommes voyageaient pour se rendre à une ville éloignée de trente stades, ils en avaient parcouru déjà deux ou trois, lorsqu’ils se trouvèrent dans un bocage riant, baigné d’eaux rafraîchissantes, orné de tout ce qui flatte la vue. L’un des deux voyageurs, sans s’arrêter aux charmes du lieu, poursuit sa route ; l’autre ne veut pas le quitter, et laisse son compagnon aller en avant. Resté en arrière, il ne pensait qu’à jouir de ce délicieux ombrage, qui le défendait si agréablement des ardeurs du soleil, quand un animal féroce, de ceux qui habitent les forêts, venant à s’élancer sur lui, en fit sa proie. Son compagnon était déjà loin, et ne tarda point à se rendre dans la ville.

St. Ephrem.

N° 78 — La Discorde.

L’archange rencontre d’abord une femme hideuse. Ses habits composés de bandes inégales, variées de cent couleurs différentes, la faisaient connaître ; le vent en agitait les bandes à chaque pas ; tantôt elle était presque nue ; d’autres fois elle paraissait couverte ; ses cheveux noirs ou blancs, dorés ou argentés, et toujours prêts à s’entre-mêler ensemble, étaient dispersés sur ses épaules et sur sa poitrine ; un petit nombre en était réuni dans une tresse, les autres étaient relevés sous sa coiffure. Son sein, ses bras étaient pleins de libelles, d’assignations, de consultations et d’autres papiers de chicane ; elle avait aussi de grandes liasses de causes à consulter, et d’autorités qui mettent toujours en danger les possessions du faible. Elle était entourée devant, derrière et sur les côtés, de notaires, de procureurs et d‘avocats.

L’Arioste.

N° 79. — La Grotte du sommeil.

On voit dans l’Arabie une petite vallée agréable, éloignée des cités et même des hameaux, à l’abri de deux hautes montagnes ; elle est couverte d’anciens sapins, de gros hêtres. Le soleil tourne, et frappe à plomb en vain sur cette vallée ; tous ses rayons sont interceptés ; une route couverte d’épais rameaux conduit à un grand souterrain.

Une spacieuse caverne s’étend dans le roc sous cette forêt ténébreuse : le lierre suit l’élévation de son portique, le couronne en festons et le tapisse par ses contours tortueux. C’est dans cet asile que repose le paisible Sommeil. L’ Oisiveté grasse et pesante occupe un des coins de cette grotte. La Paresse, assise pesamment sur la terre d’un autre côté, ne peut faire un pas, ni même se tenir sur ses jambes molles et débiles. L’Oubli reste à la porte, ne reconnaissant ni ne laissant entrer personne ; il n’écoute aucun message ni ne répond, il tire un voile obscur sur tous les hommes. Le Silence sert de garde à ce séjour, autour duquel il tourne sans cesse : sa chaussure est de feutre : un manteau brun l’enveloppe ; et, de sa main, il fait signe de loin à ceux qu’il aperçoit de ne pas approcher.

L’Arioste.   

N° 80. — La Frivolité.
Mère du vain caprice et du léger prestige,
La fantaisie ailée autour d’elle voltige :
Nymphe au corps ondoyant, brin de lumière et d’air,
Qui mieux que l’onde agile ou le rapide éclair,
Ou la glace inquiète au soleil présentée,
S’allume en un instant, purpurine, argentée ;
Ou s’enflamme de rose, ou pétille d’azur.
Un vol la précipite, inégal et peu sûr,
La déesse jamais ne connut d’autre guide.
Les rêves transparents, troupe vainc et fluide,
D’un vol étincelant caresse ses lambris.
Auprès d’elle, à toute heure, elle occupe les ris.
L’un pétrit les parfums des bouches embaumées ;
L’autre le jeune éclat des lèvres enflammées ;
L’autre inutile et seul, au bout d’un chalumeau,
En globe aérien souffle une goutte d’eau.
La reine, en cette cour qu’anime la folie,
Va, vient, chante, se tait, regarde, écoute, oublie,
Et dans mille cristaux, qui portent son palais,
Rit de voir mille fois étinceler ses traits.
André Chénier.
N° 81. — Le Tribunal de l’Histoire.
Sur un fier tribunal, au fond d’un sanctuaire,
Soudain le héros vit une déesse austère.
Par sa voix appelés, renaissants tour à tour,
Tous les siècles rangés venaient former sa cour.
Plusieurs le front hideux et respirant la guerre,
De leurs crimes encor épouvantaient la terre ;
Marchant sur des débris, et de sang tout couverts,
Ils se traînaient au bruit des armes et des fers.
D’autres semblaient plus doux : déjà leurs traits moins sombres
D’un front demi-barbare éclaircissaient les ombres ;
Quelques-uns de rayons semblaient étincelants.
Le vieillard immortel, le Temps, en cheveux blancs,
Remontait en arrière aux jours de sa jeunesse.
Il déroulait encore aux yeux de la déesse
Le long cercle des ans mesurés par ses pas.
Les races qu’il fit naître, et rendit au trépas,
En sortent à sa voix ; chaque peuple respire ;
Les tombeaux sont déserts : la mort n’a plus d’empire.
Ici, d’un peuple heureux l’hymne reconnaissant
Proclamait les vertus d’un maître bienfaisant.
Plus loin, par les tyrans l’humanité foulée
S’élevait comme une ombre auguste et désolée ;
De ses lambeaux sanglants elle essuyait ses pleurs ;
Les peuples opprimés racontaient leurs malheurs.
L’Histoire présidait à ces pompeux spectacles,
La balance à la main prononçait ses oracles ;
Et de la vérité l’inflexible burin
Les gravait aussitôt sur des tables d’airain,
D’un airain immortel. Debout dans cette enceinte,
De la postérité l’image auguste et sainte
Répétait ses accents dont le long souvenir
Allait rouler au sein de l’immense avenir,
Et d’échos en échos retentir dans les âges.
Différentes de voix, d’aspect et de visages,
Près du trône siégeaient deux Immortalités :
L’une de Némésis a les traits redoutés ;
Sa splendeur, qui s’échappe en éclairs formidables,
Jette un jour éternel sur le front des coupables,
Sur ces grands criminels, auteurs des grands revers,
Et les montre de loin, aux yeux de l’univers,
Empreints d’une éclatante et vaste ignominie.
Mais l’autre, aux ailes d’or éblouissant Génie,
Ornant de rayons purs son front majestueux,
Accompagne les noms des mortels vertueux,
Et leur offre à jamais de renaissants hommages,
Thomas.
N° 82. — La Cuve.
Il est, il est sur terre une infernale cuve,
On la nomme Paris ; c’est une large étuve,
Une fosse de pierre aux immenses contours    
Qu’une eau jaune et terreuse enferme à triples tours ;
C‘est un volcan fumeux et toujours en haleine
Qui remue à longs flots de la matière humaine ;
Un précipice ouvert à la corruption
Où la fange descend de toute nation,
Et qui de temps en temps, plein d’une vase immonde,
Soulevant ses bouillons, déborde sur le monde.
Là, dans ce trou boueux, le timide soleil
Vient poser rarement un pied blanc et vermeil ;
Là les bourdonnements nuit et jour dans la bruine
Montent sur la cité comme une vaste écume :
Là personne ne dort, là toujours le cerveau
Travaille, et, comme l’arc, tend son rude cordeau.
On y vit un sur trois, on y meurt de débauche ;
Jamais, le front huilé, la mort ne vous y fauche,
Car les saints monuments ne restent dans ce lieu
Que pour dire : Autrefois il existait un Dieu.
Là tant d’autels debout ont roulé leurs bases,
Tant d’astres ont pâli sans achever leurs phases,
Tant de cultes naissants sont tombés sans mûrir,
Tant de grandes vertus là s’en vinrent pourrir,
Tant de chars meurtriers creusèrent leur ornière.
Tant de pouvoirs honteux rougirent la poussière,
De révolutions au vol sombre et puissant
Crevèrent coup sur coup leurs nuages de sang
Que l’homme ne sachant où rattacher sa vie,
Au seul amour de l’or se livre avec furie.
Misère ! après mille ans de bouleversements,
De secousses sans nombre et de vains errements,
De cultes abolis et de trônes superbes
Dans les sables perdus et couchés dans les herbes,
Le temps, ce vieux coureur, ce vieillard sans pitié
Qui va par toute terre écrasant sous le pied
Les immenses cités regorgeantes de vices,
Le temps qui balaya Rome et ses immondices.
Retrouve encore, après deux mille ans de chemin,
Un abîme aussi noir que le cuvier romain.
Toujours même fracas, toujours même délire,
Même foule de mains a partager l’empire,
Toujours même troupeau de pâles sénateurs.
Mêmes flots d’intrigants et de vils corrupteurs,
Même dérision du prêtre et des oracles,
Même appétit des jeux, même soif des spectacles.
La race de Paris, c’est le pâle voyou
Au corps chétif, au teint jaune comme un vieux sou ;
C’est cet enfant criard que l’on voit à toute heure
Paresseux et Aimant, et loin de sa demeure
Battant les maigres chiens, ou le long des grands murs
Charbonnant en sifflant mille croquis impurs ;
Cet enfant ne croit pas, il crache sur sa mère,
Le nom du ciel n’est, pour lui qu’une farce amère ;
C’est le libertinage enfin en raccourci ;
Sur un front de quinze ans c’est le vice endurci.
Et pourtant il est brave, il affronte la foudre,
Comme un vieux grenadier il mange de la poudre,
Il se jette au canon en criant : liberté !
Sous la balle et le fer il tombe avec beauté !
Mais que l’émeute aussi passe devant sa porte,
Soudain l’instinct du mal le saisit et l’emporte,
Le voilà grossissant les bandes de vauriens,
Molestant le repas des tremblants citoyens,
Et hurlant et le front barbouille de poussière,
Prêt à jeter à Dieu le blasphème et la pierre.
O race de Paris, race au cœur dépravé,
Race ardente à mouvoir du fer ou du pavé !
Mer, dont la grande voix fait trembler sur les trônes
Ainsi que des fiévreux tous les porte-couronnes !
Flot hardi qui trois jours s’en va battre les cieux,
Et qui retombe après, plat et silencieux !
Race unique en ce monde ! effraya ni assemblage
Des élans du jeune homme et des crimes de l’âge.
Race qui joue avec le mal et le trépas :
Le monde entier t’admire et ne te comprend pas !
Auguste Barbier (Limbes)

Sens des Allégories données en Décomposition.

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N° 83. — L’Ange mystérieux.

Au milieu des vastes plaines du pays de N… vivait au dernier siècle un sage vieillard, parvenu à l’âge de cent ans. Les vertus de sa jeunesse, les exemples édifiants qu’il avait donnés comme épouse et père de famille, avaient fait longtemps l’admiration de ses compatriotes, et longtemps après que la vieillesse lui eût ôté ses facultés, le parfum de sa vie remplissait encore les lieux qu’il avait habités.

Mais une maladie mortelle survint ; le digne vieillard pencha sa tête vénérable, et vit qu’il était appelé dans une autre patrie.

Alors Dieu, qui protège tous les hommes, envoya l’ange de la mort pour recueillir et apporter à ses pieds les bonnes œuvres du vieillard. Cet ange mystérieux arriva sur la terre, et pendant que le vieillard se pénétrait de vifs sentiments de Foi, d’Espérance et de Charité, il le toucha délicatement, et leva doucement son âme et ses vertus, et laissa à terre ses dépouilles mortelles, afin que chaque chose remplît sa destinée.

Le messager céleste s’envola alors précipitamment apportant à son maître les bonnes œuvres du vieillard, qui jouit dès ce moment d’un bonheur éternel.

Mais combien sa nombreuse postérité envia le sort de cet homme juste ! elle qui demeurait encore sur la terre, à la merci des orages du monde ! Comment des mortels pieux pourraient-ils ne pas désirer la félicité céleste !

Petite fille du sage vieillard, Marie avait vécu quinze ans seulement avec lui. Frêle et délicate  elle semblait  étrangère à  la terre, tant ses vertus et sa piété la rapprochaient de la divine patrie. Ses talents précoces, purifiés par l’amour de Dieu brillaient déjà d’un éclat céleste, et faisaient l’admiration de sa mère, de ses sœurs et de ses amies. Elles pensaient qu’une vertu si pure n’était pas faite pour l’adolescence, et même pour le séjour de la terre… En effet, tandis que ses qualités prématurées s’efforçaient de prendre leur développement, son corps délicat s’affaiblissait, courbé sous le poids des vertus.

Alors le Créateur, jetant sur elle un regard d’amour, ordonne à l’un de ses messagers d’aller chercher cette belle âme, destinée aux jours heureux du ciel.

L’ange mystérieux accourt près de la jeune fille, et trouve ses sœurs, son père, sa mère surtout, qui l’environnaient des soins du plus tendre amour.

Ils fixaient sur elle leurs tristes et tendres regards ; ils ne les détournèrent que lorsque sa dernière douleur eût fait place au sourire de la béatitude.

L’ange avait rempli sa mission divine ; et comme il laissait à la terre le corps inanimé de la jeune fille, ses parents inconsolables, vaincus par la douleur se penchèrent sur ces restes chéris, qu’ils auraient voulu suivre dans la froide terre, prête à les recueillir.

Déjà l’ange s’élevait d’un vol rapide avec son précieux dépôt ; il leur fit signe, et ils se relevèrent consolés : car ils savaient que ce n’était pas ce corps rendu à la poussière qui était l’objet de leur amour, mais bien l’essence précieuse qui les précédait dans les régions où règne un éternel bonheur.

Guyet.

N° 84. — Le docteur Zeb.

La coupe exactement pleine signifie que l’Académie silencieuse est au complet, et qu’il n’y a plus de place pour le docteur Zeb. La feuille de rose indique qu’un académicien de plus ne dérangera personne. Les chiffres 0, 100 et 1, 100 signifient, le premier, que les cent membres de l’Académie n’en vaudront ni plus, ni moins, et le second, qu’ils en vaudront cent fois davantage.

Guyet.

N° 85- — L’Ile déserte.

Dans cette allégorie, la ville est le monde, où l’homme, en naissant, trouve tout prêt pour sa réception, où il est accueilli avec joie, et où il peut jouir de toutes sortes de biens et de plaisirs.

Les flatteurs qui entouraient les rois éphémères de la ville, les engageant à ne chercher leur bonheur qu’au sein de vains honneurs, de biens passagers et de divertissements d’un moment, ce sont les plaisirs du monde.

Le sage conseiller est la religion qui nous avertit de notre destination sur la terre, de ce que nous avons à faire en ce monde et de ce qui nous attend dans l’autre.

L’île déserte est l’éternité. Il dépend de nous de nous préparer pour l’avenir, ou une misère immense, ou une vie tranquille et bienheureuse.

Heureux l’homme qui emploie le court temps de sa vie de manière à partager les joies d’un bonheur éternel.

Guyet.

N° 86. — Le amis après la mort.

Les premiers amis sont les biens temporels pour lesquels l’homme se donne non-seulement trop de peine et de souci, mais pour l’acquisition desquels il expose encore sa vie présente et même son bonheur éternel. Ces amis restent chez eux quand on le porte en terre. De toutes les richesses, de tout le faste, de toute la grandeur du monde, il ne reste rien qu’un linceul.

Les amis, meilleurs que les premiers, sont les parents ; ils accompagnent les restes mortels en versant des larmes, et couverts de vêtements de deuil, jusqu’au lieu de sa sépulture ; mais là, ils l’abandonnent, retournent à leurs affaires et à leurs plaisirs, et souvent la plupart ne pensent plus à lui.

Les amis les plus fidèles et sur qui l’homme doit compter davantage, sont la foi, l’espérance, l’amour de Dieu, la charité, la bienfaisance, la compassion, en un mot, toutes les nobles actions et les bonnes œuvres. Ces vertus forment notre cortège dans l’ éternité, nous obtiennent de Dieu le pardon de nos fautes et nous méritent une place dans le ciel.

Guyet.

Fables et apologues.

Modèles.

N° 87. — La Goutte d’eau et la Source.

Une goutte d’eau, tombée du ciel sur un oranger, roulait de feuille en feuille, et bientôt allait tomber à terre.

Le Génie d’une belle fontaine qui coulait au pied de l’arbre, la regardait, la pauvre petite goutte, et la croyait dans l’embarras.

Il cria, en lui montrant un long roseau : Petite goutte d’eau, veux-tu que je te recueille ?

Non pas, répondit la goutte d’eau, j’aime mieux me laisser tomber au milieu de cette jolie mousse verte qui est là.

Donc, elle se laissa rouler à terre : mais, hélas ! au lieu de tomber sur l’herbe fraîche, elle rencontra un gros caillou qui la retint.

Alors, elle appela le bon Génie qui reparut et qui lui dit avec un air sévère : « Petite, porte la peine de ton orgueil ; tu as dédaigné ma source et tu as voulu demeurer seule sur le gazon, comme une ambitieuse ; tu es une folle ! Tu devais savoir qu’une goutte d’eau n’est rien par elle-même, mais qu’en se réunissant à ses semblables, elle devient fontaine. Adieu. » — Vint un beau rayon de soleil qui but la goutte d’eau.

L’abbé Blanchet.

N° 88. — Le Rossignol et la Fourmi.

Parmi les divers arbustes qui ornaient un jardin frais et délicieux, un rossignol adopta un rosier dont les fleurs faisaient toutes ses amours ; au pied de ce même buisson, une fourmi avait établi sa petite demeure, qu’elle prenait soin d’approvisionner pour les jours de disette. Cependant le rossignol ne faisait que voltiger nuit et jour dans tous les angles du bosquet, qui retentissait des plus douces chansons.

La fourmi ne laissait pas un instant perdu pour le travail, tandis que ce chantre mélodieux, enivré de ses propres accords, voyait le temps s’écouler avec la plus grande insouciance, et, ne songeant qu’au plaisir, se jouait au milieu des roses au doux parfum et aux tendres couleurs ; mais le vent du matin les trahit, et la fourmi, instruite et témoin de leurs jeux folâtres : « Pauvres fous ! se dit-elle, nous verrons dans un autre temps quels fruits ils doivent retirer de ce badinage ! »

Bientôt les jours heureux du printemps firent place aux jours brumeux de l’automne : l’épine remplaça la rose, et la corneille monotone occupa le nid même du chantre de la nuit. Le vent d’automne s’éleva, et les arbres commencèrent à se dépouiller de leurs feuilles flétries ; leur brillante verdure pris une teinte jaunâtre, et le froid devenant de plus en plus piquant, une pluie de perles se détacha des nuages, et le camphre le plus pur, tamisé par l’horrible de l’air, couvrit la terre d’un tapis éblouissant.

Lorsque le pauvre rossignol vola de nouveau vers son rosier favori, il ne reconnut plus le ravissant incarnat de la rose, en vain aussi il chercha le doux parfum de l’hyacinthe. Accablé sous le poids de la douleur, sa langue éloquente ne trouva plus de sons pour l’exprimer. Plus de roses à caresser, plus de riante verdure où il put prendre ses ébats. Dans cet état de dénûment, ses forces l‘abandonnèrent… Il se ressouvint de la fourni qui habitait au pied du rosier, et qui avait fait provision de graines. « En ce jour de malheur, se dit-il en lui-même, je vais voler à sa porte, et en faveur de la proximité de nos demeures et du droit que donne le titre de voisin, je lui demanderai un service »

Le pauvret, épuisé par un long jeûne, vola vers la fourmi, et d’un ton suppliant il lui dit : « Bonne voisine, vous savez que la bienfaisance est l’apanage du riche et le capital de l’homme heureux ; voyez, j’ai consommé inconsidérément les instants précieux de la vie, tandis que, plus prévoyante que moi et sachant les mettre à profit, vous avez amassé un riche trésor, ne pourrais-je donc espérer que vous m’y fassiez participer. »

La fourmi lui répond :«  Jour et nuit, le bosquet ne retentissait que de vos chants, tandis que je donnais le même temps au travail. Sans cesse enivré de la fraîcheur de la rose, ou séduit par les charmes trompeurs du printemps, vous n’avez pas réfléchi, jeune insensé, que le printemps est suivi de l’automne, et qu’il n’y a pas de chemin qui n’aboutisse au désert. »    .

Moslih-Eddim. poète persan.

N° 89. — L’Ecolier, l’Abeille, l’Hirondelle et le Chien.
Un tout petit enfant s’en allait à l’école ;
On avait dit : Allez… il tâchait d’obéir ;
Mais son livre était lourd ; il ne pouvait courir.
Il pleure, et suit des yeux une abeille qui vole.
« Abeille, lui dit-il, voulez-vous me parler ?
Moi, je vais à l’école ; il faut apprendre à lire ;
Mais le maître est tout noir et je n’ose pas rire !
Voulez-vous rire, abeille, et m’apprendre à voler ?
— Non, dit-elle, j’arrive et je suis très pressée,
J’avais froid ; l’aquilon m’a longtemps oppressée :
Enfin, j’ai vu les fleurs ; je redescends du Ciel,
Et je vais commencer mon doux rayon de miel.
Voyez ! j’en ai déjà puisé dans quatre roses ;
Avant une heure encore nous en aurons d’écloses.
Vite, vite à la ruche ! on ne rit pas toujours !
C’est pour faire le miel qu’on nous rend les beaux jours.
Elle fuit et se perd sur la roule embaumée.
Le frais lilas sortait d’un vieux mur entr’ouvert ;
Il saluait l’aurore et l’aurore charmée
Se montrait sans nuage et riait de l’hiver.
Une hirondelle passe : elle effleure la joue :
Du petit nonchalant qui s’attriste et qui joue ;
Et, dans l’air suspendue, en redoublant sa voix,
Fait tressaillir l’écho qui dort au fond des bois.
« Oh ! bonjour ! dit l’enfant, qui se souvenait d’elle ;
Je t’ai vue a l’automne, oh ! bonjour, hirondelle !
Viens ! tu portais bonheur à ma maison, et moi
Je voudrais du bonheur. Veux-tu m’en donner, toi ?
Jouons. — Je le voudrais, répond la voyageuse,
Car je respire à peine, et je me sens joyeuse.
Mais j’ai beaucoup d’amis qui doutent du printemps ;
Ils rêveraient ma mort si je tardais longtemps,
Non, je ne puis jouer. Pour finir leur souffrance,
J’emporte un brin de mousse en signe d’espérance.
Nous allons relever nos palais dégarnis :
L’herbe croît, c’est l’instant des amours et des nids.
J’ai tout vu. Maintenant, fidèle messagère,
Je vais chercher mes sœurs là-bas sur le chemin.
Ainsi que nous, enfant, la vie est passagère,
Il en faut profiter. Je me sauve. A demain !
L’enfant reste muet ; et, la tête baissée,
Rêve et compte ses pas, pour tromper son ennui ;
Quand le livre importun, dont sa main est lassée,
Rompt ses fragiles nœuds, et tombe auprès de lui.
Un dogue l’observait du sein de sa demeure ;
Stentor, gardien sévère et prudent à la fois,
De peur de l’effrayer, retient sa grosse voix.
Hélas ! peut-on crier contre un enfant qui pleure ?
« Bon dogue, voulez-vous que je m’approche un peu ?
Dit l’écolier plaintif : je n’aime pas mon livre ;
Voyez, ma main est rouge, il en est cause. Au jeu
Rien ne fatigue ; on rit : et moi je voudrais vivre
Sans aller à l’école, où l’on tremble toujours.
Je m’en plains tous les soirs et j’y vais tous les jours ;
J’en suis très mécontent. Je n’aime aucune affaire.    
Le sort des chiens me plaît, car ils n’ont rien à faire. »
— Écolier ; voyez-vous ce laboureur aux champs ?
Eh bien ! ce laboureur, dit Stentor, c’est mon maître.
Il est très vigilant ; je le suis plus peut-être.
Il dort la nuit, et moi j’écarte les méchants.
J’éveille aussi ce bœuf qui d’un pas lent, mais ferme,
Va creuser les sillons quand je garde la ferme.
Pour vous-même on travaille ; et, grâce à vos brebis,
Votre mère, en chantant, vous file des habits.
Par le travail tout plaît, tout s’unit, tout s’arrange.
Allez donc à l’école ; allez, mon petit ange !
Les chiens ne lisent pas, mais la chaîne est pour eux :
L’ignorance toujours mène à la servitude.
L’homme est fin, l’homme est sage, il nous défend l’étude !
Enfant, vous serez homme, et vous serez heureux :
Les chiens vous serviront. » L’enfant l’écouta dire,
Et même il le baisa. Son livre était moins lourd.
Et quittant le bon dogue, il pense, il marche, il court.
L’espoir d’être homme un jour lui ramène un sourire.
A l’école, un peu tard, il arrive gaîment,
Et dans le mois des fruits il lisait couramment.
Mme Desbordes-Valmore.
N° 90. — La Brebis.

Comme Jupiter célébrait l’anniversaire de son hymen, et que tous les animaux lui apportaient des offrandes, Junon remarqua l’absence de la brebis.

Où donc est la brebis ? demanda la déesse : pourquoi la bonne brebis néglige-t-elle de nous apporter sa pieuse offrande.

Le chien prit la parole et dit : déesse, n’en soyez pas irritée. Aujourd’hui encore j’ai vu la brebis ; elle était affligée, elle gémissait, elle se désolait.

Et pourquoi se désolait-elle ? demanda la déesse qui déjà se sentait émue.

Pauvre malheureuse que je suis ! disait-elle. Je n’ai maintenant ni laine, ni lait : que donner Jupiter ? Irai-je, moi seule, me présenter devant lui sans offrande ? J’aime mieux aller prier le berger de m’immoler moi-même en sacrifice au maître des Dieux.

Cependant la brebis était immolée. Avec la prière du berger montait à travers les nuages la fumée du sacrifice, odeur agréable à Jupiter. Junon, dans ce moment, aurait versé la première larme, si de larmes pouvaient mouiller l’œil d’une immortelle.

Lessing.

N° 91.  La Mort et le Chrétien.

Un jour, un homme vertueux rencontra la mort. Je te salue, messagère de l’immortalité, je te salue ! Ainsi l’aborda l’homme vertueux.

Comment, dit-elle, fils du péché, tu ne trembles pas devant moi ?

Non, celui qui n’a pas à trembler devant lui-même, n’a pas à trembler non plus devant toi.

Ne frémis-tu pas à l’aspect des maladies dont le gémissant cortège me précède, et de la sueur froide qui dégoutte de mes ailes ?

Non, répartit l’homme vertueux.

Et pourquoi ne frémis-tu pas ?

Parce que les maladies et la sueur m’annoncent ta présence.   

Et qui es-tu donc, mortel, pour ne pas me craindre ?

Je suis chrétien, répondit celui-ci en souriant.

Soudain la mort le toucha de son souffle, et la mort et le mortel avaient disparu. Il s’était ouvert sous leurs pieds une tombe, au fond de laquelle on apercevait quelque chose… Je pleurais… Mais tout-à-coup des voix divines attirèrent mes regards vers les nuages ; dans ces nuages, je vis le chrétien : il souriait encore comme il avait souri à la mort, et ses mains étaient jointes. Des esprits resplendissants l’accueillaient avec des cris d’allégresse, et il était resplendissant comme eux… Je pleurais… En ce moment mes regards s’abaissèrent vers la tombe, et je reconnus ce qui était au fond : ce n’était que la dépouille usée du chrétien.

J.-G. Lavater.

N° 92. — Le Ver luisant et le Crapaud.

Dans un bosquet de chênes, un ver luisant se reposait sur l’herbe tendre, sans se douter de l’éclat dont il brillait. D’une touffe de mousse fangeuse sort doucement un monstre, un crapaud, qui lance tout son venin sur le pauvre insecte.

Ah ! que t’ai-je fait, crie le ver. Eh ! répond le cruel, pourquoi brilles-tu ?

Pfeffel.

N° 93. — La Goutte de pluie.

Une goutte de pluie descendit d’un nuage ; confuse, en découvrant l’immensité de la mer : « Quelle étendue, dit-elle, que de flots ! et que suis-je ? Si l’existence est là, je n’existe même pas. »  Tandis qu’elle s’humiliait dans sa contemplation, une coquille la reçut dans son sein ; elle devint une perle digne du front des rois : ainsi sa modestie fit son élévation : en s’abîmant dans le néant, elle mérita l’existence.

(Apologues persans.)

N° 94. — La Grue blessée.

Déjà l’automne dépouillait les bosquets de leur feuillage diversement nuancé, et répandait du haut des airs le givre et la froidure sur les plaines attristées, lorsqu’une légion de grues arriva sur le bord de la mer, se disposant à chercher une région hospitalière au-delà de l’Océan.

Une grue, atteinte à la patte par la flèche d’un chasseur, se tenait à l’écart, muette et désolée, sans mêler sa voix aux cris sauvages que ses compagnes poussaient dans leurs joyeux ébats. Il fallait entendre la troupe folâtre s’égayer aux dépens de la malheureuse.

Ce n’est pas ma faute, si je suis boiteuse, se disait-elle dans sa sombre douleur, et je n’ai pas travaillé moins qu’un autre au bien de notre république. Je suis en butte à des railleries, à des mépris que je n’ai point mérités. Si du moins je pouvais me tirer du voyage ! mais hélas ! la douleur ne me laisse ni la force ni le courage nécessaire pour une fuite lointaine. Malheureuse que je suis ! la mer est le tombeau qui m’attend. Pourquoi le cruel ne m’a-t-il pas ôté la vie ?

Cependant, un vent favorable, s’élevant de la terre, souffle sur les eaux. La troupe se range en ordre, quitte la terre, et, emportée par un rapide essor, s’élance en poussant des cris de joie. La grue souffrante resta loin derrière ses sœurs, et se vit souvent obligée de se reposer sur es feuilles de lotus dont la mer était jonchée. Le chagrin et la souffrance lui arrachaient de profonds soupirs.

Elle s’était arrêtée plus d’une fois, lorsqu’enfin elle vit la terre, le climat fortuné, et soudain sa blessure se ferma. Guidée par la Providence, elle y aborda heureusement, tandis que plusieurs de celles qui l’avaient raillée, trouvèrent la mort dans les flots.

O vous, sur qui le malheur appesantit sa main cruelle, justes, dont le cœur est plein d’amertume, et qui souvent maudissez l’existence, ne vous laissez point abattre, armez-vous de courage pour faire le voyage de la vie. A l’autre bord, il est une contrée plus heureuse ; un lieu de délices vous y attend.

Kleist.

N° 95. — Le Chien et le Chat.
Pataud jouait avec Raton,
Mais sans gronder, sans mordre, en camarade, en frère.
Les chiens sont bonnes gens : mais les chats, nous dit-on,
Sont justement tout le contraire.
Aussi, bien qu’il jura toujours
D’avoir fait patte de velours,    
Raton, et ce n’est pas une histoire apocryphe,
Dans la peau d’un ami comme fait maint plaisant,
Enfonçait, tout en s’amusant,
Tantôt la dent, tantôt la griffe.
Pareil jeu dut cesser bientôt.
Eh quoi ! Pataud, tu fais la mine !
Ne suis-je pas ton bon ami ?
— Prends un nom qui convienne à ton humeur maligne,
Raton, ne sois rien à demi.
J’aime mieux un franc ennemi,
Qu’un bon ami qui m’égratigne.
Arnaud.
 N° 96. — La Linotte.
Une étourdie, une tête à l’évent,
Une linotte, c’est tout dire,
Sifflant à tout propos et tournant à tout vent,
Quitta sa mère et voulut se produire,
Un nid chez soi vaut mieux souvent
Que ne vaut ailleurs un empire.
Il s’agit de trouver un bel emplacement.
La folle un jour s’arrêta près d’un chêne :
« C’est, dit-elle, ce qu’il me faut ;
Je serai là comme une reine ;
On ne peut se nicher plus haut »
En un moment le nid s’achève :
Mais, deux jours après, ô douleur !
Par tourbillons le vent s’élève,
L’air s’embrase, un nuage crève :
Adieu tes projets de bonheur !    .
 Notre linotte était absente,
À son retour, Dieu ! quels dégâts !
Plus de nid ! le chêne eu éclats !
« Oh ! oh ! je serais plus prudente,
Dit-elle, logeons-nous six étages plus bas. »
Des broussailles frappent sa vue :
« La foudre n’y tombera point,
J’y vivrai tranquille, inconnue ;
Et ceci, pour le coup, est mon fait de tout point. »
Elle y bâtit son domicile.
Moins d’éclat sans plus de repos :
La poussière et les vermisseaux
L’inquiètent dans cet asile :
Il faut prendre congé ; mais, sage à ses dépens.
D’un buisson qui domine elle gagne l’ombrage,
Y trouve des plaisirs constants,
Et s’y préserve en même temps
De la poussière et de forage.
Si le bonheur nous est permis,
Il n’est point sous le chaume, il n’est point sur le trône.
Voulons-nous l’obtenir, amis,
La médiocrité le donne.
Dorat.
N° 97. — Le Grillon et le Ver luisant.
Par une belle nuit, un grillon sautillant
Et chantant s’en allait tout le long d’une plaine fleurie,
Il y rencontre un ver luisant
Bien brillant,
Dont la vive lueur éclaircit la prairie ;
Bonsoir, bel astre radieux,
Bonsoir, noble étoile vivante,
Dit le grillon : que je te trouve heureux !
De ta lumière étincelante
On aperçoit au loin les feux,
Et dans ce pré, sur chaque plante,
Quelqu’insecte vers toi tourna un œil envieux.
— Il est vrai, dit le ver, mon sort est glorieux ;
La nature avec complaisance
A répandu sur moi des dons bien précieux ;
Et sans doute la différence,
Mon cher, est grande entre nous deux.
Te voilà tout brun et tout sombre,
Te traînant à tâtons dans l’ombre,
Obscur, sans être vu, sans voir ;
Tandis que les rayons de ma vive lumière
Guident non-seulement mes pas quand il fait noir,
Mais sont pour mainte fourmilière
Comme un second soleil qui se lève le soir.
C’était là pour un ver un bien pompeux langage ;
Mais il n’en dit pas davantage.
Guidé par sa vaine lueur,
Sur notre ver luisant un oiseau de ténèbres
Fond, l’enlève, l’avale, et, sans nulle pudeur,
L’envoie aux rivages funèbres,
Cependant le grillon, tout tremblant de frayeur,
S’était blotti sous des brins d’herbe :
Oh ! oh ! dit-il tout bas, ne soyons pas superbe.
De notre obscurité sachons nous consoler.
La nature a voulu compenser toute chose,
De biens, de maux, chacun ici-bas a sa dose ;
Il peut coûter cher de briller.
Laurent de Jussieu.

Modèles de Décomposition de Fables.

N° 98. — Les Animaux malades de la peste.

Forme. Cette fable est une des meilleures de Lafontaine. Le poète y a abordé tous les tons avec la plus admirable convenance. Afin de le démontrer plus longuement, je ne citerai que quelques figures.

La suspension qui commence donne plus d’horreur pour une maladie aussi redoutable que la peste. — L’ Achéron pour l’enfer est une synecdoque de la partie pour le tout. — Les traits du céleste courroux contiennent une bonne métaphore : traits veut dire ici justice, vengeance. L’esprit a bientôt saisi le rapport qui existe entre les traits qui causent des blessures et la mort, et la vengeance et la justice qui exigent la mort d’un coupable. Et flatteurs d’applaudir  ; ellipse d‘un verbe s’empressèrent, qui rend l’expression concise sans nuire à la clarté. Je tondis de ce pré la largeur de ma langue l’hypallage : il serait plus naturel de dire : Je tondis ce pré de la largeur de ma langue. — Un loup, quelque peu clerc, allusion malicieuse aux hommes de justice, qui ont le talent de grossir les plus petites fautes.

Aux premières lignes de la fable, on reconnaît la forme grave et périodique : c’était la plus convenable pour parler d’un mal épouvantable, d’un mal (remarquez cette répétition) que le ciel fait servir à sa justice de la peste enfin que le poète s’excuse d’ appeler par son nom . Le style devient descriptif, quand sont exposés les effets de la peste, et prend une teinte gracieuse et mélancolique au moment où le tableau se termine.   

Le lion, en ouvrant le conseil, parle d’un ton hypocrite et soumis. On voit bien qu’un langage de prédicateur n’est point fait pour ce roi cruel. Aussi ce ton devient-il bientôt hautain et provoquant, comme celui du coupable, qui, sur de l’impunité, parle de ses crimes, bien moins pour en demander pardon que pour en tirer vanité. Satisfaisant mes appétits , dit-il. Vous entendez, l’‘appétit n’est pas la faim ; ce n’est pas même l’appétit qui le pousse, car au pluriel ce mot n’a pas une signification aussi franche qu’au singulier : il a satisfait ses appétits c’est-à-dire ses inclinations, ses fantaisies, et, pour qu’on n’en doute pas, il ajoute gloutons : ce n’était pas par nécessité de se nourrir, mais par gourmandise. J’ai dévoré  ; si ces aveux n’étaient pas fait par pure jactance, il aurait dit : J’ai été réduit à la nécessité de me nourrir ; mais non, il a dévoré c’est-à dire mangé avec rage, férocité ; force moutons  : ce n’était pas quelques moutons, mais c’était le plus possible. Que m’avaient-ils fait ? nulle offense . Vous le voyez, c’est bien là le cynisme du crime.

Il m’est arrivé quelquefois de manger
Le berger.

Admirons l’art du poète, qui a fait des mots le berger un petit vers détaché pour les mettre en relief, et nous faire sentir davantage la férocité de l’orgueilleux pénitent.

Ainsi, il est prouvé pour nous jusque-là que les forfaits du lion crient vengeance : car il pouvait se nourrir d’animaux moins utiles que le mouton, et ne manger que pour vivre. C’est lui, sans doute, qui sera la victime choisie pour apaiser le courroux céleste ? Ce n’est pas là l’avis de maître Renard. Dès ses premiers mots, le ton du discours change ; la flatterie appelle à son aide l’ironie, et non-seulement il calme les scrupules que sire lion montre à la fin de sa harangue, mais il trouve moyen de le complimenter sur sa conduite. Vous êtes trop bon roi , vous avez trop de délicatesse , vous fîtes à cette canaille trop d’honneur de la croquer .  Il va même jusqu’à dire que le berger avait mérité son sort. Ici l’on sent que tout change de nom, c’est le vice éhonté qui est innocent, et c’est la vertu qui est coupable. Aussi le poète ne se sent pas le courage de détailler la confession des autres grands seigneurs, son ton revêt une couleur d’indignation rehaussée par une extrême concision.

Mais voici un autre pénitent ! Il a l’oreille basse, et a pris la chose au sérieux. Il ne veut point atténuer ses fautes, et toutes ses expressions sont des litotes. Longtemps il a cherché dans sa conscience quel pouvait être son plus grand crime. Il se rappelle une peccadille de jeunesse ; j’ai souvenance , dit-il, et ce mot vieilli nous indique que la faute est déjà bien ancienne, et qu’elle a, sans doute, été effacée par son repentir ; qu’en un pré, ce n’était pas du grain en herbe, le foin pouvait lui être destiné quelque jour ; de moines, ce pré appartenait à une communauté riche, qui n’éprouvait aucun dommage de son larcin ; passant, il ne s’est point arrêté ; la faim, c’est un maître impérieux, l’âne n’eut point écouté un simple appétit ; l’occasion, ce n’est point par préméditation que le délit a été commis ; l’herbe, il en a si peu souvent ! Il lui donne de la paille et du son ; tendre, elle ne faisait que de naître et avait le temps de croître de nouveau ; et je pense, il n’en est pas sûr, tant son cœur est éloigné du mal ; quelque diable, pour mal faire, il a fallu qu’un démon se mêlât de la chose encore ne sait-il lequel ; aussi, sans le diable il n’eut pas cédé à la tentation ; me poussant, c’est contre son gré qu’il a agi ; je tondis, il n’a point arraché herbe tendre ; en la tondant, il savait quelle deviendrait forte pour le temps de la fauchai son, plus forte que celle à laquelle il ne touchai point ; la largeur de ma langue , voilà le corps du délit ! le dommage causé ! Cette confession de l’âne est merveilleuse d’adresse et de naïveté. Quel ton et quel style ! pas un mot de trop, tout arrangé comme à dessein ! Lafontaine pensait-il à cet effet ? Cela est peu probable ; son talent créait ; et nous, l’art à la main, nous admirons pour nous efforcer d’imiter.

Si quelqu’un doit être absout dans ce conseil des animaux, c’est l’âne évidemment. N’en croyez rien un chicaneur (quelque peu clerc) viendra rédiger et soutenir l’accusation. Manger l’herbe d’autrui  ! Eh messieurs, n’est-ce rien ? Voyez nos annales judiciaires ! est-il un crime pareil ? un cas aussi pendable ? Soyez-en sûrs, voilà le seul coupable, de lui vient tout le mal . C’est un animal maudit, un pelé, un galeux , il mérite la corde. Je conclus à la peine de mort, en expiation de son forfait, auprès duquel ne sont rien nos petites fautes. Le poète n‘a pas voulu rapporter le réquisitoire du loup, il a fait un résumé rapide de ses moyens. Son ton est audacieux, l’injure est dans chaque expression. On se croit en pleine audience.    -

Assurément la moralité de la fable est bien justifiée. A la cour, le coupable puissant a toujours raison, soutenu qu’il est par ses flatteurs et ses créatures ; le faible, au contraire, quoique innocent, a toujours tort ; il trouve vingt accusateurs et pas un défenseur. En termes plus concis : Misère condamne, richesse absout.

Fond. L’exposition est grave et digne d’un grand sujet. On sent dès l’abord qu’il s’agit d’un drame solennel. Le nœud commence au moment où le lion prend la parole ; il se complique quand le renard excuse les crimes du roi ; l’intérêt est à son plus haut degré à la confession de l’âne. Le dénouement se prépare dès que le loup paraît sur la scène ; il est d’autant plus prochain que les conclusions du loup sont plus injurieuses et plus injustes ; il est renfermé dans un demi vers, et quoique au fond il soit conforme à l’exposition, il pêcherait par trop de concision dans la forme, si le lecteur n’avait pas l’indignation dans l’âme, au moment où le loup finit. Lafontaine connaissait le cœur de l’homme ; il eût fait une faute en exposant le supplice de l’âne, car il eût inspiré au lecteur des sentiments d’horreur, et il nous suffisait de l’indignation. C’est ainsi qu’on doit s’arrêter à temps.

On peut ramener cette fable aux proportions suivantes : « En temps de peste, le lion assembla les animaux pour leur proposer d’apaiser le courroux du  ciel par la mort du plus coupable d’entre eux.  Chacun fit alors l’aveu de ses fautes. Le lion s’accusa d’avoir dévoré des troupeaux et leurs bergers ;  mais le renard justifia de reste cette peccadille. Tous les carnassiers, jusqu’aux simples mâtins,  avouèrent leurs fautes et trouvèrent des défenseurs éloquents. L’âne confessa qu’il avait mangé un un peu d’herbe dans un pré de moines. Aussitôt le loup qualifia cette action de crime abominable et proposa de choisir le baudet pour victime. D’un accord unanime, le pauvre animal fut sacrifié. A la cour, le riche coupable est absout, le faible innocent est condamné. »

Guyet.

N° 99. — Le Loup et l’Agneau.

Forme. — La figure la plus facile à apercevoir dans cette fable est la disjonction qui se montre presqu’à la fin. En supprimant les mots dit le loup, reprit l’agneau, le dialogue acquiert plus de concision et de rapidité.

Le premier vers contient l’épiphonême. En le plaçant ainsi au commencement, on devine aisément le dénouement d’un drame dont un loup et un agneau seront les seuls acteurs. L’intérêt se trouve un peu affaibli ; et pour se faire lire, un auteur a besoin de toutes les ressources de son style. Aussi la moralité est-elle plus fréquemment placée à la fin de la fable par la plupart des auteurs. Mais Lafontaine n’avait point à craindre de la part du lecteur un sentiment d’indifférence : car, dans un dialogue de quelques lignes, il a su prouver admirablement son épiphonême.

Voyons d’abord les raisons du loup. Son ton est fier, ses premières paroles indiquent l’homme qui cherche une mauvaise querelle et qui est assuré qu’en toute hypothèse il restera le maître du terrain. L’interrogation hautaine, et la commination éhontée sont les mouvements oratoires par lesquels il commence : Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ? Remarquons que par la forme de la figure, le fait du trouble paraît certain. Sire loup n’en doute point, et il ajoute aussitôt. Tu seras châtié de la témérité , menace d’autant plus redoutable pour l’agneau qu’il voit de plus près les griffes et la gueule de son cruel interlocuteur. Battu complètement sur le premier chef d’accusation, le loup ne trouve qu’un simple démenti : tu la troubles  ; puis il change de question : Je sais que de moi tu médis ton passé . C’est là une affirmation qui paraît certaine ; mais la réplique est victorieuse. Le loup pose alors un dernier argument : Si ce n’est toi c’est donc ton frère . Le mot donc fait là un effet étourdissant : le loup dut le prononcer comme un philosophe sur de son argumentation, et il est prêt à tirer ses dernières conséquences. Mais l’agneau fait une réplique qui confond le loup, celui-ci n’a plus alors qu’à se jeter à droite, à gauche, sur tout ce qu’il trouve dans sa tête. C’est ce qu’il fait en parlant de bergers et de chiens qui étaient fort innocents du trouble de l’eau . C’est ainsi que raisonnent les hauts et puissants seigneurs.

Examinons ensuite la logique de l’agneau. Quel ton humble et doux ! Il supprime les secondes personnes, en employant la formule ta plus respectueuse de la langue. Ce n’est pas une dénégation fortement articulée, mais c’est une prière de considérer les faits et de juger. Cette première réponse laisse voir la forme de l’enthymême. L’agneau s’imaginait que la discussion était close ; mais voyant le loup nier effrontément une conséquence inattaquable, il s’alarme et donne moins de développement à son second argument ; il n’a qu’un mot pour exprimer le troisième : je n’en ai point , et le dit en tremblant ; car son sort est décidé, il le voit.

Fond. Rédigeons sous forme classique les raisonnements de nos    deux acteurs :

SYLLOGISME DU LOUP.

Celui qui trouble le breuvage d’un autre doit être châtié.

Or, tu troubles mon breuvage,

Donc tu dois être châtié.

SYLLOGISME DE L’AGNEAU.

Quand on boit plus bas dans le courant, on ne peut troubler le breuvage de celui qui est plus haut.

Or, je bois vingt pas au-dessous de vous.

Donc je ne trouble point votre breuvage. La mineure de l’agneau étant évidente, le loup est confondu ; mais il tient a prouver sa conséquence.

NOUVEAU SYLLOGISME DU LOUP.

On doit être châtié quand on médit du prochain.

Or, tu as médit de moi l’an passé.

Donc tu dois être châtié.

NOUVEAU SYLLOGISME DE L’AGNEAU.

On ne peut médire quand on n’existe pas.

Or, l’an passé je n’existais pas.

Donc je n’ai pas médit de vous l’an passé.

Il prouve sa mineure.

Les agneaux qui tettent encore leurs mères n’existaient pas l’an passé.

Or, je tette encore ma mère.

Donc je n’existais pas l’an passé.

Le loup enrage, il pose un dernier syllogisme.

Ou c’est toi ou c’est ton frère.

Or, ce n’est pas toi.

Donc c’est ton frère.

Si l’agneau avait eu un frère, il pouvait accorder cet argument, et discuter sur les conséquences que le loup pouvait en tirer. Mais la majeure était fausse, l’agneau la nie, et le loup, manquant de preuves, s’en prend à tout le monde. En raisonnant ainsi, il ne pouvait manquer de rencontrer juste, car, en ce monde, chacun a ses ennemis : en attendant, l’agneau était fort innocent et meilleur philosophe. L’exposition est dans les quatre premiers vers, le nœud finit à : il faut que je me venge . Le dénouement est fort bien amené, et peu a peu, dès le début, par les mots : à jeûn, qui cherchait aventure .

Voici la fable sous forme resserrée.

« Un loup et un agneau se désaltéraient dans le même courant. Le loup prétendit que l’agneau troublait son breuvage, et que lui ou son frère avait médit de lui l’année auparavant. L’agneau répliqua qu’il buvait au-dessous du loup, qu’il n’avait que quelques mois, et point de frère. Le loup, irrité, fit sa proie de l’agneau. La meilleure raison, c’est celle du plus fort. »

Guyet.

Tableaux et descriptions.

Modèles.

N° 100. — Le Déluge.
Tous les vents mugissaient, les montagnes tremblèrent,
Des fleuves arrêtés les vagues reculèrent,
Et du sombre horizon dépassant la hauteur,
Des vengeances de Dieu l’immense exécuteur,
L’océan apparut. Bouillonnant et superbe,
Entraînant les forêts comme le sable et l’herbe,
De la plaine inondée envahissant le fond,
Il se couche en vainqueur dans le désert profond,
Apportant avec lui comme de grands trophées
Les débris inconnus des villes étouffées,
Et là bientôt plus calme en son accroissement,
Semble, dans ses travaux, s’arrêter un moment,
Et se plaire à mêler, à briser sur son onde
Les membres arrachés au cadavre du monde.
Ce fut alors qu’on vit des hôtes inconnus
Sur des bords étrangers tout-à-coup survenus ;
Le cèdre jusqu’au nord vint écraser le saule ;
Des ours noyés, flottant sur les glaçons du pôle.
Heurtèrent l’éléphant près du Nil endormi ;
Et le monstre, que l’eau soulevait à demi,
S’étonna d’écraser, dans sa lutte contre elle,
Une vague où nageaient le tigre et la gazelle.
En vain des larges îlots repoussant les premiers,
Sa trompe tournoyante arracha les palmiers ;
Il fut roulé comme eux dans les plaines torrides,
Regrettant ses roseaux et ses sables arides,
Et de ses hauts bambous le lit flexible et vert,
Et jusqu’au vent de flamme exilé du désert.
Dans l’effroi général de toute créature,
Le plus féroce même oubliait sa nature ;
Les animaux n’osaient ni ramper ni courir.
Chacun d’eux résigné se coucha pour mourir.
En vain, fuyant aux cieux l’eau sur ses rocs venue,
L’aigle tomba des airs repoussé par la nue.
Le péril confondit tous les êtres tremblants.
L’homme seul se livrait à des projets sanglants.
Quelques rares vaisseaux qui se faisaient la guerre,
Se disputaient longtemps les restes de la terre ;
Mais pendant leurs combats, les flots non ralentis
Effaçaient à leurs yeux ces restes engloutis.
Alors un ennemi plus terrible que l’onde
Vint achever partout la défaite du monde ;
La faim de tous les cœurs chassa les passions ;
Les malheureux, vivant après leurs nations,
N’avaient qu’une pensée, effroyable torture,
L’approche de la mort, la mort sans sépulture.
On vit sur un esquif, de mers en mers jeté,
L’œil affamé du fort sur le faible arrêté......
Des derniers réprouvés telle fut l’agonie.
L’amour survivait seul à la bonté bannie ;
Ceux qu’unissaient entre eux des serments mutuels
Et que persécutait la haine des mortels,
S’offraient d’eux-mêmes à l’onde avec un front tranquille,
Et contre leurs douleurs trouvaient un même asile.
Cependant sous les flots montés également
Tout avait par degrés disparu lentement,
Les cités n’étaient plus, rien ne vivait, et l’onde
Ne donnait qu’un aspect à la face du monde.
Seulement quelquefois sur l’élément profond
Un palais englouti montrait l’or de son front ;
Quelques dômes, pareils a de magiques îles,
Restaient pour attester la splendeur de leurs villes....
Enfin le fléau lent qui frappait les humains
Couvrit le dernier point des œuvres de leurs mains ;
Les montagnes, bientôt par l’onde escaladées,
Cachèrent dans son sein leurs têtes inondées.   
Le volcan s’éteignît, et le feu périssant
Voulut en vain y rendre un combat impuissant :
A l’élément vainqueur il céda le cratère,
Et sortit en fumant des veines de la terre.
Rien ne se voyait plus, pas même des débris ;
L’univers écrasé ne jetait plus ses cris.
Quand la mer eut des monts chassé tous les nuages ;
On vît se disperser l’épaisseur des orages ;
Et les rayons du jour dévoilant leur trésor.
Lançaient jusqu’à la mer des jets d’opale et d’or ;
La vague était paisible et molle et cadencée,
En berceaux de cristal mollement balancée ;
Les vents, sans résistance, étaient silencieux,
La foudre sans échos, expirait dans les cieux ;
Les cieux devenaient purs, et, réfléchis dans l’onde,
Teignaient d’un azur clair l’immensité profonde.
A. de Vigny.
N° 101. — L’Océan.

Je me réveille en tressaillant : les vagues se soulèvent autour de moi ; les vents remplissent l’air de leurs voix : je pars ; où allons-nous ? Je l’ignore mais il n’est plus, ce temps où mes yeux pouvaient être affligés ou réjouis par les rivages d’Albion disparaissant dans l’horizon lointain.

Encore une fois sur les mers ! oui, encore une fois ! Les vagues bondissent sous moi comme un coursier qui connaît son cavalier. Salut à leur mugissement ! qu’elles me conduisent avec toute leur vitesse !… n’importe en quels lieux. Quand le mât du navire, près de rompre, tremblerait comme le roseau, quand même les voiles déclarées voleraient en lambeaux dans les airs, je poursuivrais encore ma route ; je suis comme une herbe marine, arrachée du rocher et lancée sur l’écume de l’Océan, pour voguer à la merci des courants de l’abîme et du souffle de la tempête.

Déroule tes vagues d’azur, majestueux Océan ! mille flottes parcourent vainement tes routes immenses ; l’homme, qui couvre la terre de ruines, voit son pouvoir s’arrêter sur tes bords. Tu es le seul auteur de tous les ravages dont l’humide élément est le théâtre : il n’y reste aucun vestige de ceux de l’homme : son ombre se dessine à peine sur ta surface, lorsqu’il s’enfonce comme une goutte d’eau dans tes profonds abîmes, privé de tombeau, de linceul et ignoré.

Ses pas ne sont point imprimés sur ta surface ; tes domaines ne sont point une dépouille pour lui : tu le soulèves et le repousses loin de toi ; le lâche pouvoir qu’il exerce pour la destruction de la terre n’excite que tes dédains ; tu le fais voler avec ton écume jusqu’aux nuages, et tu le rejettes, en te jouant, aux lieux où il a place toutes ses espérances. Son cadavre gît sur la plage près du port qu’il voulait aborder....

Tes rivages sont des empires, ils changent sans cesse, et tu restes toujours le même. Que sont devenues l’Assyrie, la Grèce, Rome et Carthage ?… La destinée fatale a converti des royaumes en déserts… Mais rien ne change en toi que Le caprice de les vagues ; le temps ne grave aucune ride sur ton front d’azur ; tel que te vit l’aurore de la création, tel tu es encore aujourd’hui.

Glorieux miroir où le Tout-Puissant aime à se contempler au milieu des tempêtes ; calme ou agité, soulevé par la brise, par le zéphyr ou par l’aquilon, glacé vers le pôle, bouillonnant sous la zone torride, tu es toujours sublimée et sans limites ; tu es l’image de l’éternité, le trône de l’invisible ; ta vase, féconde elle-même, produit les monstres de l’abîme. Chaque région de la terre t’obéit, tu t’avances terrible, impénétrable et solitaire.

Je t’ai toujours aimé, ô Océan ! et les plus doux plaisirs de ma jeunesse étaient de me sentir sur ton sein, errant à l’aventure comme tes flots. Dès mon enfance, je jouai avec tes brisants : rien n’égalait le charme qu’ils avaient pour moi : si la mer irritée les rendait plus terribles, mes craintes me charmaient encore ; car j’étais comme un de tes enfants ; je me confiais gaiement à tes vagues et je posais ma main sur ton humide crinière, comme je le fais en ce moment.   

Lord Byron.

N° 102. — Les Nuages.

Lorsque j’étais en pleine mer, et que je n’avais d’autre spectacle que le ciel et l’eau, je m’amusais quelquefois à dessiner les beaux nuages blancs et gris, semblables à des groupes de montagnes, qui voguaient à la suite les uns des autres, sur l’azur des cieux. C’était surtout vers la fin du jour qu’ils développaient toute leur beauté en se réunissant au couchant, où ils se revêtaient des plus riches couleurs, et se combinaient sous les formes les plus magnifiques.

Un soir, environ une demi-heure avant le coucher du soleil ? le vent alizé du sud-est se ralentit, comme il arrive d’ordinaire vers ce temps. Les nuages qu’il voiture dans le ciel à des distances égales comme son souffle, devinrent plus rares, et ceux de la partie de l’ouest s’arrêtèrent et se groupèrent entre eux sous les formes d’un paysage. Ils représentaient une grande terre formée de hautes montagnes, séparées par des vallées profondes, et surmontées de rochers pyramidaux. Sur leurs sommets et leurs flancs apparaissaient des brouillards détachés, semblables à ceux qui s’élèvent des terres véritables. Un long fleuve semblait circuler dans leurs vallons, et tomber ça et là en cataractes ; il était traversé par un grand pont, appuyé sur des arcades à demi ruinées. Des bosquets de cocotiers, au centre desquels on entrevoyait des habitations s’élevaient sur les croupes et les profils de cette île aérienne.

Tous ces objets n’étaient point revêtus de ces riches teintes de pourpre, de jaune doré, de nacarat, d’émeraudes, si communes le soir dans les couchants de ces parages ; ce paysage n’était point un tableau colorié : c’était une simple estampe, où se réunissaient tous les accords de la lumière et des ombres. Il représentait une contrée éclairée, non en face, des rayons du soleil, mais par derrière, de leurs simples reflets. En effet, dès que l’astre du jour se fut caché derrière lui, quelques-uns de ses rayons décomposés éclairèrent les arcades demi-transparentes du pont, d’une couleur ponceau, se reflétèrent dans les vallons, et au sommet des rochers, tandis que des torrents de lumière couvraient ses contours de l’or le plus pur, et divergeaient vers les cieux comme les rayons d’une gloire ; mais la masse entière resta dans sa demi-teinte obscure, et on voyait autour des nuages qui s’élevaient de ses flancs les lueurs des tonnerres, dont on entendait les roulements lointains. On aurait juré que c’était une terre véritable, située environ à une lieue et demie de nous. Peut-être était-ce une de ces réverbérations célestes de quelque île très-éloignée, dont les nuages nous répétaient la forme par leurs reflets, et les tonnerres par leurs échos. Plus d’une fois des marins expérimentés ont été trompés par de semblables aspects. Quoi qu’il en soit, tout cet appareil fantastique de magnificence et de terreur, ces montagnes surmontées de palmiers, ces orages qui grondaient sur leurs sommets, ce fleuve, ce pont, tout se fondit et disparut à l’arrivée de la nuit, comme les illusions du monde aux approches de la mort. L’astre des nuits, la triple Hécate, qui répète par des harmonies plus douces celles de l’astre du jour, en se levant sur l’horizon, dissipa l’empire de la lumière, et fit régner celui des ombres. Bientôt des étoiles innombrables et d’un éclat éternel brillèrent au sein des ténèbres. Oh ! si le jour n’est lui-même qu’une image de la vie, si les heures rapides de l’aube du matin, du midi et du soir. représentent  les âges si fugitifs, de ’enfance, de la jeunesse, de la virilité et de la vieillesse, la mort, comme la nuit, doit nous découvrir ussai de nouveaux cieux et de nouveaux mondes !

Bernardin de Saint-Pierre (Harmonies de la nature.)

N° 103. — L’Enfance.

L’enfant peut être rempli d’agréments, de grâces et de charmes, si une éducation mal entendue n’a pas contraint ses mouvements, si la simple nature a développé librement ses membres, s’il a pu en faire usage par tous les exercices qui conviennent à cet âge tendre, mais ami de l’agitation et du changement dans tous les genres. Les proportions les plus agréables, c’est-à-dire les proportions les plus naturelles, règnent dans ses membres ; il n’a pas encore appris à les tenir repliés par contenance, à les raidir par bon air, à leur donner des attitudes bizarres par convention ; les travaux forcés ne les ont pas encore viciés, déformés, altérés. Sa main n’a pas encore manié des instruments pesants ; son dos n’a pas été courbé sur une charrue ou sur un atelier, ses cheveux flottent au gré des vents et de la belle nature, sans avoir été décolorés bizarrement, brûlés avec art, et souvent ridiculement contraints, sa peau n’a pas été ternie par un soleil ardent, ou gercée par le froid ; la tempête n’a pas encore fondu sur sa tête ; il ne voit la vie qui se présente à lui que comme une route semée de fleurs ; il ne prévoit aucun des dangers et des malheurs qui l’attendent ; le chagrin n’a pas ridé son front et effacé la noblesse de ses traits ; l’on y distingue encore la première origine du roi de la nature ; la défiance n’a pas rendu sa démarche arrêtée et suspendue, son regard inquiet, son coup d’œil fixe et sinistre ; son esprit, dégagé de préjugés et de soucis, ne lie que des idées agréables, n’enfante que des images gracieuses ; si quelques peines légères viennent troubler les beaux jours qui sont tissus pour lui, elles sont toutes hors de lui, elles ne laissent aucun souvenir, elles se dissipent rapidement avec les objets qui les ont fait naître : que lui manque-t-il pour offrir l’image la plus fidèle des grâces, de la gaîté, de l’agrément, des charmes et de la gentillesse ?

Lacépède.

N° 104. — Une Vallée.

Dieu m’a découvert une retraite favorable à mes vues : ce riant tableau d’une solitude qu’aimait à se créer notre imagination, je l’ai sous les veux. Il y a en effet une haute montagne toute couverte de bois épais : vers le nord, on en voit sortir des eaux fraîches et limpides ; au pied, et sous la continuelle influence de ces eaux, s’étend une plaine fertile. A l’entour, des arbres de toute espèce semblent se détacher de la forêt, et former négligemment et sans art une verte palissade. Moins belle est l’île de Calypso, bien qu’Homère paraisse l’avoir admirée plus que toutes les autres. Peu s’en faut que ce désert ne soit une île. D’abord il est coupé par deux vallées profondes ; d’un coté l’Iris, qui tombe des hauteurs, nous protège de ses îlots : c’est une ligne également fortifiée dans toute sa longueur, et difficile à franchir, de l’autre, un vaste rideau de collines qui, par ses nombreux replis, touche aux deux vallées, achève de clore toute les issues, à l’exception d’une seule dont nous sommes les maîtres, l’habitation isolée sur un sommet, dont l’extrémité s’avance comme un promontoire, domine la plaine qui se déroule sous nos yeux. De là nous suivons les sinuosités du fleuve, plus agréable mille fois que le Strymon vu d’Amphipolis. Le Strymon porte à tort le nom de fleuve, tant il promène à petit bruit ses ondes paresseuses. Le nôtre, je n’en connais pas de plus rapide, se brise en chemin contre un roc, d’où il retombe en tourbillons pour le plaisir des yeux, comme aussi pour l’avantage des solitaires ; car il recèle, dans le gouffre creusé par sa chute, une prodigieuse quantité de poissons. Parlerai-je des fraîches et douces vapeurs que nous envoient le fleuve et la vallée ? Quant au nombre infini de fleurs et d’oiseaux, un autre que moi peut en tenir compte.

J’aurai tout dit si j’ajoute que cette campagne, en même temps qu’elle doit à son heureuse exposition toutes sortes de fruits, me fait goûter quelque chose de plus doux encore, le repos : non-seulement parce que le bruit des villes n’y saurait pénétrer ; mais aussi parce qu’elle n’est pas même ouverte aux voyageurs, excepté à quelques personnes que la chasse attire au milieu de nos bois. Nous avons, j’oubliais d’en parler, beaucoup de bêtes fauves, non pas comme chez vous des ours et des loups, mais des lièvres, des troupeaux de cerfs et de chèvres sauvages. Combien j’aurais perdu si j’eusse quitté un tel séjour pour habiter Arianze, la plus horrible fondrière de l’univers ? Si donc j’y suis retourné sans délai, approuve-moi ; Alcméon lui-même mit fin à ses courses quand il eut rencontré les îles Echinades.

St-Basile le Grand.

N° 105. — Les Nids des Oiseaux.

Une admirable Providence se fait remarquer dans les nids des oiseaux. On ne peut contempler, sans être attendri, cette bonté divine qui donne l’industrie au faible, et la prévoyance à l’insouciant.

Aussitôt que les arbres ont développé leurs fleurs, mille ouvriers commencent leurs travaux ; ceux-ci portent de longues pailles dans le trou d’un vieux mur ; ceux-là maçonnent des bâtiments aux fenêtres d’une église ; d’autres cherchent un crin à une ravale, ou le brin de laine que la brebis à laissé sus- pendu à la ronce. Il y a des bûcherons qui croisent des branches dans la cime d’un arbre ; il y a des filandières qui recueillent la soie sur un chardon. Mille palais s’élèvent, et chaque palais est un nid chaque nid voit des métamorphoses charmantes : un œil brillant, ensuite un petit, couvert de duvet. Ce nourrisson prend des plumes ; sa mère lui apprend à se soulever sur sa couche, bientôt il va jusqu’à se pencher sur son berceau, d’où il jette un premier coup-d’œil sur la nature. Effrayé et ravi, il se précipite parmi ses frères qui n’ont point encore vu ce spectacle ; mais, rappelé par la voix de ses parents, il sort une seconde fois de sa couche, et ce jeune roi des airs, qui porte encore la couronne de l’enfance autour de sa tête, ose déjà contempler le vaste ciel, la cime ondoyante des pins, et les abîmes de verdure au-dessous du chêne paternel. Et pourtant, tandis que les forêts se réjouissent en recevant leur nouvel hôte, un vieil oiseau, qui se sent abandonné de ses ailes, vient s’abattre auprès d‘un courant d’eau ; là, résigné et solitaire, il attend tranquillement la mort au bord du même fleuve où il chanta ses plaisirs, et dont les arbres portent encore son nid et sa postérité harmonieuse.

Chateaubriand.

N° 106. — Le Chant du Rossignol.

Le rossignol dédaigne de perdre sa voix au milieu des symphonies harmonieuses des autres chantres du printemps : il attend que la nuit ramène le silence, et se charge de cette partie de la fête qui doit se célébrer dans les ombres.

Il est une heure mystérieuse où les premiers silences de la nuit et les derniers moments du jour luttent sur les coteaux, aux bords des fleuves, dans les bois et dans les vallées. C’est à cette heure que Philomède commence à préluder, quand les forêts ont retenu leurs mille voix, que pas un brin d’herbe, pas une mousse ne soupire, que la lune est dans le ciel, que l’oreille de l’homme est attentive ; alors le premier chantre de la création entonne les hymnes de l’Éternel. D’abord il frappe les échos des brillants éclats du plaisir : le désordre est dans ses chants ; il saute du grave à l’aigu, du doux au fort ; il fait des poses ; il est lent, il est vif, c’est un cœur que la joie enivre, un cœur qui palpite sous le poids de l’amour. Mais tout-à-coup sa voix tombe, l’oiseau se tait… Il recommence.… Que ses accents sont changés ! Quelle tendre mélodie ! tantôt ce sont des modulations languissantes, quoique variées ; tantôt c’est un air un peu monotone, comme le refrain de ces vieilles romances françaises, chef-d’œuvre de simplicité et de mélancolie. Le chant est aussi souvent la marque de la tristesse que de la joie. L’oiseau qui a perdu ses petits chante encore ; c’est encore l’air du temps du bonheur qu’il redit, car il n‘en sait qu’un ; mais, par un coup de son art, le musicien n’a fait que changer la ciel, et la cantate du plaisir est devenue la complainte de la douleur.

    Chateaubriand.

N° 107. — Une sécheresse.

Le soleil est dans le signe du cancer, et du feu de ses rayons il embrase la terre. La chaleur ennemie de ses guerriers, ennemie de ses desseins, accable les mortels et les rend inhabiles aux travaux.

Les astres bienfaisants ne répandent plus leur douce influence, les étoiles sinistres règnent seules sur la céleste plaine, et répandent dans l’air les impressions les plus funestes : tout est en proie à une ardeur qui consume et dévore ; à un jour brûlant succède une nuit plus cruelle, que remplace un  jour plus affreux.

Jamais le soleil ne se lève que couvert et abreuvé de vapeurs sanglantes, sinistres présages d’un jour malheureux : jamais il ne se couche, que des taches rougeâtres ne menacent d’un aussi triste lendemain. Toujours le mal présent est aigri par l’affreuse certitude du mal qui doit le suivre.

Sous les rayons brûlants, la fleur tombe desséchée, la feuille pâlit, l’herbe languit altérée, la terre s’ouvre et les sources tarissent. Tout éprouve la colère céleste, et les nues stériles répandues dans les airs n’y sont plus que des vapeurs enflammées.

Le ciel semble une noire fournaise ; les yeux ne trouvent plus où se reposer ; le zéphir se tient enchaîné dans ses grottes profondes ; l’air est immobile ; quelquefois seulement la brûlante haleine d’un vent qui souffle du côté du rivage maure, l’agite et l’enflamme encore davantage.

Les ombres de la nuit sont embrasées de la chaleur du jour : son voile est allumé du feu des comètes et chargé d’exhalaisons funestes. O terre malheureuse, le ciel te refuse sa rosée ! les herbes et les fleurs mourantes attendent en vain les pleurs de l’aurore.

Le doux sommeil ne vient plus sur les ailes de la nuit verser ses pavots aux mortels languissants. D’une voix éteinte, ils implorent ses faveurs et ne peuvent les obtenir. La soif, le plus cruel de tous les fléaux, consume les chrétiens. Le tyran de la Judée a infecté toutes les fontaines de mortels poisons, et leurs eaux funestes ne portent plus que les maladies et la mort.

Dans l’ardeur qui les dévore, leur imagination leur rappelle ces ruisseaux argentés qu’ils ont vu couler au travers des gazons ; ces sources qu’ils ont vu jaillir du sein d’un rocher et serpenter dans les prairies ; ces tableaux, jadis si riants, ne servent plus qu’à nourrir leurs regrets et à redoubler leur désespoir.

Le coursier, jadis si fier, languit auprès d’une herbe aride et sans saveur ; ses pieds chancellent, sa tête superbe tombe négligemment penchée ; il ne sent plus l’aiguillon de la gloire : il ne se souvient plus des palmes qu’il a cueillies. Ces riches dépouilles, dont il était autrefois si orgueilleux, ne sont plus pour lui qu’un odieux et vil fardeau.   

Le chien fidèle oublie son maître et son asile : il languit étendu sur la poussière, et toujours haletant, il cherche en vain à calmer le feu dont il est embrasé : l’air lourd et brûlant pèse sur les poumons qu’il devait rafraîchir.

Ainsi languissait la terre, ainsi périssaient les malheureux humains.

Le Tasse.   

N° 108. — La Mer-Morte.

Le voyageur qui s’approche de la Mer-Morte, oublie la fatigue, la soif et les dangers du chemin, en se rappelant la catastrophe effrayante qui métamorphosa en un désert aride et affreux la belle et fertile vallée de Siddim, jadis arrosée comme le jardin du Seigneur, maintenant devenue un désert desséché, bridé et condamné à une stérilité éternelle.

Cette masse noire d’eaux ondoyantes ne ressemblent, ni en couleur, ni en qualité, à celles d’aucun autre lac ; dans leur sein, frappées par la malédiction du ciel, gisent ensevelies Sodome et Gomorrhe, les cités autrefois si fières qui fleurissaient dans la plaine. Le poisson ne trace pas sur la surface de cette mer des sillons capricieux ; l‘insecte n’y promène pas son vol vagabond ; aucun oiseau n’y joue avec la vague et n’y rafraîchit ses ailes. Elle n’envoie pas, comme les autres lacs, un tribut à l’océan ; car son lit est le seul réceptacle qui convienne à ses eaux impures. La terre qui l’entoure n’est, comme dans le temps de Moïse, que sel et soufre ; on ne l’ensemence pas, elle ne rapporterait rien ; aucune herbe n’y croît. L’épithète déporté peut s’appliquer à la terre aussi bien qu’à l’eau ; car, rien de ce qui a vie ne peut rester en ces lieux maudits.

Des vapeurs bitumineuses et sulfureuses s’élèvent au lac, prennent l’apparence d’un brouillard, et quelquefois se montrent sous la forme d’une trombe d’eau. C’est le péché qui a fait un enfer de ce Paradis.

Imité de Walter-Scott.

N° 109. — Une Avalanche.

Dans les montagnes du Tyrol, de vastes plateaux de glaces recueillent pendant neuf mois de l’année les neiges permanentes, entassées comme dans un bassin, en couches irrégulières, compactes, épaisses d’au moins deux cents pieds ! Les chaleurs de l’été sont impuissantes contre cette masse glacée, et chaque année s’accroissant de neiges devenues vitreuses, a surface s’élève en monts, s’abaisse en vallées de glace, comme si un jour de tempête le froid saisissait tout à-coup les montagnes humides de l’Océan.

Mais cette neige ne s’arrête pas subitement en vagues immobiles ;  molle et poudreuse, elle s’étend l’abord en tapis sur les glaces, avant de s’y incorporer, elle s’attache aux parois des rocs qui forment aux flancs des monts d’audacieux amphithéâtres. Lorsque les hauts glaciers, le vent détache ces neiges récentes, elles tourbillonnent, s’agglomèrent, roulent en grossissant de cîme en cîme, de roder en rocher.   

C’est un flocon… c’est bientôt une masse énorme ! aussi prompte que l’éclair, le son, la pensée, elle se précipite dans la plaine qu’elle couvre d’amas neigeux.

C’est l’avalanche froide, ou l’avalanche d’hiver, ce n’est pas la plus terrible. Au mois de mai, d’énormes blocs de neige compacte pendent aux rocs avancés sur les torrents. Arches formidables, ces masses neigeuses rapprochent ou comblent l’intervalle, deviennent une voûte colossale, un pont aérien lancé dans les nues ; dont les ruines subites entraînent impétueusement des quartiers de rocs, des arbres des terres ; comblent les vallées, écrasent les voyageurs, ensevelissent les villages ; sa chute frappe l‘air d’un tel ébranlement, qu’il renverse au loin les cabanes, étouffe les troupeaux ; son passage laisse pendant de longues années d’affreux vestiges de désolation. Le mugissement du bétail, la clochette des chevaux, la voix, le moindre son suffit pour causer cette chute épouvantable, c’est l’avalanche du printemps.

Mme Bayle-Celnart.

N° 110. — Un désert.

Qu’on se figure un pays sans verdure et sans eau, un soleil brûlant, un ciel toujours sec, des plaines sablonneuses, des montagnes encore plus aride, sur lesquelles l’œil s’étend et le regard se perd, sans pouvoir s’arrêter sur aucun objet vivant ; une terre morte, et pour ainsi dire écorchée par les vent ; laquelle ne présente que des ossements,  des cailloux jonchés, des rochers debout ou renversés, un désert entièrement découvert, où le voyageur n’a jamais respiré sous l’ombrage, où rien ne l’accompagne rien ne lui rappelle la nature vivante : solitude absolue, mille fois plus affreuse que celle des forêts ; car les arbres sont encore des êtres pour l’homme qui se voit seul : plus isolé, plus dénué, plus perdu dans ces lieux vides et sans bornes, il voit partout l’espace comme son tombeau ; la lumière du jour, plus triste que l’ombre de la nuit, ne renaît que pour éclairer sa nudité, son impuissance, et pour lui présenter l’horreur de sa situation, en reculant à ses yeux les barrières du vide, en étendant autour de lui l’abîme de l’immensité qui le sépare de la terre habitée ; immensité qu’il tenterait en vain de parcourir : car la faim, la soif et la chaleur brûlante pressent tous les instants qui lui restent entre  le désespoir et la mort.    Buffon.

N° 111. - Un Volcan.

Quand le Vésuve est en éruption, il en déroule un torrent de feu. Ce torrent est d’une couleur funèbre ; néanmoins quand il brûle les vignes ou les arbres, on en voit sortir une flamme claire et brillante ; mais la lave même est sombre, telle qu’on se représente un fleuve de l’enfer ; elle roule lentement un sable noir de jour et rouge de nuit. On entend, quand elle approche, un petit bruit d’étincelles, qui fait d’autant plus de peur qu’il est léger, et que la ruse semble se joindre à la force. Le tigre royal arrive lentement, secrètement, à pas comptés. Cette lave avance, sans jamais hâter et sans perdre un instant. Si elle rencontre un mur élevé, un édifice quelconque qui s’oppose à son passage, elle s’arrête, elle amoncelle devant l’obstacle ses torrents noirs et bitumineux, et l’ensevelit enfin sous ses vagues brûlantes. Sa marée n’est point assez rapide pour que les hommes ne puissent pas fuir devant elle, mais elle atteint comme le temps, les imprudents et les vieillards qui la voyant venir lourdement et silencieusement, imaginent qu’il est aisé de lui échapper. réfléchit dans le ciel, et lui donne l’apparence d’ éclair continuel ; ce ciel, à son tour, se reflète dans la mer, et la nature est embrasée par cette triple image de feu.

Le vent se fait entendre et se fait voir par des tourbillons de flammes dans les gouffres d’où sort la lave. On a peur de ce qui se passe au sein de terre, et l’on sent que d’étranges fureurs la font trembler sous nos pas. Les rochers qui entourent la source de la lave sont couverts de soufre, de fumée, dont les couleurs ont quelque chose d’infernal : un vert livide, un jaune brun, un rouge sombre, forment comme une dissonance pour les yeux, et tourmentent la vue.

Tout ce qui entoure le volcan rappelle l’enfer, les descriptions des poètes sont sans doute empruntées de ces lieux. C’est là que l’on conçoit comme les hommes ont cru à l’existence d’un génie malfaisant qui contrariait les desseins de la providence on a dû se demander, en contemplant un tel séjour si la bonté seule présidait aux phénomènes de la création, ou bien si quelque principe caché forçait la nature comme l’homme à la férocité. 

Mme de Staël.

N° 112. — Un Orage.
On voit à l’horizon, de deux points opposés,
Des nuages monter dans les airs embrasés ;
On les voit s’épaissir, s’élever et s’étendre,
D’un tonnerre éloigné le bruit se fait entendre.
Les îlots en ont frémi, l’air en est ébranlé,
Et le long du vallon le feuillage a tremblé.
Les monts ont prolongé le lugubre murmure
Dont le son lent et sourd attriste la nature.
Il succède à ce bruit un calme plein d’horreur,
Et la terre en silence attend dans la terreur.
Des monts et des rochers le vaste amphithéâtre
Disparaît tout-à-coup sous un voile grisâtre.
Le nuage élargi les couvre de ses flancs ;
Il pèse sur les airs tranquilles et brûlants.
Mais des traits enflammés ont sillonné la nue,
Et la foudre en grondant roule dans l’étendue.
Elle redouble, vole, éclate dans les airs :
Leur nuit est plus profonde, et de vastes éclairs
En font sortir sans cesse un jour pâle et livide.
Du couchant ténébreux s’élance un vent rapide,
Qui tourne sur la plaine, et rasant les sillons,
Enlève un sable noir qu’il roule en tourbillons.
Ce nuage nouveau, ce torrent de poussière,
Dérobe à la campagne un reste de lumière.
La peur, l’airain sonnant dans les temples sacrés
Font entrer à grands îlots les peuples égarés.
Grand Dieu ! vois à tes pieds leur foule consternée
Te demander le prix des travaux de l’année.
Hélas ! d’un ciel en feu les globules glacés
Écrasent, en tombant, les épis renversés.
Le tonnerre et les vents déchirent les nuages.
Le fermier de ses champs contemplent les ravages,
Et presse dans ses bras ses enfants effrayés.
La foudre éclate, tombe, et des monts foudroyés
Descendent à grand bruit les graviers et les ondes,
Qui courent en torrent sur les plaines fécondes.
O récolte ! ô moisson ! tout périt sans retour
L’ouvrage d’une année est détruit dans un jour.
Saint-LAmbert.
N° 113. — Le Vent du désert.

Nous reprîmes notre route avant le retour de  la lumière. Le soleil se leva dépouillé de ses rayons et semblable à une meule de fer rougie. La chaleur augmentait à chaque instant. Vers la troisième heure du jour, le dromadaire commença à donner des signes d’inquiétude : il enfonçait ses naseaux dans le sable et soufflait avec violence. Par intervalles, l’autruche poussait des sons lugubres. Les serpents et les caméléons se hâtaient de rentrer dans le sein de la terre. Je vis le guide regarder le ciel et pâlir. Je lui demandai la cause de son trouble.

« Je crains, dit-il, le vent du midi ; sauvons-nous. » Tournant le visage au nord, il se mit à fuir de toute la vitesse de son dromadaire. Je le suivis.

L’horrible vent qui nous menaçait était plus léger que nous.

Soudain de l’extrémité du désert accourt un tourbillon. Le sol emporté devant nous manque à nos pas, tandis que d’autres colonnes de sables, enlevées derrière nous, roulent sur nos têtes. Egaré dans un labyrinthe de tertres mouvants et semblables entre eux, le guide déclare qu’il ne reconnaît plus sa route. Pour dernière calamité, dans la rapidité de notre course, nos outres remplies d’eau s’écoutent ; haletants, dévorés dune soif ardente, retenant fortement notre haleine, dans la crainte d’aspirer des flammes, la sueur ruisselle à grands flots de nos membres abattus. L’ouragan redouble de rage : il creuse jusqu’aux antiques fondements de la terre, et répand dans le ciel les entrailles brûlantes du désert. Enseveli dans une atmosphère de sable embrasé, le guide échappe à ma vue ; tout-à-coup j’entends son cri. Je vole à sa voix : l’infortuné, foudroyé par le vent de feu, était tombé mort sur l’arène, et son dromadaire avait disparu.

En vain j’essayai de ranimer mon malheureux compagnon, mes efforts furent inutiles : je m’assis à quelque distance, tenant mon cheval en main, et n’espérant plus que dans celui qui changea les feux de la fournaise d’Azarias en un vent frais et une douce rosée. Un acacia qui croissait dans le lieu me servit d’abri ; derrière ce frêle rempart, j’attendis la fin de la tempête. Vers le soir, le vent du nord reprit son cours, l’air perdit sa chaleur cuisante, les sables tombèrent du ciel et me laissèrent voir les étoiles, inutiles flambeaux qui me montrèrent seulement l’immensité du désert.

Chateaubriand.

N° 114. — Les Alpes.
Au front du Grindelval, je m’élève, et je vois....
Dieu ! quel pompeux spectacle étalé devant moi !
Sous mes yeux enchantés la nature rassemble
Tout ce qu’elle a d’horreurs et de beautés ensemble.
Dans un lointain qui fuit un monde entier s’étend,
Et comment embrasser ce mélange éclatant
De verdure, de fleurs, de moissons ondoyantes,
De paisibles ruisseaux, de cascades bruyantes,
De fontaines, de lacs, de fleuves, de torrents,
D’hommes et de troupeaux sur les plaines errants,
De forêts de sapins au lugubre feuillage,
De terrains éboulés, de rocs minés par l’âge ;
Pendants sur des vallons où le printemps fleurît,
De coteaux escarpés où l’automne sourit,
D’abîmes ténébreux, de cîmes éclairées,
De neiges couronnant de brûlantes contrées.
Et de glaciers enfin, vaste et solide mer,
Où règne sur son trône un éternel hiver ?
Là, pressant sous ses pieds les nuages humides,
Il hérisse les monts de hautes pyramides,
Dont le bleuâtre éclat au soleil s’enflammant,
Change ses pics glacés en rocs de diamant.
Là, viennent expirer tous les feux du solstice ;
En vain l’astre du jour, embrassant l’écrevisse,
D’un déluge de flamme assiège ces déserts ;
La masse inébranlable insulte au roi des airs.
Mais trop souvent la neige arrachée à leur cîme,
Roule en bloc bondissant, court d’abîme en abîme,
Gronde comme un tonnerre, et grossissant toujours,
À travers les rochers fracassés dans son cours,
Tombe dans les vallons, s’y brise, et des campagnes,
Remonte en brume épaisse au sommet des montagnes.
Roucher.
N° 115. — Rapidité de la vie.

La vie humaine est semblable à un chemin, dont l’issue est un précipice affreux : on nous en avertit dès le premier pas, mais la loi est prononcée, il faut avancer toujours. Je voudrais retourner sur mes pas ; marche, marche. Un poids invincible, une force invincible nous entraîne ; il faut sans cesse avancer vers le précipice. Mille traverses, mille peines nous fatiguent et nous inquiètent dans la route ; encore si je pouvais éviter ce précipice affreux. Non, non, il faut marcher, il faut courir, telle est la rapidité des années. On se console pourtant, parce que de temps en temps on rencontre des objets qui nous divertissent ; des eaux courantes, des fleurs qui passent. On voudrait arrêter ; marche, marche. Et cependant on voit tomber derrière soi tout ce qu’on avait passé ; fracas effroyable, inévitable ruine ! On se console parce qu’on emporte quelques fleurs cueillies en passant, qu’on voit se faner entre ses mains du matin au soir, quelques fruits qu’on perd en les goûtant. Enchantement ! toujours entraîné, tu approches du gouffre. Déjà tout commence à s’effacer ; les jardins moins fleuris, les fleurs moins brillantes, leurs couleurs moins vives, les prairies moins riantes, les eaux moins claires, tout se ternit, tout s efface : l’ombre de la mort se présente ; on commence à sentir l’approche du gouffre fatal. Mais il faut aller sur le bord, encore un pas. Déjà l’horreur trouble les sens, la tête tourne, les yeux s’égarent, il faut marcher. On voudrai retourner en arrière, plus de moyen ; tout est tombé tout est évanoui, tout est échappé.

Bossuet.

N° 116. — Les Rogations.

Les cloches du hameau se font entendre, les villageois quittent leurs travaux : le vigneron descend de la colline. le laboureur accourt de a plaine, le bûcheron sort de sa forêt ; les mères, fermant leur cabanes, arrivent avec leurs enfants, et les jeunes filles laissent leurs fuseaux, leurs brebis et les fontaines pour assister a la fête. On s’assemble dans le cimetière de la paroisse sur les tombes verdoyantes des aïeux. Bientôt on voit paraître tout le clergé destiné à la cérémonie : c’est un vieux pasteur qui n’est connu que sous le nom de curé,  et ce nom vénérable dans lequel est venu se perdre le sien, indique moins le ministre du temple, que le père laborieux du troupeau. Il sort de sa retraite, bâtie auprès de la demeure des morts, dont il surveille la cendre. Il est établi dans son presbytère comme une garde avancée aux frontières de la vie, pour recevoir ceux qui entrent et ceux qui sortent de ce royaume des douleurs. Un puits, des peupliers, une vigne autour de sa fenêtre, quelques colombes composent l’héritage de ce roi des sacrifices.

Cependant l’apôtre de l’évangile, revêtu d’un simple surplis, assemble ses ouailles devant la grande m porte de l’église ; il leur fait un discours, fort beau sans doute, à en juger par les larmes de l’assistance.

On lui entend souvent répéter : Mes enfants, mes chers enfants, et c’est là tout le secret de l’éloquence du Chrysostôme champêtre.

Après l’exhortation, l’assemblée commence à marcher en chantant : « Vous sortirez avec plaisir, et vous serez reçu avec joie ; les collines bondiront et vous entendront avec joie. » L’étendard des saints, antique bannière des temps chevaleresques, ouvre la carrière au troupeau, qui suit pêle-mêle avec son pasteur. On entre dans des chemins ombragés et coupés profondément par la roue des chars rustiques ; on franchit de hautes barrières, formées d’un seul tronc de chêne ; On voyage le long d’une haie d’aubépine ou bourdonne l’abeille, et où sifflent les bouvreuils et les merles. Les arbres sont couverts de leurs fleurs, ou parés d’un naissant feuillage, Les bois, les vallons, les rivières, les rochers entendent tour à tour les hymnes des laboureurs. Étonnés de ces cantiques, les butes des champs sortent des blés nouveaux, et s’arrêtent à quelque distance, pour voir passer la pompe villageoise.

La procession rentre enfin au hameau. Chacun retourne à son ouvrage : la religion n’a pas voulu que le jour où l’on demande à Dieu les biens de la terre fût un jour d’oisiveté. Avec quelle espérance on enfonce le soc dans le sillon, après avoir imploré celui qui dirige le soleil, et qui garde dans ses trésors les vents du midi et les tièdes ondées ! Pour bien achever un jour si saintement commencé, les anciens du village viennent, à l’entrée de la nuit, converser avec le curé, qui prend son repas du soi sous les peupliers de la cour. La lune répand alors les dernières harmonies sur cette fête que  ramènent chaque année le mois le plus doux, et le cours de l’astre le plus mystérieux. On croit entendre de toute parts les blés germer dans la terre, et les plantes croître et se développer ; des voix inconnues s’élèvent dans le silence des bois, comme le chœur de anges champêtres dont on a imploré le secours : et les soupirs du rossignol parviennent à l’oreille de vieillards, assis non loin des tombeaux.

Chateaubriand

N° 117. — Le malin à la campagne.

Nous avons tous un goût naturel pour la vie champêtre. Loin du fracas des villes et des jouissances factices que leur vaine et tumultueuse société peut offrir, avec quel plaisir vivement ressenti nous allons y respirer l’air de la santé, de la liberté, de la paix !

Une scène se prépare plus intéressante mille fois que toutes celles que l’art invente à grands frais pour vous amuser ou vous distraire. Du sommet de la montagne qui borne l’horizon, l’astre du jour va s’élancer brillant de tous ses feux. Le silence de la nuit n’est encore interrompu que par le chant plaintif et tendre du rossignol, ou le zéphir léger qui murmure dans le feuillage, ou le bruit confus du ruisseau qui roule dans la prairie ses eaux étincelantes.

Voyez-vous ces collines se dépouiller par degrés du voile de pourpre qui les recèle, ces moissons mollement agitées se balancer au loin sous des nuances incertaines, ces châteaux, ces bois, ces chaumières, bizarrement groupés, s’élever du sein des vapeurs, ou se dessiner en traits ondoyants dans le vague azuré des airs ? L’homme des champs s’éveille. Tandis que sa robuste compagne fait couler dans une urne grossière le lait de vos troupeaux, le voyez-vous ouvrir gaiement un pénible sillon, ou, la serpe à la main, émonder en chantant l’arbuste qui ne produit que pour vous ses fruits savoureux ? Cependant le soleil s’avance dans sa carrière enflammée ; l’ombre, comme une vague immense, roule et se précipite vers la gorge solitaire d’où s’échappent les eaux du torrent ; le vent fraîchit, l’air s’épure ; une abondante rosée tombe en perles d’argent sur le velours des fleurs, ou se résout en étincelles de feu sur la naissante verdure. O combien votre âme est émue ! quelle fraîcheur délicieuse pénètre alors vos sens ! comme elles sont consolantes et pures les pensées du matin ! comme elles égaient le rêve mélancolique de la vie ! en s’abandonnant à leurs douces erreurs, combien aisément on oublie et les tristes projets de la grandeur et les jouissances de la gloire, et le mépris du monde et sa froide injustice !

Bergasse.

N° 118. —Une tempête sur la Méditerranée

Le vent se modère, il tourne un peu pour nous ; nous fuyons, par un ciel gris et brumeux, vers le golfe de Damiette ; nous perdons de vue toute terre la journée, nous faisons bonne route ; la mer est douce, mais des signes précurseurs de tempête préoccupent le capitaine et le second : elle éclate au tomber du jour ; le vent fraîchit d’heure en heure les vagues deviennent de plus en plus montueuses ; le navire crie et fatigue ; tous les cordages sifflent et vibrent sous les coups de vent comme des fibres de métal ; ces sons aigus et plaintifs ressemblent aux lamentations des femmes grecques aux convois de leurs morts  ; nous ne portons plus de voiles ; le vaisseau roule d’un abîme à l’autre, et chaque fois qu’il tombe sur le flanc, ses mâts semblent s’écrouler dans la mer comme des arbres déracinés, et la vague, écrasée sous le poids, rejaillit et couvre le pont. Tout le monde, excepté l’équipage et moi est descendu dans l’entre-pont ; on entend les gémissements des malades et le roulis des caisses et des meubles qui se heurtent dans les flancs du brick. Le brick lui-même, malgré ses fortes membrure et les pièces de bois énormes qui le traversent d‘un bord à l’ autre, craque et se froisse comme s’il allait s’entr’ouvrir ; les coups de mer sur la poupe retentissent de moment en moment comme des coups de canon. À deux heures du matin la tempête augmente encore ; je m’attache avec des cordes au grand mât, pour n’être pas emporté par la vague et ne pas rouler dans la mer, lorsque le pont incline presque perpendiculairement. Enveloppé dans mon manteau, je contemple ce spectacle sublime ; je descends de temps en temps sous l’entre-pont pour rassurer ma femme couchée dans son hamac. Le second capitaine, au milieu de cette tourmente affreuse, ne quitte la manœuvre que pour passer d’une chambre à l’autre, et porter à chacun les secours que son état exige : homme de fer pour le péril et cœur de femme pour la pitié. Toute la nuit se passe ainsi. Le lever du soleil, dont on ne s’aperçoit qu’au jour blafard qui se répand sur les vagues et dans les nuages confondus, loin de diminuer la force du vent, semble l’accroître encore ; nous voyons venir, d’aussi loin que porte le regard, des collines d’eau écumante derrière d’autres collines. Pendant qu’elles passent, le brick se torture dans tous les sens, écrasé par l’une, relevé par l’autre ; lancé dans un sens par une lame, arrêté par une autre qui lui imprime de force une direction nouvelle, il se jette tantôt sur un flanc, tantôt sur l’autre ; il plonge la proue en avant comme s’il allait s’engloutir, la mer qui court sur lui fond sur sa poupe et la traverse d’un bord à l’autre ; de temps en temps il se relève ; la mer écrasée par le vent, semble n’avoir plus de vagues et n’être qu’un champ d’écumes tournoyantes ; il y a comme des plaines, entre ces énormes collines d’eau, qui laissent reposer un instant les mâts ; mais on rentre bientôt dans la région des hautes vagues,  on roule de nouveau de précipices en précipices.  Dans ces alternatives horribles, le jour s’écoule ; le capitaine me consulte ; les côtes d’Égypte sont basses, on peut y être jeté sans les avoir aperçues ; les côte de la Syrie sont sans rade et sans port ; il faut se  résoudre à se mettre en panne au milieu de cette mer, ou suivre le vent qui nous pousse vers Chypre. Là, nous aurions une rade et un asile, mais nous en sommes à plus de quatre-vingts lieues ; je fais mettre la barre sur l’île de Chypre, le vent nous fait filer trois lieues à l’heure mais la mer ne baisse pas. Quelques gouttes de bouillon froid soutiennent les forces de ma femme et de mes compagnons toujours couchés dans leurs hamacs. Je mange moi-même quelques morceau de biscuit, et je fume avec le capitaine et le second toujours dans la même attitude sur le pont, près de l’habitacle, les mains passées dans les cordages qui me soutiennent contre les coups de mer. La nuit vient plus horrible encore ; les nuages pèsent su la mer, tout l’horizon se déchire d’éclairs, tout est feu autour de nous : la foudre semble jaillir de la crête des vagues confondues avec les nuées ; elle tombe trois fois autour de nous ; une fois, c’est a moment où le brick est jeté sur le flanc par un lame colossale, les vergues plongent, les mâts frappent la vague, l’écume qu’ ils font jaillir sous le coup s’élance comme un manteau de feu déchiré dont le vent disperse les lambeaux semblables à des serpents de flamme ; tout l’équipage jette un cri nous semblons précipités dans un volcan ; c’est l’effet de tempête le plus effrayant et le plus admirable que j’aie vu pendant cette longue nuit ; neuf heures de suite le tonnerre nous enveloppe ; à chaque minute nous croyons voir nos mâts en enflammés tomber sur nous et embraser le navire. Le matin, le ciel est moins chargé, mais la mer ressemble à une lave bouillante ; le vent, qui tombe un peu et que ne soutient plus le navire, rend le roulis plus lourd, nous devons être à trente lieues de l’ île de Chypre.

De Lamartine.

N° 119. — Marseille.

Description plaisante sous forme épistolaire.

J’ allais finir ici ma lettre, mais, en dépit de ma paresse, il me prend un remords. Je ne peux guère me dispenser honnêtement de vous dire deux mots de cette province si vantée, et que je désirais tant de voir. Si je voulais un peu mentir, comme mes confrères les voyageurs, j’en ferais une peinture délicieuse. C’était, sans doute, jadis, le plus beau climat du monde, mais, depuis huit jours que je l’habite, il pleut, il grêle, il gèle, il vente avec une constance admirable.

De vingt personnes, il y en a dix-neuf et demi d’enrhumées ; chacun y tousse à la ronde, grâce au seigneur mistral, qui expédie deux ou trois de ses clients par jour. Croyez-vous que dans un climat si chaud, on a pris mes habillements de printemps pour l’habillement d’un Zéphir petit-maître qui voudrait insulter aux fourrures de l’hiver ? On y porte le velours plein jusqu’au mois de juin. On dit, pour raison, qu’il n’existe à Marseille d’autre saison que le froid hiver et l’aride été ; mais, pour notre doux printemps et notre fécond automne, il n’y furent connus, de l’avis général, que du temps des tables. Tout y est extrême : le vent n’y souffle point, il y mugit, il y tonne ; le soleil n’y échauffe point, il y brûle. Il est vrai que, pour me consoler, chacun dit qu’apparemment quelque génie malfaisant aura donné un tour d’épaule à l’axe du monde. Au moyen de cette petite secousse, la Provence est tantôt sous la ligne et tantôt sous la zone glaciale ; au reste, Marseille est si magnifique qu’on n’y marche que sur des pointes de diamants. De peur de broyer une matière précieuse, on se garde d’y permettre des voiture. On est si prodigue, qu’on y jette tout par les fenêtres… Le commerce y est si grand, qu’on y peut recevoir la peste des quatre parties du monde à la fois, et cependant elle n’y passe qu’en contre-bande.

Trois ou quatre mille galériens, les fers aux pieds et les mains dans vos poches, si vous n’y prenez garde, forment un spectacle enchanteur. Croiriez vous que d’un bon nombre de galères qu’on avait dans le bon temps, cela est réduit à sept ? En vérité, tout dégénère. L’Hôtel-de-Ville est encore remarquable par un beau pont de vieilles planches qui passe industrieusement d’une fenêtre à l’autre pour joindre, par leur second étage, deux bâtiment que la rue sépare ; ce qui forme, dans un monument public, un ensemble admirable. Les promenades seraient charmantes, si on en laissait faire mais la place seule existe, et le bon plaisir de la cour n’est pas que messieurs les Provençaux se promènent. La nature même est assez de l’avis de S. M. car, par une prévoyance extrême, elle ne donne, au peu d’arbres de ce climat aride, que de petite feuilles très étroites ; mais ou à la ressource du parasol pour se promener à l’aise sur de jolies montagnes pelées qui embrassent amoureusement le doux climat de la Provence.

Ce léger inconvénient est compensé par une foule d’aromates qui répandent une odeur de pharmacie à entêter à vingt lieues à la ronde. Il faut convenir encore que la plupart de ces beaux arbres, qui ne donnent point d’ombre dans l’été, conservent leur verdure pendant l’hiver, ce qui est très utile, comme on sait. On se dédommage de tout cela par des promenades sur mer ; ces parties sont délicieuses. Douze amis s’embarquent avec un excellent dîner ; dix ou onze vomissent jusqu’au sang avant d’arriver au lieu du festin, et le douzième mange et boit, s’il peut, à la santé des autres, puis on s’en revient à la rosée du soir, lestes, contents, et surtout bien purgés. On recommence si l’on veut le lendemain ; c’est une chaîne d’heureux jours.

Lebrun.

8 avril 1769.   

N° 120. —Une Salle d’asile.

Ne sentez-vous pas le vent qui souffle ? la bise est rude aux pauvres gens, le froid jette partout son manteau de glace ; j’ai donc pensé, enfants, qu’il serait bien à moi de laisser de côté les histoires glorieuses que je vous raconte, pour vous entretenir de la misère de tant de pauvres petits enfants comme vous, qui ont froid et qui ont faim.

Hélas ! vous, si heureux, vous, entourés de tant de soins et de tant d’amour, vous qui, en vous couchant le soir, trouvez un lit bien doux ; qui, en vous réveillant le matin, trouvez votre repas tout préparé : vous ne vous doutez pas que, tout près de vous, là-haut peut-être au dernier étage de la maison que vous habitez, une famille indigente manque de pair et de feu ; là-haut peut-être une pauvre mère, forcée de sortir de chez elle tout le jour, pour gagner, du travail de ses mains, le pain de sa famille, se trouve embarrassée de ses enfants. Qu’en fera-t-elle tout le long du jour ? qui en prendra soin si elle les abandonne ? elle n’a personne au logis pour garder sa famille, pas de vieille grand’mère à qui elle confie ses enfants, pas une bonne voisine qui les surveille car le pauvre loge avec le pauvre, et, dans ces tristes maisons de l’indigence, chaque locataire est obligé de gagner sa vie jour par jour, heure par heure. Oh ! que de pauvres mères, ainsi chassées de chez elles par le travail, et retenues en même temps par leurs enfants, se sont vues dans la cruelle nécessité, ou de mourir de faim, ou d’abandonner leur petite famille : cruelle et dure alternative !

Et puis, l’enfant ne peut pas rester seul. C’est un petit être sans prévoyance et sans force qu’on ne saurait abandonner à lui-même. Il a besoin de l’œil maternel qui veille sur lui ; il a besoin d’un sourire attentif qui l’encourage quand il fait bien, ou d’un regard sévère qui l’arrête quand il fait mal. Laisser un enfant tout seul, c’est le perdre. Tout seul, l’enfant apprend à ne pas aimer ses semblables ; il devient triste et morose, il est plus triste qu’un orphelin, car il dort quand sa mère revient du travail, et le lendemain, quand sa mère retourne au travail, il dort encore. D’ailleurs, ceci est écrit dans l’Évangile : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. » — et à plus forte raison un enfant.

Mais, comment venir au secours de cette pauvre mère qui ne peut pas rester chez elle, et qui ne peut pas emmener avec elle ou son fils ou sa fille ? Comment venir au secours des enfants du pauvre, qui chez eux n’ont ni feu, ni pain, ni personne pour les aimer, les instruire et les secourir tant que dure le jour ? Rassurez-vous, enfants, la charité est ingénieuse, la bienfaisance est une bonne gardienne du pauvre. C’est la bienfaisance, c’est la charité qui a inventé pour les enfants des pauvres, les salles d’asile. Je vais vous dire ce que c’est qu’une salle d’asile, pour vous rassurer sur vos petits frères qui sont malheureux.

Dans chaque arrondissement de grandes villes, dans chaque ville, dans chaque village, les bienfaiteurs de l’enfance ont imaginé d’assigner aux petits enfants qui n’ont pas de maison à eux, une maison, sinon riche, du moins bien fermée et bien chaude en hiver, bien éclairée en été, et bien saine dans tous les temps. Cette maison est un véritable élysée pour de pauvres enfants habitués à toutes les obscurités de ces tristes prisons du cinquième étage, dans ces rues étroites et malsaines. Voilà ce qu’on appelle les salles d’asile. Chacune de ces maisons est gouvernée, soit par un vieil invalide, bonhomme qui aime les enfants par instinct, comme il aime son chien caniche, soit par quelque bonne femme agile, alerte, douce et vive qui devient ainsi la mère de tous les petits pauvres de son hameau. Tous les matins, le père qui va travailler aux champs tout le jour, la mère qui suit son mari dans la campagne, conduisent leur enfant à la salle d’asile. Là, le petit enfant dit adieu à sa mère pour tout le jour ; en même temps il entre dans sa maison, dans son palais. La maison est toute prête à recevoir son petit seigneur et maître. Il entre ; il se voit au milieu petits enfants comme lui. Déjà la société commence pour ces enfants qui étaient destinés à vivre seul. Ils se regardent, ils s’entendent l’un l’autre ; bientôt ils sont amis, ils mettent en commun leur pauvre misère.

Et dans cette salle d’asile, ces enfants, si pauvres le matin ; riches à présent, n’ont plus qu’à se laisser être heureux. Ils jouent, ils chantent, ils se font des niches de tout genre, ils entourent la bonne femme qui leur sert de mère et qui leur raconte les belles histoires qu’elle a apprises. Pendant ce temps-là, le père et la mère, tranquilles sur le sort de leur enfant, travaillent de toutes leurs forces, heureux de penser que leur enfant s’amuse, qu’il grandit entouré de soins bienveillants ; qu’il a chaud et qu’il n’a pas faim. Oh ! le cœur d’une mère est un trésor. Pauvre ou riche, elle est toujours mère, elle a pour son enfant le même amour.

Voilà ce que c’est qu’une salle d’asile. C’est de la chaleur en hiver, c’est de l’ombre en été. Grâce ces touchantes institutions, l’enfant du pauvre, lui aussi, connaît le printemps en fleurs : il respire, chante, il grandit, il s’anime comme tous les autre enfants, il ne sait pas ce que c’est que la misère, est aussi heureux que peut l’être un enfant : il a de l’air, des fleurs, du soleil et des amis de son âge.

Jules Janin.

N° 121. — Le Cimetière de campagne.
Où suis-je ? A mes regards un humble cimetière
Offre de l’homme éteint la demeure dernière.
Un cimetière aux champs ! quel tableau ! quel trésor !
Là ne se montrent point l’airain, le marbre, l’or,
Là ne s’élèvent point ces tombes fastueuses
Où dorment à grands frais les ombres orgueilleuses
De ces usurpateurs par la mort dévorés,
Et, jusque dans la mort, du peuple séparés.
On y trouve, fermés par des remparts agrestes,
Quelques pierres sans nom, quelques tombes modestes,
Le reste dans la poudre au hasard confondu.
Salut, cendre du pauvre ! Ah ! ce respect t’est dû.
Souvent ceux dont le marbre immense et solitaire
D’un vain poids après eux fatigue encor la terre,
Ne firent que changer de mort dans le tombeau ;
Toi, chacun de tes jours fui un bienfait nouveau.
Courbé sur les sillons, de leurs trésors serviles
Ta sueur enrichit l’oisiveté des villes ;
Et, quand Mars des combats fit retentir le cri,
Tu défendis l’état après l’avoir nourri.
Enfin, chaque tombeau de cet enclos tranquille
Renferme un citoyen qui fut toujours utile.
Salut, cendre du pauvre ! accepte tous mes pleurs :
Mais quelle autre pensée éveille mes douleurs ?
Tel est donc de la mort l’inévitable empire !
Vertueux ou méchant, il faut que l’homme expire.
La foule des humains est un faible troupeau
Qu’effroyable pasteur, le temps mène au tombeau.
Notre sol n’est formé que de poussière humaine ;
Et lorsque dans les champs l’automne nous promène,
Nos pieds inattentifs foulent à chaque pas
Un informe débris, monument du trépas.
Voilà de quels pensers les cercueils m’environnent.
Mais, loin que les esprits à leur aspect s’étonnent,
De l’immortalité je sens mieux le besoin
Quand j’ai pour siège une urne, et la mort pour témoin
Legouvé.
N° 122. — La Cataracte de Niagara.

Nous arrivâmes bientôt au bord de la cataracte qui s’annonçait par d’affreux mugissements. Elle est formée par la rivière Niagara, qui sort du lac Erié et se jette dans le lac Ontario. Sa hauteur perpendiculaire est de cent quarante-quatre pieds. Depuis le lac Erié jusqu’au saut, le fleuve arrive toujours en déclinant par une pente rapide : et au moment de la chute c’est moins un fleuve qu’une mer, dont les torrents se pressent à la bouche béante d‘un gouffre. La cataracte se divise en deux branches, et se courbe en fer à cheval. Entre les deux chûtes s’avance une île creusée en dessous, qui pend avec tous ses arbres sur le chaos des ondes. La masse du fleuve, qui se précipite au midi, s’arrondit en un vaste cylindre puis se déroule en nappe de neige, et brille au soleil de toutes les couleurs : celle ci qui tombe au levant descend dans une ombre effrayante, on dirait une colonne d’eau du déluge. Mille arcs-en-ciel se courbent et se croisent sur l’abîme. L’onde, frappant le roc ébranlé, rejaillit en tourbillons d’écume qui s’élèvent au-dessus des forêts, comme les fumées d’un vaste embrasement. Des pins, des noyers sauvages, des rochers taillés en forme de fantômes écorent la scène. Des aigles, entraînés par le courant d’air, descendent en tournoyant au fond du souffre, et des carcajoux se suspendent par leurs longues queues au bout d’une branche abaissée, pour saisir dans l’abîme les cadavres brisés des élans et des ours. Chateaubriand.

  

N° 123. — Mort du Messie.

Un instant les couleurs de la vie ont reparu sur la face du Sauveur ; mais bientôt elles pâlissent et disparaissent à jamais. Ses joues décolorées, déjà marquées du visible sceau du trépas, se flétrissent davantage. Chargée du poids du jugement inexorable, sa tête auguste fléchit ; elle retombe sur son cœur. En vain, il se force de la relever vers les cieux ; elle retombe sur sa poitrine haletante de douleur. Suspendus comme des voiles funèbres, de plus sombres nuages couvrent de leurs contours ténébreux le silencieux calvaire. Telle s’arrondit, formidable et pleine d’horreur, la voûte funéraire… Déjà les anges du trépas, planant sous ces nuées, s’avancent d’un vol lent et terrible. Leur formidable regard darde la flamme dévorante ; leur front menaçant annonce la destruction, et leur noir vêtement paraît tissu des ténèbres de l’abîme. Ils foulent de leurs pieds d’airain le coteau funèbre : un instant ils fixent leurs regards sur l’auguste victime ; puis s’élevant, l’un vers la droite, autre vers la gauche, au-dessus de la croix, ils commencent autour d’elle leur vol retentissant… Ils portent les terreurs du Très Haut ; ils en répandent le torrent dans l’âme du Messie...

Une seule plainte, mais une plainte déchirante s’échappe des lèvres du Christ : « Mon Dieu, s’écrit-t-il, Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ?.. » Alors, et pour la dernière fois, un frémissement subit, fugitif effort de la nature humaine, parcourt ses membres palpitants ; sa langue est brûlante de ardeurs du trépas : elle prononce avec peine ces paroles douloureuses : J’ai soif. Abreuvé d’une main barbare, il a soif encore ; ses membres raidis frémissent à la fois : l’affreuse pâleur s’étend sur eux et l’Agneau s’écrie : Tout est consommé. Et sa tête auguste retombe sur son sein,… et Jésus exhale son dernier soupir.

Horrer

N° 124. — La grande Chartreuse.

Avant de quitter la Savoie, j’ai voulu visiter le désert de la grande Chartreuse : c’est là un pèlerinage que j’aurais voulu faire avec Thomas ; mais fait-on jamais ce qu’on désire ! Comme il m’a manqué ! il aurait monté auprès de moi, le long d’une rivière, ou plutôt d’un torrent, un chemin serré entre deux murailles de roches, tantôt sèches et nues tantôt couvertes de grands arbres, quelquefois ornée par bandes, de petites forêts vertes qui serpentent sur leurs côtés, il eût entendu, pendant deux lieues le bruit du torrent qui s’indigne au milieu des débris de roches, contre lesquels il se brise sans cesse.

C’est une écume jaillissante qui s’engloutit dans les profondeurs de deux cents pieds, où l’œil la suit avec une terreur curieuse, pour se reporter ensuite vers des roches sauvages, hautes, perpendiculaires et couronnées à leurs pointes par de petits ifs qui semblent être dans le ciel. Ce chemin étroit, ces hauteurs, ces ténèbres religieuses, ces cascades admirables qui tombent en bondissant, pour grossir les eaux et la fureur du torrent, tout cela conduit naturellement à la solitude terrible où saint Bruno vint s‘établir avec ses compagnons, il y a plus de sept cents ans.

J’ai vu son désert, sa fontaine, sa chapelle, la pierre où il s’agenouillait devant ces montagnes effrayantes, sous les regards de Dieu. J’ai visité toute la maison : j’ai vu les solitaires à la grand’messe ; j’ai causé avec un des plus jeunes dans sa cellule ; j’ai reçu toutes les honnêtetés du général et du co-adjuteur ; tout m’a fait un plaisir profond et calme. Les agitations humaines ne montent pas là. Ce que je n’oublierai jamais, c’est le contentement céleste qui est visiblement empreint sur le visage de ces religieux.

Le monde n’a pas d’idée de cette paix ; c’est une autre terre, une autre nature. On la sent, on ne la définit pas cette paix qui vous gagne. J’ai vu le rire et l’ingénuité de l’enfance sur les lèvres du vieillard ; la gravité et le recueillement de l’âme dans les traits de la jeunesse. J’ai eu ma cellule où j’ai couché deux nuits ; et c’est avec regret, c’est en embrassant deux fois de suite le coadjuteur, qui est un religieux admirable par ses vertus et par tout son extérieur, que je me suis éloigné de cette maison de paix.

Je vous assure, mon cher ami, que toutes ces idées de fortune, de succès, de plaisir, tout ce tumulte de la vie, tout ce tapage qui est dans nos yeux, nos oreilles, notre imagination, restent à l’entrée de ce désert ; et que notre âme nous ramène alors à la nature et à son Auteur.

Ducis.

N° 125. — La Prière.

Quand Achille eut tué Hector et l’eut traîné sept fois autour de la ville assiégée, le soir, au seuil de sa tente, un vieillard désarmé se présenta. C’était Priam. Il venait redemander à l’impitoyable vainqueur le corps meurtri de son fils ; et lui ayant baisé la main, il lui dit : « Juge la grandeur de mon malheur, puisque je baise la main qui a tué mon fils ! » Achille pleura, et rendit le corps à son ennemi. Quelle était la puissance qui avait brisé ce cœur farouche ? Quel charme avait triomphé de lui ? Cette puissance, ce charme, c’était la prière, la force n’avait pas rencontré quelque part une barrière pour l’arrêter, s’il n’ y avait eu ici-bas que force contre la force, c’en était fait des petits et des malheureux. Dieu devait à la faiblesse et au malheur une arme qui fît tomber l’épée, calmât la colère éteignît l’injure, réparât l’inégalité du sort ; il leur donné la prière. La prière est la reine du monde. Couverte d’humbles habits, le front baissé, la main tendue, elle protège l’univers de sa majesté suppliante ; elle va sans cesse du cœur du faible au cœur du fort, et plus sa plainte s’élève de bas, plus le trône où elle arrive est grand, plus son empire est assuré. Si un insecte pouvait nous prier, quand nous allons marcher dessus, sa prière nous toucherait d’une immense compassion ; et comme rien n’est plus haut que Dieu, nulle prière n’est plus victorieuse que celle qui monte vers lui. C’est la prière, Messieurs, qui rétablit nos rapports avec Dieu, rappelle à nous son action, lui fait violence sans nuire à sa liberté, et est par conséquent la mère de la foi. C’est pourquoi Jésus-Christ dit : Demandez et il vous sera donné, cherchez et vous trouverez ; frappez, et il vous sera ouvert ; car qui demande reçoit, qui cherche trouve, qui frappe, il lui est ouvert.

LACORDAIRE.

N° 126. — La Lune.
Astre aux rayons muets, que ta splendeur est douce ;
Quand tu cours sur les monts, quand tu dors sur ta mousse,
Que tu trembles sur l’herbe ou sur les blancs rameaux,
Ou qu’avec l’Alcyon tu flottes sur les eaux !
Mais pourquoi t’éveiller quand tout dort sur sur la terre ?
Astre inutile à l’homme en toi tout est mystère ;
Tu n’es pas son fanal, et tes molles lueurs
Ne savent pas nourrir le fruit de ses sueurs ;
Il ne mesure rien aux clartés que tu prêtes,
Il ne t’appelle pas pour éclairer ses fêtes,
Mais fermant sa demeure aux célestes clartés,
Il s’éclaire de feux à la terre empruntés.
Quand la nuit vient t’ouvrir ta modeste carrière,
Tu trouves tous les yeux fermes à ta lumière,
Et le monde insensible à ton morne retour,
Froid comme ces tombeaux objets de ton amour !
A peine sous ce ciel où la nuit suit tes traces,
Un œil s’aperçoit-il seulement que tu passes,
Hors un pauvre pêcheur soupirant vers le bord,
Qui, tandis que le vent le berce loin du port,
Demande à tes rayons de blanchir la demeure
Où de son long retard ses enfants comptent l’heure ;
Ou quelque malheureux qui, l’œil fixe sur toi,
Pense au monde invisible et rêve ainsi que moi !
Ah ! si j’en, crois mon cœur et ta sainte influence,
Astre ami du repos, des songes, du silence,
Tu ne te lèves pas seulement pour nos yeux ;
Mais du monde moral flambeau mystérieux,
A l’heure où le sommeil tient la terre oppressée,
Dieu fit de tes rayons le jour de la pensée !
Ce jour inspirateur et qui la fait rêver,
Vers les choses d’en-haut l’invite à s’élever ;
Tu lui montres de loin, dans l’azur sans limite,
Cet espace infini que sans cesse elle habite ;
Tu luis entre elle et Dieu comme un phare éternel,
Comme ce feu marchant que suivait Israël ;
Et tu guides ses yeux de miracle en miracle,
Jusqu’au seuil éclatant du divin tabernacle,
Où celui dont le nom n’est pas encore trouvé
Quoiqu’en lettres de feu sur les sphères gravé,
Autour de sa splendeur multipliant les voiles,
Sema derrière lui ces portiques d’étoiles !
Luis donc, astre pieux, devant ton créateur !
Et si tu vois celui d’où coule ta splendeur,
Dis-lui que sur un point de ces globes funèbres
Dont tes rayons lointains consolaient les ténèbres,
Un atome perdu dans son immensité,
Murmurait dans la nuit son nom à ta clarté.
De Lamartine.
N° 127. — Un Presbytère de campagne.
Une cour le précède, enclose d’une haie
Que ferme sans serrure une porte de claie ;
Des poules, des pigeons, deux chèvres et mon chien,
Portier d’un seuil ouvert et qui n’y garde rien,
Qui jamais ne repousse et qui jamais n’aboie,
Mais qui flaire le pauvre et l’accueille avec joie ;
Des passereaux montant et descendant du toit,
L’hirondelle rasant l’auge où le cygne boit ;
Tous ces hôtes, amis du seuil qui les rassemble,
Famille de l’ermite, y sont en paix ensemble ;
Les uns couchés à l’ombre en un coin du gazon,
D’autres se réchauffant contre un mur au rayon ;
Ceux-ci léchant le sel le long de la muraille,
Et ceux-là becquetant ailleurs l’herbe ou la paille ;
Trois ruches au midi sous leurs tuiles, et puis
Dans l’angle sous un arbre, au nord, un large puits
Dont la chaîne rouillée a poli ta margelle,
Et qu’une vigne étreint de sa verte dentelle     ;
Voilà tout le tableau ; sept marches d’escalier ;   
Sonore, chancelant, conduisent au palier
Qu’un avant-toit défend du vent et de la neige,
Et que de ses réseaux un vieux lierre protège :
La, suspendus le jour au clou de mon foyer,
Mes oiseaux familiers chantent pour m’égayer.
Des travaux journaliers voilà d’abord l’asile,
Où le feu du foyer s’allume, où Marthe file ;   
Marthe, meuble vivant de la sainte maison,
Qui suivit dans le temps son vieux maître en prison.
Pauvre fille, à ces murs trente ans enracinée,
Partageant leur prospère ou triste destinée,
Me servant sans salaire et pour l’honneur de Dieu,
Surveillant à la fois la cure et le saint lieu,
Et qui, voyant de Dieu l’image dans son maître,
Croit s’approcher du ciel en vivant près du prêtre ;
Quelques vases de terre, ou de bois, ou d’étain,
Où de Marthe attentive on voit briller la main ;
Sur ta table un pain noir sous une nappe blanche,
Dont chaque mendiant vient dîmer une tranche ;
Des grappes de raisin que Marthe fait sécher,
De leur pampre encor vert décorent le plancher ;
La sève en hiver même y jaunit leurs grains d’ambre.
De ce salon rustique on passe dans ma chambre ; p.
C’est celle dont le mur s’éclaire du couchant :
Tu sais que pour le soir j’eus toujours du penchant,
Que mon âme un peu triste a besoin de lumière,
Que le jour dans mon cœur entre par la paupière,
Et que j’’aimais tout jeune à boire avec les yeux
Ces dernières lueurs qui s’éteignent aux cieux,
La chaise où je m’assieds, la natte où je me couche,
La table où je t’écris, l’âtre où fume une souche,
Mon bréviaire vêtu de sa robe de peau,
Mes gros souliers ferrés, mon bâton, mon chapeau,
Mes livres pèle-mêle entassés sur leur planche,
Et les fleurs dont l’autel se pare le dimanche,
De cet espace étroit sont tout l’ameublement.
Tout ! oh non ! j’oubliais son divin ornement,
Qui surmonte tout seul mon humble cheminée,
Ce christ, les bras ouverts et la tête inclinée,
Cette image de bois du maître que je sers,
Céleste ami, qui seul me peuple ces déserts ;
Qui, lorsque mon regard le visite à toute heure,
Me dit ce que j’attends dans cette âpre demeure,
Et, recevant souvent mes larmes sur ses pieds.
Fait resplendir la paix dans mes yeux essuyés ;
Ce Christ ! tu le connais ; c’est celui que ma mère
Colla dans l’agonie aux lèvres de mon père ;
C’est celui que plus tard moi-même en un grand jour
Au pur sang d’un martyr je teignis à mon tour.
De Lamartine.
N° 128. — La Verdure.

À cette seule parole : Que la terre produise de l’herbe verte : une surface sèche et stérile devient tout d’un coup un paysage diversifié de prairies, de riches vallons, d’agréables collines, de montagnes couvertes de forêts, semé de fleurs de toute espèce, chargé de fruits de tous genres et de toutes sortes de goûts.

Mais ne nous livrons pas si fort à la nouveauté et à la surprise d’un tel spectacle, que nous devenions incapables de l’examiner.

La première chose qui me frappe est le choix que Dieu a fait de la couleur générale qui embellit toutes les plantes qu’il vient de produire ; le vert naissant, dont il les a revêtues, a une telle proportion avec les yeux, qu’on voit bien que c’est la même main qui a coloré la nature, et qui a formé l’homme pour en être spectateur. S’il eût teint en blanc ou en rouge toutes les campagnes, qui aurait pu en soutenir l’éclat ou la dureté ? S’il les eût obscurcies par des couleurs plus sombres, qui aurait pu faire ses délices d’une vue si triste et si lugubre ? Une agréable verdure tient le milieu entre ces deux extrémités, et elle a un tel rapport avec la structure de l‘œil, qu’elle le délasse, au lieu de le tendre, qu’elle le soutient et le nourrit, au lieu de l’épuiser. Mais ce que je croyais d’abord n’être qu’une couleur est une diversité de teintures qui m’étonne.

C’est du vert partout, mais ce n’est nulle part le même. Aucune plante n’est colorée comme une autre : je les approche, je les compare et je trouve en les comparant,    que    la différence est sensible. Cette surprenante    variété,     qu’aucun     art ne peut imiter, se diversifie encore dans chaque plante, que dans son origine, dans son progrès, dans sa maturité, est d’une espèce de vert différent. Et je suis moins surpris, après cette observation qui augmente mon admiration, que les nuances innombrables d’une même couleur m’attirent toujours, et ne me rassasient jamais.

Duguet et d’Asfeld.

N° 129. — Le Voyageur égaré dans les Neiges du St-Bernard
La neige au loin accumulée
En torrents épaissis tombe du haut des airs,
Et sans relâche amoncelée
Couvre du St-Bernard les vieux sommets déserts.
Plus de routes, tout est barrière ;
L’ombre accourt, et déjà, pour la dernière fois,
Sur la cime inhospitalière
Dans les vents de la nuit l’aigle a jeté sa voix.
A ce cri, d’effroyable augure,
Le voyageur transi n’ose plus faire un pas ;
Mourant et vaincu de froidure,
Au bord d’un précipice il attend le trépas.
Là, dans sa dernière pensée,
Il songe à son épouse, il songe à ses enfants ;
Sur sa couche affreuse et glacée
Cette image a doublé l’horreur de ses tourments.
C’en est fait ; son heure dernière
Se mesure pour lui dans ces terribles lieux,
Et chargeant sa froide paupière,
Un funeste sommeil déjà cherche ses yeux.
Soudain, ô surprise ! ô merveille !
D’une cloche il a cru reconnaître le bruit ;
Le bruit augmente à son oreille ;
Une clarté subite a brillé dans la nuit.
Tandis qu’avec peine il écoute,
A travers la tempête un autre bruit s’entend :
Un chien jappe, et s’ouvrant la route,
Suivi d’un solitaire, approche au même instant.
Le chien, en aboyant de joie,
Frappe du voyageur les regards éperdus :
La Mort laisse échapper sa proie,
Et la Charité compte un miracle de plus.
Chênedollé.
N° 130. — La Maison aux Nids d’Hirondelles.

Heureuse et mille fois heureuse la maison aux nids d’hirondelles ! Elle est placée, entre toutes les autres, sous les auspices de cette douce sécurité dont les âmes pieuses croient avoir obligation à la Providence. Et, en effet, sans chercher dans l’hirondelle un instinct merveilleux de prophétie que les poètes lui accordent un peu trop libéralement, n’est-il pas permis de supposer du moins qu’elle n’est point privée de l’instinct commun à tant d’autres espèces, qui leur fait deviner le séjour le plus assuré d’une famille en espérance ? Ne craignez pas qu’elle se loge sous la paille inflammable d’un toit champêtre ou sous les fragiles soliveaux d’une baraque nomade ! Elle a si grand peur des mutations qui bouleversent nos domiciles d’un jour, qu’on la voit se fixer de préférence aux édifices abandonnés, dont nous nous sommes fatigués de remuer les ruines, et que n’inquiète plus le mouvement d’une population turbulente. Les hommes n’y sont plus, dit-elle, et elle construit paisiblement sa demeure au lieu qui à déjà vu passer plus d’une génération sans s’émouvoir de leurs ébranlements.

Si elle redescend aux villes et aux campagnes, elle ne se fixe qu’à la maison paisible où nul bruit ne troublera sa petite colonie, et à abri de laquelle la hutte solide qu’elle s’est si soigneusement pratiquée peut s’abriter assez longtemps pour lui épargner l’année prochaine de nouveaux labeurs. Si vous l’avez observée, notre hirondelle se prévient volontiers en faveur des figures bienveillantes ; elle se fie, comme une étrangère de lointain pays, aux procédés du bon accueil ; elle aime qu’on ne la dérange pas, et s’abandonne à qui l’aime. Je ne suis pas sûr que sa présence promette le bonheur pour l’avenir, mais elle me le démontre intelligible dans le présent.

Aussi, je n’ai jamais vu la maison aux nids d’hirondelle sans me sentir favorablement prévenu en faveur de ses habitants. Il n’y a là, j’en suis sûr, ni les orgies tumultueuses de la débauche, ni le fracas des querelles domestiques. Les valets n’y sont pas cruels, les maîtres n’y sont pas impitoyables ; vous y trouverez quelque sage vieillard ou quelque jeune fille qui protège le nid de l’hirondelle, et j’irais, un million sur la main, y cacher ma tête proscrite, sans souci du lendemain. Les yeux qui ne cherchent plus l’oiseau importun et sa couvée babillarde, sont essentiellement bons, et les bons sont heureux de tout le bonheur qu’on peut goûter sur la terre.

C. Nodier

N° 131. — Une Éclipse de soleil.

L’astre du jour s’obscurcit tout-à-coup au milieu d’un ciel sans nuage ; une nuit soudaine et profonde investit la terre ; l’ombre ne venait point de l’Orient ; elle tomba du haut des cieux et enveloppa l’horizon. Un froid humide a saisi l’atmosphère ; les animaux, subitement privés de la chaleur qui les anime, de la lumière qui les conduit, dans une immobilité morne, semblent se demander la cause de cette nuit inopinée ; leur instinct, qui compte les heures, leur dit que ce n’est pas encore celle de leur repos ; dans les bois, ils s’appellent d’une voix frémissante, étonnés de ne pas se voir, dans les vallons, ils se rassemblent et se pressent en frissonnant. Les oiseaux, qui, sur la foi du jour, ont pris leur essor dans les airs, surpris par les ténèbres, ne savent où voler.

La tourterelle se précipite au-devant du vautour qui s’épouvante à sa rencontre. Tout ce qui respire est saisi d’effroi. Les végétaux eux-mêmes se ressentent de cette crise universelle. On dirait que l’âme du monde va se dissiper ou s’éteindre ; et dans ses rameaux infinis le fleuve immense de la vie semble avoir ralenti son cours.

Et l’homme !… Ah ! c’est pour lui que la réflexion ajoute aux frayeurs de l’instinct le trouble et les perplexités d’une prévoyance impuissante, s’en aveugle et curieux, il se fait des fantômes de tout ce qu’il ne conçoit pas, et se remplit de noirs présages, aimant mieux craindre qu’ignorer. Heureux dans ce moment, les peuples à qui des sages ont révélé les mystères de la nature ! ils ont vu sans inquiétude l’astre du jour, à son midi, dérober sa lumière au monde ; sans inquiétude, ils attendes l’instant marqué où notre globe sortira de l’obscurité.

MARMONTEL.

Les Quatre Saisons (forme allégorique).

N° 132. — Le Printemps.

L’âme de la nature, l’aimable déesse du printemps, a rompu les chaînes qui la retenaient captive. balancée sur l’aile des zéphyrs, elle descend du haut, des cieux épurés par son haleine et réjoui, de sa présence. Une vapeur légère, émanée d’elle et comme imprégnée de verdure, décèle sa trace vivifiante ; sa taille efface celle de la messagère des dieux, ses traits ceux de la plus jeune des Grâces ; l’éclat de la rose nouvellement épanouie le cède à celui de son teint. Un des replis de son voile sert d’asile à un nid de fauvettes ; la mère y couve les précieux fruits de ses amours, retenus encore dans leur faible prison. La Déesse s’écoute préluder avec complaisance ; elle incline sa belle tête, où mille fleurs variées s’épanouissent et se renouvellent sans cesse ; elles lui tiennent lieu de tresses ondoyantes ; elles forment seules son diadème et sa coiffure. Ici le narcisse majestueux, la renoncule, l’anémone et la tulipe orgueilleuse rivalisent de magnificence et se disputent le prix de la beauté ; là l’humble violette et la flexible hyacinte brillent du plus doux éclat et rehaussent par le suave mélange de leurs teintes azurées la pourpre et l’or de la rose naissante ; de volages papillons, des essaims bourdonnants s’enivrent des parfums qu’exhalent leurs calices. La jeune déesse, à la vue des prodiges qu’elle-même a opérés, sent une joie secrète inonder son cœur. Le sourire du bonheur siège sur ses lèvres vermeilles ; mais son but est atteint : tout jouit, tout est heureux par ses bienfaits et la face de la nature est renouvelée.

Girodet

N° 133. — L’Été.

Le fils brillant du soleil, le radieux été règne à son tour ; ses regards majestueux et doux s’abaissent vers la terre, il vient perfectionner l’ouvrage du printemps ; sa tête et sa poitrine robuste, siège de principes ignés, en lancent de tous côtés les émanations ; des jets de flammes forment sa  brillante chevelure ; d’une main il retient près de lui le Sirius qui souffle de ses naseaux ses exhalaisons malignes de l’autre il verse abondamment l’urne des eaux fécondantes ; du mélange de deux principes, le chaud et l’humide, il compose les nuages orageux ; il les foule de son pied puissant et les abaisse vers la terre. Mais l’orage est près de se dissiper ; déjà dans une région presque dégagée de vapeurs, brille à l’œil consolé l’éclatante écharpe d’iris. Le vêtement de l’été se peint de la verdure la plus vive. Le lézard européen, à demi caché sous ses replis obscurs s’y tapit, et là - comme à l’ombre d’un épais buisson, il brave impunément les feux du jour. Plus loin, la cigale imprévoyante voltige et s’épuise en frivoles chansons, tandis que la fourmi laborieuse garnit en silence ses magasins. À l’autre extrémité du manteau, un reptile dangereux des contrées soumises au joug du brillant équateur déploie fièrement ses orbes redoublés, et, dressant sa tête audacieuse vers celle de Dieu, il semble allumer aux rayons de sa chevelure les couleurs variées de son armure étincelante. Cependant l’été bienfaisant a produit son effet, du sein de ce riche vêtement qui le couvre il laisse échapper libéralement les moissons dorées, douce récompense dont il paie avec usure les sueurs du laboureur infatigable.

Girodet.

N° 134. — L’Automne.

Personnifié sous les traits d’une déité, le riche automne vient enfin accomplir les promesses du printemps ; la déesse incline son visage vermeil, et, souriant à la terre qu’elle regarde avec une complaisance maternelle, elle partage la joie et le bonheur qu’elle lui procure, et de sa main droite elle secoue sa chevelure dorée, d’où s’échappe une pluie intarissable de mille fruits divers. De la gauche elle presse sa mamelle féconde, et en fait jaillir une liqueur douce et vermeille, dont les heureux enfants de Cybèle seront bientôt abreuvés. Son vêtement se colore du vert brillant de l’été, où s’entremêlent cependant quelques-unes des teintes flétries dont l’hiver, qui doit lui succéder bientôt, vient attrister la nature. Une écharpe légère, dont la couleur rappelle la verdure du printemps, entoure ses reins, et se balance mollement, gonflée par les zéphyrs, image allégorique de la seconde sève de l’année, qui paraît braver les approches de l’ hiver et faire un dernier effort pour se soustraire à sa puissance, de ses pieds nus, colorés du vermillon des roses, et qu’un léger brouillard environne, elle foule la pourpre et l’or des raisins. Cette fille bienfaisante de l’été prépare ainsi elle-même la liqueur de Bacchus, ce baume salutaire qui charme les soucis de mortels, et dont la chaleur pénétrante soutient et vivifie leurs forces épuisées. Outre ces dons, l’automne procure encore à l’homme avide de jouissances les richesses et les plaisirs de la chasse. C’est en vain que la perdrix et le lièvre timides chercher à éluder, sous les plis de sa robe, les poursuites de leur agile ennemi ; bientôt hors d’état de fuir, il deviendront la proie du chasseur.

Girodet.

N° 135. — L’Hiver.

L’hiver paraît le dernier et vient fermer le cercle de l’année ; il renverse à ses pieds le flambeau d’où émane la chaleur créatrice et en comprime les feux sans les éteindre. De l’urne de bronze qu’il tient sous son bras il laisse échapper les trésors de la gelée, et presse du pied les flocons amoncelés de la neige étincelante ; bientôt ils se divisent, se répandent en tournoyant sur la terre affligée, et l’enveloppent d’un immense vêtement de deuil. Des oiseaux aquatiques fendent d’un vol rapide l’atmosphère glaciale. Le tyran de l’année, vêtu d’un manteau où s’imprime la morne couleur dont il flétrit la végétation ; ce manteau lui sert d’ornement et lui couvre à peine les épaules. Ses bras robustes, ses cuisses et ses jambes nerveuses et à découvert décèlent sa force indomptable. Ses cheveux, sa barbe et ses sourcils, semblables aux pics de glaces éternelles des Alpes ou des Pyrénées, hérissent son aspect farouche ; les brouillards et les noirs orages s’engendrent de sa tête menaçante ; ils siègent sur son front tristement laissé vers la terre qu’il glace de ses sombres regards. Une couronne de branches mortes, monument de son triomphe sur l’été, ceint sa tête ; quelques feuilles desséchées y tiennent encore ; d’autres s’en détachent et vont à ses pieds joncher la neige. Mais les lois puissantes de la nature ne permettent point à l’hiver d’outrager toutes ses productions ; il les respecte encore, et, pour preuve de son obéissance aux immuables volontés de la déesse, il a joint à son lugubre diadème quelques tiges de ses arbres toujours verdoyants dont il accroît et rehausse encore pour lui plaire la sombre et majestueuse beauté.

Girodet.

Modèles de Décompositions de Tableaux ou Descriptions.

N° 136. — Le combat du taureau.

Ce qui frappe d’abord le lecteur dans ce morceau, c’est la vie et le mouvement. Le combat du taureau dure longtemps et nous le voyons raconté en quelques lignes, pourtant nous avons tout vu. Il semble que nous considérions une toile, où l’art du peintre a su faire mouvoir les acteurs d’un drame et de telle façon qu’en un clin d’œil tous les détails se sont présentés à notre imagination. Tel est l’effet du tableau. Les figures sont peu nombreuses, et c’est à peine si l’on remarque l’hyperbole, mille fanfares , la métaphore, regards brûlants et quelques autre expressions. Ceci nous prouve qu’un auteur sage conserve l’expression propre toutes les fois qu’il le peut, sans nuire à son style, se souvenant du précepte, que l’ expression figurée, quand elle chasse le mot propre, est obligée de valoir mieux. Donnez ce sujet à un homme sans goût, il le remplira de tropes et de figures ambitieusement contournées.

Pourquoi le style de ce morceau nous paraît-il si rapide ? C’est qu’il présente du commencement jusqu’à la fin une très belle hypotypose. Outre les verbes au présent, cette figure affectionne un rythme coupé, c’est-à-dire des phrases courtes composées de mots où les syllabes brèves abondent, tels que précipite, blesse, s’irrite s’agite, vole, etc.

La gradation dans le mouvement n’est pas moins remarquable. D’abord il est modérément vif, et s’il s’anime au moment ou le taureau s’élance, ce n’est qu’un bond semblable à celui de l’animal qui bientôt s’arrête inquiet et trouble . Le style s’arrête aussi et l’auteur suspend son mouvement pour faire en quelques mots le portrait du taureau ; mais admirons comment le tableau devient vivant quand le combat commence. Le style s’est relevé impétueusement dans la phrase : tout-à-coup il se précipite sur un cavalier . il se soutient à cette vivacité pendant la durée du drame, et c’est à la dernière phrase, commençant à : bientôt percé de toutes les lances , qu’il acquiert une précipitation plus forte et qui va s’accroissant jusqu’au dernier mot. Tout s’agite alors dans l’arène, l’ animal, les flèches, les cailloux, les lambeaux de pourpre, le sang, l’écume . Cette accumulation pressée pousse les mots les uns sur les autres ; elle voudrait se passer de verbes, elle appelle les substantifs qui peignent plus vite l’idée, y joint quelques épithètes équivalentes à une phrase c’est bien là l’effet des efforts désespérés, de la colère et de la douleur. Remplacez la fin du morceau par : il broie les cailloux, il ensanglante les lambeaux de pourpre, il vomit des flots d’ écume rouge, il se consume en efforts de rage, la colère l’étouffe, il tombe enfin épuisé de douleur, vous aurez encore un tableau plein de vie et de coloris ; mais rien ne distinguera cette fin du commencement, ce pronom il trop répété arrêtera votre style, ces propositions bien distinctes rendront vos allures plus lentes, et l’on regrettera l‘absence d’une gradation intelligente. Comparez et jugez.

Guyet.

N° 137. — Une bataille.

Cette composition n’est pas seulement un magnifique tableau ; c’est encore une réunion de petits tableaux dessinés comme à part et figurant dans le tableau principal qui, sans eux, serait incomplet. Ici c’est la mort d’un cavalier que son cheval flaire avec douleur, là c’est le trépas de deux amis qui se tiennent embrassés, plus loin c’est la mêlée, puis enfin le champ de bataille. Tous ces vigoureux coups de pinceau ne seraient point désavoués les meilleurs auteurs de l’antiquité.

On éprouve quelque embarras à classer méthodiquement toutes les figures, c’est même un travail impossible, dans un exercice classique, tant elles sont nombreuses et variées. Contentons-nous de quelques-unes.

Passons sous silence les métaphores : le front de camps, un héros moissonné dans sa fleur, la maison vole etc., et les mitonymies : bronze, tonnerres, etc. Tout le monde aperçoit les rapports de comparaison qui justifient ces figures.

La voix d’airain des instruments guerriers, forme une métaphore nouvelle qui mérite d’être remarquée, en ce sens que par le mot voix, elle tient de la métaphore, et par le mot d’airain de la métonymie. Je dirais, si cela m’était permis, que c’est une métonymie métaphorique.

Parmi les antithèses il y en a trois fort belles contenues en ces vers :

Les feux croisent les feux, le fer frappe le fer.
Le flot choque le flot.   

Ces antithèses de mots sont très bien placées parce qu’il y a lutte et choc dans les deux passages, et que la figure, en opposant les mots aux mots, fait un effet d’harmonie descriptive.

Ainsi quand deux torrents dans deux gorges profondes
De deux monts opposés précipitent leurs ondes.

Ce même effet d’harmonie est obtenu ici par répétition. — Remarquable talent du poète qui tire les beautés des plus simples figures.

Des concerts
De cette plaine en deuil s’élèvent dans les airs.

Petite métalepse d’un goût charmant. Deuil réveille l’idée de la mort ; la mort fait songer aux guerriers massacrés dans la plaine.

Le soleil dissipant les nuages
Éclaire avec horreur la scène du carnage.

Hypallage un peu hardie, mais admissible. Ce n’ est point le soleil qui est accompagné de l’horreur, c’est la scène, ou le carnage, Cela est évident pour le lecteur, et cette évidence justifie la figure. Mais on ne peut pas transporter à un mot voisin expression telle que le poète l’a mise par suite de l’exigence de la rime, c’est là où est la hardiesse de la figure. Si l’on disait :

Vient, horrible, éclairer la scène du carnage.

La transposition de l’épithète horrible à scène ou à carnage n’éprouverait aucune difficulté grammaticale, et la figure serait régulière. Il est vrai de dire que dans ce vers ainsi construit vient serait une cheville, et la tournure pittoresque employée par l’auteur est infiniment préférable. Il a observé toutes les règles dans une autre hypallage qui se lit un peu plus haut :

Comme la mer qu’entr’ ouvre une proue écumante.
Ici écumante se transporte à mer sans aucune difficulté.

La comparaison du laboureur qui trace un sillon dans un champ à peu près comme un boulet dans les rangs d’un bataillon est neuve et repose un moment l’esprit après le tableau du commencement du combat. Celle de la mer qui se referme après le passage d’un vaisseau, comme les rangs d’une armée après le sillon du boulet, est un peu courte et n’est là qu’à titre d’ornement. Mais la comparaison la plus belle, le mieux rendue est celle des deux torrents.  Le poète y réunit les deux espèces d’harmonie. C’est un tableau d’un autre genre, mais tout aussi imposant et grandiose. Ces deux torrents qui grondent dans un précipice, ces vagues courroucées qui se heurtent, se repoussent, ce fracas qui ébranle le désert, ces flots qui, unis, combattent encore, tous ces points de la comparaison sont justes, énergiquement exposés et à la hauteur du sujet.

On ne peut pas reprocher aux épithètes le vague et le parasitisme. Elles modifient presque toutes formes heureusement les substantifs. Je ne citerai que les deux suivantes :

Mêlent en tournoyant leurs sanglants tourbillons

Brille et court en grondant sur la ligne enflammée.

Ces épithètes relèvent tellement le mérite de idées exprimées par les substantifs, qu’elles frisent la métalepse, en réveillant le jeu d’idées corrélatives.

Une alliance de mots se remarque dans poussière humide. Rien de plus opposé que la poussière de l’humidité ; et pourtant ces mots nous peignent très bien ces mille gouttelettes d’eau qui forment dans l’air une espèce de poussière.

Deux expressions dénotent le style romantique, la première est dans ce vers :

Sort et frappe en sifflant comme un souffle de mort.

Comme un souffle de mort est vague et tend à échapper à l’analyse. Un souffle de mort peut-il frapper et siffler ? Non sans doute ; néanmoins on comprend cette pensée aérienne sans pouvoir la définir. On se représente la mort parcourant les rangs et soufflant devant elle sur les guerriers qu’elle renverse. La seconde expression est plus romantique encore.

On dirait qu’on entend l’âme des morts passer.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela est difficile à expliquer, mais pourtant se comprend. Un auteur classique eût exprimé sa pensée à peu près ainsi : Au bruit de la trompette guerrière, aux éclats retentissants des clairons, Orphée quitte les Champs-Élysées, il accourt sur le champ de bataille et réunissant les ombres des morts, il les accompagne jusqu’aux sombres rivages du Styx. Cette idée n’eut manqué ni de grandeur ni de pompe ; mais l’expression du poète est plus chrétienne : car ces âmes qui viennent de quitter leurs enveloppes mortelles s’envolent au son des instruments de musique ; elles font comme un léger bruit dans les airs, en s‘en allant entendre la sentence du souverain juge. Cela est tendre et mélancolique, et a son genre de mérite.

Le petit tableau de ces deux amis qui meurent frappés du même coup, alors que l’un emporte emporte l’autre dans ses bras, est attendrissant.

L’expression la plus touchante, qui fait image, est sur le sein l’un de l’autre. On donne involontairement une larme a ce dévouement de l’amitié.

Les petites circonstances rehaussent aussi d’une manière remarquable le tableau de ce cavalier tué par un boulet. Son coursier bondissant ne s’arrête pas seulement, il regarde son maître, il revient, il penche la tête, il flaire . Chacun sent la grâce et la douceur de ces détails. Il faut avoir une âme sensible pour écrire ainsi.

Mais à côté de ces beautés saillantes, il y a quelques défauts. Un laboureur

déchirant le vallon
À cote du sillon trace un autre sillon.

Outre ces trois hémistiches qui riment ensemble, il n’y a aucun effet dans l’antithèse de mots : sillon.

Ainsi le trait fatal dans les rangs se promène.   

Se promène est trop faible. La marche du trait n’est point une promenade.

Superbe et l’œil brillant d’orgueil et de valeur
Sur son casque ondulant, d’où jaillit la lumière.
Flotte d’un coursier noir l’ ondoyante crinière.
Ce casque éblouissant.....

Un casque n’est guère ondulant. Cette épithète est parasite et l’idée qu’elle renferme se trouve d’ailleurs appliquée à la crinière par le synonyme ondoyante. Ces ant répétés à l’hémistiche nuisent à l’effet poétique qu’eût obtenu le choix des expressions.

L’un périt tout entier....

Pathos et fausse image. Quelque soit la puissance du boulet, il ne fait pas disparaître un homme, comme une muscade confisquée par un escamoteur. Le boulet fait un trou dans le corps, mais ne rend point invisible le cadavre.

Mais de la foudre en vain les lugubres éclats,
Pleuvent sur les deux camps....

Métaphore forcée, où il n’y a aucun point de comparaison. Qu’entend le poète par la foudre ? Est-ce le canon ou la mitraille qu’il vomit ? Dans le premier cas les éclats lugubres ne peuvent pleuvoir, à moins que le canon n’éclate lui-même, ce qui est impossible dans ce passage ; dans le second cas la métonymie est fort mauvaise, car l’esprit ne peut comparer à la foudre ni la mitraille, parce que la foudre ne se disperse point, ni le boulet qui ne vole point en éclats, ni même l’obus qui éclate, il est vrai, mais lorsqu’il est à terre, ce qui ferait une pluie tombant d’en bas. Toutes ces images sont contraires aux notions que nous possédons des objets.

La harpe, le clairon, la joyeuse cymbale,
Nous jettent leurs accords et les cris des mourants

D’abord que fait ici la harpe ? Les armées s’amusent-elles à traîner des harpes à leur suite ? En vit-on jamais dans les musiques militaires, non-seulement dans les camps, mais même dans les garnisons et en temps de paix ? Joyeuse, appliqué à cymbale, est une épithète très vicieuse, en ce que la cymbale n’est rien moins que joyeuse, et que le poète va nous parler des cris des mourants. Sous ce dernier rapport, l’épithète est même inhumaine, et pour la conserver dans une place convenable, il fallait nous parler de la joie du triomphe et de l’enivrement de la victoire, et non point de cœur glacé de sens frémissants , et de l’âme des morts .

Ces observations n’empêchent point cette composition d’être un des plus beaux tableaux de la poésie française. Elles prouveront que, pour être parfait, un auteur doit n’employer ses figures, ses termes, ses épithètes, etc., qu’avec la plus grande circonspection.

GUYET.

N° 138. — Le Meschacébé.

Voici une description à laquelle on serait tenté de donner le nom de tableau, à cause de sa perfection ; mais l’esprit se refuse à admettre dans un même cadre les éléments de la composition, trop vaste quant à son objet, puisqu’il s’agit d’un fleuve de mille lieues de cours, et trop restreinte quant aux détails, qui se bornent à quatre ou cinq traits principaux. Ce n’est donc qu’une description, mais elle contient deux petits tableaux charmants.

Le premier est le travail du temps, qui s’occupe à faire des radeaux pour les lancer sur le fleuve ; la forme de la prosopopée donne à la pensée un attrait remarquable, tandis que l’hypotypose jette dans le style une rapidité entraînante.

Le second tableau est à la fin ; il est extrêmement gracieux. Ces îles de fleurs, peuplées d’animaux de toutes couleurs, cette colonie qui va doucement aborder dans une anse solitaire, ces passagers qui s’endorment en voguant, tout cela récrée l’imagination. Avec quelle attention l’auteur peint la belle nature ! N’ayez peur qu’il vous parle des ronces et des épines, des dards des serpents, de la terrible gueule des crocodiles, même des longs-pieds des hérons et des flamands ; il sait trop bien qu’il faut peindre ici le beau, et qu’un seul détail hideux ou grotesque eût défiguré son œuvre.

Examinons quelques-unes des expressions de l’immortel auteur.

Mille fleuves tributaires du Meschacébé . Les fleuves, en apportant leurs eaux au Meschacébé, ressemblent à ces peuples vaincus qui paient tribut à un conquérant. Ce rapport de comparaison indique qu’il y a métaphore dans l’épithète tributaires.

Déluges de l’hiver, — colonnades de forêts, — vaisseaux de fleurs . Trois métaphores magnifiques, parfaitement justes. Il n’en est pas de même de voiles d’or et de cadavres des pins . Ces figures sont trop hardies : la première n’amène point dans l’esprit la comparaison d’une fleur jaune avec la voile d’un vaisseau ; la seconde est inconvenante quoique la comparaison puisse s’établir ; car il est odieux de faire abus de ce mot cadavres ; ici l’expression figurée vaut moins que troncs, qui était l’expression propre.

Charriés par les vagues écumantes , ces radeaux descendent. Belle hyperbate ! Dans l’ordre naturel, la phrase eût présentée deux substantifs l’un à côté de l’autre, ondes et radeaux, et le style eût été moins varié et moins poétique.

Le vieux fleuve s’en empare . Qu’on remarque l’effet pittoresque de l’expression s’en empare. Le fleuve attend une proie, ou un ornement, ou un jouet, ce qu’on voudra. Il ne les reçoit point, ainsi que ferait un indifférent. Comme un tigre affamé, ou comme une âme frivole, ou comme un enfant, il les prend, il les saisit avec une joie délirante, il en fait sa propriété, il s’en empare. Étonnant pouvoir d’un mot !

Il les pousse a son embouchure pour y former une nouvelle branche. Concision ! il eût été, en effet, superflu d’ajouter que ces radeaux sont arrêtés par les sables au milieu du courant, et qu’ils forment le noyau d’une île autour de laquelle le fleuve décrira bientôt de gracieux contours.

Par intervalles, il élève sa grande voix. Voici un nouvel ordre d’idées, abordé sans transition : on ne peut considérer comme transition par intervalles, car nous n’avons pas vu d’abord décrit le cours égal du fleuve. Ce saut un peu brusque est pénible à franchir ; on désire une pente plus douce pour arrivera cet endroit.

C’est le Nil des déserts . Très bonne antonomase. Par cette figure l’auteur procède du connu à l’inconnu, et pour qui sait ce qu’est le Nil, la magnificence et l’utilité du Meschacébé sont évidemment démontrées.

Mais la grâce est toujours unie à la magnificence dans les scènes de la nature. Cette pensée vive cache une transition fort ingénieuse ; il est clair pour le lecteur qu’il y aura contraste entre le gracieux et l’imposant, et ce contraste ne tarde guère à se présenter. D’un côté, c’est le courant impétueux du fleuve qui entraîne les pins et les chênes ; de l’autre, ce sont deux courants nonchalants qui promènent en remontant le long des rivages des îles enchantées.

Des serpents verts, des hérons bleus, des flamants roses , etc. Petite accumulation qui précipite le style vers le dénouement de ce magique spectacle.

Et la colonie va aborder endormie dans quelque anse retirée du fleuve . Cette fin de phrase est paisible et douce. Elle emprunte cet effet à l’épithète endormie, qui berce mollement le lecteur après cette belle description.

Gutet.

N° 139. — L’Ivresse du Pauvre.

Les bonnes descriptions présentent assez ordinairement une suite de tableaux qui concourent tous à la perfection de ce genre de composition. Ce cas se présente surtout quand on fait agir des êtres animés, tandis que dans la peinture d’une nature morte, ou d’êtres pris à l’état d’immobilité, la description est moins vive, parce que les situations ne changent point, et qu’on ne peut reproduire la succession des mouvements. Si l’écrivain embrasse trop d’objets, entre dans de trop minutieux détails, l’intelligence ne peut tout saisir, et l’effet du tableau étant manqué, il ne reste qu’une description ; il en sera de même quand on ne pourra animer la description par la peinture variée du même objet, vu sous des formes différentes. Mais quand un sujet se meut comme sur une scène, quand mille impressions agréables, pittoresques, douces, terribles, etc., etc., naissent des situations diverses ou le lecteur est placé par l’art d’un auteur, on reconnaît, à ces miniatures l’excellence du style descriptif, et, l’on peut dire alors qu’il y a tableau.

L’ivresse du pauvre est un de ces petits chefs-d’œuvre dans lesquels un peintre pourrait prendre le sujet d’une foule de croquis. Ainsi, il nous montrerait tour-à-tour le pauvre à table, puis se soutenant à peine, marchant sur les bords d’un précipice sous la protection du dieu des ivrognes, égaré dans sa route, retrouvant son logis, roi de l’univers, distribuant des couronnes à sa famille, enfin surpris par le sommeil au milieu de ses chants d’allégresse. Tous ces détails forment autant de tableaux séparés que le talent de l’écrivain place les uns à côté des autres pour faire un tableau général.

Remarquons l’adresse du poète qui bannit de ses vers tout ce qui pourrait rappeler l’idée de l’abrutissement dans l’ivresse. Il ne s’est même point servi des mots ivre, ivrogne, qui, le dernier surtout sont triviaux et populaires. Son acteur n’est point un de ces hideux misérables que l’on rencontre dans les villes, l’écume aux lèvres, l’injure à la bouche et le geste insultant et provocateur ; c’est au contraire un campagnard paisible, chez qui l’ivresse n’est point une habitude, un brave homme qui s’est trouvé étourdi par les fumées de Bacchus. Le vin ne le rend ni méchant, ni tapageur ; il en fait, au contraire, un joyeux luron, qui nargue les peines et la misère ; il le fait même asseoir sur un trône, du haut duquel tombent sur ceux qu’aime ce roi d’un instant, les sceptres et les dignités. C’est ainsi qu’il faut copier la nature laide en ce qu’elle a de piquant, d’original, de pittoresque.

La forme interrogative des trois premiers vers intéresse le lecteur au spectacle qu’on lui prépare. Avez-vous vu quelquefois ? ce n’est pas souvent que ceci se voit, les braves campagnards sont ordinairement sobres, ils ne s’enivrent que quelquefois. Regardez donc mon tableau avec attention.

Vers le soir. Dans les villes on s’enivre dès le matin ; les cabarets s’y ouvrent avant le jour. À mon homme, il a fallu toute une journée pour se mettre dans cet état d’ivresse. Il n’a pas bu avec passion, gloutonnerie, c’est une victime innocente, surprise par l’occasion, entraînée par  des amis. Nouveau motif d’intérêt.

Regagnant son manoir . Il ne promènera pas sa honte dans tout le village, il se hâte de s’en retourner près de sa famille.

Sa tête est vacillante. Image marotique, c’est-à-dire d’un grotesque de bon goût. C’est bien ainsi que l’homme ivre porte sa tête, à droite, à gauche, en haut, en bas, et jamais dans l’état gracieux d’abandon de l’homme modeste et sobre.

Et sa jambe avinée . Synecdoque et litote. Le poète prend ici la partie pour le tout, et l’effet de la figure adoucit l’expression. Il n’y a pas de quoi s’indigner, car qu‘a dérangé le vin ? Est-ce tout le corps ? non, non ; ce n’est que la jambe.

Il trébuche parfois. Nouvelle image. Nous pouvons à ce trait concevoir quelque crainte sur la retraite du pauvre homme, mais l’hémistiche suivant nous rassure :

Et toujours sans danger,
Car un Dieu l’accompagne et le doit protéger.

Allusion au proverbe : Il y a un Dieu pour les ivrognes. On sait, en effet, que l’ivrogne franchit fort adroitement des pas difficiles d’où ne se tirerait pas aussi bien un homme de sang-froid.

Il s’avance incertain du chemin qu’il doit suivre,
Guidé par la liqueur qui réchauffe et l’enivre.

Il y a métaphore dans le mot guidé. Le vin ne peut servir de guide, mais on le compare à un ami qui accompagne son ami, lui montre son chemin, et cette comparaison justifie la figure. Ces deux vers contiennent une contradiction : comment peut-on être incertain et guidé tout à la fois ? Si l’on est incertain, l’on est pas guidé, ou on l’est mal. En recourant à l’hyperbate, le poète eût évité cette petite tache, et en lisant :

Guidé par la liqueur qui réchauffe et l’enivre,
Il s’avance incertain du chemin qu’il doit suivre.

Chacun aurait vu que la liqueur est un mauvais guide ; c’est ce qui ne ressort pas aussi clairement de l’ordre nature grammatical.

La joie est dans ses yeux . Cet hémistiche renferme un trope fort hardi, mais qui est reçu dans le langage, et dont l’effet est très beau. La joie, à proprement parler, ne peut être dans les yeux ; les yeux peuvent indiquer que l’on est joyeux. L’usage, en attribuant aux yeux la puissance de recevoir un sentiment comme ils reçoivent une larme, a donc con-sacré une métonymie énergique, concise, à laquelle on fait peu attention.

Après mille détours il retrouve son chaume.

Après mille détours est admirable de concision et d’exactitude. Ces mots renferment une véritable métalepse. Ne nous disent-ils pas, en effet, que le brave homme s’est trompé plusieurs fois de chemin, qu’il a consulté tous les buissons et les arbres de la route, qu’il a failli heurter aux maisons du voisinage, qu’il a été forcé de revenir sur ses pas, etc., etc. Mais ces détails prolixes eussent rendu la description languissante, et l’heureux choix de l’expression après mille détours nous les rend présents à l’esprit.

Une fois rentré chez lui, le campagnard est souverain ; il est dans un palais. Son trône est un vieux banc ; il met un diadème sur la tête de sa femme, il distribue des parchemins à ses enfants, il est enchanté, et veut qu’on dresse en son honneur un arc de triomphe. Ces traits ironiques provoquent le sourire, et le lecteur satisfait éprouve une certaine émotion au moment où le pauvre homme s’endort en chantant. Quel sera le réveil ? L’imagination a été recréée jusqu’au dernier mot du dernier vers.

Guyet.

Narrations historiques.

Modèles.

N° 140. — Bataille de Naseby.

La rencontre eut lieu le lendemain matin (le 15 janvier 1647), sur le plateau de Naseby, au nord-ouest de Northampton. A l’aube du jour, l’armée du roi (Charles 1er) était, en bataille, dans une position avantageuse. Des éclaireurs, envoyés pour reconnaître les parlementaires, revinrent au bout de deux heures, disant qu’ils ne les voyaient point. Robert impatienté, alla lui-même à la découverte avec quelques escadrons ; il fut convenu que l’armée resterait immobile jusqu’à son retour. À peine avait-il fait une demi-lieue, que l’avant-garde ennemie parut, en marche elle-même vers les cavaliers. Dans son emportement, le prince crut voir qu’elle se retirait, et continua d’avancer, en faisant dire au roi de venir le joindre en toute hâte, de peur que l’ennemi ne leur échappât. Vers dix heures, les royalistes arrivèrent, un peu troublés de la précipitation de leur mouvement ; et Robert, à la tête de la cavalerie de l’aile droite, se lança aussitôt sur l’aile gauche des parlementaires, commandée par Ireton, qui devint peu après gendre de Cromwell. Presqu’au même moment, Cromwell, dont les escadrons occupaient l’aile droite, attaqua l’aile gauche du roi, que formaient des cavaliers des comtés du Nord, sous le commandement de sir Narmaduke Langdale ; et peu d’instants après, les deux infanteries placées au centre, l’une sous les ordres de Fairfax et Skitppon, l’autre sous ceux du roi lui-même, en vinrent pareillement aux mains. Nulle action n’avait encore été si rapidement engagée ni si passionnément acharnée. Les deux armées étalent de force à peu près égale ; les cavaliers, ivres de confiance, avaient pour mot de ralliement la reine Marte ; les parlementaires, fermes dans leur foi, marchaient, en chantant : Dieu est avec nous. Le prince Robert fit sa première charge avec son bonheur accoutumé ; après une vive mêlée, les escadrons d’Ireton se rompirent ; Ireton lui-même, l’épaule meurtrie, la cuisse percée d’un coup de lance, tomba un moment aux mains des  cavaliers ; mais, pendant que Robert, toujours emporté dans la même faute, poursuivait l’ennemi jusqu’aux bagages du camp, bien défendus par des artilleurs, et perdait le temps à les attaquer dans l’ espoir du butin, Cromwell, maître de lui-même et des siens, comme à Marston-Moor, avait rompu de son côté les escadrons de Langdale ; et, laissant, à deux de ses officiers le soin d’empêcher qu’ils ne se ralliassent, se hâtait de revenir sur le champ de bataille où les deux infanteries étaient aux prises. Le combat était là plus vif et plus meurtrier que par- tout ailleurs. Les parlementaires, chargés par le roi en personne, avaient été mis d’abord en grand désordre ; Skippon était grièvement blessé ; Fairfax le pressa de se retirer. « Non, dit-il, tant qu’un homme tiendra, je resterai ici » et il donna à sa réserve l’ordre d’avancer. Un coup de sabre abattit le casque de Fairfax ; Charles Doyley, capitaine de ses gardes le voyant parcourir tête nue le champ de bataille, s’empressa de lui offrir le sien, « C’est bien comme cela, Charles, lui répondit Fairfax, je n’en ai pas de besoin » ; et lui montrant un corps d’infanterie royale que rien n’avait pu entamer : « Ces gens-là sont donc inabordables ? les avez-vous chargés ? — Deux fois, général, et sans succès. — Eh bien ! prenez-les en tête, je les prendrai en queue, et nous nous retrouverons au milieu » ; et ils se rejoignirent en effet à travers les rangs enfoncés. Fairfax tua de sa main le porte-étendard et remit le drapeau à l’un des siens ; celui-ci s’en vantait comme d’un exploit de son propre courage : Doyley s’en aperçut et se fâcha. Laissez-le faire, dit Fairfax en passant, j’ai de l’honneur assez ; qu’il prenne celui-là pour lui. »  A leur tour, les royalistes pliaient déjà de toutes parts, quand Cromwell reparut avec ses escadrons victorieux. A cette vue, Charles désolé se mit en tête du régiment des gardes, seule réserve qui lui restât, pour charger ce nouvel ennemi : déjà l’ordre était donné et la troupe en mouvement, quand le comte de Carnowarth, écossais qui galopait à coté du roi, saisit tout-à coup la bride de son cheval, et s’écriant en jurant :  « Voulez-vous donc vous faire tuer ? » le détourna brusquement à droite. Les cavaliers les plus rapprochés du roi firent comme lui, sans en comprendre la raison ; les autres suivirent, en un clin-d’œil, le régiment tout entier tourna le dos à l’ennemi. La surprise devint terreur ; tous se dispersèrent dans la plaine, les uns pour fuir, les autres pour retenir les fuyards. Charles, au milieu d’un groupe d’officiers, criait en vain : « Arrêtez ! arrêtez ! » La débandade ne se ralentit qu’à la vue du prince Robert, de retour enfin sur le champ de bataille avec ses escadrons.

Un corps assez nombreux se reforma alors autour du roi, mais de cavaliers en désordre, fatigués, troublés, abattus. Charles, l’épée à la main, les yeux ardents, le désespoir dans tous les traits, se lança deux fois en avant, criant de toutes ses forces : « Messieurs, encore une charge, et nous regagnons la journée. » Nul ne le suivit : l’infanterie partout enfoncée était en pleine déroute ou déjà prisonnière. Il fallut fuir ; et le roi, avec deux mille chevaux environ, se jeta du coté de Leicester, laissant son artillerie, ses munitions, ses bagages, plus de cent drapeaux, son propre étendard, cinq mille hommes, et tous les papiers de son cabinet au pouvoir du parlement.

Guizot.

N° 141. — Assassinat de Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry.

Le déclin du jour promettait à l’archevêque une fuite facile ; ses clercs effrayés l’y exhortaient avec des pleurs. Il resta impassible et ne sortit de sa chambre que lorsqu’on lui eut annoncé l’heure des vêpres. Alors on voulut l’entraîner vers l’église, mais lui s’avançait lentement à travers les cloîtres et les couloirs, marchant le dernier de tous, comme le berger qui pousse ses brebis devant soi. Ni son geste ni sa démarche ne trahissaient un sentiment de crainte. Enfin il entra dans l’église, ou déjà quelques moines assemblés chantaient l’office. On voulu fermer les portes derrière lui : mais les rouvrant de ses mains, il fit entrer quelques-uns de ses serviteur qui étaient restés en dehors et ajouta : « Nous vous ordonnons au nom de la sainte obéissance de laisser les portes ouvertes, car il ne convient pas de faire de la maison de Dieu un château-fort.

Tout-à-coup les quatre meurtriers s’élancèrent dans l’église. le glaive et la hache à la main. « Où est le traître ? » Becket ne répondit rien : « Où est l’archevêque ? » Thomas descendit les degrés de l’autel qu’il avait déjà montés, et se présenta en disant : « Me voici ! je suis l’archevêque, et non pas le traître. Quel est votre dessein ? — Que tu meures ? » À ce moment, ses clercs se réfugièrent aux pieds des autels : il n’en resta que trois auprès de lui, entre lesquels Edouard Grim, le porte-croix. Un des meurtriers s’avança et mit la main sur l’archevêque : « Suivez-nous, lui dit-il, vous êtes pris. » L’archevêque, arrachant son manteau des mains du soldat, répondit : « Vous exécuterez ici vos desseins ou vos ordres. » Puis il s’adressa à Réginald qu’il voyait arriver l’épée nue : « Qu’est-ce donc, Réginald ? Je t’ai comblé de bienfaits, et tu approches de moi tout armé dans l’église ? Si c’est ma tête que vous cherchez, je vous défends de la part de Dieu de toucher à aucun des miens, moine, clerc ou laïque, grand ou petit. Pour moi, je reçois volontiers la mort, si, dans l’effusion de mon sang, l’Église peut trouver la paix et la liberté. »

On le somma d’absoudre les évêques excommuniés ; il répondit : « Jusqu’à ce qu’ils aient satisfait aux saints canons, je ne les absoudrai pas. » Puis l’homme de Dieu se mit à genoux et proféra cette dernière prière : « Je recommande à Dieu, à la bienheureuse Marie, aux saints patrons de ce lieu et au bienheureux martyr saint Denis, mon âme et la cause de l’Église. »  Alors un coup d’épée frappa le bras du porte-croix qui avait voulu protéger l’ archevêque et atteignit l’archevêque lui-même à la tête ; un second coup le renversa par terre ; un troisième lui abattit une grande partie du crâne. Et l’un des meurtriers, s’approchant avec son glaive, fit jaillir la cervelle et la répandit sur le pavé. Ils sortirent ensuite de l’église, poussant des vociférations contre leur victime, et allèrent piller le monastère. Ainsi périt, à l’âge de cinquante-trois ans, Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry. »

OZANAM.

N° 14 2. —  Levée du siège d’Orléans.

Dunois fit sonner la retraite, et les troupes abandonnèrent le pied du boulevard. Quand Jeanne d’Arc l’apprit, elle en fut vivement affligée, et malgré ses souffrances elle alla trouver les commandants et leur dit ; « Eh ! mon Dieu ! vous entrerez bien brie dedans, n’ayez doubte ; quand vous verrez flotter mon étendard vers la bastille, reprenez vos armes, elle sera vôtre, pour quoi reposez-vous un peu, buvez et mangez. » Ce qu’ils firent, car à merveille ils lui obéissoient. Bientôt elle demanda son cheval, s’élança légèrement dessus, comme si elle eût perdu le sentiment de ses fatigues et de e maux, se retira seule à l’écart dans une vigne, y resta un quart-d’heure en prières, et reparut au milieu des troupes.

Arrivée près du boulevard, elle saisit son étendard, et s’avance au bord du fossé. A cette vue, les Anglais frémissent et sont frappés d’épouvante ; les Français, au contraire, reviennent à l’assaut, et escaladent de nouveau le boulevard. Les habitants d’Orléans, voyant se qui se passe, dirigent sur la bastille leurs canons et leurs arbalêtes et envoient de nouveaux combattants pour prendre part à la gloire de leurs compagnons d’armes. Les Anglais se défendent avec acharnement ; mais la Pucelle crie à ses troupes : « Tout est vôtre, entrez. »

En un instant le boulevard est emporté, les Anglais se réfugient en hâte dans le fort ; mais le plus grand nombre périt par a chute du pont-levis qui s’abîme dans la Loire. Les Français réparent le pont, traversent le fleuve, et aussitôt le fort est en leur pouvoir. La Pucelle, ainsi qu’elle l’avait prédit le matin, avant de partir pour le combat, ramena ses troupes dans Orléans par ce même pont-levis qui naguère était occupé par es ennemis.

Sa rentrée fut un triomphe : toutes les cloches de la ville en mouvement proclamèrent au loin dans les airs la victoire que les armes du roi venaient de remporter ; le peuple se pressait autour de l’héroïne, et les cris de joie, accompagnés de marques de vénération et d’amour, éclataient partout sur son passage. Jeanne, après la victoire, s’occupa de faire rendre les derniers devoirs à ceux qui avaient péri. Elle fit retirer de la Loire, et remettre aux Anglais le corps de Glacidas ; ce chef avait surpassé tous ceux de sa nation, dans les injures dont il avait accablé la Pucelle. Le lendemain du jour de cette action mémorable, les généraux anglais, après avoir délibéré toute la nuit, résolurent de lever le siège et, avant que le jour parut, ils firent sortir les troupes de leurs tentes et des forts qui leur restaient sur la rive droite de a Loire ; ils se rangèrent en bataille et se disposèrent à la retrait. Les Français, quoiqu’inférieurs en nombre, voulaient les poursuivre, mais Jeanne modéra leur emportement et, toujours avare de l’effusion du sang, elle leur dit : « Laissez aller les Anglais, et ne les tuez pas : il me suffit de leur départ. »

Walckenaer.

N° 143. — Charles XII à Bender.

Les Suédois, étant enfin maîtres de la maison, refermèrent et barricadèrent les fenêtres. Ils ne manquaient point d’armes ; une chambre basse, pleine de mousquets et de poudre, avait échappé à la recherche tumultueuse des janissaires ; on s’en servit à propos ; les Suédois liraient à travers les fenêtres presque à bout portant, sur cette multitude de Turcs dont ils tuèrent deux cents en moins d’un demi quart d’heure.

Le canon tirait contre la maison ; mais les pierre étant fort molles, il ne faisait que des trous et ne renversait rien.

Le kan des Tartares et le bacha, qui voulaient prendre le roi en vie, honteux de perdre du monde et d’occuper une armée entière contre soixante personnes, jugèrent à propos de mettre le feu à la mai son pour obliger le roi de se rendre. Ils firent lancer sur le toit, contre les pierres et contre les fenêtres des flèches entortillées de mèches allumées ; la maison fut en flammes en un moment ; le toit, tout embrasé, était prêt de fondre sur les Suédois. Le roi donna tranquillement ses ordres pour éteindre le feu : trouvant un petit baril plein de liqueur, il prend le baril lui-même, et, aidé de deux Suédois il le jette à l’endroit où le feu était le plus violent il se trouva que ce baril était rempli d’eau-de-vie mais la précipitation inséparable d’un tel embarras empêcha d’y penser, l’embrasement redoubla avec plus de rage : l’appartement du roi était consumé la grande salle où les Suédois étaient se trouvait remplie d’une fumée affreuse mêlée de tourbillons de feu, qui entraient par les portes des appartement voisins ; la moitié du toit était abîmée dans la maison même ; l’autre tombait en dehors en éclatant dans les flammes.

Un garde, nommé Walberg, osa dans cette extrémité, crier qu’il fallait se rendre : « Voilà un étrange homme, dit le roi, qui s’imagine qu’il n’est pas plus beau d’être brûlé que d’être prisonnier. » Un autre garde, nommé Rosen, s’avisa de dire que la maison de la chancellerie, qui n’était qu’à cinquante pas, avait un toit de pierres et était à l’épreuve du feu, qu’il fallait faire une sortie, gagner cette maison et s’y défendre. « Voilà un vrai Suédois ! » s’écria le roi ; il embrassa ce garde, et le créa colonel sur le champ.«  Allons, mes amis, dit-il, prenez avec vous le plus de poudre et de plomb que vous pourrez, et gagnons la chancellerie, l’épée à la main. »

Les Turcs, qui, cependant, entouraient cette maison tout embrasée, voyaient avec une admiration mêlée d’épouvante que les Suédois n’en sortaient point, mais leur étonnement fut encore  plus grand lorsqu’ils virent ouvrir les portes, et le roi et les siens fondre sur eux en désespérés. Charles et ses principaux officiers étaient armés d’épées et de pistolets : chacun tira deux coups à la fois, à l’instant que la porte s’ouvrit, et, dans le même clin d’œil, jetant leurs pistolets et s’armant de leurs épées, ils  firent reculer les Turcs plus de cinquante pas ; mais le moment d’après, cette petite troupe fut entourée. Le roi, qui était en bottes, selon sa coutume, s’embarrassa dans ses éperons, et tomba. Vingt-et-un janissaires se jettent aussitôt sur lui ; il jette en l’air  son épée pour s’épargner la douleur de la rendre. Les Turcs l’emmenèrent au quartier du bacha ; les uns le tenaient sous les jambes, les autres sous les bras, comme on porte un malade que l’on craint d’incommoder.

Voltaire.

N° 144 — Bataille de Mantinée ; mort d’Epaminondas.

Les deux armées furent bientôt en présence près de la ville de Mantinée. Celle des Lacédémoniens et de leurs alliés était de plus de vingt mille hommes de pied et de près de deux mille chevaux ; celle de la ligue thébaine, de trente mille hommes d’infanterie, et d’environ trois mille de cavalerie. Jamais Epaminondas n’avait déployé plus de talent que dans cette circonstance. Il suivit dans son ordre de bataille les principes qui lui avaient procuré victoire de Leuctres. Une de ses ailes, formée en colonne, tomba sur la phalange lacédémonienne qu’elle n’aurait peut-être jamais enfoncée, s’il n’était venu lui-même fortifier ses troupes par son exemple et par un corps d’élite dont il était suivi. Les ennemis, effrayés à son approche, s’ébranlent et prennent la fuite. Il les poursuit avec un courage dont il n’est plus le maître, et se trouve enveloppé par un corps de Spartiates, qui font tomber sur lui une grêle de traits. Après avoir longtemps écarté la mort, et fait mordre la poussière à une foule de guerriers, il tomba percé d’un javelot, dont le fer lui resta dans la poitrine. L’honneur de l’enlever engagea une action aussi vive, aussi sanglante que la première. Ses compagnons, ayant redoublé leurs efforts, eurent la triste consolation de l’emporter dans sa tente. On combattit à l’autre aile avec une alternative à peu près égale de succès et de revers. Par les sages dispositions d’Epaminondas, les Athéniens ne furent pas en état de seconder les Lacédémoniens. Leur cavalerie attaqua celle des Thébains, repoussée avec perte, se forma de nouveau, et instruisit un détachement que les ennemis avaient menacé sur les hauteurs voisines. Leur infanterie était sur le point de prendre la fuite, lorsque les Eléens volèrent à son secours.

La blessure d’Epaminondas arrêta le carnage et suspendit la fureur des soldats. Les troupes des deux partis, également étonnées, restèrent dans l’inaction. De part et d’autre on sonna la retraite, et l’on dressa un trophée sur le champ de bataille. Epaminondas respirait encore. Ses amis et ses officiers inondaient en larmes autour de son lit. Le camp renaissait des cris de la douleur et du désespoir. Les médecins avaient déclaré qu’il expirerait dès qu’on ôterait le fer de la plaie. Il craignit que son bouclier ne fut tombé entre les mains de l’ennemi ; on le lui montra, et il le baisa, comme l’instrument de sa gloire. Il parut inquiet sur le sort de la bataille ; on lui dit que les Thébains l’avaient gagnée. « Voilà qui est bien, répondit-il : j’ai assez vécu. » demanda ensuite Daïphantur et Iollidas, deux généraux qu’il jugeait dignes de le remplacer. On lui dit qu’ils étaient morts. « Persuadez donc aux Thébains, reprit-il, de faire la paix. » Alors il ordonna d’arracher le fer ; et l’un de ses amis s’étant écrié, dans l’égarement de sa douleur : « Vous mourez, Spaminondas ! si du moins vous laissiez des enfants ! -Je laisse, répondit-il en expirant, deux filles immortelles : la victoire de Leuctres et celle de Mantinée.

Bartélémy.

N° 145. — Combat des Thermopyles.

Pendant la nuit, Léonidas avait été instruit du projet des Perses par des transfuges échappés camp de Xercès ; et le lendemain matin il le fut leurs succès par des sentinelles accourues du haut de la montagne. À cette terrible nouvelle, les chefs Grecs s’assemblèrent. Comme les uns étaient d’avis de s’éloigner des Thermopyles, les autres d‘y rester, Léonidas les conjura de se réserver pour des temps plus heureux, et déclara que, quant à lui et à ses compagnons, il ne leur était pas permis de quitter un poste que Sparte leur avait confié.

Les Thespiens protestèrent qu’ils n’abandonneraient point les Spartiates ; les quatre cents Thébains soit de gré, soit de force, prirent le même parti. Le reste de l’armée eut le temps de sortir du défilé. Cependant ce prince se disposait à la plus haute des entreprises. « Ce n’est point ici, dit-il à ses compagnons, que nous devons combattre ; il faut marcher à la tente de Xercès, l’immoler ou périr milieu de son camp. » Les soldats ne répondirent que par un cri de joie ; il leur fait prendre un repas frugal, en ajoutant : « Nous en prendrons bientôt autre chez Pluton. » Toutes ses paroles laissaient une impression profonde dans les esprits. Près d’attaquer l’ennemi, il est ému sur le sort de deux Spartiates qui lui étaient unis par le sang et l’amitié : il donne au premier une lettre, au second une commission secrète pour les magistrats de Lacédémone. « Nous ne sommes pas ici, disent-ils,pour porter des ordres, mais pour combattre, et, sans attendre sa réponse, ils vont se placer dans les rangs qu’on leur avait assignés. Au milieu de la nuit, les Grecs, Léonidas à leur tête, sortent du défilé, avancent à pas redoublés dans la plaine, renversent les postes avancés, et pénètrent dans la tente de Xercès, qui avait déjà pris la fuite ; ils entrent dans les tentes usines, se répandent dans le camp et se rassasient de carnage. La terreur qu’ils inspirent se reproduit chaque pas, à chaque instant avec des circonstances effrayantes. Des bruits sourds, des cris affreux annoncent que les troupes d’Hydarnès sont détruites, que toute l’armée le sera bientôt par les forces réunies de la Grèce. Les plus courageux des Perses, ne pouvant entendre la voix de leurs généraux, ne sachant où porter leurs pas, où diriger leurs coups, se jetaient au hasard dans la mêlée, et périssaient par les mains les uns des autres, lorsque les premiers rayons du soleil offrirent à leurs yeux le petit nombre des vainqueurs, ils se forment aussitôt et attaquent les Grecs de toutes parts ; Léonidas tombe sous une grêle de traits. L’honneur d’enlever son corps engage un combat terrible entre ses compagnons et les troupes les plus aguerries de l’armée persane. Deux frères de Xercès, quantité de Perses, plusieurs Spartiates y perdirent la vie. A la fin, les Grecs, quoique épuisés et affaiblis par leurs pertes, enlèvent leur général, repoussent quatre fois l’ennemi dans leur retraite, et, après avoir gagné le défilé, franchissent le retranchement, et vont se placer sur la petite colline qui est auprès d’Anthéla ils s’y défendirent encore quelques moments, contre les troupes qui les suivaient et contre celle qu’Hydarnès amenait de l’autre côté du détroit...

Mais bientôt accablés de traits, entourés de tous parts, ils moururent tous, après s’être défendu jusqu’au dernier soupir. Ils avaient tué plus de vingt mille Perses. Un seul Spartiate ayant réussi, on ne sait comment, à quitter le champ de bataille, court annoncer à Sparte la nouvelle de cette action mémorable ; mais ses compatriotes, indignés de sa fuite, le lapidèrent en punition de sa lâcheté.

Barthélémy.

N° 146. — Prise de Jérusalem par Saladin.6

Une seule journée avait enlevé au royaume de Jérusalem son chef et ses défenseurs les plus intrépides ; une reine en pleurs, les enfants de ceux qui étaient morts a la bataille de Tibériade et quelques soldats fugitifs étaient les seuls gardiens du Saint-Sépulcre. Devancé par la terreur de ses victoires, Saladin se présenta bientôt sous les murs de cette capitale, dont les habitants n’espéraient plus que dans la miséricorde de Dieu et dans celle du vainqueur. Il fit venir les principaux de la ville, et il leur dit : « Je crois, comme vous, que Jérusalem est la maison de Dieu ; je ne veux point en profaner la sainteté par l’effusion du sang ; abandonnez ses murs, et je vous livrerai une partie de mes trésors. » Le désespoir leur donna de la ferme té. « Nous ne pouvons, répondirent-ils, vous céder une ville où notre Dieu est mort ; nous pouvons encore moins vous la vendre. » Le sultan jura alors sur le coran qu’il ne s’emparerait de la ville que par la force ouverte.

Le siège fut commencé et poussé avec vigueur. Jérusalem avait encore une nombreuse population, mais ses habitants n’avaient que des prières et des supplications à opposer à la fureur des assiégeants. Ceux mêmes qui avaient répondu à Saladin avec quelque courage ne songèrent plus qu’à implorer son indulgence. Saladin se ressouvint de son serment, et se montra inexorable. Un jour qu’ils le suppliaient plus vivement de se laisser toucher, se tournant vers la place et leur montrant ses étendards qui flottaient sur les murailles : « Comment voulez-vous, leur dit-il, que j’accorde des conditions pour une ville prise ? » Mais les Sarrasins furent repoussés ; et le sultan, craignant le désespoir des assiégés, fit assembler les docteurs de la loi, et leur demanda s’il pouvait se dégager du serment qu’il avait fait de prendre la ville d’assaut. Les imans et les cadis décidèrent en faveur de l’humanité ; et, ce qui est digne de remarque, ils puisèrent leur décision dans les subtilités d’Aristote, traduit en arabe. Saladin accorda la vie aux habitants ; et, après quatorze jours de siège, il entra en triomphe dans Jérusalem. Il traînait à sa suite Gui de Lusignan qui revenait captif dans une ville, où il avait été roi ; vingt mille guerriers, faits prisonniers à Tibériade, et conduits à la suite du vainqueur, revirent en pleurant ces murs que le courage n’avait pu défendre. C’est ainsi que cette Jérusalem, qui avait été conquise quatre-vingt-quatre ans auparavant, et qui avait coûté tant de sang à l’Europe, tomba au pouvoir des infidèles. Saladin usa de sa victoire avec générosité.

Michaud.

N° 147. — Incendie de la Flotte turque à Ténédos.

Les Hydriotes avaient à peine relâchés à Psara qu’on vota unanimement la destruction de la flotte ottomane qui était à Ténédos. Une division navale composée de douze bricks de Psara, avait observé sa position. L’entreprise était difficile ; les Turcs sans cesse aux aguets depuis la catastrophe de Chio se gardaient avec soin et visitaient les moindres bâtiments. Cependant, comme l’amirauté avait une confiance entière dans Kanaris, qui s’offrit encore pour cette périlleuse mission, on se décida à la hasarder.

On ajouta un brulôt à celui que le plus intrépide des hommes de notre siècle devait monter, et malgré le temps orageux qui régnait, les deux armements mirent en mer le 9 novembre, à sept heures du soir, accompagnés de deux bricks de guerre, fins voiliers. Arrivés, le jour suivant, à leur destination, es gardes-côtes de Ténédos les virent sans défiance doubler un des caps de l’ île, sous pavillon turc. Ils paraissaient chassés par les bricks de leur escorte qui battaient flamme et pavillon de la Croix, et le costume ottoman que portaient les équipages des brulôts complétait l‘illusion, lorsque deux frégates turques, placées en vedettes à l’entrée du port, les signalèrent comme pour les diriger vers le point qu’ils cherchaient.

Le jour commençait à baisser, et il était impossible de distinguer le vaisseau amiral au milieu d’une forêt de mâts, quand celui-ci répondit aux signaux des frégates d’avant-garde par trois coups de canon. « Il est à nous ! dit aussitôt Kanaris à son équipage ; courage, camarades ! nous le tenons ! » Manœuvrant directement vers le point d’où le canon s’était fait entendre, il aborde l’énorme citadelle flottante, en enfonçant son mât de beaupré dans un de ses sabords, et le vaisseau s’embrase avec une telle rapidité, que, de plus de deux mille individus qui le montaient, le capitan-pacha et une trentaine des siens parviennent seuls à se dérober à la mort.

Au même instant, un second vaisseau est mis en feu par le brulôt de Cyriaque, et la rade n’offre plus qu’une scène déplorable de carnage, de désordre et de confusion. Les canons, qui s’échauffent, tirent successivement ou par bordée, et quelques-uns, chargés de boulets incendiaires, propagent le feu, tandis que a forteresse de Ténédos, croyant les Grecs entrés au port, canonne ses propres vaisseaux. Ceux-ci coupent leurs raines, se pressent, se heurtent, se démâtent, arrachent mutuellement leurs bossages ou s’échouent, et la majeure partie ayant réussi à s’éloigner, malgré la confusion inséparable d’un semblable catastrophe, est à peine portée au large qu’elle est assaillie par une de ces tempêtes qui rendent une mer étroite aussi terrible que dangereuse pendant les longues nuits de novembre. Les vaisseaux voguent à l’aventure, s’abordent dans l’obscurité, et s’endommagent, Plusieurs périssent, corps et biens ; douze bricks font côte sur les plages de la Troade ; deux frégates et une corvette, abandonnées on ne sait comment, de leurs équipages, sont emportées par les courants jusqu’aux attérages de Paros.

Pendant que les Turcs se débattaient au milieu des flammes, et en luttant contre les îlots, les équipages des brûlots, formant un total de dix-sept hommes, assistaient tranquillement à la destruction de la flotte du sultan. Ils virent successivement sauter le vaisseau de l’amiral, et cette altesse tremblant se sauver à terre dans un canot, lui qui montait quelques minutes auparavant, le plus beau navire des mers de l’Orient. Le second vaisseau s’abîme ensuite avec seize cents hommes, sans qu’il s’en sauvât que deux individus à demi-brûlés, qui s’accrochèrent à des débris que la vague mugissant porta vers la plage, sur laquelle gisaient deux superbes frégates.

Les bricks des Hellènes, après avoir recueilli Constantin Kanaris, Cyriaque et leurs braves, présentant leurs voiles à la tempête, et naviguant sur la cîme des vagues, reparurent le 12 novembre au port de Psara.   

POUQUEVILLE.

N° 148. — Passage du Grand St-Bernard par l’armée française.

Pour frapper les grands coups qu’il prépare, Napoléon a les Hautes-Alpes à franchir ; et le Grand-Saint-Bernard qui, de tous les points de la vaste chaîne, lui livrerait de plus près le cœur de l’Italie, est aussi celui où la nature a semblé réunir le plus de difficultés insurmontables pour défendre ses forteresses contre les conquérants. Il est inaccessible à une armée.  On l’a cru jusqu’à ce jour ; les soldats français le croient encore. Les têtes de colonnes, en se rencontrant à Martigny, s’arrêtent étonnées au pied de ces gigantesques boulevards. Comment pousser plus avant dans ces gorges, qui semblent murées par ces abîmes sans fond ! II faudrait longer les précipices effroyables, gravir les glaciers immenses, surmonter les neiges éternelles, vaincre l’éblouissement, le froid, la lassitude ; vivre dans cet autre désert plus aride, plus sauvage, plus désolant que celui de l’Arabie, et trouver des passages au travers de ces rocs entassés jusqu’à dix mille pieds au-dessus du niveau des mers. Il y a bien, entre les escarpements et les abîmes, suspendu par les torrents, dominé par les crêtes d’où roulent à îlots les neiges homicides, et taillé dans les anfractuosités de la roche vive, un sentier qui monte pendant plusieurs lieues, raide, inégal, étroit jusqu’à n’avoir parfois que deux pieds à peine, tournant à angles si aigus, qu’on marche droit au gouffre, et glissant, chargé de frimats, perdu, d’intervalle en intervalle, sous les avalanches. Chemin si terrible, qu’il a fallu préposer de charitables cénobites à la garde de cette rampe meurtrière, afin d’enhardir le voyageur isolé par la promesse de lui donner un chien pour guide, un fanal pour secours, un hospice pour repos, et une prière pour aide ou pour funérailles. Là passera aussi une armée : Bonaparte l’a dit ; il a marqué du doigt la route. Martigny et Saint-Pierre sont encombrés d’apprêts qui attestent aux soldats que leur chef a pensé à tout. Aux mulets rassemblés de toute la Suisse ont été ajoutés les traîneaux, les brancards, tous les moyens de transport que le génie de l’administration française ou les habitudes de la contrée ont pu fournir. Pendant trois jours l’armée démonte ses canons, ses forges de campagne, ses caissons. Marmont et Gassendi placent leurs bouches à feu dans des troncs d’arbres creusés, les cartouches dans les caisses légères, les affûts, les provisions, les magasins sur des traîneaux faits à la hâte ou sur ceux du pays ; puis, le 17 mai, tout s’élance ; les soldats montent, au cri de Vive le premier consul ! à l’assaut des Alpes ; la musique des corps marche en tête de chaque régiment. Quand le glacier est trop escarpé, le pas trop périlleux, le labeur trop rude, même pour ces fanatiques de gloire et de patrie, les tambours battent la charge, et les retranchements de l’Italie sont emportés. C’est ainsi que la colonne s’étend, monte, s’attache aux crêtes des Alpes, les étreint de ses anneaux mouvants. C’est un seul corps qui n’a qu’une seule pensée, qu’une âme ; une même ardeur, une même joie court dans les rangs ; les mêmes chants apprennent aux échos de ces monts la présence, la gaîté, la victoire de nos soldats : la victoire ! car voilà le sommet atteint, le drapeau tricolore arboré, le Grand-Saint-Bernard vaincu !… Le premier consul a promis par pièce mille francs aux soldats qui se sont dévoués à cette tâche : tous refusent ; ils n’acceptent pour récompense que les périls et l’Italie.

Salvandy.

N° 149. — Martyre de Ste-Blandine.

Il était temps que les généreux athlètes qui avaient remporté plus d’une victoire reçussent une couronne immortelle. On marqua le jour où le cruel spectacle de leur mort devait servir de divertissement au peuple. Lorsqu’il fut arrivé, on amena Blandine pour l’exposer aux bêtes.

Elle fut attachée à un poteau pour être dévorée par les bêtes. Comme elle avait les bras étendus dans l’ardeur de sa prière, cette attitude, en rappelant aux fidèles l’image du Sauveur sur la croix, leur inspira un nouveau courage, et leur était un gage assuré que quiconque souffre pour Jésus-Christ aura part à la gloire du Dieu vivant. La sainte resta ainsi exposée aux bêtes, sans qu’aucune voulut la toucher ; après quoi on la délia. Elle fut ramenée en prison et réservée pour un autre combat. C’était là qu’elle devait remporter une victoire complète sur l’ennemi qu’elle avait déjà vaincu plusieurs fois, et anima ses frères à marcher sur ses traces. Ainsi une esclave pauvre et faible, en se revêtant de Jésus-Christ, se concerta toute la malice de l’enfer ; et, par une constance inébranlable, mérita de s’élever à une gloire immortelle.

Enfin, au dernier jour des combats de gladiateurs on amena dans l’amphithéâtre Blandine et un jeune homme de quinze ans, nommé Ponticus. Ils avaient l’un et l’autre assisté à l’exécution des martyrs ou les jours précédents. On voulut les obliger à jurer par les idoles. Le refus qu’ils firent d’obéir inspira au peuple les plus violents accès de rage ; il voulut que sans égard pour la jeunesse de l’un et le sexe de l’autre, on épuisât sur eux tous les genres de tortures. C’était inutilement qu’on les pressait de temps en temps de jurer par les idoles. Ponticus, encouragé par sa compagne, parcourut avec joie tous les degrés du martyre, et termina sa vie par une mort glorieuse. Blandine fut la dernière qui souffrit comme une mère pleine de tendresse pour ses enfants ; elle avait exhorté ses frères à souffrir avec patience, et les avait envoyé devant elle au roi du ciel. Passant ensuite par les mêmes épreuves, elle voyait arriver avec joie le moment qui la réunirait avec eux dans la gloire. Elle fut fouettée, déchirée par les bêtes, et assise dans la chaise brûlante ; après quoi, on l’enveloppa dans un filet pour être exposée à une vache sauvage et furieuse, qui la jeta en l’air toute meurtrie. Elle finit par être égorgée. Les païens eux-mêmes s’étonnaient de tant de courage ; ils avouaient qu’il ne s était jamais rencontre parmi eux de femme qui eût souffert une si étrange et si longue suite de tourments.

St Eusèbe.

Narrations poétiques.

Modèles

N° 150. L’Ange exilé.

Dieu, dit une vieille légende, en même temps qu’il créa le monde, a donné naissance à des myriades d’esprits de lumière, ministres célestes de sa puissance. Les uns veillent à ce que les grandes lois qu’il a établies, ne souffrent aucune atteinte ; les autres servent d’intermédiaires entre les créatures et la divinité.

Azaël était un ange de cette dernière classe. Depuis quelque temps, des plaintes montées de la terre au ciel accusaient son peu de surveillance ; le coupable dut comparaître devant le tribunal de Dieu.

Quel était donc le crime du brillant Azaël ? Hélas ! fier de ses ailes et de sa beauté, il avait oublié la mission qui lui était départie. Préposé comme ange gardien au bien-être d’une famille qui n’avait pour tout bien qu’un modeste coin de terre, il avait laissé dépérir ce petit patrimoine. Azaël assistait bien tous les ans aux semailles, mais pour rendre la moisson plus belle, il y semait tant de graines de coquelicot et de bluet que les blés en étaient étouffés ; quant à la prairie, il l’avait tellement diaprée de papillons aux mille couleurs, que chaque brin d’herbe avait le sien. C’était, à la vérité, la plus délicieuse bigarrure de rubis, de topazes et d’émeraudes  ; mais les moutons ne pouvaient en approcher, et les pauvres vaches, beuglant tristement, s’en retournaient à jeun à l’étable.

Au bout de douze ans, la ruine des pauvres gens fut complète, au grand étonnement d’Azaël, qui croyait tout faire pour le mieux. De deux fils, espoir de la famille, l’un s’engagea comme soldat, l’autre se fît marin ; restait une jeune fille qui disparut. Le père mourut de douleur ; la mère n’eut plus qu’à pleurer, et ce fut de ses larmes, de ses sanglots et de ses prières que résulta l’acte d’accusation d’Azaël.   

Ce fut en vain que ses frères intercédèrent pour lui : son exil fut prononcé ; il devait errer jusqu’à ce qu’il eût rapporté, en expiation de sa faute, ce qu’il trouverait de plus digne d’être offert à Dieu. La sentence ne s’expliquait pas davantage. Azaël resta stupéfait. Les légions d’archanges et de séraphins qui l’entouraient le prirent en pitié ; en vain chercha-t-il à lire dans leurs yeux de quelle manière il pourrait terminer son exil, tous se voilèrent de leurs ailes, et Azaël prit son vol en gémissant.

Il se dirigea vers l’orient, là où le soleil étincelle toujours, là où tout mûrit, où tout est de couleur d’or et d’azur. Et d’abord il vit un cortège magnifique qui défilait sous les portiques d’un palais aux mille colonnes. Un monarque d’Asie donnait audience ; il allait mettre la main sur son sceptre, au sommet duquel étincelait le plus gros diamant de la terre. Azaël le prévint, s’en empara, et s’éleva vers les nues. Il croyait avoir tout d’abord rencontré ce qu’il cherchait : le sceptre est le symbole de la puissance, et la puissance n’est-elle pas ce qu’il y a de plus précieux ici-bas, ce qui doit être le plus agréable à Dieu ? Une voix se fit entendre : Cherche mieux, lui dit-elle. Le sceptre s’échappa des mains d’Azaël et tomba sur le sol ; un paysan le ramassa, reconnut le symbole de la puissance de son maître, et le porta humblement au palais. Prévenu de l’avoir volé, il reçut pour ce fait vingt-cinq coups de verges ; puis cinquante, pour avoir osé y porter la main.    

Et Azaël se frappa la poitrine, car il était bon et sensible, et il venait de voir souffrir par sa faute une créature innocente. Quel  était donc l’offrande que demandait le Seigneur ? Azaël s’abattit sur les bords du Gange.

Dans une pagode immense, un livre était exposé à la vénération des assistants. Chacun s’en approchait à son tour, y lisait un précepte, puis y collait ses lèvres, et, s’inclinant, prononçait des mots mystérieux.

Toute la sagesse humaine, disait-on, était enfermée dans ce livre. Azaël le saisit pendant la cérémonie même, s’éleva de nouveau dans les airs et descendit bientôt presque foudroyé par la même voix qui lui disait : Cherche toujours ! Et le il tomba au milieu de l’assistance. Or, la foule qui venait de le voir disparaître à travers la voûte, qui avait poussé des cris d’admiration, en poussa d’enthousiasme et de délire quand elle le vit redescendre. Le lendemain, Brama comptait dix mille sectateurs de plus.

Et Azaël se frappa encore la poitrine ; il venait d’encourager l’idolâtrie. Et tous les anges, ses compagnons de lumière, désespérèrent de revoir l’ami de leur frère au milieu d’eux.

Azaël, après avoir interrogé les quatre règnes la nature, sans trouver l’objet si cher à son divin maître, s’arrêta un jour dans un lieu sauvage, pris d’un abîme. Hélas ! que l’ange était changé ! Ses ailes fatiguées traînaient languissamment ; ses yeux qui naguère brillaient d’un si vif éclat, s’abaissaient vers la terre, mornes et découragés, et l’auréole divine qui entourait sa tête ne jetait plus qu’une pâle clarté. Quelques soupirs attirèrent son attention, leva la tête. Devant lui était une jeune fille ; Azaël la reconnut. Pendant plus de douze ans son enfant lui avait été confiée ; il l’aimait bien alors, car elle était innocente et bonne ; c’était lui qui, se penchant sur son berceau, la faisait sourire, la faisait rêver de marguerites et de petits oiseaux. Maintenant elle était agenouillée et disait : « Tu me maudis, ma pauvre mère ; mais le bon Dieu t’a vengée. Je devais être l’ appui de ta vieillesse, et je l’ai laissée seule. Malheur ! malheur aux enfants ingrats ! Hélas ! abandonnée à moi-même, et sans expérience, pourquoi mon bon ange n’a-t-il pas veillé sur moi ? »

Et pâle, défaillante, elle mesurait l’abîme qui était devant elle ; trois fois elle s’avança pour s’y précipiter, trois fois Azaël, invisible, la fit reculer malgré elle. Et la jeune fille reprenait : « Mon Dieu ! vous ne voulez pas ; eh bien ! descendez dans le cœur de ma mère, inspirez-lui de me pardonner. »

Et ses sanglots éclatèrent. Immobile devant elle, Azaël la regardait avec attendrissement. Il ne pleurait pas, car les anges ignorent les larmes ; mais il comprenait le bien qu’elles font au cœur ; il admirait l’expression divine qu’elles donnaient au visage de la pauvre enfant. Puis ses yeux se dessillant, il sentit combien ses larmes étaient précieuses ; il ramassa une petite coquille, et se glissant près de la jeune fille, il en recueillit une : c’était la larme du repentir ; il l’éleva vers le ciel, et l’offrit au Seigneur.

Un hosanna solennel retentit dans la voûté céleste. Les nuées s’en couvrirent ; Azaël recouvra sa splendeur première. Une force inconnue lui faisait quitter la terre et le rappelait vers son ancienne patrie. Son exil était terminé ; mais avant départir, il caressa de ses ailes les cheveux de la jeune fille et fit entendre à son cœur ce mot consolant : Espère !

Evelart.

N° 151. — Le Gladiateur et le tigre.

On avait établi, selon l’usage, surtout sous un ciel d’Afrique, au haut des gradins, des poteaux surmontés de piques dorées, auxquels étaient attachées des voiles de pourpre retenues par des  nœuds de soie et d’or. Ces voiles étendues formaient, au-dessus des spectateurs, une vaste tente circulaire, dont les reflets éclatants donnaient à tous ces visages africains une teinte animée, en parfaite harmonie avec leur expression vive et passionnée. Au-dessus de l’arène le ciel était libre et vide, et des flots de lumière, qui en descendaient comme par la coupole dans le Panthéon d’Agrippa, se répandaient largement de tous les côtés, et ne laissant rien perdre aux yeux ravis, ni des colonnes, ni des statues, ni des vases de bronze et d’or, ni de ces joyaux brillants dont les femmes et les jeunes filles étaient parées.

Soixante mille spectateurs avaient trouvé place, soixante mille autres arrivaient autour de l’enceinte, et ils se renvoyaient les uns aux autres ce vague tumulte où rien n’est distinct, ni fureur ni joie ;  l’amphithéâtre ressemblait à un vaisseau dans lequel la vague a pénétré, et qu’elle a rempli jusqu’au pont, tandis que d’autres vagues le battent à l’extérieur, et se brisent, en mugissant, contre lui.

Un horrible rugissement, auquel répondirent les cris de la foule, annonça l’arrivée du tigre ; car on menait d’ouvrir sa loge.

A l’une des extrémités, un homme était couché, sur le sable, nu et comme endormi, tant il se montrait insouciant de ce qui agitait si fort la multitude ; et, tandis que le tigre s’élançait de tous côtés dans l’arène vide, impatient de la proie attendue ; lui, appuyé sur un coude, semblait fermer ses yeux pesants, comme un moissonneur qui, fatigué d’un jour d’été, se couche et attend le sommeil.

Cependant plusieurs voix parties des gradins demandent à l’intendant des jeux de faire avancer la victime : car ou le tigre ne l’a point distinguée, ou il l’a dédaignée, en la voyant si docile. Les préposés de l’arène, armés d’une longue pique, obéissent à la volonté du peuple, et, du bout de leur fer aigu excitent le gladiateur. Mais à peine a-t-il ressenti les atteintes de leurs lances, qu’il se lève avec un cri terrible, auquel répondent, en mugissant d’effroi, toutes les bêtes enfermées dans les cavernes de l’amphithéâtre. Saisissant aussitôt une des lances qui avaient ensanglanté sa peau, il l’arrache d’un seul effort, à la main qui la tenait, la brise en deux portions, jette l’une à la tête de l’intendant, qu’il renverse ; et, gardant celle qui est garnie de fer, il va lui-même avec cette arme au devant de son sauvage ennemi.

Dès qu’il se fut levé, et qu’on put mesurer du regard sur le sable l’ombre que projetait sa taille colossale, un murmure d’étonnement circula dans toute l’assemblée, et plus d’un spectateur le montrant du doigt avec une sorte d’orgueil, il nommait par son nom et racontait tous ses exploit du cirque et ses violences dans les séditions.

Le peuple était content ; tigre et gladiateur, jugeait les deux adversaires dignes l’un de l’autre..

Pendant ce temps, le gladiateur s’avançait lentement dans l’arène, se tournant parfois du côté de la loge impériale, et laissant alors tomber ses bras avec une sorte d’abattement, ou creusant la terre qu’il allait bientôt ensanglanter, du bout de sa lance.

Comme il était d’usage que les criminels ne fussent pas armés, quelques voix crièrent : « Point d’armes au bestiaire, le bestiaire sans armes ! »

Mais lui, brandissant le tronçon qu’il avait gardé et le montrant à cette multitude : « Venez le prendre », disait-il ; mais d’une bouche contractée avec des lèvres pâles et une voix rauque, presque étouffée par la colère. Les cris ayant redoublé cependant, il leva la tête, fit du regard le tour de l’assemblée, lui sourit dédaigneusement ; et, brisant de nouveau entre ses mains l’arme qu’on lui demandait, il en jeta les débris à la tête du tigre, qui aiguisait en ce moment ses dents et ses griffes contre le socle d’une colonne.

Ce fut là son défi.

L’animal, se sentant frappé, détourna la tête, et, voyant son adversaire debout au milieu de l’arène, d’un bond il s’élança sur lui ; mais le gladiateur l’évita en se baissant jusqu’à terre, et le tigre alla tomber en rugissant à quelques pas. Le gladiateur se releva, et trois fois il trompa par la même manœuvre la fureur de son sauvage ennemi ; enfin le tigre vint à lui à pas comptés, les yeux étincelants, la queue droite, la langue déjà sanglante, montrant les dents et allongeant le museau ; mais cette fois ce fut le gladiateur qui, au moment où il allait le saisir, le franchit d’un saut, aux applaudissements de la foule, que l’émotion de cette lutte maîtrisait déjà tout entière.

Enfin, après avoir longtemps fatigué son ennemi furieux, plus excédé des encouragements que la foule semblait lui donner que des lenteurs d’un combat qui avait semblé d’abord inégal, le gladiateur l’attendit de pied ferme ; et le tigre, tout haletant, courut à lui avec un rugissement de joie, Un cri d’horreur, ou peut-être de joie aussi, partit en même temps de tous les gradins, quand l’animal, se dressant sur ses pattes, posa ses griffes sur les épaules nues du gladiateur, et avança sa tête pour le dévorer ; mais celui-ci jeta sa tête en arrière, et, saisissant, de ses deux bras raidis, le cou soyeux de l’animal, il le serra avec une telle force, que, sans lâcher prise, le tigre redressa son museau et le leva violemment pour faire arriver jusqu’à ses poumons un peu d’air, dont les mains du gladiateur lui fermaient le passage, comme deux tenailles de forgeron.    .

Le gladiateur cependant, sentant ses forces faiblir et s’en aller avec son sang, sous les griffes tenaces, redoublait d’efforts pour en finir au plus tôt ; car la lutte, en se prolongeant, devait tourner contre lui. Se dressant donc sur ses deux pieds, et se laissant tomber de tout son poids sur son ennemi. dont les jambes ployèrent sous le fardeau, il brisa ses côtes, et fit rendre à sa poitrine écrasée un son qui s’échappa de sa gorge longtemps étreinte, avec des flots de sang et d’écume. Se relevant alors tout-à-coup à moitié, et dégageant ses épaules dont le lambeau demeura attaché à l’une des griffes sanglantes, il posa un genou sur le flanc pantelant de l’animal, et, le pressant avec une force que sa victoire avait doublée, il le sentit se débattre un moment sous lui ; et, le comprimant toujours, il vit ses muscles se raidir, et sa tête, un moment redressée, retomber sur le sable, la gueule entrouverte et souillée d’écume, les dents serrées et les yeux éteints.

Une acclamation générale s’éleva aussitôt, et le gladiateur, dont le triomphe avait ranimé les forces, se redressa sur ses pieds, et, saisissant le monstrueux cadavre, le jeta de loin, comme un hommage, sous la loge impériale.

Alexandre Guiraud.

N° 152. — Mort de Ménécée.
Je courais pour fléchir Hémon et Polynice :
Ils étaient déjà loin avant que je sortisse ;
Ils ne m’entendaient plus, et mes cris douloureux
Vainement par leur nom les rappelaient tous deux.
Ils ont tous deux volé vers le champ de bataille ;
Et moi, je suis montée au haut de la muraille,
D’où le peuple étonné regardait, comme moi,
L’approche d’un combat qui le glaçait d’effroi.
À cet instant fatal le dernier de nos princes,
L’honneur de notre sang, l’espoir de nos provinces,
Ménécée, en un mot, digne frère d’Hémon,
Et trop indigne aussi d’être fils de Créon.
De l’amour du pays ra montant son âme atteinte,
Au milieu des deux camps s’est avancé sans crainte ;
Et se faisant ouïr des Grecs et des Thébains :
« Arrêtez, a-t-il dit, arrêtez, inhumains ! »
Ces mots impérieux n’ont point trouvé d’obstacle.
Les soldats, étonnés de ce nouveau spectacle,
De leur noire fureur ont suspendu le cours :
Et ce prince aussitôt poursuivant son discours :
« Apprenez, a-t-il dit, l’arrêt des destinées,
Par qui vous allez voir vos misères bornées.
Je suis le dernier sang de vos rois descendu,
Qui par l’ordre des dieux doit être répandu.
Recevez donc ce sang que ma main va répandre ;
Et recevez la paix où vous n’osiez prétendre. »
Il se tait et se frappe en achevant ces mots :
Et les Thébains, voyant expirer ce héros,
Comme si leur salut devenait leur supplice,
Regardent en tremblant ce noble sacrifice.
Racine.
N° 153. — Ugolin dans la Tour de la Faim.

Dans la tour obscure qui a reçu de moi le nom de Tour de la faim, et où tant d’autres ont dû être enfermés depuis, une ouverture étroite m’avait déjà laissé voir plus de clarté, lorsqu’un songe affreux déchira pour moi le voile de l’avenir. Je crus voir Roger devenu maître et seigneur, chasser un loup et ses louveteaux, vers la montagne qui empêche Pise et Lucques de se voir. Il avait envoyé en avant les Gualandi, les Sismondi et les Lanfranci avec des chiennes maigres, avides et dressées à chasse. Après avoir couru peu de temps, le père de ses petits me parurent fatigues, et je crus voir les dents aiguës de ces animaux leur ouvrir les flancs. Quand je m’éveillai vers le matin, j’entendis mes enfants, qui étaient auprès de moi, pleurer en dormant, et demander du pain. Tu es bien cruel si déjà tu n’es ému en pensant à ce que mon cœur m’annonçait, et si tu ne pleures pas, qu’est-ce donc qui peut t’arracher des larmes ?

Déjà ils étaient éveillés ; l’heure approchait et l’on apportait notre nourriture, et chacun de nous à cause de son rêve, doutait de la recevoir. J’entendis qu’on fermait la porte au bas de l’horrible tour. Alors je regardai mes fils sans dire une parole, je ne pleurai point ; je me sentais en dedans pétrifié. Ils pleuraient, eux ; et mon petit Anselme me dit : « Comme tu nous regardes, mon père ! qu’as-tu ? » Je ne pleurai point encore ; je ne répondis point pendant tout ce jour, ni la nuit suivante, jusqu’au retour du soleil. Lorsque quelques rayons pénétrèrent dans cette prison douloureuse, et que je vis ces quatre visages, les propres traits du mien transportés de douleur, je me mordis les deux mains. Eux, pensant que j’y étais poussé par la faim,  levèrent tout-à-coup, et me dirent : « Mon père nous souffrirons beaucoup moins, si tu veux nourrir de nous. Tu nous as revêtu de ces chaînes misérables, dépouille-nous-en aussi. « Alors je me calmais, pour ne pas augmenter leur peine. Ce jours et le suivant, nous restâmes tous en silence. O terre impitoyable !… Pourquoi ne t‘ouvris-tu pas ? Quand nous fûmes parvenus au quatrième jour, Gaddo se jeta étendu à mes pieds, en me disant : mon père, que ne viens-tu me secourir 7 ? et il mourut : et je vis, comme tu me vois, les trois qui restaient tomber ainsi l’un après l’autre, du cinquième au sixième jour. Je me mis alors à me traîner en aveugle sur chacun d’eux, et je ne cessai de les appeler, trois jours entiers après leur mort. La faim acheva ensuite ce que n’avait pu la douleur.

Le Dante, traduction de Ginguené.

N° 154. — Le Génie des tempêtes.

Le soleil avait cinq fois éclairé l’univers depuis que nous avions quitté la terre des barbares. La nuit promenait en silence son char étoilé, nos vaisseaux tendaient paisiblement les ondes ; assis sur la proue, nos guerriers veillaient, lorsqu’un sombre nuage obscurcit tout-à-coup le front des étoiles et jeta l’effroi dans nos âmes.

La mer ténébreuse faisait entendre au loin un bruit semblable à celui des flots qui se brisent contre des rochers. Dieu puissant ! m’écriai-je, de quels malheurs sommes-nous menacés ? Quels prodiges effrayants vont nous offrir ce climat et cette mer. C’est ici plus qu’une tempête. »

Je finissais à peine : un spectre immense, épouvantable, s’élève devant nous. Son attitude est menaçante, son air farouche, son teint pâle, sa barbe épaisse et fangeuse. Sa chevelure est chargée de terre et de gravier, ses lèvres sont noires, ses yeux livides ; sous de noirs sourcils, ses yeux roulent, étincelants.

Sa taille égalait en hauteur ce prodigieux colosse autrefois l’orgueil de Rhodes et l’étonnement de l’univers. Il parle : sa voix formidable semble sortir des gouffres de Neptune. À son aspect, à ses terribles accents, nos cheveux se hérissent, un frisson d’horreur nous saisit et nous glace.

« O peuple, s’écrie-t-il, le plus audacieux de tous les peuples, il n’est donc plus de barrière qui vous arrête ; indomptables guerriers, navigateurs infatigables, vous osez pénétrer dans ces vastes mers dont je suis l’éternel gardien, dans ces mers sacrées qu’une nef étrangère ne profana jamais, et dont l’entrée m’est interdite à moi-même ?

Vous arrachez à la nature des secrets que ni la science ni le génie n’avaient pu encore lui ravir. Hé bien ! mortels téméraires, apprenez les fléaux qui vous attendent sur cette plage orageuse et sur ses terres lointaines où vous allez porter vos fureurs.

Malheur au navire sacrilège assez hardi pour s’élancer sur vos traces ! Je déchaînerai contre lui, armerai les vents et les tempêtes. Malheur à la flotte qui, la première après la vôtre, viendra braver mon pouvoir ! A peine aura-t-elle paru sur mes ondes, qu’elle sera frappée, dispersée, abîmée dans les îlots.

Avec elle périra le navigateur impie qui, dans sa course vagabonde, aperçut mon inviolable demeure, et vous révéla mon existence. Et ce terrible châtiment ne sera que le prélude des malheurs que l’avenir vous prépare. Si j’ai su lire au livre des destins, chaque année ramènera pour vous de nouveaux désastres, la mort sera le moindre de vos maux. »

Il continuait ses horribles prédictions. — « Qui es-tu, monstre ! lui dis-je en m’élançant vers lui. Quel démon vient de nous parler par ta bouche ? » L’affreux géant jette sur moi un regard sinistre. Ses lèvres hideuses se séparent avec effort et laissent échapper un cri terrible. Il me répond enfin d’une voix sourde et courroucée :

« Je suis le Génie des tempêtes : j’anime ce vaste promontoire que les Ptolémée, les Strabon, les Pline et les Pomponius, qu’aucun de vos savants n’a connu. Je termine ici la terre africaine, à cette cîme qui regarde le pôle antarctique et qui, jusqu’à ce jour, voilée aux yeux des mortels, s’indigne en ce moment de votre audace.

De ma chair desséchée, de mes os convertis en rochers, les dieux, les inflexibles dieux ont formé le vaste promontoire qui domine ces vastes ondes. Et pour accroître mes tourments, pour insulter ma douleur, Thétis vient chaque jour me presser de son humide ceinture. »

À ces mots, il laissa tomber un torrent de larmes et disparut. Avec lui s’évanouit la nuée ténébreuse et la mer sembla pousser un long gémissement. Je levais les mains vers le ciel, j’invoquai les céleste génies, guides fidèles des voyageurs ; je les priais d’éloigner de nous les malheurs dont le cruel Adamastor avait menacé notre avenir...

Camoens, trad. de Millié.

Si le reste de l’ouvrage était comparable à ce magnifique épisode du génie des tempêtes, Milton, le Tasse et Virgile seraient éclipsés, et le sublime Homère aurait lui-même bien de la peine à conserver ce sceptre poétique dont il est en possession depuis tant de siècles. En effet, il n’est aucunes de ses plus belles inventions qui fasse pâlir celle-ci, tant elle étincelle de génie.

Perceval Grand Maison.

N° 155. — Les Araucaniens devant l’Impériale.

L’armée des barbares s’avançait vers la capitale des colonies espagnoles du Chili ; le souvenir de leurs victoires inspirait à nos farouches ennemis la confiance de nous vaincre encore : la situation de l’Impériale ne favorisait que trop leurs projets. Cette ville importante était dépourvue d’armes, de vivre et de soldats, et les barbares l’auraient prise et saccagée sans peine. Caupolican, à la tête de son avant garde, n’était plus qu’à trois lieues de l’impériale, et se trouvant au milieu d’une plaine, il y campa pour attendre le reste de son armée : elle ne tarda pas à l’y joindre : et il se disposait à se remettre en marche pour exécuter ses funestes projets, lorsque le Très-Haut jeta un regard de pitié sur les chrétiens ; il résolut de ne point écouter la justice qui réclamait le châtiment de leurs crimes, et de laisser un libre cours à sa clémence.

Déjà le son rauque et discordant de la trompette sauvage avait donné, dans le camp des barbares, le signal du départ lorsque l’ange des ténèbres, agité du pressentiment que l’Éternel allait enchaîner le courage des ennemis et sauver les chrétiens, osa tenter un dernier effort pour endurcir le cœur des barbares contre les inspirations du ciel, et aveugler leurs yeux sur les prodiges de la puissance du Très-Haut. Il s’échappe du séjour infernal, et à peine est-il dans l’atmosphère, que les éléments se troublent, la plus horrible confusion envahit la nature, et les humains consternés croient découvrir dans les cieux et sur la terre les plus effrayants pronostics ; les vents se déchaînent ; les nuages se choquent et font jaillir la foudre de leurs flancs embrasés ; des torrents de grêles inondent les riches moissons, et les forêts mugissent sous l’effort des vents et les éclats du tonnerre. La terre tremble, les affreux tourbillons inondent sa surface ; cette horrible tempête semble annoncer la dissolution de l’univers.

A l’aspect de ces épouvantables convulsions des éléments, les barbares sont saisis d’étonnement et de terreur ; ils s’arrêtent glacés d’effroi : c’est en ce moment ; et au milieu de la foudre et des éclairs, que le noir Eponamon se présente à ses sectateurs consternés. Il a revêtu la forme d’un dragon hideux et menaçant : sa gueule vomit des flammes, et d’une voix forte et sonore, il parle aux barbares. « Hâtez-vous, s’écrie-t-il, généreux défenseurs de la liberté ; les chrétiens humiliés et tremblants fuient de toutes parts devant vos phalanges victorieuses ; ils n’osent même plus songer à vous résister, et de quelque côté que vous vous présentiez, l’Impériale, cette cité orgueilleuse, ce superbe asile de vos tyrans, sera une proie facile dont vous vous emparerez sans peine. Portez-y le fer et la flamme ; que tous les chrétiens soient immolés à votre juste vengeance, et que le sol de Chili soit purgé des moindres débris le cette ville coupable ! » Il dit, et la terre ouvrant ses abîmes, l’ennemi de Dieu s’y précipite, et disparaît aux yeux des barbares épouvantés. Le discours de l’esprit infernal excite dans toute l’armée une nouvelle ardeur ; des cris d’extermination se font entendre contre les Espagnols, mais le triomphe d’Eponamon est de courte durée. Bientôt, et comme par un nouveau prodige, les vents s’apaisent ; le soleil plus radieux dissipe les nuages ; un jour pur et serein succède à la tempête, et les Araucaniens commençaient à peine à ressentir l’influence de l’ange des ténèbres, lorsque, au sein d’une nuit éclatante, ils virent descendre vers la terre une déité qui, dans son vol rapide au travers des plaines de l’Empirée, trace un long sillon de lumière.

Sa taille majestueuse est enveloppée d’un voile brillant, d’où semblent faillir des feux qui font pâlir la clarté du soleil ; ses traits, empreints d’une beauté toute céleste, inspirent aux barbares à la fois du respect, de l’admiration et une douce sécurité ; elle est accompagnée d’un vieillard, dont l’aspect vénérable et radieux annonce un favori de l’Éternel. La messagère du Ciel s’approche des barbares, et d’une voix, dont tous les sons pénètrent l’âme, et qui semble émue par la pitié et l’indignation, elle leur adresse ces mots : « Où vous laissez-vous entraîner, malheureux !… Retournez dans vos montagnes et gardez-vous d’attaquer les guerriers de la Castille. Dieu combat avec les chrétiens, et il a établi leur domination sur vous et sur cette contrée ; c’est en vain que, par une révolte odieuse et sacrilège, vous avez méconnu les décrets du Ciel ; ils ne tarderont pas à s’exécuter : Dieu lui-même, si vous ne renoncez pas à vos projets impies, armera ses mains puissantes du glaive exterminateur et vous frappera de tous les fléaux de sa colère. »

Elle dit et disparaît bientôt dans l’ immense espace. Les barbares, agités par l’effroi, restent immobiles et suivent des yeux sa trace lumineuse. La frayeur et le découragement font place dans leur cœur aux transports de rage qui les animaient ; ils se regardent en silence, et leur attitude exprime le plus profond abattement. Soudain une terreur panique s’empare de cette multitude, et sans attendre les ordres de leurs chefs, tous ces barbares se séparent spontanément et fuient rapidement vers la vallée d’Arauco et leur différents districts. A voir la légèreté de leur course, on les croirait poursuivis par les tourbillons d’un feu dévorant »

Ercilla, traduction de Gilibert de Merlhiae.

N° 156. — Combat nocturne de Tancrède et Clorinde.

Clorinde se retourne : « O toi, s’écrie-t-elle, qui me poursuis avec tant d’ardeur, que m’apportes-tu ? — La guerre et la mort. »

— La guerre et la mort ! tu l’auras, puisque tu la cherches. » Elle dit, et l’attend de pied ferme. Tancrède aussi veut combattre à pied et s’élance à terre. II abandonne son coursier. Aussitôt le fer à la main, et brûlants d’orgueil et de courroux, ils fondent l’un sur l’autre : tels combattent deux taureaux jaloux et furieux.

Généreux guerriers, vous méritez un plus vaste théâtre ! Le soleil du moins devrait éclairer vos exploits. O nuit qui les caches dans le secret de tes ombres, souffre que je déchire le voile épais dont tu les couvris, et que je les fasse briller dans tout leur éclat aux yeux des races futures ! Que leur gloire sorte de ton obscurité et vive éternellement dans le souvenir des mortels !

Ils ne savent ni reculer, ni se couvrir de leurs armes : l’ombre et la fureur leur ôtent l’ usage de l’adresse et la ruse : leurs pieds sont toujours immobiles, leurs mains toujours en mouvement ; les épées étincellent l’une contre l’autre heurtées ; de la taille de la pointe, leurs coups ne sont jamais sans effet.

La honte amène la vengeance, la vengeance à son tour renouvelle la honte. Toujours de nouveaux motifs irritent leur ardeur ; à chaque instant l’arène devient plus étroite, et les combattants se rapprochent. Dans leur fureur, ce n’est plus de la pointe de leurs épées qu’ils cherchent à s’atteindre, ils se frappent de la poignée, ils se heurtent et de leurs casques et de leurs boucliers.

Trois fois de ses bras nerveux Tancrède pressa la guerrière ; trois fois elle se dégagea des liens dont il l’enchaînait. Ils s’attaquent une seconde fois avec le fer, et l’un et l’autre le teint de son sang. Fatigués enfin et hors d’haleine, tous deux s’éloignent et vont respirer un moment. Tous deux ils se regardent et appuient sur leurs épées leurs corps appesantis. Déjà l’aurore peignait l’orient de ses premiers feux, et faisait pâlir le front des astres de la nuit. Tancrède voit son ennemi baigné dans son sang, lui-même est à peine blessé ; son orgueil s’en applaudit. Misérables jouets de l’erreur, nous nous livrons en aveugles au moindre espoir qui nous flatte et nous abuse.

Malheureux tu triomphes ! ah quels tristes exploits ! quelle funeste victoire ! Chaque goutte de ce sang que tu vois couler, tes yeux la paieront d’un torrent de larmes ! Les deux guerriers restent un moment immobiles, et les regards attachés l’un sur l’autre : enfin Tancrède rompt le silence :

« Notre valeur mérite un plus noble théâtre et des témoins de notre gloire ; mais, puisque cette satisfaction nous est refusée, daigne du moins me révéler ton nom et ta naissance. Permets que, vainqueur ou vaincu, je connaisse celui qui doit honorer mon triomphe ou ma défaite. — Tu me demandes un secret que jamais je ne révèle à un ennemi, que t’importe mon nom ? Sache seulement que je suis un des guerriers qui ont embrasé la tour. » Tancrède, à ces mots, est transporté de fureur : « Barbare, s’écrie-t-il, ton silence et ton discours irritent également ma vengeance. »

A l’instant la colère se rallume et le combat se ranime : quel combat ! leurs forces sont éteintes : ils ne connaissent point l’adresse, il ne leur reste que la rage ; ils se percent et se déchirent ; sanglants, couverts de blessures, ils ne tiennent plus à la vie que par leur fureur.

Telle on voit la mer Egée, lorsque les vents qui soulevaient ses flots, sont rentrés dans leurs grottes  profondes : le calme ne règne point encore sur son sein, et ses ondes obéissent toujours au mouvement dont elles furent agitées. Tels les deux guerriers, quoiqu’épuisés et sans vigueur, sentent encore l’impulsion de leur fureur première.

Mais enfin l’heure fatale qui doit finir la vie de

Clorinde est arrivée ; Tancrède atteint son sein de la pointe de son épée. Le fer s’y enfonce et s’abreuve de son sang ; son habit en est inondé : elle se sent mourir ; ses genoux fléchissent et se dérobent sous elle.

Tancrède poursuit sa victoire ; et, la menace à la bouche, il la pousse, il la presse, elle tombe, mais en tombant, un rayon céleste l’éclaire ; la vérité descend dans son cœur, et d’une infidèle fait une chrétienne. D’une voix mourante elle prononce ces paroles dernières :

« Ami, tu as vaincu ; je te pardonne : toi-même pardonne à mon malheur. Je ne te demande point grâce pour un corps qui bientôt n’a plus rien à craindre de tes coups ; mais aie pitié de mon âme. Que tes prières, qu’une onde sacrée versée par tes mains, lui rendent le calme et l’innocence ! »

Ses tristes et douloureux accents retentissent au cœur de Tancrède, le pénètrent, éteignent son courroux, et de ses yeux arrachent des larmes involontaires. Non loin de là un ruisseau jaillit en murmurant du sein de la montagne ; il y court, il remplit son casque, et revient tristement s’acquitter d’un saint et pieux ministère. Il sent trembler sa main, tandis qu’il détache le casque et qu’il découvre le visage du guerrier inconnu ; il la voit, il la reconnaît ; il reste sans voix et sans mouvement : ô fatale vue, funeste reconnaissance !

Il allait mourir ; mais soudain il rappelle toutes ses forces autour de son cœur : étouffant la douleur qui le presse, il se hâte de rendre à la guerrière infortunée une vie immortelle pour celle qu’il lui a ôtée. Au son des paroles sacrées qu’il prononce,  Clorinde se ranime, elle sourit ; une joie calme se  peint sur son front et y éclaire les ombres de la mort. Elle semblait dire : « le ciel s’ouvre, et je m’en vais en paix. »

Sur ses joues, la pâleur des violettes se mêle à la blancheur des lis : elle fixe ses yeux éteints vers le ciel, et soulevant sa main froide et glacée, elle la présente au guerrier comme un gage de paix. Dans cette attitude elle expire et parait s’endormir.

Le Tasse, Trad. de Lebrun.

N° 157. — La Mère infortunée.

Une jeune femme, dont l’aspect annonçait une jeunesse avancée, mais non passée entièrement, sortait de l’une de ces maisons, et s’avançait vers le convoi : on distinguait dans ses traits les restes d’une beauté voilée et obscurcie, mais non détruite, par l’excès des chagrins et une langueur mortelle ; cette beauté à la fois douce et majestueuse que l’on voit briller dans le sang milanais. Sa démarche était pénible, mais non chancelante ; ses yeux ne répandaient pas de larmes, mais ils paraissaient en avoir beaucoup versé ; il y avait dans sa douleur je ne sais quoi de calme et de profond, qui annonçait une âme qui en était abreuvée et y était livrée tout entière. Mais ce n’était pas seulement son aspect qui, parmi tant de misères, la recommandait aussi particulièrement à la commisération, et ranimait en sa faveur ce sentiment désormais renfermé ou éteint dans presque tous les cœurs. Elle portait dans ses bras une petite fille d’environ neuf ans, morte, mais parée, dont les cheveux étaient séparés sur le front, vêtue d’une robe d’une éclatante blancheur, comme si ses mains l’eussent ornée pour une fêle promise depuis longtemps, en récompense de sa sagesse. Elle ne la tenait pas couchée, mais appuyée sur un de ses bras, le cœur placé contre son cœur ; et l’on aurait pu croire quelle respirait encore, si sa main délicate et blanche comme la cire n’eût tombé languissamment, et si sa tête n’eut reposé sur l’épaule de sa mère, avec un abandon plus puissant que celui du sommeil : de sa mère ! car alors même que la ressemblance de leurs visages ne l’aurait pas révélé, on l’aurait lu dans les traits de celui où se peignait encore le sentiment de l’existence.

Tout-à-coup un affreux appariteur s’approche de cette femme et cherche à lui enlever son précieux fardeau, mais toutefois avec l’expression d’un respect inaccoutumé et d’une hésitation involontaire. Mais celle-ci, se retirant en arrière et dans une attitude qui n’annonçait ni courroux ni mépris : « Non, lui dit-elle, ne m’en privez pas encore, je veux la déposer moi-même sur le char funèbre. » Puis, laissant tomber une bourse dans les mains de l’appariteur, elle ajouta : « Prenez cet or, et promettez-moi de ne lui rien ôter de sa parure et de ses vêtements, de ne pas souffrir que des étrangers osent porter la main sur elle, et de la déposer ainsi dans la tombe. »

L’homme mit sa main droite sur son cœur ; puis, ému et subjugué, bien plus par ce nouveau sentiment que par cette récompense inattendue, il s’empressa de faire sur le char un peu de place pour cette intéressante créature. L’infortunée mère, après avoir donné à sa fille un baiser sur le front, la plaça sur le char comme sur un lit, l’y arrangea avec soin, la couvrit d’un linceul, et lui adressa ces tristes paroles « :  Adieu, Cécile, repose en paix ! ce soir, nous viendrons te retrouver pour ne plus nous séparer de toi. En attendant, adresse pour nous tes innocentes prières à l’Éternel, tandis que je prierai pour toi et pour les autres infortunés. » Puis, se tournant de nouveau vers l’appariteur : « Ce soir, lorsque vous reviendrez, lui dit-elle. vous monterez me prendre, et peut-être ne serai-je pas seule. » À ces mots, elle rentra dans sa maison ; et un instant après, elle parut à la fenêtre, tenant dans ses bras une autre de ses filles, plus jeune et encore vivante, mais dont le visage portait les empreintes de la mort. Elle resta à contempler ces indignes obsèques de la première, jusqu’à ce que le char se mit en marche, et aussi longtemps qu’elle put le suivre de ses regards ; puis elle disparut. Et que pouvait-elle faire sinon de poser sur son lit l’unique enfant qui lui restait, s‘y placer et mourir avec elle, comme la fleur qui élevant sa tige majestueuse, tombe avec le bouton encore caché dans son calice, sous les coups de la faulx qui détruit toutes les herbes de la prairie.

Manzoni.

N° 158. — Les Petits Orphelins.
L’hiver glace les champs, les beaux jours sont passés ;
Malheur au pauvre sans demeure !
Loin des secours, il faut qu’il meure,
Comme les champs, alors tous les cœurs sont glacés.
De l’an renouvelé c’était Sa nuit première,
Les mortels revenant de la fête du jour,
Hâtaient leur joie et leur retour ;
Même un peu de bonheur visitait la chaumière.
Au seuil d’une chapelle assis,
Deux enfants presque nus et pâles de souffrance,
Appelaient des passants la sourde indifférence,
Soupirant de tristes récits.
Une lampe à leurs pieds éclairait leurs alarmes
Et semblait soupirer pour eux.
Le plus jeune tremblant chantait baigné de larmes,
L’autre tendait la main au refus des heureux :
« Nous voici deux enfants ; nous n’avons plus de mère,
Elle mourut hier en nous donnant son pain :
Elle dort où dort notre père,
Venez, nous avons froid, nous expirons de faim.
L’étranger nous a dit : « Allez, j’ai ma famille ;
Est-ce vous que je dois nourrir ? »
Nous avons vu pleurer sa fille,
Et pourtant nous allons mourir. »
Et sa voix touchante et plaintive
Frappait les airs de cris perdus :
La foule sans les voir s’échappait fugitive
Et bientôt on ne passa plus.
Ils frappent à la porte sainte ;
Car leur mère avait dit que Dieu n’oubliait pas ;
Rien ne leur répondit que l’écho de l’enceinte,
Rien ne venait que le trépas.
La lampe n’était pas éteinte ;   
L’heure d’un triste son vint soupirer minuit :
Au loin, d’un char de fête on entendit le bruit,
Mais on n’entendit plus de plainte.
Vers l’église portant ses pas,
Un prêtre au jour naissant allant à la prière,
Les voit blanchis de neige et couchés sur la pierre,
Les appelle en pleurant ; ils ne se lèvent pas !
Leur pauvre enfance, hélas ! se tenait embrassée,
Pour conserver sans doute un reste de chaleur,
Et le couple immobile, effrayant de pâleur,
Tendait encore sa main glacée.
Le plus grand, de son corps couvrant l’autre à moitié,
Avait porte la main aux lèvres de son frère,
Comme pour arrêter l’inutile prière,
Comme pour l’avertir qu’il n’est point de pitié.
Ils dorment pour toujours, et la lampe encor veille :
On les plaint : on sait mieux plaindre que secourir :
Vers eux de toutes parts les pleurs viennent s’offrir.
Mais on ne venait pas la veille.
L. Belmontet.
N° 159. — La Feuille du Chêne.
Reposons-nous sous la feuille du chêne.
Je vous dirai l’histoire qu’autrefois,
En revenant de la cité prochaine,
Mon père, un soir, me conta dans les bois :
(O mes amis, que Dieu vous garde un père !
Le mien n’est plus.) — De la terre étrangère,
Seul dans la nuit, et pâle de frayeur,
S’en revenait un riche voyageur.
Reposons-nous sous la feuille du chêne.
Un meurtrier sort du taillis voisin.
O voyageur ! ta perte est trop certaine ;
Ta femme est veuve, et ton fils orphelin.
« Traître, a-t-il dit, nous sommes seuls dans l’ombre.
Mais près de nous vois-tu ce chêne sombre ?
Il redira la mort du voyageur ! »
Reposons-nous sous la feuille du chêne.
Le meurtrier dépouilla l’inconnu ;
Il emporta dans sa maison lointaine
Cet or sanglant, par le crime obtenu.
Près d’une épouse industrieuse et sage,
Il oublia le chêne et son feuillage ;
Et, seulement une fois, la rougeur
Couvrit ses traits au nom du voyageur.
Reposons-nous sous la feuille du chêne.
Un jour enfin, assis tranquillement
Sous la ramée, au bord d’une fontaine,
Il s’abreuvait d’un laitage écumant.
Soudain le vent fraîchit ; avant l’automne,
Au sein des airs la feuille tourbillonne ;
Sur le laitage elle tombe… ô terreur !
C’était la feuille, arbre du voyageur !
Reposons-nous sous la feuille du chêne.
Le meurtrier devint pâle et tremblant :
La verte feuille et la claire fontaine,
Et le lait pur, tout lui parut sanglant.
Il se trahit, on l’écoute, on l’enchaîne ;
Devant le juge en tumulte on l’entraîne :
Tout se révèle ; et l’échafaud vengeur
Apaise enfin le sang du voyageur.
Reposons-nous sous la feuille du chêne
Millevoye.
N° 160. — Molina.

Cependant Molina s’épuisait à lutter contre la violence des eaux ; il gravissait dans les ténèbres, saisissant tour-à-tour les branches, les racines des bois qu’il rencontrait sans songer à ses guides, sans au-tre sentiment que le soin de sa propre vie, car il est des moments d’effroi ou toute compassion cesse, où l’ homme absorbé en lui-même, n’est plus sensible que pour lui.

Enfin, il arrive en rampant au bas d’une roche escarpée ; et, à la lueur des éclairs, il voit une caverne dont la profonde et ténébreuse horreur l’aurait glacé dans tout autre moment. Meurtri, épuisé de fatigue, il se jette au fond de cet antre : et là, rendant grâce au ciel, il tombe dans l’accablement. L’orage enfin s’apaise, les tonnerres, les vents cessent d’ébranler la montagne ; les eaux des torrents, moins rapides, ne mugissent plus alentour, et Molina sent couler dans ses veines le baume du sommeil. Mais un bruit plus terrible que celui des tempêtes le frappe au moment même qu’il allait s’endormir.

Ce bruit, pareil au broiement des cailloux, est celui d’une multitude de serpents dont la caverne est le refuge. La voûte en est revêtue ; et, entrelacés l’un à l’autre, ils forment dans leurs mouvements, ce bruit qu’Alonzo reconnaît. Il sait que le venin de ces serpents est le plus subtil des poisons ; qu’il allume soudain, et dans toutes les veines un feu qui dévore et consume, au milieu des couleurs les plus intolérables, le malheureux qui en est atteint. Il les entend, il croit les voir rampant autour de lui, ou pendus sur sa tête, ou roulés sur eux-mêmes et prêts à s’élancer sur lui. Son courage épuisé succombe ; son sang se glace de frayeur ; à peine il ose respirer. S’il veut se traîner hors de l’antre, sous ses mains, sous ses pas, il tremble de presser un de ces dangereux reptiles. Transi, frissonnant, immobile, environné de mille morts, il passe la plus longue nuit dans une pénible agonie, désirant, frémissant de revoir la lumière, se reprochant la crainte qui le tient enchaîné, et faisant sur lui-même d’inutiles efforts pour surmonter cette faiblesse.

Le jour qui vint l’éclairer justifia sa frayeur. Il vit réellement tout le danger qu’il avait pressenti ; il le vit plus horrible encore. Il fallait mourir ou s’échapper. Il ramasse péniblement le peu de forces qui lui restait, il se soulève avec lenteur, se courbe, et, les mains appuyées sur ses genoux tremblants, il sort de la caverne aussi défait, aussi pâle qu’un spectre qui sortirait de son tombeau. Le même orage qui l’avait jeté dans le péril l’en préserva ; car les serpents en avaient eu autant de frayeur que lui-même ; et c’est l’instinct de tous les animaux, dès que le péril les occupe, de cesser d’être malfaisants.

Marmontel.

N° 161. — Loïs.

Cérès venait de chercher par toute la terre sa fille Proserpine. Elle retournait dans la Sicile, où elle était adorée. Elle traversait les Gaules sauvages, leurs montagnes sans chemins, leurs vallées désertes et leurs sombres forêts, lorsqu’elle se trouva arrêtée par les eaux de la Seine, sa nymphe changée en fleuve. Sur la rive opposée de la Seine, se baignait alors un bel enfant aux cheveux blonds, appelé Loïs. Il aimait à nager dans ses eaux transparentes et à courir sur ses pelouses solitaires. Dès qu’il aperçut une femme, il fut se cacher sous une touffe de roseaux.

Mon bel enfant, lui cria Cérès en soupirant, venez à moi, mon bel enfant ! — À la voix d’une femme affligée, Loïs sort des roseaux. Il met en rougissant sa peau d’agneau, suspendue à un saule. Il traverse la Seine sur un banc de sable, et, présentant la main à Cérès, il lui montre un chemin au milieu des eaux.

Cérès, ayant passé le fleuve, donne à l’enfant Loïs un gâteau, une gerbe d’épis et un baiser, puis lui apprend comment le pain se fait avec le blé, et comment le blé vient dans les champs. « Grand merci, belle étrangère, lui dit Loïs, je vais porter à ma mère vos leçons et vos doux présents. »

La mère de Loïs partage avec son enfant et son époux le gâteau et le baiser. Le père, ravi, cultive un champ, sème le blé. Bientôt la terre se couvre d’une moisson dorée, et le bruit se répand dans les Gaules qu’une déesse a apporté une plante céleste aux Gaulois.

Près de là vivait un druide. Il avait l’inspection des forêts. Il distribuait aux Gaulois, pour leur nourriture, les faînes des hêtres et les glands des chênes. Quand il vit une terre labourée et une moisson : « Que deviendra ma puissance, dit-il, si les hommes vivent de froment ? »

Il appelle Loïs : « Mon bel ami, lui dit-il, où étiez-vous quand vous vîtes l’étrangère aux beaux épis ? » Loïs, sans malice, le conduit sur les bords de la

Seine, « J’étais, dit-il, sous ce saule argente ; je courais sur ces blanches marguerites ; je fus me cacher sous ces roseaux. » Le traître druide sourit : il saisit Loïs, et le noie au fond des eaux.

La mère de Loïs ne revoit plus son fils. Elle s’en va dans les bois, et s’écrie : « Où êtes-vous, Loïs, Loïs, mon cher enfant ?... » Les seuls échos répètent :

Loïs, Lois, mon cher enfant : elle court tout éperdue le long de la Seine, elle aperçoit sur son rivage une blancheur : « Il n’est pas loin, dit-elle ; voilà ses fleurs chéries, voilà ses blanches marguerites. »

Hélas ! c’était Loïs, Loïs, son cher enfant.

Elle pleure, elle gémit, elle soupire ; elle prend dans ses bras le corps glacé de Loïs ; elle veut le ranimer contre son cœur ; mais le cœur de la mère ne peut plus réchauffer le corps du fils, et le corps du fils glacé déjà le cœur de la mère ; elle est près de mourir. Le druide, monté sur un roc voisin, s’applaudit de sa vengeance.

Les dieux ne viennent pas toujours à la voix des malheureux ; mais aux cris d’une mère affligée, Cérès apparut. « Loïs, dit-elle, sois la plus belle fleur des Gaules. » Aussitôt, les joues pâles de Lois se développent en calice plus blanc que la neige ; ses cheveux blonds se changent en filets d’or. Une odeur suave s’en exhale, sa taille légère s’élève vers le ciel ; mais sa tête se penche encore sur les bords du fleuve qu’il a chéri. Loïs devient lis.

Le prêtre de Pluton voit ce prodige, et n’en est point touché. Il lève vers les dieux supérieurs un visage et des yeux irrités. Il blasphème et menace Cérès ; il allait porter sur elle une main impie, lorsqu’elle lui cria : « Tyran cruel et dur, demeure. »

A la voix de la déesse, il reste immobile. Mais le roc, ému, s’entr’ouvre ; les jambes du druide s’y enfoncent ; son visage barbu et enflammé de colère se dresse vers le ciel en pinceau de pourpre ; et les vêtements qui couvraient ses bras meurtriers se hérissent d’épines. Le druide devient chardon.

« Toi, dit la déesse des blés, qui voulais nourrir les hommes comme les bêtes, deviens toi-même la pâture des animaux. Sois l’ennemi des moissons après ta mort, comme tu le fus pendant ta vie. Pour toi, belle fleur de Loïs, sois l’ornement de la Seine ; et que, dans la main de ses rois, la fleur victorieuse l’emporte un jour sur le gui des druides. »

Bernardin-de-St-Pierre

N° 162. — Claude Frollo.

Quasimodo recula de quelques pas derrière Claude Frollo, et tout-à-coup se ruant sur lui avec fureur, de ses deux grosses mains il le poussa par le dos dans l’abîme sur lequel il était penché. Claude s’écria : « Damnation ! » et tomba. La gouttière au-dessus de laquelle il se trouvait l’arrêta dans sa chute. Il s’y accrocha avec des mains désespérées, et au moment où il ouvrait la bouche pour jeter un second cri, il vit passer au rebord de la balustrade, au-dessus de sa tête, la figure formidable de Quasimodo. Alors il se tut.

L’abîme était au-dessous de lui : une chute de plus de deux cents pieds, et le pavé. Dans cette situation terrible, Claude ne dit pas une parole, ne poussa pas un gémissement. Seulement il se tordit sur la gouttière avec des efforts inouïs pour remonter ; mais ses mains n’avaient pas de prise sur le granit, ses pieds rayaient la muraille noircie sans y mordre. Les personnes qui ont monté sur les tours de Notre-Dame savent qu’il y a un renflement de la pierre immédiatement au-dessous de la balustrade. C’est sur cet angle rentrant que s’épuisait le misérable Claude Frollo. Il n’avait pas affaire à un mur à pic, mais à un mur qui fuyait sous lui.

Quasimodo n’eut eu, pour le tirer du gouffre, qu’à lui tendre la main, mais il ne le regardait seulement pas. Il regardait la grève ; il regardait le gibet. Le sourd s’était accoudé sur la balustrade, à la place où était Claude le moment d’auparavant, et là, ne détachant pas son regard du seul objet qu’il y eût pour lui en ce moment, il était immobile et muet comme un homme foudroyé, et un long ruisseau de pleurs coulait en silence de cet œil qui jusqu’alors n’avait encore versé qu’une seule larme. Cependant Claude haletait, son front chauve ruisselait de sueur, ses ongles saignaient sur la pierre, ses genoux s’écorchaient au mur. Il entendait son habit, accroché à la gouttière, craquer et se découdre à chaque secousse qu’il lui donnait. Pour comble de malheur, cette gouttière était terminée par un tuyau de plomb qui fléchissait sous te poids de son corps. Claude sentait ce tuyau ployer lentement.

Il se disait, le misérable, que quand ses mains seraient brisées de fatigue, quand son habit serait déchiré, quand ce plomb serait ployé, il faudrait tomber, et l’épouvante le prenait aux entrailles, Quelquefois, il regardait avec égarement une espèce d’étroit plateau formé à quelques dix pieds plus bas, par des accidents de sculpture, et il demandait au ciel dans le fond de son âme en détresse de pouvoir unir sa vie sur cet espace de deux pieds cariés, dût-elle durer cent années. Une fois, il regarda au-dessous de lui dans la place, dans l’abîme ; la tête qu’il releva fermait les yeux, avait les cheveux tout droits.

C’était quelque chose d’effrayant que le silence de ces deux hommes. Tandis que Claude, à quelques pieds de lui, agonisait de cette horrible façon, Quasimodo pleurait et regardait la grève.

Claude voyant que tous ses soubresauts ne servaient qu’à ébranler le fragile point d’appui qui lui restait, avait pris le parti de ne plus remuer. Il était là, embrassant la gouttière, respirant à peine, et bougeant plus, n’ayant plus d’autre mouvement que cette convulsion machinale du ventre qu’on éprouve dans les rêves quand on croit se sentir tomber. Ses yeux fixés étaient ouverts d’une manière maladive et étonnée. Peu à peu cependant il perdait du terrain ses doigts glissaient sur la gouttière. Il sentait de plus en plus la faiblesse de ses bras et la pesanteur de son corps. La courbure du plomb qui le soutenait s’inclinait à tout moment d’un cran vers l’abîme. Il voyait au-dessous de lui, chose affreuse, le toit de St-Jean-le-Rond petit comme une carte ployée en deux. Il regardait, l’ une après l’autre, les impassibles sculptures de la tour, comme lui suspendues sur le précipice, mais sans terreur pour elles ni pitié pour lui. Tout était de pierre autour de lui : devant ses yeux, les monstres béants ; au-dessous, tout au fond dans la place, le pavé ; au-dessus de sa tête, Quasimodo qui pleurait.

Il y avait dans le parvis quelques groupes de braves curieux qui cherchaient tranquillement à deviner quel pouvait être le fou qui s’amusait d’une si étrange manière. Claude leur entendait dire, car leurs voix arrivaient jusqu’à lui, claires et grêles : « Mais il va se rompre le cou ! »

Quasimodo pleurait.  Enfin, Claude, écumant de rage et d’épouvante, comprit que tout était inutile, il rassembla pourtant ce qui lui restait de force pour un dernier effort, il se raidit sur la gouttière, repoussa le mur de ses deux genoux, s’accrocha des mains à une fente de pierres, et parvint à regrimper d’un pied peut-être ; mais cette commotion fit ployer brusquement le bec de plomb sur lequel il s’appuyait. Alors, sentant tout manquer sous lui, n’ayant plus que ses mains raidies et défaillantes qui tenaient à quelque chose, l’infortuné ferma les yeux et lâcha la gouttière. Il tomba.

Quasimodo le regardait tomber.

Une chute de si haut est rarement perpendiculaire.

Claude, lancé dans l’espace, tomba d’abord la tête en bas et les deux mains étendues ; puis il fit plusieurs tours sur lui-même ; le vent le poussa sur le toit d’une maison, où le malheureux commença à se briser. Cependant, il n’était pas mort quand il y arriva. Quasimodo le vit essayer de se retenir encore au pignon avec ses ongles ; mais le plan était trop incliné, et il n’avait plus de force. Il glissa rapidement sur le toit comme une tuile qui se détache, et alla rebondir sur le pavé ; là, il ne remua plus.

Victor Hugo.

N° 163. — Habibrach.

Nous étions restés seuls, Habibrach et moi, sur le bord de l’ abîme. Furieux de se voir enlever sa victime, le nain fit quelques pas en arrière, et revint tout-à-coup sur moi avec une effroyable fureur. Je pénétrai son affreux dessein, et faisant un détour rapide, j’évitai le choc violent de son corps. Son mouvement avait été si impétueux, qu’il ne put se retenir ; il tomba dans le gouffre. Ses vêtements s’embarrassèrent dans une racine, qui surplombait l’abîme, et le nain remonta péniblement sa tête vers le ciel. Ses yeux et son visage prirent un air de douleur et de regret ; il me conjura de la voix la plus touchante de lui sauver la vie en lui tendant la main.

Je ne saurais vous dire à quel point était lamentable cet accent de terreur et de souffrance ! J’oubliai tout, ce n’était plus un ennemi, un traître, un assassin, c’était un malheureux qu’un léger effort de ma part pouvait arracher à une mort affreuse. Il m’implorait si pitoyablement que toute parole, tout reproche eût été inutile et ridicule ; le besoin d’aide paraissait urgent, je me baissai, et, m’agenouillant le long du bord, l’une de mes mains appuyée sur le tronc de l’arbre dont la racine soutenait l’infortuné Habibrach, je lui tendis l’autre… Dès qu’elle fut à sa portée, il la saisit de ses deux mains avec une force prodigieuse, et, loin de se prêter au mouvement d’ascension que je voulais lui donner, je le sentis qui cherchait à m’entraîner avec lui dans l’abîme. Si le tronc de l’arbre ne m’eût pas prêté un aussi solide appui, j’aurais été infailliblement arraché du bord, par la secousse violente et inattendue que me donna le misérable.

« Scélérat ! m’écriai-je, que fais-tu ?

— Je me venge, répondit-il avec un rire éclatant et infernal. Ah ! je te tiens enfin. Imbécile ! tu t’es livré toi-même ! je te tiens. Tu étais sauvé, j’étais perdu, et c’est toi qui rentres volontairement dans la gueule du caïman, parce qu’elle a gémi après avoir rugi ! Me voilà consolé, puisque ma mort est une vengeance ! Tu es pris au piège, et j’aurai un compagnon humain chez les poissons du lac.

— Ah ! traître ! disais-je en me raidissant, voilà comme tu me récompenses d’avoir voulu te tirer du péril !   

— Oui, reprenait-il, je sais que j’aurais pu me sauver avec toi, mais j’aime mieux que tu périsses avec moi ; j’ aime mieux ta mort que ma vie ! viens ! »

En même temps, ses deux mains bronzées et calleuses se crispaient sur la mienne avec des efforts inouïs ; ses yeux flamboyaient, sa bouche écumait ; ses forces, dont il déplorait si douloureusement l’abandon un moment auparavant, lui étaient revenues exaltées par la rage et la vengeance ; ses pieds s’appuyaient ainsi que deux leviers aux parois perpendiculaires du rocher, et il bondissait comme un tigre sur la racine qui, mêlée à ses vêtements, le soutenait malgré lui : car il eût voulu la briser afin de peser de tout son poids sur moi et de m’entraîner plus vite, il interrompait quelquefois, pour la mordre avec fureur, le rire épouvantable que m’offrait son monstrueux visage. On eût dit l’horrible démon de cette caverne cherchant à attirer une proie dans son palais d’abîmes et de ténèbres.

Un de mes genoux s’était heureusement arrêté dans une anfractuosité du rocher ; mon bras s’était en quelque sorte noué à l’arbre qui m’appuyait ; et je luttais contre les efforts du nain avec toute l’énergie que le sentiment de la conservation peut donner dans un semblable moment. De temps en temps, je soulevais péniblement ma poitrine, et j’appelais de toutes mes forces : Bug-Jargal ! Mais le fracas de la cascade et l’éloignement me laissaient bien peu d’espoir qu’il pût entendre ma voix.

Cependant le nain, qui ne s’était pas attendu à tant de résistance, redoublait ses furieuses secousses. Je commençais à perdre mes forces, bien que cette lutte eut duré bien moins de temps qu’il ne m’en faut pour vous la raconter. Un tiraillement insupportable paralysait presque mon bras ; ma vue se troublait ; des lueurs livides et confuses se croisaient devant mes yeux ; des tintements remplissaient mes oreilles ; j’entendais crier la racine prête à rompre, rire le monstre près de tomber, et il me semblait que le gouffre hurlant se rapprochait de moi.

Avant de tout abandonner à l’épuisement et au désespoir, je tentai un dernier appel : je rassemblai mes forces éteintes, et je criai encore une fois : Bug-Jargal ! Un aboiement me répondit… J’avais reconnu Rask, je tournai les yeux. Bug-Jargal et on chien étaient au bord de la crevasse. Je ne sais s‘il avait entendu ma voix ou si quelque inquiétude l’avait ramené. Il vit mon danger. « Tiens bon », me cria-t-il. Habibrach, craignant mon salut, me criait de son coté, en écumant de fureur : « Viens donc ! viens ! » Et il ramassait pour en finir le reste de sa vigueur surnaturelle. En ce moment, mon bras fatigué se détacha de l’arbre. C’en était fait de moi ! quand je me sentis saisir par derrière : c’était Rask. A un signe de son maître, il avait sauté de la crevasse sur la plate-forme, et sa gueule me retenait puissamment par les basques de mon habit. Ce secours inattendu me sauva. Habibrach avait consumé toute sa force dans ce dernier effort ; je rappelai la mienne pour lui arracher ma main. Ses doigts engourdis et raides furent enfin contraints de me lâcher ; la racine, si longtemps tourmentée, se brisa sous son poids ; et tandis que Rask me tirait violemment en arrière, le misérable nain s’engloutit dans l’écume de la sombre cascade, en me jetant une malédiction que je n’entendis pas, et qui retomba avec lui dans l’abîme.

Victor Hugo.

Narrations badines.

Modèles.

N° 164. — Le Chapeau (Historiette).

Il y avait, une fois une jeune personne bien gaie, bien vive et bien jolie, que son père aimait beaucoup. Ce père n’était jamais si heureux que lorsque sa fille était bien contente ; il se plaisait à lui donner les plus jolies robes et les plus élégants chapeaux et quand il la voyait ainsi parée, il se prenait à sourire de joie et d’orgueil, et de ressouvenir de sa mère. Un jour il lui fit présent d’un chapeau de paille d’Italie, avec des plumes blanches et des rubans blancs. La jeune fille s’en coiffa, et, elle le l’a avoué, trouva que ce chapeau lui allait à ravir.. Elle eut même un petit mouvement d’amour-propre et de coquetterie, et elle a pu s’en souvenir, car d’ordinaire cela ne lui arrivait jamais.

Avant de dîner, en rentrant chez elle, après s’être encore regardée en passant devant la glace, elle avait ôté son chapeau et l’avait posé sur son lit. Le soir on parla d’aller voir des voisins : bien vite la jeune fille de courir dans sa chambre pour reprendre son chapeau… Je ne sais si en montant l’escalier ses pensées du matin duraient encore ; si elle se disait : Je vais encore être bien jolie !… mais voilà ce qu’il y a de certain, c’est qu’au moment où mademoiselle de *** étendait le bras pour prendre son chapeau… crac ! voilà le chapeau qui s’éloigne de sa main… Elle croit que c’est le vent de la porte qu’elle a laissée ouverte ; elle va la fermer et revient ; mais, ô surprise ! ô frayeur ! le chapeau semble animé et s’obstine à fuir à chaque pas qu’elle fait pour le prendre ; il bondit, saute du lit par terre, et du parquet sur un fauteuil, et du fauteuil sur un autre meuble… Elle se souvient alors du petit mouvement d’amour-propre qu’elle a eu le matin, sa conscience timorée s’en effraie… Elle appelle. Son père arrive : lui aussi voit sauter, bondir et rebondir le chapeau ; lui aussi se met à sa poursuite, et cherche à s en saisir… Après bien de la peine il y parvient, il attrape enfin un de ses longs rubans blancs, il l’attire à lui… Savez-vous ce qui en sortit ? Chose incroyable ! chose inouïe ! chose qui ne s’était jamais vue, et qui ne se reverra probablement jamais, sous un chapeau de femme !… un rat !… Oui, un énorme rat qui s’était introduit dans la coiffe du chapeau, et, une fois entré dans ce double fond, n’en pouvait plus sortir ; alors, dans sa frayeur des pas qu’il entendait dans la chambre, il fuyait en bondissant, emportant avec lui l’élégante coiffure et ses ondoyantes plumes, et traînait avec lui sa légère prison.

Vicomte Walsh.

N° 165. — Rêves de Voleurs, (Anecdote).

Un beau jour de printemps, Charles-Quint, alors simple roi des Espagnes, chassait au long cours dans une forêt de la Castille-Vieille. Un violent orage qui vint à éclater tout-à-coup, sépara le roi de sa suite, et le força de chercher promptement l’asile le plus prochain. Cet asile fut une caverne formée tout naturellement par la proéminence d’un bloc énorme de rochers. Joyeux d’avoir rencontré cet abri tutélaire, Charles descend aussitôt de cheval… mais jugez quelle est sa surprise, lorsqu’à la lueur d’un éclair il aperçoit tout près de lui quatre hommes de fort mauvaise mine, armés des pieds à la tête, et qui semblent plongés dans un profond sommeil… Il fait deux pas vers l’un d’eux… soudain le dormeur se lève sur ses pieds et lui dit : « Vous ne vous douteriez jamais, senor caballero, du rêve étonnant que je viens de faire… Il me semblait que votre manteau de velours passait sur mes épaules. » Et ce disant, le voleur dégraffe le manteau du roi et s’en empare. « Senor escadero, ajoute le second, j’ai rêvé que j’échangeais ma résille contre votre belle toque à plumes.

— Et moi, dit un troisième… que je trouvais un coursier magnifique sous ma main.

— Mais, camarades ! s’écrie alors le quatrième, que me restera-t-il donc… avec vos rêves ?

— Eh ! par saint Jacques, cette chaîne d’or et ce sifflet d’argent, reprit le premier, en apercevant ces joyaux appendus au cou du prince....

— Tu as ma foi raison, » dit l’autre… Et aussitôt sa main s’avança pour saisir les objets.

« C’est au mieux, mes amis, dit alors Charles-Quint… mais avant de vous livrer ce bijou, je veux vous en montrer l’usage. » Et aussitôt prenant le sifflet, il en tire trois fois un son aigu et prolongé.

À ce bruit, plusieurs seigneurs de sa suite s’avancent vers la caverne, et bientôt cent personnes entourent le monarque.

Lorsque le roi vit tous ses gens réunis, il se tourna vers les quatre bandits restés stupéfaits.

« Mes braves, leur dit-il, j’ai fait un rêve, moi aussi, c’est qu’avant une heure vous seriez pendus.... »

Et Charles-Quint, se tournant vers ses gardes, ordonna d’accrocher les voleurs à un arbre. Arrêt qui reçut son exécution sur-le-champ.

Anonyme.

N° 166 — Baour-Lormian.
Académicien, champion du classique,
Baour, auteur tragique, épique et satirique,
Imita de sort mieux, en changeant de pinceau,
Ossian et le Tasse, et Racine et Boileau ;    ,
Sans étude et sans art ; mieux encore il rappelle
Ce seigneur qui servit à Regnard de modèle,
Le marquis de Brancas, le premier des distraits.
Voici comment Raour lit bouillir un œuf frais.
Pour cuire au degré juste un œuf frais à la coque,
Sa cuisinière avait un talent équivoque ;
Exposés trop longtemps ou pas assez au feu
Ils étaient chaque fois ou trop cuits ou trop peu.
Le barde toulousain prétendit par lui-même
D’un œuf à point bouilli résoudre le problème,
En consultant Legacque, ou Carème, ou Jullien,
Ou sa vieille portière, il apprit le moyen :
— Dans l’eau chaude que l’œuf cinq minutes demeure ;
Consultez votre montre et regardez bien l’heure, — 
Bon ! je m’en souviendrai, je l’essaierai demain,
L’œuf dans ma cafetière et ma montre à la main.
Quittant du vieux Tithon la couche nuptiale,
Lorsque, le jour suivant, la nymphe matinale,
Non l’aurore des champs, mais celle de Paris,
Dans le jeune brouillard lançant ses rayons gris,
Souleva de Baour la pesante paupière,
Tout était préparé, l’œuf et la cafetière,
Et la montre et le feu. Courbé sur son foyer,
Baour fait son début dans l’art du cuisinier.
— Dans l’eau chaude que l’œuf cinq minutes demeure. — 
Ma montre est dans ma main : j’observerai bien l’ heure ;
Là, mon œuf, commençons et ne nous trompons point.
Nous allons voir si l’œuf fut bouilli bien à point.....
Assis sur ses talons, voilà Baour en place ;
L’eau bout et s’évapore ; un quart d’heure se passe ;
L’aiguille eût en entier fait le tour du cadran :
D’un dénoument tragique il ruminait le plan :
Les lauriers… des guerriers… Bellone… qui sillone...
Attentats… potentats...le trône… la couronne...
Arrive Parseval, l’académicien,   
Autre distrait fameux !… Baour n’entendait rien ;
Ses yeux restaient fermés, l’autre vers lui se penche,
L’appelle à haute voix, le tire par la manche :
— Eh ! que faites-vous là ? — Comment ce que je fais ?
Je l’avais oublié : je fais cuire un œuf frais.
— L’œuf est dans votre main. — L’œuf ! erreur singulière !
Et ma montre sans doute est dans la cafetière ?
— Votre montre ?… vraiment, tout au fond la voilà ;
Je suis, mon cher ami vaincu par ce trait-là.
— Oh ! s’écria Baour, épreuve maladroite !...
Et frappant d’un grand coup son front de la main droite ;
Nouvelle erreur ! sa main tient encor l’œuf maudit :
Brisée en mille éclats, la coquille bondit,
Et le jaune et la glaire inondant ses prunelles,
Des sourcils au menton tombent en cascatelles.
Anonyme.
N° 167. — Le Pater (Historiette).
A propos de pater, écoutez une histoire :
Simple pauvre d’esprit ou du moins de mémoire,
Un berger savoyard, sage et pieux garçon,
N’avait pu retenir, après mainte leçon,
En latin l’oraison dite dominicale.
L’évêque d’Annecy, le bon François de Sale,
Eut la peine et la gloire, en cet obtus esprit,
De graver le Pater. Voici comme il s’y prît :
Sans miracle il obtint réussite complète,
Au besoin sur vous même essayez la recette.
« Combien, dans ton troupeau, comptes-tu de moutons,
Dit le Saint au berger ? — Quarante. — Ont-ils des noms ?
— Non, Bébé sert pour tous. — Fort bien, reprit l’apôtre,
Tu sais facilement distinguer l’un de l’autre ;
— Oh ! pour ça, je m’en vante, et je suis assuré
Par la couleur, la taille, ou la tête ou la queue,
Que je les pourrais tous connaître d’une lieue ;
Comme vous, Monseigneur, d’avec notre curé. — 
D’apprendre l’oraison j’ai trouvé la manière :
Nomme chaque mouton d’un nom de la prière ;
Ton mouton le plus gros s’appellera Pater.
Pater bon. — le second, Noster, — Pater, Noster.
Bon. — Qui es, in cœlis, troisième et quatrième,
Et Sanctificctur sera pour le cinquième.
— Je ne pourrai jamais si les mots sont si longs :
Celui-là suffirait pour deux ou trois moutons. Le Saint très patient ; le berger très docile,
Sortirent cependant de ce pas difficile ;
Du Pater à Amen, baptisant les moutons,
L’oraison fut apprise en quarante leçons.
Six mois après, le Saint retrouve le berger ;
Sur le Pater noster il veut l’interroger.
L’écolier, pour aider sa mémoire rebelle,
Rassemble autour de lui ses moutons qu’il appelle,
Et pensif l’œil ouvert et l’index en avant,
Ne ressemble pas mal à cet âne savant
Qui, la patte tendue et l’oreille baissée,
Dans un jeu va trouver une carte pensée,
« J’y suis : Pater noster in cœlis ; — mon garçon,
Tu te trompes, Pater noster in cœlis, non ; »
Mais l’écolier poursuit sa prière et l’achève.
— « C’est fort bien, excepté le troisième mouton
Qui es, — Oh ! de Qui es il n’est plus question ;
Pauvre Qui es, reprit en larmoyant l’élève,
Vous ne savez donc pas ? le loup me l’a croqué ;
Depuis ce temps, Qui es au Pater a manqué. »
Anonyme.
N° 168. — La Leçon Maternelle.
A Saint-Cloud, sous le bois, tout rouge de colère,
Un enfant poursuivait sa bonne en la frappant ;
Une dame passait qui dit, le voyant faire ;
— « Ah ! c’est mal, et toujours du mal on se repent. »
Et l’enfant, à ces mots, crut entendre sa mère,
Et derrière un tilleul se blottit tout tremblant,
Une larme brillait du bord de sa paupière,
D’un muet repentir signe doux et charmant.
La vie a des écueils, enfant, où le pied glisse,
Mais, si tu sens un jour que ton âme faiblisse,
Souviens-toi de la dame et des bois de Saint-Cloud.
Cette voix entendue aux rives de la Seine,
C’est la voix de ton ange, il te suivra partout,
Et ce matin, enfant, il se nommait : LA REINE !
A. DE LATOUR.
N° 169. — L’Abenaky. (Conte).

Pendant les dernières guerres de l’Amérique, une troupe de sauvages abenakis défit un détachement anglais, les vaincus ne purent échapper à des ennemis plus légers qu’eux à la course et acharnés à les poursuivre ; ils furent traités avec une barbarie dont il y a peu d’exemples, même dans ces contrées.

Un jeune officier anglais, pressé par deux sauvages qui l’abordaient la hache levée, n’espérait plus se dérober à la mort : il songeait seulement à vendre chèrement sa vie. Dans le même temps, un vieux sauvage armé d’un arc s’approche de lui et se dispose à le percer d’une flèche ; mais, après l’avoir ajusté, tout-à-coup il abaisse son arc, et court se jeter entre le jeune officier et les deux barbares qui allaient le massacrer : ceux-ci se retirèrent avec respect.

Le vieillard prit l’Anglais par la main, le rassura par ses caresses, et le conduisit à sa cabane, où il le traita toujours avec une douceur qui ne se démentit jamais ; il en fit moins son esclave que son compagnon ; il lui apprit la langue des Abenakis et les arts grossiers en usage chez ces peuples. Ils vivaient fort contents l’un de l’autre. Une seule chose donnait de l’inquiétude au jeune Anglais, quelquefois le vieillard fixait les yeux sur lui, et après l’avoir regardé, il laissait tomber des larmes.

Cependant, au retour du printemps, les sauvages reprirent les armes et se mirent en campagne.

Le vieillard, qui était encore assez robuste pour supporter les fatigues de la guerre, partit avec eux, accompagné de son prisonnier.

Les Abenakis firent une marche de plus de deux cents lieues à travers les forêts ; enfin ils arrivèrent à une plaine où ils découvrirent un camp d’Anglais. Le vieux sauvage en observant sa contenance :

« Voilà tes frères, lui dit-il, les voilà qui nous attendent pour nous combattre. Écoute : je t’ai sauvé la vie, je t’ai appris à faire un canot, un arc, des flèches, à surprendre l’orignal dans la forêt, à manier la hache, et à enlever la chevelure à l’ennemi. Qu’étais-tu lorsque je t’ai conduit dans ma cabane ? tes mains étaient celles d’un enfant ; elles ne servaient ni à te nourrir ni à te défendre ; ton âme était dans la nuit ; tu ne savais rien, tu me dois tout. Serais-tu assez ingrat pour te réunir à tes frères et pour lever la hache contre nous ? »

L’Anglais protesta qu’il aimerait mieux perdre mille fois la vie que de verser le sang d’un Abenaky.

Le sauvage mit ses deux mains sur son visage en baissant la tête, et, après avoir été quelques temps dans cette attitude, il regarda le jeune Anglais, et lui dit d’un ton mêlé de tendresse et de douleur :

« As-tu un père ? — Il vivait encore, dit le jeune homme, lorsque j’ai quitté ma patrie. — Oh ! qu’il est malheureux ! » s’écria le sauvage. Et, après un moment de silence, il ajouta : « Sais-tu que j’ai été père ?… je ne le suis plus. J’ai vu mon fils tomber dans le combat ; il était à mon côté, je l’ai vu mourir en homme ; il était couvert de blessures, mon fils, quand il est tombé ; mais je l’ai vengé… oui je l’ai vengé ! » Il prononça ces mots avec force. Tout son corps tremblait. Il était presque étouffé par des gémissements qu’il ne voulait pas laisser échapper. Ses yeux étaient égarés, ses larmes ne coulaient pas. Il se calma peu à peu, et se tournant vers l’orient où le soleil allait se lever, il dit au jeune Anglais : « Vois-tu ce beau ciel resplendissant de lumière ? as-tu du plaisir à le regarder ? — Oui, dit l’Anglais, j’ai du plaisir à regarder ce beau ciel. — Eh bien ! je n’en ai plus, » dit le sauvage en versant un torrent de larmes. Un moment après, il montra au jeune homme un manglier qui était en fleurs. « Vois-tu ce bel arbre ? lui dit-il ; as-tu du plaisir à le regarder ? — Oui, j’ai du plaisir à le regarder. — Je n’en ai plus, » reprit le sauvage avec précipitation. Et il ajouta tout de suite : « Pars, va  dans ton pays, afin que ton père ait encore du plaisir à voir le soleil qui se lève et les fleurs du printemps. »

Saint-Lambert.

N° 170 et 171. — Les Balances. Conte Mogol.

Le sultan Ekber avait succédé à son père, le pacifique Humaioun, septième descendant du grand Timur-Beg. Arrivé au trône, le jeune sultan oublia les sages conseils que lui avait donnés son père mourant. De jeunes omras remplacèrent les vieux ministres d’Humaioun, et ses favoris firent asseoir tous les vices sur le même trône où avaient siégé toutes les vertus.

Cependant, en avançant en âge, le dégoût des plaisirs se fit sentir dans l’ âme du sultan : il chercha dans la guerre un moyen d’en remplir le vide. Les malheureux Indiens, échappés à la famine et à la peste qui, sous un gouvernement tyrannique, avaient ravagé le Mogol, furent traînés sur les champs de bataille ; Ekber fut heureux dans toutes ses injustes entreprises. Un poète gagé le nomma fils de la victoire : les peuples l’appelèrent fils des fléaux : car le nombre de ses crimes avait surpassé le nombre même de ceux commis en son nom. Il descendait quelquefois du tribunal où il avait siégé comme juge, et pour délassement, sa main prenait la hache du bourreau. Ekber cependant n’était pas méchant : l’enivrement du pouvoir et les perfides conseils de ses favoris avaient seuls corrompu son cœur ; et en vieillissant, le crime, qui n’était autrefois en lui qu’une habitude, était devenu un besoin pour la faiblesse exaltée de son âme.

Il avait quitté la riante Dehli et transféré le siège impérial dans la ville d’Agra, où devait être fêté l’anniversaire de sa cinquantième année. Le jour arrivé, dès le lever du soleil, les Rasbonts parcoururent la ville en sonnant de la trompette, pour annoncer au peuple la solennité du jour. Chaque Indien, Banian, Parsis, mahométan ou idolâtre, se courba vers la terre et demanda à son dieu de longues années et d’heureux succès pour le sultan Ekber. Quand le milieu du jour fut arrivé, les portes du palais impérial furent ouvertes : le peuple entra dans l’amkas, et se plaça à genoux sous les galeries qui entourent cette cour, destinée aux audiences que le monarque accorde à ses sujets. Ekber était sur son trône, entouré de ses fils et de plusieurs eunuques. Les uns, armés de longues queues de paon, avaient le soin de chasser les mouches ; d’autres agitaient l’air avec de grands éventails, pour conserver autour de l’empereur une fraîcheur salutaire. Quelques-uns, debout, immobiles, les bras croisés sur la poitrine, attendaient ses ordres. Au pied du tronc, on voyait assis, sur un divan entouré d’un balustre d’argent, les omras, les rajas, et les envoyés des provinces, tous les yeux baissés et les mains jointes sur la poitrine. Plus loin, dans la même attitude et avec le même respect, se tenaient les mansebdars et les chefs des troupes, ainsi que les envoyés des princes tributaires.

Devant l’empereur, une balance, dont les plateaux d’or étaient attaches avec des cordes de soie, se trouvait suspendue à trois piliers d’argent massif.

Ekber s’y plaça : le plus grand silence se fit dans l’assemblée, et l’on commença à peser le sultan ; quand le plus ancien des officiers de l’empire annonça à haute voix, au peuple, que le divin Ekber pesait un demi-lak de roupies de plus que l’année précédente, de bruyantes acclamations firent retentir la place, l’empereur se replaça sur le trône, et chacun fut admis successivement à l’honneur obligé de lui présenter un tribut. Le riche omra offrait des pierreries ; le raja, de riches armures ; le mansebdar, des étoffes d’or et d’argent ; les envoyés des provinces, des lingots de métaux précieux ; ceux des villes, de l’or monnayé. Le commerçant apportait des produits de son commerce, le laboureur les fruits de la terre. Tout était reçu par les officiers du palais. Ekber fit ensuite ses largesses ; les omras reçurent des boucles d’or, les mansebdars des boucles d’argent, et le peuple des boucles de cuivre. La cérémonie finit au coucher du soleil. L’empereur rentra dans son palais, et les rues de la ville furent aussitôt illuminées avec des verres à couleurs variées et brillantes.

Ekber, fatigué, s’était couché, satisfait des nouvelles richesses qu’il venait d’acquérir. L’eunuque qui était de garde au pied de son lit  l’entendit d’abord dormir paisiblement, bientôt son sommeil devint agité, et des paroles sans suite et sans signification s’échappèrent de ses lèvres. Il se réveilla les yeux égarés, la barbe et les cheveux en désordre. « Qu’on aille chercher ce fakir savant dans l’art d’expliquer les songes, qu’il vienne de suite ! » s écria-t-il.

On obéit. Le fakir vénérable fut amené devant lui. Arraché à son premier sommeil, traîné par des soldats, au milieu de la nuit, et introduit dans ce palais que le peuple ne regardait qu’avec crainte, le vieillard faible et cassé par l’âge ne tremblait point. Ses yeux, fixés sur les yeux du tyran, semblaient y chercher le motif de l’ordre qu’il avait reçu. Ekber  tenait ses regards baissés devant les yeux interrogateurs du vieillard, il passa sa main sur son front, comme pour rappeler un souvenir confus qui s’éloignait, et s’adressant au fakir debout en sa présence, il lui dit :

« Écoute, vieillard : je dormais, une voix prononça mon nom. Mon âme répondit : Me voilà !  et quittant son corps elle s’élança dans un espace sans limites ; des tourbillons roulèrent pendant longtemps autour de moi ; les soleils, les étoiles, les comètes, paraissaient tomber comme une pluie enflammée. Ils tombaient et je m’élevais. Enfin parut un être immense et dont mes yeux ne purent d’un coup-d‘œil mesurer toute l’immensité. Sa voix avait un son tel que je n’en ai jamais entendu. Elle semblait ne frapper mon et    oreille que comme la voix basse et tranquille d’un esclave qui supplie, ou d’un visir qui conseille, et cependant elle se faisait entendre au milieu du fracas des machines universelles. Le bruit des soleils et des corps célestes, ce bruit épouvantable paraissait un silence profond pendant que cette voix parlait.

« Ekber, approche ! dit-elle. Mon âme s’avança en tremblant. Des balances d’or étaient attachées à la voûte du ciel. Sur un des plateaux s’élevait un amas de poids énormes. Une main inconnue me saisit, m’enlève et me laisse retomber sur l’autre plateau. Je rebondis avec un bruit sonore, comme ces boules de cuivre creuses et élastiques, que j’ai fait distribuer hier à mes sujets. Cependant mon poids, en apparence si léger, souleva le plateau opposé ; j’aperçus auprès de moi un enfant ailé dont le sourire doux et le regard pur pénétrèrent mon cœur d’une joie inconnue. Son faible pied, appuyé sur le bord du plateau, retenait seul le poids énorme que j’allais entraîner. Je voyais cependant les poids transformés en monstres à figures hideuses et variées, s’agiter avec rage et chercher à détacher l’intrépide enfant. C’est bien ? dit la voix avec un son terrible et qui retentit encore à mon oreille, un de plus suffirait. Alors l’enfant me jeta un regard plein de tristesse, les monstres grincèrent les dents avec un rire infernal, et la voix murmura : « Souviens-toi de ce que que tu as vu. » Je poussai un cri, je m’éveillai. J’étais dans mon lit, au milieu de mon palais, et l’eunuque chargé de garder ma personne sacrée attisait le feu de la cassolette remplie d’encens. Je t’ai fait appeler : explique-moi ce que signifie ce songe singulier. »

Le fakir avait écouté Ekber avec attention : il était vieux, sans père et sans enfants, il n’avait plus rien à craindre, il n’avait plus rien à espérer. Il répondit ainsi au sultan, en lui offrant le cimeterre nu qui était posé sur un sofa voisin.

« Prends cette arme, écoute, et quand j’aurai parlé, fais tomber ma tête à tes pieds si mes paroles t’ont déplu ; car je vais te parler comme jamais on ne t’a parlé, je vais te dire la vérité.  Attends seulement que je me taise, et ne m’interromps point. Gloire à Dieu et à Mahomet, son prophète ! Ekber, fils du sage Humaioun, père de ses sujets, tu es devenu leur tyran et leur bourreau. Tes crimes ont allumé la colère de Dieu.  Ne m’interromps point, écoute jusqu’au bout… Tu n’as fait qu’une bonne action dans la vie, ce fut hier, sans le savoir. J’étais dans la cour de ton palais : un porc, animal immonde, attaché par un pied trop loin de son auge, faisait  de vains efforts pour y manger : tu passas, tu le vis, et avec ton pied royal tu ne dédaignas pas d’approcher la nourriture de l’animal affamé. Ekber, la balance est celle de la justice divine, ces poids énormes sont tes crimes, l’enfant dont le pied relient la masse fatale, c’est la bonne action que tu as faite. Pense aux paroles de ta conscience :un de plus ! et tes crimes l’emporteront. J’ai dit. »

Ekber, furieux, saisissait le cimeterre, et allait frapper le fakir. Celui-ci le regarda avec tranquillité, et répéta seulement, en offrant sa tête à son maître : Un de plus ! Ces mots arrêtèrent la fureur du tyran. « Vieillard, dit-il, tu peux te retirer. » Le fakir sortit. Ekber se recoucha ; mais il ne dormit point, il se fit dans ses idées une révolution complète, car il n‘avait jamais distingué le bien et le mal comme les autres hommes. Le bien, c’était sa volonté ; le mal, c’était la résistance qu’on y opposait.

Le changement opéré dans le caractère du sultan opéra un changement dans le gouvernement de son empire. Le Mogol redevint ce qu’il avait été, heureux et puissant tout à la fois, Ekber, le fils des fléaux, obtint le nom de père du peuple, et ce nom glorieux donné par des sujets fidèles, fut répété par des poètes indépendants.

Le fakir ne reparut point dans la cité des palmiers, et les habitants de Dehli, qui savaient que l’empire devait à sa sagesse le gouvernement, juste et paternel d’Ekber, le cherchèrent vainement pour lui en témoigner leur reconnaissance. Quel était ce sage ? c’est ce qu’on ignore. Le Banian dit que Brahma prit un corps mortel pour accomplir cette œuvre glorieuse. Le Parsis raconta qu’Oromase ne dédaigna point d’instruire ainsi le sultan par ses divins conseils. Le mahométan affirma que le fakir n’était autre qu’Ali, le parent et l’ami de Mahomet : — chacun d’eux n’en rendit grâce qu’à son dieu.

Anonyme.

N° 172. — Les deux Bergers. (Conte.)

Deux bergers, Hamet et Raschid, se rencontrèrent sur la limite de leurs champs dans un moment où les campagnes de l’Inde étaient en proie à une sécheresse excessive. Ils étaient presque mourants de soif ; leurs troupeaux étaient languissants. Ils levèrent les yeux au ciel et implorèrent son secours.

Tout-à-coup, le plus profond repos régna dans les airs ; les oiseaux cessèrent de chanter, les troupeaux de bêler et de mugir ; les deux bergers virent dans la vallée un personnage d’une grandeur surnaturelle s’avancer vers eux. C’était le Génie de la terre, d’une main il tenait la gerbe de l’abondance, de l’autre la faulx de la destruction. Effrayés et tremblants,  ils cherchaient à se cacher ; mais le génie les appela d’une voix aussi douce que le murmure du zéphir, quand le soir il se balance sur les buissons odorants de l’Arabie. « Approchez, leur dit-il, enfants de la poussière ; ne fuyez pas votre bienfaiteur. Je suis venu pour vous offrir un présent que votre sottise seule peut changer en poison. J’exaucerai votre prière, si vous me dites quelle quantité d’eau est nécessaire pour vous contenter. Mais ne vous pressez pas trop de répondre. Songez que, par rapport à tous les besoins de l’homme, l’excès est aussi nuisible que la privation. Expliquez-vous ; Hamet, parle le premier.

— O bon Génie ! répondît Hamet, si tu veux bien me pardonner ma hardiesse, je te demande un petit ruisseau, qui ne tarisse point en été, et qui ne déborde point en hiver. — Tu l’auras, répondit le Génie. » Et de sa faulx, devenue un instrument de bienfaisance, il frappa la terre. Les deux bergers virent une source jaillir à leurs pieds et se répandre sur les champs d’Hamet. Les fleurs exhalèrent un parfum plus suave, les arbres se parèrent d’une verdure plus fraîche, et les bergers étanchèrent leur soif dans l’onde pure du ruisseau...

Le Génie se tourna vers Raschid, et lui ordonna de parler. « Je t’en conjure, dit le berger, dirige le Gange sur mes terres avec toutes ses ondes et tous ses poissons » Le bon Hamet admira l’intrépide assurance de Raschid, et s’en voulut à lui-même de n’avoir pas le premier hasardé cette prière, pendant que Raschid s’applaudissait déjà secrètement de l’avantage que sa qualité de propriétaire du Gange lui donnerait sur le débonnaire Hamet. Mais tout-à-coup le Génie, prenant un air terrible, marcha vers le fleuve. Les bergers attendaient avec inquiétude ce qu’il allait faire, quand il s’éleva dans le lointain un sourd mugissement, et le Gange, qui avait rompu ses digues, se déborda en flots impétueux qui envahirent et dévastèrent en un instant tout le domaine de Raschid. Les eaux déracinèrent ses arbres, engloutirent ses troupeaux, et l’entraînèrent enfin lui-même. L’orgueilleux possesseur du Gange devint la proie d’un crocodile, tandis que le modeste Hamet vécut en paix près de son ruisseau.

Herder, traduction de M. Truenthal.

N° 173. — L’Arabe au Désert. (Conte.)

Un Arabe s’était égaré dans le désert. Depuis deux jours il n’avait rien à manger, et se trouvait en danger de mourir d’inanition, quand enfin il atteignit une des citernes où les voyageurs abreuvent leurs chameaux, et vit sur le bord un petit sac de cuir. « Dieu soit loué, dit-il en le levant et en le tâtant, ce sont, je crois, des dattes ou des noix ; je vais donc enfin me restaurer ! » Dans cette douce espérance, il ouvrit le sac, vit ce qu’il contenait, et s écria tristement : « Ah ! quel malheur ! ce ne sont que des perles ! »

Le Même.

N° 174. — Le Derviche offensé. (Conte.)

Le favori d’un sultan jeta une pierre à un pauvre derviche qui lui demandait l’aumône. Le religieux insulté n’osa rien dire, mais il ramassa la pierre, et l’emporta, « Tôt ou tard, se dit-il, je trouverai sans doute l’occasion de me venger avec cette même pierre, de cet homme orgueilleux et cruel. » Quelques jours après, entendant pousser des cris dans la rue, il s’informa de la cause de cette rumeur, et apprit que le favori était tombé en disgrâce et que le sultan le faisait, en ce moment même, promener dans les rues, monté sur un chameau, en proie à toutes les insultes de la populace. Aussitôt le derviche saisit sa pierre : mais un instant après, plus maître de lui-même, il la jeta dans un puits, en disant : « Je sens à présent qu’il ne faut jamais se venger ; car si notre ennemi est puissant, c’est imprudence et folie, et, s’il est malheureux, c’est bassesse et cruauté. »

Le Même.

N° 175. — Le Fardeau éternel. (Conte.)

Le calife Hakkam, qui aimait la magnificence, voulant embellir et étendre les jardins de son palais, acheta tous les domaines voisins, et en paya aux propriétaires le prix qu’ils demandèrent. Une pauvre veuve se refusa seule, par pieux scrupule, à aliéner l’héritage de ses pères, et repoussa toutes les offres qu’on lui fit à ce sujet. L’intendant des bâtiments royaux, irrité de l’entêtement de cette femme, l’expropria par force de son petit domaine, et la pauvre veuve alla en pleurant trouver le juge.

Iben Beschir était alors cadi de la ville. Il se fit rapporter l’affaire, et la trouva très épineuse ; car bien que les lois donnassent expressément raison la veuve, comment faire pour qu’un prince, accoutumé à confondre sa volonté avec la parfaite justice consentît lui-même à se soumettre à une loi surannée ? Le cadi sella son âne, le chargea d’un grand sac, et se rendit immédiatement dans les jardins du palais, où se trouvait le calife occupé en ce moment même à visiter le bâtiment superbe qu’il avait fait élever sur l’héritage de la veuve.

L’arrivée du cadi avec son âne et son sac excita son étonnement, et il fut plus surpris encore quand Iben Beschir se jeta à ses pieds et lui dit : « Permets moi, seigneur, de remplir ici ce sac de terre. » Hakkam le lui permit. Quand le sac fut plein, le cadi pria le calife de l’aider à le charger sur son âne. Hakkam trouva cette requête encore plus étrange que toutes les précédentes ; pourtant, voulant voir que était son dessein, il se mit à l’œuvre. Mais le sable défiait tous les efforts : « Cadi, le fardeau est trop pesant », dit le calife.

« Seigneur, répondit Iben Beschir avec une noble hardiesse, tu trouves ce fardeau trop lourd, et c’est pourtant qu’une petite partie de la terre que tu s enlevée injustement à une pauvre veuve. Comment iras-tu pour la porter tout entière, quand au grand jour du jugement, le Juge souverain la placera sur tes épaules ? »

Le calife fut interdit, il donna des éloges à la sage hardiesse du cadi, et rendit à la veuve son domaine avec tous les bâtiments qu’il y avait fait lever.

Le Même.

N° 176. — Les trois Amis. (Conte.)

Trois Arabes disputaient entre eux quel était le plus généreux, le plus magnanime de leurs concitoyens. L’un donnait l’avantage à Abdallah, cousin de Mahomet, l’autre à Kaïr, fils de Saad, et le troisième à Arabah. Aucun ne voulait céder ; enfin l‘un d’eux proposa de terminer le différend par une épreuve. Chacun devait aller demander assistance à son ami, afin de voir ce qu’il ferait pour lui.

Le premier alla trouver Abdallah, qui, prêt à monter sur son chameau pour entreprendre un voyage, avait déjà le pied dans l’étrier. « Cousin du prophète, lui dit-il, je suis en voyage, et me trouve dans le besoin. Abdallah retira aussitôt son pied, remit à son ami le chameau richement chargé et le pria seulement de prendre soin de l’épée suspendue à la selle, parce qu’elle faisait partie de l’héritage d’Ali ; gendre de Mahomet. Son ami trouva sur le chameau plusieurs vêtements de soie et quatre mille pièces d’or ; mais l’objet le plus précieux était l’épée d’Ali.

Le second trouva son ami Kaïr endormi. L’esclave lui demanda ce qu‘il voulait à son maître. « Je suis en voyage, répondit l’ami, et n’ai pas d’argent. » L’esclave dit qu’il ne pouvait troubler le sommeil de son maître, et lui donna sept mille pièce d’or en l’assurant que c’était là tout l’argent qui se trouvait dans la maison. « Mais, ajouta-t-il, va trouver les gardiens des chameaux, et fais-toi donner encore un chameau et un esclave. » Quand Kaïr à son réveil, apprit de son esclave ce qu’il avait fait il lui donna la liberté, et dit : « Pourquoi ne m’as-tu pas réveillé ? j’aurais donné encore plus à mon ami. »

Le troisième arrive chez son ami Arabah, comme il se disposait à se rendre à la prière. Deux esclaves le conduisaient, parce qu’il était vieux et avait la vue affaiblie. A peine eut-il présenté sa requête qu’Arabah se dégagea des esclaves, joignit les main, et déplora son malheur de n’avoir pas d’argent à sa disposition. « Ami, dit-il, prends au moins deux esclaves, et vends-les. » L’autre s’y refusait mais Arabah protesta que, s’il ne les prenait pas, il leur donnerait la liberté. En même temps, il s’éloigna d’eux, et se mit à marcher à tâtons le long du mur. Quand les rois disputeurs furent revenus avec les présents qu’ils avaient reçus, ils dirent unanimement : « De nos trois amis, celui qui s’est montré le plus généreux, c’est Arabah. »

Le même.

N° 177. — le Juge avisé. (Conte.)

Un marchand, se disposant à voyager en pays étranger, remit à un joaillier, qu’il regardait comme son ami, une bourse de mille sequins, en le priant de lui garder cet argent pendant son absence. Un an après, le marchand revint et redemanda son argent ; mais le dépositaire infidèle nia effrontément qu’il eût rien reçu. Le marchand, indigné, courut chez le cadi porter plainte contre son homme. « Tu as été plus loyal que prudent, répondit le juge. Tu n’aurais pas dû te fier aussi aveuglément à un homme dont tu ne connaissais pas la probité. Il sera difficile de décider ce fourbe à se défaire volontairement d’un dépôt qu’il a reçu sans témoin ; je verrai cependant ce que je puis faire pour toi. Va le retrouver, et parle-lui avec douceur ; mais ne laisse pas voir que je suis informé de l’affaire, et reviens ici demain à la même heure. »

Le marchand suivit le conseil du cadi : mais au lieu de sa bourse il n’eut que des injures. Comme ils disputaient encore arriva l’esclave du cadi, qui invita le joaillier à venir trouver son maître. Il y alla. Le juge l’accueillit avec bonté, le mena dans sa plus belle chambre, et le traita avec autant de distinction que le plus grand personnage de la ville. Il l’entretint de divers sujets, dans lesquels il sut faire entrer adroitement tant d’éloges de la générosité, de la sagesse et du mérite du joaillier, qu’il gagna toute sa confiance. « Je t’ai fait prier, lui dit-il en finissant, de venir me trouver, pour te donner une preuve de ma confiance et de mon estime. Une affaire importante m’oblige de faire un voyage de quelques mois. Je me défie de mes esclaves, et je voudrais laisser mes trésors dans les mains d’un homme comme toi, auquel la ville entière rend un témoignage aussi honorable. Si tu peux t’en charger sans t’incommoder, je te les enverrai demain soir. La chose exige le plus profond secret ; ainsi je te les ferai remettre par mon plus fidèle esclave, à titre de présent. »

Un air de contentement se répandit sur le visage du joaillier ; il s’inclina profondément à plusieurs reprises, rendit grâces de la haute confiance qu’on lui témoignait, protesta du ton le plus expressif qu’il veillerait sur le dépôt comme sur la prunelle de ses yeux, et prit congé, plein d’une joie secrète, comme s il eut déjà tenu le cadi dans ses filets.

Le lendemain matin, le marchand revint annonçant la persistance de son ancien ami à nier le dépôt.

« Va le trouver encore dit le cadi, et s’il continue de te refuser, menace-le de me porter plainte. Je pense qu’il ne se laissera pas menacer deux fois. » Le marchand y alla. Dès que le joaillier entendit parier du cadi, dont il fallait conserver la confiance à tout prix, pour se rendre maître de son trésor, il se hâta de rendre la bourse. « Comment donc, mon cher ami, ajouta-t-il en souriant, le cadi ! est-ce que ton bien n’était pas en sûreté dans mes mains ? J’ai seulement voulu plaisanter, pour voir ce que tu dirais. » Le marchand fut assez sage pour s’accommoder de cette plaisanterie, et courut remercier le cadi de sa généreuse assistance.

Cependant la nuit vint, et le joaillier se disposait à recevoir les trésors annoncés : mais la nuit s’écoula sans que l’esclave du cadi parût avec le présent mystérieux. Il trouva le temps excessivement long, et, dès le lever de l’aurore, il se rendit à la demeure du juge. « Je voulais seulement m’informer, dit-il, pourquoi le seigneur cadi n’a pas envoyé son esclave ? — Parce que, répondit le cadi, il a appris d’un certain marchand  que tu es un homme sans foi, que la justice punira comme il le mérite, s’il lui parvient une seconde plainte du même genre. » Le joaillier s’inclina respectueusement jusqu’à terre, et se retira sans proférer un seul mot.

Le Même.

N° 178.—  Le Melon. (Conte.)

Un jour, selon la coutume des rois d’Orient, le sultan Masud était allé à la chasse avec une partie de sou armée ; s’étant éloigné de sa suite, il trouva, assis sous un arbre, un paysan qui s’arrachait les cheveux et se lamentait vivement… Il s’approcha, et lui demanda le sujet de ses pleurs. « Seigneur, répondit le paysan, j’avais un melon, un seul, que j’élevais avec le plus grand soin. C’était toute ma richesse ; j’espérais en tirer un bon parti, pour vivre de son produit avec mes enfants, et voilà qu’un officier du sultan vient de me l’arracher. » - « Rassure-toi, dit le sultan, ton bien te sera rendu. » Il appela un de ses esclaves, et lui dit : « J’ai grande envie de manger du melon ; si tu en peux trouver un, je le paierai cher. » L’esclave parcourut toutes les tentes de l’armée ; enfin il trouva l’homme au melon. « Ta fortune est faite, lui dit-il, si tu veux porter ce fruit au sultan. Il lui est tombé en tête,  à l’improviste, de manger du melon ; mais on n’en peut trouver dans tout le camp, et tu as lieu de compter sur un présent considérable. » L’officier accourut avec son butin, et le présenta au sultan. « Mettez, dit celui-ci, une chaîne au cou de ce voleur. » Et se tournant vers le paysan : « Emmène-le, c’est ton esclave ; vends-le, ou fais-en ce qu’il te plaira. »

Le paysan remercia le sultan, et emmena son voleur enchaîné. Dès qu’ils furent éloignés, l’officier se mit à traiter de sa liberté avec son nouveau maître, et lui offrit cinq cents sequins. Le pauvre homme fut ébloui par tant d’argent, et accepta, sans beaucoup de réflexions, un prix qui lui paraissait exorbitant, et auquel il ne s’était jamais attendu pour son melon. Il délivra l’officier, et revint plein de joie, avec son argent, annoncer au sultan le marché conclu. « Tu t’es contenté, lui dit celui-ci d’un trop bas prix, les lois adjugeaient tout son bien ; car il t’avait pris tout ce que tu possédais. »

Le Même.

N° 179. — Le Paysan de Bilbis. (Conte.)

Un paysan de Bilbis portait du blé au marché du Caire. Il n’avait d’autre compagnon de voyage que son âne, qui, chargé de deux sacs, marchait devant lui à pas lents. Arrivé près de la ville, il fut abordé par un homme, qui lui dit, après un salut amical : « Mon brave homme, je vous ai attendu longtemps : il faut que vous me cédiez votre blé : voici votre argent, » et sans attendre la réponse, il lui mit dans la main un sequin. Le paysan se disposait à examiner la pièce d’or, quand la terre, s’enfonçant sous ses pas, il tomba avec son âne dans une vaste caverne. « Où suis-je ? s’écrie-t-il avec effroi quand il vit des deux côtés le la caverne de grands monceaux d’or monnayé, gardés par de gros chiens à l’œil étincelant, qui, de leurs dents allongées, menaçaient, de mettre en pièces le téméraire qui oserait toucher une de ces pièces d’or. II marchait en tremblant au milieu de ces monceaux d’or, tirant son âne derrière lui, et furetant partout pour tâcher de découvrir quelque issue qui le menât loin de cette terrible caverne, quand il vit de nouveau venir à sa rencontre l’étranger qui lui avait donné le sequin. « Par Mahomet et tous les saints, lui cria le paysan, je vous en conjure, dites-moi où je suis, et aidez-moi à sortir de cet abîme. — Soyez tranquille, ami, dit l’étranger ; vous êtes dans le trésor du sultan ; il a entendu parler de vous, et il vous permet d’emplir vos deux sacs de ces pièces d’or. » Le paysan n’en voulait d’abord rien croire ; mais quand il eut vu les chiens, à un signe du trésorier, prendre un air caressant et se coucher, il reprit courage. « Le gracieux sultan ! qui peut lui avoir parlé de moi » ? dit-il en remplissant ses sacs au point et que son âne, déjà passablement vieux, pouvait à peine les porter. Quand il eut fini, il prit son âne par la bride, et dit :

« Seigneur trésorier, présentez mes hommages respectueux au sultan, et ayez la bonté de m’indiquer la sortie de cette caverne. » — « Vous n’avez qu’à fermer un instant les yeux, répondit le trésorier, et aussitôt vous vous retrouverez sur votre chemin. » Le paysan obéit, ferma les yeux, et, en les rouvrant, il se trouva assis sur la grande route du Caire, la bride du son âne dans la main, et vit, non sans terreur, que, pendant son doux sommeil qui l’avait transporté dans le trésor du sultan, un adroit voleur avait dérobé les sacs de blé que portait l’âne. « Oh ! l’imbécile que je suis, s’écriait-il en s’arrachant la barbe de dépit, je rêve des trésors qui ne m’appartiennent pas, et, pendant ce temps là, je me laisse voler mon bien ! » II voulait courir après le voleur, mais il se ravisa, et dit à son compagnon :

« Viens, l’ami, nous allons retourner à la maison. Quand nous reviendrons au marché, nous dormirons plutôt la veille. »

Le même

N° 180. — Honain. (Conte.)

Le calife Mutevekul avait un médecin étranger, nommé Honain, qu’il honorait beaucoup pour sa science profonde. Quelques courtisans le lui rendirent suspect, en disant qu’on ne pouvait guère compter sur la fidélité d’un étranger. Le calife, alarmé, voulut éprouver si ce soupçon était fondé. Il fit venir son médecin, et lui dit : « Honain, j’ai dans le nombre de mes émirs un ennemi dangereux, avec lequel je ne puis user de violence, parce qu’il a un fort parti. Je t’ordonne donc de préparer un poison subtil, qui ne laisse pas de trace après avoir opéré. Je l’inviterai à dîner demain, et me débarrasserai de lui de cette manière. »

— « Seigneur, répondit Honain avec assurance, ma science ne comprend que les remèdes qui conservent la vie : je n’en saurais préparer d’autres, et je ne me suis jamais mis en peine de l’apprendre, pensant que le souverain des vrais croyants ne réclamerait pas de moi de telles connaissances. Si j’ai eu tort, permets que je quitte la cour pour m’instruire dans un autre pays de cette science qui me manque. » Mutevekul répondit qu’il ne donnait là qu’une vaine excuse : que celui qui savait les moyens de sauver, savait aussi les moyens de perdre. Il pria, menaça, promit des présents. Tout fut inutile : Honain demeura inébranlable. Enfin, le calife joua l’emportement, appela des gardes, et leur ordonna de mener en prison cet homme obstiné. L’ordre fut exécuté ; on plaça en outre près de lui un espion qui, sous l’apparence d’un compagnon de captivité, devait le sonder et rendre compte au calife de tout ce qu’il dirait. Quelque sensible que fut Honain à un pareil traitement, il ne laissa pas échapper un mot qui pût faire soupçonner à son compagnon le motif qui avait irrité le calife contre lui. Il se contenta de répéter qu’on le traitait avec injustice.

Quelque temps après, le calife le fit appeler. Sur une table étaient placés des monceaux d’or, des diamants et des étoffes précieuses ; à côté, se tenait le bourreau, un fouet à la main et un glaive sous le bras. « Tu as eu le temps de réfléchir, dit alors Mutevekul, et de comprendre la folie de ton obstination. Choisis donc : prends ces richesses, et exécute ma volonté, ou prépare-toi à subir une mort ignominieuse. » — « Seigneur, répondit Honain, la honte n’est pas dans le châtiment, elle est dans le crime. Je puis mourir sans déshonorer ma science et ma profession. Ma vie est en ton pouvoir ; fais ce que tu voudras. »

« Sortez, » dit le calife à tous les assistants. Quand il fut seul, il tendit la main au vertueux Honain, et lui dit : « Honain, je suis content de toi ; tu es mon ami, et je suis le tien. On m’avait fait soupçonner ta foi ; il me fallait éprouver ton honnêteté, pour m’assurer si je pouvais m’abandonner à toi entièrement. J’enverrai chez toi, à titre non de récompense, mais de témoignage d’amitié, ces présents, qui n’ont pu corrompre ta vertu. »

Le Même.

N° 181. — La Tête de Mort (Historiette.)

J’ai connu un jeune paysan qui est aujourd’hui vicaire dans une paroisse bien sauvage du Morbihan : et ce que je vais vous raconter, je le tiens de lui… Avant d’aller au Séminaire, il avait été garçon de ferme. Sa santé était faible, et ce n’était pas les rudes travaux du labour dont on le chargeait d’ordinaire ; souvent on l’envoyait garder un troupeau de moutons, et comme les pâturages sont rares dans ce pays de landes, il était obligé d’aller bien loin de la ferme pour paître ses brebis. Livré seul à ses pensées, dans un pays désert et d’un aspect sombre, il eut été bien malheureux, pendant les longues journées qu’il était condamné à passer dans les bruyères.… Mais dès ce temps-là il avait un fond de piété et d’exaltation religieuse… et son imagination lui était comme une agréable compagne de la solitude… Bien des gens riront de lui, mais il était un peu comme moi, il aimait a regarder les nuages et il y voyait bien des choses merveilleuses. Il pensait qu’entre les hommes et le Dieu qui a fait le ciel avec tous ses astres, la mer avec tous ses abîmes, la terre avec toutes ses montagnes, il devait y avoir des êtres invisibles, des esprits intermédiaires entre nous, si petits et si faibles, et lui si grand et si puissant ! Aussi, avec ce simple pâtre, j’aimais mieux causer qu’avec bien de beaux messieurs, il y avait du poète en lui, et cependant il ne savait pas ce que c’était qu’un vers. Oh ! il savait mieux que cela, il savait sentir ; les autres savent parler.

Un soir, il était assis sur une pierre grise à moitié revêtue de mousse… Cette pierre probablement avait été apportée là par la main des hommes, car il n‘y en avait point de semblable dans le pays, à plus de dix lieues à la ronde. Les paysans l’appelaient la pierre de sang. Autrefois elle avait été placée debout, comme toutes celles des druides, mais la main du temps l’ avait jetée à bas, et elle gisait sur la bruyère depuis bien des siècles. En face de cette pierre s’élevait un petit tertre sur lequel croissaient quelques chênes nains rabougris ; sur le vaste océan des landes où le petit Breton conduisait son troupeau, c’était la seule éminence : tout le reste était plat comme la surface de la mer, quand il ne fait pas de vent.

Fatigué d’avoir longtemps regardé les nuages gris et déchiquetés qui passaient rapidement au-dessus de sa tête, le gardeur de troupeaux fixa machinalement les yeux sur la mousse qui révélait la pente du tertre en face de lui… Tout à coup, quoiqu’il n’y eût pas un souffle, il voit remuer et s‘agiter une des branches inférieures de là bouillée de chêne… Il regarde avec plus d’attention, et distingue comme une boule d’une couleur brunâtre qui se meut en sautillant… puis, arrivée sur la pente rapide du tertre, dégringole et roule jusqu’à ses pieds… Horreur ! horreur ! C’était une tête de mort ! un crâne nu avec ses yeux sans regard, son nez camard et sa bouche qui semble ricaner...

Le paysan s’est levé, et, les cheveux hérissés sur le front et le cœur battant de frayeur, s’est mis à fuir. Mais bientôt cependant il a honte de sa peur, et, se faisant violence, il revient auprès de la pierre grise : la tête de mort y était et ne remuait plus… Il fait quelques pas pour la voir de plus près, et la voilà qui se meut de nouveau et qui semble vouloir le fuir en sautant par petits bonds… disparaissant parfois à moitié de la bruyère, et parfois s’élevant au-dessus de sa fleur couleur de pourpre, et retombant pour sauter de nouveau.

Le pâtre avait beau vouloir ne pas avoir peur, en regardant un pareil prodige, une sueur froide lui découlait de tout le visage.

C’est une tête de mort, une tête d’Homme, se disait-il. Pourquoi et comment est-elle sortie du cercueil ? et il avançait, et il tremblait, et continuait cependant à la suivre. La nuit venait, le ciel, qui avait été grisâtre tout le jour, commençait à devenir noir, car la lumière s’en allait des nuages. Vous savez bien qu’à cette heure là on a plus peur qu’en plein midi ; car, si le jour est livré aux vivants, la nuit est de l’empire des morts.

Ceux qui ne veulent croire qu’à ce qu’ils voient, à eux le jour, qu’ils l’emploient à leurs affaires et à leurs chiffres, c’est bien ; ne leur demandez pas ce que c’est que la nuit, ils n’en connaissent que le sommeil, ils n’ont jamais demandé à ses étoiles de leur raconter la gloire du Très-Haut ; de cette gloire là, pas plus que des autres gloires, ils ne s’enquièrent, cela ne leur rapporte rien : midi est l’heure des banquiers, minuit est l’heure des poètes. Je vous ai dit qu’il y avait du poète dans notre jeune paysan, aussi, s’il avait peur, ce n’était pas de la nuit, car, tout en tremblant de la vision, il se disait : Dans cette lande si solitaire et si triste, sous un ciel bien noir, dans le silence absolu des ténèbres, ce serait beau de converser avec un mort ! Prenons cet horrible crâne, asseyons-nous sur la pierre de sang, en le tenant entre nos mains, forçons-le à nous redire le secret de son cercueil : il faut que sa bouche sans langue parle et me raconte le charme qui l’agite et le fait ainsi se mouvoir… Faut en finir… En prononçant ces derniers mots, le jeune Breton fit le signe de la croix, et, avec un mouvement convulsif, s’élança sur la tête de mort, qui le fuyait toujours en sautillant ; horrible, épouvantable ; il s’en saisit enfin… Oh ! comme, malgré sa résolution, il tremblait alors ! Ses mains toutes mouillées de sueur serraient le crâne et le retenaient en se crispant sur ses genoux ; il osa le regarder en face, et cria d’une voix forte :   

— Trépassé, qui que tu sois, au nom du Dieu des vivants et des morts, parle… Pourquoi ne dors-tu pas tranquillement dans la tombe ? Et il écouta, les yeux toujours fixés sur le crâne humide, verdâtre et moisi.

Mais cette tête, qui avait du mouvement, n’avait pas de parole, et elle se tut.

— Encore, au nom de Dieu et du ciel, de la terre et des enfers, je t’adjure, parle !..

Et le mort ne parla pas... ; mais quelque chose tomba de la bouche de l’effroyable tête, et cela se mit a se mouvoir sur la cuisse au jeune paysan.. ; Horrible sensation ! Savez-vous ce que c’était ?… Un énorme crapaud !… Oui, un énorme crapaud qui s’était logé dans cette tête d’homme, et dont chaque mouvement, chaque soubresaut la faisait remuer et marcher.

Je vous ai dit que le pâtre breton aimait les choses surnaturelles, il éprouva donc un vif désappointement quand il eut acquis la preuve que dans tout ce qu’il venait de voir il n’y avait point de prodige… Je ne sais ce qu’il fit du crapaud, s’il le tua ou s’il le laissa vivre : mais j’ai la certitude qu’il rapporta la tête de mort à la ferme, et qu’il y raconta ses frayeurs, là, en plein jour, il regarda ce crâne, et il découvrit près de la tempe un trou et un reste de clou !..

Cette découverte fit du bruit : elle vînt aux oreilles de la justice. On fit des recherches ; on creusa près du tertre de la lande, et dans la terre noire de la bruyère on vit quelque chose de blanc : c’était un squelette qui avait autour de ses ossements une ceinture de cuir… Cette ceinture fit reconnaître le mort, et expliqua la disparition d’un percepteur de la commune, que depuis quinze ans on avait vainement cherché de tous côtés...

Il serait trop long de vous raconter comme quoi la justice ne s’arrêta pas à la découverte du mort, et comme quoi elle finit par mettre la main sur l’assassin. Il vous suffira de savoir que cette histoire est toute véritable, et que sur la pierre tombale du percepteur, on voit gravé un gros crapaud sortant d’une tête de mort....

Vicomte Walsh.

N° 182. — Maldonata (Anecdote.)

Les Espagnols avaient fondé Buenos-Aires en 1535. La nouvelle colonie manqua bientôt de vivres : tous ceux qui se permettaient d’en aller chercher étaient massacrés par les sauvages, et l’on se vit réduit à défendre, sous peine de la vie, de sortir de l’enceinte du nouvel établissement. Une femme, à qui la faim sans doute avait donné le courage de braver la mort, trompa la vigilance des gardes qu’on avait établis autour de la colonie pour la garantir des dangers où elle se trouvait par la famine. Maldonata (c’était le nom de la transfuge), après avoir erré quelques temps dans des routes inconnues et désertes, entra dans une caverne pour s’y reposer de ses fatigues. Quelle fut sa terreur d’y rencontrer une lionne, et sa surprise quand elle vit cette bête formidable s’approcher d’un air à demi-tremblant, la caresser et lui lécher les mains avec des cris de douleur plus propres à l’attendrir qu’à l’effrayer ! L’Espagnole s’aperçut bientôt que la lionne était pleine, et que ses gémissements étaient, le langage d’une mère qui réclamait du secours pour la délivrer de son fardeau. Maldonata aida la nature dans ce moment douloureux où elle semble n’accorder qu’à regret à tous les êtres naissants le jour et cette vie qu’elle leur laisse respirer si peu de temps. La lionne, heureusement délivrée, va bientôt chercher une nourriture abondante, et l’apporte aux pieds de sa bienfaitrice : celle-ci la partageait chaque jour avec les jeunes lionceaux, qui, nés par ses soins et élevés par elle, semblaient reconnaître, par des jeux et des morsures innocentes, un bienfait que leur mère payait de ses plus tendres empressements. Mais quand l’ âge leur eut donné l’instinct de chercher eux-mêmes leur proie, avec la force de l’atteindre et de la dévorer, cette famille se dispersa dans les bois ; et la lionne, que la tendresse maternelle ne rappelait plus dans sa caverne, disparut elle-même, et s’égara dans un désert que la faim dépeuplait chaque jour. Maldonata, seule et sans subsistance, se vit réduite à s’éloigner d’un antre redoutable à tant d’êtres vivants, mais dont sa pitié avait su lui faire un asile. Cette femme, privée avec douleur d’une société chérie, ne fut pas longtemps errante sans tomber entre les mains des sauvages indiens. Une lionne l’avait nourrie, et des hommes la firent esclave ! Bientôt après elle fut reprise par les Espagnols, qui la ramenèrent à Buenos-Aires. Le commandant, plus féroce lui seul que les lions et les sauvages, ne la crut pas sans doute assez punie de son évasion par les dangers et les maux qu’elle avait essuyés : le barbare ordonna qu’elle fut attachée à un arbre, au milieu d’un bois, pour y mourir de faim, ou devenir la pâture des monstres dévorants. Deux jours après, quelques soldats allèrent savoir la destinée de cette malheureuse victime. Ils la trouvèrent pleine de vie au milieu des tigres affamés, qui, la gueule ouverte sur cette proie, n’osaient approcher devant une lionne couchée à ses pieds avec des lionceaux. Ce spectacle frappa tellement les soldats, qu’ils en étaient immobiles d’attendrissement et de frayeur. La lionne, en les voyant, s’éloigna de l’arbre comme pour leur laisser la liberté de délier sa bienfaitrice. Mais quand ils voulurent l’emmener avec eux, l’animal vint à pas lents confirmer par des caresses et de doux gémissements les prodiges de reconnaissance que cette femme racontait à ses libérateurs. La lionne suivit quelques temps les traces de l’Espagnole avec ses lionceaux, donnant toutes les marques de respect et d’une véritable douleur qu’une famille fait éclater, quand elle accompagne au vaisseau un père ou un fils chéri qui s’embarque d’un port de l’Europe pour le Nouveau-Monde, d’où peut-être il ne reviendra jamais. Le commandant, instruit de toute l’aventure par ses soldats, et rame-né par un monstre des bois aux sentiments de l’humanité que son cœur farouche avait dépouillés sans doute en passant les mers, laissa vivre une femme que le ciel avait si visiblement protégée.

Raynal.

N° 183. — Le Palmier bleu. (Conte.)

Le soleil commençait à baisser, et les vents à agiter le feuillage, lorsque, pendant un de mes pèlerinages ; je me trouvai dans une contrée déserte. Fatigué de la course et de la chaleur, je m’assis sous un arbre touffu, et déplorai ma pénible condition. « Qu’ai-je fait, m’écriai-je, pour être obligé de mendier ma subsistance ? Ne suis-je pas autant homme de bien que tant d’autres, qui vivent dans l’abondance, et méprisent ma pauvreté ? Pourquoi n’ai-je pas du moins reçu une part des biens de la terre, suffisante pour mener une vie modeste et paisible ? Je n’aurais pas usé plus mal des richesses que de la pauvreté, qui, toute pénible qu’elle est, ne m’a encore entraîné à aucune mauvaise action. »

Je me plaignais aussi du caprice du sort, qui avait fait de moi un derviche, et m’avait refusé les commodités de la vie. Ma tête était tristement penchée sur ma poitrine, quand j’entendis un léger bruit, et vis apparaître devant moi une jeune fille d’une beauté surhumaine. Sa robe bleue touchait la terre, et les boucles dorées de ses cheveux flottaient autour d’elle comme les rayons de l’aurore sur la voûte du ciel.

Sa main droite portait une baguette d’or, autour de laquelle s’entrelaçait un serpent blanc ; de la gauche elle tenait une branche de palmier bleu.

« Muaser, dit-elle, je suis la fée Gorek, la protectrice des sages. J’ai entendu tes plaintes, et je suis venue pour combler tes vœux, si toutefois ton cœur est aussi fort contre la tentation des richesses que tu viens de t’en vanter. Au bout de cette vallée, tu trouveras une source formant un petit ruisseau, qui, après maints détours, se jette dans un grand fleuve. Dans cette source est un caillou bleu ; tu le prendras, puis tu suivras la gauche du ruisseau jusqu’au fleuve, et le fleuve jusqu’à un endroit où il se partage en deux bras et forme une petite île, ou plutôt un jardin. Dans ce jardin s’élève un palmier bleu qui porte des dattes dont le noyau est d’or. On passe à la gauche du fleuve sur un pont de marbre, gardé par cent lions. Mets, avant qu’ils t’aperçoivent, le caillou bleu dans ta bouche, et marche sans crainte au milieu d’eux : ce caillou a la vertu de rendre invisible quiconque le met dans sa bouche. Arrivé au palmier bleu, cueille trois dattes et emporte-les sans toucher aux autres. Ces trois là suffisent et produiront, si tu les plantes en un seul jour, trois grands arbres bleus avec de pareils fruits. Fais attention à ce que je te dis ; tu n’as pas le droit d’en prendre plus de trois, »

En finissant ces mois, la jeune fille toucha mon front de sa baguette bleue, et disparut. Aussi joyeux qu’un prisonnier, qui voit inopinément ouvrir sa prison, je m’élançai sur la roule indiquée. Je trouvai tout conforme à ce qui m’avait été annoncé. J’arrivai à la source et pris la pierre ; je suivis la rive gauche du ruisseau et du fleuve ; je vis les lions ; je me rendis invisible et passai.

En m’approchant du jardin, je sentis s’exhaler des fleurs et des fruits un parfum si suave, que je m’arrêtais à chaque pas, et respirais à longs traits cet air embaumé. Mais quand j’y fus entré, j’aurais voulu avoir autant d’yeux que le ciel a d’étoiles, pour contempler à la fois la beauté ravissante et les brillantes couleurs des fleurs, des arbres et des buissons. Mais les plus belles fleurs et les plus beaux fruits ne furent plus à mes yeux que des bagatelles, quand j’aperçus le palmier bleu. Le tissu délicat de de ses veines d’or faisait étinceler son tronc comme une pierre d’azur de Samarcande. Ses longues feuilles rayonnaient comme le saphir le plus pur exposé au soleil ; et ses fruits ! comment les décrire ? Rien sur la terre ne saurait être comparé à leur attrayante beauté. Par Mahomet et son gendre Ali, fils d’Aboutalib ! mon imagination ne peut se représenter rien de plus charmant que ces fruits enchanteurs. Il semblait qu’un feu secret s’en échappât et vînt embraser mon cœur de désirs. Mes lèvres haletaient : je ne sentais rien que leur doux parfum : oui, je crois que je serais mort victime de ma passion, si j’y avais résisté plus longtemps. J’ôtai le caillou bleu de ma bouche, étendis les deux mains, cueillis et mangeai avec la plus ardente avidité de ces fruits merveilleux.

Quelle jouissance ! J’étais enchanté, j’étais enivré de leur goût si suave, si délicieux ; mais, hélas ! le plaisir de la jouissance ne dura que peu d’instants ; car, n’ayant plus le caillou bleu dans la bouche, je fus aperçu par les lions. Ils accoururent de tous côtés en grondant, se précipitèrent sur moi, me renversèrent, et m’auraient dévoré, si la vierge bleue aux cheveux dorés n’eût, par sa présence, fait fuir ces animaux féroces. Je me jetai à ses pieds, et implorai le pardon de mon imprévoyance. « Muaser, dit-elle, ton cœur est plus faible que je ne croyais ; il peut supporter la pauvreté, mais non la richesse. Va, et cesse de murmurer, puisque le destin ne t’a point imposé un fardeau trop lourd pour tes épaules : mais songe que les meilleurs biens sont ceux que tu dois à ton activité et à ton travail. »

A ces mots, elle me frappa la tête de sa baguette bleue avec un léger dépit, et disparut. Il me sembla que je sortais d’un profond sommeil. J’ouvris les yeux ; le fleuve et le jardin s’étaient évanouis, et j’étais encore assis à la place où je m’étais endormi, sous l’arbre solitaire. Déjà le soleil s’inclinait vers les collines lointaines ; je pris mon bâton, continuai ma route avec patience, et atteignis avec la fin du jour le terme de mon pèlerinage.

Herder, trad. de M. Truenthal.

Narrations mixtes.

Modèles.

N° 184. — L’hôpital Auffrédy.

Vers le commencement du XIIIe siècle, alors que La Rochelle était libre et florissante, vivait un homme extrêmement riche et dont la fortune noblement acquise répandait partout le travail et le bonheur. Auffrédy était le nom de ce généreux citoyen qui devait être un éclatant exemple le l’ingratitude des hommes et des caprices du sort.

Dix des navires d’Auffrédy venaient d’être expédiés dans la Méditerranée, dont le commerce était  presque tout entier entre les mains des Rochellais.

Une année s’écoula sans qu’on annonçât le retour de ces bâtiments ; bientôt le bruit de leur perte se répandit, et le crédit d’Auffrédy en fut ébranlé. Il avait mis dans son expédition du Levant la plus grande partie de ses richesses, et lorsque survinrent des engagements antérieurs, il se trouva hors d’état d’y satisfaire. Auffrédy cependant aurait peut-être pu s’y soustraire ; mais il était homme d’honneur et la faillite n’était pas inventée…  Il paya tout et fut ruiné.

Mais à cette époque déjà les malheureux avaient peu d’amis ; ceux d’Auffrédy l’abandonnèrent insensiblement, et un jour il se trouva seul. Plus faible, il eût succombé à cette dernière épreuve ; notre courageux citoyen resta homme en dépit du sort, et fut plus grand que son infortune.    ’

Il vit au-dessous de lui les hommes qui gagnaient leur vie à la sueur de leur front ; il se mêla à ces hommes et reçut le salaire de l’ouvrier des mains de ceux que naguère il admettait à sa table.

Cette héroïque résolution occupait toute la ville, faisait l’objet de l’admiration des uns, de l’ironie insultante des autres, et de l’incrédulité du plus grand nombre. Auffrédy seul n’était ni surpris ni humilié ; et chaque jour on le voyait exerçant sur le port le pénible métier pour lequel il semblait être né.

Un soir cependant, fatigué d’avoir pendant plusieurs heures roulé de lourdes barriques d’eau-de-vie, il se reposait en contemplant le retour de la marée si intéressante dans nos ports de l’Océan. Le mouvement général, la vue de ces navires de toutes les nations, arrivant chargés des produits de tous les climats, le reportaient à des temps meilleurs, et le plongeaient malgré lui dans de douloureuses réflexions. Tout-à-coup les pavillons de la tour Saint-Jean signalent des bâtiments à la marque si bien connue de son ancienne maison ; un instant il croit être le jouet d’une illusion ; mais ces signaux étaient réels, et bientôt une foule d’ouvriers et de matelots, alors ses seuls amis, accourt, joyeuse et empressée, lui annoncer que ses navires, qu’il croyait depuis si longtemps perdus, revenaient chargés d’immenses richesses....

Bientôt après, son facteur se présenta lui-même et lui apprit qu’après avoir placé avec de grands bénéfices son premier chargement, il avait trouvé les circonstances si favorables, que se livrant à de nouvelles spéculations couronnées du plus grand succès, il avait décuplé le capital confié par son maître. Telle avait été la cause de son retard.

Auffrédy redevenait par cet événement plus riche qu‘il ne l’avait jamais été ; par sa nouvelle fortune, et surtout par l’immense popularité que sa pauvreté passagère lui avait acquise, il aurait pu facilement se venger de ses ingrats amis ; mais son âme, grande dans le malheur, fut généreuse dans la prospérité ; il oublia les injures des puissants, pour ne se rappeler que les privations et les souffrances des hommes du peuple au milieu desquels il avait vécu : ouvrier, il fut l’ami des ouvriers, et ses richesses inespérées furent consacrées à la fondation de l’hôpital qui porte encore son nom.

Anonyme.   

N° 185. — Les deux Nègres.

Il était nuit, le ciel était serein ; la mer était calme, et la goélette les Six Sœurs, partie récemment des Séchelles (Indes orientales), voguait rapidement vers l’Île-de-France. Vingt-huit personnes étaient à bord du bâtiment ; tout semblait leur promettre une traversée heureuse ; l’air était balsamique et pur ; le chant des matelots se mariait doucement au bruit des vagues ; et le capitaine Hodoul, tranquillement assis auprès de madame Malfit, une des passagères du bâtiment, devisait du pays natal.

Tout-à-coup, à quelques pas d’eux, un cri de terreur est parti du milieu des ombres. Une flamme brillante a jailli. Le feu, par une imprudence inexplicable, venait de prendre à la goëlette, et l’incendie se propageait avec une rapidité terrifiante.

Tout ce que l’énergie humaine a de plus actif et de plus puissant est mis en œuvre, à l’instant même, pour combattre l’affreux danger. Hélas ! inutiles efforts ! le vent venait de s’élever ; l’horizon s’était obscurci ; l’embrasement s’étendait vainqueur. La flamme monte, grossit, serpente, glisse, roule ; et bientôt, en cercle magique, enveloppe le bâtiment : il brûle, il s’enfonce, il n’est plus.

C’était en avril 1819, aux jours variables du printemps. Un petit canot, échappé aux ravages de l’incendie, avait seul offert un dernier moyen de salut à l’équipage des Six Sœurs ; les passagers s’y étaient précipités en désordre ; ils s’y entassent pêle-mêle. O nouveau désespoir ! ils s’aperçoivent que dans leur embarcation, trop petite pour les contenir tous, il ne restait plus assez de place au pilote pour agir et les arracher au naufrage, s’il s’élevait la moindre tempête. Et déjà les flots mugissaient, et déjà grondait le tonnerre.

C’en est fait, la barque, trop pleine, que nul bras ne peut diriger, va disparaître sous les vagues. Le capitaine et ses marins délibèrent à la hâte sur le parti à prendre. Quelques victimes sont nécessaires au salut général. Il faut débarrasser l’embarcation des individus qui la surchargent. Deux périront pour commencer ; puis, s’il en faut plus, on verra. Mais qui sacrifier ? qui choisir ?

Deux nègres esclaves prodiguaient les soins les plus touchants à madame Malfit, leur maîtresse, qui, mourante au fond du canot, tendait les bras à son enfant q’ une nourrice allaitait près d’elle. Les regards du capitaine et des matelots se portent sur les noires figures ; le choix des deux victimes est fait.

Mais comment jeter impunément à la mer ces vigoureux enfants du Sénégal, dont le corps pesant et la force athlétique opposeraient une vigoureuse résistance à des volontés homicides ? Point de doute, ils se débattraient ; et une pareille lutte, au milieu d’un frêle bateau que le moindre mouvement peut submerger, ne tarderait pas à le livrer aux abîmes de l’onde. L’orage redoublait de violence : il n’est point de moments à perdre ; une nouvelle décision est prise. Hodoul, le sang glacé dans les veines, se couvre le visage de ses mains : les femmes et l’enfant périront.

Un nègre avait ouï la sentence, il frappe sur l’épaule de son frère de couleur ; il échange avec lui quelques paroles vives et brèves-, puis, s adressant à madame Mai fit :

« Lui et moi, dit-il, faire place. Maîtresse à nous revoir patrie. »

Il se tourne vers le capitaine, et continue d’un ton solennel : « Jure à moi de sauver maîtresse ! et nous… tout de suite… à la mer ! »

« — Oh ! répond le chef attendri, je le jure et devant Dieu lui-même ! »

— Non, interrompt madame Malfit, que ces mots venaient d’éclairer, non, je n’accepte point de dévouement admirable : mes nègres sont jeunes et braves, leur force peut vous secourir. Mais moi !  inutile… et à charge : c’est à moi, messieurs, à mourir. Veuve… je m’offre  je suis prête : une prière seulement ! que mon enfant du moins soit sauvé !… qu’il soit le vôtre ! capitaine. » La pauvre mère, tout en larmes, arrachant son fils au sein de sa nourrice, l’ élevait en ce moment dans ces bras, et, à la lueur des éclairs, le présentait au chef du navire. Ah ! passagers et matelots, tous adoptaient l’enfant de la veuve.

« Pauvre petit ! nous t’embrasser ! » s’écrient avec transport les deux nègres, en pressant de leurs noirs visages la blanche figure de l’enfant. « Adieu ! petit maître ! à là-haut ! »

Et du doigt ils montraient le ciel.

Puis, aux longs éclats de la foudre, tous deux s’élancent à la mer, tous deux roulent au fond des gouffres,

Prodige inespéré ! il ne faudra plus de victimes. Le dévouement sublime a désarmé la colère céleste. Le vent tombe, et l’orage a fui....

L’embarcation fut sauvée.

Anonyme.

N° 186. — L’empereur Rodolphe.

Rodolphe, environné de tout l’éclat de la majesté impériale, était assis au festin qu’on lui donnait pour célébrer son couronnement, dans l’antique salle du palais d’Aix-la-Chapelle. Le paladin des bords du Rhin posait les mets sur la table ; celui de bohème lui versait le vin pétillant ; les sept électeurs entouraient le maître du monde et remplissaient près de lui les fonctions de leur charge : tels on voit les astres se ranger autour du soleil.

Les flots joyeux de la multitude remplissaient les avenues, et les cris d’allégresse se mêlaient au bruit des clairons. Enfin, après de longs et cruels combats, avait fini cette époque funeste où le trône était vacant, pour le malheur des peuples. Maintenant un Juge est rendu à la terre ; le glaive ne frappe plus aveuglément ses victimes ; le faible, l’ami de la paix, ne redoutent plus la violence et la force.

L’empereur prend entre ses mains la coupe d’or, jette autour de lui des regards où se peint l’allégresse, et s’écrie : « Mon cœur est satisfait de l’éclat de cette fête ; il n’y manque qu’un troubadour dont les doux chants viennent émouvoir mon âme, et me donner de sublimes leçons : tel a été mon plaisir le plus vif de l’ enfance, et l’empereur ne veut pas être privé de ce qui faisait le bonheur du chevalier. »

Il dit, et un troubadour s’avance à travers la foule des princes qui environnent le monarque. Sa robe est traînante, ses cheveux sont blanchis par le temps.

« Les cordes du luth, s’écrie-t-il, renferment une délicieuse harmonie : les troubadours chantent tout ce qu’il y a de noble, de grand, tout ce que le cœur souhaite, sent et éprouve ; mais, dans une semblable fête, quels vers peuvent être dignes d‘un si grand monarque ! »   

« — Je ne donne pas d’ordre aux troubadours, dit Rodolphe eu souriant ; ils obéissent à un maître plus puissant que moi, à l’inspiration du moment : semblables an vent de la tempête dont on ignore l’origine, au torrent dont la source est inconnue, les chants de la poésie naissent dans les profondeurs mystérieuses de l’âme : ils en sortent et réveillent les sentiments qui y étaient assoupis. »

A ces mots, le troubadour saisit sa lyre, et, s accompagnant de ses accords, il dit : « Un noble chevalier allait dans la forêt poursuivre le chamois léger ; il était monté sur un superbe coursier, son écuyer portait ses javelots et marchait à sa suite. Tout-à-coup il entend un son argentin et religieux : c était un prêtre, précédé de son clerc, et portant, entre ses mains le corps du Rédempteur des hommes.

« Le chevalier découvre humblement sa tête, se jette à genoux, et adore, dans la joie et le recueillement    de son âme, son sauveur et son Dieu. Un torrent grossi par l’orage coulait dans la prairie, et arrêtait les pas des voyageurs, le prêtre quitte sa chaussure pour le traverser.

« Que faites-vous, s’écrie le chevalier avec sur- prise ? — Seigneur, répond le prêtre, je cours chez un mourant, qui soupire après cette nourriture céleste, et je m’aperçois que le torrent est enflé par les pluies, mais je vais le passer à pieds nus,  pour que le mourant ne soit pas privé de la visite de soi Dieu.

Alors le chevalier, afin de l’aider à remplir un devoir sacré, lui offre sa monture, et lui met entre les mains la bride de son cheval ; le prêtre poursuit sa route.

Le lendemain, il vient offrir au chevalier ses remercîments, et lui ramener son coursier, qu’il tient modestement en laisse.

« Loin de moi la pensée, s’écrie l’humble chevalier. de me servir pour aller au combat ou à la chasse d’un cheval qui a porté mon Créateur ! Si vous ne voulez pas le garder pour vous-même, qu’il soit consacré au service de notre Maître : car je l’ai donné à celui de qui je tiens l’honneur,  la fortune et la vie.

« — Que le    Dieu, répond le ministre de  l’autel, que le Dieu tout-puissant, qui exauce ses prières de ses plus humbles serviteurs, vous récompense comme vous le méritez. Déjà votre patrie est pleine de votre gloire, puissiez-vous réunir plusieurs couronnes sur votre tête ! Puissent vos derniers neveux prospérer et vous bénir. »

Pendant le chant du troubadour, l’empereur, livré à de profondes méditations, se rappelait cette heureuse circonstance de sa vie, et cachant, sous son manteau de pourpre, les larmes qui coulent de ses yeux, il confesse et adore l’inspiration du Tout-Puissant. A ce trait, l’assemblée émue reconnaît son auguste chef, et rend hommage avec lui aux sages et admirables décrets de la Providence.

Schiller.

N° 187. — Guillaume Tell.

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Il regarde son fils, s’arrête, lève les yeux vers le ciel, jette son arc et sa flèche, et demande à parler à Gemmi. Quatre soldats le mènent vers lui : « Mon fils, dit-il, j’ai besoin de venir t’embrasser encore, de te répéter ce que je t’ai dit. Sois immobile, mon fils ; pose un genou en terre, tu seras plus sûr, ce me semble, de ne point faire de mouvement ; tu prieras Dieu, mon fils, de protéger ton malheureux père. Ah ! ne le prie que pour toi ; que mon idée ne vienne pas t’attendrir, affaiblir peut-être ce mâle courage que j’admire sans l’imiter. O mon enfant ! oui, je ne puis me montrer aussi grand que toi ; soutiens, soutiens cette fermeté dont je voudrais te donner l’exemple. Oui, demeure ainsi, mon enfant, te voilà comme je te veux… comme je te veux, malheureux que je suis ! et vous le souffrez, ô mon Dieu !  écoute… détourne la tête… Tu ne sais pas, tu ne peux prévoir l’effet que produira sur toi cette pointe, ce fer brillant dirigé contre ton front. Détourne la tête, mon fils, et ne me regarde pas. — Non, non, lui répond l’enfant, ne craignez rien, je veux vous regarder, je ne verrai point la flèche, je ne verrai que mon père. — Ah ! mon cher fils, s’écrie Tell, ne me parle pas ; ta voix, ton accent m’ôterait ma force. Tais-toi, prie Dieu, ne remue pas. »

Guillaume l’embrasse en disant ces mots, veut le quitter, l’embrasse encore, répète ses dernières paroles, pose la pomme sur sa tête, et, se retournant brusquement, regagne sa place à pas précipités.

Là, il reprend son arc, sa flèche, reporte ses yeux vers ce but si cher, essaie deux fois de lever son arc, et deux fois ses mains paternelles le laissent tomber. Enfin, rappelant toute son adresse, toute sa force, tout son courage, il essuie les larmes qui viennent obscurcir sa vue, il invoque le Tout-Puissant, qui, du haut du ciel, veille sur les pères ; et, raidissant son bras qui tremble, il force, accoutume son œil à ne regarder que la pomme. Profitant de ce seul instant, aussi rapide que la pensée, où il parvient à oublier son fils, il vise, tire, lance son trait, et la pomme emportée vole avec lui.

Florian.

  

N° 188. — François et Guillaume.

Dans le village de Fouly vivait, il y a quelques années, un pauvre paysan nommé Guillaume Mona.

Un ours venait toutes les nuits voler ses poires „ car à ces bêtes tout est bon. Cependant il s’adressait de préférence à un poirier chargé de crassanes.

Qu’est-ce qui se douterait qu’un animal comme ça a les goûts de l’homme, et qu’il ira choisir dans un verger justement les poires fondantes ? Or, le paysan de Fouly préférait aussi par malheur les crassanes à tous les autres fruits. Il crut d’abord que c’étaient des enfants qui venaient faire du dégât dans son clos ; il prit en conséquence, son fusil, le chargea avec du gros sel de cuisine, et se mit à l’affût. Vers les onze heures, un rugissement retentit clans la montagne. « Tiens, dit-il, il y a un ours dans les environs. » Dix minutes après, un second rugissement se fit entendre, mais si puissant, mais si rapproché, que Guillaume pensa qu’il n’aurait pas le temps de gagner sa maison, et se jeta à plat ventre contre terre, n’ayant plus qu’une espérance, que c’était pour ses poires et non pour lui que l’ours venait.

Effectivement, l’animal parut presque aussitôt au coin du verger, s’avançant en droite ligne vers le poirier en question, passa à dix pas de Guillaume, monta lestement sur l’arbre dont les branches craquaient sous le poids de son corps, et se mit à y faire une consommation telle, qu’il était évident que deux visites pareilles rendraient la troisième inutile. Lorsqu’il fut rassasié, l’ours descendit lentement, comme s’il avait du regret d’en laisser, repassa près de notre chasseur, à qui le fusil chargé de sel ne pouvait pas être, dans cette circonstance, de grande utilité, et se retira tranquillement dans la montagne. Tout cela avait duré une heure à peu près, pendant laquelle le temps avait paru plus long à l’homme qu’à l’ours.

Cependant l’homme était un brave...., et il avait dit tout bas, en voyant l’ours s’en aller : « C’est bon, va-t-en, mais ça ne se passera pas comme ça. Nous nous reverrons. » Le lendemain, un de ses voisins qui le vint visiter le trouva occupé à scier en lingots les dents d’une fourche.

« Qu’est-ce que tu fais donc là ? lui dit-il.

— Je m’amuse, » répondit Guillaume.

Le voisin prit les morceaux de fer, les tourna et les retourna dans sa main en homme qui s’y connaît, et après avoir réfléchi un instant : « Tiens, Guillaume, dit-il, si tu veux être franc, tu avoueras que ces petits chiffons de fer sont destinés à percer une peau plus dure que celle d’un chamois ?

— Peut-être, répondit Guillaume.

— Tu sais que je suis bon enfant, reprit François (c’était le nom du voisin). Et bien ! si tu veux, à nous deux l’ours, deux hommes valent mieux qu’un.

— C’est selon, dit Guillaume. » Et il continua de scier son troisième lingot.

« Tiens, continua François, je te laisserai la peau à toi tout seul, et nous ne partagerons que la prime et la chair.

— J’aime mieux tout, dit Guillaume.

— Mais tu ne peux pas m’empêcher de chercher la trace de l’ours dans la montagne, et, si je la trouve, de me mettre à l’affût sur son passage.

— Tu es libre. » Et Guillaume, qui avait achevé de scier ses trois lingots, se mit, en sifflant, à mesurer une charge de poudre double de celle qu’on met ordinairement dans une carabine.

« II paraît que tu prendras ton fusil de munition, dit François.

— Un peu ! trois lingots de fer sont plus sûrs qu’une balle de plomb.

— Cela gâte la peau.

— Cela tue plus raide.

— Et quand comptes-tu    faire ta chasse ?

— Je te dirai cela demain.

— Une dernière fois, tu ne veux pas ?

—  Non.

— Je te préviens que je vais chercher la trace.

— Bien du plaisir.

—  A nous deux, dis ?   

— Chacun, pour soi.

— Adieu, Guillaume !

— Bonne chance, voisin ! »

Et le voisin, en s’en allant, vit Guillaume mettre sa double charge de poudre dans son fusil de munition, y glisser ses trois lingots et poser l’arme dans un coin de sa boutique. Le soir, en repassant devant la maison, il aperçut, sur le banc qui était près de la porte, Guillaume assis et fumant tranquillement sa pipe. Il vint à lui de nouveau.

« Tiens, lui dit-il, je n’ai pas de rancune. J’ai trouvé la trace de notre bête, ainsi  je n’ai plus  besoin de toi. Cependant je viens te  proposer encore une fois de faire à nous deux.

— Chacun pour soi, » dit Guillaume.

Le voisin ne put rien dire de ce que fit Guillaume dans la soirée.

A dix heures et demie,  sa femme le vit prendre son fusil, rouler un sac de toile grise sous son bras et sortir. Elle n’osa lui demander où il allait, car Guillaume n’était pas homme à rendre des comptes à une femme.

François, de son côté, avait véritablement trouve la trace de l’ours ; il l’avait suivi jusqu’au moment où il s’enfonçait dans le verger de Guillaume, et n’ayant pas le droit de se mettre à l’affût sur les terres de son voisin, il se plaça entre la forêt de sapins qui est à mi-côte de la montagne et le jardin de Guillaume.

Comme la nuit était assez claire, il vit sortir celui-ci par sa porte de derrière. Guillaume s’avança jusqu’au pied d’un rocher grisâtre qui avait roulé de la montagne jusqu’au milieu de son clos, et qui se trouvait à vingt pas tout au plus au poirier, s’y arrêta, regarda autour de lui si personne ne l’épiait, déroula son sac et entra dedans, ne laissant sortir par l’ouverture que sa tête et ses deux bras, et, s’appuyant contre le roc, se confondit bientôt tellement avec la pierre par la couleur de son sac et l’immobilité de sa personne, que le voisin, qui savait qu’il était là, ne pouvait pas même le distinguer. Un quart d’heure se passa ainsi dans l’attente de l’ours. Enfin un rugissement prolongé l’annonça. Cinq minutes après, François l’aperçut.

Mais, soit par ruse, soit qu’il eût éventé le second chasseur, il ne suivait pas sa route ordinaire, il avait, au contraire décrit un circuit, et au lieu d’arriver à la gauche de Guillaume, comme il avait fait la veille, cette fois il passait à sa droite, hors de la portée de l’arme de François, mais à dix pas tout au plus du bout du fusil de Guillaume. Guillaume ne bougea pas. On aurait pu croire qu’il ne voyait pas même la bête sauvage qu’il était venu guetter, et qui semblait le braver en passant si près de lui. L’ours, qui avait le vent mauvais, parut, de son côté, ignorer la présence d’un ennemi, et continua lestement son chemin vers l’arbre. Mais au moment où, se dressant sur ses pattes de derrière, il embrassa le tronc de ses pattes de devant, présentant à découvert sa poitrine, que ses épaisses épaules ne protégeaient plus, un sillon rapide de lumière brilla tout-à-coup contre le rocher, et la vallée entière retentit du coup de fusil chargé à double charge, et du rugissement que poussa l’animal mortellement blessé.

Il n’y eut peut-être pas une seule personne dans tout le village qui n’entendit le coup de fusil de Guillaume et le rugissement de l’ours.

L’ours s’enfuit, repassant, sans l’apercevoir, à dix pas de Guillaume, qui avait rentré ses bras et sa tête dans son sac, et qui se confondait de nouveau avec le rocher.

Le voisin regardait cette scène, appuyé sur ses genoux et sur sa main gauche, serrant sa carabine de la main droite, pâle et retenant son haleine. Pourtant c’est un crâne chasseur. Eh bien ! il ma avoué que, dans ce moment-là, il aurait autant aimé être dans son lit qu’à  l’affût.

Ce fut bien pis quand il vit l’ours blessé, après avoir fait un long circuit, chercher à reprendre sa trace de la veille, qui le conduisait droit à lui. Il fit un signe de croix, car ils sont pieux, nos chasseurs ; recommanda son âme à Dieu, et s’assura que sa carabine était armée. L’ours n’était plus qu’à cinquante pas de lui, rugissant de douleur, s’arrêtant

I A pour se rouler et se mordre le flanc à l’endroit de sa blessure ; puis reprenant sa course.

Il approchait toujours. Il n’était plus qu’à trente pas. Deux secondes encore, et il venait se heurter contre le canon de la carabine du voisin, lorsqu’il s’arrêta tout-à-coup, aspira bruyamment le vent qui venait du côté du village, poussa un rugissement terrible et rentra dans le verger.

« Prends garde à toi, Guillaume ! prends garde ! » cria François en s’élançant à la poursuite de l’ours, et oubliant tout pour ne penser qu’à son ami, car il vit bien que si Guillaume n’avait pas eu le temps de recharger son fusil, il était perdu : l’ours l’avait éventé. II n’avait pas fait dix pas qu’il entendit un cri. Celui-là, c’était un cri humain, un cri de terreur et d’agonie tout à la fois, un cri dans lequel celui qui le poussait avait rassemblé toutes les forces de sa poitrine, toutes ses prières à Dieu, toutes ses demandes de secours aux hommes : À moi !.......

Puis rien, pas même une plainte ne succéda au cri de Guillaume.

François ne courait pas, il volait ; la pente du terrain précipitait sa course. Au fur et à mesure qu’il approchait, il distinguait plus clairement la monstrueuse bête qui se mouvait dans l’ombre, foulant aux pieds le corps de Guillaume, et le déchirant par lambeaux.

François était à quatre pas d’eux, et l’ours était si acharné à sa proie, qu’il n’avait pas pu l’apercevoir. Il n’osait tirer, de peur de tuer Guillaume s’il n’était pas mort, car il tremblait tellement qu’il n’était plus sûr de son coup. Il ramassa une pierre et la jeta à l’ours.

L’animal se retourna furieux contre son nouvel ennemi : ils étaient si près l’un de l’autre, que l’ours se dressa sur ses pattes de derrière pour l’étouffer : François le sentit bourrer avec son poitrail le canon de sa carabine. Machinalement il appuya le doigt sur la gâchette ; le coup partit.

L’ours tomba à la renverse. la balle lui avait traversé la poitrine et brisé la colonne vertébrale.

François le laissa se traîner, en hurlant, sur ses pattes de devant et courut à Guillaume. Ce n’était plus un homme, ce n’était plus même un cadavre : c’étaient des os et de la chair meurtrie. La tête était dévorée presque entièrement.

Alors, comme il vit au mouvement des lumières qui passaient derrière les croisées, que plusieurs habitants du village étaient réveillés, il appela à plusieurs reprises, désignant l’endroit où il était.

Quelques paysans accoururent avec des armes, car ils avaient entendu les cris et les coups de feu.

Bientôt tout le village fut rassemblé dans le verger de Guillaume.

Sa femme vint avec les autres. Ce fut une scène horrible. Tous ceux qui étaient là pleuraient comme des enfants.

On fit pour elle dans toute la vallée du Rhône une quête qui rapporta 700 francs. François lui abandonna sa prune, fit vendre a son profit la peau et la chair de l’ours. Enfin, chacun s’empressa de l’aider et de la secourir.

Alexandre Dumas.

N° 189. — Mort de Mithridate.
Le roi, trompé lui-même, en a versé des larmes,
Et, désormais, certain du malheur de ses armes,
Par un rebelle fils de toutes parts pressé,
Sans espoir de secours, tout près d’être forcé,
Et voyant, pour surcroît de douleur et de haine,
Parmi ses étendards porter l’aigle romaine,
Il n’a plus aspiré qu’à s’ouvrir des chemins
Pour éviter l’affront de tomber dans leurs mains.
D’abord il a tenté les atteintes mortelles
Des poisons que lui-même a crus les plus fidèles ;
Il les a trouvés tous sans force et sans vertu.
« Vain secours, a-t-il dit, que j’ai trop combattu !
Contre tous les poisons soigneux de me défendre ;
J’ai perdu tout le fruit que j’en pouvais attendre.
Essayons maintenant des secours plus certains.
Et cherchons un trépas plus funeste aux Romains. »
Il parle ; et défiant leurs nombreuses cohortes,
Du palais, à ces mots, il fait ouvrir les portes.
A l’aspect de ce front dont la noble fureur
Tant de fois dans leurs rangs répandit la terreur,
Vous les eussiez vus tous ; retournant en arrière,
Laisser entre eux et nous une large carrière ;
Et déjà quelques-uns couraient épouvantés
Jusque dans les vaisseaux qui les ont apportés.
Mais, le dirai-je ? ô ciel ! rassurés par Pharnace,
Et la honte en leur cœur réveillant leur audace,
Ils reprennent courage, ils attaquent le roi,
Qu’un reste de soldats défendait avec moi.
Qui pourrait exprimer par quels faits incroyables,
Quels coups, accompagnés de regards effroyables,
Son bras se signalant pour la dernière fois,
A de ce grand héros termine les exploits ?
Enfin, las et couvert de sang et de poussière,
Il s’était fait de morts une noble barrière.
Un autre bataillon s’est avancé vers nous :
Les Romains pour le joindre ont suspendu leurs coups ;
Ils voulaient tous ensemble accabler Mithridate.
Mais lui : « C’en est assez, m’a-t-il dit, cher Arbate ;
Le sang et ta fureur m’emporte trop avant.
Ne livrons pas surtout Mithridate vivant. »
Aussitôt dans son sein il plonge son épée.
Mais la mort fuit encor sa grande arme trompée,
Ce héros dans mes bras est tombé tout sanglant,
Faible, et qui s’irritait contre un trépas si lent :
Et se plaignant à moi de ce reste de vie,
Il soulevait encor sa main appesantie,
Et marquant à mon bras la place de son cœur,
Semblait d’un coup plus sûr implorer la faveur.
Tandis que, possédé de ma douleur extrême,
Je songe bien plutôt à me percer moi-même,
De grands cris ont soudain attiré mes regards ;
J’ai vu, qui l’aurait cru ? j’ai vu de toutes parts
Vaincus et renversés les Romains et Pharnace,
Fuyant vers leurs vaisseaux, abandonner la place :
Et le vainqueur, vers nous s’avançant de plus près,
A mes yeux éperdus a montré Xipharès.
A son roi, Xipharès toujours resté fidèle,
Et qu’au fort du combat une troupe rebelle.
Par ordre de son frère, avait enveloppé,
Mais qui, d’entre leurs mains à la fin échappé,
Forçant les plus mutins, et regagnant le reste,
Heureux et plein de joie en ce moment funeste,
A travers mille morts, ardent, victorieux,
S’était fuit vers son père un chemin glorieux.
Jugez de quelle horreur cette joie est suivie :
Son bras aux pieds du roi l’allait jeter sans vie ;
Mais on court, on s’oppose à son emportement
Le roi m’a regardé dans ce triste moment,    
Et m’a dit d’une voix qu’il poussait avec peine :
« S’il en est temps encor, cours et sauve la reine. »
Racine.
N° 190. — Combat singulier de Turenne et de d’Aumale.
Paris, le roi, l’armée, et l’enfer et les cieux
Sur ce combat illustre avaient fixé les yeux.
Bientôt les deux guerriers entrent dans la carrière ?
Henri du champ d’honneur leur ouvre la barrière ;
J, Leur bras n’est point chargé du poids d’un bouclier ;
Ils ne se cachent point sous ces bustes d’acier,
Des anciens chevaliers ornement honorable,
Éclatant à la vue, aux coups impénétrable ;
Ils négligent tous deux cet appareil qui rend
Et le combat plus long et le danger moins grand.
Leur arme est une épée ; et, sans autre défense,
Exposé tout entier, l’un et l’autre s’avance.
« O Dieu ! cria Turenne, arbitre de mon roi,
Descends, juge sa cause, et combats avec moi :
Le courage n’est rien sans la main protectrice :
J’attends peu de moi-même et tout de la justice. »
D’Aumale répondit : « J’attends tout de mon bras ;
C’est de nous que dépend le destin des combats ;
En vain l’homme timide implore un Dieu suprême ;
Tranquille au haut du ciel, il nous laisse à nous même :
Le parti le plus juste est celui du vainqueur ;
Et le Dieu de la guerre est la seule valeur. »
Il dit, et d’un regard enflammé d’arrogance,
Il voit de son rival la modeste assurance.
Mais la trompette sonne. Ils s’élancent tous deux
Ils commencent enfin ce combat dangereux.
Tout ce qu’ont pu jamais la valeur et l’adresse,
L’ardeur, la fermeté, la force et la souplesse,
Parut des deux côtés en ce choc éclatant.
Cent coups étaient portés et parés à l’instant.
Tantôt avec fureur l’un d’eux se précipite ;
L’autre d’un pas léger se détourne et l’évite :
Tantôt plus rapprochés ils semblent se saisir ;
Leur péril renaissant donne un affreux plaisir ;
On se plaît à les voir s’observer et se craindre,
Avancer, s’arrêter, se mesurer, s’atteindre :
Le fer étincelant avec art détourné,
Par de feints mouvements trompe l’œil étonné.
Telle on voit du soleil la lumière éclatante,
Briser ses traits de feu dans l’onde transparente,
Et se rompant encor, par des chemins divers,
De ce cristal mouvant repasser dans les airs.
Le spectateur, surpris et ne pouvant le croire,
Voyait à tout moment leur chute et leur victoire.
D’Aumale est plus ardent, plus fort, plus furieux ;
Turenne est plus adroit et moins impétueux :
Maître de tous ses sens, animé sans colère,
Il fatigue à loisir son terrible adversaire.
D’Aumale en vains efforts épuise sa vigueur ;
Bientôt son bras lassé ne sert plus sa valeur.
Turenne, qui l’observe, aperçoit sa faiblesse ;
Il se ranime alors, il le pousse, il le presse :
Enfin, d’un coup mortel il lui perce le flanc.
D’Aumale est renversé dans les flots de son sang.
Il tombe, et de l’Enfer tous les monstres frémirent ;
Ces lugubres accents dans les airs s’entendirent :
« De la Ligue à jamais le trône est renversé ;
Tu l’emportes, Bourbon, notre règne est passé. »
Tout le peuple y répond par un cri lamentable.
D’Aumale, sans vigueur, étendu sur le sable,
Menace encor Turenne, et le menace en vain :
Sa redoutable épée échappe de sa main.
Il veut parler, sa voix expire dans sa bouche :
L’horreur d’être vaincu rend son air plus farouche ;
Il se lève, il retombe, il ouvre un œil mourant,
Il regarde Paris, et meurt en soupirant.
Tu le vis expirer, infortuné Mayenne !
Tu le vis, tu frémis, et ta chute prochaine,
Dans ce moment affreux, s’offrit à tes esprits.
Voltaire.
N° 191. — Robert aux Catacombes.
Sous les remparts de Rome et sous ses vastes plaines
Sont des antres profonds, des voûtes souterraines
Qui, pendant deux mille ans, creusés par les humains,
Donnèrent leurs rochers aux palais des Romains ;
Avec ses rois, ses dieux et sa magnificence,
Rome entière sortit de cet abîme immense.
Depuis, loin des regards et du fer des tyrans,
L’Église encore naissante y cacha ses enfants,
Jusqu’au jour où, du sein de cette nuit profonde,
Triomphante, elle vint donner des lois au monde,
Et marqua de sa croix les drapeaux des Césars.
Jaloux de tout connaître, un jeune amant des arts,
L’amour de ses parents, l’espoir de la peinture,
Brûlait de visiter cette demeure obscure,
De notre antique foi vénérable berceau,
Un fil dans une main et dans l’autre un flambeau ;
Il entre, il se confie à ses voûtes nombreuses,
Qui croisent en tous sens leurs routes ténébreuses,
Il aime à voir ce lieu, sa triste majesté,
Le palais de la nuit, cette sombre cité ;
Ces temples où le Christ vit ses premiers fidèles,
Et de ces grands tombeaux les ombres éternelles.
Dans un coin écarté se présente un réduit,
Mystérieux asile où l’espoir le conduit,
Il voit des vases saints et des urnes pieuses,
Des vierges, des martyrs dépouilles précieuses ;
Il saisit ce trésor : il veut poursuivre. Hélas !
Il a perdu le fil qui conduisait ses pas ;
Il cherche, mais en vain, il s’égare, il se trouble ;
Il s’éloigne, il revient, et sa crainte redouble ;
Il prend tous les chemins que lui montre la peur,
Enfin de route en route et d’erreur en erreur,
Dans les enfoncements de cette obscure enceinte,
Il trouve un vaste espace, enrayant labyrinthe,
D’où vingt chemins divers conduisent alentour.
Lequel choisir, lequel doit le conduire au jour ?
Il les consulte tous, il les prend, il les quitte ;
L’effroi suspend ses pas, l’effroi les précipite ;
Il appelle ; l’écho redouble sa frayeur ;
De sinistres pensers viennent glacer son cœur.
L’astre heureux qu’il regrette a mesuré dix heures,
Depuis qu’il est errant dans ces noires demeures ;
Ce lieu d’effroi, ce lieu d’un silence éternel,
En trois lustres entiers voit à peine un mortel ;
Et pour comble d’effroi dans cette nuit funeste,
Du flambeau qui le guide, il voit périr le reste.
Craignant que chaque pas, que chaque mouvement,
En agitant la flamme en use l’aliment,
Quelquefois il s’arrête et demeure immobile.
Vaines précautions ! Tout soin est inutile ;
L’heure approche, et déjà son cœur épouvanté
Croit de l’affreuse nuit sentir l’obscurité.
Il marche, il erre encor sous cette voûte sombre :
Et le flambeau mourant fume et s’éteint dans l’ombre ;
Il gémit ; toutefois d‘un souffle haletant
Le flambeau ranimé se rallume à l’instant
Vain espoir ! par le feu la cire consumée,
Par degrés s’abaissant sur la mèche enflammée,
Atteint sa main souffrante, et de ses doigts vaincus
Les nerfs découragés ne la soutiennent plus !
De son bras défaillant enfin la torche tombe,
Et ses derniers rayons ont éclairé sa tombe.
L’infortuné déjà voit cent spectres hideux ;
Le délire brûlant, le désespoir affreux :
La mort !… non cette mort qui plaît à la victoire,
Qui vole avec la foudre, et que pare la gloire ;
Mais lente, mais horrible, et traînant par la main
La faim qui se déchire et se ronge le sein.
Son sang, à ces pensers, s’arrête dans ses veines.
Et quels regrets touchants viennent aigrir ses peines !
Ses parents, ses amis, qu’il ne reverra plus,
Et ces nobles travaux qu’il laissa suspendus ;
Ces travaux qui devaient illustrer sa mémoire,
Qui donnaient le bonheur et promettaient la gloire !
Quelques pleurs de ses yeux coulent à cette image,
Versés par le regret et séchés par la rage.
Cependant il espère ; il pense quelquefois
Entrevoir des clartés, distinguer une voix.
Il regarde, il écoute… Hélas ! dans l’ombre immense,
Il ne voit que la nuit, n’entend que le silence,
Et le silence ajoute encore à sa terreur.
Alors, de son destin sentant toute l’horreur,
Son cœur tumultueux roule de rêve en rêve ;
Il se lève, il retombe, et soudain se relève ;
Se traîne quelquefois sur de vieux ossements,
De la mort qu’il veut fuir horribles monuments,
Quand tout à coup son pied trouve un léger obstacle,
Il y porte la main. O surprise ! ô miracle !
Il sent, il reconnaît le fil qu’il a perdu,
Et de joie et d’espoir il tressaille éperdu.
Ce fil libérateur, il le baise, il l’adore,
Il s’en assure, il craint qu’il ne s’échappe encore ;
Il veut le suivre, il veut revoir l’éclat du jour ;
Je ne sais quel instinct l’arrête en ce séjour.
A l’abri du danger son âme encor tremblante
Veut jouir de ces lieux et de son épouvante.
A leur aspect lugubre, il éprouve en son cœur
Un plaisir agité d’un reste de terreur ;
Enfin, tenant en main son conducteur fidèle,
Il part, il vole aux lieux où la clarté l’appelle.
Dieu ! quel ravissement quand il revoit les cieux
Qu’il croyait pour jamais éclipsés à ses yeux !
Avec quel doux transport il promène sa vue
Sur leur majestueuse et brillante étendue !
La cité, le hameau, la verdure, les bois,
Semblent s’offrir à lui pour la première fois ;
Et, rempli d’une joie inconnue et profonde,
Son cœur croit assister au premier jour du monde.
Delille.
N° 192. — Vision de Jeanne d’Arc.
Mon nom vous est connu… depuis que je suis née
L’hiver n’a pas vingt fois vu s’achever l’année.
Sous un rustique toit Dieu cacha mon berceau,
Non loin de Vaucouleurs ; quelques prés, un troupeau,
Des auteurs de mes jours composaient la richesse ;
Le travail de leurs mains nourrissait leur vieillesse.
Docile à leurs leçons, heureuse à leur côté,
Mon enfance croissait dans la simplicité ;
Et, bergère comme eux, j’errais sur les montagnes,
Chantant le nom du Dieu qui bénit les campagnes.

Chaque jour cependant, jusqu’à nous apportés,
Des bruits affreux troublaient nos hameaux attristés ;
On disait qu’inondant et nos champs et nos villes,
L’Anglais, à la faveur de nos haines civiles,
Allait bientôt, brisant nos remparts asservis,
Saper les fondements du tronc de Clovis,
Et de la Loire enfin franchissant la barrière,
Sur les murs d’Orléans arborer sa bannière.
Des maux de mon pays en secret tourmenté,
Tout mon cœur s’indignait, jour et nuit agité ;
Et du bruit des combats au milieu des prairies,
Seule, j’entretenais mes longues rêveries.

Un soir, il m’en souvient, de la cime des monts
L’orage en s’étendant menaçait nos vallons ;
Tout fuyait… Près de là, l’ombre d’un chêne antique
Protégeait du hameau la chapelle rustique ;
J’y cours, et sur la pierre où implorais les cieux,
Le sommeil, malgré moi, vint me fermer les yeux.
Tout à coup de splendeur et de gloire éclatante,
Du céleste séjour une jeune habitante,
La houlette à la main, se montre devant moi :
« Humble fille des champs, dit-elle, lève-toi !
Du souverain des cieux l’ordre vers toi m’amène,
Geneviève est mon nom ; les rives de la Seine
Me virent comme toi conduire les troupeaux,
Quand du fier Attila les funestes drapeaux
Envoyaient la terreur aux deux bouts de la France ;
Ma voix, au nom du ciel, promit sa délivrance.
Le ciel veut par ton bras l’accomplir aujourd’hui.
Du trône des Français, va, sois l’heureux appui.
Le Dieu qui, des bergers empruntant l’entremise,
Jadis arma David et dirigea Moïse,
Dans les murs de Fierbois, au pied des saints autels,
Cacha depuis longtemps aux regards des mortels,
Le glaive qui, remis aux mains d’une bergère,
Doit briser les efforts d’une armée étrangère,
En secret éclairé par un avis des cieux,
Déjà Valois attend le bras victorieux,
Que suscite pour lui leur faveur imprévue.
Pleine du feu divin, va t’offrir a sa vue ;
.Marche : Orléans t’appelle au pied de ses remparts :
Marche, à ta voix l’anglais fuira de toutes parts,
Et le temple de Reims verra dans son enceinte,
Sur le front de ton roi, s’épancher l’huile sainte. »
L’immortelle à ces mots remonte dans les airs ;
Et moi, le cœur ému de sentiments divers,
Je m’éveille incertaine et n’osant croire encore
Au choix trop éclatant dont l’Éternel m’honore.   
Mais trois fois, quand la nuit ramène le repos,
Je vois les mêmes traits, j’entends les mêmes mots :
« Humble fille des champs, lève-toi, Dieu t’appelle ;
Au ciel, à ton pays, tremble d’être infidèle ! »
Je cède enfin ; je pars, respirant les combats.
Le frère de ma sœur accompagnait mes pas.
J’avais atteint le front des collines prochaines.....
Là, muette et pensive, à nos bois, à nos plaines,
Par un dernier regard, j’adressais mes adieux :
Et le toit paternel disparut a mes yeux.....
D’avigny.
N° 193. — Dévouement filial.

Le règne de la terreur avait ouvert  son ère de désolation. L’aurore, en ramenant le jour, n’apportait aux citoyens les plus innocents que le trouble et l’effroi. L’épouse pleurait d’avance son époux, la jeune fille priait pour sa mère, le fils alarmé pour la vie de son père allait recueillir dans la rue les fruits de la fureur populaire ; les jours de deuil étaient arrivés. On était en septembre, époque à jamais lugubre de la Révolution française. Des forcenés étaient accourus à la prison de l’Abbaye, et là, sans enquête, sans jugement, sans distinction d’âge, ni de sexe, ni de rang, ils égorgeaient les victimes tirées des sombres cachots sons le prétexte d’une heureuse délivrance. On appela le nom de M. de Sombreuil, ex-gouverneur des Invalides ; un vieillard se présente.   

Aussitôt, des rangs frémissants de la foule des spectateurs, sort une jeune fille, ange de beauté et de vertu. D’une main rendue forte par l’amour filial elle écarte les bourreaux, se jette au cou de son père, mouille de larmes ses cheveux blancs, et baise avec respect sa tête chérie. Les assassins veulent arracher le vieillard de ses bras : « Mais c’est mon père, dit-elle, je veux sa vie, je veux sa liberté.  Non, vous n’égorgerez pas un vieillard sans défense ; vous aurez compassion de son innocence et de mes larmes. Vous êtes encore fils sans doute : car vous êtes tous jeunes et robustes ; que  diriez vous si l’on voulait tuer vos mères ?… » Les sanglots empêchent la jeune fille de continuer, et des larmes brûlantes sillonent son visage. Le plus féroce des bourreaux s’écrie d’une voix rauque : « Allons ! que cette comédie finisse. Jeune fille, retire-toi. » Sublime d’indignation, Mlle de Sombreuil reprend : « Me retirer ! non, ne l’espérez pas, pour avoir sa vie, il vous faudra arracher la mienne ; vous n’arriverez à lui qu’après m’avoir percé le cœur. Inhumains ! vous ne connaissez et donc pas les plus doux sentiments de la nature : l’amour et la pitié. Non, vous n’êtes pas nés dans les rangs du peuple, car le peuple est bon ; vous vîtes le jour sous d’autres cieux, dans des antres sauvages, au milieu des tigres et des panthères, dont vous avez sucé le lait. Eh bien ! achevez votre horrible tâche ; massacrez le père et la fille, et l’histoire portera avec terreur vos noms à la postérité. Mais moi ! je vous pardonne. Frappez. » Elle dit, et son cou tendu se baisse comme pour s’offrir à la hache sanglante. Les septembriseurs émus, non par la pitié qu’ils ne connaissaient point, mais par l’héroïsme de la vertu, qui conserve en tous lieux son empire sur les hommes, hésitent et se regardent entre eux. Le plus jeune saisit un verre, le plonge dans la mare de sang qui inondait le pavé, le retire rempli d’une affreuse liqueur, et le présentant à la jeune fille : « Prends et bois à la santé de la Nation, dit-il rudement. » Mlle de Sombreuil accepte le verre d’une main tremblante, elle l’approche de ses lèvres : mais son cœur se soulève à l’odeur du sang humain : elle maîtrise cependant un mouvement d’horreur. « Et si je bois, s’écrie-t-elle, mon père aura la vie et la liberté ? » Les monstres secouent légèrement la tête. — « Vous le jurez. » — Ils lèvent machinalement la main.

Alors l’héroïque enfant, se tournant du côté de son père, pour puiser dans son regard une force surhumaine, vide d’un seul trait la coupe dégoûtante, la rejette avec dédain, essuie ses lèvres sur la main du jeune bourreau qui prend cet acte pour un remercîment, saisit son père par le bras, et l’entraîne, loin de ces lieux exécrables, aux acclamations de la foule attendrie.

Guyet.

N° 194. — Mort d’Abel.
Des nuages affreux, coupés d’affreux éclairs,
De leur voile funèbre enveloppaient les airs ;
Du bout de l’horizon, apportant le ravage,
Par degrés s’allongeaient les noirs flancs de l’orage :
Et des arbres brisés les longs gémissements,
Du tigre furieux les sourds rugissements,
Mêlés au bruit lointain d’un livide tonnerre,
Ensemble présageaient un grand crime à la terre.
Caïn, le cœur gonflé du poison des enfers,
Et d’une âcre sueur les membres tout couverts,
Appuyé sur sa bêche et regardant la foudre :
— « Grand Dieu ! tu tardes bien de me réduire en poudre !
Je suis las de la vie, ouvre-moi les tombeaux :
Vois mon sein presque nu sous de honteux lambeaux ;
Vois fumant de sueur mon bras opiniâtre
Fatiguer sans relâche une terre marâtre !
Ma femme… Ah ! la misère a desséché son sein,
Et mes fils affamés me demandent du pain.
Tu ne fais rien pour moi, tu fais tout pour mon frère,
Ses fils, l’amour de Dieu, la fierté d’une mère,
L’attendent, orgueilleux de leurs riches habits,
Et ne peuvent compter ses nombreuses brebis.
Quel opprobre pour moi ! s’il offre un sacrifice,
Sur lui descend du ciel la flamme protectrice ;
Et le ciel me renie ! et ses feux méprisants
Insultent mon autel et ses humbles présents !
Tremble, Abel ! oui, je veux, punissant la puissance,
Connaître un seul plaisir, celui de la vengeance. »
Il dit. Pour un moment le soleil se grossit,
Perce d’un trait de feu le ciel qui s’éclaircit,
Enchaîne tout à coup le vol de la tempête,
Et sur le front d’Abel un feu divin s’arrête.
Tu portes, fils d’Adam, sur ce front ingénu,
L’ineffable beauté que donne la vertu,
Et ton cœur te nourrit de cette sainte joie
Qu’à ses plus chers élus le Roi des cieux envoie.
Ta flûte harmonieuse, au son plus doux encor
Que le miel dont l’abeille embaume son trésor,
Ramène tes brebis, qui près de toi bondissent ;
Du bonheur de leur maître elles se réjouissent :
Et, tressaillant d’orgueil devant son bien-aimé,
La terre se revêt d’un voile parfumé,
Qui de tes pas sacrés garde et chérit l’empreinte,
Il aperçoit Caïn, et vole plein de crainte !
« Oh ! mon frère ! mon frère ! ah ! viens donc m’embrasser !
— Recule, vil serpent, tu viens pour m’enlacer !
— Mon frère, sauvons-nous des fureurs de l’orage.
— Lâche, va bien plutôt, sauve-toi de ma rage !
— Eh ! que t’ai-je donc fait ? veux-tu tous mes trésors ?
— Non, non, que le travail brise plutôt mon corps.
— Implore le Seigneur, ta moisson sera faite.
— Dieu, Dieu m’a rejeté comme je le rejette !
— Mais ta haine, mon frère, est un crime à ses yeux.
— Le crime est pour Adam qui nous fit malheureux.
— Misérable, tais-toi, tu blasphèmes ton père !...
— Traître ! toi m’insulter, tiens, ressens ma colère !… »
Caïn frappe du pied, lève un bras criminel,
Et sur le front d’Abel abat un coup mortel.
Il tombe !… juste Dieu ! pour son frère il t’implore,
Et son dernier regard lui pardonnait encore.
Les traits du meurtrier se chargent de pâleur,
Dans tout son corps s’agite un frisson de stupeur ;
Son bras sanglant frémit, ses terreurs le suffoquent ;
Son regard reste fixe, et ses dents s’entre-choquent ;
Et d’horreur ses cheveux se sont tous hérissés :
Comme un faisceau d’épis ses remords sont pressés.
Soudain l’orage éclate au bruit d’un noir tonnerre ;
Sa mère appelle : ô Dieu ! c’est la voix de sa mère !
« Viens, viens, ô mon cher fils ! ramène mon Abel !
Fuyez tous deux, fuyez la tempête du ciel. »
Caïn reste plonge dans un affreux silence ;
Sa mère étend les bras, vers sa mère il s’élance !
Soudain pâlit, recule, et tremble a cette voix ;
Et, poussant un grand cri, se plonge au fond des bois.
Mollevault.
N° 195 à 198. — Vision de Charles XI.

Charles XI, père du fameux Charles XII, était l’un des monarques les plus despotiques, mais l’un des plus sages qu’ait eus la Suède. Il restreignit les privilèges monstrueux de la noblesse, abolit la puissance du sénat, et fit des lois de sa propre autorité ; en un mot, il changea la constitution du pays, qui était oligarchique avant lui, et força les États à lui confier l’autorité absolue. C’était d’ailleurs un homme éclairé, brave, d’un caractère inflexible, froid, positif, entièrement dépourvu d’imagination.

Il venait de perdre sa femme Ulrique Éléonore.

Quoique sa dureté pour cette princesse eut, dit-on, hâté sa fin, il l’estimait, et parut plus touché de sa mort qu’on ne l’aurait attendu d’un cœur aussi sec que le sien. Depuis cet évènement, il devint encore plus sombre et plus taciturne qu’auparavant, et se livra au travail avec une application qui prouvait un besoin impérieux d’écarter des idées pénibles.

À la fin d’une soirée d’automne, il était assis, en robe de chambre et en pantoufles, devant un grand feu allumé dans son cabinet, au palais de Stockholm. Il avait auprès de lui son chambellan, le comte Brahé, qu’il honorait de ses bonnes grâces, et le médecin Baumgarten, qui, soit dit en passant, tranchait de l’esprit fort, et voulait que l’on doutât de tout, excepté de la médecine. Ce soir là, il avait fait venir pour le consulter sur je ne sais quelle indisposition. La soirée se prolongeait, et le roi, contre sa coutume, ne leur faisait pas sentir, en leur donnant le bonsoir, qu’il était temps de se retirer. La tête baissée, et les yeux fixés sur les tisons, il gardait un profond silence, ennuyé de sa compagnie, mais craignant, sans savoir pourquoi, de rester seul. Le comte Brahé s’apercevait bien que sa présence n’était pas fort agréable, et déjà plusieurs fois il avait exprimé la crainte que Sa Majesté n’eût besoin de repos. Un geste du roi l’avait retenu à sa place. A son tour, le médecin parla du tort que les veilles font à la santé ; mais Charles lui répondit entre ses dents : « Restez. je n’ai pas envie de dormir. »

Alors on essaya différents sujets de conversation, qui s’épuisaient tous à la seconde ou troisième phrase. Il paraissait évident que Sa Majesté était dans une de ses humeurs noires, et, en pareille circonstance, la position d’un courtisan est bien délicate. Le comte Brahé, soupçonnant que la tristesse du roi provenait de ses regrets sur la perte de son épouse, regarda quelque temps le portrait de la reine suspendu dans le cabinet, puis il s’écria avec un grand soupir : « Que ce portrait est ressemblant ! voilà bien cette expression à la fois si majestueuse et si douce !… »

« Bah ! » répondit brusquement le roi, qui croyait entendre un reproche toutes es fois qu’on prononçait devant lui le nom de la reine, « ce portrait est trop flatté ! la reine était laide. » Puis, fâché intérieurement de sa dureté, il se leva et fit un tour dans la chambre pour cacher l’émotion dont il rougissait, Il s’arrêta devant la fenêtre qui donnait sur la cour. La nuit était sombre et la lune ne paraissait pas.

Le palais où résident aujourd’hui les rois de Suède n’était pas encore achevé, et Charles XI, qui l’avait commencé, habitait alors l’ancien palais situé à la pointe du Ritterholm, qui regarde le lac Mœler : c’est un grand bâtiment en forme de fer à cheval.

Le cabinet du roi était à l’une des extrémités, et à peu près en face se trouvait, la grande salle où s’assemblaient les États, quand ils devaient entendre quelque communication de la couronne.

Les fenêtres de cette salle semblaient en ce moment éclairées d’une vive lumière : cela parut étrange au roi ; il supposa d’abord que cette lueur était produite par le flambeau de quelque valet. Mais qu’allait-on faire dans une salle qui depuis longtemps n’avait pas été ouverte ? D’ailleurs la lumière était trop éclatante pour venir d’un seul flambeau. On aurait pu l’attribuer à un incendie ; mais on ne voyait point de fumée, les vitres n’étaient pas brisées, nul bruit ne se faisait entendre ; tout annonçait plutôt une illumination d’apparat.

Charles regarda ces fenêtres quelque temps sans parler. Cependant le comte Brahé, étendant la main vers le cordon d’une sonnette, se disposait à sonner un page pour l’envoyer reconnaître la cause de cette singulière clarté ; mais le roi l’arrêta : « Je veux aller moi-même dans cette salle. » dit-il. En achevant ces mots, on le vit pâlir, et sa physionomie exprimait une espèce de terreur religieuse. Pourtant il sortit d’un pas ferme ; le chambellan et le médecin le suivirent, tenant chacun une bougie allumée.

Le concierge qui avait la charge des clefs, était déjà couché. Baumgarten alla le réveiller, et lui ordonna, de la part du roi, d’ouvrir sur-le-champ la porte de la salle des États. La surprise de cet homme fut grande à cet ordre inattendu ; il s’habilla à la hâte, et joignit le roi avec son trousseau de clefs. D’abord il ouvrit la porte d’une galerie qui servait d’antichambre ou de dégagement à la salle des Etats. Le roi entra, mais quel fut son étonnement en voyant les murs entièrement tendus de noir !

« Qui a donné l’ordre de faire tendre ainsi cette salle ! » demanda-t-il d’un ton colère. — « Sire, personne que je sache, répondit le concierge tout troublé, et la dernière fois que j’ai fait balayer la galerie, elle était lambrissée de chêne comme elle l’a toujours été… Certainement ces tentures-là ne viennent pas du garde-meuble de Votre Majesté ; » et le roi, marchant d’un pas rapide, était déjà parvenu à plus des deux tiers de la galerie. Le comte et le concierge le suivaient de près ; le médecin Baumgarten était un peu en arrière, partagé entre la crainte de rester seul, et celle de s’exposer aux suites d’une aventure qui s’annonçait d’une façon assez étrange.

« N’allez pas plus loin, Sire, » s’écria le concierge. « Sur mon âme, il y a de la sorcellerie là-dedans. À cette heure et depuis la mort de la reine, votre gracieuse épouse…, on dit qu’elle se promène dans cette galerie… Que Dieu nous protège ! »

« Arrêtez, Sire, s’écriait le comte de son coté. N’entendez-vous pas ce bruit étrange, qui part de la salle des États ? Qui sait à quels dangers Votre Majesté s’expose ! »

« Sire, disait Baumgarten, dont une bouffée de vent venait d’éteindre la bougie, permettez du moins que j’aille chercher une vingtaine de vos trabans. »

« Entrons, » dit le roi d’une voix ferme, en s’arrêtant devant la porte de la grande salle ; « et toi, concierge, ouvre vite cette porte. » Il la poussa du pied, et le bruit, répété par l’écho des voûtes, retentit dans la galerie comme un coup de canon.

Le concierge tremblait tellement, que sa clef battait la serrure sans qu’il put parvenir à la faire entrer. « Un vieux soldat qui tremble ! dit Charles, en haussant les épaules. Allons, comte, ouvrez-nous cette porte. »

« Sire, répondit le comte en reculant d’un pas, que Votre Majesté me commande de marcher à la bouche d’un canon danois ou allemand, j’obéirai sans hésiter ; mais c’est l’enfer que vous voulez que je défie. »

Le roi arracha la clef des mains du concierge. « Je vois bien, dit-il d’un ton de mépris, que ceci me regarde seul ; » et avant que sa suite eut pu l’en empêcher, il avait ouvert l’épaisse porte de chêne, et était entré dans la grande salle, en prononçant ces mots : « Avec l’aide de Dieu. » Ses trois acolytes, poussés par la curiosité, plus forte que la peur, et peut-être honteux d’abandonner leur roi, entrèrent seuls avec lui.

La grande salle était éclairée par une infinité de flambeaux. Une tenture noire avait remplacé l’ancienne tapisserie à personnages. Le long des murailles paraissaient disposés en ordre, comme à l’ordinaire, des drapeaux allemands, danois ou moscovites, trophées des soldats de Gustave-Adolphe ; on distinguait, au milieu, des bannières suédoises couvertes de crêpes funèbres.

Une assemblée immense couvrait les bancs. Les quatre ordres de l’État siégeaient chacun à son rang ; tous étaient habillés de noir, et cette multitude de faces humaines, qui paraissait immense sur un fond sombre, éblouissait tellement les yeux, que des quatre témoins de cette scène extraordinaire, aucun ne put trouver dans cette foule une figure connue.

Sur le trône élevé, d’où le roi avait coutume de haranguer l’assemblée, ils virent un cadavre sanglant, revêtu des insignes de la royauté. A sa droite, un enfant, debout et la couronne en tête, tenait un sceptre à la main : à sa gauche, un homme âgé, ou plutôt un autre fantôme, s’appuyait sur le trône. Il était revêtu du manteau de cérémonie que portaient les anciens administrateurs de la Suède, avant que Wasa en eût fait un royaume. En face du trône, plusieurs personnages d’un maintien grave et austère, revêtus de longues robes noires, et qui paraissaient être des juges, étaient assis devant une table couverte de grands in-folio et de parchemins. Entre le trône et la salle, il y avait un billot couvert d’un crêpe noir, et une hache reposait auprès.

Personne, dans cette assemblée surhumaine, n’eut l’air de s’apercevoir de la présence de Charles, et des trois personnes qui l’accompagnaient. A leur entrée, ils n’entendirent d’abord qu’un murmure confus au milieu duquel l’oreille ne pouvait saisir des mots articulés ; puis, le plus âgé des juges en robe noire, celui qui paraissait remplir les fonctions de président, se leva, et frappa trois fois de la main sur un in-folio ouvert devant lui : aussitôt il se fit un profond silence ; quelques jeunes gens de bonne mine, habillés richement, et les mains liées derrière le dos, entrèrent dans la salle par une porte opposée à celle que venait d’ouvrir Charles XI ; ils marchaient la tête haute et le regard assuré. Derrière eux, un homme robuste, revêtu d’‘un justaucorps d’acier brun, tenait le bout des cordes qui leur liait les mains. Celui qui marchait le premier, et qui semblait être le plus important des prisonniers, s’arrêta au milieu de la salle, devant le billot, qu’il regarda avec un dédain superbe. En même temps, le cadavre parut trembler d’un mouvement convulsif et un sang pur et vermeil coula de sa blessure. Le jeune homme s’agenouilla - tendit la tête : la hache brilla dans l’air, et retomba aussitôt avec bruit. Un ruisseau de sang jaillit jusque sur l’estrade, et se confondit avec celui du cadavre ; et la tête, bondissant plusieurs fois sur le pavé rougi, roula jusqu’aux pieds de Charles, qu’elle teignit de sang.

Jusqu’à ce moment, la surprise l’avait rendu muet ; mais à ce spectacle horrible, sa langue se délia, il fit quelques pas vers l’estrade, et, s’adressant à cette figure revêtue du manteau d’administrateur, il prononça hardiment la formule bien connue : « Si tu es Dieu, parle, si tu es de l’autre monde, laisse-nous en paix. »

Le fantôme lui répondit lentement et d’un ton solennel : « Charles roi ! ce sang ne coulera pas sous ton règne… (ici la voix devint moins distincte) ; mais cinq règnes après, malheur, malheur au sang de Wasa ! »

Alors les formes des nombreux personnages de cette étonnante assemblée commencèrent à devenir moins nettes, et ne semblaient déjà plus que des ombres colorées ; bientôt elles disparurent tout à fait, les flambeaux fantastiques s’éteignirent, et ceux de Charles et de sa suite n’éclairèrent plus que les vieilles tapisseries, légèrement agitées par le vent. On entendit encore pendant quelques temps un bruit assez mélodieux, que l’un des témoins compara au murmure du vent dans les feuilles, et un autre, au son que rendent des cordes de harpe, en cassant au moment où l’on accorde l’instrument. Tous furent d’accord sur la durée de l’apparition, qu’ils jugèrent avoir été d’environ dix minutes.

Les draperies noires, à tête coupée, les flots de sang qui teignaient le plancher, tout avait disparu avec les fantômes : seulement la pantoufle de Charles conserva une tache rouge, qui lui aurait suffi pour lui rappeler les scènes de la nuit, si elles n’avaient pas été trop bien gravées dans sa mémoire.

Maintenant, si l’on se rappelle la mort de Gustave III, et le jugement d’Ankastrom, son assassin, on trouvera plus d’un rapport    entre    cet    événement et les circonstances de cette singulière prophétie.

Le jeune homme décapité en présence des États aurait désigné Ankastrom.

Le cadavre couronné serait Gustave III.

L’enfant, son fils et son successeur. Gustave-Adolphe IV.,

Le vieillard enfin serait le duc de Sudermanie, oncle de Gustave IV, qui fut régent du royaume -puis enfin roi, après la déposition de son neveu.

P. Mérimée.

N° 199. — L’Aéronaute Harris.

Déjà le peuple est rassemblé ; de toutes parts, la foule se presse, avide d‘un spectacle hasardeux, et par cela même plus attrayant. L’aérostat va s’élever dans les airs ; c’est Harris qui le monte. Ancien officier de marine, il avait parcouru toutes les mers et affronté bien des tempêtes ; habitué aux dangers par sa vie aventureuse, il ose braver un élément plus perfide encore, et que l’industrie humaine n’a pas su dompter. Encouragé par un grand nombre de succès, il est devenu plus téméraire, et néglige les précautions que la prudence aurait exigées. L’intrépide voyageur se préparait à quitter la terre, lorsque tout à coup une jeune fille s’avance, et, d’un air timide, le supplie de la prendre pour compagne ; Harris, charmé de cette preuve de courage, s’empresse d’accueillir les vœux de la jeune fille. Miss Jeanne Storks, la joie peinte sur le visage, monte dans la nacelle, et, malgré les battements répétés de son cœur, s’assied courageusement à coté de son conducteur.

Aussitôt les câbles sont coupés ; les voyageurs s’élèvent dans les airs. Peu à peu la terre diminue, les objets s’effacent ; respirant un air plus pur, ils s’imaginaient monter vers les cieux. Leur âme prend un nouvel essor, oubliant les objets terrestres et leur vaine frivolité, ils ne pensent plus qu’au souverain créateur de ces astres immenses qui errent s au dessus de leurs têtes. Ils sont à quelques pieds du sol, et les hommes ont disparu ; les ouvrages de leur orgueil, ces édifices qui s’élèvent fièrement dans les airs, ne paraissent que comme un point au milieu des espaces.

Mais pendant que l’âme des voyageurs est occupée de ces grandes pensées, tout a coup un bruit extraordinaire se fait entendre : au même moment, le ballon commence à descendre avec la rapidité de la flèche. « Nous sommes perdus, » s’écrie Harris. En effet, sans qu’ils s’en aperçussent, une ouverture avait laissé échapper le fluide subtil qui les soutenait ; mais accoutumé aux dangers, l’aéronaute ne perd pas courage, et fait d’incroyables efforts pour sauver sa compagne : soins inutiles ! Le ballon, emporté par son propre poids, se précipite avec une vélocité effrayante. La jeune fille, pour laquelle ces cris, ces dangers, cette chute rapide, tout est nouveau, se livre au désespoir ; elle s’attache aux câbles en poussant des gémissements convulsifs. Arrivé près de la terre, le ballon tombe avec une rapidité nouvelle ; la nacelle se brise contre les branches d’un arbre élevé. Harris, tout sanglant, mutilé, déchiré, paie de sa vie son audacieuse entreprise. La jeune fille, que la terreur a privée de sentiment, a cessé depuis quelques moments de lutter contre la mort ; elle tombe avec les débris de la nacelle, et sa chute, que ses vêlements ont rendue plus légère, la ravit à une mort certaine.

Anonyme.

N° 200. — Kenneth et Conrad.

Les prêtres, après une prière solennelle pour que Dieu accordât la victoire à la cause de la justice, sortirent de l’arène. Les trompettes d’Angleterre sonnèrent une fanfare, et un héraut d’armes, s’avançant à côté du chevalier écossais, s’écria à haute voix : « Voici le bon chevalier sir Kenneth d’Écosse, champion de Richard, roi d’Angleterre, qui accuse Conrad, marquis de Montserrat, de trahison lâche et déshonorante envers le dit roi. »

Lorsque ces mots, Kenneth d’Écosse, eurent annoncé quel était le champion qui se présentait dans la lice (car jusqu’alors on ignorât généralement son nom), des acclamations bruyantes et joyeuses partirent du sein de la tente de Richard ; et quoique l’ordre du silence eût été réitéré plusieurs fois, à peine permirent-elles d’entendre la réponse du marquis de Montserrat. Comme de raison il protesta de son innocence, et déclara qu’il était prêt à la prouver par le combat, au péril de son corps. Les écuyers des combattants s’approchèrent alors de leurs maîtres, leur remirent leur lance, et leur attachèrent leur bouclier autour du cou, afin qu’ils eussent les deux mains libres, l’une pour tenir la bride de leur cheval, l’autre pour diriger leur lance.

Le bouclier du chevalier écossais montrait ses armoiries ordinaires, un léopard ; mais il y avait ajouté un collier et une chaîne de fer brisée, par allusion à sa captivité. Celui du marquis portait une montagne escarpée qui rappelait son titre : monte Serrato ; Chacun d’eux brandit sa lance comme pour en reconnaître le poids et la force, et la mît en repos. Les parrains, les hérauts, et les écuyers se retirèrent en face l’un de l’autre, la lance en arrêt, la visière de leur casque baissée, si bien couverts par leur armure qu’ils ressemblaient plutôt à des statues de fer qu’à des êtres de chair et de sang. Le silence de l’attente devint alors général ; on respirait plus péniblement, et l’on n’entendait d’autre bruit que celui des hennissements et des trépignements des deux nobles coursiers, qui semblaient prévoir ce qui allait se passer, et montraient une impatience de s’élancer dans la carrière.

Les deux champions restèrent ainsi environ trois minutes. Alors, à un signal donné par le soudan, cent instruments firent retentir l’air de sons guerriers, et les deux chevaliers lâchant la bride et faisant sentir l’éperon à leur monture, les coursiers partirent au grand galop, et les champions se rencontrèrent au milieu de la lice avec un choc semblable à celui du tonnerre. La victoire ne fut pas douteuse, elle ne le fut pas un instant. A la vérité, Conrad se montra bon guerrier ; car il dirigea sa lance avec tant d’adresse et de force qu’elle frappa au milieu du bouclier de son adversaire, et se brisa en morceaux jusqu’à son gantelet. Le cheval de sir Kenneth recula de deux ou trois pas, et tomba sur ses hanches ; mais son cavalier le releva aisément en serrant les rênes. Conrad eut un destin tout différent. La lance du chevalier écossais, traversant son bouclier, une plaque d’acier de Milan, qui lui servait de cuirasse, et une cotte de mailles qu’il portait par-dessous, lui était entrée profondément dans la poitrine, l’avait renversé de cheval, et s’était brisée, laissant un tronçon dans la blessure.

Walter Scott.   

201. —  Girardin.

Il existe à Domrémy, près de Vaucouleurs, en Lorraine, une maison de modeste apparence qui n’attire les regards par aucun ornement extérieur, et qui ne se distingue des habitations voisines que par la couleur plus sombre qu’elle doit à son ancienneté.

Cependant les jeunes filles du village la saluent en passant ; quand les jeunes garçons la contemplent, leurs yeux brillent d’enthousiasme ; les vieillards la montrent à leurs enfants en versant des larmes d’attendrissement, et les voyageurs s’inclinent avec respect devant cet humble toit ; c’est la maison de Jeanne d’Arc. Elle appartenait, il y a quelques années, à un paysan nommé Girardin, qui la regardait avec raison comme son plus précieux héritage, et qui en était aussi fier que du plus riche domaine de la couronne.

En 1817, un Anglais fort riche, voyageant en France, se détourna de plusieurs lieues pour visiter cette maison. Girardin, qui était toujours prêt à en faire les honneurs aux étrangers, se fit un plaisir de la lui montrer dans le plus grand détail : « Voilà, disait-il d’après des traditions qu’il regardait comme certaines, voilà la chambre où couchait Jeanne d’Arc ; voici celle de son père, celle de ses sœurs. C’est par cette porte qu’elle sortait avec son troupeau. » Puis, faisant quelques pas dans la cour : « Voyez-vous, disait-il, là-bas cette colline ?  C’est là que saint Michel lui apparut, et lui révéla sa destinée. Nous avons encore, dans le village, des poltrons qui croient qu’il y revient des esprits ;mais ces esprits-là ne me font pas peur, à moi :ils ne peuvent que nous porter bonheur. » L’Anglais, après avoir tout vu, conçut le désir de posséder ce petit domaine, non pour l’habiter et pour y rendre une espèce de culte à l’héroïne française, mais par un simple motif de vanité, et afin de pouvoir dire à ses amis en Angleterre : « Je suis propriétaire de la maison de Jeanne d’Arc. » Il ne doutait pas que le paysan ne saisit avec plaisir l’occasion de la vendre un bon prix, et plein de cette confiance, il lui dit sans préambule : « Mon brave homme, combien voulez-vous de votre maison ? » Girardin était si loin de s’attendre à cette question, qu’il crut d’abord avoir mal entendu ; mais l’Anglais ayant répété sa phrase dans les mêmes termes, il lui répondit qu’il n’avait point l’intention de la vendre. « Pourquoi donc ? dit l’Anglais. — Pourquoi ? C’est que je me trouve bien ici, et que l’air de cette  maison est nécessaire à ma  santé. Croyez-vous  que pour être un pauvre paysan, on ait moins d’honneur et de patriotisme qu’un autre ? Tout ignorant que je suis, je sais ce que valait Jeanne d’Arc, ce qu’elle a fait pour son pays ; et dans

ce village où nous l’aimons tous comme si nous l’avions connue, où les enfants savent son histoire avant d’apprendre à lire, je passerais pour un lâche et pour un traître, si je vendais la maison d’où

elle est partie pour sauver la France. » Maigre la chaleur avec laquelle Girardin prononça ces dernières paroles, l’Anglais crut que ce zèle ardent pour Jeanne d’Arc et pour la France n’était qu’une ruse adroite, destinée à faire payer la propriété un peu plus cher ; il ne pouvait croira qu’un villageois, qui avait à peine de quoi vivre, préférât des souvenirs historiques à une forte somme d’argent comptant. « Mais, reprit-il - si je vous en offrais trois cents guinées ? — D’abord, je ne comprends rien à vos guinées. — Cela ferait trois cents louis, et plus. — Eh bien je vous dirais : Gardez vos trois cents louis, et laissez-moi ma maison. — Quatre cents ce louis ? — Non. — Cinq cents louis ? » dit l’anglais, enchérissant à chaque instant, avec cette obstination particulière à ses compatriotes, qui sacrifient souvent une partie de leur fortune à une bizarre fantaisie. « Six cents louis ! sept cents louis ! — « Non, non, mille fois non. Je ne la vendrais pas à un Français, à mon intime ami, qui m’en supplierait à genoux ; ce n’est pas pour la donner à un étranger, et surtout à un Anglais. — Ah ! je vois, vous nous tenez toujours rancune. — Ce n’est pas de la rancune, c’est de l’indignation, l’avoir lait brûler vive, après l’avoir condamnée comme sorcière ! Quant j’y pense, je suis d’une colère ! c’est comme si cela s’était passe hier, et je ne sais ce qui m’empêche de la venger sur tous les Anglais que je rencontre. » A ces mots, l’intrépide acheteur ne put s’empêcher de reculer de deux pas ; mais reprenant bientôt courage : « Pardonnez-moi, brave homme, dit-il à Girardin, on voit bien que vous n’avez pas lu l’histoire ; car vous sauriez que si Jeanne d’Arc a été prise par les Anglais à Compiègne, le tribunal qui l’a condamnée à Rouen était presque entièrement composé de français ; et si vous aviez consulté les chroniques… — Laissez-moi, avec vos chroniques ; je m’en soucie autant que de vos guinées ; et quant à l’histoire, je ne me pique point de la savoir ; ce que je sais, c’est que je veux mourir ici malgré votre or, entendez-vous ? Vous êtes venu pour voir ma maison, vous l’avez vue ; vous voulez me l’acheter, je ne veux pas vous la vendre : il ne me reste plus qu’à vous prier d’en sortir. » L’Anglais vit alors qu’il fallait lever le siège de la place, et partit en déguisant, sous un sourire insignifiant, la mauvaise humeur qu’il éprouvait.

Quelque temps après cette conversation, Girardin était un soir assis sur un banc, devant sa maison, et, en causant avec quelques vieux amis, il goûtait les charmes d’une belle soirée d’été. Le soleil, qu’on ne voyait plus, colorait encore quelques nuages qui voltigeaient sur le sommet de la colline ; les teintes de pourpre et d’or ne s’affaiblissaient que par degrés insensibles, et la lumière se relirait lentement, comme un ami qui craint de nous affliger par un brusque départ. Le silence commençait à régner avec la nuit, et l’on n’entendait plus dans la campagne que le bruit lointain de quelques chariots, lorsque l’attention du vieillard fut attirée par le pas d’un cheval qui s’avançait au galop.

Bientôt un cavalier se présente : « Au nom du roi, dit-il, je voudrais parler au sieur Girardin. » Aussitôt un grand nombre de paysans, autant par curiosité que par politesse, conduisent l’étranger vers le respectable vieillard. « Girardin, dit le cavalier, après avoir mis pied à terre, le roi a su que vous aviez refusé de vendre votre maison à un Anglais ;  il a voulu vous récompenser ; mais ce n’est point de l’argent qu’il vous envoie ; il sait que vous ne  tenez pas plus à celui de France qu’à celui d’Angleterre : il m’a chargé de vous apporter la croix d’Honneur. Recevez-la, Girardin : qu’elle brille à la boutonnière du vieillard de Domrémy. Les guerriers qui l’ont gagnée sur le champ de bataille ne l’ont pas mieux méritée ; car il faut autant de courage pour mépriser la fortune que pour braver la mort. »

Filon.

N° 202. — Le plus beau jour d’Alexandre Ier.

Vers la fin de l’année 1825, le tsar de Russie, Alexandre 1er, se rendait en Crimée, où il devait mourir, et traversait dans toute sa longueur la partie de l’Europe soumise à son sceptre, comme pour mesurer sa puissance au moment de la quitter. Il parcourait tantôt de vastes champs de blé, tantôt d’immenses plaines de sables, dans lesquelles son regard se perdait. Des forets de bouleaux, quelques ruisseaux desséchés, et des fleuves d’une admirable limpidité étaient les seuls accidents qui vinssent couper la monotonie de la route. Les habitations étant placées à une grande distance les unes des autres, le prince faisait quelquefois plusieurs lieues sans rencontrer un être vivant ; on eût dit que ses sujets s’étaient retirés, et ne lui avaient laissé qu’un désert à gouverner. Il paraissait triste, et tournait souvent les yeux en arrière, sur le chemin de Saint-Pétersbourg, soit qu’il fût accablé par l’ennui d’un si long voyage, soit qu’il éprouvât quelque malaise physique et qu’il fût agité d’un sinistre pressentiment. Cependant sa tristesse semblait se dissiper, lorsqu’aux approches de quelque village, il voyait les paysans sortir de leurs maisons de bois et se porter en foule à sa rencontre ; il se plaisait à regarder ces hommes à longue barbe, portant pour la plupart une grande robe bleue, serrée autour du corps par une ceinture rouge ; ces femmes dont le costume oriental brille de l’éclat des plus vives couleurs, et ces jeunes filles russes, qui, placées aux frontières de l’Europe et de l’Asie, ont dans le regard et le maintien un singulier mélange d’indolence et de vivacité. A l’aspect de toute cette population qui manifestait sa joie par des paroles retentissantes et des gestes passionnés, l’empereur sortait de sa rêverie, et le sourire reparaissait sur ses lèvres ; mais, quelques verstes après le village, le silence recommençait avec le désert, et Alexandre retombait dans sa mélancolie habituelle.

Un jour qu’il était parti de bonne heure (car il dormait à peine, et paraissait pressé d’atteindre le but de son voyage), il arriva, sans être attendu, dans un petit village situé sur les bords du Dniepr. Tout le hameau était en rumeur et les habitants se pressaient en foule à la porte d’une seule maison : Alexandre fit demander la cause de ce mouvement extraordinaire ; on vint lui dire qu’un pauvre paysan était mort depuis vingt-quatre heures, et que tout le village allait lui rendre les derniers devoirs. L’empereur, qui avait déjà été reconnu et salué des plus vives acclamations, voulut mettre pied à terre et prendre part à l’affliction de ses sujets, il entre dans la cabane : le mort était sur son lit, et semblait dormir ; sa femme était immobile à son chevet, s’efforçant de contenir la plus grande couleur que l’âme puisse supporter sans se briser. Quelques minutes avant l’entrée du prince, elle avait eu assez de courage pour s’acquitter envers son époux d’un dernier et terrible devoir : elle avait, suivant la coutume du pays, lavé la figure et les mains de celui qui n’était plus, elle lui avait elle-même fermé les yeux et croisé les bras sur la poitrine. Les parents et les amis du défunt lui avaient adressé les derniers adieux, et ces questions naïves que les paysans russes font, d’après d’antiques traditions, à celui dont ils vont se séparer : « D’où vient, lui disent-ils, que tu  nous a abandonnés ? étais-tu donc malheureux sur cette terre ? ta femme n’était-elle point douce et belle ? pourquoi donc l’as-tu quittée ?… » Le mort allait être déposé dans le cercueil, avec des feuilles de genièvre et quelques fleurs dont les habitants du Nord parfument la dernière demeure de l’homme. En ce moment, l’empereur entre : après avoir regardé avec attention ce corps qui allait être dérobé pour toujours aux regards de ses amis, il croit remarquer en lui quelque signe de vie. Aussitôt il fait appeler un médecin anglais qu’il avait à sa suite, il lui ordonne de vérifier si la mort est réelle : le docteur approche des narines du paysan une liqueur spiritueuse, et bientôt un léger soupir paraît sortir de sa poitrine. « Il vit, dit l’empereur, femme, vous ne serez point veuve. Enlevez tous ces objets funèbres, dont l’aspect l’épouvanterait à son réveil. » Le médecin continuait ses remèdes, et, à chaque instant, on voyait la vie reparaître par degrés sur le visage du paysan. « Qu’on l’approche de la fenêtre, a dit Alexandre : l’air et le soleil achèveront ce que nous avons commencé. » En effet, à peine un rayon de lumière a-t-il réchauffé ce front glacé, qu’aussitôt on voit s’ouvrir ces paupières qui semblaient fermées pour jamais, et l’on entend une voix encore faible murmurer : « O mon Dieu ! ma femme ! où suis-je ? » Sa femme était déjà dans ses bras ; car l’empereur s’était placé derrière avec le docteur et toute sa suite, afin que le réveil de cet homme fut plus doux, et que ses yeux, en se rouvrant, ne vissent que le ciel et ce qu’il avait le plus aimé sur la terre. Alexandre sortit bientôt de cette chaumière où il avait apporté la vie ; il disait à ceux de sa suite : « Voilà mon plus beau jour. » Le peuple le comblait de bénédictions, et se prosternait devant lui, en criant mille fois : « Vive Alexandre !  vive le prince qui rend la vie à ses sujets ! Dieu lui donne de longs jours ! »

Ce vœu ne devait point s’accomplir : deux mois après, l’ empereur descendit dans la tombe, et le deuil de cinquante millions d’hommes ne put le ranimer.

Filon.

N° 203. — Athènes sauvée par la poésie.

Des clameurs plaintives troublent les airs ; Athènes vient d‘apprendre son sort. Quel triste spectacle ! de farouches soldats inondent les lieux où commanda Thémistocle, et portent leurs mains profanes sur les merveilles des arts. Les femmes tremblantes se précipitent dans les temples ; les enfants répondent par des cris aux gémissements de leurs mères ; l’épouse se jette, pour mourir, entre les bras de son époux ; le vieillard, ranimant ses forces épuisées, se traîne lentement au pied des autels où il veut expirer. En vain le jeune homme saisit sa lance et la brandit d’un ton menaçant ; bientôt sa tête retombe sur sa poitrine ; quelques larmes coulent de ses yeux. Tout est fini pour Athènes : il ne reste plus à ses citoyens qu’une impuissante douleur.

Quoi ! impitoyable Lysandre, tu pourrais détruire une ville à laquelle la Grèce doit son salut ! As-tu donc oublié que Miltiade et Thémistocle furent Athéniens ? N’entends-tu pas les cris de ces malheureux, dont le seul crime est d’avoir été vaincus ? Que dis-je ? au milieu d’un festin, entouré des chefs de son armée, Lysandre célèbre sa victoire : l’un voulait que les habitants d’Athènes fussent faits esclaves, et qu’on repeuplât la ville avec une colonie lacédémonienne ; un autre déclara qu’il était de l’intérêt de Sparte de passer tous les citoyens au fil de l’épée, sans distinction d’âge ni de sexe, de raser les murs et de semer du sel sur les ruines. Lysandre applaudit ; tous les convives l’imitèrent ; les échansons remplirent les coupes, et l’on fit de nouvelles libations à la gloire de Lacédémone, les voûtes de la salle retentirent de la plus bruyante allégresse. Bientôt un Phocéen reçoit l’ordre d’amuser les convives par ses chants mélodieux. Le jeune Orphée prend sa lyre ; il promène légèrement ses doigts sur les cordes, et en tire des accords dignes d’Apollon lui- même ; sa voix, qu’il marie au son de l’instrument, avait quelque chose de touchant et de doux qui allait au cœur : chacun se tait, et d’un ton plaintif, il chanta les malheurs d’Electre.

CHŒUR D’ELECTRE.

Où porter mes pas errants ? Irai-je implorer un asile de la commisération de mes bourreaux ? Seule, délaissée de la nature entière, j’ai tout perdu. Que ne puis-je expirer ! du moins, je ne survivrais pas au roi des rois ; je ne verrais pas ses assassins, maîtres de mes trésors, souiller la demeure de mes ancêtres. Hélas ! hélas ! que je suis malheureuse ! Chassée ignominieusement du palais où je passai mon enfance, dépossédée de l’héritage de mes pères, je me vois réduite à la condition d’esclave ! Fille d’un roi puissant, issu lui-même d’une race illustre, entourée de serviteurs attentifs à mes moindres volontés, je recevais l’hommage des peuples et des grands. Hélas ! que suis-je maintenant : l’épouse d’un mercenaire.

Je gémis : pauvre et délaissée, je me consume dans les larmes ; je n’ose regarder fixement la lumière du soleil ; l’opprobre et la honte pèsent sur moi, et les cruelles Parques ne tranchent pas le fil de mes jours ! Malheureuse ! je vis, et c’est pour voir mes ennemis vainqueurs insulter à mon ignominie ! je vis, et chaque instant voit s’accroître mes douleurs ! Adieu, gloire, honneurs : vous n’êtes plus faits pour la fille d’Agamemnon.

Ah ! chère ombre de mon père, j’implore ton secours : vois l’état où la coupable Clytemnestre a réduit ta fille chérie ; viens la défendre des fureurs de sa mère ; viens venger par le meurtre du coupable ta maison déshonorée : Dieux protecteurs de la vertu, lancez vos foudres vengeresses sur ce couple criminel ! puissent-elles les réduire en poudre ! puissent les Furies s’attacher à leurs pas ! puisse l’ infâme Egisthe endurer des tourments plus cruels mille fois que ceux de Tantale ou de Prométhée !

Hélas ! exilé loin de ces bords, mon cher Oreste, tu n’entends pas mes plaintes ! Si tu étais présent, tu pourrais défendre ta sœur infortunée ; nous nous consolerions ensemble : mais seule, abandonnée, je pleure, et personne ne vient essuyer mes larmes ; je gémis, et aucun ami ne me console : le vent emporte mes plaintes ; mais elles iront peut-être jusqu’au séjour des dieux vengeurs du crime et de la cruauté !

Il dit : Lysandre, les yeux attachés sur le jeune musicien, ne laisse échapper aucun de ses harmonieux accords ni de ses allusions douloureuses : iraient-ils jusqu’à son cœur ? pourraient-ils le fléchir ? Déjà la sombre sévérité qui ridait son front a disparu : les larmes involontaires coulent de ses yeux, et dans les larmes, il sent je ne sais quel plaisir inconnu. Les Lacédémoniens se regardaient les uns les autres, étonnés de sentir la clémence s’insinuer dans leur âme. Le rapprochement des malheurs d’Electre avec les désastres d’Athènes les frappa ; ils eurent compassion de cette belle cité ; Athènes, l’Electre de la Grèce, fut épargnée. Ainsi ce Spartiate, invincible aux gémissements et aux pleurs, ne put résister aux charmes victorieux de la poésie, et la patrie d’Euripide, longtemps après la mort du poète, trouva la récompense de la noble protection qu’elle avait accordée à son talent.

Un Professeur de Paris.

Narrations épistolaire.

Modèles.

N° 204. — L’hospitalité calabraise. — Paul-Louis Courier à sa cousine.

Un jour je voyageais en Calabre ; c’est un pays de méchantes gens qui, je crois, n’aiment personne, et en veulent surtout aux Français : de vous dire pourquoi, cela serait trop long ; suffit qu’ils nous haïssent à mort, et qu’on passe fort mal son temps lorsqu’on tombe entre leurs mains. J’avais pour compagnon un jeune homme d’une figure… ma foi comme ce monsieur que nous vîmes au Raincy, vous en souvenez-vous ? et mieux encore peut-être je ne dis pas cela pour vous intéresser, mais parole que c’est la vérité. Dans ces montagnes, les chemins sont des précipices ; nos chevaux marchaient avec beaucoup de peine ; mon camarade allait devant ; un sentier qui lui parut plus praticable et plus court nous égara. Ce fut ma faute ; devais-je me fier a une tête de vingt ans ? Nous cherchâmes, tant qu’il fit jour, notre chemin à travers ces bois ; mais plus nous cherchions, plus nous nous perdions, et il était nuit noire quand nous arrivâmes près d’une maison fort noire ; nous y arrivâmes non sans soupçon, mais comment faire ? Là, nous trouvons toute une famille de charbonniers à table, où du premier mot on nous invita ; mon jeune homme ne se fit pas prier : nous voilà mangeant et buvant, lui du moins ; car, pour moi, j’examinais le lieu et la mine de nos hôtes. Ils avaient bien la mine de charbonniers : mais la maison, vous l’eussiez prise pour un arsenal ; ce n’étaient que fusils, pistolets, sabres, couteaux et coutelas, tout me déplut, et je vis bien que je déplaisais aussi ; mon camarade, au contraire, il était de la famille, il riait. Il causait avec eux : et, par une imprudence que j’aurais du prévoir (mais quoi ! s’il était écrit...) il dit d’abord d’où nous venions, où nous allions, que nous étions Français. Imaginez un peu ! chez nos plus mortels ennemis, seuls égarés, si loin de tout secours humain et puis, pour ne rien omettre de ce qui pouvait nous perdre, il fit le riche, promit à ces gens pour la dépense, et pour nos guides le lendemain, ce qu’ils voulurent. Enfin, il parla de sa valise, priant fort qu’on en eut grand soin, qu’on la mît au pied de son lit ; il ne voulait point, disait-il, d’autre traversin. Ah ! jeunesse ! jeunesse ! que votre âme est à plaindre ! on crut que nous portions les diamants de la couronne. Le souper fini, on nous laisse ; nos hôtes couchaient en bas, nous dans la chambre haute où nous avions mangé. Une soupente élevée de sept à huit pieds, où l’on montait par une échelle, c’était là le coucher qui nous attendait ; espèce de nid dans lequel on s’introduisait en rampant sous des solives chargées de provisions pour toute l’année. Mon camarade y grimpa seul, et se coucha tout endormi, la tête sur la précieuse valise : moi, déterminé à veiller, je fis bon feu, et m’assis auprès. La nuit s’était déjà passée presque entière assez tranquillement, et je commençais à me rassurer, quand sur l’heure où il me semblait que le jour ne pouvait être loin, j’entendis au-dessous de moi notre hôte et sa femme parler et se disputer : et prêtant l’oreille par la cheminée qui communiquait avec celle d’en bas, je distinguai ces propres mots du mari : Eh bien enfin, voyons, faut-il les tuer tous deux ? à quoi la femme répondit : Oui ; et je n’entendis plus rien.

Que vous dirai-je ? je restai respirant à peine, tout mon corps froid comme un marbre ; à me voir, vous n’eussiez su si j’étais mort ou vivant. Dieu ! quand j’y pense encore !… Nous deux, presque sans armes, contre eux douze ou quinze qui en avaient tant ! Et mon camarade mort de sommeil et de fatigue ! L’appeler, faire du bruit, je n’osais m’échapper tout seul, je ne pouvais ; la fenêtre n’était guère haute, mais en bas deux gros dogues hurlant comme des loups.  En quelle peine je me trouvais, imaginez-le si vous pouvez. Au bout d’un quart-d’heure, qui fut long, j’entendis sur l’escalier quelqu’un, et, par la fente de la porte, je vis le père, sa lampe dans une main, dans l’autre un de ses grands couteaux. Il montait, sa femme après lui, moi derrière la porte ; il ouvrit ; mais avant d’entrer, il posa la lampe que sa femme vint prendre, puis il entra pieds nus, et elle dehors lui disait à voix basse, masquant avec ses doigts le trou de lumière de la lampe, doucement. va doucement. Quand il fut à l’échelle, il monte, son couteau dans ses dents, et venu à la hauteur du lit, de ce pauvre jeune homme étendu, offrant sa gorge découverte, d’une main il prend son couteau, et de l’autre… ah ! cousine… il saisit un jambon qui pendait au plancher, en coupe une tranche, et se retire comme il était venu. La porte se referme, la lampe s’en va, et je reste seul à mes réflexions.

Dès que le jour parut, toute la famille, à grand bruit, vint nous éveiller, comme nous l’avions recommandé. On apporte à manger, on sert un déjeuner fort propre, fort bon, je vous assure. Deux chapons en faisaient partie, dont il fallait, dit notre hôtesse, emporter l’un et manger l’autre. En les voyant, je compris le sens de ces terribles mots : faut-il les tuer tous deux ? Et je vous crois, cousine, assez de pénétration pour deviner à présent ce que cela signifiait.   

Paul-Louis COURIER.

N° 205. — Traits de présence d’esprit.

J’ai visité hier l’hospice des aliénés de Glasgow. Le médecin en chef de cet établissement venait de mourir. C’était un homme de talent, passionné pour son art. Il s’était adonné spécialement au traitement de l’aliénation mentale, et il exerçait sa profession, comme diraient  les italiens, con amore.  Il ne se bornait donc pas à de simples visites ; pour mieux les observer, il passait souvent des heures entières en société avec ceux de nos pensionnaires dont la raison commençait à se raffermir : et comptant sur l’ascendant qu’on acquiert aisément par des manières fermes, mais affectueuses, et qu’il avait habituellement sur eux, il ne prenait aucune précaution. Cette négligence pensa lui être funeste, et il ne dut son salut qu’à sa présence d’esprit. Un jour, plusieurs convalescents lui portèrent des plaintes sur la mauvaise qualité de la soupe ; pour s’assurer si elles étaient fondées, il entra avec eux dans la cuisine, où une énorme marmite était en ébullition. Tout-à-coup un de ces fous, homme très vigoureux, s’approche de lui, et le regardant avec ces yeux animés qui annoncent un commence- ment d’accès : « Docteur, lui dit-il, vous êtes gros et gras, je suis sûr que vous nous feriez d’excellente soupe ; essayons. » Ses camarades applaudissent et entourent le médecin ; déjà ils se mettaient en devoir de le jeter dans la chaudière, quand celui-ci leur répond avec sang-froid : « Arrêtez ! votre idée est bonne, mais ne voyez-vous pas que mes vêtements gâteraient le bouillon ? Il faut avant tout que j’aille me déshabiller. » Ce raisonnement satisfit les fous et ils le laissèrent sortir de la cuisine.

Cette petite histoire est amusante et donne à penser. Elle m’en rappelle une autre du même genre qu’un auguste personnage (sans doute Louis XVIII), grand conteur d’anecdotes, se plaisait à répéter, dans son intimité. Il disait que dans un hospice d’aliénés d’une ville de France dont j’ai oublié le nom, il y avait un belvédère d’où l’on découvrait une très-belle vue. Celui qui était chargé d’y conduire les étrangers avait été fou ; mais comme depuis longtemps il n’avait donné aucun signe de démence, on le croyait parfaitement guéri. C’était un homme de grande taille et d’une force remarquable. Un jour qu’il était monté sur le belvédère avec un voyageur déjà avancé en âge et de faible complexion, sa raison s’étant troublée tout-à-coup, il le saisit au collet en disant : « Je vais vous faire sauter par-dessus la balustrade. Je suis curieux de voir combien de temps vous mettrez à descendre. — « Laissez donc, reprit le petit vieillard en se dégageant de ses mains, je vais vous montrer quelque chose de bien plus curieux. Restez ici, et quand je serai dans la cour, je sauterai sur la terrasse. » En prononçant ces mots, il enfila lestement l’escalier, et le fou, comptant sur sa promesse, le laissa faire.

Quel heureux don que la présence d’esprit.

Le comte de ***.

N° 206. — Mort de Turenne. Mme de Sévigné à sa fille.

M. de Turenne monta à cheval le samedi à deux heures, après avoir mangé ; et, comme il y avait bien des gens avec lui, il les laissa tous à trente pas de la hauteur où il voulait aller, et dit au petit d’Elbœuf : « Mon neveu, demeurez là ; vous ne faites que tourner autour de moi, vous me feriez reconnaître. » M. d’Hamilton, qui se trouva près de l’endroit où il allait, lui dit : « Monsieur, venez par ici, on tirera du côté où vous allez. — Monsieur, lui dit-il, vous avez raison : je ne veux point du tout être tué aujourd’hui ; cela sera le mieux du monde. » Il eut à peine tourné son cheval, qu’il aperçut Saint-Hilaire, le chapeau à la main, qui lui dit : « Monsieur, jetez les yeux sur cette batterie que je viens de faire placer là. » M. de Turenne revint, et, dans l’instant, sans être arrêté, il eut le bras et le corps fracassés du même coup qui emporta le bras et la main qui tenait le chapeau de Saint-Hilaire. Ce gentilhomme, qui le regardait toujours, ne le voit point tomber : le cheval l’emporte où il avait laissé le petit d’Elbœuf ; il était penché le nez sur l’arçon. Dans ce moment le cheval s’arrête, le héros tombe entre les bras de ses gens ; il ouvre deux fois deux grands yeux et la bouche, et demeure tranquille pour jamais. Songez qu’il était mort et qu’il avait une partie du cœur emportée.

Mme de Sévigné.

N° 207. — Le prix du portrait.

Le chevalier de Boufflers à sa mère.

Il vient de m’arriver une aventure qui tiendrait sa place dans le meilleur roman. J’ai été chez une femme qu’on m’avait indiquée, pour lui demander de vouloir bien me procurer de l’ouvrage. Son mari l’a engagée, quoique vieille, à se faire peindre ; j’ai parfaitement réussi. Pendant le temps du portrait, j’ai toujours mangé chez elle, et elle m’a fort bien traité. Ce matin, quand j‘ai donné les derniers coups à l’ouvrage, le mari m’a dit : Monsieur, voilà un portrait parfait ; il ne me reste plus qu’à vous satisfaire et à vous demander votre prix.

Je lui ai dit ; Monsieur, on ne se juge jamais bien soi-même ; le grand mérite se voit en petit, et le petit se voit en grand. Personne ne s’apprécie, et il est plus raisonnable de se laisser juger par les autres ; nos yeux ne nous sont pas donnés pour nous regarder.

Monsieur, m’a-t-il dit, votre façon de parler m’embarrasse autant que la bonté de votre portrait.

Je trouve que, quelque chose que vous me demandiez, vous ne sauriez me demander trop.

Et moi, monsieur, quelque peu que vous me donniez, je ne trouverai point que ce soit trop peu ; je vous prie de n’avoir de ce côté là aucune honte, et de compter pour beaucoup les bons traitements que j’ai reçus de vous, dont je suis plus content que je ne le serai de quelque argent que je reçoive.

Monsieur, je vous devais au-delà des politesses que je vous ai faites : mais je vous dois encore infiniment pour le plaisir que vous m’avez fait.

Monsieur, si j’avais l’honneur d’être plus connu de vous, je hasarderais de vous en faire un présent, et ce n’est que pour vous obéir que je recevrai le prix que vous voudrez bien y mettre ; mais conformez-vous, s’il vous plaît, aux circonstances du pays, qui n’est pas riche, et du peintre, qui est plus reconnaissant qu’intéressé.

Monsieur, puisque vous ne voulez rien dire, je vais hasarder d’acquitter en partie ce que je vous dois.

À l’instant, le pauvre homme va à son bureau ; il revient la main pleine d’argent, me disant ; Monsieur, c’est en tâtonnant que je cherche à satisfaire ma dette. Et, en même temps, il me remit trente-six livres.

Monsieur, lui dis-je, souffrez que je vous représente que c’est trop pour un ouvrage de cinq heures au plus, fait en si bonne compagnie que la votre ; permettez que je vous en remette les deux tiers, et  qu’en échange je donne à madame votre portrait en pur don.

Le pauvre homme et la pauvre femme tombèrent des nues. J’ai ajoute beaucoup de choses honnêtes, et je m’en suis allé, emportant leurs bénédictions, et leurs douze livres, que je leur rendrai à mon départ.

Boufflers.

N° 208 — Le jeune Prédicateur. Mme de Sévigné à sa fille.

Ma fille, il faut que je vous conte ; c’est une radoterie que je ne puis éviter, je fus hier à un service de monsieur le chancelier (Séguier) à l’Oratoire ; ce sont les peintres, les sculpteurs, les musiciens et les orateurs qui en ont fait la dépense : en un mot, les quatre arts libéraux. C’était la plus belle décoration qu’on puisse imaginer. Le Brun avait fait le dessin ; le mausolée touchait à la voûte, orné de mille lumières, et de plusieurs figures convenables à celui qu’on voulait louer. Quatre squelettes en bas étaient chargés des marques de sa dignité, comme lui ayant ôté les honneurs avec la vie ; l’un portait son mortier, l’autre sa couronne de duc, l’autre son ordre, l’autre les masses de chancelier. Les quatre arts étaient éplorés et désolés d’avoir perdu leur protecteur : la peinture, la musique, l’éloquence, et la sculpture. Quatre vertus soutenaient la première représentation, la force, la justice, la tempérance et la Religion. Quatre anges ou quatre génies recevaient au-dessus cette belle âme. Le mausolée était encore orné de plusieurs anges qui soutenaient une chapelle ardente qui tenait à la voûte. Jamais il ne s’est rien vu de si magnifique, ni de si bien imaginé ; c’est le chef-d’œuvre de Le Brun. Toute l’église était parée de tableaux, de devises, et d’emblèmes, qui avaient rapport aux armes ou à la vie du chancelier. Plusieurs actions principales y étaient peintes. Madame de Verneuil voulait acheter toute cette décoration un prix excessif. Ils ont tous en corps résolu d’en parer une galerie, et de laisser cette marque de leur reconnaissance et de leur magnificence à l’éternité. L’assemblée était belle et grande ; mais sans confusion. J’étais auprès de M. de Tulle, de M. Colbert, de M. Montmouth, beau comme du temps du Palais Royal, qui par parenthèse s’en va à l’armée trouver le roi. Il est venu un jeune père de l’Oratoire pour faire l’oraison funèbre. J’ai dit à M. de Tulle de le faire descendre et de monter à sa place, et que rien ne pouvait soutenir la beauté du spectacle et la perfection de la musique, que la force de son éloquence. Ce jeune homme a commencé en tremblant, tout le monde tremblait aussi : Il a débuté par un accent provençal, il est de Marseille, il s’appelle Laîné : mais en sortant de son trouble, il est entré dans un chemin si lumineux ; il a si bien établi son discours ; il a donné au défunt des louanges si mesurées il a passé dans tous les endroits délicats avec tant d’adresse ; il a si bien mis dans son jour tout ce qui pouvait être admiré ; il a fait des traits d’éloquence, et des coups de maître si à propos et de si bonne grâce, que tout le monde je dis tout le monde sans exception, s’en est écrié ; et chacun était charmé d’une action si parfaite et si achevée. C est un homme de vingt-huit ans, intime ami de M. de Tulle, et qui s’en va avec lui : Nous le voulions nommer le chevalier Mascaron ; mais je crois qu’il surpassera son aîné. Pour la musique, c’est une chose qu’on ne peut expliquer ; Baptiste (Lully) avait fait un dernier effort de toute la musique du roi ; ce beau Miserere y était encore augmenté ; il y a eu un Libera où tous les yeux étaient pleins de larmes ; je ne crois point qu’il y ait une autre musique dans le ciel, il y avait beaucoup de prélats ; j’ai dit à Guittaut, cherchons un peu notre ami Marseille, nous ne l’avons point vu : je lui ai dit tout bas, si c’était l’oraison funèbre de quelqu’un qui fut vivant, il n’y manquerait pas : cette folie a fait rire Guittaut sans aucun respect de la pompe funèbre. Ma chère enfant, quelle espèce de lettre est-ce ici : je pense que je suis folle : à quoi peut servir une si grande narration ? Vraiment, j’ai bien satisfait le désir que j’avais de conter.

Mme de Sévigné.

N° 209. — Le Passementier. Mme de Sévigné à sa fille.

Voici une petite histoire qui s’est passée, il y a trois jours ; un pauvre passementier dans le faubourg Saint-Marceau, était taxé à dix écus pour un impôt sur les maîtrises ; il ne les avait pas : on le presse et represse ; il demande du temps ; on le lui refuse, on prend son pauvre lit et sa pauvre écuelle : quand il se vit en cet état, la rage s’empara de son cœur ; il coupa la gorge à trois enfants qui étaient dans sa chambre ; sa femme sauva le quatrième et s’enfuit. Le pauvre homme est au Châtelet ; il sera pendu dans un jour ou deux : il dit que tout son déplaisir c’est de n’avoir pas tué sa femme, et l’enfant qu’elle a sauvé. Songez que cela est vrai, comme si vous l’aviez vu, et que depuis le siège de Jérusalem, il ne s’est point vu une telle fureur.

Mme de Sévigné.

N° 210. — Une nuit dans l’Auberge de la forêt. Lemierre à un ami.

Mon cher ami,

Je viens d’être le héros d’une aventure singulière, épouvantable, abominable, enfin tout ce qu’il y a de plus affreux. Ne vous alarmez pas, mon cher ami, je suis encore au nombre des vivants, et je me porte fort bien ; seulement mes cheveux ont un peu changé de couleur. Écoutez donc, mon cher ami, ma triste, lamentable et très-déplorable histoire. Je me rendais il y a un mois avec mon ambassadeur au lieu de notre destination : surpris vers la fin du jour par un orage épouvantable, nous nous réfugions dans une auberge isolée au milieu d’une forêt. Nous eûmes beaucoup de peine à loger nos chevaux et à trouver un lit pour l’ambassadeur. Quant à moi, je me voyais réduit à passer la nuit sur une chaise ; j’avais pris mon parti, non sans murmurer. Il m’était échappé de dire que je donnerais volontiers un louis pour avoir un lit ; tout le monde était couché, et déjà, assis près d’un bon feu, je commençais à m’endormir, lorsque je me sentis tirer par mon habit. C’était la servante de la maison avec une lanterne sourde à la main. « Est -ce bien sérieusement, monsieur,    que vous avez parlé de donner un louis ? — Très sérieusement, ma bonne. — Eh bien, suivez-moi. » Nous traversons un vaste jardin qui nous conduit à un pavillon ; elle ouvre une porte, et me fait entrer dans une très jolie chambre bien meublée et garnie d’un lit qui me parut délicieux. Je lui donnai avec joie la récompense promise, et elle se retira très contente. J’ai assez l’habitude, en voyage, de refaire mon lit ; j’arrive à la paillasse, je veux remuer la paille, et au lieu de paille, ma main saisit..., un cadavre ! Je ne sais ce que je devins en ce moment ; mais au milieu de la nuit je me trouvai étendu par terre, sans lumière, et ne me ressouvenant de rien. Je recueillis peu à peu mes idées, et ayant repris entièrement mes sens, je voulus vérifier si ma terreur n’était point un effet de mon imagination. Dirigé par quelques rayons de lumière que je n’avais pas d’abord aperçus, et qui s’échappaient à travers les fentes d’une porte qui communiquait à cette chambre, je m’approche du lit, je porte ma main tremblante vers la paillasse, et, je n’en puis plus douter, ma main a touché et touché encore un cadavre. Près de m’évanouir de nouveau, je me traîne vers la porte d’où venait la lumière ; je ne puis rien voir, mais j’entends chuchoter plusieurs personnes. Je veux sortir, la porte était fermée à double tour ; j’ouvre la fenêtre, elle est garnie de barreaux de fer. C’en est fait de moi, pensai-je, ma dernière heure a sonné. N’ayant plus d’espoir qu’en la divinité, je me jette à genoux, et l’implore avec toute la ferveur dont j’étais capable. Je fus convaincu que Dieu avait exaucé mes prières, lorsque je vis poindre le jour : mes yeux se tournant vers le ciel pour le remercier, j’aperçus la clé de ma chambre sur la cheminée. Probablement j’avais moi-même fermé ma porte, à double tour, après mon arrivée. M’en saisir et ouvrir la porte furent l’affaire d’une seconde : je vole chez mon ambassadeur je m’éveille et cours avertir les gens de sa suite. On met les chevaux à la voiture et nous partons sans obstacle. Ce n’est que lorsque nous eûmes gagné la grande route, que je me crus en sûreté.

Le soleil brillait sur l’horizon : l’ambassadeur, surpris de mon silence, que jusque-là je n’avais pas eu la force de rompre, me regarde et s’écrie : et que vois-je ? vos cheveux sont tout blancs. — C’est sans doute, lui répondis-je, l’effet de l’événement qui m’est arrivé cette nuit ; » et alors seulement je pus lui raconter l’histoire du cadavre, mon évanouissement et mes dangers. A notre arrivée dans la première ville, je fais ma déclaration ; vingt hommes de maréchaussée sont commandés ; nous rebroussons chemin, et bientôt l’auberge est cernée. On arrête l’hôte, sa femme et ses garçons d’écurie ! on les interroge, on les menace. On ne peut obtenir d’eux aucun aveu. « Cherchez la servante, m’écriai-je ; tout sera bientôt éclairci. » Elle était cachée dans un grenier ; on la trouve, on l’amène : dès qu’elle m’aperçoit, elle se jette à mes genoux : « Pardonnez-moi, pardonnez-moi, monsieur, je vais vous rendre votre louis, et tout vous avouer. — Quelle est la victime que j’ai trouvée assassinée ? — Hélas ! monsieur, c’est un Juif. — Ah ! mon Dieu, reprit la maîtresse de l’auberge, voilà bien du bruit pour rien : je vois ce que c’est, c’est un Juif qui est mort l’avant-dernière nuit ; l’usage des Juifs est de laisser le mort pendant vingt-quatre heures dans son lit. Cette misérable (en montrant la servante) aura mis le mort dans la paillasse pour gagner un louis. Les chuchotements que monsieur a entendus sont les prières des morts que les parents du défunt récitaient dans la chambre voisine. » Tout fut vérifié ; c’était exactement comme elle l’avait deviné. Jugez, mon cher ami, quels furent mon étonnement et surtout ma confusion ; je vis cependant convenir les assistants que bien d’autres y auraient été pris comme moi.

Anonyme.

N° 211. — Le soldat obéissant. Racine à Boileau.

On raconte plusieurs actions particulières, que je vous redirai quelque jour, et que vous entendre« avec plaisir. Mais en voici une que je ne puis différer de vous dire, et que j’ai ouï conter au roi même. Un soldat du régiment des Fusiliers, qui travaillait à la tranchée, y avait apporté un gabion ; un coup de canon vint qui emporta son gabion ; aussitôt il en alla poser à la même place un autre, qui fut sur-le-champ emporté par un autre coup de canon. Le soldat, sans rien dire, en prit un troisième, et l’alla poser ; un troisième coup de canon emporta ce troisième gabion. Alors le soldat rebuté se tint en repos ; mais son officier lui commanda de ne point laisser cet endroit sans gabion. Le soldat dit : « J’irai, mais j’y serai tué. » Il y alla, et, en posant son quatrième gabion, eut le bras fracassé d’un coup de canon. Il revint soutenant son bras pendant avec l’autre bras, et se contenta de dire à son officier : « Je l’avais bien dit. » Il fallut lui couper le bras qui ne tenait presque à rien. Il souffrit cela sans desserrer les dents, et, après l’opération, dit froidement : « Je suis donc hors d’état de travailler ; c’est maintenant au roi à me nourrir. » Je crois que vous me pardonnerez le peu d’ordre de cette narration, mais assurez-vous qu’elle est fort vraie.

Racine.

Narrations-légendes.

Modèles.

212. —  La Couronne de Marie

Au fond d’une vallée solitaire se trouvait un humble toit, sous ce toit un humble autel, et sur cet autel, entourée de mousse et de fleurs une image de la Vierge-Mère. Dans ses bras elle portait un jeune enfant qu’elle contemplait avec amour, et sur son front était une couronne, toujours fraîche, toujours brillante. Et le passant se demandait, si un Séraphin, devançant l’aurore et secouant ses blanches ailes, apportait à la Vierge de la vallée ce chaste et pieux tribut d’amour.

Et, non loin du toit sacré, il y avait un autre toit, et, sous ce toit, une mère et un tendre enfant ; et quand celui-ci ne bégayait pas encore le doux nom de mère, quand il n’avait, pour se faire aimer, que sa beauté d’ange, sa mère, chaque jour le portait dans ses bras au sanctuaire vénéré ; elle lui montrait la Vierge et le petit enfant, et alors, en voyant son premier sourire, il se passait dans son cœur des choses ineffables.

Cependant l’enfant avait grandi. Comme un jeune lis, il s’était épanoui sur le sein maternel, et désormais, il n’avait plus besoin d’un bras qui le soutient ; il savait, et le sentier du vallon et l’image de la Vierge.

Et tous les jours, quand le soleil dorait la cîme du coteau ; il se dérobait un instant aux baisers maternels ; seul il courait et s’ébattait dans la prairie, parmi les fleurs, fleur lui-même. Et là, joyeux, souriant, il cueillait les plus belles, les plus suaves, et il en tressait une guirlande, et il la regardait avec amour.

Oh ! que ma mère du ciel sera contente ! s’écriait-il, comme elles sont brillantes mes fleurs ; comme elle est belle ma couronne !....

Ce disant, il se levait, fier de son précieux trésor, et il volait à travers le sentier, à travers l’aubépine en fleurs, auprès de sa mère du ciel et du petit enfant.

Et quand il entrait dans le solitaire parvis, un sourire divin passait sur son front ; son regard s’empreignait d’une douceur inexprimable, et il se prenait à contempler dans de saintes délices la Vierge-Mère et le petit enfant.

Puis, quand il s’était enivré d’extase et d’amour, il s’approchait de plus près de l’autel, ses lèvres pures se collaient un instant aux fleurs chéries, et il les déposait souriant encore et tressaillant sur le front de la Vierge, et quand il revenait dans les bras maternels, son cœur répétait : à demain.

Le lendemain le revoyait au pied du même autel, avec son front pur, sa fraîche couronne, sa joie toujours nouvelle, toujours ineffable.   

Mais, un jour, la Vierge du vallon s’attrista, et la couronne de la veille resta fanée sur son front.

Et le jeune enfant pleurait lui aussi ; car il n’était plus auprès de ses fleurs et de sa statue bien-aimée : pour l’élever dans les sciences, on l’avait transplanté sur une terre étrangère, loin de son vallon - et languissait comme une fleur mourante : ni les sciences, ni les livres n’avaient d’attrait pour lui, son cœur vivait dans une autre région.

Et il cherchait la solitude, pour qu’on ne vit point ses larmes couler. Et dans ses rêves de la nuit, il revoyait encore et la Vierge et l’enfant, qui lui tendait les bras.

Or, un jour, tandis qu’il pleurait ainsi, le vieillard à cheveux blancs, à qui l’amour maternel avait confié son enfance, s’approcha de lui, et avec une grande douceur : « Mon fils, ! lui dit-il, ne pleurez plus ; regardez le Ciel, voyez la Reine des Anges !… votre mère !… comme elle vous sourit !… Ah ! elle se souvient de vos couronnes ! »

Et à ces mots le jeune enfant tressaillit et de nouvelles larmes vinrent mouiller ses yeux.

Le vieillard ajouta, en le pressant contre son sein :  « Mon fils, voici une autre couronne qu’il vous faut désormais offrir à Marie ; celle-ci ne se flétrit jamais. »

Et il déposa dans la main du jeune enfant un brillant rosaire, cette couronne mystique, tressée d’abord par la main des Anges.

Dès lors le tendre enfant l’offrit tous les jours à Marie ; et il put sans trop de douleur penser à ses fleurs et à son vallon.

A quelque temps de là, ils traversaient tous deux, l’enfant et le vieillard, une forêt sombre, immense, la nuit était sans étoiles, leur demeure encore éloignée, la route inconnue.

Et tout-à-coup, dans la profondeur du bois, des voix sinistres se font entendre, des voix de brigands homicides ; ils ne peuvent plus en douter, c’en est fait de leur vie s’ils ne retrouvent leur chemin.

Et le jeune enfant se pressait contre le vieillard, et il disait : Mon père !  mon père !.....

Puis, tout-à-coup ? levant les yeux vers le ciel, et saisissant dans son sein la couronne mystique, il s’écria : Je vous salue, Marie.

A ce cri, une vive clarté se fit aux cieux, et ils furent environnés d’une douce lumière, qui allait éclairant leurs pas et dirigeant leur marche incertaine.

Et l’enfant consolé récitait avec sa douce voix la prière à Marie, et le vieillard répondait à l’enfant : et à travers le silence de la forêt vous n’eussiez plus entendu que ce saint dialogue de la prière et les pas des deux voyageurs sur le feuillage.

Et quand deux fois déjà ils eurent parcouru les grains de la sainte couronne, ils arrivaient à la solitaire habitation ; et la douce lumière était toujours devant eux.

L’enfant et le vieillard tombent à genoux sur le seuil, et tandis que la reconnaissance et l’amour montent de leurs cœurs vers a reine du ciel, du sein de cette lumière miraculeuse une femme apparaît entourée d’un groupe angélique, et elle s’approche avec un sourire ineffable des deux voyageurs.   

Ses traits étaient pleins de calme et de sérénité, et il y avait dans son regard je ne sais quoi de divin et de consolant.

Et elle vint poser sa main sur le front du jeune enfant ; puis elle prit le signe sacré, le saint rosaire suspendu à ses doigts d’albâtre : et aussitôt que sa main l’eut touché, ce ne fut plus qu’une brillante couronne, une couronne comme celles du vallon, et s’élevant au milieu des cantiques des anges, la vierge l’emporta aux cieux.

P. C.

N° 213. — La jeune Fille et sa Mère.

C’était une nuit d’hiver. Le vent soufflait au dehors, et la neige blanchissait les toits.

Sous un de ces toits, dans une chambre étroite étaient assises, travaillant de leurs mains, une femme à cheveux blancs et une jeune fille.

Et, de temps en temps, la vieille femme réchauffait à un petit brasier ses mains pâles. Une lampe d’argile éclairait cette pauvre demeure, et un rayon de la lampe venait expirer sur un image de la Vierge, suspendue au mur.

Et la jeune fille levant les yeux regarda en silence, pendant quelques moments, la femme à cheveux blancs ; puis elle lui dit : ma mère, vous n’avez pas toujours été dans ce dénument.

Et il y avait dans sa voix une douceur et une tendresse inexprimables.

Et la femme à cheveux blancs répondit : ma fille, Dieu est le maître ; ce qu’il fait est bien fait.

Ayant dit ses mots, elle se tut un peu de temps, ensuite elle reprit :

Quand je perdis votre père, ce fut une douleur que je crus sans consolation : cependant vous me restiez ; mais je ne sentais qu’une chose alors.

Depuis, j’ai pensé que s’il vivait et qu’il nous vit en cette détresse, son âme se briserait ; et j’ai reconnu que Dieu avait été bon envers lui.

La jeune fille ne répondit rien ; mais elle baissa la tête, et, quelques larmes qu’elle s’efforçait de cacher, tombèrent sur la toile qu’elle tenait entre ses mains.

La mère ajouta : Dieu, qui a été bon envers lui, a été bon aussi envers nous. De quoi avons-nous manqué, tandis que d’autres manquaient de tout.

Il est vrai qu’il a fallu nous habituer à peu, et ce peu, le gagner par notre travail ; mais ce peu ne suffit-il plus ? Et tous n’ont-ils pas été, dès le commencement, condamnés à vivre de leur travail ?

Dieu, dans sa bonté, nous a donné le pain de chaque jour, et combien ne l’ont pas, combien ne savent où se retirer ?

Il vous a, ma fille, donnée à moi ; de quoi me plaindrai-je ?

A ces dernières paroles, la jeune fille toute émue tomba aux genoux de sa mère, prit ses mains, les baisa, et se pencha sur son sein en pleurant.

Et la mère faisant un effort pour élever la voix : ma fille, dit-elle, le bonheur n’est pas de posséder beaucoup, mais d’espérer et d’aimer beaucoup.

Notre espérance n’est pas ici-bas, ni notre amour non plus, ou s’il y est, ce n’est qu’en passant.

Après Dieu, vous m’êtes tout en ce monde ; mais ce monde s’évanouit comme un songe, et c’est pourquoi mon amour s’élève avec vous vers un autre monde.

Lorsque je vous portais dans mon sein, un jour je priai avec plus d’ardeur la Vierge Marie, et elle m’apparut pendant mon sommeil, et il me semblait qu’avec un sourire céleste, elle me présentait un petit enfant.

Et je pris l’entant qu’elle me présentait, et lorsque je le tins dans mes bras, la Vierge Marie posa sur sa tête une couronne de roses blanches.

Peu de mois après vous naquîtes, et la douce vision était toujours devant mes yeux.

Ce disant, la femme aux cheveux blancs tressaillit, et serra sur son cœur la jeune fille.

A quelque temps de là, une âme sainte vit deux formes lumineuses monter vers le ciel, et une troupe d’anges les accompagnait, et l’air retentissait de leurs chants d’allégresse.

De Lamennais.

N° 214. — Le Trépas d’Amour.

Un fort illustre et vertueux chevalier alla un jour outre-mer en Palestine, pour visiter les saints lieux, esquels Nostre-Seigneur avoit fait les œuvres de nostre rédemption ; et pour commencer dignement ce sainct exercice, avant toutes choses, il se confessa et communia dévotement ; puis alla en premier lieu en la ville de Nazareth où l’Ange annonça à la Vierge très-saincte, la très-sacrée incarnation, et où se fict la très-adorable conception du Verbe éternel : et là ce digne pèlerin se mit à contempler l’abysme de la bonté céleste qui avoit daigné prendre chair humaine pour retirer l’homme de perdition.

De là il passa en Bethléem, au lieu de la Nativité, où on ne sauroit dire combien de larmes il respandit, contemplant celles desquelles le Fils de Dieu, petit enfant de la Vierge, avoit arrousé ce sainct estable, baisant et rebaisant cent fois cette terre sacrée, et leschant la poussière sur laquelle la première enfance du divin poupon avoit été receue.

De Bethléem, il alla en Bethabara et passa jusqu’au petit lieu de Béthanie, où se ressouvenant que nostre Seigneur s’estoit dévestu pour estre baptisé, il se despouilla aussi luy-meme, et entrant dans le Jourdain, se lavant et beuvant des eaux d’iceluy, il lui estoit advis d’y voir son Sauveur recevant le baptesme par la main de son précurseur, et le Sainct-Esprit descendant visiblement sur iceluy sous la forme de colombe, avec les cieux encore ouverts, d’où, celuy sembloit, descendoit la voix du Père éternel, disant : C’estuy-ci est mon fils bien-aimé auquel je me complais.

De Béthanie, il va dans le désert, et y voit, des yeux de son esprit, le Sauveur jeusnant, combat- tant et vainquant l’ennemy, puis les anges qui le servent de viandes admirables. De là il va sur la montagne de Thabor, où il voit le Sauveur transfiguré ; puis en la montagne de Sion, où il voit ce luy semble encore nostre Seigneur agenouillé dans le cénacle, lavant les pieds aux disciples, et leur distribuant par après son divin corps en la sacrée Eucharistie. il passe le torrent de Cédron et va au jardin de Gethsémani, où son cœur se fond ès larmes d’une très-aimable douleur, lorsqu’il s’y représente son cher Sauveur suer le sang en cette extreme agonie qu’il y souffroit ; puis tost après, lié, garotté et mené en Hierusalem où il s’achemine aussi, suivant partout les traces de son bien aimé, et le voit en imagination, traîné ça et là chez Anne, chez Caïphe, chez Pilate, chez Hérode, fouetté, baffoué, craché, couronné d’espines, présenté au peuple, condamné à mort, chargé de sa croix, laquelle il porte, et la portant fait la pitoyable rencontre de sa mère toute détrempée de douleur, et des clames de Hierusalem pleurantes sur luy.

Si monte enfin ce dévost pèlerin sur le mont Calvaire, où il voit en esprit la croix estendue sur terre, et nostre Seigneur que l’on renverse, et que l’on cloue pieds et mains sur celle très-cruellement. Il contemple de suite comme on lève la croix et le crucifie en l’air, et le sang qui ruisselle de tous les endroits de son divin corps.

Il regarde la pauvre sacrée Vierge toute transpercée du glaive de douleur : puis il tourne les yeux sur le Sauveur crucifié, duquel il escoute les sept paroles avec un amour nonpareil ; et enfin le voit mourant, puis mort, puis recevant le coup de lance, et montrant par l’ouverture de la playe son coeur divin ; puis osté de la croix et porté au sépulchre où il va le suivant, jetant une mer de larmes sur les lieux détrempez du sang de son rédempteur ; il entre dans le sépulchre et ensevelit son cœur auprès du corps de son maistre.

Puis ressuscitant avec luy, il va en Emmaüs, et voit tout ce qui se passe entre le Seigneur et les deux disciples, et enfin revenant sur te mont Olivet, où se fit le mytère de l’Ascension ; et là, voyant les dernières marques et vestiges des pieds du divin Sauveur, prosterné sur icelles, et les baisant mille et mille fois avec des soupirs d’un amour infiny, il commença à retirer à soy toutes les forces de ses affections, comme un archer retire la corde de son arc quand il veut descocher sa flesche.

Puis se relevant, les yeux et les mains tendus au ciel : « O Jésus, dit-il, mon doux Jésus, je ne sçai plus où vous chercher, et suivre en terre : Hé ! Jésus, Jésus, mon amour, accordez donc à ce cœur qu’il vous suive et s’en aille après vous là-haut ; » et avec ces ardentes paroles il lança quant et quant son âme au ciel, comme une sacrée sagette, que comme divin archer il tira au blanc de son très-heureux object.    .

Mais ses compagnons et serviteurs qui virent ainsi subitement tomber comme mort ce pauvre amant, estonnez de cet accident, coururent de force au médecin qui venant trouva qu’en effet il estoit trespassé ; et pour faire jugement asseuré des causes d’une mort tant inopinée, s’enquiert de quelle complexion, de quelles mœurs et de quelle humeur estoit le déffunct : et il apprit qu’il estoit d’un naturel tout doux, aimable, dévot à merveilles, et grandement ardent en l’amour de Dieu.

Sur quoy, sans doute, dit le médecin, son cœur s’est donc esclaté d’excès et de ferveur d’amour. Et afin de mieux affermir son jugement, il le voulut ouvrir, et trouva ce brave cœur avec ce sacré mot gravé au-dedans d’iceluy : Jésus mon amour ! L’amour doncques fit en ce cœur l’office de la mort, séparant l’âme du corps sans concurrence d’aucune autre cause. Et c’est Sainct Bernardin de Sienne, autheur fort doct et fort sainct qui fait ce récit au premier de ses sermons de l’Ascension.

St. François de Sales.

N° 215.— Le Jugement de Dieu.

L’opinion générale était que personne ne voudrait embrasser la défense d’une juive condamnée comme sorcière, et déjà l’on se disposait à déclarer que Rebecca n’avait pas racheté son gage, lorsque tout-à-coup on vit dans la plaine un chevalier accourant à toute bride, et s’avançant vers le champ clos. L’air retentit des cris : un champion ! un champion ! et en dépit des préjugés et des préventions de la multitude, il fut accueilli par des acclamations unanimes quand il entra dans la lice. Mais le second coup-d’œil détruisit l’espoir que son arrivée avait fait naître : son cheval couvert de sueur semblait épuisé de fatigue, et le chevalier, quoiqu’il se présentât avec un air de confiance et d’intrépidité, paraissait avoir à peine la force de se soutenir sur la selle.

Un héraut d’armes s’étant avancé vers lui pour lui demander son rang, son nom, et le dessein qui l’amenait : « Je suis noble et chevalier, lui répondit-il avec fierté, je viens ici pour soutenir par la lance et l’épée la cause de Rebecca, fille d’Isaac d’York, pour faire déclarer injuste et illégale la sentence rendue contre elle, et pour défier sir Brian de Bois-Guilbert au combat à outrance, comme traître, meurtrier et menteur, ainsi que je le prouverai à l’aide de Dieu, de Notre-Dame et de monseigneur saint Georges, le brave chevalier.

— Il faut d’abord, dit Malvoisin d’un ton d’humeur, que cet étranger prouve qu’il est chevalier et de noble lignage. Le saint ordre du Temple ne permet pas à ses champions de combattre des inconnus, des hommes sans nom.

— Albert de Malvoisin, répondit le chevalier en levant la visière de son casque, mon nom est mieux connu, mon lignage est plus pur que le tien. Je suis Wilfrid d’Ivanhoé.

— Je ne combattrai point, s’écria Bois-Guilbert d’une voix altérée ; va faire guérir tes blessures, munis-toi d’un meilleur cheval, et peut-être alors daignerai-je consentir à te châtier de tes bravades.

— Orgueilleux templier, répondit Ivanhoé, as-tu donc oublié que tu as déjà été deux fois terrassé par cette lance ? souviens-toi du tournoi d’Acre et de la passe-d’armes d’Ashby ! souviens-toi du défi que tu m’as porté dans le château de Rotherwood, des gages de bataille que nous avons déposés, toi la chaîne d’or, moi mon reliquaire, et vois si tu pourras recouvrer l’ honneur que tu as perdu. Par ce reliquaire, templier, et par la sainte relique qu’il contient, si tu ne consens à me combattre à l’instant, je te proclamerai comme un lâche dans toutes les cours de l’Europe, et dans toutes les commanderies de ton ordre.

« — Bois-Guilbert se tourna d’abord vers Rébecca d’un air irrésolu, puis il s’écria en lançant à Ivanhoé un regard farouche : — Chien de Saxon, oui, je te combattrai ! Prends ta lance ! Prépare-toi à la mort !

— Le grand-maître, n’octroie-t-il le combat ? demanda Ivanhoé.

— Je ne puis le refuser, répondit Beaumanoir, si cette jeune fille vous accepte pour champion. Je voudrais seulement que vous fussiez plus en état de combattre.

— Je demande le combat à l’instant, répondit Ivanhoé. C’est le jugement de Dieu, je mets en lui toute ma confiance… Rebecca, ajouta-t-il en s’approchant d’elle, m’acceptez-vous pour votre champion ?

— Oui, s’écria-t-elle avec la plus vive émotion ; oui, je t’accepte comme le champion que le ciel m’a envoyé ! Mais non, tes blessures ne peuvent être guéries ; n’attaque pas cet homme sanguinaire, pourquoi périrais-tu aussi ? »

Mais Ivanhoé ne l’entendait plus. Il était déjà à son poste dans la lice, avait pris sa lance des mains de son écuyer, et avait fermé la visière de son casque. Bois-Guilbert en fit autant, mais lorsqu’il ferma sa visière, on remarqua que son visage qui, pendant toute la matinée, avait été d’une pâleur mortelle, s’était couvert du pourpre le plus foncé, comme si le sang de son corps y eût reflué.

Le héraut, voyant les deux champions en place, éleva la voix, et répéta trois fois : « Faites votre devoir, preux chevaliers ! » Il défendit ensuite que qui que ce fut, sous peine de mort, ne troublât les combattants par un cri, par un mot ou par un geste, après quoi il se retira à l’extrémité de la lice. Le grand-maître, qui tenait en main le gage de bataille, le gant de Rebecca, le jeta alors dans l’arène et prononça le signal fatal, en disant : « Laissez aller. »

Les trompettes sonnèrent, et les chevaliers s’élancèrent l’un contre l’autre.

Le cheval épuisé d’Ivanhoé, et son maître, qui était encore loin d’avoir recouvré ses forces, ne purent résister au choc de la redoutable lance du templier, et roulèrent tous deux sur la poussière. Chacun s’attendait à cet événement, mais ce qui surprit tout le monde, ce fut de voir Bois-Guilbert, dont le bouclier ne paraissait avoir été que faiblement touché par la lance de son adversaire, chanceler, perdre les étriers et tomber sur l’arène.

Ivanhoé, se dégageant de son cheval, se releva sur-le-champ, et mit l’épée à la main, mais son antagoniste n’en fit pas autant. Wilfrid, lui plaçant un pied sur la poitrine, et lui appuyant sur la gorge la pointe de son épée, lui cria de se reconnaître ; vaincu, s’il ne voulait recevoir le coup de la mort. Bois-Guilbert ne répondit point.

« Épargnez-le, sire chevalier, s’écria le grand maître, accordez-lui le temps du repentir, ne faites point périr à la fois son corps et son âme ; nous le déclarons vaincu. »

Il s’avança dans le champ clos, et donna ordre qu’on détachât le casque du templier. Ses yeux étaient fermés et son visage enflammé ; soudain ses yeux se rouvrirent, mais ils étaient fixes et éteints, et une pâleur mortelle se répandit sur ses traits : la lance de son ennemi ne lui avait pas donné la mort ;  il périssait victime de la violence de ses passions.

« C’est véritablement le jugement de Dieu, dit le grand-maître, en levant les yeux vers le ciel : fiat voluntas tua. »

Walter-Scott.

N° 216. — Le Chasseur des Alpes.    
« Que j’abhorre, mon fils, tes projets intrépides !    
Tu vas donc confier tes destins aux forêts ;
Tu veux suivre un chamois en ses élans rapides
Tu veux le percer de tes traits,
Tu ne guideras plus en nos plaines fleuries
Le troupeau caressant de ces jeunes agneaux
Qui, sous tes yeux, paissaient les herbes des prairies,
Et bondissaient au bord des eaux.
Tu dédaignes ces fleurs, par les mains cultivées,
Qui croissaient pour parer les fêtes du printemps,
Qui te charmaient hier, qui, de tes soins privées,
Ne vivront plus que peu d’instants !
Les routes de ces monts ne le sont point connues !
Des abîmes nombreux s’y cachent sous les pas :
Ces neiges que tu vois s’élever sur les nues,
Tombent et portent le trépas !
Reste, reste, mon fils, reste auprès de la mère !
Du déclin de mes jours, ô toi l’unique espoir !
C’est parmi ces glaciers qu’a disparu ton père !
Je crains de ne pas te revoir. »
Ainsi de Val-Rosa parlait une habitante ;
Ses baisers se mêlaient à ce touchant discours...
Mais d’un torrent fougueux c’est en vain que l’on tente
D’arrêter le rapide cours.
L’impétueux chasseur méprise ces alarmes ;
Il part en lui disant : « je reviendrai ce soir. »
Pour le suivre longtemps de ses yeux pleins de larmes,
Sur un roc elle va s’asseoir.
D’un vieux chêne noirci par les feux de l’orage ;
Un corbeau de son fils lui prédit le trépas ;
Cet aspect lui ravit un reste de courage :
L’oiseau sinistre ne ment pas !
Le jour tombe.., Elle crie, inquiète, éperdue :
« Mon fils !... » A ses regards il ne vint pas s’offrir.
L’aurore la trouva sur la terre étendue...
Elle avait cessé de souffrir.
On compte que depuis, au bord du précipice,
Alors que de la vie il dédaigne le soin,
Le chasseur voit parfois un fantôme propice
Qui lui dit : « Ne va pas plus loin ! »
Édouard d’Anglemont.
N° 217. - Mathilde de Tellis.   

Vers le milieu du XIVe siècle, ce n’est d’hier, il y avait à Berne deux nobles bourgeois qui se haïssaient mortellement : l’un, déjà vieux, Jorg de Tellis, très loyal et bon homme ; l’autre, en maturité d’âge, plus chargé d’ambition que de franchise, mais estimé politique habile, et d’ailleurs brave comme l’épée, c’était Pierre de Kœpf. De dire pourquoi ils se détestaient, cela n’importe ici. Un moment on avait cru que cette haine ferait place à un sentiment des plus autres, Tellis avait une fille, cette fameuse Mathilde, belle, riche et de vingt ans. Kœpf la fit demander en mariage : il fut refusé et de la fille et du père. Ce n’était pas pour les raccommoder. Ils devinrent après cela plus ennemis que jamais, et Kœpf de s’intriguer à leur nuire. À quelque temps de là, il arriva qu’un banneret de Berne fut tué. Personne ne put découvrir qui avait fait le coup : Kœpf s’imagina de déclarer que c’était le vieux Tellis, lequel en effet n’aimait pas le banneret. Comme en ces âges reculés de telles vengeances n’étaient pas rares, on crut l’accusateur, d’autant plus aisément que le vieux Tellis, entendant qu’on le voulait faire passer pour assassin, en fut si frappé qu’il demeura perclus, sans pouvoir ni remuer ni parler, et c’était, pensait-on, un effet surnaturel de la colère divine. Le procès commença. Des témoins se présentèrent, qui avaient vu disaient-ils, Tellis se sauver à cheval du chemin creux où s’était trouvé le corps du banneret. Tellis ne pouvait répondre qu’en levant les yeux au ciel, ce qui ne le justifiait pas. Mais Mathilde, voyant qu’il y allait de l’honneur et de la vie de son père, entreprit de le sauver, et par un étrange moyen.

Dans ces temps de barbarie, lorsqu’il y avait une cause embrouillée et que le juge ne savait où prendre la justice, il faisait battre ensemble l’accusateur et l‘accusé. Celui qui succombait était considéré coupable, ou d’une fausse accusation ou du crime imputé, et incontinent mis à mort. On appelait cela le jugement de Dieu. Un accusé pouvait toujours, lorsqu’on ne savait autrement le convaincre, demander ce jugement : or, qui croirait qu’une demoiselle, toute jeune, toute faible et timide, qui n’avait jamais tenu dans ses mains que sa quenouille ou son livre de prières, réclamât ce combat contre un homme fort et brave ? c’est pourtant ce qui est arrivé. C’est ce que fit Mathilde pour défendre son père.

Elle alla donc devant le  juge, et, suivant l’usage, elle déposa un papier où était écrit : « Je me plains de ce que Pierre de Kœpf a féloneusement accusé mon père, et je suis prête à le lui prouver par le jugement de la bataille, aux jour et heure qui seront fixés. » Kœof répondit qu’il maintenait son accusation et qu’il obéissait se défendre d’en avoir menti. Alors, Mathilde lui jeta son gant, et Kœpf, après l’avoir ramassé lui donna le sien, puis, on les mit tous deux en prison jusqu’au jour du combat !

Quand ce jour fut venu, ce fut bien une affaire pour armer Mathilde, car, comme elle était noble, elle devait combattre armée de toutes pièces ainsi qu’un chevalier ; et où trouver une armure à sa taille ? Enfin, il s’en rencontra une fort légère, d’un page du comte de Nidau qui avait été tué à Laupen. On plaça les deux adversaires sur un terrain bien uni, de manière qu’ils n’eussent pas l’un plus que l’autre le soleil ou le vent à la face. Cependant lorsqu’on les vit en présence, il y eut un nouvel embarras extrême : la loi voulait que toutes choses fussent égales entre les combattants, au point que si l’un était borgne, l’autre devait avoir le même œil couvert. Or, comment faire la partie égale entre une fille de vingt ans et un homme de guerre qui en avait plus de quarante ? Ou pensa qu’il serait bon de lier un bras à Pierre de Kœpf, de façon qu’il ne pût s’en servir : mais Mathilde dit qu’il n’était nécessaire et que Dieu saurait bien faire triompher le bon droit, que seulement elle demandait de coin, battre à pied, parce qu’elle n’avait pas appris à monter à cheval. On lui accorda cela ; chacun remarquait comme elle avait bonne tournure sous son vêlement de fer. Elle marchait d’un pas tranquille, le visage fort calme, tandis que le seigneur de Kœpf, pâle, honteux de son rôle, semblait plus mort que vivant, et faisait si vilaine figure, disent les vieux papiers, que les juges, et le peuple accouru de tous côtés pour assister à ce duel, voyaient clairement qu’il aurait voulu être bien loin, mais il n’y avait plus à s’en dédire, il fallait tirer l’épée ou se déclarer calomniateur.

On fit encore plusieurs cérémonies suivant la mode du temps, il y avait un chevalier de chaque côté des combattants : l’un de ces chevaliers, après avoir sonné de la trompette, proclama à haute voix la défense, sous peine sévère, de faire aide ou nuisance à nul champion, par fait ou par dit. Ensuite, Mathilde et Pierre de Kœpf s’agenouillèrent auprès l’un de l’autre et se prirent la main, comme pour un mariage, mais c’était un mariage où l’un des deux représentait la mort que l’autre allait épouser. Les chevaliers demandèrent d’abord à Mathilde ses noms de baptême, si elle croyait au Père, au Fils et au Saint-Esprit, et si elle tenait à la foi de la sainte Église. Elle répondit à toutes ces questions en levant modestement les yeux au ciel, et d’une voix si ferme que tout le monde l’entendit au milieu du grand silence qui se faisait. Aux mêmes questions, bien sérieuses en pareille situation, Kœpf se contenta de faire une inclination de tête, il semblait n’avoir plus de voix. Pourtant, se tournant vers Mathilde, il jura ainsi, non sans effort : « Femme que je tiens par la main gauche, et qui as reçu au baptême le nom de Mathilde, je sais qu’il est faux que j’aie féloneusement accusé ton père. » Mathilde reprit aussitôt, toujours de sa voix claire et sûre : « Homme que je tiens par la main droite et qui as reçu au baptême le nom de Pierre, mais qui devrais plutôt porter le nom de Satan, j’atteste que des paroles que tu as jurées tu t’es parjuré. Ainsi m’assistent

Dieu, la bonne Vierge et les Saints ! » Disant cela, elle le regardait en face et il baissait les yeux ; on eût dit qu’il était la jeune fille, et qu’elle était le guerrier.

Ils se relevèrent et allèrent prendre place aux deux extrémités du champ-clos : Mathilde, comme demanderesse à l’orient, Kœpf à l’occident comme défendeur. Là, chacun d’eux, après avoir attesté sur l’Évangile qu’il n’avait employé ni sorcellerie ni enchantement pour s’aider ou pour nuire à l’autre, fit sa prière séparément. Quand Mathilde se mit à genoux, tout le peuple pour prouver l’intérêt qu’il prenait à sa cause, sans cependant manquer à la loi ; se tourna silencieusement de son coté et s’agenouilla. Les vieux papiers disent qu’on ne vit jamais si beau spectacle. Je le crois bien, cela fait pleurer.

Enfin, Mathilde et Kœpf marchèrent l’un contre l’autre, elle plus radieuse qu’un ange, lui tout chancelant. Les assistants retenaient leur souffle et paraissaient immobiles. La bataille commença. On entendait les épées retentir sur les armures. Les premiers coups du seigneur de Kœpf furent bien faibles : il paraissait ne pas pouvoir lever le bras, tandis que Mathilde, au contraire, après avoir jeté son bouclier qui la fatiguait, tournait agilement autour de son adversaire, cherchant avec beaucoup de sang-froid une place que le fer ne couvrit pas. afin de pouvoir frapper plus sûrement. Peu à peu, cependant, Kœpf parut reprendre courage. Profitant d’un moment où Mathilde était bien en face de lui il lui asséna un grand coup sur la tête, qui la fit tomber. On la crut morte, et un cri de désespoir sortit de toutes les bouches ; mais Mathilde ne s’effraya point, toute terrassée quelle était. Elle se dressa lestement sur ses genoux, puis se servant de son épée comme d’une hallebarde, elle l’enfonça bien avant sous le bras de son ennemi, qui allait la frapper de nouveau, et il tomba lui-même couvert de sang. Alors, sans se relever, elle se traîna près de lui, coupa les courroies qui fermaient son casque, et lui mettant le poignard sur la gorge, lui commanda de demander grâce et de confesser sa calomnie. Les juges du camp arrivèrent aussitôt. Koepf pouvant à peine parler, leur déclara qu’il était coupable, qu’il avait lui-même tué le banneret pour faire ignominieusement mourir le seigneur de Tellis, et que ce n’était pas une méchante fille qui avait vaincu un brave soldat comme lui, mais Dieu, et qu’il savait bien qu’il mourrait en ce combat, parce qu’un ange le lui avait annoncé dans sa prison. — Et moi, dit Mathilde, je savais que je te vaincrais par la force de Dieu, car cet ange, je l’ai vu aussi. — Là-dessus, on appela le bourreau, et Pierre de Kœpf ainsi que les témoins qu’il avait subornés furent mis à mort à la satisfaction du peuple.

Louis Veuillot.

N° 218. — Les Armaillis.

Il fut un temps où les Armaillis étaient bien heureux. Ils n’étaient pas obligés de garder les vaches la nuit, exposés à l’aquilon des montagnes. Des fées, des esprits qui voyageaient dans l’air, sur les parfums des fleurs et le souffle des vents, se chargeaient de ce soin, moyennant une rétribution modique. Il suffisait de leur porter tous les soirs, à quelques pas du chalet, une jatte remplie de bon laitage, quelques-uns mêmes se contentaient de l’offrande d’une seule cuillerée de lait, répandue sous la table de la main gauche ; mais il ne fallait pas l’oublier, autrement il y avait tapage toute la nuit. Les esprits entraient par la cheminée, par les fentes des cloisons, renversaient la chaudière, dérangeaient tous les ustensiles et lutinaient dans leur foin les ouvriers endormis. Doux et serviables d’ailleurs, il n’était sorte de bons services qu’ils ne s’empressassent de rendre aux bergers, les remettant sur le chemin pendant la nuit, les guidant aux mauvais passages, retenant les avalanches et détournant les tempêtes lorsqu’elles menaçaient le chalet. Hélas ! aujourd’hui les esprits ont disparu. Les hommes sont devenus trop méchants, et n’était la bonne sainte Vierge qui nous protège encore de son inépuisable bonté, on ne sait ce que le monde deviendrait. Quelque mauvais garnement, croyant avoir à se plaindre du follet qui gardait son troupeau, remplit de boue et d’orties la jatte qu’il lui portait tous les soirs. Au milieu de la nuit il fut réveillé brusquement, et une voix terrible lui cria d’aller surveiller ses vaches qui tombaient une à une dans le précipice, les procédés se renouvelèrent de part et d’autre, la mauvaise intelligence fut au comble. Les bergers firent la guerre aux chamois qui sont les troupeaux vagabonds et légers des esprits ; enfin les esprits quittèrent la contrée, emmenant leurs chamois. Tout s’est bien rapetissé et gâté depuis. Alors les vaches étaient grosses comme des maisons, elles avaient tant de lait qu’il fallait les traire dans des étangs. On allait en bateau lever la crème. Un jeune berger qui faisait un jour cet ouvrage essuya une tempête furieuse, sa barque chavira, et il fut noyé dans le lait comme une mouche. On mena grand deuil de cette mort sur toute la montagne. Les garçons et les filles cherchèrent le corps de leur infortuné compagnon, mais ne purent le découvrir que longtemps après, en battant le beurre avec des arbres tout entiers, dans une baratte aussi haute qu’une tour, il fut enseveli au fond d’une caverne que les abeilles avaient remplie de rayons de miel plus grands que des portes de ville. L’heureux temps ! les enfants se couchaient dans les calices des fleurs, et sans doute la livre de tabac ne se vendait qu’un rapp. Maintenant ou ne voit plus, durant les nuits d’orage, que des dragons de feu traversant les airs et jetant des malédictions au voyageur ; les démons choisissent toujours pour précipiter une avalanche l’instant ou l’on traverse le chemin ; quand la tempête passe, c’est toujours sur un chalet qu’ils ont soin de la diriger. Quelquefois cependant ils sont bien attrapés, c’est lorsqu’ils font leurs mauvais coups à l’heure de la prière. Un jour, tous les démons de Berne sautent par-dessus la barrière de torrents et de montagnes qui sépare le pays catholique du pays protestant, ils aperçoivent sur le versant du Moléson un beau chalet tout neuf ; et vite ils vont dire à l’orage : Renversez-nous cela. L’orage ac- court hurlant comme le tonnerre, couchant les vieux sapins comme des herbes, roulant les quartiers de rochers comme le duvet d’un oiseau, mais devant la porte du chalet il s’arrête. — Va donc ! crient les démons. Je ne peux passer, leur répond l’orage. — Qui t’empêche ? — Il y a une croix sur la porte, avec les noms. — Quels noms ? — Ceux que vous n’aimez point entendre ; les noms de Jésus et de Marie. — Va toujours. — L’orage s’efforce. Mais en ce moment les Armaillis faisaient leur prière, et tous les efforts de la tempête ne parvinrent pas seulement à faire ondoyer la fumée du chalet. Alors, pleins de courroux, les vents se retournent contre ceux qui les excitent ; ils les poussent, les bousculent, les battent contre les blocs de pierre, les élèvent en tourbillonnant à des hauteurs immenses, les laissent retomber sur la flèche des arbres et le coupant des rochers, puis les ressaisissent tout meurtris pour les tourmenter et les pétrir de nouveau. Ce bouleversement effroyable dura trois heures sans casser une branche, et durant trois heures les démons, traînés dans le lit de cailloux des torrents, enfouis sous a neige, brisés sur les glaces, ne cessèrent de crier et de blasphémer. Le lendemain on vit un nuage infect et froid qui s’enfuyait au loin : c’étaient toutes les plumes arrachées aux ailes de ces maudits que le vent emportait comme trophée.

Louis Veuillot.

N° 219. — Notre-Dame du Passant.

Dans un recoin ignoré d’Unterwald, sur le bord d’un sentier qui, comme un long serpent, ondule entre les fragments éboulés dont le flanc de la montagne est couvert, au point le plus étroit du passage, là où le voyageur, contemplant à ses pieds de plus profonds précipices et sur sa tête des blocs plus effrayants, s’avance entre deux menaces de mort, s’élève un petit oratoire ouvert, orné de peintures naïves représentant la Sainte Vierge Marie. Cette douce image, ainsi placée loin de toute habitation et de tout secours, dans un lieu plein de terreurs et de dangers, a reçu le nom de Notre-Dame-du-Passant.

La tradition rapporte qu’autrefois (mais il y a bien longtemps) ce lieu sinistre s’appelait Couloir du Diable. Les démons y faisaient sentinelle, et tout ce qui passait, voyageur, chasseur, berger, leur appartenait. Tantôt l’affreux vertige poussait les malheureux dans les abîmes, au milieu desquels les sapins hauts de cent pieds paraissaient comme des brins d’herbe sur le bord d’abîmes plus profonds, et les vautours mêmes n’osaient les aller chercher là ; tantôt c’était la foudre qui les traversait comme une épée de feu ; tantôt le cri d’une cigale, l’aile d’un oiseau, le travail d’une fourmi, provoquaient la chute d’un quartier de roche ; et, sous ces blocs énormes, les passants restaient ensevelis comme sous la pierre d’un tombeau. Bref, le chemin était maudit. Après avoir bien cherché les moyens de le rendre plus sur, on imagina d’y bâtir une chapelle et d’y mettre une image sainte, afin que personne n’oubliât, quels que fussent la frayeur ou le péril, d’invoquer le nom du bon Dieu et de faire le signe de la croix. Mais où trouver des ouvriers assez hardis pour aller travailler là ? Il se présenta cependant plusieurs qui s’y rendirent après avoir assisté à la messe. Et la sainte mère de Dieu, pour prouver à ces hommes pieux sa puissance et sa faveur, tant que dura leur travail retint les rochers chancelants par des fils de la Vierge accrochés aux brins d’herbe et aux branches des buissons. Depuis ce temps le passage est sûr, il n’y arrive plus d’accidents ni le jour ni la nuit. Notre-Dame est si bonne, qu’elle protège et préserve tous les passants, même ceux qui ne la voient pas ou qui ne veulent point l’honorer.

Notre-Dame-du-Passant ! la vie entière est ce chemin redoutable où nous côtoyons les abîmes du péché sous les vengeances toujours prêtes du Seigneur. Ne nous y abandonnez pas sans secours et sans lumière !

Louis Veuillot.

N° 220. — Le Mont Pilate.  

Dans les flancs sombres du Pilate, il est un lac marécageux qu’un rocher domine et qui ne reflétera jamais le ciel. Qui que vous soyez, berger ou voyageur, que le jour vous éclaire ou que vous ayez confié à la lune trompeuse le soin de guider vos pas, craignez ce lieu. Il y a là des choses dont la pensée fait trembler celui même qui ne craint pas la mort. Cependant peut-être votre destinée exige-t-elle que vous traversiez ces passages funestes ; alors recommandez-vous à l’ange gardien, baissez les yeux, et surtout ne jetez dans le lac ni pierre, ni fruit, ni herbe, ni feu, ni or, ni quoi que ce soit, car vous réveilleriez Pilate enchaîné sous ses ondes. Un moment la force qui le retient captif serait brisée : ce moment lui suffirait pour exciter des tempêtes qui bouleverseraient la montagne et vous emporteraient au loin comme le duvet d’un oiseau. Si vous voulez savoir pourquoi ce fléau tourmente notre pays, voici l’histoire, telle que nos pères l’ont apprise de leurs pères et nous l’ont racontée.

Apprenez donc que lorsque Jésus fut mort, Pilate, accablé de remords, eut toujours devant les yeux celui qu’il avait fait périr. Il n’y avait plus pour lui ni repos ni sommeil. Quelques années après son crime, il quitta la Judée, et vint à Rome, espérant que loin des lieux où s’était élevée la croix, ses souvenirs le persécuteraient moins ; mais la croix étend son ombre sur le monde entier, et les terreurs vont partout avec le coupable. Enfin, ne pouvant plus supporter l’existence, Pilate se tua lui-même, comme avait fait Judas.

Or, c’est une chose impie de croire qu’on trouvera le repos dans la tombe, lorsque durant la vie on n’a pas écouté la loi de Dieu ; il n‘y a de repos dans l’éternité que pour le juste. La terre ne voulut point garder le cadavre de ce lâche, qui du haut de son tribunal n’avait pas su protéger l’innocent. On le sortit de son sépulcre et on le jeta dans l’eau ; l’eau n’en voulut pas davantage. Continuellement les flots étaient agités et les bateaux se trouvaient en danger sur le fleuve qui l’avait englouti. Alors le landaman de Rome ordonna que Pilate fût tiré du Tibre et porté bien loin. On alla jusqu’en France lui creuser une fosse sur le sommet d’une montagne près de Vienne. Aussitôt la montagne fut le séjour perpétuel des tempêtes. Pour mettre fin à ces orages qui détruisaient leurs moissons et leurs troupeaux ; les habitants enlevèrent Pilate et le précipitèrent dans le Rhône qui coule près de là. Mais ce fut comme à Rome ; le fleuve devint furieux. Il fallut chercher un autre asile aux restes du maudit : or dans ce temps là Charlemagne était roi de toute la terre ; il voulut qu’on transportât Pilate à Lausanne. Hélas ! Lausanne ne put pas le garder ; et ce fut alors qu’il arriva chez nous, car nous n’avions personne auprès de Charlemagne pour parler en notre faveur et défendre nos intérêts.

Pilate sur notre montagne se montra plus méchant que jamais. Tous les diables d’enfer lui faisaient visite. Ils lui amenaient Hérode, Caïphe et Judas, et tous ceux qui ont trahi le Seigneur. Puis ces maudits s’accablaient d’injures ; leur plus grand supplice était de se voir réunis. Mais parfois ils s’accordaient dans le désir de nuire au pauvre monde, et quand par hasard un homme venait à passer, ils l’entouraient de prodiges effrayants. Tantôt des voix douloureuses et épouvantables criaient à ses oreilles, il les entendait et ne voyait rien ; tantôt des bras invisibles le saisissaient et le tourmentaient dans les airs et le précipitaient au fond des abîmes. Malheur à celui-là, s’il était en état de péché mortel !

Après bien longtemps, passa par Lucerne un bon moine à qui Dieu avait donné pouvoir sur les démons. A la prière des habitants, il vint exorciser a montagne, le combat fut terrible. Le moine prononça des paroles qui ébranlèrent les rochers sur leur base où, depuis, ils ne se sont jamais raffermis, et qui rendirent en certains endroits la terre à jamais stérile. Enfin, Pilate vaincu fut obligé de se jeter du sommet de la montagne dans le lac marécageux et sombre dont je vous ai parlé. Il y est encore ; il y restera jusqu’au jour du Jugement, sans pouvoir sortir jamais, qu’une fois chaque année, en costume de magistrat ; et si quelqu’un le voit alors, celui-là doit mourir avant la fin de l’année. De même, celui qui oserait l’insulter, soit en paroles, soit en jetant quelque chose dans son lac, lui rendrait pour un moment son pouvoir et y serait soumis.

Maintenant, voyageur, que la prudence vous inspire, que la bonne vierge et votre saint ange vous protègent, et tâchez d’être sans péché, afin que partout et toujours le Seigneur demeure avec vous.

Louis Veuillot.

N° 221. — Saint Meinrad.

Au temps de Charlemagne, vers 800, était né de race princière à Sulgen, petite ville de Souabe, un de ces hommes de foi sublime, comme Dieu en faisait naître en ce temps-là ; fleurs de vertus modestes et douces, qu’on voyait éclore tout-à-coup parmi les orgueils sauvages ; pures et vives intelligences qui recueillaient et conservaient le savoir humain au milieu de la barbarie ; exemples d’humilité profonde au sommet de tout ce qui peut rendre fier, la science et le rang : vivantes leçons, modèles saints, glorieux anneaux destinés à transmettre aux siècles la tradition des vertus chrétiennes, aussi intacte que les apôtres l’ont reçue de Dieu. Meinrad, fils du prince Berthold Hohenzollern, allié par son illustre famille aux premières maisons de l’Europe, pouvait prétendre à tout ; il se fit bénédictin. Mais du sang dont il était, et savant comme il avait su le devenir au fond du cloître, la gloire, les honneurs, le bruit pouvaient encore venir le chercher : il se fit ermite. Non loin de son monastère s’élevait une montagne pleine de retraites inconnues. Un jour, étant allé par là se promener, il y resta, sous abri d’une hutte qu’il avait bâtie de ses nobles et savantes mains. Hélas ! même en ce lieu le monde le suivit encore. Les pèlerins apprirent les chemins jusqu’alors ignorés du mont Etzel, et marchèrent en foule vers l’étoile de sainteté qui venait de se lever dans ce désert. Les hommes d’alors, moins grossiers et moins fous dans leur ignorance que nous ne le sommes dans notre vanité, se confiaient volontiers, en leurs projets comme en leurs peines, à ces solitaires qui ne voulaient plus pour remplir leur vie que la prière et la charité. Riches et pauvres, manants et gentils- hommes, le prêtre, le seigneur, le vieillard, l’enfant. l’humble moine et le prince-évêque, allaient consulter l’ermite ; il les recevait avec la même bouté et leur donnait des avis également sincères, des consolations également fraternelles. Mais souvent quand le pauvre retournait à sa cabane avec joie et espérance au cœur, le suzerain revenait l’inquiétude dans l’âme et la honte sur le front : Meinrad parlait toujours en serviteur de Dieu, qui ne craint point les hommes et ne cherche que la justice ici-bas.

Cependant le saint ermite soupirait après une retraite plus close ; tant de visites interrompaient ses chères méditations. Au pied de la montagne, plus loin des lieux habités, il y avait, dans un vallon mêlé de collines, une forêt de sapins, si noire et si profonde que les chasseurs eux-mêmes en craignaient les aventures, et qu’on l’appelait Forêt-Sombre, dans cette contrée de sombres forêts. Meinrad s’y rendit sans avertir personne ; on l’y retrouva bientôt. Se résignant alors à ce que le ciel semblait exiger de sa charité, il continua d’accueillir et d’instruire ceux qui venaient. Il se laissa même bâtir une cellule qui le défendit au moins des tempêtes, et un modeste oratoire où il put placer l’image de Marie, ce soleil de pureté, cette mère angélique des chrétiens, toujours prête à demander grâce pour ses enfants. Meinrad l’implorait sans cesse, il conduisait à ses pieds les bons pèlerins que n’effrayaient point les dangers de la forêt sombre ; et les affligés, les malheureux ; les coupables mêmes, ne tardaient point à sentir qu’un regard de miséricorde était tombé sur eux. Les visites des hommes n’étaient pas les seules que l’anachorète reçût. Un soir, à minuit, l’un des religieux de Reichenau, qui venait parfois à l’ermitage, suivit de loin Meinrad jusqu’à la petite chapelle où il allait réciter l’office du soir : tout-à-coup cette chapelle éclata de lumière ; le moine s’approcha, et sur les degrés de l’autel où Meinrad était agenouillé, il vit un jeune enfant au front céleste qui récitait l’office avec lui.

Qui aurait cru que cette vie dût finir par le martyre ? Après avoir vécu trente-trois ans dans sa solitude, Meinrad fut assassiné (21 janvier 863) par deux misérables qui pensaient trouver des trésors dans cette pauvre cellule où venaient tant de pèlerins. Il avait lu leur dessein dans leurs âmes, et leur avait dit. « Vous auriez du venir plus tôt, afin d’assister à ma messe pour conjurer les saints de vous être propices à votre dernière heure. Vous ne me tuerez pas sans avoir reçu ma bénédiction et votre pardon de ma propre bouche. Quand je serai mort, je vous recommande d’allumer ces deux cierges, l’un à ma tête, l’autre au pied de ma couche. Après cela, fuyez au plus vite, vous pourriez être trahis par ceux qui me viennent voir. » Et ces malheureux l’avaient tué, puis ils s’étaient enfuis jusqu’à Zurich. Presqu’en même temps qu’eux y arrivaient les gens de Wolrau, déjà instruits du meurtre de l’ermite, et qui découvrirent l’auberge où les assassins s’étaient réfugiés, parce que deux corbeaux qui avaient appartenu à Meinrad, voulaient franchir la porte de ce logis, d’où une servante essayait en vain de les chasser. Les assassins saisis avouèrent le crime, et déclarèrent entre autres choses, dans leur interrogatoire, qu’ayant oublié les recommandations de l’ermite, ils avaient vu tout-à-coup les cierges s’allumer et des mains invisibles les placer ainsi qu’il l’avait dit. La légende allemande ajoute qu’au moment du supplice, on vit encore deux corbeaux voleter et planer au-dessus de l’échafaud.

Louis Veuillot.

Modèles de Décompositions de Narrations.

N° 222. — Mort de Polyphonte.

Forme. — Le tableau qui commence cette narration a un caractère sévère et grandiose. Il s’agit d’une cérémonie sacrée, d’un mariage ; mais accompli malgré l’épouse, cet acte solennel semble déjà couvert de teintes lugubres. Les épithètes sont du plus heureux choix ; aucune expression n’est traînante ou parasite ; cette forme, à la fois simple et noble, rehaussée d’ailleurs par une versification irréprochable, est strictement conforme aux règles de l’exposition.

Bientôt les temps des verbes changent, et nous voyons à la première hypotypose le commencement du nœud.

Dans l’enceinte sacrée en ce moment s’avance,
Un jeune homme, un héros semblable aux immortels,
Il court :

Le premier vers contient une hyperbate, la courte comparaison du jeune héros aux immortels est un trait descriptif d’une grande énergie, et la suspension, dont l’effet est accru par la belle césure : il court, porte à son comble l’intérêt.

C’était Egyste ; il s’avance aux autels.

Vers faible, non-seulement parce que ce temps imparfait c’était au milieu de tous ces temps présents, est choquant, mais encore parce que s’avance est ici répété maladroitement, soit pour l’effet grammatical, soit pour le mouvement de l’action, qui devient trop lente après l’énergique expression il court, c’est une faute contre la gradation. Il fallait évidemment

Il court : c’est Egyste, il se précipite vers les autels,

Mais la mesure a gêné le poète.

Il monte : II y saisit d’une main assurée.

Nouvel effet de césure, aussi heureux que le premier.   

Les éclairs sont moins prompts.

Forme de comparaison très concise, et dont la force s’accroît par l’hyperbole.

Je l’ai vu de mes yeux
Je l’ai vu qui frappait ce monstre audacieux.

Pléonasme et répétition. Cette dernière figure est d’un très bon effet dans ce passage ; elle rend certaine l’action audacieuse dont l’auditeur pourrait douter :

Meurs, tyran ! disait-il. Dieux ! prenez vos victimes.

Imprécation magnifique, en ce que le châtiment accompagne la menace, et c’est en ces occasions que cette figure atteint son plus haut degré de beauté et de vigueur.

Erox, qui de son maître a servi tous les crimes,
Erox, qui dans son sang voit ce monstre nager.

Erox, répété appelle l’attention sur l’action qu’il va faire ; —  servir les crimes, nager dans son sang , sont deux métaphores dont les termes de comparaison apparaissent clairement ; c’est dommage que l’on retrouve ici ce monstre, déjà employé deux vers plus haut. On voit aussi avec peine revenir un peu plus bas son maître et j’ai vu. Ces petites négligences sont fréquentes dans Voltaire : Racine châtiait mieux son style.

Sa mère !… ah ! que l’amour inspire de courage !

Ce vers est assurément un des plus beaux de la langue : car sans parler de la césure du deuxième pied, il y a suspension dans le récit, on attend avec inquiétude ce que va faire Mérope, et l’exclamation qui se prolonge pendant deux vers fait prévoir un acte héroïque.

Sa mère ! — elle s’avance au milieu des soldats.

Encore s’avance ! Ce mot n’est pas déplacé là seulement parce qu’on le retrouve pour la troisième fois, mais surtout parce qu’il est impropre. Le poète n’a point voulu dire que Mérope se présente aux soldats pour les empêcher d’avancer, mais qu’elle se mêle dans leurs rangs ; cela est clair par l’emploi des mots : au milieu. L’expression propre était donc se jette, elle s’encadrait très bien dans la mesure ; et elle avait d’ailleurs une toute autre énergie que s’avance.

C’est mon fils, arrêtez, cessez, troupe inhumaine.

Sage emploi de la disjonction, Combien un dit-elle, eût refroidi ce vers ! L’obsécration est vive et forte. Admirons aussi l’inversion de pensées. Mérope veut arrêter la troupe inhumaine, sa première expression devait donc être : arrêtez ; mais elle savait qu’il était possible qu’on ne comprit point assez tôt le motif de cet ordre, et qu’Egiste fût tué avant qu’on ne le connût. Elle fait donc une inversion ; en présentant aux soldats le motif pour lequel ils doivent arrêter. C’est mon fils, et ce cri d’ailleurs est si naturel à une mère ! C’est le premier qu’elle doit pousser ; elle est sûre qu’il va tout arrêter.

C’est mon fils, déchirez sa mère et votre reine.

Voici le cri rendu plus énergique par la répétition, et la permission qui suit est le suprême effort du langage pathétique.

Un gros de nos amis que son danger excite.
Entre elle et les soldats vole et se précipite.

Un gros de nos amis est peu poétique, et si par malheur le narrateur allait, faire une faute de récitation en disant : un de nos gros amis, toute la beauté de ce morceau disparaîtrait, ici du moins le poète n’a point mis s’avance, mais vole et se précipite . À la bonne heure ! on voit que les moments sont précieux et c’est ainsi qu’il faut graduer le mouvement d’une action.

Les vers qui suivent présentent, outre un assez grand nombre de beaux tropes qu’il est inutile de faire remarquer un tableau tracé de main de maître. Cette confusion étrange, ce pêle-mêle des combattants, ces meurtres odieux, cette profanation du temple, tout est admirablement rendu, et cet effet saisissant est dû à l’accumulation.

Fond. Cette belle narration appartient au genre poétique ou fictif. Le récit est intéressant, vraisemblable, et ne choque en rien es lois de la morale ; l’invention est donc parfaite. Dans la disposition, on est frappé de l’ordre et de l’harmonie du récit, tout en regrettant quelques négligences sous le rapport de la gradation. L’exposition se termine au vers :

Dans l’enceinte sacrée en ce moment s’avance.

Le nœud se serre à la tentative d’Erox, il se complique à

Déjà la garde accourt avec des cris de rage.

Le dénouement se prépare à ces mots : un gros de nos amis , et commence à : vous eussiez vu soudai.   

La narration peut se réduire ainsi :  Au moment où Polyphonie allait aux pieds des autels épouser Mérope, Egyste entre dans le temple, se précipite sur le tyran et l’immole ainsi qu’Erox : mais blessé lui-même par Polyphonie, il est sur le point d’être égorgé par les soldats, quand Mérope leur crie : c’est mon fils ! Les amis de la reine voient au secours d’Egyste, et le temple devient le théâtre du plus sanglant combat. Au milieu de la mêlée j’ai perdu de vue Egyste et la reine.

Guyet.

N° 223. — Mort d’OEdipe.

Forme. Cette narration est surtout remarquable par les mouvements oratoires, renfermés dans les discours que l’auteur met dans la bouche d’OEdipe. Ce roi infortuné marche, il le sait, vers les lieux où il doit mourir. Aveugle, il a pris sa fille Antigone pour son guide ; elle sera le seul témoin de la vengeance que les dieux vont tirer du meurtre de Laius, dans l’endroit même où le crime fut commis. La description de ces lieux maudits occupe toute l’exposition ; elle est faite dans un style d’une élégante simplicité. Nous sommes intéressés déjà à ce voyage mystérieux d’un vieillard et d’une jeune fille.

Bientôt une imprécation annonce les remords d’OEdipe. Ses regrets d’avoir tué son père se montrent sous les formes oratoires les plus énergiques. C’est d’abord l’exclamation de la douleur, hélas ! Le meurtrier devait commencer par là ; c’est la voix de la nature qui pousse ce cri. Ensuite il commence le récit de son forfait, mais une puissance intérieure lui fait sentir qu’il foule le sol où fut commis le parricide : il s’interrompt et par des interrogations précipitées il dépeint les lieux. Son cœur a reconnu en frémissant le détour du chemin maudit, le rocher menaçant, le torrent tumultueux, la source sacrée, et les chênes accusateurs, il entend encore la tempête orageuse et des bruits semblables aux gémissements de mille hommes qui meurent. Il voit jusqu’à l’aigle frappé par la foudre. Ces souvenirs assiègent affreusement esprit du malheureux vieillard ; reproduits en style énergique, ils sont admirablement terminés par l’apostrophe à la lumière du soleil. Antigone confirme les pressentiments de son père ; il est facile d’admirer comment, dans sa bouche, les mêmes mots dont s’est servi Œdipe prennent un tour gracieux et mélancolique ; c’est qu’ils sont dépouillés de la force de l’interrogation.

Œdipe répond à sa fille : Ah ! c’est ici je le sens . Ces simples mots sont d’une énergie effrayante. Je le sens  ; nous peint une âme bouleversée par les plus profonds remords ; c’est que le châtiment s’approche, et devient visible pour l’aveugle.

Mais tous ces beaux mouvements sont peu de chose peut-être en comparaison de la magnifique et terrible prosopopée d’action qui suit. Œdipe voit Laius sur le rocher ; la scène du meurtre est reproduite ; la victime se meurt sous nos regards. Les exclamations, les apostrophes, les interrogations, impriment à ce passage une vigueur au dessus de tout éloge. La déprécation qui commence à ombre vénérable est un morceau touchant. Qui ne serait attendri de voir un père se mettre sous la protection de sa fille, et ne se croire en sûreté que sur son sein ? c’est le crime qui s’abrite sous l’innocence. La courte obsécration aux Euménides couronne ce beau passage, qui n’est point indigne de figurer à côté des plus beaux morceaux oratoires de l’antiquité.

La narration ne pouvait se soutenir à cette hauteur. Le style devient plus calme, lorsque Œdipe fait ses dernières recommandations à Antigone ; il est simple et sans recherche de figures à grand effet ; c‘est celui qui convient à un homme terrassé par ses souvenirs, et arrive a sa dernière heure.

Mais le style se ranime encore après : Je vais mourir . Le belle antithèse de pensées et de mots tout à la fois, contenue dans : La puissance de la vie et la puissance de la mort , nous montre dans quels cas il faut employer cette figure dans toute son énergie. Pourquoi l’auteur n’a-t-il pas dit : La puissance de la vie et celle de la mort ; ou bien : La puissance de la vie et de la mort ; ou bien encore : Le pouvoir de la vie et la puissance de la mort, toute forme semblable n’aurait-elle pas fait entendre clairement sa pensée ? Sans doute l’antithèse eût, dans tous ces cas, existé dans la pensée ; mais cela ne suffisait pas, il fallait encore l’antithèse de mots pour faire contraster plus fortement ces deux puissances, dont l’une, la vie, commence à nous instruire par une triste expérience du néant des grandeurs, et dont l’autre, la mort, achevant l’ouvrage de la première, nous fait entrevoir de plus la science de l’autre vie. Placés ainsi en regard, la vie et la mort doivent être égales en tout, comme le sont deux précepteurs d’une égale habileté. Et voilà pourquoi le mot pouvoir eût été déplacé, et que ni l’ellipse, ni le pronom celle ne pouvaient remplacer la puissance. Retenons cette explication qui fait voir à quel point on doit peser, dans le style, la valeur d’un mot.

Œdipe déjà ne tient plus à la terre ; il s’adresse, dans deux belles apostrophes, à la clarté de l’autre vie, et aux demeures célestes, puis, revenant à Antigone, il se sert d’une optation pour lui souhaiter une vie de bonheur. Ainsi, dans cette âme tourmentée, toutes les pensées marchent par bonds et mouvements, et ce style est soutenu jusqu’à l’adieu solennel, qui prépare le dénouement.

Vient enfin le tableau du sacrifice, il est sombre et lugubre ; le drame touche à sa fin. L’alliance de mots auguste misérable est très hardie, mais d’un heureux effet.

Le dénouement, quoique préparé, est d’un style un peu précipité ; il est, en effet, contenu tout entier dans : Il ne restait plus rien d’Œdipe . On aimerait à voir Antigone à la recherche de son père pendant quelques instants ; cela soutiendrait l‘intérêt pendant que l’âme du lecteur se préparerait à la disparition complète de l’infortuné roi.

Il y a peu de narrations aussi vigoureusement exposées. L’orateur s’y montre plus que le narrateur. Elle me semble le triomphe du talent.

Fond. Le genre poétique ou fictif réclame cette narration ; à part les noms, tout est de l’invention de l’auteur. Le nœud commence au moment où

Œdipe sent qu’il est sur le théâtre de son crime ; il se serre sans complication jusqu’à l’instant où Antigone s’éloigne de son père. Ici se prépare le dénoument, et le nœud finit à : Hélas ! hélas ! adieu, ma fille !   

Il est facile de réduire le récit à quelques phrases en supprimant tous les discours d’Œdipe. Ainsi, on pourrait dire : Œdipe, et sa fille Antigone, s’étaient rendus sur les lieux où avait été commis le meurtre de Laius. Là, les remords assiègent la conscience du roi qui croit voir sur un rocher l’ombre de son père. Il sent que son heure dernière est venue ; il fait ses adieux à Antigone, et après avoir offert un sacrifice, il disparaît aux yeux de sa fille. On ne put retrouver ses restes.

Guyet.

Exhortations et harangues.

Modèles.

N° 224. — Fénelon au Duc de Bourgogne.

Le Prélat fait ses  adieux à son royal élève.

Monseigneur,

Je pars, vous le savez, et vos larmes ont déjà mérité toute ma reconnaissance ; je pars, le roi l’ordonne. C’est peut-être contre sa volonté que je viens vous faire un dernier adieu et désavouer auprès de vous toutes les erreurs qu’on m’impute. Mais que je vous épargne au moins les doutes cruels que l’on pourra inspirer à d’autres sur la pureté de ma foi ! Je veux que vous n’ayez pas à vous tenir en garde contre votre cœur, quand mon souvenir y réveillera quelque affection pour moi, et que vous puissiez unir encore vos prières aux miennes, sans craindre de blesser les saines doctrines de la religion.

En quittant ces lieux, prince, un regret pénible me remplit de tristesse ; mais vous pouvez me soulager en me consolant par une sage patience de l’affliction où je vous vois. Oh ! si mon bonheur vous est plus cher que ma fortune, que votre voix n’implore jamais en ma faveur les bonnes grâces de sa majesté. On m’accuserait d’employer votre affection à faire réussir des prétentions ambitieuses. Supportez avec une douce résignation la volonté du roi, ou plutôt celle de Dieu lui-même. Ce sera le plus beau témoignage de votre reconnaissance.   

Ainsi, Monseigneur, même séparés l’un de l’autre, nous nous entendrons, nous nous verrons tous les jours : la vertu rapproche les amis absents.

Vous trouverez quelquefois autour de vous des hommes qui ont provoqué mon éloignement de la cour ; ne leur refusez pas votre bienveillance ; les haïr serait mal me venger.

Sans parler des grandes pensées de la religion capables d’adoucir l’amertume de toutes les douleurs, vous avez encore une consolation telle que la demande un cœur comme le vôtre. Ma disgrâce n’est pas entière puisqu’il vous reste le meilleur de mes amis. Au nom des devoirs qui l’attachent à vous ; je prierai M. de Beauvillers de m’oublier, de me sacrifier au jour de mon malheur, plutôt que de déplaire au roi. Vous pourrez épancher dans son sein vos joies et vos inquiétudes. Si vous lui parlez de moi, il vous expliquera comment, loin de la cour, je puis encore être heureux, surtout si je n’entends prononcer votre nom qu’avec amour, si j’apprends que vous êtes le bienfaiteur des français avant d’être leur roi. Ainsi votre souvenir charmera mon exil. Dans mes promenades, dans mes études, au pied des autels, il me sera doux de penser que vos vertus sont une preuve de plus que je n’ai pas mérité ma disgrâce.

Vous pleurez, Monseigneur ! Ah ! que votre main se détache de la mienne. Ne me retenez pas plus longtemps ; mon émotion serait trop vive, et l’on pourrait croire que, comme les courtisans, je ne pleure que mon malheur.

Je pars ; si le roi apprend que je vous ai parlé, j’espère qu’il me pardonnera quand vous lui direz que je vous ai recommandé de ne pas le prier en ma faveur, et qu’une de mes plus grandes peines est celle de lui avoir déplu.

E.V.

N° 225. — Sainte Clotilde à Clovis.

Elle exhorte son époux à se faire chrétien.

Mon noble époux !

Vos préparatifs de départ sont terminés ; voici le moment, si triste pour moi, de notre séparation. Bientôt à la tête de vos troupes aguerries, vous tenterez de nouveau les hasards des combats. Puisse la victoire vous rester toujours fidèle ! En vous faisant mes adieux, mon pauvre cœur n’est point tranquille : combien je serais plus heureuse, si mon Dieu était le vôtre ! Retarderez-vous longtemps encore cet instant désiré, où vous deviendrez, par le baptême, le fils chéri de l’église ? Les Parisiens, les Armoriques, les Gaulois- Romains, ont les yeux fixés sur vous. Ces peuples puissants n’attendent que votre conversion pour se soumettre à votre autorité, et vous aider à vaincre vos ennemis. Réduit à vos propres forces, vous marcherez au combat avec ardeur, je le sais : votre grand cœur ne connaît aucun danger ; mais le nombre triomphe quelquefois du courage, et que deviendriez-vous si vous étiez vaincu, si un coup mortel vous séparait de moi pour l’éternité ? Cette pensée me fait frémir, et je sens couler mes larmes. Hélas ! je ne vous reverrais donc jamais, mon cher époux ! jamais, ni sur la terre, ni dans le ciel ! Sommes-nous donc destinés à être séparés dans une autre vie ? Nos doux liens d’affection seront-ils brisés, tandis qu’ils dépend de vous de rendre notre union éternelle ?

Ah ! grand roi des Francs, si vous étiez chrétien, vous seriez invincible : le Dieu des armées combattrait pour vous. Il fait fuir ses ennemis comme le vent chasse la poussière : il fait un signe, et les bataillons sont foudroyés ; il regarde, et les armées ne sont plus. — Si vous étiez chrétien, vous seriez le plus puissant roi de la terre, les générations futures vous appelleraient Clovis le Grand, et aucun monarque n’aurait mieux mérité que vous ce titre glorieux. Enfin, après avoir régénéré les Gaules, comblé les vœux de votre épouse chérie, assuré à vos descendants la possession du plus beau tronc du monde, vous seriez récompensé dans le ciel par une couronne de gloire immortelle.  Mais j’entends les cris de vos guerriers ; ils vous appellent au champ d’honneur. Partez donc, mon cher époux, et si le sort des armes semble vous être contraire, souvenez-vous que mon Dieu est le Dieu de la victoire… Qu’il soit à vos côtés pendant le combat, et surtout qu’il vous accompagne au retour !

Guyet.

N° 226. — Marie-Thérèse aux seigneurs Hongrois.

Poursuivie par ses ennemis, l’impératrice demande asile et protection aux seigneurs Hongrois.

Nobles hongrois !

Abandonnée de mes amis et de mes parents, poursuivie par des ennemis implacables, je viens me jeter entre vos bras et vous dire que je n’ai plus de ressources qu’en votre courage, votre fidélité et ma constance. Je sais tout ce que vous avez à reprocher aux empereurs, vos maîtres et mes pères. Eh bien ! ce qui semble être une raison pour que mon arrivée au milieu de vous dût paraître au moins une témérité, pour le salut de mon fils et le mien, je le trouve, moi, le plus puissant motif de mon espérance. Je vous ai cru dignes d’être les plus fidèles de mes sujets, parce que vous êtes les plus acharnés de mes ennemis. Punissez-moi de ma confiance en repoussant du milieu de vous une princesse qui se sent la volonté de vous rendre heureux, et un enfant de quelques jours dont il dépend de vous de faire le plus généreux et le plus reconnaissant de tous les maîtres. Ou, si vos cœurs compatissants justifient mon audace, me voici : sans fuir plus longtemps, je remets entre vos mains la fille et le fils de vos rois !

J. C.

N° 227. — Saint Maurice à ses Soldats.    

Il les blâme de vouloir résister par la force à leurs bourreaux, et les exhorte à mourir en chrétiens.

Soldats,

Je vous l’avoue, ce ne sont point les menaces, les ordres sanguinaires d’un tyran qui m’étonnent et soulèvent mon indignation ; ce qui m’indigne, ce qui me pénètre d’un sentiment pénible à l’âme et d’une sinistre horreur, ce sont les murmures séditieux, les cris de révolte qui s’élèvent dans quelques-uns de vos rangs.

Pour moi, tel est le cri que la foi m’inspire : je suis chrétien ; chrétien, je serai martyr ; et il me semble qu’un véritable soldat du Christ ne doit point en faire entendre d’autres. Voilà toute la résistance qu’ont opposée aux persécutions ces hommes dont le courage vous parait supérieur à celui des héros du paganisme, ces hommes dont vous avez consacré la mémoire par un culte religieux. Aussi inébranlables dans leur foi qu’incapables de se révolter contre leurs princes, ils se laissaient jeter aux bêtes, eux ; et cependant c’étaient des braves, c’étaient vos pères.

Vous me direz peut-être que plus forts en nombre ils auraient aussi fait triompher le christianisme par le sang de leurs ennemis, élevé la croix victorieuse sur les débris de la puissance de Néron et de Domitien.

Ah ! ne flétrissez pas leur gloire en leur prêtant des pensées si indignes de leur vertu. Nous les avons vus, ces hommes ; une joie céleste brillait sur leur front, et les paroles de mort ne laissaient dans leur cœur aucun désir de vengeance. Oui, vous êtes les premiers, vous, qui ayez voulu briser la verge du Seigneur dans la maison de César ; vous êtes les premiers qui ayez dit :nous ne voulons pas, chrétiens, disciples d’un Dieu crucifié, nous laisser immoler pour notre religion, sans opposer la force à l’oppression. Nous chercherons un abri derrière un bouclier dont l’airain plus puissant que la foi protégera nos vies. Et vous vous dites chrétiens, vous que la vengeance et la rébellion soulèvent contre celui à qui Dieu a donné la puissance !

Vous êtes forts, votre ennemi succombera sous vos coups. — Je le crois, car votre valeur peut bien justifier votre confiance. Mais où est la mission que que vous avez reçue du ciel pour renverser les trônes ? Ah ! Laissez ce soin au Seigneur ! C’est sa main qui place la couronne sur la tête des rois, et c’est elle, on le sait, qui l’en arrache au gré de sa justice. — Vous êtes forts. — Et moi je vous dirai que, pour être intrépides dans les batailles ; vous n’en êtes pas moins des lâches dans la foi, vous qui reculez devant la preuve du martyre, vous qui n’osez entrer dans cette lice où si souvent vous avez admiré l’héroïsme de vos concitoyens. Craignez de vous tromper vous-mêmes ; craignez que ce prétexte, coupable d’ailleurs, de prêter vos armes à la religion, ne soit que le conseil de votre faiblesse et de la frayeur que vous inspire l’appareil du martyre.

La Gaule, l’Italie, persécutées, dites-vous, salueront avec transport le jour heureux où elles pourront se reposer de leur long travail dans la foi, sous la protection de nos armes victorieuses : la Gaule ! l’Italie ! terres de héros et de martyrs, où les chrétiens plus nombreux et plus puissants que les idolâtres, nous aideront à briser sur le tyran le glaive sous lequel ils voient chaque jour tomber leurs frères.

Étrange illusion ! Ces Romains, ces Gaulois surtout si terribles dans les combats, comprennent mieux la loi du christianisme. Devant l’épée de leurs persécuteurs, ils laissent tomber le bouclier et la lance ; armés de la croix, ils ne répondent aux menaces que par le cri commun des martyrs. Ne pensez donc pas qu’ils veuillent s’affranchir des saints devoirs de la pénitence et de la soumission. Loin de partager notre victoire, ils en auraient horreur ; ils détesteraient un triomphe qui, en leur faisant perdre une palme céleste, laisserait sur leur cœur un remords éternel.

Ainsi séparés par votre révolte et des chrétiens et des idolâtres, il ne vous restera plus qu’à vous unir par une affreuse alliance à ces hordes barbares qui ravagent l’empire ;  avec elles vous écraserez aisément la puissance affaiblie de Maximien.

Mais choisissez un chef qui veuille vous guider dans ces nouveaux exploits que promet votre ardeur sacrilège. Pour moi, je connais des devoirs de sujet et de chrétien qui ne me permettent plus de marcher à votre tête. Et maintenant abandonné de ma légion, je vais entrer dans un combat où il ne manquera à la victoire, parée de toutes les richesses du ciel, que le bonheur de la partager avec vous. Légion thébaine, légion de héros, moi qui ne te croyais si brave, si invincible, que parce que je te croyais chrétienne, pourquoi faut-il que je pleure sur le crime, lorsque je ne croyais avoir qu’à te bénir et à mourir avec toi.

J’entends des murmures, des éclats de voix échappés à l’émotion ; je vous entends dire : Oui, nous sommes chrétiens, et c’est ce titre que nous allons défendre. — Vous êtes chrétiens ? mais où sont les persécutions que vous voulez souffrir, le sang que vous voulez donner pour mériter ce nom glorieux ?

Vous êtes chrétiens ! Laissez donc là ces armes menaçantes ; le courage et la foi suffiront ici pour assurer votre triomphe. Vous êtes chrétiens ! Réjouissez-vous donc d’être nés dans des jours d’affliction et de sang. Mourez sans résistance. Apprenez aux générations à venir, qu’intrépides dans leur foi, les chrétiens peuvent braver les menaces d’une puissance impie, mais que jamais ils ne tournent leurs armes contre leur souverain, fut-il tyran, fut-il persécuteur !

E. V.

N° 228. — Le Maréchal de Biron à Henri IV.

Il dissuade le Roi de sortir de France.

Quoi ! Sire, on vous conseille de monter sur mer, comme s’il n’y avait pas d’autre moyen de conserver votre royaume que de le quitter ! Si vous n’étiez pas en France ; il faudrait percer au travers de tous les hasards et de tous les obstacles pour y venir ; et maintenant que vous y êtes, on voudrait que vous en sortissiez, et vos amis seraient d’avis que vous fissiez de votre bon gré ce que les plus grands efforts de vos ennemis ne sauraient vous contraindre de faire. En l’état où vous êtes, sortir seulement de la France pour vingt-quatre heures, c’est s’en bannir pour jamais.

Le péril, au reste, n’est pas si grand qu’on vous le dépeint : ceux qui nous pensent envelopper sont, ou ceux mêmes que nous avons tenus enfermés si lâchement à Paris, ou gens qui ne valent pas mieux, et qui auront plus d’affaires entre eux-mêmes que contre nous. Enfin, Sire, nous sommes en France, il nous y faut enterrer : il s’agit d’un royaume, il faut l’emporter ou y perdre la vie : et quand même il n‘y aurait point d’autre sûreté pour votre personne sacrée que la fuite, je sais bien que vous aimeriez mieux mille fois mourir de pied ferme, que de vous sauver par ce moyen. Votre Majesté ne souffrirait jamais qu’on dise qu’un cadet de la maison de Lorraine lui aurait fait perdre terre, encore moins qu’on la vît mendier à la porte d’un prince étranger.

Non, Sire, il n’y a ni couronne ni honneur pour vous au-delà de la mer. Si vous allez au-devant du secours de l’Angleterre, il reculera : si vous vous présentez au port de la Rochelle en homme qui se sauve, vous n’y trouverez que des reproches et du mépris, je ne puis croire que vous deviez plutôt fier vôtre personne à l’inconstance des flots et à la merci de l’étranger, qu’à tant de braves gentilshommes et de vieux soldais qui sont prêts à lui servir de rempart et de bouclier ; et je suis trop serviteur de Votre Majesté, pour lui dissimuler que, si elle cherchait sa sûreté ailleurs que dans leur vertu, ils seraient plongés de chercher la leur dans un autre parti que dans le sien.

Mézeray.

N° 229. — Moïse aux Juifs.

Il les exhorte à observer les commandements du Seigneur.

Si, dociles à la voix du Seigneur, vous observez fidèlement les lois que je vous ai dictées de sa part, sa bonté toute-puissante vous élèvera au-dessus de tous les peuples de la terre. Il livrera en votre pouvoir les ennemis qui vous bravent ; ils tomberont anéantis à votre aspect : un seul chemin les avait guidés vers vous, et ils n’en trouveront point assez pour fuir votre vengeance. Si vous marchez constamment dans le sentier de la Loi divine, le Seigneur fera de vous un peuple saint, un peuple à part : il vous l’a juré, sa parole est inviolable. Et les peuples de la terre trembleront devant vous, parce que ce n’est point en vain que vos prières réclameront l’appui du Tout-Puissant. Il vous comblera de tout ce qui peut faire le bonheur de l’homme sur la terre. Environnés d’une nombreuse famille, vous verrez tout prospérer autour de vous, le ciel ouvrira tous ses trésors ; il versera les pluies dans le temps favorable, et la terre se couvrira des plus riches mois sons. Vous marcherez toujours dans votre liberté. et jamais votre tête ne se courbera sous le joug de l’étranger.

Mais si, sourds à la voix de votre Dieu, rebelles à ses lois et parjures à vos serments, vous violez ses commandements, la malédiction du ciel vous poursuivra, vous atteindra partout, vous frappera dans tout ce qui vous est cher. La famine et le désespoir habiteront les lieux que vous habitez, et la peste désolera d’avance ceux où vous voudrez vous réfugier. Pour vous, le ciel deviendra d’airain, la terre sera de fer ; et la main vengeresse du père, que vous aurez offensé, vous saisira pour vous livrer, chargés de fer, à vos plus cruels ennemis. Un seul chemin vous guidait vers eux, et vous n’en trouverez plus assez pour échapper à leur fureur ; et vos cadavres resteront en proie aux oiseaux du ciel, sans que personne daigne les couvrir seulement d’un peu de poussière. Le Seigneur vous frappera de l’esprit de vertige ; et, dans l’excès de votre fureur, vous irez heurter, comme l’aveugle, les arbres de la voie publique. Vos fils et vos filles seront traînés captifs chez les peuples étrangers : vos yeux le verront, et vous n’aurez ni la force ni le courage de les défendre. Les moissons que vous aurez semées, les fruits que vos mains auront cultivés, deviendront la proie de nations que vous ne connaissiez pas même de nom ; et vous serez vous-mêmes, avec votre roi, conduits chez des barbares, qui vous forceront d’adorer leurs dieux, vains simulacres de pierre et de bois.

Ce même Dieu, qui s‘était plu à réunir sur vous ses faveurs les plus chères, ses bénédictions les plus précieuses, se fera un plaisir alors de vous punir et de vous effacer du nombre des vivants. Errants et dispersés d’un bout de l’univers à l’autre, vous ne trouverez de repos et de paix nulle part, et le terme de votre course fuira sans cesse loin de vous ; sans cesse votre vie sera suspendue devant vous à un fil léger. La terreur assiégera vos jours et vos nuits : à peine croirez-vous à votre existence. Enfin, le Seigneur vous ramènera aux lieux mêmes où sa bonté vous avait tirés : là, vous serez vendus comme de vils troupeaux, et vous ne trouverez pas même d’acheteurs.

Tiré du Deutérone, trad. d’Amar.

N° 230. — Anthusa à Saint Jean-Chrysostome.

Elle conjure son fils de ne point s’éloigner d’elle.

Mon enfant, les vertus de ton père n’ont pas fait longtemps mon bonheur : Dieu le voulait ainsi. Je venais d’être mère, il mourut, et nous laissa, toi pauvre orphelin, moi, veuve à la fleur de l’âge et livrée à des maux dont ne peut se faire une idée celle qui ne les a pas éprouvés.

Cependant rien n’a pu m’engager à former de nouveaux liens, à ouvrir à un second époux la maison de ton père. J’étais si jeune encore, j’avais à redouter tant d’orages ; mais Dieu veillait sur moi ; je m’attachais tout entière à mon fils, et mon cœur était plein de force. Te voir sans cesse, épier sur ton visage tous les traits d’un époux dont la mort m’avait séparée ; retrouver en toi son image vivante, son portrait fidèle, c’était là mon plaisir de tous les instants, et je me consolais. Oui, avant même que ta langue put répéter ce nom de ta mère, à cet âge où les enfants sont la joie de ceux qui leur ont donné la vie, ta vue seule me redonnait le bonheur.

Ne me rends pas veuve une seconde fois ; ne réveille pas une douleur assoupie ; attends ma dernière heure. Peut-être te quitterai-je bientôt. La jeunesse peut se flatter de vieillir ; mais, à mon âge, on n’attend plus que la mort. Lorsque tu auras déposé mon corps dans le sein de la terre, et mêlé mes ossements à ceux de ton père, entreprends de longs voyages, traverse les mers que tu voudras ; tu seras maître de tes actions. Mais tant que je respire, souffre la compagnie de ta mère, crains d’encourir la disgrâce de Dieu, en me plongeant dans une douleur que je n’ai pas méritée8.

St-Jean Chrisostome, trad. par Génin.

N° 231. — Flavien à Théodose.

L’Évêque prie l’empereur de pardonner aux habitants d’Antioche.

Prince !   

Notre ville infortunée a souvent été comblée de vos bienfaits : et vos libéralités, qui faisaient autrefois sa gloire, sont aujourd’hui pour elle un nouveau sujet de bonté et de douleur. Détruisez Antioche jusqu’aux fondements, réduisez-la en cendres, faites périr jusqu’à nos enfants par le tranchant de l’épée ; nous méritons de plus sévères châtiments, et toute la terre, épouvantée de notre supplice, avouera qu’il est encore au-dessous de notre ingratitude.

Déjà nous ne saurions plus rien ajouter à notre malheur. Accablés de votre disgrâce, nous sommes un objet d‘horreur pour tout le reste de voire empire. Nous avons offensé, dans votre personne, tout l’univers entier, il s’élève aujourd’hui contre nous, Prince, plus fortement que vous-même. Il ne reste donc plus qu’un seul remède à nos maux : imitez la bonté de Dieu outragé par ses créatures ; il leur a ouvert les cieux.

J’ose le dire, grand Prince, si vous nous pardon- nez, nous devrons notre salut à votre clémence mais vous devrez à nos attentats l’éclat d’une gloire nouvelle. Nous vous aurons préparé, par notre crime, une couronne plus brillante que celle dont Gratien a orné votre front : vous ne la tiendrez que de votre vertu.

On a détruit vos statues. Ah ! qu’il vous est facile d’en rétablir qui soient infiniment plus précieuses !

Ce ne seront point des statues muettes et fragiles, exposées, dans les places publiques, aux caprices et aux injures. Ouvrages de la clémence, et immortelles comme la vertu même, celles-ci seront placées dans tous les cœurs, et vous aurez autant de monuments honorables qu’il y a d’hommes sur la terre, et qu’il y en aura jamais. Non, les exploits guerriers, les trésors, la vaste étendue d’un empire, ils n’attirent point aux princes une gloire aussi pure et aussi durable que la bonté et la clémence ;

Rappelez-vous les outrages que des mains séditieuses firent aux statues de Constantin, et les suggestions de ses courtisans qui l’excitaient à la vengeance. Vous savez que ce Prince, portant alors la main à son front, leur répondit en souriant : Rassurez-vous, je ne suis point blessé. On a oublié une grande partie des victoires de cet empereur ; mais cette parole a survécu à ses trophées ; elle sera entendue des siècles à venir, et elle lui méritera les éloges et les bénédictions de tous les âges.    |

Mais, qu’est-il besoin de vous proposer des exemples étrangers ? Il ne faut vous rappeler que vos propres actions. Souvenez-vous donc de ce soupir généreux que la clémence fit sortir de votre bouche, lorsqu’aux approches de la fête de Pâques, annonçant, par un édit, aux criminels leur pardon, et aux prisonniers leur délivrance, vous ajoutâtes : Que n’ai-je aussi le pouvoir de ressusciter les morts ! O grand Prince ! vous pouvez faire aujourd’hui ce miracle. Antioche n’est plus qu’un tombeau, ses habitants ne sont plus que des cadavres ; ils sont morts avant le supplice qu’ils ont mérité. Vous pouvez d’un seul mot leur rendre la vie. Si vous faites grâce à mon troupeau, les infidèles s’écrieront : Qu’il est grand le Dieu des Chrétiens ! Des hommes il sait faire des anges ; il les élève au-dessus de la nature.

Ne craignez pas que l’impunité corrompe vos autres villes. Hélas ! notre sort ne peut qu’épouvanter ; tremblant sans cesse, regardant chaque nuit comme la dernière, chaque jour comme celui de notre supplice, fuyant dans les déserts, en proie aux bête ; féroces, tachés dans les cavernes, dans les creux des rochers, nous donnons au reste du monde l’exemple le plus effrayant. Détruisez donc Antioche, mais détruisez-la, comme autrefois le Tout-Puissant détruisit Ninive ; effacez notre crime par le pardon : anéantissez la mémoire de notre attentat, en faisant naître dans tous les cœurs la reconnaissance et l’amour. Il est aisé de livrer des maisons aux flammes, de renverser des murailles ; mais changer tout-à-coup des citoyens parjures en sujets fidèles et accoutumés, c’est l’effet d’une vertu divine. Quelle conquête une seule parole peut vous procurer ! elle vous gagnera la tendresse de tous les hommes. Quelle récompense vous recevrez de l’éternel ! Il vous tiendra compte, non-seulement de votre bonté, mais en- core de toutes les actions de miséricorde que votre exemple engendrera dans la suite des siècles.   

Prince invincible, ne rougissez pas de céder à un     faible vieillard, après avoir résisté à vos plus braves au officiers : ce sera céder au Souverain des empereurs, qui m’envoie pour vous présenter l’Évangile, et vous dire de sa part : Si vous ne remettez les offenses commises contre vous, notre Père céleste ne vous remettra pas les vôtres. Représentez-vous ce jour terrible où les princes et les sujets comparaîtront au tribunal de la suprême justice, et croyez que vos fautes seront alors effacées par le généreux pardon que vous nous aurez accordé.

Pour moi, je vous le proteste, grand Prince ; si votre juste indignation s’apaise, si vous rendez à notre patrie votre bienveillance j’y retournerai avec joie, j’irai bénir avec mon peuple la bonté divine, et célébrer la vôtre : mais, si vous ne jetez plus sur Antioche que des regards de colère, je le jure devant vous, mon peuple ne sera plus mon peuple, je ne le reverrai plus, j’irai dans une retraite éloignée cacher ma honte et mon affliction, j’irai pleurer jusqu’à mon dernier soupir le malheur d’une ville, qui aura rendu implacable, pour elle seule, le plus humain et le plus doux de tous les princes.

St. Jean Chrysostome, Trad. par Maury.

N° 232. — Véturie à Coriolan.

Véturie vient de demander à Coriolan, son fils, le salut de Rome. Le guerrier a refusé. Véturie insiste.

Mon fils !

Pouvez-vous refuser une proposition si équitable, à moins que vous ne vouliez préférer une vengeance cruelle et opiniâtre aux prières et aux larmes de votre mère ? Songez que votre réponse va décider de ma gloire et même de ma vie : si je remporte à Rome l’espérance d’une paix prochaine, si j’y rentre avec les assurances d’une prompte réconciliation, avec quels transports de joie ne serai-je pas reçue par nos concitoyens ! Le peu de jours que les dieux me destinent encore à passer sur la terre seront environnés de gloire et d’honneur. Mon bonheur ne finira pas même avec cette vie mortelle : s’il est vrai qu’il y ait différents lieux pour nos âmes après la mort, je n’ai rien à craindre de ces endroits obscurs et ténébreux où sont relégués les méchants ; les Champs-Élysées, ce séjour délicieux destiné pour les gens de bien, ne suffiront pas pour ma récompense. Après avoir sauvé Rome, cette ville si chère à Jupiter, j’ose espérer une place dans cette région pure et sublime de l’air, qu’on dit être habitée par les enfants des dieux. Mais je m’abandonne trop à des idées si flatteuses. Que deviendrai-je si tu persistes dans cette haine implacable dont nous n‘avons que trop ressenti les effets ? Nos colonies, chassées par tes armes de la plupart des villes qui reconnaissaient l’empire de Rome ; tes soldats furieux, répandus dans la campagne et portant le fer et le feu de tous côtés, ne devraient-ils pas avoir assouvi ta vengeance ? As-tu bien eu le courage de venir piller cette terre qui t’a vu naître et qui t’a nourri si longtemps ? De si loin que tu as pu apercevoir à Rome, ne t’est-il pas venu dans l’esprit que tes dieux, ta maison, ta mère, ta femme et tes enfants étaient renfermés dans ses murailles ? Crois-tu que, couverte de la honte d’un refus injurieux, j’attende paisiblement que tes armes aient décidé de notre destinée ? Une femme romaine sait mourir  quand il le faut ; et, si je ne puis te fléchir, apprends que j‘ai résolu de me donner la mort eu ta présence :  tu n’iras à Rome qu’en passant sur le corps de celle qui t’a donné la vie ; et si un spectacle aussi funeste n’est pas capable d’arrêter la fureur, songe au moins qu’en voulant mettre Rome aux fers, t femme et tes enfants ne peuvent éviter la mort ou une prompte servitude.

Pourquoi ne me réponds-tu point, mon fils ? Méconnais-tu ta mère ? As-tu déjà oublié les soins que j’ai pris de ton enfance ? et toi, qui ne fais la guerre que pour te venger de l’ingratitude de tes concitoyens, peux-tu, sans te noircir du même crime que tu veux punir, refuser la première grâce que je t’aie jamais demandée ? Si j’exigeais que tu trahisses les Volsques, qui t’ont reçu si généreusement, tu aurais un juste sujet de rejeter une pareille proposition. Mais Véturie est incapable de proposer rien de lâche à son fils, et ta gloire m’est encore plus chère que ma vie. Je demande seulement que tu éloignes tes troupes des murailles de Rome : accorde-nous uni : trêve d’un an, pendant lequel temps on puisse travailler à une paix solide. Je l’en conjure, mon fils, par Jupiter tout bon et tout puissant, qui préside au Capitole ; par les mânes de ton père et de tes ancêtres. Si mes prières et mes larmes ne sont pas capables de te fléchir, vois la mère à tes pieds, qui te demande Le salut de ta patrie.

Vertot.

N° 233. Jeanne d’Arc aux Anglais.

Près de mourir et déjà sur le bûcher, l’héroïne reproche à ses bourreaux leur injustice et leur cruauté.

Eh bien ! êtes-vous à la fin de vos souhaits ! m’avez-vous enfin amenée à un endroit où vous pensez que je ne vous serai plus redoutable ? Lâches que vous êtes, qui avez eu peur d’une fille, et qui, n’ayant pu être soldats, êtes devenus bourreaux ; impies et impitoyables, qui vous efforcez en vain de combattre contre Dieu, dites-moi, pensez-vous par votre tyrannie détourner les secrets de sa toute-puissance ? Ne restait’il plus pour comble à voire orgueil et à vos injustices, qui veulent, en dépit dû la Providence divine, ravir la couronne de France au légitime héritier, que de faire mourir une innocente prisonnière de guerre par un supplice digne de votre cruauté ? Celui même qui m’a donné la force de vous châtier en tant de rencontres, de vous chasser de tant de villes, et de vous mener battant, aussi facilement que ai mené autrefois un troupeau, de moutons, m’a encore, par sa divine bonté, donné le courage de craindre aussi peu vos flammes que j’ai redouté vos épées. Vous ne me faites point injure, parce que je suis disposée à tout souffrir pour sa gloire ; mais votre crime s’élevant contre sa majesté, vous sentirez bientôt la pesanteur de sa justice, dont je n’étais qu’un faible instrument. De mes cendres naîtront vos malheurs et la punition de vos crimes. Ne vous mettez pas dans l’esprit qu’avec ; moi la vengeance de Dieu soit étouffée ; ces flammes : ne feront qu’allumer sa colère qui vous dévorera ; ma mort vous coûtera deux cent mille hommes, et quoique morte,  je vous chasserai de Paris, de la Normandie et de la Guienne, où vous ne remettrez jamais le pied. Et, après que vous aurez été battus en mille endroits et chassés de toute la France, vous n’emporterez avec vous en Angleterre que la colère divine, qui, vous poursuivant toujours sans relâche, remplira votre pays de beaucoup plus grandes calamités, meurtres et discordes que votre tyrannie n’en a fait naître dans ce royaume, et sachez que vos rois perdront le leur avec la vie, pour avoir voulu usurper celui d’autrui. C’est le Dieu des armées, protecteur des innocents et sévère vengeur des outrages, qui vous l’annonce par ma bouche.

Mézeral.

N° 234. — Le duc de Rohan à ses soldats. (Harangue Militaire.)

Soldats !

Nous avons passé des lieux presque inaccessibles pour venir en cette vallée ; nous y sommes enfermés de tous côtés. Voila l’armée impériale qui se met en bataille devant nous ; les Grisons sont derrière, qui n’attendent que l’événement de cette journée pour nous charger, si nous tournons le dos. Les Valtelins ne sont pas moins disposés à achever ce qui restera de nous. De penser à la retraite, vous n’avez qu’à lever les yeux pour en voir l’impossibilité ; ce ne sont, de tous côtés, que précipices insurmontables, de sorte que notre salut dépend de notre seul courage. Pour Dieu ! mes amis, tandis que les armes de notre roi triomphent partout avec tant d’éclat ; ne souffrons pas qu’elles périssent entre nos mains ; faisons, par une généreuse résolution, que ce petit vallon, presque inconnu au monde, devienne considérable à la postérité, et soit aujourd’hui le théâtre de notre gloire.

Henri de Rohan.

N° 235. — Un Curé à ses paroissiens.

Pour les engager à se conformer aux édits du roi qui prescrivent d’établir les cimetières hors de l’enceinte des villes.

Mes enfants, j’entends votre piété qui murmure et qui dit : Pourquoi veut-on nous priver de la consolation d’être ensevelis avec nos pères ? Pourquoi nous     défend-on de mêler nos cendres avec les leurs ! Afin     qu’après votre mort vous ne fassiez pas de mal à vos enfants, à qui vous voulez tant de bien pendant votre vie ; afin d’abolir un abus pernicieux ; afin de détruire un usage contraire à l’humanité.

Eh quoi ! vous voudriez acheter une vaine satisfaction au    prix de    la vie    ou de la santé de vos    descendants ? Juste Ciel ! je vois d’ici frémir et reculer d’horreur les corps de vos ancêtres, lorsqu’on vous portera dans leurs sépulcres ; je les entends s’écrier :

Ils ne sont pas nos enfants, nous n’étions pas aussi barbares !    

Non, mes frères, vous ne mêlerez pas vos cendres     à celles de vos pères ; mais vous les mêlerez à celles de vos enfants, de vos amis, de vos parents qui vivent encore : vous les mêlerez aux miennes : oui, je veux que mon corps soit déposé au milieu de vous dans le nouveau cimetière. Ceux qui naîtront après nous viendront prier sur nos tombes comme sur celles de leurs     bienfaiteurs, et nos ossements tressailliront de joie. Qui de vous refusera de me suivre et de m’imiter ? Qui voudra abandonner son chef et son curé ? Ah ! s’il en était ainsi, je vous le déclare, au jour de la Résurrection, je me lèverai seul de ce cimetière désert, j’irai me présenter au souverain Juge, je lui rendrai compte du troupeau qu’il m’a confié ; et moi, votre père, votre    frère, votre ami par la charité, moi ministre de paix et de miséricorde, moi-même je deviendrai votre premier accusateur au tribunal de Jésus-Christ ; j’appellerai les vengeances célestes sur ces infidèles qui, sans     avoir voulu m’écouter, se sont rendus coupables envers le Roi, la loi, la religion et l’humanité. »

Un Curé du Quercy.

N° 236. — Melvil à Élisabeth pour la prier de ne point se souiller de la mort de Marie Stuart.
Madame, on vous abuse alors que de Marie
On vous fait redouter les complots et là vie :
C’est dans sa seule mort qu’est tout votre danger.
Vivante, on l’oubliait ; morte, on va la venger.
Les peuples désormais ne vont plus voir en elle
Celle qui menaçait leur croyance nouvelle,
Mais une reine esclave au mépris de ses droits ;
Mais le sang de Henri, la fille de leurs rois.
Demain entrez dans Londres, où naguère adorée
Vous traversiez les flots d’une foule enivrée.
Au lieu de ces longs cris, de ces regards joyeux,
Qui frappaient votre oreille et qui suivaient vos yeux,
Vous trouverez partout cette crainte muette,
D’un peuple mécontent menaçante interprète,
Ce silence glacé, dont, terrible à son tour,
Il avertit les rois qu’ils n’ont plus son amour.
Vous n’achèverez pas. D’une tâche éternelle
Vous ne souillerez point une vie aussi belle,
Madame ; vous craindrez que l’équitable voix,
Qui dicte après leur mort le jugement des rois,
Rangeant Stuart parmi les injustes victimes,
Ne place son trépas sur la liste des crimes.
Vous craindrez que la voix de vos accusateurs,
Couverte maintenant par le bruit des flatteurs,
N’aille un jour, soulevant l’inexorable histoire,
Devant son tribunal citer votre mémoire.
Vous frémissez. Je tombe à vos sacrés genoux :
Si ce n’est pour Stuart, grâce, grâce pour vous !
Le Brun.
N° 237. — St Léon à Attila.

Pour l’engager et épargner à Rome les horreurs du pillage.

Prince,

Vous êtes devenu, par le nombre et la rapidité de vos conquêtes, le roi des rois et le monarque de l’univers ; le sénat et le peuple romain, qui fut autrefois le vainqueur de la terre, et qui est aujourd’hui vaincu, implore humblement votre clémence. Il ne pouvait rien arriver de plus glorieux pour vous et de plus mémorable dans les siècles à venir que de voir à vos genoux ce même peuple qui a forcé tant de rois et tant de nations à se prosterner devant lui. Vous pourrez vous vanter d’avoir vaincu l’univers dans la personne des Romains. Il ne vous reste donc plus qu’à vous vaincre vous-même. Élevé au faîte de la grandeur humaine, vous ne ressemblerez jamais mieux au Dieu tout-puissant qu’en sauvant ceux que vous pouvez perdre : vous avez fait éprouver la force de votre bras à ceux qui ont entrepris de vous résister : faites présentement éprouver votre clémence à ceux qui s’avouent vaincus, sans avoir osé combattre, et qui sont déterminés à se soumettre à vos lois.

St Léon le Grand.

N° 238. — Léonidas aux trois cents Spartiates.
Il les exhorte à mourir en héros.
Eh bien  écoutez donc l’espoir qu’un Dieu m’inspire,
Et le but salutaire où notre mort aspire !
Contre ce roi barbare, et qui compte aux combats
Autant de nations que nos rangs de soldats,
Que pourraient tous les Grecs ? puissance inattendue !
Il faut qu’une vertu même à Sparte inconnue,
Frappe, étonne, confonde un despote orgueilleux.
De notre sang versé va sortir, en ces lieux,
Une leçon sublime : elle enseigne à la Grèce
Le secret de sa force, aux Perses leur faiblesse.
Devant nos cœurs sanglants on verra le grand roi
Pâlir de sa victoire et reculer d’effroi ;
Ou, s’il ose franchir le pas des Thermopyles,
Il frémira d’apprendre, en marchant sur nos villes,
Que dix mille après nous y sont prêts pour la mort.
Mais, que dis-je ? dix mille ! ô généreux transport !
Notre exemple en héros va féconder la Grèce !
Un cri vengeur succède au cri de la détresse :
Patrie ! indépendance ! à ce cri tout répond
Des monts de Messénie aux mers de l’Hellespont,
Et cent mille héros, qu’un saint accord anime,
S’arment en attestant notre mort unanime.
Au bruit de nos serments, sur ces rochers sacrés,
Réveillez-vous alors, ombres qui m’entourez !
Voyez en fugitif sur une frêle barque,
L’Hellespont emporter ce superbe monarque,
Et la Grèce, éclipsant ses exploits les plus beaux,
Rassurer son Olympe au pied de nos tombeaux,
Si de tels intérêts j’ose un moment descendre,
Amis, je vous dirai quel culte à notre cendre
Vont consacrer l’histoire et la postérité.
Oui, nous nous emparons d’une immortalité
Où nulle gloire humaine encor n’est parvenue ;
Et, quand de Sparte enfin l’heure sera venue,
De ses débris sacrés, qui ne se tairont pas,
Les tyrans effrayés détourneront leurs pas.
Alors, des temps fameux levant les voiles sombres.
Le voyageur sur Sparte évoquera nos ombres,
Et, de Léonidas et de ses compagnons,
Les échos n’auront pas oublié les grands noms.
Pichat.
N° 240.— Servilius au peuple romain.

Accusé par les tribuns du Peuple d’avoir perdu quelques troupes en poursuivant l’ennemi après une victoire, Servilius se défend :

« Si on m‘a fait venir ici pour me demander compte de ce qui s’est passé dans la dernière bataille où je commandais, je suis prêt à vous en instruire ; mais si ce n’est qu’un prétexte pour me faire périr, comme je le soupçonne, épargnez-moi des paroles inutiles : voilà mon corps et ma vie que je vous abandonne, vous pouvez en disposer. »

Quelques uns des plus modérés d’entre le peuple lui ayant crié qu’il prit courage, qu’il continuât sa défense, « Puisque j’ai affaire à des juges, et non pas à des ennemis, ajouta-t-il, je vous dirai, Romains, que j’ai été fait consul avec Virginius dans un temps où les ennemis étaient maîtres de la campagne, et où la dissension et la famine étaient dans la ville. C’est dans une conjoncture si fâcheuse que j’ai été appelé au gouvernement de l’État. J’ai marché aux ennemis, que j’ai défaits en deux batailles, et que j’ai contraints de se renfermer dans leurs places ; et, pendant qu’ils s’y tenaient comme cachés par la terreur de vos armes, j’ai ravagé à mon tour leur territoire, j’en ai tiré une quantité prodigieuse de grains, que j’ai fait apporter à Rome, où j’ai rétabli l’abondance.

Quelle faute ai-je commise jusqu’ici ? Me veut-on faire un crime d’avoir remporté deux victoires ?

Mais j’ai, dit-on, perdu beaucoup de monde dans le dernier combat. Peut-on donc livrer des batailles contre une nation aguerrie, qui se défend courageusement, sans qu’il y ait de part et d’autre du sang répandu ?

Quelle divinité s’est engagée envers le peuple Romain de lui faire remporter des victoires sans aucune perte ? Ignorez-vous que la gloire ne s’acquiert que par de grands périls ? J’en suis venu aux mains avec des troupes plus nombreuses que celles que vous m’aviez confiées : je n’ai pas laissé, après un combat opiniâtre, de les enfoncer ; j’ai mis en déroute leurs légions, qui, à la fin, ont pris la fuite. Pouvais-je me refuser à la victoire qui marchait devant moi ? Était -il même en mon pouvoir de retenir vos soldais, que leur courage emportait, et qui poursuivaient avec ardeur un ennemi effrayé ?

Si j’avais fait sonner la retraite, si j‘avais ramené nos soldats dans leur camp, vos tribuns ne m’accuseraient-ils pas aujourd’hui d’intelligence avec les ennemis ? Si vos ennemis se sont ralliés, s’il ont été soutenus par un corps de troupes qui avançait à leur secours ; enfin, s’il a fallu recommencer tout de nouveau le combat ; et si, dans cette dernière, action, j’ai perdu quelques soldats, n’est-ce pas le sort ordinaire de la guerre ? Trouverez-vous des généraux qui veuillent se charger du commandement de vos armées, à condition de ramener à Rome tous les soldats qui en seraient sortis sous leur conduite ? N’examinez donc point si à la fin de la bataille j’ai perdu quelques soldats, mais jugez de ma conduite par ma victoire. S’il est vrai que j’ai chassé tes ennemis de votre territoire, que je leur ai tué beaucoup de monde dans deux combats, que j’ai forcé les débris de leurs armées de s’enfermer dans leurs places, que j’ai enrichi Rome et vos soldats du butin qu’ils ont fait dans le pays ennemi ; que vos tribuns se lèvent, et qu’ils me reprochent en quoi j’ai manqué contre les devoirs d’un bon général. »

Vertot.

N° 241. — Un Vieillard au Peuple de Syracuse.

Il défend les prisonniers athéniens dont le peuple demandait la mort.

Vous voyez un père infortuné, qui a senti plus qu’aucun autre syracusain les funestes effets de cette guerre, qui lui a ravi deux fils, la consolation  et l’espoir de sa vieillesse. Je ne puis point, à la vérité, ne point admirer leur courage et leur bonheur d’avoir sacrifié au salut de la République une vie que la loi commune de la nature leur aurait tôt où tard enlevée ; mais je ne puis aussi ne pas sentir la plaie cruelle que leur mort a fait à mon cœur, et ne point haïr et détester les Athéniens, auteurs de cette malheureuse guerre, comme les homicides et les meurtriers de mes enfants !

Cependant, je ne puis le dissimuler, je suis moins sensible à ma douleur qu’à l’honneur de ma patrie ; et je la vois prête à se déshonorer pour toujours, par le cruel avis qu’on vous propose. Les Athéniens, il est vrai, méritent toutes sortes de mauvais traitements et de supplices pour l’injuste guerre qu’ils nous ont déclarée ; mais les Dieux, justes vengeurs du crime, ne les ont-ils pas assez punis, et ne nous ont-ils pas assez vengés ? Quand leurs chefs ont déposé leurs armes et se sont rendus à nous, n’était-ce pas dans l’espérance de conserver leur vie ? Et pouvons-nous la leur ôter, sans encourir le juste reproche d’avoir violé le droit des gens, et d’avoir déshonoré notre victoire par une barbare cruauté ? Quoi ! vous souffrirez que votre gloire soit ainsi flétrie dans tout l’univers, et qu’on dise qu’un peuple qui, le premier, a dans sa ville érigé un temple à la Miséricorde, n’en a point trouvé dans la votre ! Sont-ce donc les victoires et les triomphes seuls qui rendent une ville à jamais illustre ? Non, non, c’est la clémence pour des ennemis vaincus ; c’est la modération dans la plus grande prospérité ; c’est, enfin, la crainte d’irriter les Dieux par un orgueil fier et insolent. Vous n’avez point sans doute oublié que ce même Nicias, sur le sort duquel vous allez prononcer, est celui qui plaida votre cause dans l’assemblée des Athéniens, et qui employa tout son crédit et toute son éloquence pour les détourner de vous faire la guerre. Une sentence de mort, prononcée contre ce digne chef, est-elle donc une juste récompense du zèle qu’il a témoigné pour vos intérêts ? Pour moi, la mort me sera moins triste que la vue d’une telle injustice commise par ma patrie et par mes concitoyens.

Rollin.

Modèles de Décompositions d’Exhortations etc Harangues.

N° 242. — Lusignan à sa fille.

Forme. Un vieillard à cheveux blancs, qui a souffert tous les maux d’une longue captivité, pleuré ses enfants qu’il croyait morts, combattu toute sa vie pour la religion chrétienne, reconnaît sa fille dans le palais d’un prince musulman. Sa fille ! il a cru qu’elle était restée chrétienne, mais les ennemis de la loi l’ont rendue infidèle, et c’est, ô comble de douleur ! sur les lieux mêmes où le sauveur est mort pour elle, qu’elle a sans doute abjuré sa première croyance. Une telle situation est bien faite pour émouvoir le cœur d’un gentilhomme généreux qui s’est exposé au martyre pour la gloire de son Dieu. Le poète n’est point resté au-dessous des sentiments d’amour et d’indignation qui devaient se combattre dans l’âme du père et du chrétien. Son discours à sa fille est un petit chef-d’œuvre d’éloquence. D’un bout à l’autre, c’est la passion qui parle avec véhémence, et avec cette chaleur admirable qui consiste dans une rapide succession de mouvements oratoires, et les mouvements sont d’autant plus naturels qu’ils naissent admirablement les uns des autres et acquièrent, en se multipliant, une force irrésistible.

Que la foudre en éclats ne tombe que sur moi !

Cette imprécation violente peint le premier mouvement du cœur. Lusignan a trop vécu, car il arrive à sa fille, à son nom, à son honneur le plus grand de tous les malheurs, la perte de la foi.

Ah ! mon fils, à ces mots j’eusse expiré sans toi.

L’exclamation le ramène à son fils qui seul peut lui faire supporter la vie, puisqu’il est encore digne de lui. Que doit faire maintenant ce père infortuné ?

Il compte peu sur ses forces pour ramener sa fille à Dieu. D’ailleurs le temps presse ; il ne pourrait supporter longtemps la vue de son malheur. Avant donc que de parler à sa fille, il s’adresse à Dieu, et lui rappelle ses combats, ses douleurs, sa captivité, ses prières pour ses enfants ; il ne manque pour couronner cette apostrophe touchante, que la déprécation : mais tous les lecteurs la devinent, et disent : mon dieu, venez à son aide.

Je suis bien malheureux !

Soupir de l’âme ! Exclamation bien naturelle ! parce qu’il croit que c’est lui qui est la cause du changement de sa fille.

C’est ton père, c’est moi,
C’est ma seule prison qui t’a ravi ta foi.

Ces premières paroles à sa fille ne servent pas seulement à exprimer son désespoir ; elles contiennent encore une espèce de précaution oratoire, pour faire entendre à Zaïre qu’elle n‘est pas seule coupable, que son père sait faire la part des circonstances malheureuses où elle a pu se trouver. Ces mots la préparent à entendre la pathétique exhortation qui suit et en sont comme l’exorde de la nature la plus douce et la plus insinuante.

Ma fille, tendre objet de mes dernières peines.

Charmante métalepse ! N’est-ce pas comme s’il lui disait : « Après cette épreuve cruelle je serai heureux, je n’aurai plus rien a désirer : car tu vas combler mes vœux, n’est-il pas vrai ? ma chère enfant. » Qu’on rapproche aussi les expressions tendre et peines ; comme elle peignent l’amour et la douleur !

Songe au moins, songe au sang qui coule dans tes veines.

Voici un premier effet de répétition ; pour abjurer son erreur, sa fille coupable doit avant tout songer au sang dont elle est issue ; elle ne sait point encore quel est ce sang. Lusignan va le lui faire sentir.

C’est le sang de vingt rois tous chrétiens comme moi ;   
C’est le sang des héros défenseurs de ma loi.
C’est le sang des martyrs.

Elle a dû comprendre à cette énergique répétition : c’est le sang , que c’est une chose sacrée qui ne peut souffrir de profanation. Elle est issue de rois, de héros, de martyrs, de chrétiens ; comment elle seule pourrait-elle rester païenne ? De ma loi mérite aussi une remarque ; ce n’est plus la loi de Dieu ; cette loi est tellement gravée dans le cœur de Lusignan qu’il se l’est appropriée.

O fille encore trop chère !
Connais-tu ton destin, sais-tu quelle est ta mère ?

Nouvel ordre d’idées auquel conduit une transition habile voilée par l’interrogation. Après les motifs qui doivent décider Zaïre à aimer la loi chrétienne, viennent ceux qui vont la porter à haïr les musulmans. Comme on le voit, les deux passions, sources du pathétique, sont profondément remuées. « Eh bien ! ta mère a été massacrée par tes protecteurs, au moment où elle te donna le jour : ils ont aussi égorgé tes frères, je l’ai vu, et tous ces martyrs sont là-haut qui te regardent et qui te tendent leurs bras sanglants. » Cette image fait couler les larmes, en même temps qu’elle inspire l’horreur des meurtriers par l’épithète : sanglants.

Mais la nature a été assez vivement émue : il n’en fallait pas tant pour décider une jeune fille. Voici des raisons d’un ordre surnaturel, qui vont inspirer l’héroïsme de la foi à cette âme naïve, si elle chancelle encore.

Ton Dieu que tu trahis, ton Dieu que tu blasphêmes.

Répétition nouvelle, rendue plus énergique par l’alliance des mots ton Dieu, avec les outrages que Zaïre lui fait. Remplacez ton Dieu, par le Dieu, vous n’aurez plus la même force d’expression : car ce n’est pas seulement le Dieu de son père, c’est le sien, elle ne peut le renier, il est, si j’ose le dire, dans son sang, et pourtant elle le trahit, elle le blasphème .

Pour toi, pour l’univers est mort en ces lieux mêmes,
En ces lieux où mon bras le servit tant de fois,
En ces lieux où son sang te parle par ma voix.

Zaïre a dû comprendre à cette nouvelle répétition combien sa faute est grande ; c’est dans les lieux mêmes où son Dieu est mort pour elle et pour l’univers, qu’elle l’a renié ; cette circonstance rend son oubli de la loi chrétienne plus odieux et plus inexcusable. La description qui vient ensuite corrobore les assertions de Lusignan, elle est sous forme de mouvements fort vifs, tels qu’ils conviennent au discours passionné. Vois ces murs, vois ce temple, tourne les yeux, c’est ici le Calvaire, c’est là le St-Sépulcre  ; cette éloquence est entraînante ; aussi, dit La Harpe, il est impossible que Zaïre résiste à cette impulsion victorieuse, et le spectateur est entraîné avec elle .   

Celle allocution est fort heureusement terminée par les pleurs et la douleur de Zaïre, ainsi que par l’émotion de Lusignan ; il n’est personne qui ne se réjouisse à cette lecture de la soumission de la fille, du triomphe du père et du talent du poète.

Fond. Il est facile de voir au premier coup d’œil que cette exhortation, quoique courte, est un véritable discours, dans lequel le poète a observé toutes les règles de l’invention et de la disposition oratoires.

Dans l’invention, on trouve les preuves, les mœurs et les passions. Les preuves des torts de Zaïre consistent en ce qu’elle est issue d’un sang si noble, qu’il lui était défend ; de l’oublier, et en ce qu’elle habite des lieux dont la vue devait à chaque pas lui rappeler le souvenir de son Dieu. La conséquence est qu’elle doit s’empresser de revenir à la foi de ses pères. Toutes ces preuves se résument dans le syllogisme suivant :

Tu dois rentrer dans le sein de la religion chrétienne, si, en y renonçant, tu as commis un crime abominable.   

Or, tu as commis un crime abominable, car tu as souillé ton sang, outragé ton père, ta mère, et renié ton Dieu là où il mourut pour toi.

Donc tu dois rentrer dans le sein de la religion chrétienne.

Quoique un vieillard et un père n’aient guère besoin des mœurs pour parier à sa fille, l’e poète pourtant lui a donné la probité : c’est un loyal serviteur de Jésus-Christ, il a consacré sa vie à son Dieu ; la bienveillance : il aime toujours sa fille coupable ; la prudence : il est incapable de la tromper car le sang des rois, des héros, des martyrs, coule dans ses veines. Quant à la modestie, on conviendra qu’elle était inutile ici. Nous avons vu, plus haut, qu’en parlant à sa fille, Lusignan a pris ses précautions oratoires, en rejetant sur lui une partie de la faute. Au lieu de cet enchaînement de moyens doux et touchants, imaginez l’emportement d’un père qui maudirait sa fille ; croyez-vous qu’il la déciderait aussi victorieusement à renoncer à ses erreurs.

Il ne reste donc que les passions pour compléter l’invention. Sous ce rapport, l’amour de la famille, l’amour de Dieu, sont mis en jeu, et la haine des musulmans n’est pas oubliée.

Dans la disposition, on reconnaît un exorde véhément d’abord, puis pompeux au moment de l’invocation à Dieu, enfin insinuant, quand Lusignan regarde sa fille. Il y a aussi confirmation ou exposition des preuves, comme nous venons de le dire. Il n’y manque même pas une péroraison des plus touchantes ; elle commence à : Je te vois dans mes bras et pleurer et gémir.

Terminons en disant que ce morceau fait le plus grand honneur à Voltaire. Plut au ciel qu’il n’en eût jamais écrit que de semblables !

Guyet.

N° 243. — Sur le petit nombre des Élus.

Forme et Fond. Ce morceau de Massillon est peut-être le chef-d’œuvre parfait. Et cependant, remarquons le bien, les figures de mots y sont rares ; c‘est un langage à la fois simple et sublime. L’auditeur s’occupe peu des expressions, il ne voit que la pensée terrible, effrayante, que lui présente l’orateur. Il est transporté par d’admirables mouvements jusqu’à la fin, et arrivé là, il ne lui reste plus qu’à trembler et à frapper sa poitrine. Tout se tient et tout s’enchaîne si fortement dans ce passage, qu’il serait difficile d’en distraire une seule phrase sans nuire à l’effet total. C’est le triomphe de l’ordre, de la gradation et de l’harmonie, qualités fondamentales de la disposition en général.

J‘ai hésité un moment à porter le flambeau de la décomposition sur un pareil morceau, car il est téméraire de vouloir analyser certaines compositions, tout comme il serait ridicule d’apporter, pour voir clair, une bougie en présence du soleil. Cependant j’essaie, non sans frayeur, quoique avec l’aide du cardinal Maury, de faire sentir ce que je sens bien moi-même, mais qu’il me paraît à peu près impossible de rendre.

« Je m’arrête à vous, mes frères, qui êtes ici assemblés. »

Cette simple phrase est le commencement d’une communication que nous verrons plus bas dans toute sa force. C’est ici où l’orateur prépare la mine qui fera explosion. Un autre se fut contenté de dire : Je m’arrête à vous, mes frères ; mais qui êtes ici assemblés isole davantage l’auditeur, et produit déjà un mouvement dans son âme. Il n’aura pas le secours de ses frères, il sera seul et livré à ses propres ressources. Que va-t-il lui arriver ? Telle est la question qu’il se fait.

 « Je ne parle plus du reste des hommes. »

Cette espèce de prétermission accroît encore la solitude et l’effroi, et cette situation se complète à ces mots :

« Je vous regarde comme si vous étiez seuls sur la terre. »

Il n’y a plus de doute permis ; non-seulement l’exposition a produit un état parfait d’isolement ; mais encore la gradation a rendu à chaque mot cet état plus alarmant.

« Et voici la pensée qui m’occupe et m’épouvante. »

Terrible effet de suspension ! Comment l’auditeur ne sentirait-il pas son sang se glacer dans ses veines, puisque l’orateur lui-même se dit épouvanté : c’est toujours la suite de la communication dont j’ai déjà parlé. Ne sentez-vous pas que cette phrase est mise en cet endroit par le plus grand talent oratoire ? Et sans elle, l’entrée en matière par la supposition qui va suivre, serait-elle aussi redoutable ?

« Je suppose donc que c’est ici votre dernière heure, et la fin de l’univers, que les cieux vont s’ouvrir sur vos têtes, que Jésus-Christ va paraître dans sa gloire au milieu de ce temple, et que vous n’y  êtes assemblés que pour l’attendrecomme des criminels tremblants, à qui l’on va prononcer une sentence de grâce, ou un arrêt de mort éternelle. »

Cette prosopopée majestueuse est certainement la plus belle qui ait jamais été faite. Voilà la situation de l’auditeur bien dessinée : il est mort, et le monde est fini ; les cieux sont ouverts, Jésus-Christ est descendu. Par une comparaison énergique, le pécheur est assimilé au criminel, qui attend, en tremblant, une sentence de vie ou de mort éternelle. Y a-t-il dans cette description admirable un mot qui soit de trop ? Tout y frappe et émeut, et le seul ornement jeté au milieu de ces graves pensées est l’épithète tremblants, qui rend plus terrible l’attente des criminels. Cette prosopopée se continuera, comme la communication, jusqu’à la fin du morceau, où nous la retrouverons dans les derniers mots.

« Car, vous avez beau vous flatter, vous mourrez tels que vous êtes. »

Commination qui porte à son comble l’anxiété. Ce n’est donc pas sur une supposition simplement que repose la vérité de ce qui va se passer ; c’est sur des bases réelles, vous mourrez tels que vous êtes, l’expérience de tous les siècles le prouve ; tout en voulant se changer on ne se change point. C’est une sorte de prolepse qu’emploie ici l’orateur : il prévient l’objection tirée de ces désirs fugitifs de faire pénitence, qui ne s’accomplissent jamais. Il enlève ainsi à l’auditeur sa dernière planche de salut, son unique espérance. Il fait plus, et c’est ici une gradation extrêmement remarquable, il le condamne à être, au moment suprême de la mort, pire qu’il n’est dans le moment. Il n’est assurément personne qui ne se soit cru transporté, par toutes ces figures énergiques, au redoutable instant du jugement dernier. Les esprits sont convaincus et terrassés ; la mine est chargée ; l’orateur va y mettre le feu.

« Or, je vous demande, et je vous le demande  frappé de terreur, ne séparant point en ceci mon sort du vôtre, et me mettant dans la même disposition où je souhaite que vous entriez, je vous demande donc : »

Il est inutile de faire remarquer l’effet de la répétition ; il s’agit, on le voit bien, de la plus grave de toutes les questions. Ici la communication est complète, et son effet est tel que l’auditeur doit rester muet de surprise en voyant l’orateur descendre dans les rangs de la foule. C’est ainsi que le talent sait tirer une force immense des plus simples figures. Celle-ci continuera par la nature du mouvement jusqu’à la fin du morceau.

L’orateur remet en vue sa prosopopée, en parlant de nouveau de la présence de J.-C. dans le temple ; il y est pour faire le discernement des boucs et des brebis . Cette métonymie, boucs et brebis , acquiert ici de la noblesse, non-seulement parce qu’elle est empruntée aux livres saints, mais encore parce que Jésus-Christ est présent, et qu’on répète ses paroles,

« Croyez-vous que le plus grand nombre de tout ce que nous sommes ici fut placé à la droite ? croyez-vous, du moins, que les choses fussent égales ? croyez-vous qu’il s’y trouvât au moins dix justes. »

Voici la répétition, la subjection et l’interrogation combinées. Ces trois figures se corroborent et donnent une véhémence extrême à ces questions qu’il est impossible à l’auditeur de résoudre en sa faveur : il s’attend dès-lors à sa condamnation, s’il sent dans son cœur le venin des passions. Mais il est possible que chacun en son particulier se croie une brebis. Attendons ; l’orateur saura dissiper ces sentiments d’orgueil.

« Dix justes que le Seigneur ne put trouver autrefois dans cinq villes entières. »

Allusion aux cinq villes de la Pentapole que Dieu réduisit en cendre et que recouvre aujourd’hui la Mer-Morte. Ces villes étaient riches et peuplées ; elles contenaient beaucoup plus d’habitants qu’il n’y a d’auditeurs dans le temple où parle Massillon, et pourtant il ne s’y trouva pas dix justes. Ici encore, on peut se dire : Les habitants des cinq villes maudites étaient des hommes chargés d’iniquités ; en ce temple, il n’y a que des chrétiens qui craignent Dieu et ses jugements. Patience, nous allons voir ce que vaut cette objection.

« Vous seul, mon Dieu, connaissez ceux qui vous appartiennent. »

Cette apostrophe laisse encore l’auditeur dans l’incertitude. Elle est comme le couronnement de ce mouvement par lequel l’orateur laisse les esprits recouvrer une lueur d’espérance.

« Mais, si nous ne connaissons pas ceux qui lui appartiennent, nous connaissons du moins que les pécheurs ne lui appartiennent pas. »

Transition pour amener le mot pêcheurs sur les lèvres de l’orateur. Une fois ce mot prononcé, l’auditeur reprend ses frayeurs, car personne n’a assez d’amour-propre pour ne pas se croire pécheur.

« Qui sont les fidèles assemblés ici ? qui sont-ils ? »

Interrogations qui marquent le moment critique, c’est-à-dire l’instant du jugement, la séparation des boucs d’avec les brebis. Suit cette division en quatre classes de pécheurs, dans l’une desquelles chaque auditeur se trouve forcément placé. Vainement il se débattra, vainement il se dira qu’il est juste, vainement il s’écriera qu’il ne ressemble point aux habitants des cinq villes maudites ; il lui faudra prendre place dans une des catégories indiquées : c’est ce qu’il fait, et dans ce moment l’orateur s’écrie : « Voilà le parti des réprouvés ! »

Exclamation désespérante ! arrêt de mort qui tombe comme la foudre sur la tête de tous les auditeurs, sans en excepter un. La mèche de la mine fume, tous ces pécheurs baissent la tête.

« Retranchez ces quatre sortes de cette assemblée sainte, car ils en seront retranchés au grand jour. »

Pourquoi, me disait un jour un critique, Massillon a-t-il mis ici assemblée sainte, puisqu’il parle à une assemblée de pécheurs ? L’ironie serait-elle permise dans un si grave sujet ? — Ce critique n’avait point remarqué la prosopopée du commencement, il avait oublié que Jésus-Christ était dans le temple, qu’il était descendu pour juger l’assemblée, et que c’était sa présence qui sanctifiait le lieu.

« Paraissez maintenant, justes ! Où êtes-vous ? » Apostrophe et interrogation. Personne ne peut répondre à l’orateur ; car chacun n’a trouvé place que parmi les réprouvés. Où êtes-vous ? cri d’alarme de l’orateur. Dernière note dans laquelle il exhale sa douleur.

« Restes d’Israël, passez à la droite ; froment de Jésus-Christ, démêlez- vous de cette paille destinée au feu. »

Couronnement sublime de la prosopopée. Ce n’est plus L’orateur qui parle, c’est Jésus-Christ, c’est le Juge, ce sont ses paroles qu’on prononce d’une voix aussi éclatante que la trompette du grand jour. « O Dieu ! où sont vos élus, et que reste-t-il pour votre partage ? »

Cette apostrophe est le trait le plus vigoureux de ce chef-d’œuvre. C’est là que la mine fait explosion.

Par cette faible analyse, on peut comprendre l’effet prodigieux que ce morceau produisit sur l’auditoire de l’église St-Eustache. « Tous les auditeurs, dit Maury, se levèrent par un mouvement soudain, en poussant un cri sourd et lugubre de frayeur et de foi, comme si la foudre fût tombée tout-à-coup au milieu du temple. » La même chose arriva dans la chapelle de Versailles. Louis XIV partagea l’émotion générale, et Massillon, portant sur son front ses mains tremblantes, resta lui même consterné et muet pendant quelques instants.

De telles impressions sont le triomphe de la parole humaine ; elles ne peuvent être produites que par la plus haute éloquence, l’éloquence sacrée.

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Guyet.

Narrations oratoires.

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Modèles.

N° 244. — Bataille de Rocroi.

À la nuit qu’il fallut passer en présence des ennemis, comme un vigilant capitaine, le Duc d’Enghien reposa le dernier ; mais jamais il ne reposa plus paisiblement. À la veille d’un si grand jour, et dès la première bataille, il est tranquille, tant il se trouve dans son naturel ; et on sait que le lendemain, à l’heure marquée, il fallut réveiller d’un profond sommeil cet autre Alexandre. Le voyez-vous comme il vole à la victoire ou à la mort ? Aussitôt qu’il eut porté de rang en rang l’ardeur dont il était animé, on le vit presque en même temps pousser l’aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier les Français à demi-vaincus, mettre en fuite l’Espagnol victorieux, porter partout la terreur, et étonner de ses regards étincelants ceux qui échappaient à ses coups.

Restait cette redoutable infanterie de l’armée d’Espagne, dont les gros bataillons serrés, semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brêches, demeuraient inébranlables au milieu de tout le reste en déroute, et lançaient des feux de toutes parts, trois fois le jeune vainqueur s’efforça de rompre ces intrépides combattants ; trois fois il fut repoussé par le valeureux comte de Fontaines, qu’on voyait porté dans sa chaise, et, malgré ses infirmités, montrer qu’une âme guerrière est maîtresse du corps quelle anime ; mais enfin il faut céder. C’est en vain qu’à travers les bois, avec sa cavalerie toute fraîche, Beck précipite sa marche pour tomber sur nos soldats épuisés ; le prince l’a prévenu, les bataillons enfoncés demandent quartier ; mais la victoire va devenir plus terrible pour le duc d’Enghien que le combat.

Pendant qu’avec un air assuré il s’avance pour recevoir la parole de ces braves gens, ceux-ci, toujours en garde, craignent la surprise de quelque nouvelle attaque ; leur effroyable décharge met les nôtres en furie. On ne voit plus que carnage ; le sang enivre le soldat, jusqu’à ce que ce grand prince qui ne peut voir égorger ces lions comme de timides brebis, calma les courages émus, et joignit au plaisir de vaincre celui de pardonner. Quel fut alors l’étonnement de ces vieilles troupes et de leurs braves officiers, lorsqu’ils virent qu’il n’y avait plus de salut pour eux que dans les bras du vainqueur ! De quels yeux regardèrent-ils le jeune prince, dont la victoire avait relevé la haute contenance, à qui la clémence ajoutait de nouvelles grâces ! Qu’il eût encore volontiers sauvé la vie au brave comte de Fontaines ! Mais il se trouva par terre, parmi ces milliers de morts dont l’Espagne sent encore la perte. Elle ne savait pas que le prince qui lui fit perdre tant de ses vieux régiments à la journée de Rocroi, en devait achever les restes dans les plaines de Lens. Ainsi la première victoire fut le gage de beaucoup d’autres. Le prince fléchit le genou ; et, dans le champ de bataille, il rendit au Dieu des armées la gloire qu’il lui envoyait.

Là on célébra Rocroi délivré, les menaces d’un redoutable ennemi tournées à sa honte, la régence affermie, la France en repos, et un règne qui devait être si beau, commencé par un si heureux présage.

Bossuet.

N° 245.— Dernière campagne et mort de Turenne.

Turenne passe le Rhin et trompe la vigilance d‘un général habile et prévoyant… Il observe les mouvements des ennemis. Il relève le courage des alliés. Il ménage la foi suspecte et chancellante des voisins. Il ôte aux uns la volonté, aux autres les moyens de nuire ; et, profitant de toutes ces conjonctures importantes qui préparent les grands et glorieux événements, il ne laisse rien à la fortune de ce que le conseil et la prudence humaine lui peuvent ôter. Déjà frémissait dans son camp l’ennemi confus et déconcerté. Déjà prenait l’essor pour se sauver dans les montagnes cet aigle dont le vol hardi avait d’abord effrayé nos provinces. Ces foudres de bronze que l’enfer a inventés pour la destruction des hommes tonnaient de tous côtés pour favoriser et pour précipiter cette retraite, et la France en suspens attendait le succès d’une entreprise qui, selon toutes les règles de la guerre, était infaillible.

Hélas ! nous savions tout ce que nous pouvions espérer, et nous ne pensions pas à ce que nous devions craindre. La providence divine nous cachait un malheur plus grand que la perte d’une bataille. Il en devait coûter une vie que chacun de nous eût voulu racheter de la sienne propre ; et tout ce que nous pouvions gagner ne valait pas ce que nous allions perdre. O Dieu terrible ! mais juste en vos conseils sur les enfants des hommes, vous disposez et des vainqueurs et des victoires. Pour accomplir vos volontés, et faire craindre vos jugements, votre puissance renverse ceux que votre puissance avait élevés. Vous immolez à votre souveraine grandeur de grandes victimes, et vous frappez, quand il vous plaît, ces têtes illustres que vous avez tant de fois couronnées.

N’attendez pas, Messieurs, que j’ouvre ici une scène tragique ; que je représente ce grand homme étendu sur ses propres trophées, que je découvre ce corps pâle et sanglant auprès duquel fume encore la foudre qui l’a frappé ; que je fasse crier son sang comme celui d’Abel, et que j’expose à vos yeux les tristes images de la religion et de la patrie éplorée. Dans les pertes médiocres, on surprend ainsi la pitié des auditeurs ; et par des mouvements étudiés, on tire au moins de leurs yeux quelques larmes vaines et forcées. Mais on décrit sans art une mort qu’on pleure sans feinte. Chacun trouve en soi la source de sa douleur, et rouvre lui-même sa plaie ; et le cœur, pour être touché, n‘a pas besoin que l’imagination soit émue.

Peu s’en faut que je n’interrompe ici mon discours. Je me trouble, Messieurs : Turenne meurt, tout se confond, la fortune chancelle, la victoire se lasse, la paix s’éloigne, les bonnes intentions des alliés se ralentissent, le courage des troupes est abattu par la douleur et ranimé par la vengeance ; tout le camp demeure immobile. Les blessés pensent à la perte qu’ils ont faite, et non pas aux blessures qu’ils ont reçues. Les pères mourants envoient leurs fils pleurer sur leur général mort. L’armée en deuil est occupée à lui rendre les devoirs funèbres, et la renommée, qui se plaît à répandre dans l’univers les accidents extraordinaires, va remplir toute l‘ Europe du récit glorieux de la vie de ce prince et du triste regret de sa mort. Fléchier.

Plaidoyers.

Modèles.

N° 246 à 248. — Discours pour Polidore,

Deux beaux-frères sont dans les fers. Polidore est un jeune homme de vingt cinq ans. Callidore est un homme de quarante ans et père de famille. La somme destinée à leur délivrance n’est pas assez forte pour les racheter tous deux ; mais un peut être libre. Sera-ce Polidore ? sera-ce Callidore ?

N’admirez-vous pas, Messieurs, ma témérité ? Dès la première fois que je parais dans le barreau, me déclarer le protecteur et l’avocat d’un âge qui a contre lui tant de préjugés ! La jeunesse est la plus belle saison de la vie, tout le monde en convient ; et cependant c’est de tous les âges le plus sujet à la censure. Ce ne sont que des déclamations cent fois rebattues, qu’invectives éternelles contre les jeunes gens ; mais surtout il fait beau entendre nos vieillards exhaler contre eux leur pesante mélancolie, et se consoler de n’être plus jeunes, en déclamant contre la jeunesse : on sait assez qu’ils n’en parlent que par envie, et que tel qui blâme les défauts du jeune âge, achèterait volontiers par tous ses cheveux blancs, cette fleur de jeunesse qui dans les autres lui fait tant mal au cœur.       

Quoiqu’il en soit des motifs qui enflamment sa bile, j’ose descendre dans l’arène, et prêter au jeune Polidore le secours de ma voix. On dira sans doute (car jusqu’où ne va pas la malignité ?), on dira qu’en plaidant pour le jeune homme, je plaide un peu pour moi-même, et qu’ici les intérêts de l’avocat se trouvent confondus avec ceux des parties ; non, Messieurs, j’en fais ma déclaration ; ce n’est point l’intérêt personnel qui excite mon zèle.

Il est vrai que je conserve encore, avec l’âge que je défends, quelque rapport de sympathie ; il est vrai que les années n’ont pas encore gravé sur mon front ces traces vénérables qui annoncent la vieillesse. Mais encore une fois, ce n’est pas là ce qui me touche ; des motifs plus dignes d’une âme généreuse m’obligent à solliciter la justice de vos arrêts.

Car puis-je voir sans douleur un jeune homme, l’espoir de sa famille, esclave dans une terre étrangère, au risque d’y périr et d’emporter avec lui dans le tombeau, la plus chère espérance d’une illustre maison ? Voilà, voilà ce qui m’enflamme ; voilà ce qui suppléera dans moi à toutes les ressources de l’éloquence que m’a refusé la nature : ou plutôt, voilà ce qui me rendra éloquent en dépit de la nature ; voici ce qui assure à Polidore, ma partie, une préférence qu’il mérite à double titre, parce que de tous les captifs, il est, en premier lieu, le plus précieux à sa famille, et en second lieu le plus précieux à l’État. Honorez-moi, Messieurs, d’une attention favorable ; je ne vous demande point votre suffrage ; c’est à moi de vous l’arracher.

PREMIÈRE PARTIE.

Représentez-vous, Messieurs, un parterre émaillé des plus belles couleurs, où une main avide vient de porter le ravage et la désolation ; entre les fleurs que le fer a moissonnées, une, quoique toute épanouie, conservait encore sa fraîcheur ; mais plus la fleur s’était développée, moins l’œil osait s’en promettre un plaisir durable : l’autre, quoiqu’encore tendre, laissait entrevoir ses trésors naissants ; son calice entr’ouvert flattait également les yeux, et par les richesses qu’il offrait, et par celles qu’il promettait : je vous le demande, Messieurs, si le parterre dépouillé pouvait être sensible à sa perte, où se porteraient ses premiers regrets ? serait-ce vers cette fleur épanouie, mais dont la sève presque épuisée, annonce le déclin ? Non, Messieurs, mais vers cette fleur nouvellement éclose, dont la pourpre naissante se montre et se dérobe en partie, pour faire goûter, tout-à-la-fois, et le plaisir de jouir et celui d’espérer ; voilà celle qui fixerait les regards et les complaisances du parterre, s’il était capable de sentiment.

Vous êtes trop éclairés, Messieurs, pour ne pas apercevoir sous l’image symbolique de cette fleur entrouverte, le jeune Polidore ; une main cruelle vient de le transplanter dans une terre étrangère ; la famille éplorée nous redemande le fruit le plus précieux de sa fécondité ; souffrirez-vous qu’un soleil brûlant consume et dévore l’unique rejeton qui puisse perpétuer d’âge en âge la gloire de sa maison ?

Vous le savez, Messieurs, jusqu’où vont dans une famille les complaisances et les tendresses qu’on a pour un fils aîné. C’est à votre cœur que j’en appelle, pères et mères, qui voyez croître sous vos yeux vos premiers enfants ; dites nous si vous avez quelque chose de plus précieux sur la terre que cette portion de votre sang, qui la première vous produisit vous-même à vous même ? Mettez-vous à ma place, et peignez-nous la vivacité d’un sentiment que toute l’énergie de mes couleurs ne saurait qu’affaiblir ? Mais que dis-je ! vous le peignez tous les jours ; il échappe malgré vous en tendres embrassements qui, cent fois réitérés, ont toujours le charme enchanteur de la nouveauté ; ces regards furtifs qui vont s’égarer à tout moment sur l’objet bien-aimé, ces alarmes sur les dangers souvent imaginaires, cette espèce d’enchantement qui vous fait apercevoir dans lui mille qualités qui échappent à toute la pénétration d’un œil étranger : tout cela nous dit assez que le premier de nos fils, dans notre cœur plus que dans nos biens, partage en aîné.

D’où vient cette prédilection que la nature autorise, et dont la raison ne condamne que l’excès et l’abus ? est-ce un instinct purement aveugle ? Non, Messieurs : un père voit avec complaisance dans l’aîné de ses fils l’espérance et l’héritier de son nom ; il franchit le cercle étroit de ses années, et perce dans l’avenir le plus reculé ; il aperçoit dans ce fils bien-aimé une postérité nombreuse qui fera parler d’âge en âge une partie de lui-même ; son nom, vainqueur des temps, se retrace doucement à son esprit ; il goûte par avance cette espèce d’immortalité dont il a sous les yeux le gage le plus précieux.

Voilà, voilà le ressort secret de ces complaisances dont il n’a peut-être jamais approfondi le principe intérieur : voilà ce qui donne à l’héritier de la famille la préférence, et si j’ose le dire, une espèce de supériorité sur tous les membres qui la composent. C’est pour lui que tout agit, parce que c’est dans lui que réside ce principe d’immortalité qui doit la garantir de l’injure des temps. Qu’un père de famille vienne à manquer, c’est une perte sans doute ; mais après tout, tandis que la famille voit dans l’héritier une partie du défunt, ce n’est jamais qu’une demi-perte ; qu’un grand-père succombe sous le poids des années, on s‘en afflige ; mais que faire, dit-on, c’est le cours de la nature ; on le dit, et souvent c’en est assez pour se consoler ; mais qu’un souffle empoisonné enlève tout-à-coup l’héritier de sa famille, c’en est fait, tout est perdu : prête à s éteindre avec lui, elle n’attend plus que le triste moment qui doit consommer sa décadence.

Si Polidore, consumé par les rigueurs de l’esclavage, allait dans sa prison rencontrer son tombeau, que deviendrait, hélas ! l‘illustre famille dont il est la plus chère espérance ? Et vous, Messieurs, qu’auriez-vous à répondre à ses justes reproches ? Et quoi ! vous dirait-elle, j’avais remis entre vos mains mes plus précieux intérêts ; avais compté que votre clairvoyante équité sauverait mon enfant, mon Polidore. C’est votre arrêt qui me l’a ravi. Rendez-moi mon trésor et mon appui, rendez à mes ancêtres l’héritier de leur sang et de leurs vertus, rendez à la patrie une famille prête à s’éteindre, rendez à la postérité le nom glorieux que Polidore était chargé de lui transmettre, rendez aux siècles futurs cette foule de généreux descendants qu’il devait leur donner.

Consolez-vous, famille désolée ; le juge qui tient ici la balance, vous épargnera la peine de lui redemander votre espérance et votre appui ; vos pleurs vont tarir, vous allez revoir le plus précieux de vos trésors ; j’ajoute celui qui est le plus capable de vous rendre vous-même précieuse à l’État.

SECONDE PARTIE.

Qu‘est-ce qui rend une famille précieuse à l’État ? ce sont les services qu’il en reçoit et ceux qu’il en attend : or, des deux illustres captifs dont nous venons solliciter la délivrance, je soutiens que Polidore est celui qui peut rendre à la patrie les services les plus présents et les plus durables.

En effet, comment Callidore oserait-il lui disputer la préférence ?

Nous savons que Callidore sait allier ensemble la maturité de la vieillesse et la verdeur de la jeunesse ? Nous ne saurions disconvenir qu’un homme, qui joint à la force de l’âge, les qualités que nous reconnaissons volontiers dans Callidore, ne soit d’une grande ressource dans les besoins de la patrie : mais après tout, ce père de famille, quelque zélé qu’on le suppose, est nécessairement partagé par deux objets qui l’affaiblissent ou le divisent. S’il est comptable à la pairie de ses travaux et de ses services, il est redevable à sa famille de ses soins et de ses sollicitudes ; or, n’est-il pas à craindre que la dernière de ces deux obligations étant la plus personnelle, n’en lève à la première a meilleure partie de son activité ? n’est-il pas fort à craindre que son zèle n‘embrasse avec chaleur que cette portion de la patrie, que les liens du sang rapprochent le plus près de son cœur et de sa tendresse ? Il servira l’État, je le veux : mais l’agrandissement de sa maison, mais les vues de fortune, mais les projets d’ambition, mais l’intérêt, la cupidité, tout cela ne viendra-t-il jamais à la traverse ? Il est difficile de faire beaucoup pour sa patrie, quand on a tant à faire pour soi-même : on se prête aux besoins publics, on se livre aux besoins personnels ; on est père de famille, et on est tout entier ; on est citoyen, mais on ne l’est qu’à demi.

Mais dans es circonstances présentes, Athènes flottante au milieu des tempêtes et des orages, ne saurait se garantir du naufrage que par les secours les plus prompts et les plus énergiques. Philippe et ses redoutables phalanges menacent nos murailles ; nos campagnes désolées, des familles presque entières arrachées d’entre nos bras et conduites en esclavage ; tout nous annonce les derniers malheurs. Que les barrières contre les progrès rapides d’un conquérant, que les préoccupations domestiques de Callidore ! Ne faut-il pas ici être corps et âme à la patrie ?

Et c’est ainsi que doit être un jeune héros possédé tout entier par l’amour de la gloire ; les timides prévoyances, les sollicitudes intéressées, n’enlèvent rien à la patrie du beau feu qui le dévore ; l’envie de se faire un nom, voilà ce qui épuise toute la vivacité de ses passions. L’homme cherche à s’agrandir, le jeune homme à se signaler. Le premier court après la fortune, le second vole à la gloire : et jusqu’où n’ira pas dans son vol impétueux le jeune Polidore, surtout quand les transports de la vengeance viendront encore se joindre au feu de son âge ? Oui, Messieurs, je le crois déjà voir de retour de son esclavage, tout plein du désir d :en venger l’opprobre sur le fier Macédoniens moins sensible au recouvrement de sa liberté qu’à l’espérance prochaine de le rendre funeste à l’ennemi ; je m’imagine le voir au milieu des combats, le feu dans les yeux et la vengeance dans le cœur, faire payer tous les moments de sa captivité à des monceaux de victimes qui expirent sous ses coups ; semblable à l’exhalaison, qui longtemps, captive sous la nue, s’échappe à la fin, tonne, éclate, foudroie, et rachète par mille incendies, tout le temps de son inaction.

Qu’attendez-vous, Messieurs, à faire tomber les liens qui enchaînent encore ce bras que vous redemande la patrie ? Qu’attendez-vous à le dégager de ces fers honteux qui l’empêchent de s’armer d’un fer plus digne de lui. Songez que vous êtes comptable à l’État de tous les moments que l’illustre captif perd dans sa prison : en reculant sa délivrance, vous lui enlevez à lui-même, vous enlevez à sa famille, vous enlevez à la patrie, la gloire de mille exploits qui les couvriraient tous trois d’un éclat immortel. Mais pourquoi me défier de votre suffrage : n’est-ce pas me défier de votre équité, et payer d’ingratitude le triomphe qu’elle me prépare ?

P. Baudory.

N° 249 à 251. — Discours pour Callidore.

Je ne suis pas surpris, Messieurs, de l’air de confiance avec lequel l’avocat de Polidore a tâché de faire valoir une cause qui devait naturellement exciter toute sa défiance. Il a cru qu’il convenait à l’orateur de la jeunesse de faire passer jusque dans son style, ce caractère de confiance et de témérité, propre de l’ âge qu’il vient de défendre. C’est encore apparemment sur le même principe qu’il s’est étudié à colorer son discours, de toutes les fleurs de la jeunesse ; il a même voulu nous annoncer le goût dominant qu’il avait pour les fleurs : c’est pour cela que, dès l’entrée de son plaidoyer, il nous a représenté les deux âges, qui sont l’ objet de la contestation, sous l’idée allégorique de deux fleurs différentes. Un avocat si fleuri dès son début, promet- tait peu de solidité pour la suite, et il a tenu parole. Il a mieux aimé briller que raisonner, et en cela même il a fait paraître sa prudence, il a senti, éclairé comme il est, que la jeunesse et la raison étaient trop mal ensemble pour employer l’une à la défense de l’autre : au défaut de raison, il a tâché de payer en gambades, et ayant à parler pour la jeunesse, il a pris le parti de parler en jeune homme. Je ne rougirai point de marcher sur ses traces, et de me conformer, comme lui, au caractère de l’âge dont j’entreprends la défense. Ce caractère, c’est la raison ; c’est elle qui règne dans mon discours : ainsi, Messieurs, vous n’aurez point la peine de balancer les raisons des deux parties ; c’est une comparaison dont mon rival vous épargne les frais et les embarras ; vous n’aurez à comparer que des lueurs et des raisons, des fruits et des fleurs ; il a fait parler des espérances en faveur de sa partie, j’y oppose des effets et des réalités : le salut de la famille en général, et en particulier le salut des deux captifs, voilà le double titre qui justifie ma demande et en assure le succès.

PREMIÈRE PARTIE.

Si j’étais, Messieurs, du goût de l’avocat de Polidore, si je voulais comme lui égayer ma matière, et remplacer les raisons par des images brillantes et des peintures allégoriques, je commencerais d’abord par comparer Callidore, le principe et le chef de la famille, à cet astre vivifiant, dont la présence féconde anime et fertilise toutes les parties de la nature dont il est le centre universel, et dont l’absence la laisse plongée au milieu des horreurs de la nuit ; je comparerais le jeune homme à cette planète volage et libertine qui tire du soleil tout son éclat et sa lumière, et qui n’offre à la vue qu’une suite bizarre de caprices et de variétés, image trop naturelle de celui qu’elle représente ; mais, encore une fois, je me suis déclaré ; je laisse à mon rival toutes ces gentillesses qu’on peut appeler les finesses de l’éloquence ; c’est sur des fondements plus solides que je prétends m’appuyer ; c’est sur le salut même de la famille, qui dépend essentiellement de la préférence que je sollicite.

En effet, faut-il avoir beaucoup d’usage de la vie, pour savoir que c’est sur le père de famille que roulent tout l’intérêt et toute la ressource d’une maison, que c’est lui qui communique, à toutes les parties qui la composent, le mouvement qui leur est propre, qui assure au vieillard les tranquilles douceurs d’un repos honorable ; qui conduit le jeune homme pas à pas jusqu’au terme d’un établissement durable ; qui verse par lui-même ou par des mains étrangères, dans le cœur de reniant, ces semence ; précieuses de l’éducation, que le progrès des années fait éclore insensiblement. N’est-ce pas de son industrie, comme d’une source féconde, que l’aliment nécessaire à la vie, coule et s’insinue dans tous les membres de la famille et y entretient, je ne sais quel air de fraîcheur et d’embonpoint, fruits précieux de l’abondance ? Qu’une tempête inopinée expose la famille à la merci des flots, qui est-ce qui dirige au milieu des écueils la nacelle flottante ? n’est-ce pas le père de famille qui tient en main le gouvernail ; qui étudie le vent de la fortune, pour le saisir avec habileté ; qui tantôt se raidit contre les îlots, tantôt cède avec sagesse à l’effort de la tempête ? enfant et vieillard, tout dort dans le vaisseau, il veille pour tous les autres ; son œil ouvert sur le danger leur procure une aimable sécurité dont il est le seul à faire tous les frais, et dont lui seul ne goûte point les douceurs.

Mais après tout, le prix d’un trésor ne se connaît bien qu’au moment qu’il échappe. Rappelez vous donc à l’esprit une de ces funestes catastrophes, dont la scène du monde ne présente que trop souvent le spectacle douloureux. Des enfants s’élevaient à l’ombre et sous les ailes d’un père de famille, ils s’approchaient insensiblement du point fixe de leur établissement : le père est frappé tout-à-coup, il touche à son dernier moment, il expire au milieu des pleurs et des sanglots dune famille consternée : que deviendront, hélas, les restes lamentables d’une maison chancelante ? qu’allez-vous devenir, enfants malheureux, désormais sans guide, sans frein et sans appui ? Ciel ! quel funeste avenir s’ouvre à mes yeux ! Affranchis du joug salutaire de l’autorité paternelle, déjà je les vois courir tête baissée, se jeter en aveugles au milieu des précipices. Celui-ci couvre son nom d‘un opprobre éternel, et fait rougir l’ombre de ses pères par un établissement honteux dont la passion a tissu le nœud funeste : celui-là dissipe, consume, dévore l’héritage et les sueurs de ses ancêtres, et engloutit dans un instant le produit tardif des années et des siècles.

Je sais qu’au défaut du père de famille, une mère peut quelquefois enchaîner, pour un temps, une jeunesse fougueuse : je sais qu’il en est qui savent rendre avec un fils ce ton mâle et dominant qui commande le respect, et fait courber la tête à l’indocilité la plus fière : je sais qu’une mère sage et vertueuse est toujours pour une famille, une ressource bien précieuse : avouons-le cependant, la nature n’a pas gravé sur leur front cet air d’empire et d’autorité qui impriment la terreur lors même qu’elles empruntent le langage de la sévérité, ce langage a pour elles je ne sais quoi d’étranger qui habite leurs sentiments ; elles ont beau tonner, la tendresse échappe à travers les nuages d’un front courroucé. Le fils s’en aperçoit, et se rit de la tempête, parce qu’il est sûr de trouver dans un cœur trop tendre, un asile toujours prêt : tout ce qu’il pourra faire, sera de prendre pour un moment le masque de la retenue, comme sa mère a pris celui de la sévérité. Mais l’on sent bien que l’un et l’autre fait son personnage, et le jeu est trop violent pour durer longtemps : bientôt les caresses de la mère et la licence du fils prendront leur cours, et les dédommageront avec usure, l’une d’un moment de rigueur, l’autre d’un moment de retenue.

Or, s’il est vrai qu’une famille, qu’on suppose d’ailleurs dans la splendeur et dans l’opulence, perd tout en perdant son chef, que sera-ce d’une famille qu’un revers inopiné expose tout-à-coup à toutes les horreurs de l’indigence ? Quelle sera la main puissante et secourable qui lui rendra son lustre primitif ? Sera-ce ce jeune homme sans expérience, qui servira de rempart à la famille ? Mais quoi ! ne m’aperçois qu’Euphraste, son avocat, ne saurait lui-même s’empêcher de sourire à la proposition : quelle apparence qu’il puisse conduire un projet si difficile, ce jeune homme, qui a besoin pour lui-même d’un     conducteur ! Que faut-il, Messieurs, pour suspendre la chute d’une illustre maison qui tombe et qui s’écroule sous le poids de l’indigence ? de la sagesse et de l’expérience, de la vigueur et de l’activité, du crédit et de la considération.

C'est la sagesse et l’expérience qui préparent de loin les voies de la fortune ; qui, des chemins différents qui peuvent y conduire, savent saisir au coup-d’œil la route la plus sûre. Ce sont elles qui sondent le terrain, et découvrent souvent jusque dans un sol aride, des veines d’opulence : ce sont elles encore qui ménagent à propos ces ressources délicates que le hasard fait naître, mais qu’un œil distrait laisse échapper ; ce sont elles enfin qui prennent tour-à-tour tous les personnages, excepté ceux de la fraude et de l’iniquité ; qui se plient sans s’avilir, se courbent sans ramper, s’insinuent sans se dégrader, sollicitent sans importunité, extorquent sans violence, obtiennent sans bassesse.

C’est la promptitude et l’activité qui rôdent sans cesse et caracolent autour du temple de la fortune ; jour et nuit en embuscade, pour surprendre au passage le moment du bonheur ; toujours en chemin et toujours en arrêt ; plus rapides que l’éclair, quand il faut agir ; reparaissant au moment de la fuite : frappant à la porte quand on les croit éloignées ; toujours agissantes, même où elles ne sont pas ; ou plutôt, se reproduisant mille fois pour se trouver partout.

C’est le crédit et la considération qui ouvrent au besoin la bourse d’un ami, donnent au suppliant certain air de confiance, garant du succès ; font parler des services passés pour obtenir des faveurs présentes, échangent des promesses contre des réalités, et rendent des espérances pour des effets comptants.

N’est-ce pas à l’union de ces trois qualités que tant de familles dégradées sont redevables de ces révolutions inespérées qui les vengent avec éclat des outrages de la fortune, et les portent jusqu’au sommet des grandeurs, avec plus de rapidité qu’elles n’en étaient descendues ? or, où le trouver cet accord précieux qui enfante les miracles ? Le crédit et la considération sont fondés tout à la fois, et sur le souvenir des services passés que n’a pu rendre la jeunesse, et sur l’espérance des services futurs dont la vieillesse est incapable : l’un n’a rien fait, l’autre ne peut plus rien faire ; la reconnaissance ne parle pas encore pour celui-là, l’espérance ne dit plus rien pour celui-ci : où le trouver encore une fois cet accord précieux ! au milieu des deux âges. Il n’appartient qu’à cet âge mitoyen, qui s’éloigne de la jeunesse, et n’en conserve que la vigueur ; qui s’approche de la vieillesse, mais n’en emprunte que la sagesse ; à cet âge également ennemi, et des fougues de l’une et des glaces de l’autre ; à cet âge prudent sans lenteur, actif sans étourderie, réservé sans timidité, hardi sans témérité, capable de toucher par des services passés, capable d’intéresser par des services futurs : enfin pour assembler tous ces traits sous un seul point de vue, il n’appartient qu’à Callidore d’assurer à sa famille une ressource prochaine dans l’union de ces qualités qu’il possède ; sa délivrance devient donc le salut de sa famille : c’est trop peu dire, elle devient en particulier le salut du captif qu’on voudrait lui préférer ; c’est ce qui me reste à démontrer succinctement, mais invinciblement.

SECONDE PARTIE.

Que diriez-vous, messieurs, d’un avocat qui, dans un même discours, plaiderait tout-à-la-fois, et pour lui-même, et pour sa partie adverse ; et qui, en assurant la victoire à son client, sauverait du même coup son concurrent ? or, c’est l’heureux avantage que me donne a nature de ma cause. Si j’ai le bonheur d’arracher Callidore à l’esclavage, dès là j’assure à Polidore la liberté ; car c’est là l’essentielle différence qui se trouve entre moi et mon rival. La délivrance que je sollicite rend presque infaillible celle de l’autre captif, au lieu que la préférence que demande mon rival pour son client, rend comme impossible le retour du mien.

En effet, supposons pour un moment, que Polidore fasse pencher la balance en sa faveur, et emporte sur moi l’avantage de la séance présente ; (je sais que la supposition n’a rien que de rebutant, de chimérique, et que votre équité en démontre l’impossibilité, n’importe : la fiction la plus outrée sert quelquefois d’éclaircissement.) supposons que le jeune homme enlève par surprise une préférence qui est due à l’homme mûr. Plaçons le premier dans Athènes après sa rançon. Le voilà donc ce fougueux jeune homme, qui, libre de ses fers, vient respirer l’air de la patrie ! Il court chez ses amis, songe d’abord à ses plaisirs, et ce n’est qu’après que le remords s’est levé dans son âme, qu’il va embrasser ses dieux domestiques. Mais quel spectacle ! quel silence ! quelle solitude dans ces vastes appartements, autrefois le siège de l’opulence ! Où sont-ils ces meubles précieux, ces riches ornements, ces trésors accumulés ? Hélas, le feu de l’adversité a tout dévoré ; cependant un captif cher à son cœur languit encore dans fers et lui tend les bras. Que peut-il faire pour soulager son infortune ? Où trouvera-t-il le prix de la rançon fraternelle, ce jeune homme sans crédit et sans expérience, plus propre à dissiper les fruits d’un héritage qu’à en remplir le vide ? Des deux captifs, en voilà donc un condamné pour toujours à toutes les rigueurs de l’esclavage, sans autre espoir que celui des malheureux, je veux dire l’attente d’une mort inévitable. Pour hâter la liberté d’un seul, l’avocat de Polidore, sacrifie celle de Callidore ; moi j’offre un moyen de les sauver tous deux.

Oui, rendez-nous Callidore, et j’ose garantir la liberté de Polidore ; pourquoi ? parce qu’il réunit lui seul toutes les qualités capables de faire espérer la délivrance commune : l’expérience, le crédit et l’activité ; c’est ce que nous avons déjà porté jusqu’à la démonstration ; j’ajoute encore, parce qu’il rassemble eu lui tous les litres de tendresse capable de l’intéresser à leur délivrance : il est fils, il est père tout-à-la-fois ; l’amour filial, la tendresse paternelle, est-il dans la nature des devoirs plus capables d’enflammer un cœur ? Quels efforts ne fera-t-il pas pour partager sa liberté avec ce cher esclave qui partage son cœur ? Oui, Messieurs, n’en doutez pas, quelle que soit la rançon du captif, quelle que soit l’indigence de la famille opprimée, la tendresse, soutenue de l’habileté, pourra tirer l’or des rochers : joignez à toutes les vivacités de l’amitié, toutes les ressources de la prudence ; j’ose le dire, il n’est plus de miracles impossibles : et la gloire de ces miracles bienfaisants retombera sur vous. Rendez à la famille celui qui doit les opérer, on pourra dire que vous aurez vous-même fait un prodige, puisque dans un seul esclave, vous en sauverez deux ; en me couronnant, vous couronnerez mon rival ; en remportant sur lui la victoire, j’assure sa conquête, et mon triomphe devient son salut.

P. Baudory.

Versification.

Morceaux Poétiques.

N° 252 — Le Temple.
Qu’il est doux, quand du soir l’étoile solitaire,
Précédant de la nuit le char silencieux,
S’élève lentement dans la voûte des cieux,
Et que l’ombre et le jour se disputent la terre ;
Qu’il est doux de porter ses pas religieux
Dans le fond du vallon, vers ce temple rustique
Dont la mousse a couvert le modeste portique,
Mais où le Ciel encor parle à des cœurs pieux !
Salut, bois consacrés ! Salut, champ funéraire,    
Des tombeaux du village humble dépositaire ;
Je bénis, en passant, tes simples monuments.
Malheur à qui des morts profane la poussière !
J’ai fléchi le genou devant leur humble pierre,
Et la nef a reçu mes pas retentissants.
Quelle nuit ! quel silence ! au fond du sanctuaire,
A peine on aperçoit la tremblante lumière
De la lampe qui brûle auprès des saints autels.
Seule elle luit encor quand l’univers sommeille,
Emblème consolant de la bonté qui veille
Pour recueillir ici les soupirs des mortels.
Avançons. Aucun bruit n’a frappé mon oreille ;   
Le parvis frémit seul sous mes pas mesurés ;
Du sanctuaire enfin j’ai franchi les degrés.
Murs sacrés ! saints autels ! je suis seul, et mon âme
Peut verser devant vous ses douleurs et sa flamme,
Et confier au ciel les accents ignorés,
Que lui seul connaîtra, que vous seuls entendrez.    
De Lamartine.    
N° 253 — L’Immortalité de l’Âme.    
Oui, Platon, tu dis vrai : notre âme est immortelle ;
C’est un Dieu qui lui parle, un Dieu qui vit en elle.
Eh ! d’où viendrait sans lui ce grand pressentiment,
Ce dégoût des faux biens, cette horreur du néant ?
Vers des siècles sans fin je sens que tu m’entraînes ;
Du monde et de mes sens je vais briser les chaînes,
Et m’ouvrir loin du corps, dans la fange arrêté,
Les portes de la vie et de l’éternité.
L’éternité ! quel mot consolant et terrible !
O lumière ! O nuage ! ô profondeur horrible !
Que dis-je ? où suis-je ? où vais - je ? et d’où suis-je tiré ?
Dans quels climats nouveaux, dans quel monde ignoré
Le moment du trépas va-t-il plonger mon être
Où sera cet esprit qui ne peut se connaître ?
Que me préparez-vous, abîmes ténébreux ?
Allons, s’il est un Dieu, Platon doit être heureux.
Il en est un, sans doute, et je suis son ouvrage ;
Lui-même au cœur du juste il empreint son image,
Il doit venger sa cause et punir les pervers.
Mais comment ? dans quel temps ? et dans quel univers ?
Ici la vertu pleure, et l’audace l’opprime ;
L’innocence à genoux y tend la gorge au crime :
La fortune y domine, et tout y suit son char.
Ce globe infortuné fut formé pour César.
Hâtons-nous de sortir d’une prison funeste.
Je te verrai sans ombre, ô Vérité céleste !
Tu te caches de nous dans nos jours de sommeil ;
Cette vie est un songe, et la mort un réveil.
Voltaire.
N° 254. — La Fraternité.
Dans nos jours passagers de peines, de misères,
Enfants d’un même Dieu, vivons du moins en frères ;
Aidons-nous l’un et l’autre à porter nos fardeaux ;
Nous marchons tous courbés sous le poids de nos maux ;
Mille ennemis cruels assiègent- notre vie ;
Toujours par nous maudite, et toujours si chérie,
Quelquefois, dans nos jours consacrés aux douleurs,
Par la main du plaisir nous essuyons nos pleurs :
Mais le plaisir s’envole et passe comme une ombre :
Nos chagrins, nos regrets, nos pertes sont sans nombre.
Notre cœur égare, sans guide et sans appui,
Est brûlé de désirs, ou glacé par l’ennui.
Nul de nous n’a vécu sans connaître les larmes.
De la société les secourables charmes
Consolent nos douleurs au moins quelques instants ;
Remède encore trop faible à des maux si constants.
Ah ! n’empoisonnons pas la douceur qui nous reste.
Je crois voir des forçats, dans leur cachot funeste,
Se pouvant secourir, l’un sur l’autre acharnés,
Combattre avec les fers dont ils sont enchaînés.
Voltaire.
N° 255. — L’Ange et l’Enfant.
Un ange au radieux visage
Penché sur le bord d’un berceau,
Semblait contempler son image,
Comme dans l’onde d’un ruisseau.
— Charmant enfant qui me ressemble,
Disait-il, oh ! viens avec moi,
Viens, nous serons heureux ensemble,   
La terre est indigne de toi,
Là jamais entière allégresse,
L’âme y souffre de ses plaisirs,
Les cris de joie ont leur tristesse,
Et les voluptés leurs soupirs.
La crainte est de toutes les fêtes,
Jamais un jour calme et serein
Du choc ténébreux des tempêtes
N’a préservé le lendemain,
Hé quoi ! les chagrins, les alarmes
Viendraient troubler ce front si pur.
Et par l’amertume des larmes
Se terniraient ces yeux d’azur !
Non, non, dans les champs de l’espace
Avec moi tu vas t’envoler,
La providence te fait grâce
Des jours que tu devais couler.
Que personne dans ta demeure
N’obscurcisse ses vêtements,
Qu’on accueille ta dernière heure
Ainsi que tes premiers moments ;
Que les fronts y soient sans nuage,
Que rien n’y révèle un tombeau,
Quand on est pur comme à ton âge,
Le dernier jour est le plus beau !
Et secouant ses blanches ailes
L’ange à ces mots a pris l’essor
Vers les demeures éternelles...
Pauvre mère, ton fils est mort !...
Jean Reboul.
N° 256. — La Mendiante.
La pauvre femme est là devant le cimetière,
Bien vieille et ne pouvant presque se soutenir ;
Elle implore une aumône et prie, et sa prière
Parle de mort et d’avenir,
Là, du matin au soir, tous ceux que l’on enterre
Passent devant ses yeux avec leur blanc linceul,
Là vient la jeune fille, et puis la pauvre mère,
Et puis l’enfant, et puis l’aïeul !
Elle voit les regrets, les douleurs et les larmes,
Elle sait que beaucoup ont tremblé de mourir,
Mais pour elle, elle peut y songer sans alarmes,
Pour elle, mourir c’est dormir !
Le monde dur et froid la dédaigne et la chasse,
Et personne ne vient s’attacher à son sort,
Mais pour se consoler d’avance elle a pris place
Dans cet asile de la mort.
Que l’on visite encor un jour le cimetière,
Les yeux la chercheront et ne la verront pas,
Car elle aura quitté son  vieux siège de pierre,
Pour reposer un peu plus bas !
Xavier Marmier.
N° 257. — Les Sœurs hospitalières.
Ouvre-toi, triste enceinte, où le soldat blessé,
Le malade indigent, et qui n’a point d’asile,
Reçoivent un secours trop souvent inutile.
Là, des femmes, portant le nom chéri de sœurs.
D’un zèle affectueux prodiguent les douceurs.
Plus d’une apprit longtemps, dans un saint monastère,
En invoquant le Ciel, à protéger la terre,    
Et, vers l’infortuné s’élançant des autels,    
Fut l’épouse d’un Dieu pour servir les mortels.    
O courage touchant ! ces tendres bienfaitrices,
Dans un séjour infect, où sont tous les supplices,
De mille êtres souffrants prévenant les besoins,
Surmontent les dégoûts des plus pénibles soins,
Du chanvre salutaire entourent leurs blessures,
Et réparent ce lit témoin de leurs tortures,
Ce déplorable lit, dont l’avare pitié
Ne prête à la douleur qu’une étroite moitié.
De l’humanité même elles semblent l’image ; les infortunés que leur bonté soulage
Sentent avec bonheur, dans ce triste séjour,
Qu’une femme est l’ami qui les ramène au jour.
Legouvé.
N° 258. — Les Pyramides d’Égypte.
O colosses du Nil, séjour pompeux du deuil !
Oh ! que l’œil des humains vous voit avec orgueil !
Devant vos fronts altiers s’abaissent les montagnes,
Votre ombre immense au loin descend dans les campagnes ;
Mais l’homme vous fit naître, et sa fragilité
Vous a donné la vie et l’immortalité.
Que de fois, à vos pieds, m’asseyant en silence,
J’évoque autour de vous tout cet amas immense
De générations, de peuples, de héros,
Que le torrent de l’âge emporta dans ses flots ;
Rois, califes, sultans, villes, tribus, royaumes,
Noms autrefois fameux, aujourd’hui vains fantômes !
Seuls vous leur survivez : vous êtes à la fois
Les archives du temps et le tombeau des rois,
Le dépôt du savoir, du culte, du langage,
La merveille, l’énigme et la leçon du sage,
Reçois donc mon tribut, ô toi de qui la main,
Sur leur roc plus solide et plus dur que l’airain,
Grava mes faibles vers ! Coulez, siècles sans nombre ;
Nations, potentats, passez tous comme une ombre :
Ces murs sont mon trophée ; et vainqueur du trépas,
Je puis dire à mon tour : « mes vers ne mourront pas. »
Delille.
N° 259. — Les Vers Luisants.
N’oublions point ces vers dont les races brillantes
Montrent sur l’Océan des lumières flottantes,
Et sous chaque aviron qui fend les flots mouvants,
Offrent aux nautonniers des phosphores vivants.
Les bois mêmes, les bois, quand la nuit tend ses voiles
Offrent aux yeux surpris de volantes étoiles,
Qui, traçant dans la nuit de lumineux sillons,
Partent de chaque feuille en brillants tourbillons.
Les airs sont étonnés de leur clarté nouvelle,
La foret s’illumine, et la nuit étincelle :
Ils s’arrêtent : soudain meurt ce rapide jour,
Et l’ombre et la clarté renaissent tour à tour.
Delille.
N° 260. — L’Amitié.
Pour les cœurs corrompus l’amitié n’est point faite.
O divine amitié, félicité parfaite !
Seul mouvement de l’âme où l’excès soit permis,
Chance en bien tous les maux où le ciel m’a soumis !
Compagne de mes pas, dans toutes mes demeures,
Dans toutes les saisons, et dans toutes les heures,
Sans toi, tout homme est seul ; il peut, par ton appui,
Multiplier son être, et vivre dans autrui.
Idole d’un cœur juste, et passion du sage,
Amitié ! que ton nom couronne cet ouvrage ;
Qu’il préside à mes vers comme il règne en mon cœur :
Tu m’appris à connaître, à chanter le bonheur.
Voltaire.