Chapitre premier. De la lettre.
Observations préliminaires.
Le genre épistolaire est le genre de composition où il est le plus facile de réussir, mais peut-être celui où l’on excelle le moins.
Les bons auteurs épistolaires se comptent dans notre littérature, et la liste en est courte. À leur tête est Mme de Sévigné, qui, sans le vouloir, nous a donné un recueil charmant et jusqu’à présent inimitable ; les lettres de Mme de Grignan, sa fille, et de Mme de Simiane, sa petite-fille, sont moins estimées. Celles de Mme de Maintenon sont austères et un peu étudiées, On peut citer encore Mme du Deffand, Mme Lespinasse, MMmes de Lafayette, de Villars, de Tencin, et c’est presque tout.
On voit que la palme du genre a été conquise par les femmes. Aucun homme ne s’y est montré supérieur. Voltaire, Racine, Marmontel, Fénélon, Clément xiv se font lire, mais leur travail sent l’étude ; l’esprit y perce partout et détruit la perfection.
Je ne veux point parler ici de ces lettres, fort estimées d’ailleurs, qui sont tout entières à l’adresse du public : de la lettre, elles n’ont que le nom. Sous forme épistolaire, on traite de morale, de philosophie, de littérature, de points d’histoire, etc., et on fait ainsi des ouvrages volumineux. L’auteur proportionne alors son style à son sujet et s’autorise quelquefois de son titre pour se dispenser de polir parfaitement son élocution. La lettre en effet a une forme un peu négligée que n’admet pas aussi aisément tout autre genre de composition. Par lettre, on entend l’écrit qui ne sort point ordinairement de l’intimité de l’amitié, du cercle des affections privées. C’est la lettre missive ; c’est le genre de composition dont l’étude porte ses fruits pendant toute la vie, et à ce point de vue, c’est le plus important pour le plus grand nombre des hommes.
Les lettres ont un cérémonial particulier ; elles exigent la connaissance de certaines convenances établies par les usages de la société. Il ne convient d’en traiter que dans un ouvrage didactique spécial15.
L’invention épistolaire n’exige aucune méditation, car les circonstances de la vie nous fournissent nos sujets. Il suffit de se recueillir un instant pour trouver les principales idées que l’on veut exposer.
La disposition ne demande pas un effort plus grand. La seule chose à observer, c’est le mettre dans ce qu’on va dire une gradation descendante, en commençant toujours par les objets qui intéressent le plus les personnes à qui l’on écrit. On ne parle qu’en dernier lieu de ce qui regarde personnellement l’écrivain.
Quant à l’élocution, qui est la pierre de touche du bon épistolaire, il convient d’écrire comme l’on parle, pourvu toutefois que l’on parle bien, car le style de la conversation ordinaire ne peut être tout-à-fait celui d’une lettre. Il est des personnes qui conversent aisément, élégamment même ; ce sont les modèles à suivre dans une lettre.
On a dit et répété qu’une lettre est avec sa réponse une véritable conversation par écrit entre absent.
Cette définition juste et simple contient tous les préceptes.
Le ton naturel est donc le seul secret d’une bonne lettre, « Ne polissez pas vos lettres, dit Mme de Sévigné, vous en feriez des pièces d’éloquence. La pure nature est ce qui est beau et ce qui plait uniquement. Ne quittez jamais le naturel ; quand le tour s’y est formé, cela compose un style parfait. »
Quelque simple que soit ce précepte, quelque facile qu’il soit à suivre, les jeunes gens se tourmentent l’imagination pour faire de belles phrases et parsemer leurs lettres de fleurs et de figures. C’est une vraie manie, il faut réserver le style brillant pour les descriptions et ne pas songer à faire une pièce d’éloquence. Ce n’est pas qu’il soit nécessaire de rejeter les ornements de tout genre ; on fait preuve de goût en les employant dans l’occasion, si toutefois ils sont naturels et point du tout recherchés16.
Une dernière observation générale, c’est qu’une lettre ne doit point être allongée sans nécessité, excepte entre amis. On doit s’en tenir aux choses que l’on a à dire, quand elles sont convenablement et clairement exprimées.
On distingue plusieurs espèces de lettres.
Les principales sont les lettres de compliments, de félicitation, de condoléance, de remercîment, d’excuses, de nouvelles, de recommandations. de conseils et de reproches. Chacune a ses préceptes particuliers17.
§ 1. Lettres de compliments.
Préceptes particuliers.
On écrit une lettre de compliment à l’occasion du jour de l’an ou d‘un jour particulier de l’année qui rappelle soit une fête, soit un anniversaire.
Le compliment du jour de l’an est ce qu’il y a de plus fade dans le commerce épistolaire.
On a tant répété de fois les mêmes choses qu’on a épuisé toutes les formules de souhaits et d’éloges. Il faudrait une merveilleuse adresse pour ne pas tomber soi-même dans la banalité, si l’on voulait donner à son compliment une forme trop développée. Le meilleur parti à prendre▶ est d’être sobre de paroles, d’être concis dans ses idées, et de comprendre quand on le peut en une seule phrase les souhaits que l’on forme. Cela est souvent facile, parce qu'il est assez rare qu’en écrivant à ses parents et amis, on n’ait à leur transmettre que des vœux dictés par l’usage.
Si l’on voulait sortir des lieux communs du langage employé ordinairement en cette circonstance, on réussirait mieux à donner à son compliment une tournure acceptable et nouvelle. En premier lieu, on pourrait appeler la religion à son aide. La charité est ingénieuse, la foi offre des mystères profonds, et l’espérance peut offrir mille souhaits aimables et touchants. En second lieu, on pourrait faire appel aux sentiments propres de la personne qui reçoit la lettre, y ◀prendre▶ des textes pour en exalter le mérite, et l’on n’aurait plus qu’à en désirer la continuation. Mais ces deux cas offrent quelques difficultés à vaincre. C’est d’une part l’appréciation exacte des sentiments religieux et de la position des correspondants, et d’autre part, la délicatesse des tournures à employer pour ne pas tomber dans l’affectation et l’éloge outrés.
Dans les lettres à l’occasion des anniversaires, l’écrivain a plus de ressource, il peut chercher des applications dans la vie du saint, et trouver dans les circonstances des pensées heureuses. Si la lettre est accompagnée d’une fleur ou d’un présent, il fait une comparaison, forme un souhait en rapport avec l’objet offert. Tout cela distrait de la monotonie ordinaire du compliment.
Les secrets de la famille contiennent une foule de choses qui varient agréablement les pensées, les affections, et rendent une lettre charmante dans sa forme, en lui donnant ce naturel et cet à propos qui font le mérite du genre.
Pour bien faire un compliment, il convient donc d’examiner sa position et celle des autres. Si elles ne sont pas intimement liées, si elles n’offrent pas de circonstances exceptionnelles, il n’y a qu’un parti à ◀prendre▶, c’est d’être simple et court dans l’expression des vœux, et de faire, si l’on peut, une lettre d’une autre espèce en mêlant ou des nouvelles ou quelques autres objets qui puissent la transformer.
Les réponses aux compliments sont plus faciles que les lettres, parce qu’ elles contiennent d’abord un remercîment, quelquefois une félicitation, qu’elles accompagnent souvent aussi un cadeau. qu’on peut y mêler des conseils, quand on est supérieur, etc. La facilité vient alors de la variété des genres.
Voir Canevas n° 1 à 3.
§ 2. Lettres de félicitation.
Préceptes particuliers.
Les lettres de félicitations ressemblent sous le rapport principal aux lettres de compliments ; elles en diffèrent en ce que dans ces dernières l’imagination a toute latitude, tandis que dans les premières elle est circonscrite par un fait heureux arrivé au correspondant.
Il s’agit de trouver dans ce fait même des pensées délicates qui flattent l’amour propre. Cela n’est pas difficile ; les hommes ne sont que trop disposés à croire à l’ existence de leur mérite, et quand ils obtiennent une faveur, ils s’imaginent que rien n’est plus naturel, et qu’ils reçoivent la récompense due à leurs services. Mais en caressant le penchant à la vanité, il faut prendre garde d’exagérer la louange : car on la convertirait en satire, et le correspondant froissé ne pardonnerait jamais cette faute.
L’écrivain ne doit point laisser entrevoir que la faveur dont il félicite sera pour lui-même une source nouvelle de bienfaits. Ce serait une inconvenance des plus grandes qui détruirait le bon effet du compliment, quelque bien tourné qu’il soit d’ailleurs.
Il ne doit point non plus employer de réticence dans sa satisfaction. Ce serait un manque de tact qui friserait l’impolitesse. Il vaudrait mieux se taire que de féliciter à demi.
Les réponses aux lettres de félicitations se distingueront surtout par l’humilité ; cette vertu fait voir qu’on est vraiment digne des faveurs qu’on reçoit. Il serait plus beau de les rapporter à Dieu qui est le maître de toutes grâces ; mais cette abnégation entière de soi-même, et ce haut sentiment de l’intervention divine dans les événements de ce monde, ne sont pas donnés à tous les hommes.
Voir Canevas n° 4 à 6.
§ 3. Lettres de condoléance.
Préceptes particuliers.
Les lettres de condoléance s’écrivent aux personnes qui sont affligées, afin de leur témoigner la part que l’on ◀prend▶ à leurs douleurs.
Dans les grandes douleurs, ne cherchons point à consoler ; nous rendrions les regrets plus vils. Pleurons au contraire avec ceux qui pleurent, et recourons à la religion, qui seule peut répandre un baume adoucissant sur les plaies saignantes du coeur.
Bannissons du style toutes les fleurs du langage et les maximes philosophiques.
Soyons simples, sincères, naturels ; et pour y parvenir, mettons-nous à la place le la personne affligée, et examinons quel langage nous voudrions entendre.
Toutes ces précautions doivent être ◀prises▶ même dans le cas de revers moins cruels. Quand la personne qui les éprouve est disposée à se les exagérer, il faut respecter ses sentiments ; car elle nous reprocherait de parler trop à notre aise de ses peines.
Mais s’il s’agit de pertes peu importantes, et que nous sachions sûrement que le correspondant supporte avec grandeur d’âme les affections, ne craignons pas de chercher des consolations dans des motifs purement temporels. On peut dorer l’avenir et le temps est un consolateur habile.
Les lettres de condoléance doivent être un peu développées. Il serait bien de n’y insérer des choses étrangères au but qu’on se propose que dans le cas où elles pourraient distraire efficacement l’esprit du correspondant.
Les réponses aux lettres de condoléance n’ont pas besoin de préceptes. Dans la douleur le cœur parle et parle bien.
Voir Canevas n° 7 à 9.
§ 4. Lettres de demandes.
Préceptes particuliers.
Ne parlons point des demandes que les amis peuvent se faire. Elles sont simples, franches et même brusques quelquefois-mais la bonne amitié s’accommode de tout.
Toute demande doit être faite avec simplicité et respect. C’est un point essentiel.
Il faut en toute occasion témoigner une grande confiance au correspondant ; de cette manière on le dispose favorablement ; car vaudrait-il effacer par un refus la bonne opinion qu’on a de lui ? Quand est sûr de son fait, il convient même de remercier par avance.
Il faut encore avoir soin d’exposer les motifs qui nécessitent la demande. En ceci, la position des correspondants non moins que l’importance de l’objet demandé devra inspirer le ton et les développements convenables.
Le style sera simple, sa plus grande élégance viendra de la franchise, comme de la réalité du besoin. il y a deux manières de répondre aux lettres de demande. C’est d’accorder ou de refuser la faveur sollicitée. En l’accordant, il faut toujours s’exécuter de bonne grâce, lors même qu’on céderait à contre-coeur ; les supérieurs ont seuls le droit de mêler à leur réponse les observations qu’ils jugent utiles. En la refusant on doit garder certains ménagements afin d’éviter 1° de blesser l’amour propre des gens ; 2° de les humilier quelquefois mal a propos ; 3° de les faire repentir en toute hypothèse de s’être adressés à un correspondant insensible ou peu compatissant.
Voir Canevas n° 10 à 12.
§ 5. Lettres de Remercîments.
Préceptes particuliers.
Quand on a reçu un bienfait, il faut montrer qu’on en sent le prix. C’est le but de la lettre de remercîment.
Le style doit en cette occasion être fort naturel ; car si la moindre affectation s’y montrait, on crierait à la contrainte, on s’imaginerait que le remercîment vient de la politesse, de l’usage, et non du cœur.
Nous devons laisser voir que nous sommes touchés, et moins parler de nous que du donateur. Il convient d’exalter ses bienfaits sans emphase, et d’une manière proportionnée à leur importance. On se tirera habilement d’affaire en faisant ressortir la générosité, la grandeur d’âme du donateur.
On ne se mêlera soi-même à ces éloges que pour dire un mot de sa reconnaissance.
Les réponses aux lettres de remercîment suivront le même précepte. On fera bien de réduire à sa juste valeur le bienfait accordé, et de laisser croire que le mérite du protégé est encore au-dessus de ce qu’on a fait pour lui. Mais si c’est un supérieur qui répond, il le fera suivant le degré d’amitié qu’il porte à la personne obligée.
Voir Canevas n° 13 à 15.
§ 6 Lettres d’excuses.
Préceptes particuliers.
Nos fautes sont nombreuses dans la vie, parce que la société est exigeante, et qu’on blesse souvent les convenances sans intention. On se fait pardonner par une lettre d’excuses.
En supposant que l’on soit obligé de s’excuser, de deux choses l’une : ou l’on est coupable ou on ne l’est pas. Dans les deux cas le motif de l’excuse doit être puisé dans la vérité des faits.
Si l’on est coupable, on avoue ses torts sans les pallier. Le ton est naïf et sincère ; la lettre n’est point achevée qu’on est pardonné. Il n’y a plus qu’à protester qu’on se gardera de retomber dans la même faute.
Si l’on n’est pas coupable, tout en expliquant les faits il faut ◀prendre▶ certaines précautions pour ne pas irriter le correspondant en lui démontrant trop vivement que le tort est de son côté et qu’il a jugé des choses trop à la légère.
Il faut user de la même franchise dans les réponses, pardonner de bon cœur et sans arrière pensée si l’excuse est complète ; convenir soi-même de ses torts, s’ils sont réels.
En se comportant ainsi de part et d’autre, la paix est bientôt faite.
Voir Canevas n° 16 à 18.
§ 7. Lettres de nouvelles.
Préceptes particuliers.
Quand on mande des nouvelles, il est important de se souvenir qu’une lettre n’est point une narration. Il faut raconter avec simplicité et allier dans son récit la vérité, l’intérêt, la discrétion, la certitude et la convenance. Qu’on se figure qu’on est au milieu d’un salon, et qu’on expose un fait devant une société choisie. Avec cette pensée, on écrira parfaitement une nouvelle. Mais si l’on veut donner des détails, et rehausser les faits par quelques développements piquants, on n’écrira plus une lettre de nouvelles, mais on fera une narration épistolaire dont nous parlerons à l’article de la narration.
Les réponses aux lettres de nouvelles sont des lettres de remercîments, de conseils, de reproches, de félicitation, etc., suivant le cas.
Voir Canevas n° 19 à 20.
§ 8. Lettres de recommandation.
Préceptes particuliers.
La lettre de recommandation est une espèce de lettre de demande, par laquelle on sollicite près d’un ami, ou d’une personne tierce, appui et protection pour quelqu’un qui nous est connu.
Quand la personne recommandée nous est connue sous d’excellents rapports, on appuie près du tiers sur son mérite, on expose le service qui demande. C’est au recommandé à faire le reste, en intéressant à ses affaires la personne à laquelle il est adressé.
Si la personne nous est peu connue : si elle est peu recommandable et qu’on ait subi en lui remettant sa lettre des influences de pure civilité, on n’écrit qu’un mot d’introduction. Le correspondant sait ce que veut dire ce laconisme affecté.
C’est donc le style qui fait tout le mérite d’une recommandation. S’il est chaleureux, abondant, le recommandé est digne d’un bon accueil ; s’il est concis, un peu sec, on crie à son ami : prends garde !
La lettre de recommandation n’exige pas de réponse pour l’ordinaire : c’est un simple laissez passer. Canevas n° 20 à 23.
§ 9. Lettres de conseils.
Préceptes particuliers.
Pour bien écrire une lettre de conseils, il faut s’y ◀prendre de telle sorte qu’an ne puisse nous accuser, en cas d’insuccès d’une affaire, d’avoir suggéré de mauvaises inspirations. On introduira à cet effet dans son style des formules de doute sur l’à propos de ses avis, et tout en disant sa pensée sans restriction, il faudra laisser au correspondant toute sa liberté d’action, et le lui dire.
Tel sera entre amis le plan à suivre, et l’on fera bien d’y conformer son style.
Quant aux supérieurs, ils sont les maîtres et doivent dicter la conduite à suivre dans les ternies qui peuvent le moins blesser l’ amour propre, mais qui soient cependant forts et frappants de raison. Les inférieurs ne donnent point de conseils ; ils présentent des observations avec le respect exigé par la position du supérieur.
On doit répondre à une lettre de conseils par un remercîment, lors même qu’on ne serait point disposé à suivre les avis qu’on reçoit.
Voir Canevas n° 24 à 26.
§ 10. Lettres de reproches.
Préceptes particuliers.
Les lettres de reproches doivent toujours être tempérées par un style agréable et affectueux, quelque soit la personne qui parle. Car, par un ton violent, le supérieur peut aigrir au lieu de corriger, et l’ami peut provoquer une rupture au lieu d’amener une réconciliation. « Ne faites point la guerre trop ouvertement, dit Mme de Sévigné, les vérités sont amères, nous n’aimons pas à être découverts. »
Que les reproches soient fondés ; qu’on attribue les fautes à des circonstances fatales, et non à un mauvais cœur, qu’on engage à se corriger par des tournures adroites et plaisantes quelquefois, et les plus graves reproches seront acceptables.
Les réponses aux lettres de reproches sont des lettres d’excuses.
Voir Canevas n° 27 à 29.
Décompositions.
L’analyse des lettres est fort simple. Les figures sont clairsemées dans une correspondance. C’est une expansion de sentiments naturels, une suite d’expressions simples qu’il faudra faire remarquer, pour tâcher de se les approprier dans l’occasion.
En général, on ne cherchera pas dans une lettre de trace de logique, car c’est le cœur qui parle : or, le cœur ne raisonne pas. Si parfois le syllogisme s’y cache, il faudra le découvrir et l’élève sera prévenu.
Il n’en sera pas de même de la disposition. Toute lettre suit un ordre de pensées bien dessiné, et nous verrons comment les liens épistolaires disposent leur matière.
Voir Canevas n° 30 à 33.
Modèles de décomposition épistolaire.
MATIÈRE.
A M. Levasseur,
Je ne me plains pas encore de vous : car je crois bien que c’est tout au plus si vous avez maintenant reçu ma première lettre ; mais je ne vous réponds pas que dans huit jours je ne commence à gronder si je ne reçois pas du vos nouvelles. Epargnez-moi cette peine, je vous supplie, et épargnez-vous à vous-même de grosses injures que je pourrais bien vous dire dans ma mauvaise humeur. L’amour méprisé est fort.
Adieu.
Uzès, 24 novembre 1661
Racine.
ANALYSE.
Forme. — L’écrivain débute par une prétermission ; il ne se plaint pas, dit-il : et il écrit pour se plaindre ? Celle manière a quelque chose de touchant et de gracieux et doit faire sentir à M. Levasseur que Racine sait très-bien qu’il a reçu sa première lettre et qu’il devrait déjà avoir reçu la réponse. C’est en vain que l’amitié cherche une excuse. Epargnez-moi, épargnez-vous, forment antithèse. Il s’agit de peines qu’il faut mutuellement s’épargner, et la figure fait ressortir habilement le désagrément de cette position. Je pourrais bien vous dire des injures renferme une litote. L’écrivain n’a pas osé dire que je vous dirais ; non-seulement parce que les convenances s’y opposaient, mais encore parce qu’il doute que son amitié se porte à cet excès, malgré sa mauvaise humeur. Toutefois il sait alarmer son correspondant par une pensée sententieuse. L’amour méprisé est fort, dit-il, et M. Levasseur commence à craindre de recevoir des invectives au lieu d’aimables reproches, puisque Racine a toute prête contre sa négligence une sentence justificative. Qu’a-t-il de mieux à faire ? c’est de répondre de suite et de s’excuser.
Fond. — Cette lettre contient de vifs reproches, la disposition est en gradation ascendante. Racine ne se plaint pas, mais il va se plaindre ; bien plus il dira des injures ; bien plus encore son ami n’aura que ce qu’il mérite. Tel est l’ordre des pensées qui augmentent en vigueur. On pourrait réduire la lettre entière à cette simple phrase : Je vous prie de m’écrire, parce que je suis disposé à me fâcher contre vous.