(1850) Rhétorique appliquée ou recueil d’exercices littéraires. Préceptes « Deuxième partie. Préceptes des genres. — Chapitre troisième. Du discours. »
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(1850) Rhétorique appliquée ou recueil d’exercices littéraires. Préceptes « Deuxième partie. Préceptes des genres. — Chapitre troisième. Du discours. »

Chapitre troisième. Du discours20.

Les bornes de cet ouvrage ne me permettent point de parler des discours de longue haleine. Les genres divers de causes que l’orateur peut plaider ont à peu près chacun la même importance pour les jeunes gens qui se destinent à la carrière d’orateur. Or, chacun de ces genres pour être traité à fond, demande des développements considérables et des études toutes spéciales. C’est ainsi que le prêtre doit apprendre ailleurs que dans une Rhétorique les préceptes de l’éloquence sacrée ; l'avocat, le tribun, l’académicien s’instruiront dans les volumineux ouvrages des maîtres, des graves devoirs imposés à l’éloquence judiciaire, politique et scientifique21.

Sans doute nous pourrons embrasser dans nos canevas quelques parties du discours ; mais ce sera toujours une composition restreinte et fort éloignée d’atteindre la hauteur du discours proprement dit. Nous nous conformons en agissant ainsi aux usages reçus dans toutes les écoles de Rhétorique depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours.

Ainsi, dit M. Leclerc dans sa rhétorique, quand Socrate préparait ses auditeurs au grand théâtre des luttes judiciaires et des délibérations publiques, leurs  exercices oratoires n’avaient certainement ni la même étendue ni la même forme que les discours de Démosthènes : et quand Plotius vint donner à Rome les premières leçons d’éloquence latine, les déclamations de ses élèves ne ressemblaient sans doute ni à la seconde Philippique, ni aux plaidoyers pour Cluentius et pour Milon.

Nous entendons par discours ces allocutions de circonstance et de peu d’étendue que les données de l’histoire ou des suppositions raisonnables permettent de mettre dans la bouche de certains personnages.

D’après cette définition posée pour nos besoins classiques, faisons notre part22, elle sera encore assez vaste et féconde.

Nous abandonnerons à des études spéciales : 1° les conférences, sermons, prônes, instructions, oraisons funèbres, panégyriques religieux, qui sont du domaine de l’éloquence sacrée ; les discours faits pour les assemblées délibérantes, qui appartiennent à l’éloquence politique ; 3° les longs plaidoyers civils et criminels et les réquisitoires, mercuriales et rapports que revendiquent les hauts fonctionnaires de la magistrature dans l’éloquence judiciaire : 4° les panégyriques civils, les discours d’apparat, prononcés dans les solennités classiques et scientifiques, qui font l’objet de l’éloquence académique.

Nous garderons pour nos exercices 1° les exhortations ; 2° la harangue historique ; 3° la harangue militaire ; 4° la narration oratoire ; 5° enfin, le plaidoyer non légal malgré sa longueur, mais qui mérite de faire exception à cause de la nécessité où l’homme se trouve si souvent en sa vie d’avoir à défendre ses intérêts. Pour ne pas multiplier les préceptes, nous renfermerons en un seul genre l'exhortation et la harangue.

Mais pour ne pas laisser cette partie incomplète, nous allons donner, avant de traiter en détail des genres que nous nous réservons, une idée de ceux que chacun devra étudier plus tard suivant la profession qu’il choisira.

Eloquence sacrée.

C’est sans doute une grande et belle institution que d’avoir réuni les hommes dans un temple pour les instruire de leurs devoirs ; d’avoir établi des cours publics d’entretiens approfondis entre la religion et la conscience, d’avoir contrebalancé l’impunité du présent par la justice de l’avenir, d’avoir armé les orateurs sacrés de toute la puissance de la parole pour combattre les vices, éveiller la loi, remuer le cœur, ébranler l’imagination, subjuguer la volonté et enchaîner toutes les passions sous le joug de la loi par les liens les plus intimes des intérêts éternels ; d’avoir appelé chaque héros de l’Evangile à une si haute mission, en lui disant : viens occuper dans le sanctuaire la place de Dieu lui-même : toutes les vérités morales t’appartiennent ; tous les hommes ne sont plus devant toi que des pécheurs et des mortels ; et les dépositaires du pouvoir ne se distinguent à ta vue que par de plus grandes obligations, de plus redoutables dangers et la perspective d’un plus sévère jugement. Découvre à tes auditeurs le tribunal suprême de la justice, les asiles de l’humanité souffrante, les chaumières, les tombeaux, les abîmes de l’éternité, et fais-en sortir des leçons utiles à la terre, en forçant l’homme de devenir lui-même son accusateur et son juge dans le secret de ses pensées et dans la solitude de ses remords.

Tel est le tableau que présente le ministère évangélique ; il peut donner une idée des ressources de l’orateur sacré. Aussi le ministère de la parole n’a nulle part plus de puissance et de dignité que dans la chaire, partout ailleurs c’est un homme qui parle à des hommes : ici c’est un être d’une autre espèce, élevé entre le ciel et la terre, c’est un médiateur que Dieu place entre la créature et lui. Indépendant des considérations du siècle, il annonce les oracles de l’éternité. Le lieu même d’où il parle, celui où on l’écoute, confond et fait disparaître toutes les grandeurs, pour ne laisser sentir que la sienne. Les rois s’humilient comme le peuple devant son tribunal, et n’y viennent que pour être instruits ; tout ce qui l’environne ajoute un nouveau poids à sa parole : sa voix retentit dans l’étendue d’une enceinte sacrée et dans le silence d’un recueillement universel ; s’il annonce le néant de la vie, la mort est auprès de lui pour lui rendre témoignage, et montre à ceux qui 1'écoutent qu’ils sont assis sur des tombeaux.

Ne doutons pas que les objets extérieurs, l’appareil des temples et des cérémonies n’influent beaucoup sur les hommes, et n’agissent sur eux avant l’orateur, pourvu qu’il n’en détruise pas l’effet. Représentons-nous Massillon dans la chaire, prêt à faire l’oraison funèbre de Louis XIV, jetant d’abord les yeux autour de lui, les fixant quelque temps sur cette pompe lugubre et imposante qui suit les rois jusques dans ces asiles de mort où il n’y a que des cercueils et des cendres, les baissant ensuite un moment avec l’air de la méditation, puis les relevant vers le ciel, et prononçant ces mots d’une voix ferme et grave : Dieu seul est grand, mes frères ! Quel exorde renfermé dans une seule parole accompagnée de cette action ! comme elle devient sublime par le spectacle qui entoure l’orateur ! comme ce seul mot anéantit tout ce qui n’est pas Dieu.

Ces réflexions sont communes à tous les genres de l’éloquence sacrée ; mais l’oraison funèbre mérite une mention spéciale. Elle tient beaucoup du sermon, et doit être fondée comme lui sur une doctrine céleste, qui ne connaît de vraiment bon, de vraiment grand que ce qui est sanctifié par la grâce, et qui foudroie toutes les grandeurs du temps avec le seul mot d’éternité. Il en résulte pour l’orateur un double devoir : il faut que, pour remplir son sujet, il exalte magnifiquement tout ce que fut son héros selon le monde, et que pour remplir son ministère, il termine tout cet héroïsme au néant, selon la religion, si la piété ou la pénitence ne l’a pas consacré devant Dieu. Ce plan n’est contradictoire que pour l'irréflexion, et difficile que pour la médiocrité : c’est au contraire une grande vue en morale, et un puissant véhicule pour le talent oratoire. En abattant d’une main ce qu’il a élevé de l’autre, l’orateur chrétien ne se combat point lui-même ; il ne combat que des illusions, et avec d’autant plus de supériorité, qu’après avoir, comme par complaisance, accordé ce qu’il devait au siècle et à ses coutumes, il semble se jouer de toute la pompe qu’il a étalé un moment, et fait voir à ses auditeurs détrompés combien ce qu’ils admirent est peu de chose, puisqu’il ne faut qu’un mot pour en montrer le vide, et qu’un instant pour en marquer le terme.

Ce genre d’écrire a donc de merveilleuses ressources pour l’imagination et pour l’instruction : il est plus étendu, plus élevé, plus varié que le sermon. Dans la peinture des talents ; des vertus, des travaux qui ont illustré les empires et servi ou embelli la société, il devance l’histoire et peut prendre un ton plus haut qu’elle. Heureux quand elle n’a pas ensuite à le démentir ! Mais combien imposante doit être la voix qui se fait entendre aux hommes, entre la tombe des rois et l’autel du Dieu qui les juge ! Ailleurs le panégyriste des héros est d’autant plus intimidé, qu’il a plus à faire ; il borne son ambition et ses efforts à n’être pas au-dessous du sujet, à égaler les paroles aux choses : ici l’orateur sacré, planant au-dessus de toutes les grandeurs, les voit d’en haut, tient d’une main la couronne qu’il pose sur leur tête, et de l'autre l’Evangile, qui renverse toutes les couronnes devant celles de l’éternité. Mais combien aussi ses mains doivent être fermes et sûres ! si elles sont incertaines et vacillantes, si tous les mouvements n’en sont pas justes et décidés, tout l’effet est perdu. La tribune sainte est pour l’éloquence un théâtre auguste, d’où elle peut de toute manière dominer sur les hommes ; mais il faut que l’orateur sache y tenir sa place. S’il vous laisse trop vous souvenir que ce n’est qu’un homme qui parle, si Dieu n’est pas toujours à côté de lui, on ne verra plus qu’un rhéteur mondain qui adresse à des cendres les derniers mensonges de la flatterie. Au contraire, s’il est capable d’avoir toujours l’œil vers les cieux, même en louant les héros de la terre, si en célébrant ce qui passe il porte toujours sa pensée et la nôtre vers ce qui ne passe point ; s’il ne perd jamais de vue ce mélange heureux, qui est à la fois le comble de art et de la force, alors ce sera en effet l’orateur de l’Evangile, le juge des puissances, l’interprète des révélations divines ; en un mot, ce sera Bossuet. (Maury et La Harpe.)

Eloquence politique.

Le genre délibératif des anciens répond à merveille à l’éloquence politique dans la division des modernes. Il est autant en usage aujourd’hui dans les monarchies constitutionnelles qu’il était autrefois dans les gouvernements démocratiques. C’est un genre fait pour les assemblées nationales et législatives, et en effet, quels champs pour l’éloquence que ces assemblées, sans contredit les plus augustes de toutes ! Quelle carrière pour un vrai citoyen, soit qu’il ait déjà cultivé le talent de la parole, soit que le patriotisme, capable, comme toute grande passion, de transformer les hommes, ait fait de lui tout-à-coup un orateur ! Placé dans le sein même de la patrie, au-dessus de toutes les craintes, ou parce quelle peut les garantir de tous les dangers, ou parce qu’elle offre des motifs suffisants pour les braver tous ; au-dessus de tous les intérêts particuliers, parce qu’aux yeux de la raison, il se réunissent tous alors dans l’intérêt général, rien ne lui manque de ce qui peut échauffer le cœur, élever et fortifier l’âme, et donner à l’esprit des lumières nouvelles ; ni la grandeur des sujets, puisqu’ils embrassent les destinées publiques et les générations futures ; ni ce double aiguillon des difficultés et des encouragements, selon les anciens maîtres, si nécessaire à l’orateur : car il est ici en présence de toutes les passions ou connues ou cachées, généreuses ou abjectes ; il est de toutes parts assiégé, pressé, heurté par la contradiction, ou poussé, entraîné, enlevé par l’ assentiment général. Il faut donc qu’il repousse des attaques furieuses, ou qu’il démasque un silence perfide. Il est au milieu de tous les préjugés, qui sont en même temps un épais et lourd bouclier fait pour mettre les esprits bornés et timides à couvert de la raison, et une arme acérée et dangereuse dont les esprits artificieux se servent pour intimider la raison même. Il est au milieu des accès de l’esprit d’innovation, espèce de fièvre la plus terrible, qui offusque le cerveau des vapeurs de l’orgueil et de l’ignorance, et allant bientôt jusqu’à la frénésie, se saisit du glaive pour tout abattre faute de savoir s’en servir pour élaguer. Que d’ennemis à combattre ! mais aussi que de forces et de moyens pour le patriote, le vrai philosophe, l’homme éloquent, car tous ces caractères, qui faisaient l’ ancien orateur, doivent alors être ceux du nôtre. Il jouit de toute la liberté, de toute la dignité d’une nation entière, en parlant devant elle et pour elle ; les principes éternels de toute justice sont là dans toute leur puissance naturelle, invoqués devant la puissance qui a le droit de les appliquer ; ils sont là pour servir l’homme de bien qui saura en faire un digne usage, pour faire rougir le méchant qui oserait les démentir ou les repousser. Enfin, ce n’est point ici l’effet toujours incertain et variable d’une lecture particulière où chacun a tout le loisir de lutter contre sa conscience, et de se préparer des défenses et des refuges. J’ose dire à l’orateur de la patrie : Si tous ses représentants sont réunis pour t’entendre, s’ils délibèrent après t’avoir entendu, c’est pour assurer ton triomphe et le sien. J’en atteste un des plus nobles attributs de la nature humaine, l’empire de la vérité éloquente sur les hommes rassemblés. Les plus justes et les plus sensibles reçoivent la première impression ; ils la communiquent aux plus faibles, et l’étendent en la redoublant de proche en proche ; la conscience agit dans tous, dans les uns, le courage dit tout haut : oui, dans les autres, la honte craint de dire : non ; et s’il reste un petit nombre de rebelles opiniâtres, ils sont renversés, attérés, étouffés par cette irrésistible impulsion, par ce rapide contre-coup qu’ébranle toute la masse d’une assemblée, et comme la première lame des mers du nouveau-monde pousse le dernier flot qui vient frapper les plages du nôtre, de même la vérité partant de l’extrémité d’un vaste espace, accrue et fortifiée dans sa route, vient frapper à l’extrémité opposée son plus violent adversaire, qui, lorsqu’elle arrive avec toute cette force, n’en a plus assez pour lui résister. Mais pour que l’éloquence politique acquière généralement cet empire, il faut supposer d’abord que l’ esprit national est généralement bon et sain, comme il l’était dans les beaux siècles de la Grèce et de Rome ; et il faudrait s’attendre à un effet tout contraire, si une nation nombreuse se trouvait tout-à-coup composée de parleurs et d’auditeurs, précisément à l’époque où ayant perdu le frein de la religion et de la morale, elle aurait aussi rompu le joug de toute autorité. Alors le talent même, dans ceux qui parleraient, serait le plus souvent asservi et dépravé par ceux qui écouteraient, ou n’en serait pas écouté ; alors les caractères dominants des orateurs de cette multitude insensée, seraient ou la complaisance servile qui flatte les passions et les vices, ou la grossière effronterie de l’ignorance, ivre du plaisir d’avoir tant d’auditeurs dignes d’elle ; ou l’horrible imprudence du crime déchaîné, parlant en maître devant des complices et des esclaves. (La Harpe.)

Eloquence judiciaire.

Les anciens, comme les modernes, se sont accordés à faire un genre tout spécial du discours qui a pour objet l’accusation ou la défense devant les tribunaux. Ainsi le genre (ou l’éloquence) judiciaire, comprend toutes les affaires qui se plaident en justice. Ce genre, ainsi que les deux autres, n’a pas eu la même forme parmi nous que chez les anciens, car quoi qu’il soit vrai dans un sens qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, il est vrai dans un autre, que tout a changé et que tout peut changer encore. Notre barreau ne ressemble pas même aujourd’hui à celui des Grecs et des Romains : les particuliers ne sont pas accusateurs, il n’y a point d’affaires contentieuses portées au tribunal du peuple… On croyait à Athènes ce talent si dangereux, qu’il était expressément défendu de s’en servir dans les causes portées devant l’Aréopage. La loi prescrivait aux avocats de se renfermer exactement dans la discussion du fait, et s’ils s’en écartaient, un huissier était chargé de les interrompre et les faire rentrer dans leur sujet. S’il y en avait eu un de cette espèce au palais, il aurait eu de l’ occupation. Au reste, cette défense n’avait lieu que dans l’Aréopage, regardé comme le plus sévère et le plus inflexible de tous les tribunaux : ailleurs, il était permis à l’orateur de se servir de toutes ses armes.

Ce serait une question assez curieuse, de savoir si la plaidoirie ne doit être effectivement que la discussion tranquille d’un fait. A raisonner en rigueur, on n’en saurait douter : et certes, si nous avions une idée exacte de ce mot, le plus auguste que l’on puisse prononcer parmi les hommes, la loi, un juge qui n’en est que l’organe, qui doit être impassible comme elle, et ne connaître ni la colère ni la pitié, devrait regarder comme un outrage que l’on cherchât à l’émouvoir, c’est-à-dire, à le tromper. C’est le croire capable de juger suivant ses propres impressions, et non suivant la loi, qui n’en doit point recevoir, qui ne doit prononcer que sur les faits, et demeurer étrangère à tout le reste. Mais il faut l’ avouer, il est bien difficile que la rigueur de la théorie soit applicable à la pratique.

C’est lorsqu’un fait important est douteux, ou sa qualité contestée ; c’est lorsque la loi est obscure ou vague, ou que la relation du fait avec le droit n’est pas directe ou assez marquée ; c’est lorsque les preuves sont équivoques, les titres ambigus, les indices douteux, les conjectures, les probabilités, les vraisemblances balancées par des apparences contraires ; c’est lorsque l’aspect de la cause est favorable, et le caractère de la personne odieux ou suspect ; lorsque le procès paraît juste et le procédé malhonnête, que la forme est nuisible au fond, que l’esprit et la lettre de la loi se contrarient ou semblent se contrarier : c’est alors que le genre judiciaire est susceptible d’éloquence. S’il s’agit du fait, la question est de savoir s’il est, ce qu’il est, quel il est relativement à la loi. S’il est, je plaide par les indices ; ce qu’il est, par les définitions ; quel il est, par les règles du juste et de l’injuste. Dans toute cause, l’éloquence de l’ orateur est employée à l’attaque et à la défense ; en même temps qu’il frappe il doit savoir parer, et, pour cela, se tenir en garde contre les surprises et les ruses de l’adversaire. De là cette étude profonde que recommandaient les anciens de l’intérieur d’une cause et de ses différentes faces ; de là leur attention à choisir leurs moyens, à s’attacher aux forts, à passer sur les faibles, à rejeter tous les mauvais ; de là l’importance qu’ils attachaient à ne jamais laisser échapper un mot qui donnât prise à l’adversaire, et non-seulement à dire ce qu’il fallait, mais sur toute chose, à ne jamais dire ce qu’il ne fallait pas ; de là le soin qu’ils prenaient de connaître le caractère, le génie, le tour d’esprit, et pour ainsi dire, le jeu de l’adversaire, et de cacher le leur, en variant leur marche et en déduisant leur dessein...

Si dans l’attaque on prétend faire face à tous les points de la défense, on se déploie sur un trop grand front, et l’on s’affaiblit soi-même. Il faut, pour ainsi dire, attaquer en colonne, ne présenter que des points principaux et en petit nombre, afin que le juge n’en perde aucun de vue, et que l’adversaire n’en puisse éluder aucun, les appuyer, les soutenir, ne mettre en avant que des masses de raisonnements et de preuves ; et pour repousser la défense, garder en réserve des forces inconnues à l’ennemi.

Ce n’est que par là, ce me semble, que l’agresseur peut balancer l’avantage du défendeur ; et si le feu est également bien ménagé de part et d’autre, et si aucun des deux ne s’épuise en efforts perdus ; s’ils s’attendent, s’ils ne déploient et ne font agir qu’à propos leurs réserves et leurs ressources, je pense qu’après le même nombre de répliques de part et d’autre, le combat se trouvant égal, le seul avantage marqué sera celui de la bonne cause. Mais je répète encore que l’agresseur doit succomber, s’il fait la faute que fit Eschine de trop étendre ses moyens dans une harangue diffuse, de présenter un trop grand nombre de points d’attaque, et de donner lieu à l’adversaire d’éluder les plus forts, d’aller droit aux plus faibles, et après avoir enfoncé la ligne, de culbuter les forces dispersées que l’accusateur lui opposait.

Il est à croire que chez les Grecs l’ accusateur n’était pas admis à la réplique. Chez les Romains mêmes, où plusieurs avocats se succédaient dans la même cause, je présume que, des deux parts, la preuve et la réfutation allaient de suite et sans alternative. Ainsi, le désavantage de l’agresseur n’avait point de compensation.

C’est donc une institution sage, dans le barreau moderne, que d’avoir donné à l’une et à l’autre cause la ressource d’être plaidées à plusieurs reprises, et la grande habileté de l’avocat consiste à tirer avantage de cette forme de plaidoyers. Nous en avons vu dans ce siècle un grand exemple, c’était Cochin ; son attaque se réduisait à un simple exposé de l’affaire, à sa demande, et à l’énoncé le plus précis de ses moyens. Personne, à ne pas le connaître, n’aurait cru devoir redouter un concurrent si dénué des fortes armes de l’éloquence. Mais lorsque son adversaire l’avait échauffé en le réfutant, et croyait l’avoir terrassé, tout-à-coup il se relevait avec une force effrayante. On croyait voir l’Ulysse d’Homère provoqué par Irus, dépouiller son manteau de pauvre, et déployer la stature imposante, les membres nerveux d’un héros. Aussi le combat se terminait-il le plus souvent comme celui de l’Odyssée, à moins que l’adversaire de Cochin ne fut Le Normand. C’était alors que le barreau devenait une arène intéressante par le contraste des deux athlètes, l’un plus vigoureux et plus ferme, l’autre plus souple et plus adroit ; Cochin, avec un air austère et imposant, qui lui donnait quelque ressemblance avec Démosthènes ; Le Normand, avec un air noble, intéressant, qui rappelait la dignité de Cicéron. Le premier, redoutable mais suspect à ses juges, qui, a force de le croire habile, le regardaient comme dangereux ; le second, précédé au barreau par cette réputation d’honnête homme, qui est la plus forte recommandation d’une cause, et peut-être la première éloquence d’un orateur.

De tout ce que je viens de dire, de l’art de ménager ses forces, il ne s’en suit pas que l’orateur doive mettre en avant ce qu’il a de plus faible, mais seulement qu’il doit réserver pour sa conclusion ce qu’il a de plus éminent. C’est un grand avantage pour une casse que de paraître la meilleure dès le premier aspect : mais la dernière impression est encore plus décisive que la première.

L’éloquence judiciaire doit être principalement forte de preuves, pressante de raisonnements, adroite et déliée dans les discussions, impétueuse et passionnée dans les mouvements, et puissante à émouvoir les affections dans le cœur des juges.

(La Harpe et Marmontel.)

Éloquence académique.

Il  y a un genre d’éloquence qui est uniquement pour l’ostentation, et qui n’a d’autre but que le plaisir de l’auditeur, comme les discours académiques, les compliments qu’on fait aux puissances, certains panégyriques, et d’autres pièces semblables, où il est permis de déployer toutes les richesses de l’art et d’en étaler toute la pompe. Pensées ingénieuses, expressions frappantes, tours et figures agréables, métaphores hardies, arrangement nombreux et périodique, en un mot, tout ce que l’art a de plus magnifique et de plus brillant, l’orateur peut non-seulement le montrer mais même en quelque sorte en faire parade, pour remplir l’attente d’un auditeur qui n’est venu que pour entendre un beau discours, et dont il ne peut enlever les suffrages qu’à force d’élégance et de beauté.

Il est pourtant nécessaire, même dans ce genre, que les ornements soient dispensés avec un sorte de sobriété et de sagesse, et l’on doit surtout y jeter une grande variété. Cicéron insiste beaucoup sur ce principe, comme sur une des règles de l’éloquence les plus importantes.  Il faut, dit-il, choisir un genre d’écrire qui soit agréable et qui plaise à l’auditeur, de sorte néanmoins que cet agrément, ce plaisir ne viennent point enfin à lui causer du dégoût ; car c’est l’effet que produisent ordinairement les choses qui frappent d’abord les sens par un vif sentiment de plaisir, sans qu’on puisse trop en rendre raison. Il en apporte plusieurs exemples tirés de la peinture, de la musique, des odeurs, des liqueurs, des viandes ; et après avoir établi ce principe, que le dégoût et le rassasiement suivent de près les grands plaisirs, et que c’est ce qu’il y a de plus doux qui devient le plus tôt fade et insipide, il en conclut qu’il n’est pas étonnant que, soit en prose, soit en vers, un ouvrage, quelque grâce et quelque élégance qu’il ait d’ailleurs, s’il est trop uniforme et toujours sur le même ton, ne se fasse pas longtemps goûter. Un discours qui est partout ajusté et peigné, sans mélange et sans variété, où tout frappe, tout brille, un tel discours cause plutôt une espèce d’éblouissement qu’une véritable admiration : il lasse et il fatigue par trop de beautés, et il déplaît à la longue à force de plaire. Il faut dans 1’éloquence, comme dans la peinture, des ombres pour donner du relief, et tout ne doit pas être lumière. (Rollin)

§ 1. Exhortations et harangues.

Préceptes du genre.

L’exhortation est un discours par lequel on engage quelqu’un à exécuter une chose qu’il est libre de faire ou de ne pas faire.

Dans la division de l’éloquence adoptée par les anciens, l’exhortation avait sa place marquée dans le genre délibératif. Il serait difficile aux modernes de lui assigner une place précise dans les quatre genres qu’ils ont créés. Elle peut en effet paraître dans l’éloquence sacrée, au barreau, à la tribune politique et les assemblées scientifiques, sous forme d’instruction familière, de mercuriale et admonition, d’appel pathétique à l’honneur civil et militaire, et d’exposition des devoirs et convenances académiques. Elle participe donc par quelque côté à la nature des quatre genres d’éloquence.

Mais ce qui la distinguera toujours d’un discours, c’est la brièveté. Il ne lui est pas permis en effet de chercher de longs développements, de se jeter dans l’amplification des preuves. Ce n’est pas qu’elle ne doive présenter à l’esprit et à la raison des motifs vrais et forts à l’appui de ses prétentions ; mais elle devra toujours le faire en peu de mots, laissant à la réflexion de l’auditeur le soin de pénétrer tous les secrets de la pensée.

L’exhortation s’efforcera d’attendrir l’âme. elle parlera au cœur. Elle puisera dans l’amour ou la haine des choses ces mouvements entraînants qui sont l’essence du pathétique.

Son style sera simple et familier dans la plupart des cas, quelquefois il sera noble. Très rarement il sera élégant et fleuri.

La harangue est, comme l’exhortation, un genre qui se refuse à toute classification, parce qu’elle est du domaine de tous les genres.

Les anciens entendaient par harangues presque toutes les variétés de formes de l’éloquence. Eloge, accusation, défense. délibération, etc. C’est ce qui fait que l’on appelait harangues les discours de Périclès, de Démosthène, de Cicéron, et que l’estrade où les orateurs fameux de ces temps débitaient leurs chefs-d’œuvres, se nommait tribune aux harangues.

Les modernes ont restreint la signification de ce mot. On n’entend plus aujourd’hui par harangue que ces discours peu étendus prononcés devant une assemblée, un prince, dans une cérémonie publique. Il semble d’après cette définition que la harangue soit un discours d’apparat et commandé ; mais nous ne nous arrêtons pas à ce point de vue, et nous voulons au contraire quelle soit un discours spontané, une harangue libre.

La harangue est politique, historique ou militaire. Nous ne dirons rien de la première ; elle concerne les diplomates et représentants d’une nation.

La harangue historique est un discours qu’on trouve chez les historiens, quand ils cèdent la parole au personnage qu’ils ont mis en scène. Ces harangues dont l’histoire ancienne abonde sont presque entièrement l’œuvre de l’historien lui-même ; quelques mots ça et là seulement ont été conservés par tradition.

La harangue militaire est un discours bref et énergique par lequel le général d’une armée prête à combattre anime le courage du soldat ; c’est encore la proclamation par laquelle un chef fait compliment à ses troupes de leur valeur.

Le mérite de ces deux espèces de harangues consiste dans la brièveté et l’à propos.

Le style sera élevé, concis plutôt qu’abondant. Il empruntera aux lieux, aux circonstances, certaines idées grandes et propres à enflammer le courage. Quelquefois une phrase suffira, si elle vaut seule un long discours.

Canevas n°224 à 241.

Décomposition.

Nota. Au fond, on examinera si l’invention a fourni quelques-unes de ses parties à l’exhortation ou à la harangue. On ne dira que lorsque le cas se présentera, s’il y a trace de disposition. On ramènera toute l’exhortation à une suite de syllogismes.

Pour la forme, on suivra les mêmes procédés que pour les décompositions précédentes.

Voir Canevas n° 242 et 243.

Modèle de décomposition d’exhortations et harangues.

 

MATIÈRE

Napoléon à ses soldats après la bataille d’Austerlitz.

Soldats ! je suis content de vous ; vous avez à la journée d’Austerlitz justifié tout ce que j’attendais de votre intrépidité ; vous avez décoré vos aigles d’une immortelle gloire. Une armée de cent mille hommes, commandée par les empereurs de Russie et d’Autriche a été, en moins de quatre heures, ou coupée ou dispersée ; ce qui a échappé à votre feu s’est noyé dans les lacs. Quarante drapeaux, les étendards de la garde impériale de Russie, cent vingt pièces de canon, vingt généraux, plus de trente mille prisonniers, sont le résultat de cette journée à jamais célèbre. Cette infanterie tant vantée et en nombre supérieur, n’a pu résister à votre choc, et désormais vous n’avez plus de rivaux à redouter. Ainsi, en deux mois, cette troisième coalition a été vaincue et dissoute. La paix ne peut être éloignée : mais, comme je l’ai promis avant de passer le Rhin, je ne ferai qu’une paix qui nous donne des garanties, et assure des récompenses à nos alliés.

Soldats ! lorsque le peuple français plaça sur ma tête la couronne impériale, je me confiai à vous pour la maintenir toujours dans ce haut état de gloire qui seul pouvait lui donner du prix à mes yeux : mais dans le même moment nos ennemis pensaient à la détruire et à l’avilir ; et cette couronne de fer conquise par le sang de tant de français, ils voulaient m’obliger à la placer sur la tête de nos plus cruels ennemis : projets téméraires et insensés, que, le jour même de l’anniversaire du couronnement de votre empereur, vous avez anéantis et confondus. Vous leur avez appris qu’il est plus facile de nous braver et de nous menacer que de nous vaincre.

Soldats, lorsque tout ce qui est nécessaire pour assurer le bonheur et la prospérité de notre patrie sera accompli je vous ramènerai en France. Là, vous serez l’objet de mes tendres sollicitudes. Mon peuple vous reverra avec joie, et il vous suffira de dire : j’étais à la bataille d’Austerlitz, pour que l’on vous réponde voilà un brave !

(Bonaparte.)

ANALYSE.

Forme. — Un langage simple, où respirent la fierté et l’héroïsme est le seul qui puisse être tenu à une vaillante armée. Aussi l’orateur a-t-il soin d’éviter l’artifice des tropes, et se sert-il de préférence des mouvements oratoires.

Soldats ! je suis content de vous  : cette première phrase exprime la pensée de toute la proclamation. Quand on songe quelle était l’admiration du soldat pour Napoléon, et combien il tenait à mériter ses éloges, on ne sera pas surpris de l’effet que devait produire ces simples mots. L’imagination se représente tout ces vieux grognards autour d’un conscrit qu’ils ont nommés lecteur, et les voit, à ce début, retrousser leurs moustaches, se croiser les bras, prendre une attitude martiale, et se sourire l’un à l’autre comme on le fait en entendant une louange délicate et méritée.

Vous avez décoré vos  aigles d’une immortelle gloire , ici le soldat n’est déjà plus seul. L’orateur lui présente ses aigles, c’est-à-dire le drapeau qui l’ombrage, et pour la conservation duquel il sait mourir. Cet emblème de la patrie absente est inséparable de l’honneur personnel, au point qu’un régiment se regarde comme déshonoré quand il a perdu son drapeau ; le guerrier l’aime donc autant et plus que soi-même, l’orateur n’a garde de séparer ces deux amis ; il leur donne la même part de gloire, parce qu’il sait bien qu’elle revient tout entière à l’être animé.

Une armée de cent mille hommes commandée par les empereurs de Russie et d’Autriche. Voici un contraste grandiose, qui ne paraît point dans les mots, mais qui naît dans la pensée. Les armées les plus fortes, de vaillants souverains, ont fui devant vous. C’est prendre les soldats par leur faible. Rien ne les réjouit plus que l’humiliation de l’ennemi, comparée à l’exaltation de leur victoire. C’est dire en d’autres termes : vous avez couvert de gloire vos personnes et vos aigles, et de confusion vos puissants ennemis.

Quarante drapeaux, etc. Accumulation, d’autant plus faite pour électriser le soldat qu’elle est plus vraie. A l’énumération de ces richesses, il reconnaît le prix de sa valeur, à jamais célèbre.

Comme les moindres expressions concourent à rendre fier le vainqueur ! Chaque soldat va se croire un héros et se persuadera que son nom passera à la postérité.

Soldats ! lorsque le peuple français , etc, mouvement ; appel à l’orgueil militaire. C’est donc l’armée qui soutient seule la couronne de son empereur et qui renverse les projets des ennemis de sa gloire, qui les punit et leur donne des leçons de sagesse. Nouveau motif pour elle de s’applaudir de sa victoire.

Je vous ramènerai en France. Emploi du pathétique, le souvenir de la patrie reporte en finissant le cœur du soldat au milieu de ses parents et de ses amis, il se voit accueilli par sa vieille mère, son vieux père, et toute sa famille, ses compagnons d’enfance l’entourent et l’embrassent. Ils s’écrient tous voilà un brave ! Ce mélange de gloire et d’amour, d’idées douces et guerrières, est le sublime du genre, et plus d’un grognard, qui se croyait un cœur de bronze, à dû sentir avec étonnement sa paupière se soulever, et essuyer furtivement une larme sur le revers de sa manche.

Fond, — L’emploi de toutes les ressources de l’invention est évident dans cette proclamation. 1° Les preuves sont les faits, ils sont exposés avec concision ; 2° les mœurs sont exprimées avec adresse. La probité : C’est l’ennemi qui a attaqué, qui est de mauvaise foi ; l’orateur s’est défendu. La bienveillance : Le soldat a justifié et mérité sa confiance. La modestie : L’orateur n’est pour rien dans le triomphe ; c’est l’auditeur qui a vaincu. La prudence : L’orateur aura soin de son armée, il la ramènera dans ses foyers ; on peut s’en rapporter à lui ; 3° les passions sont excitées violemment ; c’est d’un côté la haine de l’ennemi, de l’autre l’amour de la gloire, de la patrie et de la famille.

On ne peut guères ramener une suite de faits et de mouvements à la forme du syllogisme ; néanmoins ce morceau peut se résumer ainsi :

Quand on a triomphé complètement de l’ennemi, on le force à demander la paix et on revient dans sa patrie.

Or, vous avez vaincu complètement l’ennemi.

Donc la paix se fera forcément, et vous allez retourner dans votre patrie.

Les deux premiers alinéas développent la mineure ; le troisième corrobore la majeure, et le quatrième énonce la conséquence.

§ 2. Narration oratoire.

Préceptes du genre.

Voir page 55.

Voir Canevas n° 244 et 245.

Décomposition. Nota. Les procédés de décomposition de la narration oratoire sont plus compliqués que ceux des autres genres. Car dans l’invention ils comprennent les passions oratoires, dans la disposition ils s’appliquent spécialement à la narration en général, puis reviennent dans l’élocution aux formes plutôt oratoires que narratives.

Modèle de décomposition de narration oratoire.

MATIÈRE.

Récit de la bataille de Fribourg.

Arrêtez-ici vos regards : il se prépare contre le  prince quelque chose de plus formidable qu’à Rocroi, et pour éprouver sa vertu, la guerre va épuiser toutes ses inventions et tous ses efforts. Quel objet se présente  à mes yeux ? Ce ne sont pas seulement des hommes à combattre, ce sont des montagnes inaccessibles ; ce sont des ravins et des précipices d’un côté, c’est de l’autre un bois impénétrable ; dans le fond est un marais ; et derrière des ruisseaux, de prodigieux retranchements ; ce sont partout des forts élevés et des forêts  abattues qui traversent des chemins affreux, et au dedans, c’est Merci avec ses braves Bavarois, enflés de tant de succès et de la prise de Fribourg ; Merci qu’on ne vit jamais reculer dans les combats ; Merci que le prince de Condé et le vigilant Turenne n’ont jamais surpris dans un mouvement irrégulier, et à qui ils ont rendu ce témoignage que jamais il n’avait perdu un seul moment favorable, ni manqué de prévenir  leurs desseins comme s’il eut assisté à leurs conseils.

Ici donc, durant huit jours, et à quatre attaques différentes, on vit tout ce qu’on peut soutenir et entreprendre à la guerre. Nos troupes semblent rebutées — autant par la résistance des ennemis que par l’effroyable disposition des lieux, et le prince se vit quelque  temps comme abandonné. Mais, comme un autre  Machabée, son bras ne l’abandonna pas, et son courage irrité par tant de périls vint à son secours. On ne l’eut pas plutôt vu pied à terre, forcer le premier ces  inaccessibles hauteurs, que son ardeur entraîna tout après elle. Merci voit sa perte assurée ; ses meilleurs régiments sont défaits ; la nuit sauve les restes de son armée ; mais que des pluies excessives s’y joignent  encore afin que nous ayons à la fois, avec tout le courage et tout l’art, toute la nature à combattre. Quelque avantage que prenne un ennemi habile autant que  hardi, et dans quelque affreuse montagne qu’il se retranche de nouveau, poussé de tous côtés, il faut qu’il laisse en proie au duc d’Enghien non-seulement son  canon et son bagage, mais encore tous les bords du  Rhin. Voyez comment tout s’ébranle : Philipsbourg est  aux abois en dix jours, malgré l’hiver qui approche ; Philipsbourg qui tint si longtemps le Rhin captif sous  nos lois, et dont le plus grand des Rois a si glorieusement réparé la perte. Worms, Spire, Mayence, Landau, vingt autres places de nom, ouvrent leurs portes ;  Merci ne peut les défendre et ne paraît plus devant son vainqueur.(Bossuet.)

ANALYSE.

Forme. — Arrêtez-ici vos regards. C’est Bossuet qui parle, il s’agit sans doute d’un grand spectacle ; car, pour un sujet médiocre, il ne provoquerait pas ainsi notre attention. Il est donc sûr de son fait et déjà cette formule, qui paraîtrait froide ailleurs, nous échauffe et nous intéresse, obéissons au grand orateur. Ecoutons ou plutôt regardons. Il se prépare , etc., suspension. Notre imagination cherche à découvrir ce fait mystérieux plus formidable que celui de Rocroi. La figure produit son effet et nous voilà tout entier à ce grand spectacle.

Quel objet se présente à mes yeux ? Interrogation admirative. L’orateur s’anime et semble épouvanté ; il voit donc quelque chose qui effraie les regards de l’homme, et nous ne sommes pas bien loin de nous effrayer nous-mêmes.

Ce ne sont pas seulement des hommes à combattre , nouvelle suspension. Pour le coup, nous palpitons d’effroi. Ce ne sont pas des hommes ! Ah ! mon Dieu ! Ce sont des montagnes, des ravins, des précipices, des bois, des marais, des torrents, des forts, des forêts entières, d’affreux chemins. Accumulation. Oui vraiment, voilà des ennemis extraordinaires, et presque invincibles ; mais personne ne les appuie sans doute. Nous sommes Français, marchons.

C’est Merci avec ses braves, Merci vainqueur, Merci intrépide. Répétition. Nous voilà arrêtés par un héros, appuyez, grand orateur, sur ses qualités guerrières ; nommez-le plusieurs fois, essayez le fracas de son nom sur notre valeur et notre courage. Nous sommes surpris de le trouver là ; mais nous ne tremblons pas. C’est Merci, rival digne de Comté et du vigilant Turenne  ; auditeur invisible de leurs conseils, Contraste, pour le coup nous avons peur, nous sommes tombés dans un guet-apens. Que faire ?

Ici donc, durant huit jours , etc. La narration paraît arrêtée dans ces mouvements tout comme l’armée ; deux phrases sans figures, après toutes celles qui précèdent ! C’est faire accorder admirablement le récit avec l’action. Mais, comme un autre Machabée , etc., comparaison. La narration se relève, l’orateur personnifie le courage et l’ardeur. Le premier, irrité par tant de périls, accourt près du héros qui s’élance à la tête de ses soldats. Le second se détache de sa personne, et va aiguillonner le retardataire.

Merci voit sa perte assurée , etc. Hypotypose. La vie et le mouvement colorent la narration ; La nuit, les pluies, le courage, l’art, la nature tout est entassé, mais tout est vaincu. Merci se sauve dans les montagnes, on s’empare de ses munitions, et on le voit à la fin de la phrase franchir le Rhin en fugitif.

Voyez comme tout s’ébranle , etc, communication. La narration s’arrête, la transition est brusque, la phrase se meurt lentement, devient courte et hérissée de noms propres. L’orateur semble se reposer comme après une marche difficile. Sa parole ressemble au flot soulevé par une tempête qui, pour reprendre son mouvement naturel, vient à intervalles inégaux, caresser mollement le rivage de la mer.

Il n’est personne qui, n’ayant pas lu préliminairement cette narration, et l’entendant réciter à haute voix et lentement, ne passe par les sensations diverses que nous venons de retracer, en nous mettant pour un moment à sa place.

Fond, — D’après cette analyse de la forme, il est facile de remarquer que Bossuet, sans faire usage du pathétique proprement dit, nous a procuré pourtant de fortes émotions. La curiosité, l’intérêt, l’amour de la patrie, l’admiration, la joie ont successivement occupé notre âme, et nous sommes arrivés à la fin du récit aussi éclairés et satisfaits que si l’action s’était passée sous nos yeux. De plus la fidélité historique rehausse le mérite du fond.

La disposition se cache sous les mouvements oratoires ; elle serait plus visible si nous avions eu connaissance de l’exorde du discours et du commencement de la vie du héros. Nous saurions alors qu’il s’agit du Prince de Condé et d’une bataille nouvelle qu’il allait livrer à Merci, devant Fribourg. C’est à ce mot que finit l’exposition : car tout est en scène, le héros, son ennemi, et le lieu du combat. Le nœud se serre dès son début par la peinture des talents militaires du général ennemi. Il se complique au moment ou le narrateur paraît indécis en même temps que nos troupes. Le dénouement se prépare lorsque le prince est comparé à un Machabée, et qu’on le voit forcer le premier les hauteurs inaccessibles. Il arrive peu à peu et n’est complet qu’au moment où Merci abandonne les bords du Rhin. Là pourrait se terminer la narration, et on ne doit regarder ce qui suit que comme un détail riche, que comporte l’oraison funèbre et le genre historique, mais qui serait superflu dans toute autre narration.

On peut réduire la narration à ces mots : le Prince de Condé rencontra Merci devant Fribourg. Il trouva cette ville défendue par sa position naturelle et de redoutables travaux d’art. Mais en huit jours il sut triompher de tous les obstacles, et l’ennemi forcé de fuir abandonna ses bagages, et n’osa reparaître devant le vainqueur, qui resta maître des bords du Rhin.

§ 3. Plaidoyers.

Préceptes du genre.

Ainsi que nous l’avons dit, nous n’avons pas pour but, en consacrant un paragraphe au plaidoyer, de nous jeter dans l’étude des lois, des règlements de toutes sortes, et des arrêts de cour, qui constituent sa jurisprudence. C’est une étude toute particulière à laquelle se dévoue 1’homme qui vit du plaidoyer, l’avocat. Mais dans la pratique de la vie, n’avons-nous pas souvent à défendre nos biens, notre réputation dans les simples discussions de société, dans les contestations commerciales, qui n’aboutissent pas néanmoins au scandale des procès ? En étudiant un peu l’art de plaider, nous saurons mieux ce qu’il convient de dire, ce qu’il faut taire, pour intéresser en notre faveur les juges officieux qui prendront part nos débats.

Nous ne pouvons revenir en détail sur tout ce que nous avons dit en traitant de l’invention oratoire. On peut revoir cette partie qui contient notre code tout entier ; nous allons en faire un résumé rapide.

1° Dans un débat, quel qu’il soit, tachons de trouver de bonnes preuves, solides et concluantes. À défaut, faisons ressortir habilement toutes les probabilités, et formons-en un corps, qui puisse, par son poids, faire pencher la balance en notre faveur.

2° Ayons les mœurs, la probité, pour garants de nos actions et de nos intentions : la bienveillance pour flatter l’amour propre de nos juges et de nos adversaires, la modestie, pour leur plaire, et la prudence, pour leur donner une bonne idée de notre conduite. Observons les bienséances sociales, et les convenances du langage. Prenons nos précautions, en évitant de blesser les gens.

De cette manière ou nous n’aurons jamais de longues discussions, ou nous resterons toujours les maîtres du terrain.

3° Faisons appel aux passions, en faisant tourner en notre faveur l’amour ou la haine des choses. La familiarité et la simplicité de la conversation permettent souvent le pathétique ; on s’attendrit volontiers en parlant de ses intérêts ; une larme ou seulement l’expression vive de la douleur sur les traits du visage, est plus éloquente que toute une argumentation.

On saura assigner à chaque partie de la disposition sa place naturelle et l’étendue qui lui convient.

Pour nos essais nous ne descendrons pas jusqu’à cette simplicité pratique ; en attendant que nous ayons à nous défendre nous mêmes, nous défendrons les autres, et il nous sera permis de mettre en pratique toutes les règles de l’art, telles qu’elles sont exposées dans les trois parties du premier livre.

A la suite de chaque canevas nous indiquerons le genre d’ornements et les qualités de fond qui lui conviendront le mieux.

Voir Canevas n° 246 à 251.

Appendice.

C’est avec raison que l’action a été définie, l’éloquence du corps.

La connaissance des règles de l’action est nécessaire à l’orateur qui parle en public, cela est incontestable ; il est beaucoup moins reconnu qu’elle soit indispensable à tout narrateur, et même à tout lecteur. Rien n’est plus vrai pourtant. Sans doute on ne prend point en société le ton de la déclamation publique, parce qu’une anecdote n’a pas besoin, pour être intelligible, d’être narrée avec une certaine affectation ; de même, en lisant quelques pages à haute voix, le geste ne doit point accompagner le débit. Mais n’est-il pas vrai que dans le premier cas le narrateur doit joindre la pantomime au récit, et que dans le second les intonations, les inflexions de la voix contribuent à l’intelligence parfaite du langage d’un auteur ? Ne faut-il pas en toute hypothèse prononcer clairement et distinctement les paroles, aider à la séduction du style, seconder la pensée d’un ouvrage par les différences de ton et d’organe ? Or, toutes ces choses appartiennent à 1’action. Classons-la méthodiquement, en distinguant :

1° la prononciation ; 2° la déclamation ; 3° le geste.

§ 1. Prononciation.

Deux qualités principales sont essentielles à une bonne prononciation, l’exactitude et la distinctivité : 1° la prononciation est exacte quand on prend le soin de donner à chaque syllabe le son qui lui est assigné par l’usage adopté par les bons grammairiens ; quand on ne fait point entendre les consonnes ou les voyelles qui dans la langue jouent un rôle purement passif et grammatical, par exemple : les ent qui terminent certains temps des verbes comme parlent agissent le t, le s le r. dans un très grand nombre de mots, comme dans fait, dirait, abstrait, agis, permis, le souper, le dîner ; et tous les verbes en er devant une consonne, etc. Lorsqu’on récite un morceau de poésie, si un mot a deux prononciations usitées, on se sert de celle qui fait le mieux sentir la rime.

Tant qu’un travail utile à mas bras fut permis
Jamais on n’eût osé me dire,
Renonce aux baisers de ton fils.

Il faut prononcer fi plutôt que fisse.

L’exactitude de la prononciation consiste encore à observer les règles de la quantité, c’est-à-dire, à éviter de rendre brèves des syllabes longues, ou longues des syllabes brèves. Si l’on tombait dans ce défaut, outre que l’on pourrait faire prendre des mots à contre-sens, on gâterait le rhytme du discours et 1’harmonie recherchée par un auteur. Certaines provinces de France ont beaucoup à faire sous ce rapport pour rendre exacte leur prononciation. Nous n’en accuserons aucune en particulier, mais nous pouvons dire que les lecteurs du Nord, du Midi, de l’Est et de l’Ouest, mis à l’improviste en présence les uns des autres pourraient à peine se comprendre, et jamais l’oreille d’un grammairien n’aurait entendu une semblable cacophonie.

Il est inutile de recommander de prononcer avec le plus grand soin l’accent grammatical, puisque le sens de certains mots ne tient qu’aux différences de l’accent. Par exemple pécheur prononcé pêcheur ne signifiera plus le chrétien qui doit faire pénitence, mais l’homme qui cherche à prendre du poisson.

2° La prononciation sera distincte, si l’on proportionne l’énonciation des syllabes à l’étendue de l’enceinte dans laquelle on parle. Dans un salon il suffira de hausser la voix un peu plus que dans la conversation, sans appuyer davantage sur les syllabes muettes, à l’absence d’émission desquelles notre habitude du langage nous fait facilement suppléer. Mais dans un vaste local, chaque son doit franchir comme à part l’intervalle qui sépare la bouche de l’orateur de l’oreille de l’auditeur ; et celui-ci n’entendrait à une certaine distance qu’une suite de bruits inarticulés, si ces sons se pressant l’un contre l’autre par l’effet d’un débit trop rapide, n’étaient point un peu retenus et envoyés bien distinctement. La prononciation devra être plus distincte encore si le local renferme un écho. Il faudra donc appuyer sur toutes les syllabes même muettes.  Il en résultera une certaine monotonie pour les auditeurs le plus rapprochés de la tribune, mais ce désagrément sera voilé par une bonne déclamation, et tout le monde entendra et sera satisfait.

Les élèves sont exercés dès l’enfance à bien prononcer ; nous laissons aux maîtres le soin de les perfectionner.

§ 2. Déclamation.

L’art de la déclamation est difficile, il mériterait des préceptes développés si nous voulions former des auteurs dramatiques ; mais ce n’est point là que tendent nos efforts23. La meilleure prononciation ne pourra que donner l’intelligence des paroles d’un auteur : cela ne peut suffire.  Il faut encore et surtout, faire sentir sa pensée, ses intentions et produire l’effet qu’il produirait, s’il débitait lui-même ses ouvrages. Cette réflexion nous conduit à dire que pour réussir parfaitement dans l’action, il faut posséder les connaissances nécessaires pour diriger le goût, qui fait apprécier à leur valeur les beautés de la pensée et de la diction en littérature, et c’est à quoi tend l’étude des trois premiers chapitres de cet ouvrage. La déclamation est donc l’art de faire sentir ce que l’on prononce. Elle doit être naturelle, vraie, et bienséante.

1° Elle sera naturelle, si on se met à la place de celui qui parle. Est-ce un malheureux qui expose ses plaintes ? il faut gémir comme lui. Est-ce un personnage furieux, qui exhale sa colère en invectives et en menaces ? la voix doit être forte et le ton irrité ; la nature elle-même nous guide en ces occasions, et nous ferions un contre-sens cruel si nous allions rire quand un autre pleure, déplacé si nous soupirions quand il gronde. En suivant les instincts de notre cœur, nous comprendrons le langage des passions, et nous saurons avec ce seul maître (le cœur) y proportionner notre ton. Nous ferons sur nos auditeurs une impression d’autant plus vive quelle sera plus naturelle, et il leur semblera entendre la voix du personnage que nous imiterons.

2° La déclamation sera vraie, quand on ne déguisera point la pensée de son personnage, c’est-à-dire quand on la rendra dans toute son étendue. Les sentiments sont susceptibles de différents degrés ; la vérité de la déclamation consiste à se placer dans le degré convenable, ni au-dessous, ni au-dessus. Je suppose que vous représentiez un personnage qui vient d’entendre un mot blessant pour sa probité. Il s’étonnera d’abord, il doutera, il cherchera des explications ; il fera des observations, sa fierté d’honnête homme sera révoltée, puis enfin il éclatera.

Voilà six phases diverses par lesquelles passera le même sentiment, l’indignation, et ces phases seront indiquées par quelques mots, par exemple :

L’étonnement. — Quoi ! vous pensez telle chose !

Le doute. — Cela n’est pas possible.

Le désir de savoir. — Et qui peut vous faire croire ?....

Le désir de détromper. — Mais vous savez qui je suis.

La fierté. — Vous m’insultez !

L’indignation. — Ah ! c’en est trop !

Dès la première phrase votre ton devra respirer l’indignation ; mais ce ton sera calculé de manière à aller toujours en augmentant, jusqu’à l’exclamation qui fait éclater la force tout entière de l’indignation.

C’est en observant avec art toutes ces nuances du sentiment que l’on acquiert la vérité de la déclamation.

Pour être vrai déclamateur, il faut étudier d’une part les repos de la voix, et de l’autre ses inflexions.

Le repos de la voix se calcule sur le sens d’une phrase et non point sur la ponctuation, qui est fort arbitraire et totalement négligée dans un grand nombre d’ouvrages.

Dans la poésie, il ne faut point avoir égard aux hémistiches et s’y arrêter comme à une place marquée par le rhythme. Il en résulterait une monotonie insupportable, qui détruirait l’effet des plus beaux vers. Toutes les fois, au contraire, que la rime peut se perdre entre deux repos, il en résulte une variété charmante qui fait oublier le poète, et fixe l’attention sur sa pensée.

Le goût et l’habitude auront bientôt indiqué la place où le repos sera le plus agréablement placé.

Les inflexions de la voix seront plus difficiles à saisir ; ici le maître devra donner l’exemple.

Nous ne pouvons que tracer quelques préceptes généraux qui apprendront à placer convenablement ce que l’on appelle l’accent tonique.

L’accent tonique marque la place où il faut élever la voix, soit pour faire remarquer une expression, soit pour déterminer le sens d’une phrase, soit enfin pour varier l’harmonie et préparer la chute d’une période. Il a donc un triple objet.

1° Pour faire remarquer une expression, la voix appuie sur son émission.

C’est moins un accent que la prolongation d’une syllabe.

Monstre que les enfers ont vomi sur la terre !

L’accent doit être mis sur monstre, qu’on prononcera la voix haute et lentement.   

2° Dans les interrogations simples, c’est l’accent tonique qui fait seul reconnaître une demande.

Il fait froid, prononcé sans accent, n’indiquera que la phrase d’un homme qui précise le temps qu’il fait. Si je la prononce en plaçant un accent sur froid, on entend l’interrogation d’un homme qui désire connaître l’état du temps.

Dans les interrogations composées, l’accent tonique est nécessaire pour indiquer dans quel sens on doit répondre. Je dis à un ami ; irez-vous aujourd’hui à la campagne ? Il peut me répondre négativement de trois manières :

Non, je n’irai pas ;

Non, je resterai à la ville ;

Non, j’irai demain.

Dans le premier cas, j’ai mis l’accent tonique sur irez ; dans le second sur campagne ; dans le troisième sur aujourd’hui.

3° Quand l’accent ne sert qu’à varier l’harmonie et à préparer la chute d’une période, il est plus difficile d’en déterminer la place. On peut dire en général qu’il convient dans le cours d’une phrase d’en charger les expressions les plus remarquables, et à la fin de le placer assez avant pour laisser à la voix le temps d’aller en diminuant et de préparer le repos. Mais il faut consulter avant tout les lois de l’euphonie.

3° La déclamation est bienséante quand on sait l’approprier au genre de composition que l’on récite.

L’orateur se réserve les grands moyens ; sa déclamation est grave et digne de ses sujets. Le narrateur est plus varié dans ses tons ; tantôt badin, léger, rieur, tantôt calme, sévère ou ardent et passionné, il proportionne son débit à la nature de l’action qu’il raconte. Quant au lecteur, sa déclamation est presque toujours paisible, il ne fait qu’accompagner l’auteur et l’auditeur, auxquels il sert comme d’intermédiaire, et on ne s’aperçoit de sa présence et de son art qu’au bon choix, de ses places de repos, et aux inflexions souples de sa voix.

§ 3. Gestes.

La prononciation et la déclamation s’adressent à l’oreille ; le geste s’adresse aux yeux.

Le geste est en quelque sorte à la parole, ce que la parole est à la pensée, il lui donne un corps et la fait sentir même aux sourds.

Par les gestes, j’entends, dit Condillac, les mouvements des bras, de la tête, du corps entier, qui s’éloigne ou s’approche d’un objet, et toutes les attitudes que nous prenons, suivant les impressions qui naissent dans notre âme.

Le langage des gestes contribue puissamment au succès d’un orateur. Démosthènes faisait autant d’effet par ses gestes que par son éloquence. Les juges de l’aréopage se défiaient du geste, et pour en éviter la séduction, ils avaient pris le parti d’écouter les orateurs dans les ténèbres.

Le geste comprend les mouvements de la tête, des yeux, des bras, des mains, et la position du corps,

La tête. Elevée, elle marque fierté, arrogance ; baissée ou penchée négligemment, c’est langueur, timidité ; enfoncée dans les épaules, c’est signe de terreur ; tenue droite, avec aisance et simplicité, c’est modestie. Cette dernière position est celle qui doit accompagner la narration ordinaire. La tête, par ses mouvements divers, de haut en bas, de droite à gauche, combinés avec ceux de la bouche et des yeux, affirme, nie, admire, méprise, accorde, refuse, s’indigne ou compatit. Elle doit être en tout de concert avec la main. Le visage est ce qu’on observe le mieux dans l’orateur ; le rôle de toutes les passions s’y dessine, il a un langage muet que tous les hommes entendent, quels que soient leur pays, leur langue, leur ignorance.

Les yeux. C’est le miroir de l’âme, ils s’ouvrent et s’enflamment dans la colère. Ils brillent dans la joie, ils s’agrandissent et font remonter les plis du front dans l’étonnement, l’indignation ; ils font les mouvements contraires, et les sourcils se resserrent quand les pensées sont sombres et concentrées ; ils se ferment à demi dans la compassion ; ils sont entourés d’eau dans la douleur et l’attendrissement, etc., etc.

Les bras. Il faut éviter de les tenir pendants et allongés, trop serrés le long du corps. Cette dernière position resserre les poumons, et peut gêner l’émission de la voix, en forçant la respiration. Si on les croise, on doit éviter de les trop serrer contre le corps ou de les placer trop haut près du cou. Il ne faut pas non plus les mettre en mouvement d’une manière brusque, c’est du coude que doit partir le geste, et la main guidant le bras, décrit une courbe gracieuse en passant devant la poitrine. Alors il s’allonge en avant, ou en haut avec la plus grande facilité. Il faut s’exercer à gesticuler également des deux bras : si l’on ne remuait que le bras droit, le gauche prendrait une position torturée et désagréable, et l’on ferait même un contre-sens si l’on parlait à une personne placée à gauche.

La main. Le dedans de la main est tourné du côté du corps quand on appelle quoiqu’un à soi, ou qu’on exprime le désir de posséder quelque chose, tandis qu’ il se tourne en dehors, quand on éprouve de la répulsion, de l’horreur pour un objet et qu’on veut l’éloigner. Les mains supplient quand elles se joignent ; bénissent quand on les étend l’une à coté de l’autre. Avancée et étendue à la hauteur de la poitrine, la main assure les choses par serment ; dans la même position à la hauteur de l’oeil, elle menace. Les doigts ne doivent point être ni collés, ni allongés, ni trop ouverts, le pouce sera séparé des autres doigts qui seront joints légèrement, et formeront une petite courbe.

L’une des mains ne doit point anticiper sur le domaine de l’autre, c’est-à-dire, dépasser la ligne verticale correspondante au menton. Excepté des cas rares, comme dans la fatigue et le découragement, il ne faut pas les tenir sur la même ligne.

Les gestes des mains et des bras sont de trois sortes : indicatifs, imitatifs, affectifs. Ils sont indicatifs, quand on désigne la personne, les temps, les lieux, le nombre.  Il serait indécent d’indiquer avec un seul doigt ; il faut le faire le pouce un peu en avant, posé sur les quatre autres doigts pliés en dedans, mais sans raideur, pour ne pas montrer le poing, ce qui serait inexcusable et la plus lourde faute contre la politesse de l’action : car, en aucun cas, il n’est permis de menacer du poing. Il serait encore ridicule de compter sur ses doigts comme un écolier. Les gestes sont imitatifs, quand, par des signes pittoresques, on fait connaître les personnes ou les choses. L’écueil ici est de tomber dans l’excès et de faire une caricature ; ce serait du plus mauvais ton. Enfin, les gestes sont affectifs quand ils expriment les passions, les mouvements de l’âme. Il se combinent alors avec ceux de la tête, des yeux, de la bouche, avec les inflexions de la voix, etc., ce sont les gestes le plus oratoires.

La position du corps. L’on parle debout ou assis : debout, les jambes ne doivent point être serrées l’une à côté de l’autre, on aurait l’air d’un soldat au port d’armes. La jambe gauche supporte ordinairement le haut du corps, et la droite est un peu avancée. En cette position, l’orateur ou le lecteur n’éprouvent aucune fatigue, il fait les gestes avec le bras droit qui étant plus exercé a des mouvements plus gracieux. Mais si parfois l’auditoire est à gauche, on doit prendre la position contraire, c’est-à-dire se tenir sur la jambe droite et avancer la gauche ; c’est le bras gauche alors qui fait les gestes.

Comme les gestes peuvent varier à l’infini, il est impossible d’entrer dans toutes les explications auxquelles ils pourraient donner lieu. L'orateur qui sera bien pénétré de ce qu’il dit aura les gestes convenables ; le lecteur parfaitement initié à la pensée d’un auteur saura donner à sa voix les inflexions appropriées au sujet. Dans tous les cas, qu’on se souvienne que tout est faux, hors du naturel ; l’air, la voix, le geste, rien ne doit être forcé. Seulement on doit chercher à perfectionner la nature, mais il serait téméraire et impossible de vouloir la former. Dans l’action comme dans l’élocution et les figures, c’est le premier maître à suivre, l’art ne vient que le second.

Il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, de représenter par des signes le naturel, la vérité et la bienséance de la déclamation, ainsi que les mille inflexions de la voix. La voix ! cet instrument si délicat et si souple, qui se prête à toutes les nuances du sentiment, à toute l’énergie des passions. Tous les exercices d’action seront imparfaits si un bon maître ne les dirige.  Il est plus facile de représenter le geste ; on peut recourir aux figurines. Mais encore vaudrait-il mieux qu’un maître démontrât le geste, car on ne peut le peindre que dans son état le plus expressif, et son commencement et sa fin demeurent abandonnés au goût de l’élève.

[Modèle d’exercices avec figurines]

Quoiqu’il en soit, voici un modèle d’exercices :

Nota. On fera un repos très court au signe un repos plus long au signe — Le point indique naturellement le repos complet. L’accent tonique se placera sur les syllabes en lettres italiques. Les mots en petites capitales seront prononcés lentement et plus haut. Le geste sera indiqué par les petites figures.

LE PETIT SAVOYARD

Pauvre petit,

         pars pour la France. — 

Que te sert mon amour ? — Je ne possède rien. — 

On vit heureux ailleurs ; — ici, dans la souffrance, — 

Pars, / mon enfant ; — c’est pour ton bien.

Tant que mon lait put te suffire » /

Tant qu’un travail utile / à mes bras fut permis, — 

Heureuse et délassée  — en te voyant sourire, — 

Jamais — on n’eût osé me dire : /

Renonce aux baisers de ton fils.

Mais je suis veuve ; — on perd la force avec la joie ; — Triste et malade, recourir ici, /

DE L’ACTION.

Ou mendier pour toi ? — chez des pauvres aussi ! — 

Laisse ta pauvre mère, enfant de la Savoie ; — 

            Va,  / mon enfant, / où Dieu t’envoie.

Mais si loin que tu sois, / pense au foyer absent. — Avant de le quitter, /

            viens / qu’il nous réunisse. Une mère bénit son fils en l’embrassant ; — 

      Mon fils, qu’un baiser te bénisse.

    Vois-tu, ce grand chêne, / là-bas ? — 

Je pourrai jusque-là t’accompagner, j’espère.

Quatre ans déjà passés, / j’y conduisis ton père ;

          Mais lui, / mon fils, / ne revint pas.

Encor, / s’il était là pour guider ton enfance, — 

Il m’en coûterait moins pour t’éloigner de moi ; — 

mais tu n’as pas dix ans, et tu pars défense —

Que je vais — prier Dieu pour toi !

Que feras-tu, / mon fils, / si Dieu ne te seconde, — 

Seul, — parmi les méchants, / car il en est au monde.

Sans ta mère du moins pour t’apprendre à souffrir ? — 

Oh ! que n’ai-je du pain, / mon fils, / pour te nourrir,

 

Mais Dieu le veut ainsi : — nous devons nous soumettre, — 

Ne pleure, pas en me quittant ; — 

Porte au seuil des palais un visage content. — 

Parfois mon souvenir t’affligera, / peut-être ; — 

Pour distraire le riche, i1 faut chanter pourtant.

Chante / tant que la vie est pour toi moins amère ; _

Enfant, / prends ta marmotte et ton léger trousseau. — 

Répète, /en cheminant, / les chansons de ta mère, — 

Quand ta mère chantait autour de ton berceau.

 

Si ma force première encor m’était donnée, — 

J’irais, te conduisant moi-même par la main ;_

Mais je n’atteindrais pas la troisième journée, — 

Il faudrait me laisser bientôt sur ton chemin ; — 

Et moi, —  je veux mourir/

aux lieux où je suis née.

Maintenant, — de ta mère entend le dernier voeu,

Souviens-toi, — si tu veux

                           que Dieu ne t’abandonne, — 

Que le seul bien du pauvre est le peu, qu’on lui donne, — 

Prie, — et demande au riche : / i1 donne an nom de Dieu ; — 

Ton père le disait, sois plus heureux. — Adieu !

Mais le soleil tombait des montagnes prochaines,

Et la mère avait dit : « Il faut nous séparer, »

Et l’enfant s’en allait à travers les grands chênes,

Se tournant quelquefois / et n’osant pas pleurer.

 

Petit traité de versification.

La poésie étant un don de la nature, le rhéteur ne peut avoir la prétention de former des poètes. Mais l’étude de la rhétorique serait incomplète si l’on négligeait d’apprendre les règles de la versification : car il faut au moins savoir distinguer les bons vers, ceux où les règles sont observées, de ceux qui sont incorrects et irréguliers. D’ailleurs, qui ne fait pas en sa vie des vers de circonstance, ou un compliment rimé ? C’est une petite fantaisie que l’on peut se passer sans être le moins du monde un Racine ou un Boileau. Nos parents ou amis, à qui nos chefs-d’œuvre s’adressent, nous savent gré de notre bonne volonté ; ils n’exigent point de nous des efforts de génie, mais ils veulent que notre versification soit exacte ; car c’est là où se montre le mérite du travail.

La versification est l’art d’arranger les mots d’une manière mesurée et cadencée, et d’en faire des vers.

Les vers français sont composés d’un certain nombre de syllabes, dont les dernières ont la même consonnance.

Pour bien faire les vers, on doit faire attention 1° à la mesure et au rhythme ; 2° à l’hémistiche, au repos et à la césure ; 3° à l’élision, 4° à la rime, 5° à la disposition des vers, 6° à l’enjambement, à l’hiatus et à la licence.

1. De la mesure et du rhythme.

La mesure du vers français est déterminée par le nombre des syllabes ; c’est elle qui indique chaque espèce de vers. Si une syllabe manque à un vers, il y a défaut de mesure, la mesure n’y est pas.

Le rythme est ce qui distingue le vers de la prose. Dans celle-ci la phrase marche libre de toute mesure et n’est assujétie qu’à l’ordre général du style. Dans la poésie la phrase est cadencée, et ses membres proportionnés entre eux, sont soumis aux lois de la mesure ; c’est là ce qui constitue ce qu’ on appelle le rhythme.

Il est assez difficile, quand on est jeune, d’apercevoir, par les explications théoriques, la différence qu’il y a entre le rhythme et la mesure. Un exemple va nous aider. Si je dis :

Celui qui met un frein à la fureur des flots.

J’énonce un commencement de proposition qui peut entrer aussi bien dans la prose que dans la poésie ; cependant en l’examinant d’après les règles de la mesure, je reconnais que c’est un vers de douze syllabes. Comme il arrive souvent que des auteurs, ayant ou non un style poétique, font des vers sans y prendre garde, je passe outre, et je continue en disant :

Sait aussi des méchants arrêter les complots.

Ici je vois un second membre de phrase exactement proportionné au premier, et à cette proportion exacte je reconnais le rhythme poétique. Remarquez que la rime n’est pour rien dans mon appréciation ; car si la proposition était exprimée ainsi :

Celui qui met un frein à la fureur des vagues
Sait arrêter aussi les complots des méchants.

Le rhythme poétique ne serait pas moins sensible, parce qu’il y aurait proportion exacte dans les deux membres de la proposition.

Mais si au contraire je lisais :

Celui qui met un frein à la fureur des flots
Sait aussi des méchants arrêter les noirs complots.

le rhythme poétique serait brisé et je n’aurais plus qu’un rhythme irrégulier, tel qu’il se rencontre quelquefois dans la prose.

Ainsi le rhythme n’embrasse que les parties d’une proposition, en les proportionnant exactement d’après les règles de la mesure ; la mesure, au contraire, s’étend à toutes les propositions d’un morceau poétique, et est assujétie à une quantité prosodique, fixée par le mètre des vers.

Les vers se mesurent de dix manières différentes, c’est-à-dire qu’ils contiennent plus ou moins de syllabes, suivant le mètre adopté pour leur arrangement. Ils sont de une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, dix et douze syllabes. Il n’y a donc pas de vers de neuf, de onze et de treize syllabes et au-dessus, parce que ces mètres se prêtent peu au rhythme, et qu’ils produisent sur l’oreille un effet désagréable.

Vers de douze syllabes.

Du lieu saint à pas lents je montais les degrés
Encor jonchés de fleurs et de rameaux sacrés.
Le peuple prosterné sous ces voûtes antiques
Avait du roi-prophète entonné les cantiques.
(C. D.)

Ce vers est nommé alexandrin ou héroïque. Il convient à la haute poésie, aux sujets nobles, à cause de son rhythme grave et majestueux.

Vers de dix syllabes.

O mes amis, que Dieu vous garde un père !
Le mien n’est plus !… — De la terre étrangère,
Seul dans ta nuit, et pâle de frayeur,
S’en revenait un riche voyageur.
(M.)

Ce vers est gracieux et léger. C’est celui qui convient le mieux au récit. Son rhythme est doux et agréable à l’oreille.

 

Vers de huit syllabes.

Déjà la rapide journée
Fait place aux heures du sommeil
Et du dernier fils de l’année
S’est enfui le dernier soleil.
(M. a. T.)

Le rhythme de ce vers est doux et majestueux à la fois ; il convient à l’ode et à la poésie légère.

Vers de sept syllabes.

Des cavaliers au pas leste,
Alignés sur son chemin,
Tous vêtus de bleu céleste,
Marchent le mousquet en main.
(B.)

Ce vers s’emploie dans les mêmes sujets que le vers de huit syllabes.

Vers de six syllabes.

En vain sous un ciel pur
Une eau que rien n’enchaîne
Dans une riche plaine
Roule ses flots d’azur.
(J.)

Ce vers convient à la poésie pastorale ; son rhythme est gracieux et naïf.

Vers de cinq syllabes.

Dans ces prés fleuris
Qu’arrose la Seine,
Cherchez qui vous mène,
Mes chères brebis.
(M.e D.)

Ce vers s’emploie dans les mêmes sujets que le vers de six syllabes.

Vers de quatre syllabes.

Pauvre petite
Pénètre vite
Dans la prison
Au noir donjon.
(S.)

Le rhythme de ce vers, ainsi que des vers de trois, deux et une syllabe, est fatigant. Aussi ne les emploie-t-on qu’à la fin des strophes et des couplets. Cependant on les place quelquefois au milieu de vers d’une mesure plus longue, quand on veut obtenir un effet de surprise, ou faire remarquer une expression.

 

Vers de trois syllabes.

Pauvre fille
Sans famille,
Pour mourir
Doit souffrir.
(J. T.)

Vers de deux syllabes.

Encore
Le Maure
Autour
Du four !
   (A.)

Il est facile de remarquer combien ce rhythme, ainsi que le précédent, est disgracieux, employé seul, il fait au contraire très bon effet quand on le mêle à un autre, comme dans cette strophe de Chateaubriand :

Combien j’ai douce souvenance
Du joli lieu de ma naissance !
Ma sœur, qu’ils étaient beaux ces jours
           De France !
O mon pays, sois mes amours
           Toujours.

Vers d’une syllabe.

On ne peut faire une suite de vers d’une seule syllabe. Le plus grand talent ne pourrait se tirer d’un pareil travail. Le vers d’une syllabe fait un effet original partout où il se trouve :

Nous voyons des commis
           Mis
Comme des princes
Qui jadis sont venus
           Nus
De leurs provinces.

La fable suivante renferme les dix espèces de mesures.

12. O mort ! viens terminer ma misère cruelle,
10.  s’écriait Charle, accablé par le sort.
8.    La mort accourt du sombre bord,
7.      C’est bien ici qu’on m’appelle ?
6.       Or ça, de par Pluton,
5.         Que demande-t-on ?
4.           Je veux, dit Charle ;
3.            Tu veux, parle,
2.              Eh bien !
1.               Rien.

Chaque réunion de deux syllabes forme un pied. On dit vers de six pieds, de trois pieds, de trois pieds et demi, etc., suivant que le vers a douze, six ou sept syllabes, etc.

En écrivant, on a soin de placer toujours une lettre capitale au commencement de chaque vers. Cette habitude, dont on ignore l’origine, sert à marquer la fin du mètre, de telle sorte qu’on reconnaîtrait des vers à la seule inspection d’une composition écrite, lors même que le rhythme ne nous guiderait pas et que chaque vers n’occuperait pas une seule ligne.

2. De l’hémistiche, du repos et de la césure.

1. Les vers de douze syllabes sont coupés en deux parties égales. Chacune de ces parties se nomme hémistiche 24. Les vers de dix syllabes ont également deux hémistiches, mais inégaux : car le premier est de quatre syllabes, et le second de six syllabes.

Va donc prier pour moi ! — dis pour toute prière :
Seigneur, Seigneur, mon Dieu, — vous êtes notre père.
Pour mon enfant, — tourne, léger fuseau,
Tourne sans bruit — autour de son berceau.

Les autres espèces de vers n’exigent point cette division.

Il faut prendre garde de faire rimer le premier hémistiche d’un vers, soit avec le second, soit avec les deux du vers suivant. Dans ces vers :

La neige au gré des vents, comme une épaisse laine,
Voltige à gros flocons tombe, couvre la plaine
Et confond les vallons, les chemins, l’horizon ;
Les monts ont disparu.....

Il y a rime disgracieuse dans les hémistiches se terminant à flocons, vallons, horizon, sans parler de ce bourdonnement insupportable produit par le retour de la syllabe on.

Cependant il y a quelquefois de la grâce à faire rimer entre eux les deux premiers hémistiches d’un vers, mais il ne faut le faire que pour obtenir des mouvements oratoires.

Qui cherche vraiment Dieu dans lui seul se repose,
Et qui craint vraiment Dieu ne craint rien autre chose.
(G.)

En plaçant les mots vraiment Dieu à la fin des deux premiers hémistiches, le poète a une intention évidente, c’est de faire ressortir par la répétition et la rime la force de la véritable crainte de Dieu.

2. Le repos sert à marquer l’ hémistiche, soit au milieu du vers soit à la fin.

Le repos du premier hémistiche ne doit pas être aussi sensible que celui du second ; il suffit qu’il n’y ait pas une liaison nécessaire entre la syllabe qui finit le premier hémistiche et celle qui commence le second. Le repos final doit être plus marqué, lors même que le sens d’une proposition ne serait pas fini, et c’est ce qui se présente souvent ; car on ne peut encadrer chaque phrase en un vers, et le pourrait-on, il en résulterait une uniformité telle que la lecture et l’audition des vers seraient insupportables.

L’art du versificateur consiste à ménager les degrés du repos, pour le plus grand charme de l’oreille. Tantôt le repos sera long, tantôt court, quelquefois il sera à peine sensible. Cette variété dans les repos, délasse et récrée. On en jugera par les vers suivants :

Mais sur l’homme assoupi | Morphée est descendu, — 
Sa paupière est fermée — et son corps étendu. — 
Qui remplira le vide | où le sommeil le plonge ? — 
Les souvenirs portés | sur les ailes d’un songe. — 
Dans ces tableaux trompeurs, — par eux seuls animés, — 
Il reprend ses travaux, — ses jeux accoutumés. — 
Le berger endormi | tient encor sa houlette, — 
Le poète son luth, — le peintre sa palette.
(LEG.).

3. Lorsque le repos final disparaît ou qu’un vers se brise dans le premier ou le second hémistiche, il y a césure. La césure, ainsi que l’indique son étymologie latine, coupe le vers, non point à la fin du premier hémistiche, — ce qui n’est qu’un repos, — mais dans tout autre endroit du vers. Elle peut être à la première syllabe comme aux suivantes, excepté à la sixième dans le vers alexandrin, et à la quatrième dans le vers de dix syllabes :

................... Et souvent la césure
Plaît, je ne sais comment, en rompant la mesure.
(VOLT.)

Dans ces vers, il y a césure au mot plaît ; le repos est après comment. Quoiqu’en dise Voltaire, ce n’est pas la mesure que la césure rompt ; car la mesure a ses lois qu’on ne peut transgresser ; mais c’est le rhythme qui est rompu par la césure, parce qu’il n’y a plus alors de proportion entre les membres de la proposition.

Quand la césure est employée avec goût, elle produit de véritables beautés :

L’univers ébranlé s’épouvante. — Le Dieu
De Rhodope ou d’Athos réduit la cime en feu.
(DEL.)

Il est facile de voir comment la césure placée après s’épouvante fait un effet admirable. L’effroi arrête le courage, glace le cœur ; un être épouvanté n’a plus la conscience de ses actes, il ne songe plus aux lois qui le régissent, son état normal est bouleversé. césure, en rompant le rhythme, imite cet effet extraordinaire, et nous le fait remarquer malgré nous.

Je l’ai trouvé couvert d’une affreuse poussière,
Revêtu de lambeaux, tout pâle ; — mais son œil
Conservait sous la cendre encor le même orgueil.
(RAC.)

La césure qui est après le mot pâle nous arrête sur le sort déplorable de Mardochée ; notre pitié est vivement excitée, et plus nous gémissons sur le sort du juste persécuté, plus nous admirons son héroïsme, quand le rhythme se relève vivement dans le magnifique vers qui suit. Tel est l’effet que doit faire toute césure.

Si la césure est placée sans goût pour le simple besoin de la phrase, pour obtenir un effet puéril, ridicule, ou pour arrêter la pensée sur un objet horrible, monstrueux, etc., elle manque totalement son but et devient une faute impardonnable.

Dans les deux vers de Voltaire que j’ai cités plus haut, la césure paraît au premier abord de nul effet ; c’est une beauté néanmoins, uniquement parce qu’elle donne l’exemple tout en exposant l’effet du précepte. Mais dans les exemples suivants, les césures ne sont que de plates chutes où l’affectation se mêle à la nullité du but :

Je m’endors, et ma sœur, et mon père éperdus
Se disaient : « Il s’endort pour ne s’éveiller plus. »

Auprès d’elle le chef de l’agreste sénat
Et le sage vieillard qui lui donna la vie
Marchent ; — d’un chœur pieux, etc.

.............L’impétueux    coursier,
Non loin de la retraite où l’ennemi repose,
Arrive ; - l’assaillant en ordre se disperse.

Dans le premier exemple, l’auteur nous initie à la connaissance d’une nouvelle qui n’a rien de dramatique, puisqu’il n’a point succombé à la maladie qu’il raconte. Il s’endormait, il n’y a rien là de bien effrayant pour un père et pour une sœur, au contraire ; pourquoi donc cette césure : Se disaient.

Dans les deux autres, les césures sont de vrais contresens. Dans le moment où une troupe marche, où un coursier impétueux arrive, le vers doit être vif et précipité, et c’est méconnaître les lois du plus simple bon sens que d’arrêter court le rhythme par la césure.

Pour terminer ces observations, je recommande à l’élève de se souvenir que le rhythme poétique n’est pas une prose brisée, qu’une phrase qui tombe lourdement et platement d’un vers à l’autre n’amène pas une césure, qu’elle ne fait que deux mauvais vers, et par conséquent deux mauvaises lignes.

3. De l’élision.

L’élision est la suppression d’une voyelle finale à la rencontre d’une autre voyelle.

Sans parler de l’élision grammaticale, dont les règles sont applicables aux vers aussi bien qu’à la prose, il n’y a en poésie qu’une seule élision, c’est celle de l’e muet devant une voyelle. Ainsi la syllabe qui se termine par cette lettre suivie d’une voyelle ne compte pas dans la mesure.

Ranime un faible espoir que chaque instant détruit.

Ce vers a quinze syllabes, mais l’élision retranche de la mesure les syllabes me, ble, que.

Devant un h non aspiré, l’élision est aussi de rigueur.

Sa triste indépendance habite les forêts.
Voilà l’errante hirondelle
Qui rase du bout de l’aile
L’eau dormante des marais.

Si l’e muet est suivi d’une consonne, ou d’un h aspiré, la syllabe se compte.

Quelle honte pour moi ! quel triomphe pour lui !

Le premier hémistiche d’un vers ne peut se terminer par un e muet s’il n’y a pas élision. Le vers suivant contiendrait cette faute.

C’est dans l’infortune qu’on connaît ses amis.

Pour le rendre régulier, il faudrait chercher une tournure qui permettrait de placer l’élision, par exemple :

Est-on dans l’infortune ? on connaît ses amis.

Mais si au repos l’élision est nécessaire, elle ne l’est point à la césure. Ainsi on peut dire indifféremment ou sans élision :

L’univers ébranlé s’épouvante. — Le Dieu,

ou bien avec élision :

L’univers ébranlé s’épouvante — et le Dieu...

En ce dernier cas, la césure est moins marquée.

L’e muet final précédé d’une voyelle ne peut entrer dans un vers. Les mots Marie-Therèse, Marie-Louise, Sophie d’Argence, etc., sont, pour cette raison, exclus de la langue poétique.

Si l’e muet précédé d’une voyelle est suivi de consonnes qui ne modifient point la prononciation ou la quantité prosodique, l’entrée du vers lui est défendu ; il devient alors nécessaire de rejeter ces mots à la fin du vers. On ne pourrait pas dire :

Tes perfidies, cruel, causeront mon trépas.

es ferait une syllabe de trop, quoique muette.

Tes folies, mon fils, causeront mon trépas.

es ne compterait pas pour une syllabe.

Il en est de même de :

Voilà donc les trésors qu’envient tous les humains.

Dans le premier de ces deux hémistiches, ent est de trop ; dans le second, il ne suffit pas ; et comme il n’y a pas d’élision possible dans tous ces cas, il faut bannir du vers ces syllabes parasites, et les rejeter à la fin. C’est là, à la fin, que sont bien placés ces sortes de mots. Les vers suivants seraient bons ;

Mon trépas, fils cruel, vient de tes perfidies
Mon trépas est causé, mon fils, par les folies.
Voilà donc les trésors que les mortels envient.

On remarquera dans le premier de ces vers le mot vient et dans le dernier la syllabe vient dans envient. Vient, à cause de sa prononciation nasale, peut entrer dans le vers, et vient, restant syllabe inarticulée, n’a pas ce privilège. Ainsi, chaque fois que le son muet disparaîtra, l’entrée du vers sera libre, parce que d’une part le rhythme sera rétabli, et que d’autre part la mesure n’en souffrira pas. Dans le vers :

Voilà donc les trésors qu’envient tous les humains !

le rhythme est satisfait, l’oreille n’est point offensée ; mais la mesure repousse cette introduction dans le vers des trois lettres ent qui forment syllabe muette. Dans l’autre vers :

Voilà donc les trésors qu’envient les humains.

La mesure n’a rien à dire ; mais à son tour le rhythme se fâche : il n’entend pas deux hémistiches bien proportionnés, et il condamne le vers. Dans

Mon trépas, fils cruel, vient de tes perfidies,

la mesure et le rhythme ont fait alliance et sont tombés d’accord, parce qu’il y a contraction des sons vi et ent qui ne font plus qu’une syllabe. C’est là ce que veut la mesure  et le rhythme n’en demande pas davantage.

C’est par la même raison que dans certains temps des verbes, ent est fondu avec la consonnance précédente et ne compte point dans la mesure.

C’étaient fleurs et rubans, plumes qui s’agitaient,
Des ombres qui dansaient au son de la musique.
(Mme Janv.)

C’étaient, dansaient, au pluriel, ont une prononciation plus longue qu’au singulier, c’était, dansait.

Je me suis étendu un peu sur ces observations, afin de bien faire distinguer à l’élève la mesure du rhythme.

Quand l’e muet suivi ou non de consonnes, est mis à la fin du vers, il n’y a pas proprement élision, mais les règles de la mesure une fois observées dans le corps du vers, ne sont plus applicables. Ici c’est 1a rime qui élève la voix et réclame des syllabes muettes, comme nous allons le voir.

4. De la rime.

La rime est le retour du même son à la fin de deux ou de plusieurs vers mis en rapport.

La rime est la première condition de la poésie française. Il ne faut pas néanmoins s’exagérer les difficultés qu’elle offre.

Qu’est-ce donc que la rime ! une chaîne légère,
Que s’impose l’esprit, que l’école exagère ;
Un charme à la mesure ajouté savamment,
Mais qui ne doit gêner l’art ni le sentiment,
Qui, juste sans effort, élégant sans emphase,
Soumis à la pensée et soumettant la phrase,
De la mode et du temps a pu subir les lois,
Mais dont il faut garder et soutenir les droits.
P. de Salm.

Sous la plume des poètes, la rime coule avec grâce et sans effort ; sous celle du versificateur, elle est contrainte et n’obéit souvent qu’aux dépens de la précision et du sens.

Il y a deux sortes de rimes : la rime masculine et la rime féminine.

I. Rime masculine.

1. La rime masculine est celle qui se termine par un son plein où ne figure point l’e muet.

Ex. : Ardeur, candeur, - vérité, bonté, - désir, plaisir.

2. La rime masculine n’étant que pour l’oreille et non pas pour les yeux, on doit, en la cherchant, se guider par le son plutôt que par l’orthographe.

Genoux, vous, — chemin, main, — prompt, affront, etc., riment ensemble.

3. Par suite de la même règle, les syllabes qui ont la même orthographe, mais qui n’ont pas le même son, ne riment pas ensemble.

Je reconnois, fois, — altiers, fiers, — etc., sont de mauvaises rimes.

4. Le pluriel ne rime pas avec le singulier. — Enfer, divers, — amour, jours, — lieux, jeu, — etc. Ces rimes seraient bonnes en les mettant ou toutes au singulier ou toutes au pluriel.

5. Lorsqu’une seule des syllabes porte les signes du pluriel (s, x), les deux mots, quoique au singulier, ne forment pas une rime. — Exploit ne rime pas avec bois, courroux avec goût, trépas avec état, etc.

6. Un mot composé ne rime pas avec son radical : Fait, défait, — dit, contredit, — jours, toujours, etc. Ces rimes sont mauvaises.

7. Un mot ne rime avec lui-même que lorsqu’il est pris dans un sens tout-à-fait différent.

Assis sur l’herbe tendre, à l’ombre d’un pêcher.
Dans le Rhône aux flots bleus je m’amuse à pécher.

II -Rime féminine.

La rime féminine est celle qui se termine par un e muet, soit qu’il se trouve seul, soit que plusieurs lettres l’accompagnent, mais sans en changer le son25.

2. Pour qu’il y ait rime féminine, il faut que la consonnance commence à la pénultième, c’est-à-dire qu’on ne doit pas avoir égard à la syllabe ou à la lettre muette, et qu’en la supprimant mentalement, il reste encore une rime masculine suffisante et régulière.

N’avez-vous point de nuit fiévreuse et déliran-te,
Où la voix du désir, tout le jour expiran-te,
Parle à votre chevet......
        --
Grâce à vous, échappant à cette mort affreu-se,
Affermissant ses pas sur la route pierreu-se,
Comme un guide il vous suit......
        --
Puis, quand il est sorti de ces gorges maudi-tes,
Vous vous tournez vers lui, mon père, et vous lui di- tes :
(A.D.)

Comme on le voit, la consonnance de la rime se fait entendre aux pénultièmes rant, reu, di.

Il n’y aurait donc pas rime dans les mots : Sour — ce, for — ce, servi — ce, espa — ce, etc., parce que les consonnances our, or, vi, pa, n’offrent aucune espèce d’analogie.

3. Pour distinguer une rime féminine d’une rime masculine, le versificateur doit se guider par le son. Si la mesure du vers étant complète le son appuie sur la dernière syllabe, la rime est masculine, qu’il reste ou non des lettres purement orthographiques. Si, au contraire, le son plein expire sur la pénultième, et qu’il ne reste qu’une syllabe muette, la rime est féminine.

Tous les siècles y sont, tous les âges y vien — nent,
Usés par les genoux, les marbres y compren-nent.

C’étaient fleurs et rubans, plumes qui s’agitai-ent.
Des plateaux surchargés que des valets portai-ent.

Il est aisé de voir que les premières rimes sont féminines, parce qu’il reste après la mesure complète une syllabe muette (nent) ; et que les deux dernières sont masculines, parce que ent dans s’agitaient, portaient ne compte point dans le son pour une syllabe même muette.

4. Les autres règles des rimes féminines sont les mêmes que celles des rimes masculines.

DÉNOMINATIONS DIVERSES DES RIMES.

1. Rimes riches. — La rime riche est celle qui commence au moins à la pénultième dans le vers masculin, et à l’anté-pénultième dans le vers féminin.

Et pour mieux apaiser ses mânes ir-rités,
Rendons-lui les honneurs qu’il a trop mé — rités.
    --
Fuyez de mes plaisirs la sainte aust-erité ;
Tout respire ici Dieu, la paix, la v-érité.
    --
On ne l’abusera point par des promes-ses vaines
Tant qu’un reste de sang coulera dans- ses veines.
(Rac.)

On donne encore le nom de rime riche, mais évidemment par extension, à celle qui offre une grande conformité de sons et d’articulations. Alors une rime sera riche si les lettres qui servent d’appui à la voyelle sont semblables dans les deux vers correspondants : Stu-peur, va-peur, cou-rage, rage.

2. Rimes pauvres. — La rime est pauvre quand elle n’offre que la répétition du même son, dans sa plus grande simplicité : Vert-u, vainc-u, — lu-i, infin-i, — bont-é, décid-é, etc. Il faut éviter ces sortes de rimes qui sont bien près d’être insuffisantes et même mauvaises, et qu’on trouve néanmoins dans de bons auteurs.

Remarquez que la rime n’est pauvre qu’autant que le son est réduit à sa plus grande simplicité. Si donc le son est augmenté, comme cela arrive dans toutes les rimes féminines ou qu’à la voyelle rimant isolément, se joigne une consonne semblable dans les deux rimes, la faute sera moindre et la rime suffisante.

Au bout de quelque temps, on la crut adouc — ie,
Comment passiez-vous votre v — ie ?
Les députés du peuple r — at.
Vinrent chercher secours contre le peuple ch — at,
(LAF)

Néanmoins ces rimes ne sont admises que dans la poésie légère.  Il faut être plus sévère dans les sujets relevés, surtout quand on compose des vers alexandrins.

Si le vers se termine par une seule voyelle, il lui faut une lettre pour appui, bon — , charité — vé — cu, vain — cu, — éver — tue, tor — tue, etc.

Il ne faut pas prendre pour des rimes pauvres celles où le son simple est modifié, quand même la voyelle ne serait point appuyée par une consonne, j — our, t — our, — fur — eur, sauv — eur, — r — oi, m — oi, — éclat — ant, trembl — ant, — nect — ar, nénuph — ar, etc., sont de très bonnes rimes, parce que le son est plein, distinct, et résultant de la combinaison de la voyelle, avec une autre voyelle ou des consonnes.

Quelques auteurs mettent aussi au nombre des rimes pauvres, sult — an, inst — ant, — dé — mon, mont, — eff — or, fort, etc. Je conviens que ce sont là de pauvres rimes, dont on ne trouve des exemples que chez les auteurs qui se soucient peu de la pureté de la versification. Le son est, il est vrai, la principale condition de la rime, mais la ressemblance ortographique ne la gâte point, et de deux pièces de vers égales en mérite, on devra préférer celle où la rime joindra à la consonnance l’exactitude ortographique des mots.

Rime pleine. — C’est celle où non-seulement le son, mais l’articulation est la même, lu — tin, ma — tin — infi — nie, ago — nie, et à laquelle certains auteurs donnent le nom de rime riche.

Fausse rime. Il y a fausse rime, quand le premier hémistiche rime ou avec le second, au même vers, ou avec le premier du vers suivant. Nous en avons cité un exemple, page 342.

Rime fausse. — C’est celle qui est formée par deux mots qui n’ont qu’une apparence de conformité dans le son final, comme bouche, fourche, — glissent, gisent, — objet, — abject, — etc.

Rimes plates. — Les rimes sont plates quand elles se suivent par couples, deux étant masculines et deux féminines.

Oui, je viens dans son temple, adorer l’éternel ;
Je viens, selon l’usage antique et solennel,
Célébrer avec vous la fameuse journée,
Où sur le Mont-Sina la loi nous fut donnée.

Ces rimes sont les seules adoptées dans la haute poésie.

Rimes croisées. — Rimes masculines et féminines entrelacées, de façon qu’un ou deux vers masculins se trouvent entre deux vers féminins, et vice versa.

Qu’il est doux, quand du soir l’étoile solitaire,
Précédant de la nuit le char silencieux,
S’élève lentement dans la voûte des cieux,
Et que l’ombre et le jour se disputent la terre,
Qu’il est doux de porter ses pas religieux
Dans le fond du vallon, vers ce temple rustique,
Dont la mousse a couvert le modeste portique,
Mais où le ciel encor parle à des cœurs pieux.
(Lam.)

Ainsi arrangées, ces rimes s’appellent aussi rimes mêlées. On n’y met pas de suite plus de deux vers masculins ou plus de deux vers féminins et leur ordre n’est point uniforme. Voici un exemple de rimes croisées.

Que le Seigneur est bon ! que son joug est aimable !
Heureux qui dès l’enfance en connaît la douceur,
Les biens les plus charmants n’ont rien de comparable
Aux torrents de plaisirs qu’il répand dans un cœur.
(rac.)

Les autres dénominations de rimes n’ont rapport qu’à l’ancienne poésie française.

5. De la disposition des vers.

1. Les vers masculins et féminins se disposent ordinairement de manière à ce qu’il n’y ait pas plus de deux rimes de même consonnance à la suite l’une de l’autre.

2. Ce principe, généralement adopté, n’est pourtant pas sans exception : car on trouve assez fréquemment dans nos bons poètes, lorsqu’ils veulent presser un récit ou exprimer un grand sentiment, trois ou quatre rimes suivies.

Cieux, écoutez ma voix ; terre, prête l’oreille,
Ne dis plus, ô Jacob ! que ton Seigneur sommeille.
Pécheurs ! disparaissez, le Seigneur se réveille.
(Rac.)
Donnez-nous, dit le peuple, un Roi qui se remue.
Le monarque des dieux leur envoie une grue,
Qui les croque, qui les tue.    
(Laf.)

3. Dans la poésie noble, dans l’épopée par exemple la tragédie, la haute comédie, etc., cette exception à la règle générale ne serait point reçue.

4. Le poète est libre de commencer sa composition, ou par une rime masculine, ou par une rime féminine.

5. Les vers sont libres quand on admet dans une composition des vers de différentes mesures, et que les rimes sont mêlées suivant le goût ou le caprice du poète.

6. L’assemblage de deux vers, formant un sens complet, se nomme distique.

Dans la fable et le conte il n’eut point de rivaux
Il peignit la nature, et garda ses pinceaux.
(Guichard sur Lafontaine.)

7. L’assemblage des vers par quatre ou plus se nomme stance, strophe, couplet, suivant le genre de la composition.   

8. Quand une composition ne consiste qu’en un assemblage de 3, 4, 6, 8 ou dix vers, on nomme cet assemblage tercet, quatrain, sixain, huitain et dixain.

9. Il y a aussi des assemblages de 5, 7 et 9 vers ; mais il n’ont pas de dénomination propre,

10. Dans tous ces petits genres de composition, l’écrivain est libre de mêler et de croiser les rimes suivant les préceptes énoncés plus haut ; mais dans les sujets relevés il n’emploiera que des rimes plates.

Il est inutile, pour faire comprendre toutes ces observations, de citer des exemptes. Rien n’est obscur ni confus.

6. De l’enjambement, de l’hiatus et des licences.

1. Il y a enjambement, lorsque le sens commencé dans un vers ne se complète que dans une partie du vers suivant. Notre poésie rejette les enjambements, à moins qu’ils ne produisent une beauté, comme nous l’avons vu en parlant de la césure. Boileau, en disant

..... L’enfant tire, et Brontin
Est le premier des noms qu’apporte le destin.

n’a fait qu’un enjambement apparent : car le sens se complète dans tout le second vers et non pas seulement dans une partie. Il n’en est pas de même dans l’exemple suivant.

...... Rose après lui retrouve sur la plage
Ses voiles ; et tous deux sont rentrés au village.

L’enjambement ici est aussi plat qu il peut l’être. Nul effet poétique, nulle grâce n’est dans cette césure produite forcément par l’enjambement.

L’espèce d’enjambement la plus commune aux poétereaux c’est celle du génitif, et c’est aussi la plus disgracieuse.

Ces jardins, ces forêts, cette chaîne sauvage,
De rocs ;..............
Comme il reste surpris lorsqu’au léger feuillage
D’un arbre, il voit, etc.........

La faute ici est doublement condamnable, car l’enjambement de deux syllabes (ou d’un pied) est une chute malheureuse. L’oreille pourrait se reposer sur trois ou quatre syllabes, et pour peu que la pensée fût grande, il s’en suivrait une césure supportable. Mais rien n’est respecté, ni rhythme, ni lois poétiques. Racine se permet-il de faire enjamber un génitif ? il dit :

Je parlerai, Madame, avec la liberté
D’un soldat qui sait mal farder la vérité.

Remarquez 1° que l’enjambement est de trois syllabes ; 2° que le poète a soin de faire courir tout d’un trait sa phrase jusqu’au bout du vers, pour faire excuser son enjambement ; 3° qu’en supprimant les mots : qui sait mal farder la vérité, il y aurait une belle césure : Il y a en effet un sens profond dans le mot soldat. C’est un soldat qui va parler, sans éloquence, sans fard, librement, à une impératrice. Nous nous arrêterions sur ce mot avec intérêt, et nous comprendrions à merveille toute son énergie.

Pourquoi le même poète n’a-t-il pas dit, dans Athalie ?

Le peuple saint en foule inondait les portiques
Du temple orné partout de festons magnifiques.

Parce qu’il y avait un enjambement du génitif sans effet de césure ; pour éviter cette faute, il a eu recours  à l’hyperbate, en plaçant le dernier vers avant le premier, et a fait deux vers irréprochables.

Du temple orné partout de festons magnifiques
Le peuple saint en foule inondait les portiques.

2. L’hiatus est produit par la rencontre de deux voyelles dont l’une ne peut s’élider. Ex. : Il alla à  Arras.

Quoiqu’il ne soit point interdit dans la prose, il y fait presque toujours un mauvais effet. Dans la poésie, il n’est point permis, excepté quelques cas rares.

Nos anciens poètes se permettaient l’hiatus : Saint-Gelais, Théophile, Regnier, Marot ne prenaient aucun soin de l’éviter ; on en trouve même encore des exemples dans Malherbe ; mais depuis, il a été sévèrement banni de la poésie.

Il y a encore hiatus, 1° quand une voyelle rencontre un h non aspiré.

J'ai horreur d’un succès qu’il faut qu’un crime achète.

2° Quand la conjonction et se trouve avant une voyelle.

     Et en cent nœuds retors
Accourcit et allonge et enlace son corps.
(Ron.)

3° Quand l’e muet précédé d’une voyelle n’est point élidé dans le corps du vers :

Il vous loue tout haut et vous joue tout bas.
(Scar.)

4° Quand l’élision étant faite, il s’ensuit une prononciation dure et désagréable :

En m’arrachant mon fils, m’avait punie assez.
(Scar.)
Condamne-le à l’amende, ou, s’il le casse, au fouet.
(Rac.)

Ce dernier hiatus n’est point absolument et en principe regardé comme vicieux. Il est pourtant sec et rude. Il fait moins mauvais effet dans ce vers de Boileau.

L’honneur est comme une île, escarpée et sans bords.

L’hiatus n’est point vicieux :

1° Quand on veut citer des expressions proverbiales et des phrases toutes faites.

Le juge prétendait qu’à tort et à travers
On ne saurait manquer, condamnant un pervers.
(Laf.)
Tant y a qu’il n’est rien que votre chien ne prenne.
(rac.)

2° Dans les interjections, et le mot oui.

Ah ! il faut modérer cette conduite austère.
Oui, oui je veux parler et ce dessein m’amène.

3. La licence poétique est une incorrection, soit de langage, soit d’ortographe, permise en faveur de l’harmonie, de l’élégance et de la rime ; c’est toute liberté que le poète se donne contre la règle et l’usage ordinaire.

En faveur de l’harmonie, la licence autorise des expressions semblables à celle-ci :

..... De joyeuses abeilles
Viendront s’abattre en foule à leurs rideaux de lin.
(V.H.)

Il faudrait rigoureusement sur leurs rideaux.

Rangés devant le vieil autel de pierre
Nous attendions venir l’humble bannière.
(J. T.)

Au lieu de : nous attendions que l’humble bannière vint.

En faveur de l’élégance, la licence autorise certaines expressions que la prose n’admettrait pas toujours, telles sont :

L’empyrée — pour le ciel

Les sombres bords — l’autre monde

La race de Japhet — les hommes,

et une foule d’autres qu’il serait trop long d’énumérer et qu’on remarquera en lisant les poètes.

Enfin, en faveur de la rime comme de la mesure, on peut quelquefois supprimer une lettre ou l’ajouter à volonté. Tels sont les mots je vois, j’aperçois encor. Ici il faut se guider sur les bons poètes, et ne recourir à ces licences que lorsqu’on ne peut faire autrement.

En générai, pour qu’une licence soit bonne, il faut qu’on puisse la justifier par une figure, parce que dans le cas où la grammaire vous condamnerait, la rhétorique vous absoudrait. Mais souvenez-vous qu’on doit

D’une licence heureuse user avec prudence,
Et n’oublier jamais que c’est une licence.
(De Rosn.)

[Genres poétiques]

Si je voulais faire une poétique complète j’aurais à traiter maintenant des nombreux genres de poésie. Mais tel n’est pas mon but, je vais seulement les indiquer.

 

La poésie lyrique comprend :

L’ode sacrée (le cantique).

L’ode héroïque.

L’ode morale ou philosophique.

L’ode badine (la chanson).

La cantate et l’oratorio.

La poésie épique comprend :

L’épopée proprement dite.

Le poême héroïque.

Le poême héroï-comique,

La poésie dramatique comprend :

La tragédie proprement dite.

La tragédie populaire.

La tragédie lyrique.

La comédie (haute).

La comédie populaire.

La poésie didactique comprend :

Le poême didactique.

L’épitre.

La satire.

L’apologue.

Le conte.

--

La poésie pastorale comprend :

L’églogue.

L’idylle.

La poésie élégiaque ne comprend que l’élégie.

La poésie fugitive comprend :

L’acrostiche.

Le bouquet.

La charade.

La complainte.

Le distique.

L’énigme.

L’épigramme.

L’épitaphe.

L’épithalame.

L’impromptu.

L’inscription.

Le logogriphe.

Le madrigal.

Le quatrain.

Les stances.

Le vaudeville.

Le sonnet.

La ballade.

Le rondeau.

Le triolet.

Le lay.

Voilà la matière d’un bel et bon volume. J’abandonne l’étude de tous ces genres aux élèves qui ont des dispositions naturelles à la poésie, recommandant à ceux qui n’ont pas reçu le feu sacré de s’occuper de prose. Pour encourager ceux-ci à cultiver l’éloquence, en même temps que pour les rebuter d’une audacieuse entreprise, je leur proposerai l’exemple d’un de nos plus célèbres prosateurs, qui, sollicité un jour de faire des vers, composa, après y avoir bien rêvé, le célèbre distique suivant :

Il fait en ce grand jour le plus beau temps du monde,
Pour voyager à pied, sur la terre et sur l’onde.

Assurément, ces vers qui avaient coûté au célèbre orateur une demi-journée de travail, ne valent pas un seul membre de la plus faible de ses périodes, qu’il avait peut-être fait en moins d’une minute.

VERS A MESURER.

Voir Canevas n° 252 à 260.

FIN DU TOME PREMIER.