(1850) Rhétorique appliquée ou recueil d’exercices littéraires. Préceptes « Première partie - Préceptes généraux ou De la composition littéraire. — Chapitre troisième. De l’élocution. »
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(1850) Rhétorique appliquée ou recueil d’exercices littéraires. Préceptes « Première partie - Préceptes généraux ou De la composition littéraire. — Chapitre troisième. De l’élocution. »

Chapitre troisième. De l’élocution.

Cicéron et Quintilien regardent l’élocution comme la partie la plus difficile de la composition. Cela est vrai ; mais depuis leur temps nous avons eu de grands maîtres, et grâces à tous, aux anciens comme aux modernes, nous possédons sur ce point un recueil complet de règles avouées par le bon goût.

L’élocution est la partie de la composition qui a pour objet le choix, l’arrangement et l’ornement des mots. C’est le vêtement de la pensée, si je puis m’exprimer ainsi. La définition donnée plus haut de l’élocution est faite évidemment par extension. Car, en parlant rigoureusement, l’élocution est l’énonciation de la pensée par la parole. Voilà pour l’orateur ; pour l’écrivain, l’élocution, c’est le style.

Le style, c’est l’homme, a dit Buffon, d’où l’on peut conclure que chaque homme pensant et s’exprimant d’une manière différente, il y a à peu près autant de genres de style qu’il y a d’écrivains au monde. Le style est donc, suivant l’auteur, simple, naturel, naïf, délicat, gracieux, fin, élégant, facile, riche, éclatant, pompeux, fort, énergique, véhément, sublime, élevé, soutenu, pur, brillant, clair, châtié, correct, plein, nourri, périodique, nombreux, mâle, nerveux, fleuri, serré, concis, laconique, égal, pathétique, badin. Mais je m’arrête, car je vois qu’il me faudrait épuiser tout le vocabulaire11.

Je ne puis suivre le style dans ses transformations infinies. Tel auteur brillera par sa simplicité, tel autre par son élégance ; l’un aura de la pompe, l’autre de la naïveté celui-ci de l’énergie, celui-là de la douceur ; on trouvera même des écrivains qui, en l’absence de toute qualité distinctive, n’auront pour mérite que leur originalité, et qui plairont infiniment. Je ne m’occuperai donc pas de ce style individuel donné par la nature. Chacun est libre de le suivre en se conformant aux préceptes de goût qui régissent d’une part le style en général, et d’autre part le style de genre, c’est-à-dire celui qui convient exclusivement à un genre particulier de composition. J’indiquerai ce dernier dans le deuxième livre de cet ouvrage. Ne parlons d’abord que du style en général.

Le style a trois qualités principales qui sont la Clarté, la Correction et l’Ornement.

 

1. De la clarté du style.

Dans la langue parlée et dans la langue écrite

La clarté du discours est le premier mérite.

(F. De Neufchateau.)

De même que la lumière du soleil frappe les yeux, la clarté de l’élocution doit frapper l’esprit. L’on écrit pour être compris ; et c’est par la clarté que ce but est atteint à la satisfaction du lecteur.

La clarté doit, s’il est possible, être si lumineuse qu’elle laisse constamment voir la pensée avec ses nuances ; mais cette règle n’est point absolue, car dans les sciences abstraites. dans les ouvrages didactiques écrits pour des hommes faits, il serait déraisonnable d’exiger une clarté aussi vive. Le style deviendrait diffus par sa clarté même et le lecteur serait fâché de voir que vous le soupçonnez de paresse d’esprit ou de défaut d’intelligence. Il y a de l’art en ce cas à voiler un peu la clarté, et l’écrivain doit laisser quelque place à la réflexion.

Il n’en est pas de même des ouvrages faits pour les jeunes gens, ou pour des lecteurs ou des auditeurs peu instruits ou prévenus contre votre sujet ; il faut être clair dans la rigoureuse acception du mot et ne pas forcer à réfléchir un esprit déjà mal disposé, ou une intelligence qui n’a point acquis tout son développement.

Si le sens de vos vers tarde à se faire entendre
Mon esprit aussitôt commence à se détendre ;
Et de vos vains discours prompt à se détacher
Ne suit point un auteur qu’il faut toujours chercher.
(Boileau.)

Moyens pour être clair.

Ces moyens sont la perception intellectuelle, la perspicacité, le naturel, la facilité, la propriété, la simplicité, la justesse, la précision et la concision.

[Perception intellectuelle]

1° La perception intellectuelle consiste à voir sans nuages dans son esprit l’idée qu’on veut rendre. Cette idée se présente alors sans efforts elle coule sous la plume.

Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement
Et les mois pour le dire arrivent aisément. (Boil.)
[Perspicacité]

2° La perspicacité est une qualité de l’esprit par laquelle on démêle les choses embrouillées, par laquelle on écarte les tours amphibologiques, les expressions louches et les phrases équivoques.

Selon que notre idée est plus ou moins obscure
L’expression la suit, ou moins nette ou plus pure. (Id.)
[Naturel]

3° Le naturel consiste à rendre une idée sans efforts comme si elle se présentait d’elle-même. C’est l’effet de la perception intellectuelle. En ce cas la pensée est si bien amenée, que le lecteur l’a pressentie, et qu’il est charmé de la voir arriver. Un auteur contemporain met dans la bouche d’une jeune orpheline cette touchante exhortation à un frère qui se conduit mal :

C’est aujourd’hui le jour des morts. Vois-tu cette foule qui passe triste et recueillie ? Ils vont déposer des couronnes sur les croix du cimetière. Et nous, serions-nous des enfants ingrats ! Notre mère qui nous aimait tant, morte depuis deux ans seulement, attendrait-elle en vain notre visite ! Que nous dirait-elle quand nous la reverrons ? Allons, Alfred, bravons le froid et la pluie allons prier sur sa tombe. M.

Dès les premiers mots, le lecteur attend cette phrase ; il est si naturel d’aller le jour des morts prier sur la tombe d’une mère !

[Facilité]

4° La facilité donne au style cette touche légère qui voile les efforts du travail.

C’est une retraite où je me plais ; j’y suis à mon aise, assis, seul avec Racine et Fénélon, je médite mes deux auteurs favoris, je les relis avec le plus grand plaisir. T. M.

Voilà un style qui sent l’effort et le travail. Il fallait dire :

Je me plais en cette retraite : assis à mon aise et seul avec Racine et Fénélon, mes deux auteurs favoris, je les médite et les relis sans cesse avec un plaisir extrême.

[Propriété d’expressions]

5° La propriété des expressions est une des qualités éminentes de la clarté, c’est de la propriété du mot surtout que dépend la clarté du discours.

La propriété consiste à rendre une pensée par le terme qui convient seul à cette pensée. Cela n’est pas facile, il faut connaître à fond sa langue, il n’est peut-être pas un écrivain qui n’ait péché contre la loi de la propriété. Aussi, et je laisse ici parler La Harpe,

il ne faut pas prendre ce mot dans un sens trop littéral ; car il n’y a point de langue qui ait précisément un mot propre pour chaque idée, et qui ne soit souvent obligée de se servir du même terme pour exprimer des choses différentes. La plus riche est celle qui a le moins besoin de ces sortes d’emprunts qui sont toujours des preuves d’indigence. Quintilien fait remarquer aussi que la propriété des termes est si essentielle au discours, qu’elle est plutôt un devoir qu’un mérite. Je ne sais ce qui en était de son temps ; on peut croire que les premières études étant généralement plus soignées, l’habitude de s’énoncer en termes convenables, et d’avoir, en écrivant, l’expression propre, n’était pas très rare. Aujourd’hui, si c’est un devoir, comme il le dit, ce devoir est si rarement rempli qu’on peut sans scrupule en faire un mérite. Nous nous sommes tellement accoutumés à croire que tout se devine et que rien ne s’apprend ; il y a si peu de gens qui aient cru devoir étudier leur langue, qu’il ne faut pas s’étonner si, parmi ceux qui écrivent, il en est tant à qui la propriété des termes est une science à peu près étrangère. Il n’y a que nos bons écrivains à qui l’usage du mot propre soit familier. Il n’y a point d’écrivain qui ne fasse quelques fautes de langage, et celui même qui se mettrait dans la tête de n’en jamais faire, y perdrait beaucoup plus de temps que n’en mérite un si minutieux travail. Mais il y a loin de quelques légères inexactitudes, de quelques négligences, à la multitude de solécismes et de locutions vicieuses que l’on rencontre de tous côtés. Parmi les maux qu’a faits aux lettres ce déluge d’écrits périodiques, qui depuis vingt-cinq ans inonde toute la France, il faut compter cette corruption épidémique du langage, qui en a été une suite nécessaire. Pour peu qu’on réfléchisse un moment, il est aisé de s’en convaincre. Mais je me réserve de développer cette vérité lorsque je traiterai en particulier des journaux, depuis leur naissance jusqu’à nos jours. Avouons-le : ce qu’on lit le plus, c’est les journaux. Ils contiennent, en quelque genre que se soit, la nouvelle du jour, et c’est en conséquence la lecture la plus pressée pour le plus grand nombre, et assez souvent la seule. Or, par qui sont faits ces journaux (je laisse à part les exceptions que chacun fera aussi bien que moi, et je parle en général) ? — Par des hommes qui certainement n’ont choisi ce métier facile et vulgaire que parce qu’ils ne sauraient faire mieux ; par des hommes qui savent fort peu, et qui n’ont ni la volonté ni même le temps d’en apprendre davantage. De plus, comment les lit-on ? Aussi légèrement qu’ils sont faits. Chacun y cherche d’un coup d’œil ce qui lui convient, et personne ne pense à examiner comme ils sont écrits : ce n’est pas là ce dont il s’agit. Qu’arrive-t-il ? Ces feuilles éphémères, rédigées avec une précipitation qui serait dangereuse même pour le talent, à plus forte raison pour ceux qui n’en ont point, fourmillent de fautes de toutes espèce : il est impossible à un homme de lettres d’en lire vingt lignes sans y trouver presque à chaque mot l’ignorance ou le ridicule. Mais ceux qui sont moins instruits s’accoutument à ce mauvais style et le portent dans leurs écrits ou dans leur conversation ; car rien n’est si naturellement contagieux que les vices du style et du langage, et nous sommes disposés à imiter, sans y penser, ce que nous lisons et ce que nous entendons tous les jours.

Ne dirait-on pas que La Harpe écrivait hier ?

[Simplicité]

6° La simplicité dans le langage est ce qui fait le plus aimer le style d’un écrivain. Celui qui la possède ne se doute pas de son mérite, il ne se compare avec personne, et abandonne à ses lecteurs le soin d’apprécier son talent. C’est par là qu’a excellé Lafontaine, et cette simplicité de style lui a valu l’épithète de Bonhomme, épithète qui en vaut bien une autre. Bossuet en parlant de la gloire du Prince de Condé dit que la seule simplicité d’un récit fidèle pourrait la soutenir. C’est donner en peu de mots une grande idée de la simplicité.

Dans le style simple, aucune expression n’est plus prétentieuse que l’autre ; il y a peu ou point d’épithètes, l’affectation est mise à l’écart, tout coule de source. Tel est le passage d’un écrivain de nos jours.

Heureux l’homme qui vit loin des villes ; il ne fréquente point les méchants et ne craint pas la contagion du vice. Il se nourrit de fruits et de laitage et sa santé est robuste. La culture des champs au-dehors, le soin de ses récoltes à la maison, voilà ses travaux. Le sourire de ses enfants, les bonds de ses agneaux, voilà ses plaisirs.

O. B.

[Justesse]

7° La justesse est à la pensée ce que la propriété est à l’expression. Il ne suffit pas pour être clair de parler en termes propres, il faut encore que la pensée à exprimer ne puisse être contredite, en d’autres termes, qu’elle soit d’une vérité frappante. La mort est inexorable, elle frappe le pauvre et le riche. Voilà une pensée juste que Malherbe a développée dans ses beaux vers :

La mort a des rigueurs à nulle autre pareilles
            On a beau la prier,
La cruelle qu’elle est, se bouche les oreilles
            Et nous laisse crier.
Le pauvre, en sa cabane, où le chaume te couvre
            Est sujet à ses lois
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
            N’en défend pas nos rois.
[Précision]

8° La précision consiste à exprimer une idée d’une manière si exacte qu’on ne dise rien de superflu.

On n’aime pas à lire un auteur qui entre dans trop de détails et ne laisse rien à deviner. Rien n’est même plus fatigant que d’écouter une narration où, comme on le dit vulgairement, les points sont mis sur tous les i. Il n’est personne qui ne l’ait éprouvé : si pour me dire que vous vous êtes empressé de faire une visite de bon matin, vous me racontez que vous vous êtes levé, que vous avez pris vos vêtements, que vous avez descendu l’escalier à la hâte, franchi en courant le vestibule, la porte, la cour, traversé ta place et la rue, etc., je vous crie : Eh ! je sais tout cela, ce n’est pas en restant chez vous que vous avez fait votre visite, je me perds dans vos détails ; soyez précis.

On a blâmé, comme contraires à la précision, ces deux vers de Corneille :

Trois sceptres à son trône attachés par mon bras,
Parleront au lieu d’elle, et ne se tairont pas.

Certains rhéteurs qui se sont copiés l’un l’autre, voient une expression superflue dans : et ne se tairont pas. « Il est clair, dit malicieusement le plus hardi, que si les sceptres parlent ils ne se tairont pas. » C’est se moquer peu spirituellement d’un grand homme. Qu’il me soit permis de défendre Corneille.

Quand on a parlé pendant un certain temps, on finit par se taire, soit parce qu’on n’a plus rien à dire, soit parce qu’on est interrompu. Dans Corneille, ces sceptres qui parlent auront toujours quelque chose à dire, et rien ne pourra les forcer à se taire. Ce langage muet d’une chose inanimée, qui reproche perpétuellement l’ingratitude, est vif comme le remords, éloquent et profond comme le souvenir. On peut dire de cette chose ce qu’on ne peut pas dire des faibles organes de l’homme, qu’elle parle et ne se tait pas, en d’autres termes, quelle parle sans cesse. Cette idée est grande, fort au-dessus d’un indécent persiflage, et l’expression de Corneille est noble et énergique. Loin d’être une faute, c’est une beauté.

[Concision]

9° La concision va plus loin que la précision. La concision veut que l’on emploie le moins de mots possibles pour exprimer une idée ; il faut alors en peu de mots faire entendre beaucoup de choses.

L’éclair brille, la foudre est tombée ; et le toit embrasé de la chaumière projette au loin une lueur sinistre.

Ce style est concis ; le narrateur supprime d’abord l’idée intermédiaire entre la lumière de l’éclair et l’incendie, c’est-à-dire le fracas du tonnerre. Personne n’ignore ce détail, il eût rendu la narration moins rapide. On remarque ce changement brusque de temps, du présent au passé (l’éclair brille, la foudre est tombée). C’est qu’en effet la foudre arrive avant l’éclair à l’objet frappé ; mais pour se conformer aux impressions extérieures, l’éclair est mis avant la foudre ; enfin, la communication du feu au toit de la chaumière n’est point indiquée ; on voit la flamme en même temps que le choc de la foudre. C’est un effet de concision, puis cette épithète (sinistre) placée heureusement à la fin de la phrase, est un appel pressant aux secours des habitants de la contrée. Chacun se dit en lisant ces deux lignes qu’il les aurait faites ; mais c’est là le secret du style individuel. Il est plus facile de le sentir dans les autres que de le découvrir pour son propre compte.

Défauts opposés à la clarté.

[Obscurité des pensées]

1° L’obscurité dans la pensée empêche un écrivain de s’exprimer clairement, il faut avoir une perception claire de son idée avant de la rendre ; il vaudrait mieux se taire que d’écrire sans se comprendre. C’est le conseil de Maynard.

Mon ami chasse bien loin
Cette noire réthorique,
Tes écrits auraient besoin
D’un devin qui les explique ;
Si ton esprit veut cacher
Les belles choses qu’il pense,
Dis-moi, qui peut l’empêcher
De te servir du silence ?

 

La naïveté est une grande ressemblance de l’imitation avec la chose, c’est de l’eau prise dans le ruisseau et jetée sur la toile (Did.)

 

L’éloquence d’un orateur médiocre près de celle d’un orateur habile, est un grand chemin qui côtoie un torrent. V.H.

Ces définitions sont obscures par défaut de pensée lucide dans leurs auteurs. Toutes deux sont du galimatias ; mais la première est du galimatias double, c’est-à-dire une chose que n’entend ni le lecteur ni l’auteur. La seconde est du galimatias simple, c’est-à-dire une chose que le lecteur n’entend point, mais que l’auteur entend seul.

L’origine du mot galimatias est assez piquante pour être racontée. Un avocat plaidait en latin pour un nommé Mathias à qui l’on avait volé un coq. Il prononça si souvent gallus Mathiœ (le coq de Mathias) qu’il finit par confondre les cas des deux substantifs en disant galli Mathia. Ce mot est resté pour désigner un discours vide, confus, obscur, inintelligible.

L’obscurité de ta pensée ne peut être évitée que par la méditation profonde du sujet.

[Obscurité d’expressions]

L’obscurité dans l’expression se produit de diverses manières.

Les mots impropres font réfléchir le lecteur. II se demande si l’auteur a pensé ce qu’il écrit. Un accusé, disait de la réprimande d’un magistrat :

« Un tel discours était bien fait pour m’en imposer. » (C. O.) M’en imposer veut dire tromper, séduire par de fausses apparences, il suffit de songer au caractère du magistrat pour s’apercevoir que l’accusé voulait dire m’imposer c’est-à-dire m’inspirer du respect, de la crainte.

Les mots vieillis, tombés en désuétude, sont une cause d’obscurité.

Un poète, en parlant des pécheurs qui se percent le sein avec leur propre épée, ajoute :

Je vois jaillir leur sang aduste. (Rip.)

Pourquoi aduste, vieille épithète dont les médecins eux-mêmes ne se servent plus. Pourquoi ? Pour rimer avec monarque auguste qui suit ; mais cela ne suffit pas pour être clair.

 

L’extrême concision est voisine de l’obscurité, témoin ce vers de Racine :

Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle  ?

On cite ce vers comme modèle d’ellipse ; Racine seul a pu le faire passer. Il faut y regarder de près pour voir qu’il signifie :

Qu’aurais-je fait si tu eusses été fidèle ?

La longueur des phrases fait oublier à la fin ce qu’on a dit au commencement. Il est facile d’éviter ce défaut en coupant une phrase en trois ou quatre parties.

L’embarras des constructions résultant de l’emploi multiplié des pronoms : il, le, lui, son, sa, ses, qui, que etc., contribue beaucoup aussi à l’obscurité. Il est facile de construire d’une manière aisée, en remplaçant le pronom par une épithète juste.

Les équivoques sont des expressions qui produisent plusieurs sens.

En chancelant je le vis s’éloigner. (Rég.)

Quel est celui qui chancèle ? Est-ce celui qui voit ou celui qui s’éloigne ? On ne le sait pas.

Quand tous les rapports des mots sont bien déterminés et réguliers, toute équivoque disparaît.

[Diffusion]

La diffusion du style est un des plus grands obstacles à la clarté. C’est un défaut commun aux jeunes gens qui veulent donner trop de développements à leurs pensées.

Lucain met les paroles suivantes dans la bouche de César parlant à un pilote effrayé par la tempête.

Ne crains point le courroux des flots ; abandonne la voile aux vents furieux : si les astres te défendent de voguer vers l’Italie, vogue sous mes auspices. Tu n’aurais aucun effroi si tu connaissais celui que tu portes. Sache que les dieux ne m’abandonnent jamais, et que la fortune me sert mal lorsqu’elle ne va pas au-devant de mes vœux. Avance au milieu des tempêtes, et ne crains rien sous ma sauvegarde. Cette tempête qui menace les cieux et les mers ne menace point la barque où je suis, elle porte César, et César la garantit de tous les périls, etc.

Voilà de la diffusion insupportable. Qu’avait dit César, selon le témoignage de l’histoire ?

Que crains-tu ? Tu portes César et sa fortune.

Lucain a défiguré ce mot sublime.

L’affectation est l’opposé du naturel. Elle existe dans les pensées quand on va chercher au loin des idées qui sont étrangères au sujet.

Elle existe dans le style, quand on se sert de périphrases pour exprimer des choses fort simples.

Un jeune avocat plaidant pour un meunier, s’écria tout-à-coup : « Le vieux Priam  voulant sortir des murs de Troie avec ses dieux lares et sa famille, etc  — Affectation de pensée. Eh ! laissez là Priam, et parlez-nous de votre meunier.

L’image bronzée de Turenne debout.  Th.

Le réservoir de cristal où je puise mon style. D.

Affectation de mots. Dites tout bonnement la statue de Turenne, mon écritoire.

L’affectation dans les mots se nomme encore précieux ridicule.

L’affectation de pensées est contraire à la clarté du récit ; l’affectation de mots à la clarté du style.

[Pathos]

5° Le pathos est l’affectation de la chaleur dans le style. — « Les larmes des princes pourraient-elles laver les campagnes teintes du sang de tant d’innocents ? » (J.)

M. J veut dire réparer les maux de la guerre. Mais le dit-il ? cette emphase est affectée.

C’est la vengeance de Dieu trompé qui a pris l’ironie de l’homme pour instrument de colère. (Ed. Q.)

Que veut dire M. Ed. Q.... ? Pour découvrir sa pensée, on est obligé de faire ce long commentaire, — « Dieu a été trompé il veut se venger, comment ?  Il emprunte un langage ironique à l’homme et se sert de ce langage pour exprimer sa colère. Quelle affectation de chaleur ! L’écrivain a du suer, pour écrire cette phrase.

[Phébus]

6° Le phebus caractérise un style, orné d’un brillant qui semble signifier quelque chose, mais qui en réalité ne dit rien du tout.

Les rayons du soleil, formés d’une substance limpide et transparente, sont des émanations splendides de l’immense foyer de flamme vive et pure qui éclaire l’univers.(C. D.)

En d’autres termes : les rayons du soleil sont les rayons du soleil. La belle découverte !

[Marivaudage]

7° Le marivaudage est un style prétentieux et fatigant par les mots recherchés. Il comprend aussi l’affectation dans les sujets. C’est Marivaux qui l’a créé, et lui a donné son nom. On a dit de lui qu’il pesait des œufs de mouche dans des balances de toile d’araignée.

Vos yeux vous condamnent à vivre en compagnie,
Vous avez le cœur bien frugal. »
Je veux que mon visage n’appartienne qu’à moi, que personne n’ait à voir ce que j’en ferai, qu’il ne relève que de moi seul.(Marivaux.)

Comprendra ces énigmes qui pourra.

2. De la correction du style.

La correction du style est un devoir plutôt qu’une qualité. Avant de composer, il faut avoir fait un bon cours de grammaire. Le rhéteur n’a pas à s’en occuper à fond, il doit seulement diriger l’attention des élèves sur la coupe des phrases, des périodes et sur le choix des synonymes.

[De la phrase]

La phrase est l’assemblage régulier des mots par lesquels on énonce sa pensée.

Elle est simple quand elle est absolue par elle-même et qu’elle n’a besoin, pour être claire, d’aucune idée accessoire ;

Exemple : Dieu est éternel.

Elle est composée quand elle contient des termes qui modifient l’expression absolue, ou sans lesquels l’idée exprimée pourrait quelquefois être fausse.

Ex : Le crime, qui est commis pour l’amour de la patrie, est excusable.

Le crime est excusable, est une proposition monstrueuse. Les mots qui est commis pour l’amour de la patrie, rendent la proposition admissible en certains cas.

Dans les phrases composées, les expressions qui rendent l’idée première se nomment phrase principale, et les termes modificatifs prennent la dénomination de phrase incidente.

L’incidence de la phrase peut être déterminative ou explicative. Elle est déterminative, quand sa suppression dénaturerait la pensée. Ex.: La gloire qui vient de la vertu a un éclat immortel.

Phrase principale : La gloire a un éclat immortel.  Phrase incidente déterminative : qui vient de ta vertu. Il est clair qu’en supprimant l’incidente déterminative, la phrase entière n’aurait plus le même sens.

L’incidence est explicative quand on pourrait la retrancher sans altérer le sens général d’une proposition. Ex.: « Les savants, qui sont plus instruits que le commun des hommes, devraient aussi les surpasser en sagesse. » Phrase principale: Les savants devraient surpasser en sagesse le commun des hommes. Phrase incidente explicative : qui sont plus instruits que le commun des hommes. On pourrait supprimer l’incidence, et la proposition n’en serait ni moins claire ni moins juste.

Pour bien composer ses phrases, il faut faire une extrême attention aux rapports des mots entr’eux et suivre un ordre naturel, à moins que l’on ait quelque motif pour renverser cet ordre, sans nuire à la correction bien entendu.

[Période]

2° La période est une phrase composée de plusieurs membres, dont la réunion forme un sens complet et un ensemble harmonieux.

La première règle pour composer une bonne période est de faire rapporter ses divers membres à une seule et même idée. En introduisant deux idées dans la même période, on commettrait une faute grave qui détruirait toute harmonie. Il faut faire attention en second lieu à ce que les membres d’une période aient une longueur à peu près égale. Un assemblage de membres longs et courts produirait un ensemble difforme.

Enfin, la chûte de la période doit être très soignée, pour satisfaire à la fois l’esprit du lecteur et les principes de l’harmonie.

Chaque membre d’une période peut former un sens partiel concourant au développement du sens général ; ces petites phrases sont des incises. L’ incise n’est qu’un accident de la période, car celle-ci peut se passer de l’incise, tandis que le membre est nécessaire.

On dit période à deux, trois, cinq, etc., membres de la période qui contient deux, trois, cinq, etc., rapports d’idées accessoires à l’idée principale.

La période est carrée, quand elle a quatre membres ou quelle est nombreuse et soignée. Elle est ronde quand les membres sont tellement joints que l’on voit difficilement où ils s’unissent. Elle est croisée lorsque les membres sont opposés les uns aux autres pour faire antithèse. Quelques exemples vont faire comprendre aisément ces explications.

 

PÉRIODE CARRÉE.

1er Membre. — Celui qui règne dans les deux, et de qui relèvent tous les empires.
2e — à qui seul appartient la gloire, la majesté, l’indépendance,
3e — est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux Rois,
4e — et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et terribles leçons. (Bossuet.)

S’il est difficile de faire une période semblable, il est aisé du moins de l’admirer dans sa grandeur, ses détails et son harmonie.

Le premier membre ne contient qu’une incise : et de qui relèvent tous les empires ; le second en contient deux, la majesté, l’indépendance ; la troisième n’en a pas, la quatrième en a une : quand il lui plaît.

PÉRIODE A 5 MEMBRES.

1er — Roi de ses passions il a ce qu’il désire,
2e — Son fertile domaine est son petit empire,
3e — Sa cabane est son Louvre et son Fontainebleau
4e — Ses champs et ses jardins sont autant de provinces,
Incise — Et sans porter envie à la pompe des princes,
du 5e — Il est content chez lui de les voir en tableau.
(Bacon.)

PÉRIODE RONDE A 3 MEMBRES.

1er — Il est arrivé ce moment où,
2e — entouré des conseils
Incise — que l’humanité et la loi lui ont donnés,
3e — il peut présenter à la nation une défense
Inciseque son cœur avoue.    (Desèze.)

 

PÉRIODE CROISÉE A 5 MEMBRES.

1er — Soit qu’il élève les trônes,
2e — soit qu’il les abaisse,
3e — soit qu’il communique sa puissance aux princes,
4e — soit qu’il la retire à lui-même
Incise — et ne leur laisse que leur propre faiblesse,
5e — il leur apprend leur devoir d’une manière souveraine et digne de lui. (Bossuet.)

Il faut s’exercer à faire de belles périodes. Quand elles sont pures et harmonieuses, elles semblent mettre notre langue en musique, et charment ainsi l’oreille en même temps que la pensée.

[Choix des synonymes]

3° Le choix des synonymes contribue beaucoup à la correction du style.

Il n’y a pas de synonymes parfaits dans les langues, a dit Lamotte. Cela est vrai : car dès qu’on veut se servir de termes précis, on ne peut pas choisir ; il faut prendre celui qui rend l’idée avec toutes ses nuances. Ainsi, les mots abominable, exécrable, détestable, signifient en général ce qui est mauvais au suprême degré, et sous ce rapport on peut dire qu’ils sont synonymes. Mais si l’on examine le sens précis de chaque terme en particulier, on verra la synonymie disparaître. En effet, détestable se rapporte aux sensations, aux goûts : cette musique est détestable ; abominable, aux moeurs et aux sentiments : cette conduite est abominable ; exécrable se dit tout à la fois du moral et du physique : ces actions et ces principes sont exécrables. Il y a même dans ces mots une gradation marquée que l’exemple suivant fera sentir.

Une femme très-âgée dit un jour à Denis-le-Tyran :

Dans mon enfance, j’ai vu régner un prince détestable, je souhaitai sa mort, il périt. Mais un tyran abominable, pire que lui, lui succéda. Je fis contre celui-ci les mêmes vœux et ils furent remplis ; mais nous eûmes un tyran pire que lui encore : ce monstre exécrable, c’est toi.

Malgré cette remarque, il convient quelquefois de se servir d’un synonyme, soit pour ne pas se répéter, soit pour ne pas choquer l’oreille ; le choix doit alors se porter sur le mot, qui, par son sens précis, se rapproche le plus de l’idée qu’on veut exprimer. C’est là ce qui contribue à une correction sage et suffisante ; si l’on voulait toujours se servir de tenues ayant une précision extrême, on tomberait dans l’affectation.

[Pureté]

4°La pureté est à la correction du style, ce que l’ordre et l’harmonie sont à la disposition des idées. C’est la pureté qui préside à l’arrangement des phrases et des périodes pour produire l’harmonie. C’est une qualité rare, même parmi les bons auteurs.

De même qu’en architecture on dit un style pur, pour exprimer un genre où tout est harmonieux, où rien de disparate et d’étranger au genre ne frappe la vue ; de même en rhétorique on nomme style pur celui qui ne présente que des phrases bien construites, des périodes bien disposées et frappantes d’harmonie. On peut être correct sans arranger parfaitement ses mots, sans rechercher la place où ils feront le meilleur effet pour l’oreille, sans faire des périodes bien proportionnées sous tous les rapports ; mais on n’est pur qu’à ces conditions. La pureté est l’excellence de la correction. Il ne faut donc pas confondre la correction avec la pureté. On est correct quand on écrit bien, on est pur quand on écrit très bien. Le rhéteur exige la correction dans le style, il ne peut avoir la prétention d’exiger la pureté.

En un mot, la correction est la pureté du langage, tandis que la pureté est le génie de la langue.

Défauts opposés à la correction.

[Purisme]

1° Le Purisme est l’ennemi secret de la correction et son plus proche voisin. On est puriste quand on affecte d’être en toute occasion excessivement pur, ou par trop correct. Je laisse la Bruyère définir le puriste.

Ces sortes de gens ont une fade attention à ce qu’ils disent, et l’on souffre avec eux dans la conversation du tout le travail de leur esprit ; ils sont comme pétris de phrases et de petits tours d’expression ; concertés dans leurs gestes et dans tout leur maintien, ils ne hasardent pas le moindre mot, quand il devrait faire le plus bel effet du monde ; rien d’heureux ne leur échappe, rien chez eux ne coule de source et avec liberté, ils parlent proprement et ennuyeusement, ils sont puristes.

Ce petit portrait tracé de main de maître ne donne pas envie d’être puriste, surtout si l’on y ajoute ce quatrain de Lainet :

Je sens que je deviens puriste
Je plante au cordeau chaque mot,
Je suis les Dangeaux à la piste,
Je pourrais bien n’être qu’un sot.

C’est dans la conversation, qui veut de l’aisance et de l’abandon, qu’on a bien vite reconnu un puriste. Dans la langue écrite, qui exige une certaine sévérité, il est plus difficile de remarquer le défaut et de l’éviter.

Où finit la correction ? où commence le purisme ? Quintilien nous l’apprend : « Le style, dit-il, doit être tel que tes gens éclairés l’approuvent, et que les ignorants l’entendent. »

Ce précepte admirable, me semble fait pour tous les cas. Ainsi, d’une part, il ne suffit pas que les hommes instruits vous comprennent ; il faut que le commun des hommes vous entende aussi ; et d’autre part, il ne suffit pas qu’un homme du peuple comprenne ce que vous voulez dire, il faut encore qu’un grammairien approuve votre diction. La grammaire et le bon sens unis, tels sont vos maîtres ; hors de là, vous serez puriste, c’est-à-dire… (Voyez Lainet.)

[Barbarisme]

2° Le Barbarisme est une expression étrangère à la langue.

Il y a barbarisme :

1° Quand on se sert de mots forgés. Un visage rébarbaratif pour rébarbatif.

2° Quand le mot n’a pas une acception reçue. Il a recouvert la vue, pour recouvré.

3° Quand on emploie des tournures empruntées aux langues étrangères. Je suis froid (tournure allemande), pour : J’ai froid.

[Néologisme]

3° Le Néologisme. C’est la manie de se servir de termes nouveaux, d’arranger son style d’une manière bizarre, de transporter un mot étranger dans notre langue, enfin, de détourner une expression de sa signification ordinaire.

Tout cela est contraire à la correction.

Par néologisme on entend aussi le mot nouveau lui-même, soit dans sa création, soit dans son acception. Le premier qui crée un mot nouveau fait un barbarisme, mais il peut se faire que ce mot soit adopté plus tard. Algérie, Accordéon, eussent été des barbarismes il y a quelques années.

À toutes choses nouvelles, il faut un mot nouveau sans doute. Mais dans l’âge où l’on étudie, on a assez à faire à songer aux choses connues, et l’on ne doit rien se permettre de nouveau ni de forcé ; il faut suivre le bon goût, et s’autoriser toujours de l’exemple d’un bon auteur pour se permettre la nouveauté.

Il est facile d’éviter le néologisme, c’est de n’y pas songer.

[Solécisme]

4° Le solécisme est, comme le dit Delille, le scandale du grammairien. C’est une faute contre la syntaxe.

Boileau en disant :

Mon esprit n’admet point un pompeux barbarisme
Ni d’un vers ampoulé l’orgueilleux solécisme ;
Sans la langue, en un moi un mot, l’auteur le plus divin
Est toujours quoiqu’il fasse un méchant écrivain.

a fait lui-même un orgueilleux solécisme, car divin n’admettant aucun degré de supériorité ou d’infériorité, ne pouvait se joindre au superlatif le plus..

Je n’accuse Boileau que sous toutes réserves : car je crains que cet auteur immortel n’ait voulu donner ici, comme il l’a fait en cent endroits, le précepte et l’exemple.

3. Ornements du style.

Je vois dans les ornements du style trois choses bien distinctes : d’abord les figures de rhétorique qui rendent le style pittoresque et agréable, et que tout le monde peut employer sans y prendre garde ; en second lieu certaines tournures hardies, vives, majestueuses, etc., qui marchent tantôt avec les figures, tantôt sans elles et que j’appellerai volontiers splendeurs du style ; enfin, diverses formes connues seulement des bons écrivains et qu’on ne peut mieux désigner que par le titre de secrets du style. Ce paragraphe se divise donc en trois sections.

Section première. Des figures de rhétorique.

La nomenclature des figures de rhétorique est longue, et leurs termes mêmes, empruntés la plupart à la langue grecque, sont peu harmonieux pour nous. Mais il faut que les jeunes gens triomphent de la répugnance que leur inspirent ces consonnances étrangères, et qu’ils s’accoutument à voir dans les figures la chose et non l’expression.

Rien n’est plus commun dans le langage ordinaire que les figures, nous ne pouvons ouvrir la bouche sans en faire, tant leur usage est vulgaire et général :

J’ai pris souvent plaisir, dit de Bretlew, à entendre des paysans s’entretenir avec des figures de discours si variées, si vives, si éloignées du vulgaire, que j’avais honte d’avoir étudié si longtemps l’éloquence, voyant en eux une certaine rhétorique de naturel, beaucoup plus persuasive et plus éloquente que toutes nos rhétoriques artificielles. 

Je suis persuadé, dit aussi Dumarsais, qu’il se fait plus de figures un jour de marché à la halle, qu’il ne s’en fait en plusieurs jours d’assemblée académique.

Ainsi, les figures sont, je le répète, d’un usage universel : nous les mettons dans nos paroles dès que nous pouvons parler. Courage donc ! Nous allons apprendre ce que nous savons déjà, des choses fort simples.

Les figures sont des tours particuliers donnés aux mots et aux pensées.

Pour être bonnes, elles doivent être l’effet du sentiment et des mouvements naturels. Une figure forcée dépare le style au lieu de l’embellir.

Pourquoi ce mot figures a-t-il été donné plutôt qu’un autre à ces tours particuliers des mots et des pensées ? Condillac l’a dit. « C’est que ces tours semblent donner des figures aux idées mêmes qui s’éloignent le plus des sens, et c’est là peut-être ce qui les a fait appeler figures, ou expressions figurées, » c’est-à-dire ayant une forme extérieure. Il ajoute que « les figures ne sont jamais plus belles que lorsqu’elles rapprochent des idées plus éloignées. » Mais cette dernière pensée n’est vraie qu’autant que l’esprit peut facilement saisir l’analogie existante entre le mot propre et l’expression figurée ; si l’analogie est difficile à saisir, la figure paraît abusive et forcée. Généralement parlant, il faut au contraire que dans toute expression figurée, l’imagination aperçoive un rapport clair et peu éloigné avec l’expression propre. En disant que l’on ne peut défricher un pays qu’au moyen du labourage, et en assurer la conquête que par la guerre, je parle sans figures ; mais si je dis qu’ on ne peut soumettre l’Algérie que par la charrue et l’épée, je fais une figure hardie, énergique et que tout le monde comprend, parce qu’on aperçoit de suite un rapport sensible et naturel, existant d’une part entre le labourage en général et la charrue qui est le principal instrument de culture ; et d’autre part entre la guerre considérée comme moyen de conquête, et l’épée de dont on se sert le plus souvent pour combattre.

Les figures existent dans les mots ou dans les pensées. Dans le premier cas, le mot seul orne la figure ; elle disparaît si l’on change le mot. Dans le second cas, la figure est indépendante des expressions, elle subsiste malgré le changement des mots si le sens est conservé.

Voyons les figures en détail12.

Figures grammaticales.
I. Ellipse. — Omission.

L’Ellipse d’un mot grec qui signifie omission, est une figure par laquelle on supprime un ou plusieurs mots, dans une phrase, pour augmenter la précision sans nuire à la clarté. Exemple : Dieu est bon, L’homme méchant. Il faudrait rigoureusement l’homme est méchant ; mais l’esprit saisit à l’instant l’analogie qu’il y a entre les deux membres de phrase ; en supprimant l’ellipse, on serait maladroit.

L’ellipse doit son introduction dans la langue au besoin d’exprimer promptement sa pensée. Elle donne au style un tour plus concis, qui ne manque même pas de grâce.

Notre langue est pleine d’ellipses, parce que nous sommes vifs et passionnés. La conversation en fourmille ; dans le style, l’ellipse se rencontre plus rarement, parce que l’écrivain sent la nécessité de bien dire plutôt que le besoin de dire vite.

Ne recherchez pas l’ellipse : quand elle se présente naturellement, saisissez la, et en ce cas ne consultez pas votre grammaire. Pourvu que votre lecteur vous entende bien clairement, cela suffit.

Vous pouvez, dit Condillac, vous permettre cette figure toutes les fois que les mots sous-entendus se suppléeront facilement. Ne demandez pas si l’expression est usitée, mais considérez si l’analogie autorise à s’en servir. 

L’affaire est d’importance. (Corn.) Ellipse d’un substantif déjà exprimé. On serait puriste et affecté en disant : L’affaire est une affaire d’importance.

Je suis homme à m’intéresser aux jeunes gens. (Mol.) — Ellipse d’un pronom et d’un adjectif sous-entendus. En disant : « Je suis un homme disposé à m’intéresser aux jeunes gens », ma proposition serait traînante.

Les bontés de la nature nous attestent l’existence d’un Dieu, et les misères de l’homme les vérités de la religion. (B. de St.-P.) Ellipse d’un verbe et de son régime indirect. Nous attestent, répétés après misères de l’homme, ne serait qu’une redite. Cette sorte d’ellipse est très belle et d’un usage fréquent.

La vie nous paraît courte et les heures longues. (Adiss.) Ellipse d’un verbe en le sous-entendant au pluriel après l’avoir mis au singulier. La figure est hardie ; condamnée d’abord par les grammairiens, elle a été ensuite adoptée par l’usage : suivez ce dernier maître.

Les ellipses abondent dans les demandes et les réponses.

Me donnerez-vous à dire ? Ellipse de si je vais vous voir.

Quand partez-vous ? Demain, pour je pars demain.

Heureux qui aime Dieu ! Pour heureux est celui qui aime Dieu,

Si tu n’avais servi qu’un meunier comme mot
Tu ne serais pas si malade. (Lafontaine.)

Double ellipse. Quelle grâce auriez-vous à mettre comme moi qui en ai servi un, et si malade que tu l’es ?

Vous Seigneur, imposteur !    (Racine.)

Belle ellipse ! C’est ainsi que le style acquiert de la concision. Au lieu de :

Vous Seigneur, vous seriez imposteur !

Le poète fait une proposition sans verbe, et chacun le comprend.

Dans tous ces cas, l’esprit n’éprouve aucun embarras, et n’a pas besoin d’appeler à son aide la réflexion pour saisir les rapports des mots entre eux. C’est là le mérite de l’ellipse, et c’est la règle que doivent suivre les jeunes gens dans l’emploi de cette figure lorsqu’ils ne pourront pas se prévaloir de l’autorité de l’usage ou de l’exemple d’un bon auteur. Mais il faut être clair avant tout ; si de l’ellipse naît une certaine obscurité, rejetez-la.

II. Pléonasme. — Abondance.

2. Le Pléonasme (plein d’abondance) est une figure qui consiste à se servir de mots qui sont inutiles pour le sens, mais qui peuvent donner à l’expression une plus grande force.

Je l’ai vu, de mes propres yeux vu,
Ce qui s’appelle vu. (Mol.)

Sans doute il suffirait de dire je l’ai vu, mais il était nécessaire de faire ce long pléonasme, pour faire entendre raison à une personne incrédule. L’on sent combien ce tour de phrase donne de force à l’affirmation.

Iriez-vous, vous ? —Moi ! J’irais.

Dans tous les cas semblables à cet exemple, le mot qui fait pléonasme contient une idée qui n’est pas exprimée, mais que la figure rend énergiquement. C’est comme si l’on disait : Iriez-vous tel que vous êtes ? —Tel que je suis j’irais. L’esprit découvre facilement ce rapport secret qu’il y a entre l’expression figurée, et l’idée qu’elle représente. Ainsi, que des écoliers connaissent un de leurs condisciples peureux, timide, faible et sans énergie ; si le cas se présente de braver un danger, et que celui-ci fasse le fanfaron, chacun lui dira :

Tu ferais cela, toi ! et sentira la force immense du pléonasme toi. Ce sera dans l’esprit des écoliers une comparaison entre le danger existant et la timidité de leur camarade. Ce sera en même temps un reproche vif et une ironie mordante à propos de ses bravades et de son défaut de courage. Tel est l’effet des figures quand elles sont bonnes. C’est de découvrir de suite l’analogie des idées avec l’expression.

Le pléonasme est vicieux s’il n’ajoute rien  à l’idée principale, comme dans cette phrase : Cela suffit, assez.

III. Syllepse. — Deux idées réunies.

3. La syllepse, qu’on nomme aussi compréhension, synthèse, signifie, suivant son étymologie grecque, l’action de comprendre une idée sans le secours du mot. C’est une figure par laquelle on fait accorder un mot avec celui auquel il correspond dans la pensée, et non avec celui auquel il s’accorde dans la phrase.

C’est ici qu’il est nécessaire que l’analogie soit juste et frappante, autrement l’on serait obscur.

Un seul être du moins me restait sous les cieux.
Ce malheur la frappa. (I.)

.Syllepse de genre. — Être, au masculin ; la au féminin. L’article la se rapporte dans la pensée à la personne frappée par le malheur.

2° Il y a syllepse de nombre, quand les mots qui se rapportent à la pensée ne sont en rapport de nombres avec aucun des mots précédents.

Tout le peuple au devant court en foule avec joie
Ils bénissent le chef que Madrid leur envoie. (V.)

Le peuple est au singulier ; ils, au pluriel, se rapporte dans la pensée aux gens qui vont en foule.

3° Vois-tu cette foule qui passe triste et recueillie ? Ils vont déposer des couronnes sur les croix du cimetière,

Syllepse de genre et de nombre. — Cette foule est au féminin et au singulier, ils an pluriel masculin ne se rapporte à aucun mot précédent ; maison rallie très bien à la pensée des hommes pieux qui vont prier.

4°Allons dans les combats porter mon désespoir,
Et mourons-y du moins, fidèle à mon devoir.

Syllepse de personne. — Allons, mourons, sont à la 1re personne du pluriel ; mon, pronom possessif au singulier, a dans la pensée l’analogie intime existante entre celui qui parle et son propre désespoir, son devoir particulier. Il y a une autre espèce de syllepse qu’on nomme oratoire par laquelle un mot est pris dans la même phrase en deux sens différents. C’est un vrai jeu de mots, que l’on doit bannir du style sérieux. Ce vers de Racine

Brûlé de plus de feux que je n’en allumai.

contient une syllepse oratoire. Brûlé de plus de feux, signifie les mouvements violents occasionnés dans le cœur par les passions ; que je n’en allumai se rapporte aux feux qui détruisirent la ville de Troie. L’ordre moral et l’ordre physique sont ainsi confondus par les mots. Ce vers est indigne de Racine qui n’aimait d’ailleurs ni les quolibets, ni les quolibetiers.

IV. Hyperbate. — Inversion de mots.

4.L’hyperbate est une figure par laquelle on renverse l’ordre naturel des mots. Elle est familière à la poésie ; la prose s’en accommode beaucoup moins. Mal employée, elle nuit à la clarté ; on ne doit s’en servir pour cette raison qu’avec beaucoup de circonspection.

Il faut dans l’hyperbate que les rapports des mots et des pensées soient tellement unis, que l’esprit n’ait point à redouter de confusion de l’emploi de la figure. Si cette confusion se produit, l’hyperbate est mauvaise.

Elle est surtout employée pour donner an récit de la rapidité, de la grâce, comme dans l’exemple suivant :

Tout-à-coup au jour vif et brillant de la zone torride succède une nuit universelle et profonde, à la parure d’un printemps éternel, la nudité des plus tristes hivers. (Rayn.)

Mettez cette phrase dans l’ordre rigoureusement grammatical, vous aurez encore, grâce à l’antithèse, un tableau frappant, mais la rapidité du style et la grâce de l’image auront disparu.

L’hyperbate diffère de l’inversion. La première dépend uniquement de la construction grammaticale et le renversement des mots est brusque et imprévu. Ce n’est ordinairement qu’un trait :

Et les hautes vertus que de vous il hérite

pour : qu’il hérite de vous.

L’inversion au contraire renverse les idées ainsi que les mots ; et c’est un des secrets du style, dont nous parlerons plus tard.

V. Conjonction.

5 La conjonction est une figure qui tire son nom du mot même qui la forme.

Elle consiste dans la répétition de la conjonction qui lie tous les membres d’une phrase. Elle donne au style plus de rapidité, et semble multiplier les parties d’une action.

On égorge à la fois les enfants, les vieillards,
Et la sœur et le frère,
Et la fille et la mère.    (Rac.)

On dirait que la conjonction et répétée ainsi rend plus nombreux les meurtres.

VI. Répétition.

6. La répétition est, comme le nom l’indique, une figure par laquelle on répète les mots ou les tours de phrase, qui rendent une idée plus énergiquement. Elle sert au langage des passions violentes, qui veulent opiniâtrement faire passer leurs mouvements dans l’âme des indifférents.

Rompez, rompez tout pacte avec l’impiété.    (Rac.)
Ton Dieu que tu trahis, ton Dieu que tu blasphèmes.
Pour toi pour l’univers est mort en ces lieux mêmes ;
En ces lieux où mon bras le servit tant de fois
En ces lieux où son sang te parle par ma voix.    (V.)

La répétition donne quelquefois beaucoup de grâce à la pensée.

Mais elle était du monde, où les plus belles choses
     Ont le pire destin,
Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,
     L’espace d’un matin.    (Malh.)
VII. Disjonction.

7. La disjonction est l’opposé de la conjonction. Par la première, loin de répéter les particules on les rejette totalement, ainsi que les transitions servant au dialogue : comme dit-il, reprit-il, etc., on obtient ainsi un récit animé, concis, rapide.

        Regardez bien, ma soeur,
Est-ce assez ? dites-moi ; n’y suis-je point encore ?
Nenni. — M’y voici donc ? — Point du tout. — M’y voilà ?
Vous n’en approchez point.    (Lafontaine.)
VIII. Apposition.

8. L’apposition consiste à mettre ensemble sans conjonction deux noms dont l’un est un nom commun, ensuite que    dernier sert de qualificatif.   

    Attila, fléau de Dieu.

Ici il y a une espèce d’ellipse, on sous-entend surnommé le ou qui se faisait appeler le,

Il y a encore apposition quand un substantif quelconque sert d’adjectif à un autre :

C’est dans un faible objet, imperceptible ouvrage
Que l’art de l’ouvrier se montre davantage.(L. Rac.)
IX. Onomatopée. — Imitation des sons.

9. L’onomatopée consiste dans la formation d’un mot, dont le son est imitatif de la chose qu’il signifie.

Il n’est pas un élève qui ne connaisse un oiseau qui, au printemps, remplit les bois et les bosquets d’un cri uniforme, séparé en deux parties, comme les syllabes d’un mot. Ce cri est : coucou, et ce nom a été formé par onomatopée.

C’est à cette figure qu’ont recours les écrivains qui veulent exprimer un bruit quelconque qu’il leur est impossible de faire entendre en termes propres. Ils disent alors,

Le glou-glou de la bouteille.

Le cri-cri du grillon.

Cric-crac, pour le choc de deux corps l’un contre l’autre.

Patara-patara pour le galop d’un cheval.

Lorsque le champagne fait en s’échappant
Pan ! Pan ! (Des.)

« L’onomatopée, dit Ch. Nodier, est l’écho de la nature, elle est le type des langues prononcées » ; mais il faut l’employer sobrement parce qu’elle ne contribue en rien à la beauté du style, qu’on n’a pas d’ailleurs souvent à peindre les objets par les sons, et qu’enfin la langue n’offrirait bientôt plus qu’une suite de cacophonies intolérables.

Les figures que nous venons de voir appartiennent plutôt à la grammaire qu’à la Rhétorique. On devrait les nommer figures grammaticales, pour les distinguer des Tropes, qui sont une deuxième espèce de figures de mots.

Tropes.

Le mot Tropes signifie roue, qui tourne. Le trope, en effet, prend un mot propre pour en faire un mot figuré ; il tourne le sens de ce mot, en le faisant dévier de sa signification naturelle.

« La nature des Tropes, dit Condillac, est de faire image en donnant du corps et du mouvement aux idées. »

A la ville, à la Cour, dans les champs à la halle,
L’éloquence du cœur par des Tropes s’exhale. (Fr.de N.)

Les tropes tiennent donc la place des expressions propres, et cette réflexion est essentielle à retenir pour distinguer un trope des autres figures ou purement grammaticales ou purement oratoires.

I. Métaphore. — Comparaison abrégée.
  1. La métaphore (qui transporte le sens d’un mot), est la plus générale, la plus variée et la plus belle des figures de mots.

Le nom  même en est devenu, dit La Harpe, tellement usuel, qu’il a perdu sa gravité scholastique. Cependant la définition en est un peu  abstraite ; mais, comme toutes les définitions,  elle s’éclaircit bientôt par les exemples. On  peut définir la métaphore, une figure par  laquelle on change la signification propre  d’un mot en une autre signification qui ne  convient à ce mot qu’en vertu d’une comparaison qui se fait dans l’esprit. Ainsi, quand  on dit que le mensonge prend les couleurs de la vérité, le mot couleurs n’est plus dans son sens propre ; car le mensonge n’a pas plus de couleurs que la vérité : couleurs veut  donc dire ici apparences, mais l’esprit saisit sur-le-champ le rapport qui existe entre les couleurs et les apparences, et la figure est claire. La métaphore a cet avantage, dit très bien Quintilien, que grâces à elle, il n’y a rien que l’on ne puisse exprimer. Mais ni lui, ni Dumarsais, ni aucun rhéteur, que je sache, n’a songé à remonter à la véritable  origine de la métaphore, qui pourtant me  paraît assez facile à reconnaître. La métaphore passe presque toujours du moral au physique, parce que toutes nos idées venant  ordinairement des sens, nous sommes portés à rendre nos perceptions intellectuelles plus sensibles par leurs rapports avec les objets physiques : de là vient que presque toutes les métaphores sont des images, et des espèces de similitudes et de comparaisons. Quand je dis d’un homme en colère, il est comme un lion, c’est une similitude : j’exprime la ressemblance générale entre un homme irrité et un lion. Si je vais plus loin et que je  dise : tel qu’un lion qui, les yeux étincelants  et se battant les flancs de sa queue s’élance avec un rugissement terrible ; tel, etc, je détaille les circonstances de la similitude et  je fais une comparaison. Si je dis simplement :  Quand cet homme est en fureur, c’est un lion, je fais une métaphore, et la métaphore, comme on voit, n’est au fond qu’une comparaison abrégée qu’achève l’imagination. Cette figure est donc née de notre disposition habituelle à comparer nos affections morales avec nos sensations, et à nous servir des unes pour exprimer plus fortement les  autres. On a dit qu’un homme était bouillant  de colère, parce qu’on a senti que cette passion donnait au sang un mouvement et une agitation extraordinaire » semblable au bouillonnement de l’eau sur le feu. C’est de la même  manière que nous sommes énivrés, consumés,  glacés, embrasés, noircis, flétris etc. Une  seule de ces métaphores expliquée suffit pour faire connaître la nature de toutes les autres. Mais il y en a aussi où les objets matériels sont comparés entre eux. On a dit la fleur de l’âge, parce que l’éclat et la fraîcheur de la  première jeunesse a rappelé les végétaux quand ils fleurissent. On a dit les glaces de  la vieillesse, parce qu’on a vu qu’elle enchaînait les articulations et arrêtait les mouvements à peu près comme la glace, en se formant, ôte à l’eau sa fluidité.

D’après ces paroles de La Harpe, toute métaphore a un rapport de comparaison. Si ce rapport apparaît de suite à l’esprit juste et régulier, la métaphore sera bonne ; elle sera mauvaise si la comparaison est trop recherchée, et que le rapport soit si peu frappant qu’on s’étudie à le découvrir.  

Aucune langue n’a autant de mots que nous avons d’idées, et c’est cette disette de mots qui a créé les figures. Pourquoi Racine a-t-il dit que le Seigneur fait luire aux yeux mortels un rayon de sa gloire ? C’est qu’il cherchait à rendre le mieux possible un trait de lumière isolé partant d’un centre radieux. La langue ne lui fournissait pas un mot propre aux émanations de la gloire divine. L’imagination du poète est venue à son secours ; par le mot rayon, il a transporté dans l’ordre physique une chose intellectuelle, à laquelle il a donné par ce moyen une forme, une figure. La gloire de Dieu ressemble alors au soleil, qui projette les rayons les plus purs et qui souvent n’en laisse percer qu’un seul, dans un ciel couvert de nuages. Le lecteur surpris agréablement s’occupe de cette image ; pour lui la chose intellectuelle est sensible, il la voit, l’admire, la compare à la chose physique, et la métaphore, qui a peut-être donné beaucoup de travail à l’écrivain, lui paraît la chose la plus simple du monde. La métaphore n’est la plus belle des figures qu’autant qu’elle réunit deux idées dans un même mot, et que ces idées deviennent plus frappantes par leur réunion. Si je dis avec Fénélon que le visage de Télémaque se flétrit, je rapproche la beauté et la fleur, et cet assemblage si naturel, si gracieux plaît à l’imagination.

La métaphore n’est faite, dit ingénieusement Quintilien, que pour remplir une place vacante, et quand elle chasse le terme simple, elle est obligée de valoir mieux.

Il suit de là qu’on ne doit employer l’expression métaphorique que quand le mot propre ne suffit pas à rendre la pensée.

Plus la métaphore est belle, quand elle est employée à propos, plus elle rebute l’esprit quand les termes de comparaison sont faux, emphatiques, triviaux, ignobles, ridicules, etc.

Un auteur a dit que le déluge universel fut la lessive de la nature. — Métaphore triviale. Un autre a dit en parlant aussi du déluge. Dieu lava bien la tête à son image. — Métaphore grotesque et inhumaine.

Les soldats de Pompée offraient, dit un poète, une indigne curée aux vautours de Pharsale. — Métaphore ignoble.

Prends ta foudre, Louis, et va comme un lion. Fausse métaphore. Un lion n’a pas de foudre. Je ne puis établir un rapport de comparaison juste ; si le poète s’était arrêté à Louis, j’aurais achevé la comparaison dans mon esprit, en pensant au maître du tonnerre, et en lui opposant Louis ; mais le lion gâte tout. Il m’arrête dans mon rapprochement qui se trouve entièrement détruit.

Je baignerais mes mains dans les ondes de tes cheveux. (Th.) — Métaphore emphatique et forcée. Je sais bien qu’une chevelure peut être ondoyante, car je vois un rapport clair entre les petites vagues formées par l’eau, et ces lignes courbées tantôt en haut, tantôt en bas, que forme une longue chevelure. Je ne blâmerais donc pas la métaphore dans les ondes de tes cheveux, mais en voulant la continuer et transformer les cheveux en bain où on peut tremper les mains, je n’ai plus de rapport de comparaison, et je ne vois qu’un mauvais jeu de mots sur l’expression ondes, déjà détournée de son sens naturel. Le bon sens est choqué et la figure ne se produit pas.

Ce petit commentaire me conduit à dire que la métaphore ne doit point être prodiguée, parce qu’on tombe alors dans l’affectation.

La métaphore a un autre genre de mérite, c’est de personnifier les passions, et de prêter du sentiment aux choses inanimées. Considérée sous ce rapport, on la trouve à chaque page non-seulement dans les poètes, mais encore dans les prosateurs.

Le chagrin monte en croupe et galope avec lui.
(Boil.)

Comment le chagrin peut-il aller à cheval ? — Où est le rapport de comparaison, base de la métaphore ? — Ce rapport n’est point dans l’action qu’on prête à la chose inanimée ; mais il existe dans la situation de la personne qui parle ou de laquelle on parie. Dans le vers de Boileau, le chagrin est dans l’âme de celui qui est à cheval, et ce rapport est facile à saisir.

Il en est de même de ce vers de Racine :

Le flot qui l’apporta recule épouvanté.

Ce n’est point le flot qui est épouvanté ; c’est le narrateur de la mort d’Hyppolite, Téramène, qui donne au flot l’effroi dont il a été saisi lui-même à la vue d’un monstre marin.

Quelquefois le rapport de comparaison est tout entier dans l’esprit du lecteur, et nullement dans le mot qui forme la figure. Il faut en ce sens que la métaphore soit heureuse et juste.

Un contemporain, après avoir dépeint un festin public, où avait régné un pêle-mêle divertissant, finit ainsi :

« Adieu, je vais cacheter ma lettre à la lueur d’une bougie et d’une chandelle, étonnées de se trouver réunies sur ma table. »

La bougie et la chandelle ne sont point étonnées ; mais ce simple mot amène de suite dans l’esprit un rapport de comparaison entre le riche qui se sert de bougies et le pauvre qui ne connaît que la chandelle ; c’est un dernier trait qui exprime très-bien la confusion des rangs. La figure est bien faite.

C’est ainsi, au moyen d’une perception plus ou moins rapide et claire du rapport de comparaison, qu’on découvre la beauté ou le défaut de la métaphore dont on veut se servir.

II. Métonymie. — Changement de nom.

11. La Métonymie (changement de nom) est un trope qui supprime le mot propre et en met un autre à la place.

Il y a plusieurs espèces de métonymies.

1° Métonymie de la cause pour l’effet :

J’ai lu Cicéron pour les ouvrages de Cicéron. Il y a à Anvers de beaux Rubens, pour de beaux tableaux de Rubens.

Cet écrivain a une belle main, pour dire que son écriture est belle.

Dans ces exemples et dans tous les cas analogues, la pensée de l’écrivain se porte plutôt sur la cause qui produit de belles choses, que sur les effets mêmes. Elle fait passer avec raison l’intelligence et l’habileté en général avant les résultats qu’elles obtiennent en particulier. Le contraire a lieu quand

2° La métonymie prend l’effet pour la cause : on dit les pâles maladies, — Les canons vomissent la mort ; et l’on entend par ces expressions : les maladies qui rendent pâles. Les canons vomissent la mitraille qui donne la mort. Il est plus naturel de considérer ici les effets que la cause. Ce qui frappe le plus dans un malade c’est la pâleur, signe extérieur des souffrances. Ce qui frappe le plus dans une bataille, c’est moins la mitraille, que l’on ne voit point, que la mort qui est l’effet du choc de la mitraille. On voit combien, dans ces deux premiers cas de métonymie qui paraissent opposés, les impressions qui tombent les premières sous les sens ont eu de part à la formation des tropes, et c’est toujours ainsi qu’il faut procéder pour créer des figures vraies et naturelles.

3° Métonymie du contenant pour le contenu : Il aime la bouteille, pour il aime le vin.

Terre et deux, admirez ; pour habitants de la terre et des cieux.

C’est toujours l’impression extérieure qui guide. On voit plutôt la bouteille que le vin ; la terre et les cieux que leurs habitants.

Métonymie du lieu. — On fait cette métonymie quand ou prend pour la chose même le nom du lieu où cette chose se fait :

C’est du bordeaux, du volnay, pour c’est du vin récolté à Bordeaux, à Volnay.

Une matines, une valenciennes ; pour une dentelle fabriquée à Malinos, à Valenciennes.

Cette métonymie est une sorte d’ellipse, et chacun voit clairement l’analogie dont j’ai parlé en traitant de cette dernière figure.

Métonymie du signe. — Par elle on prend le signe pour la chose signifiée :

L’épée, pour la profession militaire ;

La robe, pour la magistrature ;

La tiare, pour la papauté ;

La couronne, pour la royauté.

C’est encore la suite du même principe. Ce qui frappe les yeux forme la figure,

Métonymie des organes.

Les parties du corps qui sont regardées comme le siège des passions et des sentiments, se prennent pour les sentiments mêmes.

Le cœur pour le courage.

La cervelle, pour le jugement.

La langue, pour le don de la parole.

Cet homme a du cœur, mais il n’a point de cervelle, et c’est une mauvaise langue.

C’est encore par métonymie qu’on dit : un Napoléon, un Louis, pour une pièce d’or de 20 fr. et de 24 fr.

III. Synecdoque. — Sens étendu.

12. La synecdoque ou synecdoche est un trope qui fait concevoir à l’esprit plus ou moins que le mot dont on se sert ne signifie dans le sens propre.

Il y a cette différence entre la métonymie et la synecdoque, que le premier trope prend un nom pour un autre, tandis que le second ajoute à ce changement de signification une idée plus ou moins grande, en prenant tantôt le plus pour le moins, tantôt le moins pour le plus.

On emploie la synecdoque de diverses manières.

Synecdoque de genre — Les mortels, pour les hommes. La créature, pour l’homme.

« Tous les animaux pourtant sont sujets à la mort et ont été créés comme l’homme. » C’est prendre le plus pour le moins ; c’est attribuer à l’homme seul, chef-d’œuvre de la création, l’honneur d’être créature et le destin rigoureux qui le condamne à la mort, suite du péché originel. Rien n’est plus naturel, et l’imagination voit avant tout dans ces tropes la perfection de la créature et le malheur de l’homme déchu.

Synecdoque de l’espèce.

L’homme, pour l’homme et la femme.

C’est le moins pour le plus. L’attention se porte sur l’espèce la plus noble du genre.

3° La Synecdoque dans le nombre a lieu lorsqu’on met 1° le singulier pour le pluriel. L’homme, le pauvre, c’est-à-dire les hommes, les pauvres.

2° Le pluriel pour le singulier. — Il est écrit dans les prophètes, au lieu de dans le livre de tel prophète.

3° Un nombre certain pour un nombre incertain. — J’ai été cent fois à Paris, c’est-à-dire un grand nombre de fois.

Synecdoque du tout pour la partie.

Nous avons mangé un chevreuil entier à dîner, c’est-à-dire toute la chair d’un chevreuil.

Garçon, servez un bœuf, pour un morceau de bœuf.

Synecdoque de la partie pour le tout.

Cent voiles, — cent vaisseaux.

Vingt mille âmes, — vingt mille habitants.

Synecdoque de la matière.

La synecdoque nomme souvent la matière dont une chose est faite, pour la chose même.

Le fer, — l’épée.

De l’or, — des pièces d’or.

L’airain, — la cloche.

Le bronze, — le canon.

Synecdoque d’abstraction :

La vieillesse, pour les vieillards.

Dans tous ces exemples, c’est toujours le plus employé pour le moins, ou bien le moins employé pour le plus, et c’est un point important à noter pour distinguer la synecdoque de la métonymie, avec laquelle on la confond souvent. Dans la métonymie, la pensée de l’objet dont on change le nom existe indépendante de l’objet qui fournit un autre nom. Dans la synecdoque, les deux pensées sont liées de manière à former un tout. Ainsi, quand je dis : il aime la bouteille, j’ai dans l’esprit deux idées très-nettes et indépendantes : celle de la bouteille et celle du vin, qui peuvent exister séparément.

Quand je dis, au contraire : Cent voiles, les deux idées, voiles et vaisseaux, se lient intimement, de manière à ce que je ne peux pas me figurer un vaisseau naviguant sans voiles.

Il faut dans l’emploi de la synecdoque se conformer à l’usage, autrement on court le risque de ne pas se faire comprendre, et même de dire des choses ridicules. Quelle grâce aurait-on à écrire :

Cent estomacs pour cent hommes ?

Serait-on intelligible en disant :

Une pierre pour une statue ?

IV. Catachrèse. — Abus. — Extension.

13. Catachrèse, signifie abus. Dans ce trope en effet on abuse d’un mot, soit en l’appliquant à une idée qui lui est totalement étrangère, soit en prétendant par imitation aux objets qui ressemblent à ceux exprimés par le mot propre, et en ce sens c’est une sorte de métaphore.

Il y a catachrèse par abus dans : aller à cheval sur un bâton. — Ferrer d’argent une cassette, c’est-à-dire la garnir de coins et d’ornements d’argent. C’est en effet abuser des mots aller à cheval , ferrer, que de les détourner à ce point de leur signification propre. Mais, il n’y a pas d’expressions meilleures dans la langue et il faut bien s’en servir.

Il y a catachrèse par extension ou imitation, quand on dit : Une feuille de papier, La glace d’un miroir. Pour faire cette figure, on a comparé le papier aux feuilles des arbres, et l’on a vu qu’elles étaient plates, minces, légères ; les couches du papier sortant de fabrique présentant ces apparences, on les a nommés feuilles ; de même la glace est polie, brillante, unie, et les miroirs lui ressemblent, ou a nommé glace la surface d’un miroir.

On voit que dans la catachrèse par imitation on fait, comme dans la métaphore, une comparaison abrégée ; mais il y a une différence notable dans ces deux figures. La métaphore unit très souvent l’ordre physique à l’ordre moral :

Rayons (ordre physique) de la gloire de Dieu (ordre moral).

La catachrèse ne sort pas ordinairement du même ordre de choses. Elle ne va point du physique au moral, elle est plus restreinte, moins hardie.

Voilà une première remarque. Une seconde non moins essentielle, pour le cas où la métaphore prend ses termes de rapport dans un ordre unique, c’est que la métaphore compare, et que la catachrèse imite.

Ces deux nuances bien tranchées feront toujours distinguer facilement une catachrèse d’une métaphore.

V. Allégorie. — Pensée cachée.

14. L’allégorie est une métaphore continuée pendant quelque temps ; avec une allégorie on peut même faire un ouvrage entier.

Considérée comme changeant le sens des mots, l’allégorie est un trope, mais elle mérite un développement particulier comme genre de composition ; j’en parlerai avec détails dans le second livre de ce traité.

VI. Antonomase. — Nom remplacé.

15. L’antonomase est une espèce de synecdoque ; mais les rhéteurs en ont fait un trope spécial.

L’antonomase se borne a deux applications.

1° Ou elle fait un nom commun d’un nom propre ;

L’Orateur romain, pour Cicéron,

L’Aigle de Meaux, pour Bossu et,

Le Cygne de Cambrai , pour Fénélon 

Le Père du peuple, pour Louis XII.

2° Ou bien elle fait un nom propre d’un nom commun.

Un Crésus, pour un homme très riche,

Un Caton, pour un homme sage et austère,

Un Néron, pour un tyran,

Un Achille, pour un homme courageux,

Un Benjamin, pour un enfant chéri.

Dans le premier cas, l’antonomase fait entendre que celui dont on parle éclipse en son genre tous ses rivaux. Dans le second cas, on compare ceux dont on parle aux modèles que nous trace l’histoire.

Ce trope fait un très bon effet dans l’élocution, c’est un appel adroit aux connaissances historiques des lecteurs, qui se trouvent ainsi flattés et satisfaits.

VII. Métalepse. — Marque de changement.

16. La métalepse est une espèce de métonymie par laquelle on explique ce qui précède pour faire entendre ce qui suit. ou ce qui suit pour faire comprendre ce qui précède.

Elle ouvre pour ainsi dire la porte, dit Quintilien, afin que vous passiez d’une idée à une autre.

La métalepse prend donc l’antécédent pour le conséquent ou le conséquent pour l’antécédent : c’est un jeu d’idées corrélatives dont l’une réveille l’autre.

1° La métalepse met l’antécédent pour le conséquent dans les exemples suivants :

Notre ami a vécu.

Vivre est l’antécédent, mourir le conséquent. A vécu veut donc dire est mort.

Vous voulez me donner ce tableau ; vos instances me touchent, je me rends.

On se rend aux instances avant d’accepter le présent, c’est l’antécédent ; on n’accepte que lorsqu’on reçoit le don, c’est le conséquent. Je me rends veut dire j’accepte.

Une mère dit à son enfant : commence par te taire. On finit par se taire, quand on a parlé, c’est le conséquent ; commence, qui est l’antécédent, est mis pour finis.

Voici des cas au contraire où le conséquent est, par métalepse, mis pour l’antécédent :

Direz-vous, après cela, que je ne suis pas de vos amis ? Avant de dire, on croit ce qu’on veut dire. Direz-vous qui est le conséquent, est mis pour croiriez-vous, qui est l’antécédent.

Virgile a dit : après quelques épis , pour après quelques années. Les épis réveillent l’idée de la moisson : La moisson suppose l’été, et l’été rend présente la révolution de l’année.

Madame de Grignan devant faire un voyage au printemps, a dit pour engager quelqu’un à venir la voir :

« Venez profiter d’un bien qui vous sera enlevé à la première hirondelle. »

Il y a peu de métalepses plus gracieuses. Comme on le voit, la métalepse a lieu quand on passe d’une idée à une autre, comme par degrés. Lorsque les rapports sont naturels et bien ménagés, cette figure est charmante.

VIII. Hyperbole. — Excès.

17. L’hyperbole est un trope qui consiste à dire des choses plus fortes et plus étendues que les choses réelles.

On dira d’un cheval qui va très vite, qu’il court plus vite que le vent.

Tantôt l’hyperbole augmente les objets, comme dans cet exemple qui est une métaphore hyperbolique !

Des torrents de pleurs.

Tantôt elle les diminue, comme lorsqu’on dit d’un petit bateau à vapeur :

C’est une coquille de noix.

Dans les deux cas la vérité est outrée, mais ceux qui nous lisent savent réduire nos expressions à la justesse nécessaire.

L’hyperbole plaît aux jeunes gens, qui en font souvent usage, parce que leur imagination vive aime à augmenter les objets ou à les rendre plus mignons. Mais ils doivent se modérer en écrivant, parce que le talent peut très bien se passer de pensées exagérées. À force d’outrer une expression, on peut rendre fausse une pensée, et c’est un grand défaut dans le style. L’Arioste, en parlant d’un de ses héros, dit que dans la chaleur du combat, ne s’étant pas aperçu qu’on l’avait tué, il combattit toujours vaillamment.

Ce trait est absurde et choquant ; il rappelle les paroles de ce soldat français qui, voyant un de ses camarades blessé d’un coup de feu à la jambe, le chargea sur ses épaules pour le porter à l’ambulance. Chemin faisant, un boulet emporte la tête du blessé, sans que le porteur s’en aperçoive. Arrivé près du chirurgien, il dépose le corps de son camarade et voit qu’il est tué.

Tiens, s’écrie-t-il, il n’a plus de tête, et il ne me l’a pas dit . L’expression du soldat est naïve, celle de l’Arioste n’est que ridicule.

IX. Litote. — Modestie. — Diminution.

18. La litote est l’opposé de l’hyperbole. C’est un trope modeste qui paraît affaiblir par l’expression ce qu’on veut laisser entendre dans toute sa force.

Iphigénie destinée à être sacrifiée, et paraissant obéir aux ordres de son père, lui dit :

Si pourtant ce respect, si cette obéissance
Parait digne à vos yeux d’une autre récompense ;
Si d’une mère en pleurs vous plaignez les ennuis,
J’ose dire Seigneur qu’en l’état où je suis
Peut-être assez d’honneurs environnaient ma vie,
Pour ne pas souhaiter qu’elle me fut ravie.

« Ne pas souhaiter ! L’expression est bien faible ; mais comme cette retenue même, après ces protestations d’obéissance, on laisse entendre au cœur d’un père puisqu’elle n’en dit. »

(LA H.)  

Le renard de Lafontaine, désespérant d’atteindre des raisins vermeils hors de sa portée semble les mépriser ; il dit qu’ils sont trop verts , et cache ainsi par une litote son dépit et sa gourmandise.

Ces façons de parler : il n’est pas sot, il n’est pas maladroit, sont des litotes et signifient que tel homme est spirituel, qu’il est adroit.

L’artifice de la litote enchante l’esprit  et rend cette figure très remarquable.

X. Hypotypose. — Image. — Tableau.

19. L’hypotypose n’est un trope que parce qu’il met au présent un verbe qui devrait être au passé. Par cet artifice de diction il semble qu’une action se passe sous nos yeux. C’est par la réunion de belles hypotyposes qu’on fait une description rapide.

Le récit de la mort d’Hyppolite offre une longue suite d’hypotyposes.

Cependant sur le dos de la plaine liquide
S’élève à gros bouillons une montagne humide,
L’onde approche, se brise et vomit à nos yeux,
Parmi les flots d’écume un monstre furieux,
Son front large est armé de cornes menaçantes,
Tout son corps est couvert d’écailles jaunissantes ;
Indomptable taureau, dragon impétueux,
Sa croupe se recourbe en replis tortueux.
Ses longs mugissements font trembler le rivage,
Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage,
La terre s’en émeut, l’air en est infecté,
Le flot qui l’apporta recule épouvanté.
Etc., etc.

Quand on lit ce tableau, on ne songe guère à l’hypotypose ; c’est cependant ce trope qui le rend frappant et animé. Au lieu du présent mettez le passé et l’imparfait, et vous verrez l’image disparaître, de plus, le récit sera affecté et languissant.

Virgile a dit : « O Ménalque, si nous vous perdions, qui émaillerait la terre de fleurs ? Qui ferait couler les fontaines sous une ombre verdoyante. » C’est une sorte d’hypotypose, le poète veut dire : Qui chanterait les beautés de la terre émaillée de fleurs ? Qui nous peindrait le charme de ces ruisseaux qui coulent sous des ombrages verts. — En transportant à Ménalque le don d’émailler la terre de fleurs et de faire couler des fontaines, il rapproche les idées des yeux ; il les rend présentes en même temps qu’il offre à l’esprit une image gracieuse.

Il est inutile de remarquer que l’hypotypose se présente à chaque instant dans la narration comme dans le discours. On l’emploie d’instinct pour ainsi dire.

XI. Ironie. — Dissimulation.

20. Le nom de ce trope a perdu sa gravité grecque. Il n’est personne qui ne sache que par ironie on dit le contraire de ce qu’on veut (aire entendre, et que c’est la figure qui sert à railler.

Quand on entend parler, le ton de la voix indique clairement l’ironie, mais quand on lit, il est plus difficile de remarquer la figure ; il faut avoir connaissance des sentiments de celui qui parle et du mérite de la chose ou de la personne qu’on tourne en raillerie.

L’ironie fine et légère appartient à la gaîté, à l’amitié, il faut qu’elle soit si douce que l’amour propre n’en soit point blessé.

Quand on dit familièrement à quelqu’un qui arrive dans une réunion après l’heure fixée : Vous êtes d’une exactitude charmante. Vous arrivez à l’heure militaire, la douceur de l’ironie fait passer l’amertume du reproche et provoque le sourire.

L’ironie sert à la réprimande, elle est en ce cas assez incisive. Ainsi, pour reprocher à quelqu’un une faute, au lieu de s’exprimer ainsi : Qu’avez-vous fait ? Voyez les conséquences de votre démarche ; il est ordinaire de lui dire : Vous voilà bien avancé ! L’ironie est piquante, mais polie et reçue par l’usage.

Pour témoigner le mépris, on se sert encore de l’ironie : ici il n’y a plus de ménagements gardés. Le trait frappe et fait blessure. Quand Boileau dit :

Pradon, comme un soleil, en nos ans a paru.

Il traite Pradon avec mépris, et le fait regarder comme un médiocre auteur.

La colère appelle aussi souvent l’ironie à son aide. Un supérieur après avoir donné à son inférieur de bons conseils que celui-ci n’écoute point, finit par lui dire d’un ton courroucé : « Eh ! bien, allez, agissez à votre gré. Cette conduite vous mènera loin. » est l’ironie sévère de l’autorité.

« L’ironie, dit La Harpe, est quelquefois la dernière ressource de l’indignation et du désespoir, quand l’expression sérieuse leur paraît faible, à peu près comme dans ces grandes douleurs qui égarent un moment la raison, un rire effrayant prend la place des larmes qui ne peuvent couler. »

Dans Andromaque, Oreste se voit frappé des plus grands malheurs ; poursuivi par ses crimes, et trompé par ses passions, au comble de la fureur et du désespoir, il s’écrie :

Eh bien ! je suis content.

Cette ironie est effrayante. C’est, ajoute La Harpe, le sublime de la rage.

Il y a encore une autre figure qu’on nomme antiphrase et qui consiste à employer une locution, une phrase dans un sens contraire à sa signification ordinaire, afin de nier ou de démentir avec plus de force et un certain mélange de moquerie. La Mer Noire, célèbre par ses tempêtes, était nommée par les Grecs Mer hospitalière, et les furies : Euménides ou bienveillantes. Cette figure a été abandonnée par les rhéteurs modernes, parce que ce n’est tantôt qu’une ironie tantôt qu’un Euphémisme.

XII Euphémisme. — Parole bienveillante.

21. L’euphémisme est un trope par lequel on déguise des idées désagréables, tristes, odieuses, déshonnêtes, sous des termes qui présentent des idées plus décentes, plus aimables, plus gaies, etc., etc., et qui laissent deviner les premières.

L’euphémisme supprime donc l’expression naturelle et en met une autre à la place.

Expression naturelle. Euphémisme.
Je ne puis rien vous donner. Dieu vous assiste.
Allez-vous en. C’est bien, je vous remercie.
Payez-moi. N’avez-vous plus rien à commander ?
Je vous quitte

Conservez-vous.

Portez-vous bien.

Adieu.

On dit familièrement : Si vous ne faites point telle chose, ce sera une autre paire de manches. Dans ce cas, et d’autres semblable, l’euphémisme renferme une figure oratoire, la réticence, en ce sens que la menace n’énonce point ce qu’on a l’intention de faire pour punir ou se venger.

Comme on le voit, l’euphémisme est une espèce de litote, et suppose dans celui qui sait habilement s’en servir un tour d’esprit fin et délicat.

XIII. Périphrase. — Circonlocution.

22. La périphrase ou circonlocution est une figure par laquelle on substitue à l’expression simple d’une idée une expression plus développée. Elle dit en plusieurs paroles ce qu’on pourrait dire en moins, et souvent en un seul mot. Par exemple.

L’astre du jour, pour le soleil.

Quand on a recours à la périphrase pour exprimer une idée désagréable, on fait un euphémisme comme nous venons de le voir, et ce n’est point en ce cas qu’on doit donner à la figure le nom de périphrase. La périphrase n’a lieu que lorsqu’on allonge une expression naturelle qui ne rebute en rien l’esprit.

Par la périphrase, on éclaircit quelquefois ce qui pourrait être obscur. On développe son expression par égard pour les lecteurs. En parlant des Parques, par exemple, on ajoute : les trois déesses infernales qui selon la fable filent la trame de nos jours.

Mais c’est surtout lorsqu’il s’agit de donner de l’agrément à l’élocution, qu’un écrivain se sert de la périphrase. C’est une des ressources de la poésie. En voici quelques exemples :

Les ombres cependant sur la ville épandue
Du faite des maisons descendent dans les rues. (Boil.) 

Cette image fait plaisir, elle disparaîtrait si l’on disait simplement : La nuit vient.

Celui qui met un frein à la fureur des flots. (Rac.)

Grande image ! belle périphrase du mot Dieu !

La gent trotte menu, a dit Lafontaine, pour les souris.

Dans ces exemples et dans tous ceux que fournissent les bons auteurs, la périphrase fait ordinairement image, c’est-à-dire qu’elle est une description courte et vive qui présente les objets aux yeux autant qu’à l’esprit. Quand cet effet sera obtenu on pourra être assuré que la périphrase est bonne.

La périphrase employée sans nécessité, au lieu du mot propre, peut produire un effet tout contraire au but que l’on se propose. En voici un exemple divertissant :

Au moment d’aborder sa péroraison, un prédicateur Lyonnais apercevant un chien qui rôdait dans l’église en cherchant son maître, et détournait visiblement l’attention de l’auditoire, s’interrompit pour dire au Suisse : héros de l’Helvétie, chassez ce symbole de la fidélité. Je ne dis rien de la seconde périphrase ; quant à la première, elle était bien malheureuse, car l’honnête artisan français qui faisait les fonctions de Suisse, n’était rien moins qu’un héros de l’Helvétie. Cette double figure dut peu disposer l’auditoire au pathétique de la péroraison.

XIII. Allusion.

23. L’allusion est un jeu de l’esprit ; au moyen de cette figure les mots dont on se sert pour exprimer une idée réveillent le souvenir d’une idée analogue existant dans les coutumes, les mœurs, le goût, le langage, les faits, etc., etc. Soit que l’analogie soit puisée dans l’histoire ou dans la fable, soit qu’elle rappelle des choses récentes ou personnelles, l’allusion n’est pas moins bonne si les idées réveillées dans l’esprit sont connues, ou trouvées sans efforts. Ce n’est qu’à cette dernière condition que la figure est acceptable et produit son effet.

Malherbe, dans ses stances à M. du Perrier, sur la mort de sa fille, parle d’Archemore. Cet Archemore est-il bien connu ? Quelques lecteurs seulement savent que c’est un enfant des temps fabuleux qui ne vécut que quelques jours, comme la fille de M. du Perrier ; mais qui verra cette allusion ? Il faut recourir à un dictionnaire de la fable, et l’effet de la figure est manqué, parce qu’il dépend surtout de la satisfaction qu’éprouve l’esprit à saisir l’analogie du sort des deux enfants.

Un propriétaire, menacé d’être dépossédé d’une petite île par Louis XIV, lui présenta un placet où l’on remarque les vers suivants :

Qu’est-ce en effet pour toi, grand monarque des Gaules
Qu’un peu de sable et de gravier !
Que faire de mon île ? Il n’y croit que des saules
Et tu n’aimes que le laurier.

L’allusion est ingénieuse, et rappelle délicatement les victoires du grand Roi.

Certain renard gascon, d’autres disent normand.
(Lafontaine.)

Double allusion 1° au caractère des gascons, qui passent pour vaniteux et hâbleurs, 2° au goût prononcé des normands pour la chicane.

Une meute rencontre les pas d’un lièvre,

Miraud sur leur odeur ayant philosophé

Fait songer aux philosophes qui raisonnent pour trouver la vérité, et cette allusion piquante fait un très bel effet.

Il est facile d’apercevoir par ce peu d’exemples en quoi consiste le mérite de l’allusion, et quelles précautions l’on doit prendre pour la rendre sensible et agréable.

XV. Communication dans les paroles.

24. La communication dans les paroles est un trope par lequel on fait tomber sur soi-même une partie de ce qu’on dit aux autres. Elle a lieu 1° dans les reproches, comme lorsqu’un maître veut réprimander ses élèves :

Qu’avons-nous fait ? Nous n’avons pas été studieux. La figure adoucit le blâme.

2° Dans les louanges, lorsqu’il est dangereux de blesser l’amour propre des auditeurs en parlant de soi exclusivement. Un général modeste n’oserait pas s’attribuer seul la gloire d’avoir remporté une bataille, quoique le succès dût être attribué tout entier à l’excellence de ses dispositions stratégiques, et il dira par communication : nous avons vaincu l’ennemi.

L’usage de ce trope est assez restreint ; il diffère de la communication oratoire, dont il sera question plus tard.

XVI. Hypallage. — Renversement.

25. Voici une figure bien malheureuse. Les grammairiens n’en veulent pas, les rhéteurs la repoussent. Je ne jugerai pas ce grand procès, et j’admettrai volontiers l’hypallage dans la famille des tropes.

L’hypallage est une figure par laquelle on paraît attribuer à certains mots d’une phrase une signification qui appartient à d’autres mots de cette même phrase, sans qu’il soit possible cependant de se méprendre sur le sens.

Cette définition est un peu abstraite, mais quelques exemples l’éclairciront.

Il a son chapeau dans sa tête,

Il a ses souliers dans ses pieds.

sont des façons de parler assez ordinaires.

Elles forment des hypallages ; il serait plus naturel de dire : Il a la tête dans son chapeau, il a les pieds dans ses souliers.

Madame de Sévigné a dit :

« La bise de Grignan me fait mal à votre poitrine. » ce qui signifie clairement : la bise de Grignan fait mal à votre poitrine, à moi (ou ainsi qu’à moi).

Ce vers de Racine,

Et de David éteint rallumer le flambeau

offre une hypallage très belle et très remarquable.

Il serait plus naturel de dire le flambeau éteint de David, que le flambeau de David éteint.

C’est encore à cette figure que les poètes sont redevables de pouvoir changer un adverbe en adjectif, ce qui leur arrive très souvent.

Accours, vole rapide, et revient triomphant. (Ch.)

Il serait plus naturel et grammatical de dire rapidement.

Ces hypallages sont très communes dans la langue latine, où elles font très bon effet. Mais dans notre langue il faut en être sobre, parce que cette figure peut apporter de l’obscurité dans l’expression.

 

Nota. — On a pu remarquer que j’ai eu soin de donner après les noms de figures tirés de la langue grecque, des noms équivalents en français. Mais cela ne me semble pas suffire pour fixer dans l’esprit des élèves la définition des figures. Pour les aider à se familiariser avec ces consonnances étrangères et à retenir leur signification, je les ai toutes réunies dans les vers suivants que je ne donne point comme des modèles, mais qui appris par cœur peuvent rappeler facilement à l’esprit l’usage de toutes ces figures.

Figures grammaticales.

L’Ellipse ôte les mots sans nuire à la clarté,

Et sème en vos écrits grâce et vivacité ;

Honteux de n’être point cru sur parole, Erasme

Dit : j’ai vu de mes yeux, et fait un Pléonasme.

La Syllepse aime mieux le rapport idéal

Que le rapport du terme, et méprise Chapsal.

L’ Hyperbole à l’esprit présente renversée

La phrase naturelle et plaît à ta pensée.

Le son qu’en se vidant rend un verre au long cou,

Dans l’ Onomatopée est dépeint par glou glou.

TROPES.

La Métaphore veut des formes décidées,
Elle unit et compare ensemble deux idées.
Par la Métonymie on peut changer un nom,
Et mettre en ses discours l’airain pour le canon.
La Synecdoque étend ou restreint la parole,
Dit le plus ou le moins sans aucune hyperbole.
La Catachrèse imite, étend ou fait abus,
Par elle tes mots sont détournés de leurs buts.
L’Allégorie habite un palais diaphane13,
C’est un corps transparent dont on voit chaque organe.
L’Antonomase change un despote en Néron,
Par l’orateur romain elle entend Cicéron.
La Métalepse parle à demi, mais découvre
Par un mot le secret d’aller de Rome à Douvre.
Hyperbole effrontée en mer change un ruisseau,
Ou le vautour cruel en doux et faible oiseau.
La Litote craintive agit d’une autre sorte,
Elle affaiblit mais rend l’expression plus forte.
L’Hypotypose agit et parle au temps présent.
On pourrait la nommer : trope du mouvement.
Prends ta place en mes vers, ô piquante Ironie,
La Grèce est ton berceau, la France est ta patrie.
L’Euphémisme modeste est paré de velours
Pour cacher à l’esprit l’apprêté du discours.
Par un circuit adroit la Périphrase heureuse
Embellit la pensée, ou la rend moins hideuse.
L’Hypallage aide un mot à voler son voisin
Le rhéteur le permet, si l’on voit le larcin.
Figures oratoires.
La Prolepse prévient un subtile adversaire
Qui, demeurant confus, est forcé de se taire.
Par la Prosopopée on découvre un tombeau,
Le mort parle, et sa voix rend le discours plus beau.
Dans l’Antithèse on fait, en phrases opposées
Ressortir le mérite et l’éclat des pensées.
L’Apostrophe affermit et rend plus véhément
Le langage qu’emploie un rhéteur éloquent.
L’Epiphonème fait le sage moraliste
Et de tous ces mots grecs, termine enfin la liste.
Figures oratoires.

Les figures oratoires, nommées par les rhéteurs figures dépensées, se montrent sous diverses formes qui aident l’orateur à produire des effets remarquables. Elles sont, comme je l’ai déjà dit, indépendantes des mots, et subsistent, malgré leur changement. Elles consistent à donner à la phrase une tournure plus propre à l’expression des passions que les tournures simples et naturelles.

La plupart des figures oratoires sont d’un usage aussi ordinaire que les tropes et les figures grammaticales.

On leur a donné de grands noms, quoique elles appartiennent aux procédés les plus simples de l’élocution. Ici il faut encore retenir surtout la chose, et ne faire du mot que le cas qu’il mérite, afin de pouvoir distinguer seulement telle forme de telle autre.

Je ne reconnais point pour figures oratoires, malgré la division des rhéteurs, la description, la définition et l’amplification. Je les regarde plutôt comme des espèces particulières de composition, dont je parlerai quand il en sera temps.

I. Expolition.

26. L’expolition consiste à répéter plusieurs fois la même chose en termes équivalents. Pour l’employer convenablement l’écrivain considère une idée sous ses divers aspects et les présente tour à tour à l’auditeur. Au lieu de dire simplement : tout passe, Massillon s’écrie :

Les âges se renouvellent, la figure du monde change sans cesse, les morts et les vivants se succèdent et se remplacent continuellement. Rien ne demeure, tout change, tout s’use, tout s’éteint.

L’expolition sert à graver, pour ainsi dire, dans l’esprit une pensée frappante, en décomposant toutes ses nuances. Le lecteur arrêté malgré lui sur cette pensée, la retient plus surement.

II. Accumulation. — ou — énumération.

27. L’accumulation est moins minutieuse et plus oratoire que l’expolition. Celle-ci tâche de ne rien omettre, celle-là ne saisit que les aspects les plus saillants d’une pensée. L’expolition peut renfermer ses détails dans plusieurs phrases ou périodes ; l’accumulation les rassemble dans une même période, sous la même forme et dans le même mouvement. Fléchier fait une belle accumulation en disant du vicomte de Turenne ;

Conduites d’armée, sièges de places, prises de villes, massages de rivières, attaques hardies, retraites honorables, campements bien ordonnés, combats soutenus, batailles gagnées, ennemis vaincus par la force, dispersés par l’adresse, lassés par une sage et noble patience ; où peut-on trouver tant et de si puissants exemples que dans les actions d’un tel homme ?

Chaque mot indique une opération différente, et toutes ces pensées accessoires réunies autour de la pensée générale : habileté dans l’art militaire, seraient susceptibles d’un grand développement. C’est là le principal mérite de l’accumulation.

Il faut bien se garder, dans l’accumulation, d’introduire un trait qui pourrait défigurer le tableau, c’est-à-dire modifier l’idée principale, au lieu de la fortifier. Si Fléchier eut ajouté dans le passage précédent : défaites habilement réparées, il eut fait une faute parce qu’un grand général doit prévoir une défaite, et plutôt que de s’y exposer battre en retraite honorablement, comme l’a dit l’orateur.

III. Interrogation.

28. L’interrogation est une des figures les plus naturelles à l’homme. Il est impossible de ne pas l’employer quand on se sent agité par l’étonnement, la colère et les grands mouvements de l’âme.

Par l’interrogation, on avance une chose en forme de question, mais c’est bien moins pour exprimer un doute que pour rendre sensible une vérité. C’est une espèce de défi de nier ce qu’on dit ; il n’y a rien qui imite mieux la passion que cette manière vive de se proposer des questions.

Quoi ! Rome et l’Italie en cendres
Me feront honorer Sylla ?
J’adorerai dans Alexandre,
Ce que j’abhorre en Attila ?

L’indignation contre la manie des conquêtes et les horreurs de la guerre est très bien exprimée par ces vers. L’interrogation est le tour le plus propre aux reproches et contribue plus que tout autre moyen à l’expression énergique du sentiment. On peut en juger par ces admirables vers que Racine met dans la bouche de Joad s’adressant à Josabeth.

Où suis-je ? de Baal ne vois-je pas le prêtre ?
Quoi ! fille de David, vous parlez à ce traître,
Vous souffrez qu’il vous parle et vous ne craignez pas
Que du fond de l’abîme entr’ouvert sous vos pas
Il ne sorte à l’instant des feux qui vous embrasent,
Ou qu’en tombant sur lui ces murs ne vous écrasent ?
Que veut-il ? De quel front cet ennemi de Dieu
Vient-il infecter l’air qu’on respire en ce lieu ?

La surprise, la colère, l’indignation, les reproches percent à chaque mot.

IV. Apostrophe.

29. L’apostrophe est une figure éloquente, hardie par laquelle on détourne son discours de l’objet auquel il paraît être consacré pour s’adresser tout à coup à une personne absente ou à une chose inanimée, soit pour les invoquer en quelques manières, soit pour les prendre en témoignage. L’apostrophe doit être le mouvement d’une imagination fortement ébranlée, ou d’une âme puissamment affectée.

Non, nous n’espérons plus de vous revoir encore
Murs sacrés, que n’a pu conserver mon Hector !

dit Andromaque en pleurs, et cette apostrophe touchante aux murs de Troie est l’accent naturel de la douleur et des regrets.

Bossuet emploie souvent des apostrophes d’une énergie admirable. Il s’interrompt tout à coup et s’écrie :

Glaive du Seigneur ! quel coup vous venez de frapper ! O Eternel ! veillez sur elle. — Anges saints  ! rangez à l’entour vos escadrons. — O Dieu terrible, vous disposez des vainqueurs et des victoires, etc., etc.

V. Exclamation.

30. L’exclamation se fait dans les mêmes circonstances que l’apostrophe et l’interrogation. quand l’âme de l’orateur parvenue au comble de l’étonnement, de la douleur, de la joie et de l’indignation, etc., se livre à des mouvements passionnés, et par des interjections appelle à son aide des objets absents.

« O nuit désastreuse ! ô nuit effroyable ! où retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre cette étonnante nouvelle : Madame se meurt, madame est morte ? (Bossuet.) » A cette exclamation, les sanglots des auditeurs éclatèrent de toutes parts.

L’exclamation se prête au style badin :

O temps ! ô mœurs ! j’ai beau crier
Tout le monde se fait payer.
   (Lafont.)

Ainsi qu’au style tragique :

O rage ! ô désespoir !  ô vieillesse ennemie
N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie !
(Corn.)

Il est facile d’employer l’interrogation, l’apostrophe et l’exclamation. Mais il faut que ces figures soient préparées, autrement on tombe dans le pathos, en affectant un style chaleureux.

VI. Communication.

31. La communication est une figure par laquelle l’orateur semble interroger ses auditeurs, les prendre eux-mêmes pour juges, s’en rapporter à leur décision, comme dans ces phrases : Répondez-moi, qu’auriez-vous fait en telle position ? Pouvait-on agir autrement. En quoi vous a-t-on donné lieu de vous plaindre ?

Cette figure, habilement employée dans les circonstances difficiles, peut servir au triomphe de l’orateur ; car l’auditeur sait apprécier cette confiance qu’on lui témoigne et il est rare qu’il ne prenne pas parti pour celui qui flatte ainsi son amour propre.

VII. Gradation.

32. La gradation est une figure qui présente les idées dans un ordre tellement naturel, que l’esprit passe aisément de l’une à l’autre et presque sans s’en apercevoir. La gradation lie les pensées dans l’esprit et les expressions dans le discours.

Elle va du moins au plus et du plus au moins, en d’autres termes, elle est ascendante ou descendante, selon le caractère de l’idée qu’on a dans l’esprit ou la manière dont on veut l‘exprimer. S’il s’agit d’images ou de sentiments elle unit leurs commencements, leurs progrès et leur force.

Gradation ascendante :

Je deviens sacrilège, assassin, parricide.

Gradation descendante :

Vous ignorez ma misère, mes chagrins, mes peines.

VIII. Dubitation.

33. La dubitation consiste à exposer plusieurs idées et à se montrer embarrassé sur le choix de celle sur laquelle on veut insister. L’orateur a soin d’élaguer en peu de mois celles qu’il juge étrangères à son but ; il donne les motifs de sa détermination et prévient ainsi les objections qu’on pourrait lui faire de ne pas tirer de sa cause tout le parti possible. Les bons auteurs sacrés offrent de très beaux exemples de cette figure.

IX. Prolepse. — Antéoccupation.

34. La prolepse ou antéoccupation est une figure par laquelle on se pose une objection pour la détruire. On prévient ainsi les chicanes de l’esprit qui ne manquerait pas de la faire, et qui croirait voir dans le silence de l’orateur un indice de la faiblesse de ses moyens.

Cette adresse désarme l’adversaire qui se voit arracher une à une toutes ses armes et qui se trouve bientôt réduit à se taire.

X. Concession.

35. La concession est employée par l’orateur quand il est sûr de la bonté de sa cause. Il semble accorder quelque chose, mais pour en tirer avantage aussitôt, et écarte ainsi les incidents inutiles par lesquels on essaierait d’arrêter la marche de son argumentation.

XI. Permission.

36. Par la permission on se remet entre les mains d’un autre ; on lui permet tout, afin de le toucher s’il est possible, ou de le rendre plus odieux :

Assouvis la fureur dont ton cœur est épris,
Joins un malheureux père à son malheureux fils.
(Cré.)

Dit Thyeste à son frère, et cette permission est bien faite pour porter le remords dans l’âme d’un scélérat.

Quelquefois par la permission on accorde quelque chose que l’on pourrait nier, afin d’obtenir ce que l’on demande. La figure prend alors le nom d’Epitrope.

XII. Subjection.

37. La subjection est une espèce de prolepse. Dans cette figure on interroge son adversaire, on suppose qu’il répond, et on fournit incontinent la réplique.

Souvent la subjection n’est qu’une réunion de propositions dont chacune est suivie d’une autre proposition, qui sert à la précédente de réponse ou de modification. Sous cette forme, l’art est plus caché, et il faut une certaine habitude pour découvrir la figure.

XIII. Epiphonême.

38. L’Epiphonême est une phrase sentencieuse qui termine ordinairement une composition, C’est la morale du sujet qu’on vient de traiter, et qui pour être un épiphonême doit être exprimée ou par une exclamation on par une réflexion vive et courte.

XIV. Prétermission. — ou — prétérition.

39. La prétermission contient un artifice de langage par lequel on semble vouloir passer une chose sous silence, tout en l’énonçant avec force. Elle s’annonce par je ne vous dirai point, je pourrais vous dire, je ne vous rappellerai point, et sous le prétexte de ne rien dire, on dit tout.

Je pourrais alléguer, pour affaiblir mon crime,
De mon père sur moi le pouvoir légitime,
L’erreur où nous étions, mes regrets, mes combats,
Les pleurs que j’ai trois ans donnés à ton trépas ;
Mais je ne cherche point, je ne veux point d’excuse.
(V.)

La prétermission atteint son plus haut degré de beauté quand, après avoir exposé avec feu les choses qu’on a l’air d’écarter, on peint plus vivement encore celles qui suivent.

XV. Reticence.

39. La réticence est aussi une figure très adroite. Par elle l’orateur ou le poète ne poursuit pas le propos qu’il a commencé ; il passe subitement à un autre, mais de manière que l’auditeur puisse facilement suppléer ce que son silence laisse sous-entendu.

Racine met dans la bouche d’Aricée cette belle réticence :

Prenez garde, Seigneur, vos invincibles mains
Ont de monstres sans nombre affranchi les humains ;
Mais tout n’est pas détruit et vous en laissez vivre
Un… votre fils, Seigneur, me défend de poursuivre.

Cette interruption subite est bien faite pour épouvanter Thésée.

Voici une autre réticence qui n’est pas moins remarquable :

Et Biron jeune encore, ardent, impétueux,
Qui depuis… mais alors il était vertueux.

C’est laisser entendre que Biron après sa jeunesse a souillé sa vie de crimes.

Il y a toutefois un grand défaut à éviter dans l’emploi de la réticence, car l’imagination trompée peut aller au-delà du but que l’on se propose, et croire les choses plus vraies qu’elles ne le sont. L’esprit de l’homme n’est que trop disposé à la malignité, et il ne faut pas lui permettre de franchir les bornes de la vérité. Rien n’est si aisé que de calomnier à demi-mot, et la combinaison la plus profonde de la méchanceté est de savoir retenir ses coups pour les rendre plus dangereux.

XVI. Correction.

40. La correction sert  à l’orateur à se reprendre quand il a prononcé un mot qui ne rend point du tout sa pensée, ou qui ne la rend qu’imparfaitement.

L’artifice la correction consiste à faire remarquer l’expression nouvelle qu’on emploie, sans rien faire perdre à l’expression précédente de sa force et de son à propos. On s’en sert surtout quand deux idées réunies par une simple conjonction ne sembleraient pas en harmonie parfaite.

La correction s’exprime par : Que dis-je ? Où vais-je chercher mes preuves ? — Mais non, etc., et toute autre phrase de ce genre.

Je le méprise, que dis-je ? je le haïs.

C’est la fortune, ou plutôt la vertu qui l’élève à un si haut degré.

Peut-être serait-il touché de mes misères ?
Mais non, jamais son cœur n’a connu la pitié.
(Rac.)
XVII. Suspension.

41. La suspension est une figure très originale qui plaît infiniment dans le discours. Par elle, l’orateur excite l’attention ; on croit deviner ce qu’il va dire et l’on est très surpris de voir arriver toute autre chose. En voici un exemple très piquant :

Après le malheur effroyable
Qui vient d’arriver à mes yeux,
Je croirai désormais, grand Dieu !
Qu’il n’est rien d’incroyable :
J’ai vu, sans mourir de douleur,
J’ai vu… siècles futurs, vous ne pourrez le croire,
Ah ! j’en frémis encore de dépit et d’horreur,

À en juger par ces mots, une grande infortune a sans doute frappé celui qui parle. On attend une description tragique ; le cœur s’émeut d’avance, et l’imagination est au comble de l’anxiété. Comment en cet état ne point éclater de rire quand le poète s’écrie :

J’ai vu mon verre plein et je n’ai pu le boire.

La suspension sert à tous les tons ; si la précédente excite l’hilarité, la suivante porte la tristesse dans l’âme.

 Combien de fois a-t-elle remercié Dieu de deux grandes grâces : l’une de l’avoir faite chrétienne, l’autre… Messieurs, qu’attendez-vous ? Peut-être d’avoir rétabli les affaires du Roi son fils ? Non, c’est de l’avoir faite Reine malheureuse.(Boss.)

XVIII. Comparaison.

42. La comparaison rapproche deux idées qui se ressemblent soit par plusieurs côtés soit par un seul. Le triple but de cette figure est de donner plus de grâce au discours, plus de force au raisonnement ou plus de clarté à l’élocution.

La comparaison est surtout du domaine de la poésie ; mais l’éloquence ne se l’interdit point. Bossuet dans l’oraison funèbre de la Reine d’Angleterre voulant la peindre seule debout au milieu d’une révolution qui avait renversé le monarque et le trône, exprime sa pensée par cette belle comparaison qui fait image.

Comme une colonne dont la masse solide paraît le plus ferme appui d’un temple ruineux, lorsque ce grand édifice qu’elle soutenait fond sur elle sans l’abattre, ainsi la Reine se montre le plus ferme soutien de l’état, lorsqu’après en avoir porté le faix, elle n’est pas même courbée sous sa chûte.

La comparaison, dit E. Héreau, est une des figures les plus riches de l’éloquence et de la poésie ; ses qualités sont la clarté, la netteté, la justesse et une judicieuse étendue, car il faut choisir les analogies et non les épuiser.

Les comparaisons doivent être employées à propos et avec discrétion. Prodiguées, elles blessent et importunent.

Il n’est pas nécessaire qu’elles relèvent les objets ; si elles les peignent vivement, justement, cela suffit.

Il faut prendre garde d’employer celles qui sont vieillies ou trop communes, et les choisir neuves, autant que possible.

La comparaison prend le nom de contraste, quand pour fortifier une idée, on met en opposition une seconde idée, tout-à-fait différente, mais qui a des analogies frappantes avec la première, comme dans cette phrase de M. de Bonald :

La vérité, dans les ouvrages de raisonnement, est un Roi à la tête de son armée un jour de combat. Dans les ouvrages d’imagination, elle est comme une Reine le jour de son couronnement.

XIX. Antithèse.

43. L’antithèse est le contraire de la comparaison. C’est, a dit Labruyère, l’opposition de deux vérités qui se donnent du jour l’une et l’autre. Cette définition concise a besoin d’être expliquée par des réflexions et des exemples.

Par l’antithèse, on fait ressortir les différences qui existent entre deux choses, en opposant l’une à l’autre.

Il y a trois sortes d’antithèses : 1° celle qui n’est que dans les mots ; 2° celle qui est toute dans la pensée ; 3° celle qui est tout à la fois dans les mots et dans les pensées.

L’antithèse est dans les mots, lorsqu’en les changeant elle n’existe plus.

La licence a vaincu la pudeur, l’audace la crainte, la démence la raison. (Cic.)

Elle est dans les pensées lorsqu’elle subsiste malgré le changement des mots.

Elévation et bassesse, force et faiblesse, grandeur et néant ; voilà tout l’homme.

Enfin, elle est dans les pensées et dans les mots, lorsque les deux oppositions peuvent exister séparément.

Jeunes gens, écoutez un vieillard que les vieillards écoutaient lorsqu’il était jeune.

Les antithèses plaisent dans les ouvrages d’esprit ; elles y font à peu près le même effet que dans la peinture les ombres et les jours qu’un artiste habile a l’art de placer à propos ; mais l’emploi de cette figure exige du goût, l’étude des situations et le sentiment des convenances. Les passions s’en accommodent peu, et les sentiments vifs encore moins. Quand ces derniers sont en jeu, il faut être sobre d’antithèses, car on est à deux pas de l’affectation et du ridicule. Voici un cas toutefois où l’antithèse habilement employée par le grand Corneille donne à la douleur une expression attendrissante. Deux guerriers, amis et beaux-frères, sont en présence et prêts à s’entretuer. Ils ont été choisis, chacun par leur pays, pour terminer la guerre par la mort de l’un d’eux. Horace, farouche Romain, ne voit que l’honneur de sa patrie ; Curiace, sensible Albain, déplore la guerre qui sépare deux familles. Ecoutons la fin de cette scène immortelle :

HORACE.
Si vous n’êtes Romain soyez digne de l’être !
........
Contre qui que ce soit que mon pays m’emploie,
J’accepte aveuglément cette gloire avec joie.
Ce droit saint et sacré rompt tout autre lien ;
Rome a choisi mon bras, je n’examine rien.
Avec une allégresse aussi pleine et sincère
Que j’épousai la soeur, je combattrai le frère.
Et pour trancher enfin des discours superflus,
Albe vous a nommé : je ne vous connais plus !
CURIACE.
Je vous connais encore, et c’est ce qui me tue ;
Mais cette âpre vertu ne m’était point connue,
Comme notre malheur elle est au plus haut point,
Souffrez que je l’admire et ne l’imite point.

Un commentateur de Corneille raconte qu’à ces mots : je ne vous connais plusje vous connais encore, tout le inonde se récria d’admiration. Et pourtant ce beau passage est dû il une simple antithèse de mots, tant est puissant le jeu des figures dans le discours !

L’antithèse est une des ressources les plus puissantes pour l’écrivain ; mais elle doit être ménagée, et comme toutes les figures à grand effet ne paraître qu’à propos.

Je ne parle point des jeux de mots ou pointes qui naissent de l’antithèse des mots. Quoique le jeu de mot puisse être toléré dans le style badin, où il peut faire quelquefois bon effet, on doit dire qu’en règle générale il est indigne d’un écrivain sérieux.

XX. Commination.

44 La commination a pour objet d’intimider ceux à qui l’on parle par la peinture des maux qu’ils auraient à souffrir. Elle est d’un effet d’autant plus sûr que les maux sont plus prochains ou plus infaillibles.

Joad dit à Mathan :
De toutes tes horreurs, va, comble la mesure ;
Dieu s’apprête à te joindre à ta race parjure,
Abiron et Dathan, Doëg, Achitophel ;
Les chiens à qui sou bras a livré Jézabel,
Attendant que sur loi sa fureur se déploie
Déjà sont à ta porte et demandent leur proie. (Rac.)
XXI, XXII, XXIII. Obsécration, déprécation, imprécation.

45. Par l’ obsécration, on implore l’assistance de Dieu ou de quelque puissance supérieure, pour obtenir ce que l’on désire par d’instantes prières.

46. Par la déprécation, on souhaite du bien à quelqu’un et souvent à soi-même.

47. Par l’ imprécation, on fait tout le contraire en appelant sur soi ou sur les autres les maux les plus cruels. Les vers suivants offrent un exemple de ces trois figures :

IMPRÉCATION.
Grand Dieu ! si tu prévois qu’indigne de sa race.
Il doive de David abandonner la trace,
Qu’il soit comme le fruit en naissant arraché,
Ou qu’un souffle ennemi dans sa fleur a séché.
DÉPRÉCATION.
Mais si ce même enfant à les ordres docile
Doit être à tes desseins un instrument utile,
Fais qu’au juste héritier le sceptre soit remis.
IMPRÉCATION,
Livre en mes faibles mains ses puissants ennemi  ,
Confonds dans ses conseils une reine cruelle,
Daigne, daigne, mon Dieu, sur Nathan et sur elle
Répandre cet esprit d’imprudence et d’erreur,
De la chute des Rois funeste avant-coureur. (Rac.)

Il y a deux imprécations dans ce passage, et une seule déprécation. Le passage entier est une obsécration.

XXIV. Optation.

48. L’optation exprime un désir violent d’obtenir quelque chose. Elle se sert d’exclamations et s’annonce par :

Plut à Dieu ! Fasse le ciel ! etc.

Qui viendra terminer les tourments que j’endure ! (C.)
XXV. Serment.

49. Le serment est une figure qui consiste il ajouter à son affirmation des circonstances extraordinaires qui en établissent la sincérité d’une manière solennelle.

Tantôt on fait un détail de choses impossibles qui arriveraient avant qu’on ne violât l’engagement que l’on prend.

Le cerf d’un vol hardi traversera les airs,
Les habitants des eaux fuiront dans les déserts,
La Saône ira se joindre aux rives de l’Euphrate
Avant qu’un lâche oubli me fasse une âme ingrate.

Tantôt l’on déclare que les plus grands dangers ne pourront ébranler une résolution.

Dût le ciel irrité nous rouvrir les enfers,
Dût la foudre à mes yeux ébranler l’univers,
Je n’immolerai point une tête innocente.    (Cré.)

Souvent le serment est sous forme d’imprécation.

Si je viens à l’oublier, dit le Psalmiste, ô Jérusalem, que ma main se dessèche.

Quelquefois enfin le serment prend une forme religieuse par Y invocation de Dieu ou des saints.

O vierge sainte, plutôt mourir que de perdre l’innocence (H. l’
XXVI Prosopopée.

50. La Prosopopée est la plus hardie et la plus belle de toutes les figures. Elle consiste à faire agir ou parler une personne absente ou morte, ou même une chose inanimée.

Il y a donc deux sortes de prosopopées.

1° La prosopopée de langage, Fléchier dans l’oraison funèbre de Montausier le fait sortir du tombeau, et comme si l’orateur avait tort de donner des éloges à son héros, celui-ci s’écrie : « Laisse-moi reposer dans le sein de la vérité, et ne viens pas troubler ma paix par la flatterie que j’ai haïe. Ne dissimule pas mes défauts, et ne m’attribue pas mes venus : loue seulement la miséricorde de Dieu qui a voulu m’humilier par les uns et me sanctifier par les autres. »

Peut-on louer plus éloquemment la modestie, l’humilité et la franchise d’un homme célèbre ?

2° La prosopopée d’action : un poète contemporain après avoir reproché aux philosophes du dernier siècle leurs erreurs et leurs maximes, les convie à venir contempler les fruits qu’elles ont produits de nos jours. Il les met en scène, en leur disant :

Eh bien ! le temps sur vos poussières
A peine encore a fait un pas
Sortez, ô manes de nos pères,
Sortez de la nuit du trépas,
Venez contempler votre ouvrage.
Venez partager de cet âge
La gloire et la félicité.
O race en promesses féconde !
Paraissez ; bienfaiteurs du monde
Voilà votre postérité !
Que vois-je ? Ils détournent la vue,
Et se cachant sous leurs lambeaux
Leur foule de honte éperdue
Fuit et rentre dans les tombeaux.
Non, non, restez, ombres coupables,
Auteurs de nos jours déplorables
Restez ; ce supplice est trop doux,
Le ciel trop lent à vous poursuivre
Devait vous condamner à vivre
Dans le siècle enfanté par vous.

L’éloquence et la poésie ont seules le privilège d’employer la prosopopée ; encore ne peuvent-elles y recourir que dans des circonstances particulières et rares : car si la prosopopée n’est pas de nature à produire un grand effet, elle devient ridicule et glace les auditeurs au lieu de les électriser.

Quelques rhéteurs mettent encore au nombre des figures de pensées l’exténuation et l’exagération. La première est la litote et la seconde l’hyperbole, mais employées toutes deux oratoirement, c’est-à-dire avec les développements propres à l’éloquence.

Après toute cette nomenclature, plusieurs remarques importantes doivent être présentées aux jeunes gens.

1° Toutes les figures contribuent, chacune pour sa part, à l’ornement du style, et lorsqu’elles se présentent justes et naturelles, on doit s’en servir avec empressement.

2° Mais c’est l’à propos de leur emploi qui fait surtout leur beauté, et pour cette raison on ne doit pas leur courir après et les placer sans une sévère attention. Faute de précautions, une composition ressemblerait à un amas confus de fleurs qui n’aurait rien d’agréable et qui attendrait, pour plaire, que la main d’un artiste habile les arrangeât dans un ordre parfait.

3° On ne peut mieux comparer une bonne composition qu’à ces parterres disposés symétriquement et avec goût. Les bouquets de fleurs sont séparés entr’eux par un tendre gazon dont la fraîcheur est entretenue par une source vive.

Les plus beaux ornements ne sont pas tous ensemble, ils sont placés dans les endroits où ils font le meilleur effet pour l’œil : souvent au détour d’une allée on est surpris de rencontrer un brillant jet-d’eau, une petite grotte, une belle statue ; quelquefois l’œil est charmé par la vue d’arbres majestueux qui élancent leurs cîmes vers les nues. Enfin, en avançant, on finit par découvrir dans le lointain un bosquet qui vous attend pour protéger votre repos, où vous arrivez sans fatigue et charmé de tout ce que vous avez vu.

Cette allégorie est facile à saisir : chacun voit dans la source vive, l’imagination ; dans le gazon frais, le style ; dans les bosquets de fleurs, les ornements ; dans les arbres majestueux, les splendeurs de l’élocution ; dans les surprises cachées par les détours des allées, les secrets du langage ; enfin, dans le bosquet de repos, le but du discours. Que l’on compare ce magnifique parterre à une prairie de mai liée de fleurs si l’on veut, mais où tout est jeté pêle-mêle, où l’on ne peut avancer sans une fatigue extrême, et l’on sentira combien il est important de bien distribuer ses ornements.

4°Il faut le répéter à satiété : ménagez les figures, n’en rassasiez pas l’esprit. Quelqu’un a dit que leur emploi multiplié était un signe de la dégénérescence du goût. Cette pensée quoique exagérée contient un sens profond, et pour ne pas la rendre vraie, le seul moyen est de ne point faire abus des figures et de les réserver pour les occasions indiquées par la nature et le goût.

5° Les figures doivent naître du sujet, dont elles sont presque inséparables. Si votre sujet, est pauvre, vous aurez beau rhabiller richement, on découvrira voire artifice ; s’il est riche au contraire, laissez faire votre imagination et ne réprimez que ses écarts ; elle saura bien trouver des vêtements splendides qui lui conviendront à merveille. En vain vous chercherez des phrases brûlantes et des tours ingénieux, si la matière que vous traitez est repoussante et mal choisie, vous tomberez dans la déclamation. En un mot, si vous paraissez chercher une figure ailleurs que dans votre sujet et que vous vous obstiniez à vouloir l’y coudre comme un galon sur un habit, vous ferez un effet pitoyable.

6°Les figures grammaticales et les tropes sont d’un usage très-fréquent, comme je l’ai déjà dit.

Aussi je n’ai point eu en vue d’en restreindre trop remploi en exposant les réflexions précédentes. Le goût sera le premier guide, il les placera il propos ; le second sera, pour les figures de mots proprement dites, la grammaire, et pour les tropes, l’usage. Mais les figures oratoires exigent une toute autre circonspection. Il faut les préparer et les amener avec art, pour ne pas choquer brusquement l’esprit. Il en est de même des figures de mots qu’on veut employer d’une manière oratoire.

7° Le génie de l’écrivain contribue beaucoup à la perfection des figures ; si nous ne sommes point naturellement portés  à nous servir du style figuré, il ne faut point tenter de le faire, car nous paraissons bien vile affectés : on peut produire beaucoup d’effet en écrivant simplement. Avant que d’écrire il est donc nécessaire d’étudier et de connaître d’abord son propre génie, ensuite d’écouter les inspirations de la nature, en l’embellissant, s’il est possible, quelquefois, mais en ne la forçant jamais.

8° Il ne faut rien faire pour l’amour des mots qui n’ont été inventés que pour les choses.

Comme l’a dit Fénélon, la parole ne doit servir que pour la pensée, et la pensée que pour la vérité et la vertu. Peu importerait donc que la pensée fût exprimée plus ou moins figurément si elle servait à la vertu et à la vérité ; mais n’oublions pas que les figures plaisent, instruisent et touchent, et sachons les faire servir comme la simple parole au triomphe de ces deux choses, les seules qui soient grandes et dignes de l’homme.

9° Enfin, souvenons-nous que les figures sont un artifice, et

« comme il est naturel à l’homme  de se défier de toute espèce d’artifice, la meilleure figure est celle qui est si bien cachée qu’on ne l’aperçoit pas. Il faut donc  que la force de la pensée et du sentiment soit telle, qu’elle couvre la figure et ne permette pas d’y songer. » (Longin.)

Section deuxième. Des splendeurs du style.

J’entends par splendeurs du style certaines formes majestueuses qui peuvent accompagner les figures, mais qui se produisent souvent sans elles. Elles dominent le style comme les grands arbres les arbrisseaux.

A la tête de ces grandes formes exceptionnelles du style est le sublime.

I. Sublime14.

Le sublime en tout genre est le don le plus rare.(V.)

Je ne veux point parler ici de ce qu’on appelle le style sublime et fort improprement : car il n’est donné à aucun génie d’écrire en style constamment sublime. C’est comme si l’on voulait regarder fixément le soleil, ou ne voir qu’à la lueur d’éclairs non interrompus. Le sublime est si près du pathos et même du ridicule qu’il faudrait une vertu divine pour éviter ces deux écueils. Ce n’est pas qu’il n’y ait un style sublime ; mais il est inséparable de la pensée sublime, sans laquelle il ne pourrait exister, et bientôt nous en verrons des exemples.

Le sublime est la plus grande force de l’expression réunie à la plus grande hauteur de la pensée.

Je prends sur moi cette définition qui n’est peut-être pas meilleure que toutes celles données jusqu’à présent par les rhéteurs. Le sublime est une chose si belle que personne n’a pu encore expliquer ce que c’est en peu de mots. On le sent, mais on est embarrassé pour dire ce que l’on sent.

« Le sublime, dit Longin, exerce sur nous une puissance irrésistible. Il nous commande comme un maître, il nous terrasse comme la foudre, notre âme s’élève quand elle entend le sublime. Elle est comme transportée au-dessus d’elle-même, et se remplit d’une espèce de joie orgueilleuse, comme si elle avait produit ce qu’elle vient d’entendre. »

C’est là parler dignement du sublime. Oui, lorsque nous entendons le sublime, notre âme s’élève elle suit l’instinct de son immortalité : elle aspire vers le Dieu qui lui a donné les grandes pensées et les sentiments généreux. Elle le remercie malgré nous par un élan de l’avoir faite si noble, puis se repliant sur elle-même, elle garde du mot qu’elle a entendu un souvenir profond que rien n’effacera désormais.

C’est peut-être là le secret de cette impression extraordinaire que l’homme éprouve en entendant le sublime ; car cette impression est si immatérielle qu’il ne peut en rendre compte, et c’est ce qui lui arrive toutes les fois qu’il veut analyser les éléments du monde intellectuel, demeure éternelle des esprits, séjour de toute beauté et de toute perfection, parce que Dieu y est seul le maître. Demandez en effet à quelqu’un qui vient d’entendre un mot sublime, pourquoi il trouve cela beau ; votre question lui semblera déplacée et il ne pourra vous donner ses raisons. Il vous répondra : cela est beau parce que je suis ravi, transporté, hors de moi. II est hors de lui réellement, car son âme l’a quitté peut-être un moment pour aller embrasser celle de ses sœurs qui a fait entendre un son divin, et l’a laissé seul avec la parole humaine qui est impuissante à vous satisfaire.

Je m’éloigne du sublime en parlant de ses étonnants effets. Je vais tacher de le rendre sensible aux jeunes gens.

Le sublime a deux parties bien distinctes, la pensée et l’expression. La pensée peut être sublime sans que l’expression le soit, mais l’expression n’est jamais sublime sans la pensée ; l’expression sera grande, majestueuse, noble, riche, etc,, mais pour être sublime, il lui faut une pensée sublime. D’un autre côté il faut, pour qu’il y ait sublime, que l’expression soit tellement forte qu’on ne puisse lui en substituer une plus forte.

La pensée sublime se sent et ne se définit point ; l’expression sublime est à toute la hauteur possible du langage de l’homme. Quand ces deux choses sont réunies, le sublime est trouvé. Voyons un exemple :

C’est Dieu qui du chaos a fait tomber les voiles,
    Sa puissance affermit tes cieux
    Son souffle sema tes étoiles
    Que la nuit étale à nos yeux.
L’onde entra dans son lit, à ses ordres sublimes
Et le vaste Océan dans ses profonds abîmes
    Enferma ses îlots orgueilleux. (Rippert.)

Cette strophe est digne de Racine : Elle offre d’un bout à l’autre un modèle de style sublime, parce que la pensée sublime raccompagne partout. Mais le sublime parfait ne s’y montre qu’une fois. Analysons :

C’est Dieu qui du chaos a fait tomber les voiles

Voiles du chaos offre une métaphore hardie, peu usitée, mais frappante de justesse. L’esprit rapproche promptement l’idée du chaos avec celle des choses cachées et couvertes de voiles. — La pensée est sublime, car il faut une puissance surhumaine pour produire l’effet exprimé ; mais le sublime, ennemi de toute périphrase n’est point dans l’expression ; car on pourrait dire plus fortement ; Dieu dissipa le chaos. Aussi le sublime se trouve-t-il presque dans ce vers d’un autre poète :

Dieu parle, et le chaos se dissipe à sa voix. (V.)

A sa voix est de trop, et suffit pour empêcher le sublime pariait.

Sa puissance affermit les cieux.

Pensée sublime encore. L’expression affermit n’est point assez forte : car le poète, sans rompre la mesure du vers, eut pu mettre créa, et rencontrer le sublime.

Son souffle sema les toiles.

Voilà le vrai sublime ! Quelle puissance que celle qui d’un souffle envoie chaque étoile à sa place, en les semant dans l’étendue des cieux ! Et quel autre mot plus fort pourrait-on mettre à la place de sema… La pensée sublime et l’expression sublime sont jointes, et le sublime naît de cette union.

Que la nuit étale à nos yeux serait un remplissage sans la métaphore gracieuse qui prête à la nuit une sorte d’orgueil. On aime à la voir étaler ses richesses, présents du créateur, et montrer à nos yeux ces étoiles qui font son ornement. C’est ainsi que souvent un mot qui fait image demande et obtient grâce pour un détail superflu. Remplacez ce vers par les étoiles qu’on voit pendant ta nuit, et vous serez diffus, car chacun sait que ce n’est point pendant le jour qu’on voit les étoiles.

L’onde entra dans son lit, à ses ordres sublimes
Et le vaste Océan dans ses profonds abîmes
Enferma ses flots orgueilleux.

La pensée ne cesse pas d’être sublime, mais l’expression qui se développe en périphrase, rejette loin le sublime. Néanmoins cette périphrase même ne manque pas de mérite, car en faisant agir l’Océan, elle fait une prosopopée mignonne qui plaît et récrée par l’image, en même temps qu’elle étonne par le sublime de la pensée.

Si l’on veut maintenant examiner le fond de cette strophe on reconnaîtra que mise en prose très simple elle offrirait un exemple admirable du sublime :

Dieu parle ; le chaos se dissipe, les cieux sont créés ; d’un souffle il sème les étoiles ; il commande et les mers se renferment dans leurs limites.

La simplicité de l’expression produit plutôt le sublime que le langage figuré.

Dieu dit : que la lumière soit faite, et la lumière fut . Il n’y a là aucune figure, c’est un ordre donné et aussitôt exécuté ; où trouverait-on des expressions plus fortes et plus simples, jointes à une telle sublimité de pensées ?

Le sublime prend sa source dans les grandes images, dans les grandes passions, dans les grands sentiments, dans les grands caractères, en un mot dans tout ce qui est grand et au-dessus des actions ordinaires.

Le père des trois Horace, apprenant qu’au lieu de mourir glorieusement, l’un de ses fils a fui pour vaincre, ne peut supporter cet opprobre, et quand on lui dit :

Que vouliez-vous qu’il fit contre trois ?

il répond : Qu’il mourût, et ce simple mot est le sublime de l’honneur et de l’amour de la patrie.

Un bataillon de la garde impériale se trouve entouré par l’ennemi à Waterloo, et sommé de se rendre, son commandant répond : La garde meurt  ; sublime de la valeur et du dévouement militaires.

Moïse dit à Dieu, en parlant des Egyptiens engloutis dans la Mer Rouge : Tu as soufflé, et l’onde les a ensevelis  ; sublime de la puissance.

On racontait devant une femme du peuple que Dieu avait ordonné à Abraham d’immoler son fils. Ah ! répond-elle éplorée, Dieu n’aurait pas commandé ce sacrifice à une mère  ; sublime de l’amour maternel.

Le sublime, dit-on, se rencontre quelquefois dans le silence : sans doute, comme il peut se rencontrer dans toutes les grandes actions. Un trait héroïque a sa pensée profonde qui fait agir, et son langage n’a pas besoin de venir à nos oreilles ; le cœur entend tout. La vue d’une grande action nous transportera même davantage que son exposition, lors même qu'elle serait sublime. Rapporter toutes ces sortes de sublimes d’actions, ou sublime proprement dit, celui qui est seul du domaine de la Rhétorique, c’est trop étendre les mots.

Il me semble que les jeunes gens ont dû comprendre la nature du sublime, et qu’ils sauront le distinguer dans les auteurs en appliquant ma définition : de là il n’y a qu’un pas pour le placer dans leurs compositions quand le sujet s’y prête ; mais il ne faut pas croire que tout sujet comporte le sublime. Nous avons en nous un bon sens qui nous indique où le sublime convient et où il est déplacé.

Si donc on trouve à l’improviste, remarquez ce mot, une pensée grande, généreuse, magnanime, qu’on se garde bien de l’embellir et de la charger de périphrases ; cherchez l’expression la plus forte et laissez au sublime cette simplicité majestueuse qui lui convient si bien. Quelles autres expressions pourrait-on mettre dans la bouche du vieil Horace, du guerrier français, de cette pauvre mère alarmée pour son fils, de Moïse remerciant Dieu de l’avoir délivré de ses ennemis ? — Aucune.

J’ai dit que le sublime se trouve à l’ improviste.  Il fuit en effet celui qui le cherche ; il est rare, instantané, imprévu. C’est un éclair qui brille sans qu’on l’attende, c’est un trait qui frappe avant qu’on l’ait vu dans l’air. Si l’on s’attend au sublime, son effet est manqué ;car l’âme se prépare à la sensation qu’elle va éprouver. Les jeunes gens remarquent cela facilement ; quand on leur cite des exemples de sublime, ils restent à peu près indifférents et froids ; mais quand ils l’entendront avant d’avoir pu prévoir qu’il était près d’eux, ce sera une toute antre affaire, ils seront surpris, extasiés, et le sublime produira dans leur âme son effet surnaturel.

II. Majesté.

La majesté dans le style consiste à parler dignement et gravement des choses saintes et de tout ce qui a droit à nos hommages et à nos respects. Le style majestueux est bien près du style sublime ; il en diffère en ce que dans celui-ci la pensée ne peut cesser d’être sublime, tandis que dans celui-là la pensée sublime peut s’évanouir pour faire place à une pensée auguste, élevée, et toujours au-dessus des pensées ordinaires de l’homme.

Bossuet est l’orateur qui a su mettre souvent la majesté de son style à la hauteur de ses sujets, et l’on peut voir un exemple parfait de style majestueux dans la période carrée que j’ai citée page 80.

Tel est encore ce passage de David : « Il a incliné les cieux et il est descendu ; les nuages étaient sous ses pieds. »

Quelle image majestueuse !

III. Magnificence.

La magnificence est moins que la majesté. Le style majestueux parle des choses presque surhumaines ; le style magnifique convient à de moins grands sujets. Si l’écrivain sait joindre à l’éclat de la forme, de la parole, la grandeur du fond, de la pensée, s’il sait présenter à l’esprit une belle image en termes choisis, il parle avec magnificence.

Bossuet dit de la Reine d’Angleterre fuyant de son royaume :

O voyage bien différent de celui qu’elle avait fait sur la même mer, lorsque, venant prendre possession du sceptre de la Grande-Bretagne, elle voyait, pour ainsi dire, les ondes se courber sous elle et soumettre toutes leurs vagues à la dominatrice des mers !

Ce style est plein de magnificence, et dans un cas où on ne l’espérait guère, dans une fuite. C’est que cette image de la mer qui se courbe et fait hommage de ses vagues à une grande Reine, présente une idée magnifique par elle-même, et magnifiquement exprimée.

IV. Pompe.

La pompe consiste à donner à son sujet tout l’éclat dont il est susceptible. La pompe choisit les expressions brillantes, les tours élégants, pour rehausser la pensée. Elle séduit, charme, éblouit ; elle recourt souvent aux figures.

Fénélon offre dans son Télémaque de forts beaux exemples de style pompeux. Le mélange de faits naturels et merveilleux, produit par l’intervention de la divinité dans la vie de son héros, fournit à l’auteur des descriptions charmantes que tout le monde sait par cœur.

Soyez riche et pompeux dans vos descriptions, a dit Boileau, et cette recommandation indique de quel genre d’écrire la pompe s’accommode le mieux. Toutefois, la pompe convient à peu près à tout, excepté au style simple et le poète dit aussi :

On peut être à la fois et pompeux et plaisant.

V. Noblesse.

La noblesse est dans le fonds, quand la pensée présente un grand objet avec plus d’éclat que de vérité ; elle est dans la forme quand on remplace à propos une expression trop commune :

Si Boileau avait dit de Louis XIV, qu’il ne s’est point hasardé à passer le Rhin, il aurait fait au grand Roi un pauvre compliment, mais en disant qu’il

Se plaint de sa grandeur qui rattache au rivage

il exprime une pensée noble, rendue noblement.

Si Bonaparte, au pied des Pyramides, avait dit à ses soldats ; Ces pyramides vous regardent, il aurait fait rire ses grognards, qui tirent électrisés par la noblesse des paroles suivantes :

Soldats ! du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent. 

Je n’ai pas besoin de recommander la noblesse d’expression, celle qui consiste à rejeter les mots trop bas ou à les employer au moyen de quelque correctif, qui leur serve de passeport.

Cette attention est innée pour ainsi dire, dans les jeunes gens qui ont à cœur leur considération personnelle.

VI. Richesse.

La richesse du style consiste dans l’abondance des idées sur le même sujet, et dans l’expression concise qui les rend :

..... Voila le Dieu que tout esprit adore,
Qu’Abraham a servi, que rêvait Pythagore,
Que Socrate annonçait, qu’entrevoyait Platon ;
Ce Dieu qu’à l’Univers explique la raison,
Que la justice attend, que l’infortune espère,
Et que le Christ enfin vint montrer à la terre.     (L.)

Qui n’admirerait cette richesse de style ? Chaque hémistiche contient une analyse des idées religieuses de divers hommes, c’est-à-dire la matière d’un ouvrage, et ces idées se rapportent toutes à une seule : Dieu

VII. Profondeur.

La profondeur consiste à exprimer un sens très-étendu en peu de mots, de telle sorte que, pour comprendre parfaitement la pensée, il faut appeler à son aide la réflexion.

« En allant au combat, disait un prince à ses soldats, songez à vos ancêtres et à vos descendants. »

La pensée est exprimée avec concision, elle est profonde parce qu’elle fait songer à la gloire des héros morts pour la patrie et aux honneurs que la postérité réserve à ceux qui savent combattre et mourir pour leur pays.

Il est fort important que les jeunes gens sachent distinguer toutes ces formes de l’élocution afin de ne point les confondre dans l’analyse des auteurs.

Je vais placer leurs traits distinctifs dans le tableau synoptique suivant.

 

Le sublime.

Comprend Comprend
Dans la pensée. Dans l’expression.
Ce qu’il y a de plus grand. Ce qu’il y a de plus fort.
Le style sublime.
Ce qu’il y a de plus grand. Ce qui est très-fort.
La majesté.
Ce qui est auguste. Ce qui est grave.
La magnificence.
Ce qui est grand. Ce qui est éclatant.
La pompe.
Tout excepté le simple. Ce qui est brillant.
La noblesse.
Ce qui a plus d’éclat que de vérité. Ce qui est relevé.
La richesse.
Ce qui est fécond, abondant. Ce qui est concis.
La profondeur.
Ce qui est très-étendu. Ce qui est très-concis.

VIII. Énergie.

L’énergie exprime avec chaleur une pensée forte ou vive.

Annibal, dit Florus, cherchait dans tout l’Univers un ennemi au peuple romain.

La pensée est forte ; elle laisse voir la passion acharnée d’un guerrier qui cherche partout des moyens pour vaincre. L’énergie de l’expression consiste dans ce mot, un ennemi. Un seul ennemi n’est pas d’une grande importance contre tout un peuple, et cependant on va remuer l’univers pour le trouver.

Et tous trois à l’envi s’empressaient ardemment
A qui dévorerait ce règne d’un moment.    (Corn.)

La pensée est vive, elle découvre l’ardeur de trois hommes pervers à se disputer les dépouilles d’un empire ; mais l’expression accompagne par tout admirablement la pensée, et acquiert par le mot dévorerait une effrayante énergie.

IX. Véhémence.

La véhémence est l’énergie continuée ; elle emploie souvent les interrogations, les répétitions, les apostrophes. Par des traits redoublés elle terrasse son adversaire et l’empêche de se relever. Tel est le commencement de la première Catilinaire :

Jusques à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? Combien de temps encore ta fureur osera-t-elle nous insuffler ? Quel est le terme où s’arrêtera cette audace effrénée ? Quoi donc !,.. O temps ! ô mœurs ! le sénat en est instruit, le consul le voit et Catilina vit encore ! il vit ? Que dis-je ? Il vient dans le sénat ! Il s’assied dans le conseil de la République !

Quelquefois la véhémence sans recourir à ces figures vives que nous venons de voir, n’en est pas moins remarquable.

Iphigénie prête à être sacrifiée a demandé la vie à son père. Clytemnestre, indignée de la dureté d’Agamemnon lui adresse ces paroles véhémentes :

Vous ne démentez pas une race funeste,
Oui, vous êtes du sang d’Atrée et de Thyeste,
Bourreau de votre fille, il ne vous reste enfin
Que d’en faire à sa mère un horrible festin,
Barbare !

Qui ne sent l’énergie continue, la véhémence ?

 

Section troisième. Des secrets du Style.

Les secrets du style sont des formes tantôt douces, tantôt pittoresques, qu’il faut chercher en écrivant ; car elles se cachent, et les bons écrivains seuls peuvent les trouver.

I. Harmonie.

L’harmonie dans le style est de deux sortes. L’harmonie mécanique résulte du choix et de la disposition des mots, c’est par elle que l’on parvient à faire d’heureuses périodes, et ce que nous avons dit au chapitre de la correction suffit pour qu’on puisse l’appliquer convenablement. La seconde espèce d’harmonie est d’harmonie imitative.

Cette dernière lie la disposition des mots avec l’arrangement des pensées. Tantôt elle peint par le son l’idée qu’on exprime ; c’est une espèce d’onomatopée, mais plus riche et plus difficile à trouver que cette figure de mots.

Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes,
(Rac.)

Le redoublement des consonnes (c. s.) imite le sifflement des serpents.

L’eau se précipitant dans son lit tortueux
Court, tombe et rejaillit, retombe, écume et gronde.
(Del.)

Il semble que l’on entend les murmures divers d’une cascade ; ici un bruit aigu (rejaillit, se précipite), là un bruit confus (court, écume, gronde), puis enfin un bruit sourd comme celui que produit la chute d’une masse (tombe, retombe).

Tantôt l’harmonie imitative peint aux yeux les objets, en ce cas on la nomme ordinairement harmonie descriptive :

Quatre bœufs attelés, d’un pas tranquille et lent
Promenaient dans Paris le monarque indolent.
(Boil.)

Ces syllabes traînantes, tran, lent, naient, dans, narque, peignent admirablement la nonchalance.

Le morceau suivant qui joint l’exemple au précepte, fera ressortir le mérite de l’harmonie imitative.

 

Que le style soit doux lorsqu’un tendre zéphire
A travers les forêts s’insinue et soupire.

Le bruit léger d’un feuillage agité par une douce brise est rendu sensible à l’oreille ; harmonie imitative.

Qu’il coule avec lenteur quand de petits ruisseaux
Traînent languissamment leurs gémissantes eaux.

On croit voir ces eaux dormantes qui coulent sans bruit ; harmonie descriptive.

Mais le ciel en courroux, la mer pleine de rage
Font-ils d’un bruit affreux retentir le rivage,
Le vers comme un torrent en grondant doit marcher.

La répétition de la consonne r semble augmenter le fracas et la fureur des vagues ; harmonie imitative.

Qu’Ajax soulève et lance un énorme rocher,
Le vers appesanti tombe avec cette masse.

Pouf ! on a entendu tomber quelque chose en même temps que ce vers ; harmonie imitative.

Voyez-vous des épis effleurant la surface
Camille dans un champ qui court, voie et fend l’air,
Le style suit Camille et part comme un éclair.

Le vers s’est relevé vivement, il sautille et bondit, c’est un coureur agile qu’on suit à peine de l’œil ; harmonie descriptive.

La langue française se prête à l’harmonie imitative. L’adresse de l’écrivain est d’employer les syllabes brèves dans les sujets légers, et les longues, lorsque l’action à exprimer est embarrassée et lente. Comme on l’a vu : r, en roulant dans la bouche, imite le fracas ; s c, peignent le sifflement.

La plupart des autres consonnes ont également des rapports d’harmonie imitative. Mais il faut convenir que ces rapports changent par l’union d’autres consonnes ou d’autres voyelles. Pour découvrir l’harmonie il faudra donc, le cas échéant, procéder par onomatopée, et voir quels rapports ont les syllabes avec les objets à dépeindre : bra,  cla, fra, gra, etc., peindront un bruit effrayant. Ci, ci, bi, gi, mi, etc., rendront la douceur et l’agrément.

Bom, lom, fon, don, peuvent servir à aire entendre les sons éclatants.

Clic, clac, doc, croc, expriment le choc de corps qui se brisent.

Ainsi du reste.

II. Euphonie.

L’euphonie cherche les tournures les plus agréables à l’oreille.  Elle évite la répétition des mêmes sons et rejette les mots durs et désagréables à entendre. Cette phrase :

Ton thé t’a-t-il ôté ta toux ? est insupportable ; si l’on était obligé de rendre cette idée, il faudrait presque changer tous ces mots, et dire par exemple : Le thé a-t-il guéri ton rhume ?

L’euphonie consiste dans l’ harmonie des mots entre eux, et son but est de flatter l’oreille. Cet organe est extrêmement délicat, et pour arriver jusqu’au cœur, l’écrivain ne doit employer que des expressions qui n’aient rien de rebutant.

Le défaut d’euphonie a mérité à l’un des plus célèbres poètes de nos jours l’épigramme suivante, par laquelle on a voulu caractériser ses hiatus répétés, ses inversions forcées et la dureté affectée de son style :

Où, ô H... nichera-t-on ton nom,
Justice enfin rendu que ne t’a t’on ?
Quand donc au corps qu’Académie on nomme
Grimperas-tu de roc en roc, rare homme ?

III. Variété.

D’après ce que nous venons de dire il ne faut pas croire qu’on peut tout sacrifier dans le style à l’harmonie mécanique ou imitative, et à l’harmonie des mots, il ne suffit pas, pour plaire, de rassembler des phrases douces à l’oreille, ou des syllabes qui en dépeignant les objets les font tomber sous nos sens. Un mérite non moins précieux c’est de savoir varier son style, pour empêcher l’ennui de s’emparer du lecteur. D’excellents auteurs ne sont pas exempts de cette uniformité disgracieuse. Delille a fait certainement des vers charmants qu’on cite comme modèles et qu’on admire en détail ; il est impossible pourtant de lire ses ouvrages pendant plusieurs heures consécutives, et pourquoi ? Parce que cette douceur de style est trop monotone et qu’elle dégénère en fadeur. Ouvrez au contraire Fénélon, Lafontaine, jamais le livre ne vous tombera des mains, parce qu’ils ont possédé le secret de varier leur style.

 

Soyez donc varié. Que vos écrits soient tantôt simples, tantôt relevés, ici lents, là rapides ; mélangez les expressions propres et le langage figuré ; recourez aux petites phrases après la période, et vous vous ferez lire et aimer.

Prenons un exemple dans les premières lignes de Télémaque.

Calypso ne pouvait se consoler du départ d’Ulysse. Dans sa douleur elle se trouvait malheureuse d’être immortelle. Sa grotte ne résonnait plus de son chant. Les nymphes qui la servaient n’osaient lui parler.

L’auteur eût très mal fait de ne faire qu’une période de ces quatre petites phrases. Cela était facile, il a préféré être simple et couper son style.

Elle se promenait souvent seule sur les gazons fleuris dont un printemps éternel bordait son île ; mais ces beaux lieux ne faisaient que lui rappeler le triste souvenir d’Ulysse, qu’elle y avait vu tant de fois auprès d’elle. »

C’est bien là une période à deux membres et à deux incises. De simple et coupé, le style est devenu élégant et nombreux.

Souvent elle demeurait immobile sur le rivage de la mer qu’elle arrosait de ses larmes ; et elle était tournée sans cesse vers le côté où le vaisseau d’Ulysse fendant les ondes avait disparu à ses yeux.

Nouvelle période, mais le style fleuri a disparu, il est devenu moins animé et presque mélancolique.

Il faut varier non-seulement son style, mais encore la tournure des phrases. Au lieu de répéter invariablement les pronoms je, il, on tâche de changer souvent les nominatifs ou sujets des propositions. En agissant ainsi, on force presque la forme à se varier, et à se présenter à l’esprit sous un aspect toujours nouveau.

On a donné le nom de convenances à cet art de varier le style.

IV. Inversions.

Un des meilleurs moyens de varier le style est de recourir à l’inversion, en prenant la précaution d’en bien choisir la place. Déjà nous avons appris en parlant de l’hyperbate à nous servir convenablement de l’inversion de mots ; mais il s’agit ici de faire un pas de plus et d’apprendre à renverser l’ordre des idées. C’est un peu plus difficile, mais rien ne fait meilleur effet.

Je vois un serpent près de mon ami, je veux l’avertir du danger. Lui crierai-je ? Eloigne toi, voilà un serpent ; sans doute je suis l’ordre naturel dans mon esprit : car cet ordre me représente la fuite comme la première chose nécessaire, et le serpent comme le motif qui doit engager à fuir, mais pour mon ami, cet ordre n’est pas le même.  Il faut que le danger lui soit montré avant la nécessité de fuir. Je dirai donc par inversion : un serpent ! fuis ; et le premier mot est à peine prononcé que mon ami joue des jambes et que je pourrais me dispenser d’ajouter, fuis.

Quand on possède un peu le génie de sa langue on reconnaît promptement les occasions où les inversions conviennent. On peut dire que ces occasions se présenteront toutes les fois que l’on pourra mettre avec grâce les actions les plus proches en première ligne, en plaçant pour ainsi dire dans l’ombre les actions plus éloignées. L’écrivain se comporte alors comme un peintre qui fait paraître sur le devant de son tableau les personnages principaux, et relègue sur les arrières plans les personnages secondaires.

Nous allons nous aider par un exemple.

Darius, un peu auparavant maître d’une puissante  armée, et qui s’était avancé au combat, élevé sur un  char, dans l’appareil d’un triomphateur plutôt que d’un  général, alors au travers des campagnes qu’il avait remplies de ses innombrables bataillons, et qui n’offraient plus qu’une vaste solitude, fuyait.

Cette phrase est traduite littéralement de Quinte-Curce. Telle qu’elle est, elle offre un remarquable exemple de suspension, et il est facile d’apercevoir l’art de l’écrivain qui fait un tableau magnifique de toute la puissance de Darius, pour offrir ensuite dans ce seul mot, fuyait, un contraste frappant de la grandeur et de l’infortune. L’écrivain peint avec pompe toute l’élévation du roi de Perse ; il y a consacré six lignes, et pour peindre ses revers, il n’a qu’un mot, il est impossible de ne pas sentir tout ce que cette manière de parler contient d’éloquent.

Mais Quinte-Gurce a suivi le génie de la langue latine, qui diffère essentiellement de la nôtre, comment faire pour produire le même effet ? Un élève ne s’en tirerait jamais sans l’étude des secrets de l’élocution. Il ne faut point songer d’abord à conserver à la un de la phrase le mot fuyait.  Il est trop sec, trop nu et frappe peu. Le placer au milieu après général, serait la ressource d’un traducteur ordinaire, qui ne conserverait point eu agissant ainsi au tableau de Quinte-Curce le contraste magique de deux pensées extrêmes, car après fuyait, viendrait les innombrables bataillons qui rappelleraient encore la puissance de Darius, et c’est ce qu’il faut soigneusement éviter.

Un traducteur moderne a réussi, au moyen de l’inversion, à conserver au grand tableau de l’historien latin sa physionomie sévère et grandiose. On va en juger :

Dans une vaste solitude fuyait alors Darius, maître, naguères d’une puissante armée, et qui s’était avancé, au combat, élevé sur un char, moins dans l’appareil d’un général que d’un triomphateur, couvrant les campagnes de ses innombrables bataillons.

Remarquons d’abord qu’aucune idée n’a été écartée par l’écrivain, et qu’il a employé les mêmes mots que la traduction littérale. Il a séparé en deux parties la phrase ; une ligne peint la situation misérable de Darius, et quatre lignes sa grandeur tombée. Je crois qu’à tous égards ce dernier portrait est préférable au premier, c’est peindre en maître.

Une vaste solitude occupe tout le devant du tableau. On y voit Darius qui fuit vaincu et malheureux. Il était maître d’une puissante armée et s’était avancé au combat sur un char de triomphe ; cette action est éloignée déjà et mise au deuxième plan ; enfin, en venant à la rencontre de l’ennemi il avait couvert les campagnes d’innombrables bataillons, et c’est une action plus éloignée encore que l’écrivain a su habilement placer dans l’ ombre en la rejetant à la fin de la phrase.

Cet exemple exposé longuement, suffira aux jeunes gens pour leur démontrer la beauté d’une bonne inversion.

V. Alliances de mots.

On fait une alliance de mots quand on joint étroitement des expressions qui paraissent opposées et inconciliables, et qui présentent cependant une pensée très juste.

C’est ainsi que Racine a dit : des mains saintement homicides ,

Dellile : un effroi courageux .

Corneille : il aspire à descendre ,

Destouches : la vanité à genoux ,

Voltaire : des illustres ingrats.

Quoi de plus opposé en apparence que l’effroi et le courage, la sainteté et l’homicide, la tendance à s’élever et l’action de descendre, la vanité et l’humilité, l’illustration et l’ingratitude. La réunion de ces idées fait un effet d’autant plus remarquable qu’il est plus imprévu, et forme des beautés neuves qu’il n’est pas donné à tout le inonde de découvrir et encore moins de placer à propos.

VI. Choix des epithètes.

L‘épithète est un adjectif qui relève le mérite d’une idée déjà suffisamment exprimée.

Les élèves doivent surtout remarquer que l’épithète est faite pour relever le mérite d’une idée, en lui donnant plus de force, plus de grâce, plus de noblesse, plus d’élévation, ou quelque chose de plus fin, de plus délicat, de plus touchant, ou quelque singularité piquante, ou une couleur plus riante et plus vive, ou quelque trait de caractère plus sensible aux yeux de l’esprit. Si donc l’épithète ne vient qu’éclaircir, décider, circonscrire une idée confuse, incomplète, vague, elle ne mérite plus le nom d’épithète, ce n’est qu’un simple adjectif.

Dans le réduit obscur d’une alcôve enfoncée
S’élève un lit de plume à grands frais amassée.
(Boil.)

Dans les trois mots en lettres italiques, il n’y a que deux épithètes. C’est 1° le mot obscur, il donne plus de singularité piquante à la position du lit : enfoncée explique pourquoi le réduit est obscur, et n’est qu’un adjectif. C’est, 2° à grands frais amassée. Ces mots donnent plus de prix à cette plume recherchée, qui se met dans des enveloppes de soie.

Dans les champs de la Thrace un coursier orgueilleux,
Indocile, inquiet, plein d’un feu belliqueux.    (V. )

Orgueilleux est bien une épithète ; ce mot ajoute plus d’énergie à la nature du coursier, il en est de même : d’indocile, inquiet, plein de feu qui donnent au coursier plus d’indépendance et de vivacité ; mais belliqueux reste adjectif en précisant l’espèce de feu dont le coursier est animé.

Comme un tigre impitoyable,
Et sa rage insatiable.    (Rous.)

Impitoyable ajoute peu au caractère bien connu du tigre ; insatiable ajoute encore moins à L'idée de la rage. Ces épithètes frisent l’adjectif et sont bien près d’être surabondantes.

Et d’un peu d’aliment la découverte heureuse
Etait l’unique but de leur recherche affreuse. (C.)

Heureuse, affreuse sont de vraies chevilles, ces mots n’ajoutent rien à l’idée de la découverte et de la recherche.

Qu’on se souvienne donc qu’une épithète qui ne contribue en rien à donner à la pensée plus de force, plus de grâce, plus de mouvement, est un mot parasite. Si vous voulez bien écrire, choisissez vos adjectifs avec discernement et n’en faites des épithètes qu’après avoir reconnu qu’ils peuvent donner quelque mérite de plus à vos idées.

VII. Images.

Les images, dans le style, peignent les idées avec une telle vérité, qu’on croit avoir les choses sous les yeux. Quelquefois l’image est dans un mot ; mais le plus souvent elle est dans une description courte et vive.

Vous ne serez plus à mes yeux qu’une forme aérienne rehaussée d’azur, qu’un esprit céleste emportera clans les sphères de l’infini et à laquelle il dira : ma sœur !(G.)

L’image est dans ces mots ; ma sœur ! On croit voir une âme qui quitte son corps, s’élancer vers le ciel avec son ange gardien, converser avec lui, et cette idée devient plus sensible par la parole de l’ange.

Dans les vers suivants l’image est presque toute dans la description :

Des princes égorgés la chambre était remplie
Un poignard à la main l’implacable Athalie,
Au carnage animait ses barbares soldats. (Rac.)

Le détail qui fait surtout image est dans les mots un poignard à la main. Ainsi c’est souvent une circonstance bien saisie, habilement exposée, qui concourt à rendre le style vivant et animé.

Le chagrin ne dure pas toujours, est une pensée qui semble peu prêter à l’image, Lafontaine a su la mettre sous les yeux dans ce vers charmant :

Sur les ailes du temps la tristesse s’envole

et ne semble-t-il pas que l’on voit un oiseau s’enfuyant à tire d’ailes ?

On dira de même :

La coupe de ses jours s’est brisée encore pleine,

pour : il est mort à la fleur de son âge.

Dans ces deux exemples, tous les mots de la description servent à former l’image.

Quand vous aurez à exprimer une idée ou un peu abstraite ou trop simple, quand vous voudrez donner de la vie à vos descriptions, tâchez de trouver le secret des images. Par elles on charme l’esprit, on intéresse le cœur, et on se fait lire avec plaisir.

VIII. Pensées.

On donne comme par excellence le nom de pensées à celles qui sont énoncées dans une forme précise et sententieuse. Elles donnent de l’éclat an discours ; mais c’est un des genres d’ornements qui ont le plus d’inconvénients et de dangers si l’on n’a pas soin d’en être sobre. Les pensées, les maximes, les sentences, ont un air d’autorité qui peut donner du poids au discours si l’on y met de la réserve, mais qui autrement montrent l’art à découvert. Elles sont voisines de la froideur, parce qu’elles supposent communément un esprit tranquille ; aussi convient-il que l’orateur, et encore plus le poète, les tourne en sentiments le plus qu’il est possible. Il est plus facile de communiquer ce qu’on sent, que de persuader ce qu’on pense. De plus, ces sortes de pensées ont un brillant qui leur est propre, et si elles reviennent fréquemment, elles détournent trop l’attention du but principal, et paraissent en quelque sorte détachées du reste de l’ouvrage. Or, l’orateur et le poète doivent toujours songera l’effet total. C’est à quoi ne pensent pas ceux qui ont la dangereuse prétention de tourner toutes leurs phrases en maximes. Plus cette forme est imposante, plus il faut la réserver pour ce qui mérite d’en être revêtu. Celui qui cherche trop les pensées, risque de s’en permettre beaucoup de communes, de forcées, de fausses même ; car rien n’est si près de l’erreur que les généralités. D’ailleurs, on ne peut pas avoir, dit fort bien Quintilien, autant de traits sai1lans qu’il y a de fins de phrases ; et quand on veut les terminer toutes d’une manière piquante, on s’expose à des chûtes puériles. Ajoutez que cette manière d’écrire coupe et hache en petites parties le discours, qui, surtout dans l’éloquence, doit former un tissu plus ou moins suivi ; que ces traits répétés éclairent moins qu’ils n’éblouissent, parce qu’ils ressemblent plus aux étincelles qu’à la lumière, et qu’enfin plus ils sont agréables en eux-mêmes, plus la profusion en est à craindre, parce que les impressions vives sont plus près que les autres de la satiété.

La Harpe donne ici l’exemple et le précepte ; je n’ai rien à ajouter à ce langage du maître. Mais ce n’est pas le seul genre de pensées que je veux faire remarquer aux élèves. II est d’autres pensées qui ont des formes douces et pleines d’urbanité, quand elles sont exprimées avec grâce. Telles sont les pensées fine, naïve, délicate et badine.

 

PENSÉE FINE.

La finesse consiste dans l’art de s’emparer d’une pensée ordinaire, et de lui donner une tournure qui semble présenter un autre sens. On n’exprime pas alors directement sa pensée, mais on la laisse aisément apercevoir. C’est surtout quand on veut louer adroitement qu’il y a un mérite réel à bien exprimer une pensée fine.

Il semble qu’on choque les convenances par des éloges trop peu voilés. Ce n’est pas que l’homme n’aime la louange, mais il ne goûte vivement que celle qui est apprêtée avec une telle adresse qu’on aurait mauvaise grâce à la repousser.

Si Boileau avait dit à Louis XVI : Tous vos généraux sont des Achilles, il ne vous faut qu’une minute pour prendre une ville, l’hyperbole aurait révolté par son inconvenance ; il s’est exprimé finement en donnant un jour plein de charme à ces pensées :

Dieu sait comme les vers chez vous s’en vont couler !
Dit d’abord un ami qui veut me cajoler,
Et dans ce temps guerrier, fécond en Achilles,
Croit que l’on fait des vers comme on prend des villes.

Le poète a exprimé avec finesse cette même pensée dans cet autre vers :

Grand Roi cesse de vaincre ou je cesse d’écrire.

 

PENSÉE DÉLICATE.

La délicatesse est la finesse du sentiment, tandis que la finesse est Ia délicatesse de l’esprit. Pour produire la délicatesse il faut que le cœur parle.

Andromaque alarmée de ne point voir son jeune fils, en demande des nouvelles à Pyrrhus. Mais au lieu de dire : je désire le voir, ce qui eut été une pensée naturelle, trop simplement exprimée, elle y ajoute une délicatesse de sentiment qui a quelque chose de touchant :

« Je ne l’ai point encore embrassé d’aujourd’hui » dit-elle, et cette tournure fait partager au lecteur les angoisses de la pauvre veuve.

 

PENSEE NAÏVE.

La naïveté joint ordinairement l’ingénu au plaisant ; elle provoque le sourire, mais elle s’étend à tout ce qui est simple et vrai en même temps. Sous ce dernier rapport, les paroles précédentes d’Andromaque renferment une pensée naïve autant que délicate. L’exemple suivant fera connaître la naïveté plaisante.

Un vieil ivrogne ayant trop bu d’un coup,
Même de deux, tomba contre une borne ;
Le choc fut rude, il resta sous le coup
Presque assommé, l’œil hagard et l’air morne.
Un savetier de près le regardant
Tâtait son pouls et lui tirant la manche :
Las, ce que c’est que de nous, cependant !
Voilà l’état où je serai dimanche.

On ne doit pas chercher les pensées naïves, elles naissent d’elles-mêmes et sans effort ; mais on peut choisir avec art la tournure qui rendra la naïveté plus saillante.

 

PENSÉE BADINE.

Le badinage dans l’expression réussit à faire d’une pensée trop sévère, une pensée piquante et enjouée.

Les poètes sont des menteurs, sera une pensée vraie quand il s’agira de fictions littéraires, mais dans certains cas elle sera injurieuse. Alors on n’oserait pas l’exprimer. Lafontaine en a fait une pensée badine, dans un vers qui passerait en toute occasion :

Le mensonge et les vers de tout temps sont amis.

Dans tous ces exemples c’est l’expression qui est le secret à trouver. C’est elle qui métamorphose les pensées sèches en pensées gracieuses ; éloigne l’odieux, la dureté et l’affectation ; fait aimer le vrai, le naturel, en un mot produit la grâce du style, tout en conservant l’austérité nécessaire à la pensée.

IX. Transitions.

Quand on a rassemblé ses idées, et qu’on les a disposées suivant les règles de l’art, il faut les lier l’une à l’autre, afin d’en faire un ensemble solide. On se sert pour cela des transitions, en recourant soit aux expressions seules, soit à certaines tournures adroites, soit enfin aux pensées elles-mêmes.

La transition qui ne se sert que de l’expression se nomme transition ordinaire ; elle est peu harmonieuse et se montre trop à découvert. — Passons à tel objet, — Il nous reste à parler de telle chose. — Mais nous avons encore à examiner tel point, etc. Toutes ces formules et une foule d’autres semblables sont des transitions qu’aperçoit l’esprit le moins exercé.

La transition est figurée, lorsqu’elle est formée par une figure habilement préparée. S’il s’agit par exemple d’unir deux idées opposées, l’orateur a recours à la correction : Mais que dis-je ? — À la dubitation ? mais dois-je chercher là mes preuves ? — A la prolepse : mais, me direz-vous, j’ai telle chose et vous opposer, etc. La figure, comme on le remarque, couvre la transition et celle-ci acquiert alors un mérite réel, c’est de rester cachée.

La transition oratoire qui se déguise sous les pensées est la plus belle de ces trois sortes de transitions. Il est difficile de l’apercevoir ; souvent elle ne se trahit que par un mot jeté comme au hasard.

Brydaine, célèbre prédicateur, accoutumé à évangéliser les peuples des campagnes, se trouve en présence d’une foule de grands seigneurs ; il sent la nécessité d’expliquer en quelques mots sa position devant ce nouvel auditoire, afin de l’amener à entendre tout aussi bien que les pauvres les vérités de la religion. Il réussit par d’admirables transitions.

A la vue d’un auditoire si nouveau pour moi, il sembla, mes frères, que je ne devrais ouvrir la bouche que pour vous demander grâce en faveur d’un pauvre missionnaire dépourvu de tous les talents que vous exigez quand on vient vous parler de votre salut.

Il semble que je ne devrais est déjà une préparation à la transition qui va suivre. Ces mots font attendre autre chose.

J’éprouve cependant un sentiment bien différent ; et si je sais humilié, gardez-vous de croire que je m’abaisse aux misérables inquiétudes de la vanité. A Dieu ne plaise qu un ministre du ciel pense jamais avoir besoin d’excuse auprès de vous : car qui que vous soyez, vous n’êtes, comme moi, que des pécheurs.

Cependant lie la phrase à celle qui précède. Si je suis humilié prépare cette situation où vont se trouver l’orateur et les auditeurs, l’égalité devant Dieu, Cette situation se dessine à ces mots : car, qui que vous soyez, et se peint entière dans la phrase suivante :

C’est devant votre Dieu et le mien que je me sens pressé en ce moment de frapper ma poitrine ; jusqu’à présent, j’ai publié les justices du Très-Haut dans des temples couverts de chaume ; J’ai prêché les rigueurs de la pénitence à des importunés qui manquaient de pain, j’ai annoncé aux bons habitants des campagnes les vérités les plus effrayantes de la religion.

Jusqu’à présent annonce un nouvel ordre d’idées ; on entend l’orateur dire ce qu’il a fait naturellement il va dire ce qu’il fera.

« Qu’ai-je fait, malheureux ? J’ai contristé les pauvres, les meilleurs amis de mon Dieu ; j’ai porté la douleur et l’épouvante dans ces âmes simples et fidèles, que j’aurais dû plaindre et consoler. »

Qu’ai-je fait, malheureux ! n’est pas seulement une apostrophe effrayante que l’orateur s’adresse et à laquelle l’auditeur était loin de s’attendre, C’est encore une transition magnifique : car il est clair que puisque l’orateur a eu tort de contrister les pauvres, c’est dans l’âme des riches qu’il va porter la douleur.

C’est ici que mes regards ne tombent que sur des grands… Ah ! c’est ici… 

Voilà l’orateur dans son sujet, il peut parler maintenant à tous ces seigneurs de l’éternité ! Il est facile de remarquer d’après cet exemple l’art des transitions. Elles ne sont jamais plus belles que lorsqu’on ne les voit pas, selon le précepte de Boileau :

Dans les transitions la muse toujours sage,
Sait cacher au lecteur le moment du passage.

Moyens de découvrir les secrets du style ou de l’analyse littéraire.

L’analyse, que nous nommerons aussi décomposition, consiste à examiner séparément les éléments constitutifs du discours, soit dans l’éloquence écrite, soit dans l’éloquence parlée.

Elle aide à dépouiller les ouvrages de leurs ornements, de leur éclat. Par elle on voit l’art à découvert, on apprend à raisonner, et autant qu’il est possible de le faire dans la jeunesse, à inventer et à disposer. Par elle encore on remarque les beautés des compositions. Ainsi l’on détruit pour voir des merveilles cachées. Mais en même temps l’on découvre les expressions faibles, les tournures languissantes, les mauvaises figures : car tout n’est pas parfait dans un auteur, quelque bon qu’il soit. Il est facile de voir que cet exercice est d’une importance très grande, c’est en effet l’analyse qui a créé la Rhétorique.

L’analyse est de deux sortes. La première considère la forme, et fait distinguer les figures et tous les ornements du discours. Si l’élève a bien compris tout ce qui précède, ce genre d’analyse lui deviendra bientôt familier.

Le second genre d’analyse a pour objet le fond des choses, c’est-à-dire, l’invention du sujet, la disposition et le raisonnement qui les expose. Elle nous montre la charpente d’une composition dépouillée préalablement de tous ses ornements. Ce genre est plus difficile que le premier ; mais il est tout aussi important pour les progrès.

On ne peut analyser le fond d’un discours sans le secours de quelques notions de logique. Disons donc un mot de cette science, considérée comme moyen d’analyse.

Logique.

La logique est la science qui enseigne à penser juste, à raisonner avec méthode.

Elle se produit sous trois formes principales : le syllogisme, l’entymême et le dilemme.

Syllogisme.

Le syllogisme renferme trois propositions. La première ou majeure, est ordinairement l’énonciation d’une vérité reconnue, qu’on ne peut refuser d’admettre. La seconde ou mineure expose la pensée sujette  à contestation et qu’il faut prouver, si elle est niée. Ces deux premières propositions sont nommées aussi prémisses. Quand les prémisses sont avouées, la troisième proposition ou conséquence, celle qui contient la vérité qui fait l’objet du syllogisme est forcée, incontestable.

Pour prouver à un impie qu’il faut aimer la vertu, on se servirait du syllogisme suivant :

Majeure. — Il faut aimer tout ce qui nous rend heureux.

Mineure. — Or, la vertu nous rend heureux.

Conséquence. — Donc il faut aimer la vertu.

La majeure est évidente ; pour un impie la mineure est contestable ; il faudra la prouver. On pourra dire :

Majeure. — Tout ce qui satisfait le cœur rend heureux.

Mineure. — Or, la vertu satisfait le cœur.

Conséquence. — Donc la vertu rend heureux.

On remarque que cette dernière conséquence est la mineure du syllogisme précédent ; c’est par une suite de syllogismes semblables qu’on arrive à prouver avec la dernière évidence les principes les plus contestés.

Entymême.

L’entymême est un syllogisme abrégé. C’est la majeure ou la mineure avec la conséquence. Ainsi on peut dire indifféremment, ou en sous-entendant la mineure :

Il faut aimer tout ce qui nous rend heureux,
Donc il faut aimer la vertu.

Ou bien, en sous-entendant la majeure :

La vertu nous rend heureux
Donc il faut l’aimer.

Cette forme de raisonnement est plus rapide que le syllogisme et tout aussi claire.

Dilemme.

Le dilemme est une arme à deux tranchants ; il repose sur une alternative qui ne laisse point de milieu, et ses conséquences particulières ne peuvent être combattues ; il contient deux ou plusieurs propositions différentes dont on laisse le choix à l’adversaire, de telle sorte que quoiqu’il accorde, la conclusion tourne contre lui.

Je veux prouver à un philosophe qu’il faut s’inquiéter du sort qui nous attend après la mort. Je lui pose ce dilemme :

Ou notre âme est immortelle ou elle ne l’est pas. Si elle est immortelle, vous devez vous inquiéter de son sort futur ; si elle ne l’est point, rien ne vous distingue de la brute. La première conséquence prouve ma thèse, la seconde effraie le philosophe, et quoiqu’il choisisse il est obligé d’être d’accord avec moi.

Ces trois sortes d’arguments ne se présentent jamais dans le style sous ces dehors arides ; on donne à chaque proposition les développements convenables ; mais avec un peu d’attention, on les a bientôt découverts. Ainsi ces vers :

Dans le stérile espoir d’une gloire incertaine
L’homme livre en passant au courant qui l’entraîne,
Un nom de jour en jour en sa course affaibli ;
De ce brillant débris le flot du temps se joue,
De siècle en siècle il flotte, il avance, il échoue,
Dans les abîmes de l’oubli. (L.)

peuvent être ramenés au syllogisme suivant, malgré la forme brillante qui cache le raisonnement :

Tout ce qui s’éloigne toujours finit par disparaître. Or, par la marche des siècles le nom de l’homme s’éloigne. Donc, il finit par disparaître (s’oublier).

En procédant ainsi par voie de raisonnement, l’on est sûr de rencontrer les sophismes ou arguments faux, malgré tout le coloris jeté habilement sur la pensée.

Les procédés d’analyse ne doivent point effrayer les élèves. Ils sont simples par eux-mêmes ; d’ailleurs je les aiderai par des questions qui leur épargneront les premières recherches. Une fois accoutumés au mécanisme de décomposition, ils deviendront rapidement habiles.

Je suppose qu’il faille analyser ces vers de Racine :

Celui qui met un frein à la fureur des flots
Sait aussi des méchants arrêter les complots,
Soumis avec respect à sa volonté sainte
Je crains Dieu, cher Abner et n’ai point d’autre crainte.

On commencera par examiner la forme.

1° Le dernier vers contient une figure grammaticale ; la répétition je crains et crainte ajoute une plus grande élévation à l’intrépidité de l’homme qui ne craint que Dieu.

2° Il y a deux métaphores dans le premier vers : mettre un frein à la fureur, fureur des flots, et une hyperbate dans le second : des méchants les complots,

3° Deux figures de pensées se remarquent dans les quatre vers ; le premier contient une belle périphrase du mot Dieu, et dans les deux derniers on voit une inversion qui a pour but de placer la soumission à la volonté de Dieu avant la crainte qu’il inspire.

On comprend qu’il serait impossible d’entrer dans un pareil détail s’il s’agissait d’un morceau un peu étendu. On se contenterait d’indiquer les figures principales et les ornements les plus saillants. Enfin, on scrutera le fond.

On reconnaîtra d’abord que sous la simplicité de l’expression se cache une pensée majestueuse ; c’est ordinairement ce qui arrive quand on parle dignement des choses saintes.

On verra ensuite que ces vers contiennent l’enthymême suivant :

Je suis soumis à la volonté de Dieu.

Donc je ne dois point craindre les méchants, en sous-entendant cette majeure : celui qui est soumis à la volonté de Dieu ne doit point craindre les méchants.

Existe-t-il une méthode pour décomposer ?

Sans doute : il est plus facile en toutes choses d’abattre que d’édifier ; nous pourrions même nous passer de principes, mais nous devons tout faire avec régularité. 1° Commençons par lire notre matière d’un bout à l’autre afin d’en voir l’effet ; 2° revenons au commencement, et notons sur une feuille blanche les ornements qui nous frapperont le plus ; 3° rassemblons-les suivant leur nature, c’est-à-dire mettons les métaphores ensemble, les antithèses ensemble, etc, ; 4° ce travail préliminaire achevé, écrivons en commençant par les beautés d’un ordre moins relevé ; qu’un paragraphe, si court qu’il soit, sépare avec soin chaque remarque ; 5° pour nous aider dans notre style, ne craignons pas tantôt de répéter les expressions de l’auteur en les soulignant ; tantôt de dire les mêmes choses à notre manière ; 6° quand on ne peut rendre exactement sa pensée, ou qu’il faudrait, pour le faire, un certain développement, servons-nous à propos d’une exclamation ou interrogation admirative : Peut-on parler plus éloquemment ? Quelle gracieuse image ! Il ne faut pas prodiguer ces formules ; elles sentent la pauvreté.

Nous sommes déjà venus à bout de la forme. Voyons le fond : 1° examinons s’il y a lieu l’invention, le sujet est-il intéressant, vraisemblable, moral ? Emettons notre avis ; 2° la disposition dessine-t-elle nettement ses diverses parties ? Disons où chacune commence ou finit ; 3° élaguons tous les ornements et voyons la pensée de l’auteur dans sa plus grande simplicité ; à cet effet tâchons en une ou deux phrases de mettre tout le morceau : 4° arrêtons-nous là, et pour voir reflet de notre travail, relisons-le d’un seul trait d’un bout à l’autre ; 5° enfin corrigeons, effaçons au besoin, pour rendre notre œuvre moins languissante, plus agréable, élégante même, si nous le pouvons.   

Tout cela est dit indépendamment des remarques particulières qu’exige la décomposition de tel ou tel genre. On les trouvera chacune en la place qui lui convient.

 

Défauts opposés à l’ornement.

Il est facile de deviner, d’après tout ce que nous venons de voir, quels sont les défauts opposés à l’ornement. On peut dire en général que tout ce qui n’est pas convenablement exprimé nuit à la beauté du style ; mais il y a certaines imperfections qui choquent plus particulièrement. Nous allons nous contenter de les définir en quelques mots.

Le trivial. — 

On est trivial quand on se sert de pensées et d’expressions rebattues et devenues trop communes à force d’être répétées. Comparer un homme en colère à un lion, est une figure triviale, parce qu’elle a déjà été employée de toutes les manières et sous toutes les formes.

Il faudrait un grand talent d’expressions pour la rendre neuve et acceptable.

Le bas. — 

C’est tout ce qui manque d’élévation, de dignité, de convenance. La bassesse de l’expression n’est que de convention : car tel mot qui autrefois a été convenable peut être aujourd’hui regardé comme bas ; il faut sur ce point consulter l’usage et le goût. Remarquons qu’une pensée basse peut être relevée par la noblesse de l’expression ; un sentiment dégradant exprimé éloquemment peut nous toucher et nous attendrir ; mais, chose remarquable, une oreille délicate ne pardonne jamais à la bassesse de l’expression. Delille n’ose pas faire entrer dans un vers le mot porc ; il fait une périphrase et dit heureusement.

L’animal qui se nourrit de glands.

L’ignoble. — 

Les pensées sont ignobles quand elles blessent la vertu, la vérité, la justice, par la préférence accordée sur elles à tout autre objet ; le style est ignoble quand les expressions, les idées, les comparaisons sont empruntées d’objets vils et populaires.

Le disparate. — 

Il a lieu quand les idées comparées sont entr’elles sans aucun rapport, ou quand le style est d’une inégalité choquante. Il y aurait disparate dans le discours d’un homme qui s’interromperait au milieu d’une dissertation sur les antiquités de Rome, pour parler d’un tout autre sujet.

Le forcé.— 

Le style est forcé quand on emploie mal les figures, quand on les multiplie sans nécessité et sans motif. La pensée est forcée quand elle est recherchée et qu’elle manque de grâce, d’aisance et de naturel.

Le mauvais choix d’épithètes. — 

Accumuler une série d’adjectifs qui n’ajoutent rien au substantif, les entasser pêle-mêle soit pour flatter l’oreille, soit pour servir à la rime, c’est nuire gravement à la beauté de son style.

La dureté. — 

Elle est opposée plus particulièrement à l’euphonie. Les vers cités à cet article (page 166) sont un exemple remarquable de dureté.

La sécheresse.

— Rejeter toutes espèces d’ornements, renoncer aux figures, même les plus naturelles, vouloir toujours être d’une simplicité nue, sans se soucier de l’agrément de la diction, c’est être sec dans l’expression. N’offrir que des idées principales, des traits généraux, écarter toutes idées accessoires qui pourraient rendre un récit intéressant, c’est être sec dans la pensée.

Quolibets. —

Les pointes et jeux de mots, loin de contribuer à l’ornement, comme les jeunes gens le croient communément, défigurent le plus beau style.  Il faut toutefois excepter le cas où le naturel s’accorde avec la langue pour égayer le lecteur.

Quand Philinte s’est écrié en parlant d’un sonnet :

La chute en est jolie, amoureuse, admirable,

Le misantrophe lui répond :

Peste soit de ta chute, empoisonneur au diable,
En eusses-tu fait une à te casser le nez,

et fait un jeu de mots qui paraît excellent parce qu’il est si naturel qu’il échappe comme par inadvertance à un homme en colère.

L’enflure. — 

On est enflé quand on affecte d’être grand, noble, pathétique dans le style ou la pensée. On distingue deux sortes d’enflures : l’une consiste dans des pensées simples et vulgaires qu’un esprit faux s’efforce de rendre grandes et pompeuses ; l’autre est le sublime outré, ou ce que les critiques appellent le gigantesque.

Le boursoufflé, l’ampoulé, l’emphatique. —

Trois défauts de même espèce indiquant en général tout ce qui est outré clans l’expression, et particulièrement : Le boursouflé, les tournures pompeuses qui ne conviennent pas au sujet ; l’ampoulé les expressions grandioses qui cachent de minces idées ; l’emphatique, les images gigantesques disproportionnées aux pensées.

Le style boursouflé est celui des déclamateurs.

Le style ampoulé, celui des charlatans.

Le style emphatique, celui des enthousiastes.

La déclamation. — 

On nomme déclamateurs les orateurs qui ont le malheur de tomber dans les défauts précédents et dans l’enflure. Ce sont les écrivains pauvres et faibles de pensées, bruyants et chaleureux d’expressions.

Le peuple est trop heureux quand il meurt pour ses rois.

Ce vers est pure déclamation. L’expression trop heureux est outrée. Le peuple trouverait plus de bonheur à vaincre et à vivre pour la cause de ses rois.

L’amplification. — 

On tombe dans l’amplification quand on étend trop ses pensées, soit qu’on se méfie de l’intelligence du lecteur, soit qu’on s’exagère l’importance du sujet que l’on traite. On contracte ce défaut également en allongeant inutilement les périodes, les périphrases et les expressions suffisamment claires, il est inutile de faire remarquer qu’en Rhétorique le mot amplification n’est pas toujours pris eu mauvaise part. C’est même le mot propre pour désigner le remplissage des canevas qu’on donne aux élèves. Nous nous servirons toutefois du mot composition pour indiquer les canevas à travailler, par opposition à décomposition qui indiquera les morceaux à analyser.

Pour finir ce livre, nous allons examiner en peu de mots les genres principaux de style et tracer s’il est possible une méthode pour écrire.

[Des divers genres de style]

Les sortes de style qu’on rencontre le plus souvent sont : le concis, l’abondant, le grave.

Le véhément, le simple, le familier, le comique ou grotesque, l'élégant, le fleuri, et dans certains auteurs modernes, le romantique. Nous ne dirons qu’un mot de chacun.

[Style concis, style abondant, style grave, style véhément]

Style concis, style abondant.

Ce sont les deux extrêmes. Le premier est le style du philosophe, le second celui de l’orateur, du poète. Corneille parlant des chrétiens, a dit en style concis :

Ils font des vœux pour nous qui les persécutons.

Racine a exprimé la même pensée en style abondant :

Adorant dans leurs fers le Dieu qui les châtie
Tandis que votre main sur eux appesantie,
A leurs persécuteurs les livrait sans secours,
Ils conjuraient ce Dieu de veiller sur vos jours
De rompre des méchants les trames criminelles
De mettre votre trône à l’ombre de ses ailes.

Style grave, — C’est celui du moraliste, de l’historien ; il raisonne, discute, et enchaîne les pensées par des transitions habiles ; l’orateur y a recours quand il veut convaincre.

Style véhément. — Il court avec rapidité, néglige quelquefois l’enchaînement des idées, il parle aux passions. La tragédie et l’éloquence pathétique l’emploient de préférence.

[Style simple, style familier, style grotesque]

Style simple, — Peu d’ornements, point de tournures affectées, de claires et simples phrases et non des périodes, expressions propres, recherche solide du fond, abandon de la forme, le tout combiné de manière à ne point tomber dans la négligence, tel est le style simple.

Style familier. — C’est la fleur du langage populaire, l’éloignement de tout ce qui est trivial, le choix de tout ce qui est piquant, le triomphe de la métaphore, de la périphrase pittoresque et des figures à effet original, la place naturelle des proverbes et réflexions naïves ou malicieuses. On ne l’emploie que dans la lettre familière, la fable et la narration badine.

Quand on en bannit tout ce qui prête à la gaieté, on le rend familier-noble.

Style comique ou grotesque. — C’est le dernier degré où il soit permis de faire descendre le style. Le familier provoque le sourire, le grotesque la gaieté folle. On est alors bien près du burlesque, et il  faut prendre garde d’y tomber.

[Style élégant, style fleuri]

Style élégant. — Eviter la trop grande simplicité, orner sa pensée par d’heureuses figures et de belles images, rendre ses phrases harmonieuses sans aller pourtant toujours à la période, c’est écrire comme la plupart de nos bons auteurs, en style élégant.

Style fleuri. — Le style élégant fait ressortir et développe des pensées intéressantes ; c’est là son but et l’ornement n’est qu’un accessoire. Le style fleuri parle peu à la raison, il s’occupe des grâces du langage avant tout ; il multiplie les épithètes, il cadence la forme des phrases. C’est un vêtement de grand seigneur jeté sur un bon bourgeois.

Style romantique.

— Voici un style inconnu naguère et qui commence à devenir eu vogue. Malheureusement ses adeptes sont loin d’égaler ses créateurs, de Châteaubriant et MM. de Lamartine et Victor Hugo. Ses sources sont des plus respectables, c’est la religion, la philosophie, le sentiment intérieur et tout ce qui peut nous porter au bien en développant les mouvements du cœur. Pour faire place à ces nouvelles idées d’inspiration, le style romantique a repoussé les faux Dieux et toute la mythologie des anciens. Jusque-là c’est bien, mais que l’exécution est difficile ! Ne risque-t-on pas de se perdre dans les nuages, de vivre dans un air vaporeux où la nourriture (la pensée) est trop rare ? Comment l’homme qui juge plutôt par ses sens que par son cœur s’accoutumera-t-il à ne plus voir ces formes sensibles, qui gravent si bien les objets en son âme. Telle est cependant la prétention du style romantique. S’il réussit quelquefois, on peut toujours dire qu’en général il n’offrira que ténèbres et phébus pour le commun des lecteurs.

Pour le style romantique, la régularité est de la froideur ; les images, l'imagination, les beautés de la nature sont peu de chose. Il lui faut les mouvements capricieux, les élans mystérieux, les sentiments, les rêveries, les beautés idéales, les idées aériennes. C’est beau, mais c’est difficile ; et jamais je ne me résoudrai à dire à un élève d’écrire ainsi : car le plus grand nombre des écrivains qui font usage du style romantique le vouent plutôt au ridicule qu’à l’admiration.

[Style approprié aux passions]

Il me semble qu’en abandonnant la mythologie païenne pour les idées et la poésie de la religion chrétienne, et en bannissant en même temps tout ce qui est subtil, vaporeux, mélancolique, sans forme déterminée, on réussirait à composer un style mixte, tenant du classique et du romantique, et qui satisferait les progrès du goût et le sentiment religieux. C’est une idée que je livre à la méditation des maîtres.

Celui qui, avant d’écrire, aura médité son sujet, sera doué d’une élocution abondante et facile, et quelquefois il pourra se dispenser de revoir son travail et s’en tenir au premier jet ; mais le plus souvent il faudra qu’il revienne sur ce qu’il a fait, qu’il compare de nouvelles tournures aux premières adoptées ; qu’il examine les effets d’arrangements et la cadence des phrases, et qu’il décide enfin, en appelant le goût à son aide, quelle est la manière la plus propre à rendre élégamment sa pensée. C’est là un travail secondaire, si l’on veut, mais dont l’importance n’est point contestable, et pour le bien faire, on doit se souvenir que les mots doivent obéir à la pensée, et que celle-ci ne doit dans aucun cas être l’esclave des mots.

[Méthode pour composer]

Réfléchissons à la nature des mouvements de l’âme, et nous saurons bientôt quelle sorte d’élocution doit les exprimer avec plus de convenance. Pour déterminer quelques-uns de ces mouvements, nous dirons d’après le Père Cérutti :

L’ admiration entasse les hyperboles emphatiques, les parallèles flatteurs.

La haine, la vengeance emploient l’ironie, le reproche et la menace.

L’envie qui brûle de se satisfaire et qui rougit de se montrer, cache le dépit sous le dédain, prélude à la satire par l’éloge.

L’orgueil provoque, délie, insulte.

La crainte tremble, invoque.

La reconnaissance sourit, remercie, adore.

La douleur a l’accent saccadé, rompu, une marche chancelante ; elle égare ses pensées ; son expression est comme abattue.

Le plaisir (la joie vive) bondit, pétille, éclate, se rit des obstacles et de l’avenir, se joue des règles et du temps, s’évapore en saillies, écarte les réflexions, appelle les sentiments.

La joie douce a des traits moins vifs et plus touchants, un épanouissement moins subit et plus durable, moins de paroles et plus d’expression.

La mélancolie se plait  à rassembler autour d’elle les images funestes, les tristes souvenirs, les noirs pressentiments.

L’espérance s’exprime par des soupirs ardents, par des vœux répétés, par l’invocation de la protection divine.

Le désespoir garde un morne silence qu’il ne rompt que par des imprécations lancées contrôle la nature entière ; dans sa fureur il regrette, il invoque le néant.

Ainsi du reste. C’est en examinant comment se comportent les passions qu’on leur prête une élocution digne des circonstances et à la hauteur des mouvements qui naissent dans notre âme.

Peut-on tracer une méthode sûre pour bien écrire. Si tous les esprits se ressemblaient, cela serait hors de doute. Mais comme rien n’est plus faux que cette supposition, et qu’au contraire chaque homme a sa trempe d’esprit comme sa physionomie particulière, il s’en suit que les règles générales sont presque inutiles.

Je ne conseillerais pas certaines manières par lesquelles de grands écrivains ont aidé leur élocution. Buffon, pour écrire, s’habillait avec magnificence ; un autre auteur montait sur un échafaudage touchant le plafond de sa chambre, où il fallait monter par une échelle ; un troisième s’accroupissait. Tel autre montait sur un toit ; tel autre n’écrivait que la nuit ; j’en connais qui ne peuvent tracer un mot, si leur chambre n’est dans le plus grand désordre, et couverte de livres ouverts ; je pourrais même nommer un auteur pieux non-seulement dans ses écrits, mais encore dans sa conduite, qui s’énivre de tabac et trace ses plus belles pages au milieu d’une atmosphère suffocante, Ces moyens divers sont purement mécaniques ; il faut les abandonner entièrement aux natures exceptionnelles qui s’en accommodent.

Je recommanderai de préférence aux élèves ; 1° d’avoir leur pupitre dans un état parfait de propreté et d’ordre afin que rien ne puisse distraire leur attention ; 2° de se recueillir devant leur canevas comme devant une chose importante et difficile ; 3° de noter sur une feuille blanche les idées de développement qui leur viennent pendant ce recueillement ; 4° de parcourir ainsi en esprit toute leur matière ; 5° d’examiner les idées qu’ils auront notées, et si quelques-unes sont faibles, de les effacer d’un trait de plume ; 6° de revenir au commencement et de prendre la plume ; d’essayer une phrase, de la relire, de la corriger s’il est nécessaire ; 7° de passer à la seconde phrase après cet examen, en employant une transition si le cas se présente, et d’user des mêmes procédés que pour la première ; 8° de relire toutes les phrases précédentes avant de passer à la troisième, et d’avancer ainsi successivement ; 9° enfin, la matière étant épuisée, de relire tout leur travail et d’y mettre la dernière main.

Si dans le cours de la composition l’esprit se détend et que 1’aridité des pensées vous désespère, ne perdez pas votre temps en voulant écrire malgré Minerve. Prenez un livre de votre goût, lisez quelque beau passage ; cela éveillera votre talent qui sommeille et vous retrouverez bientôt vos inspirations.

C’est en agissant ainsi qu’on met en pratique le précepte de Boileau :

Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage,
Polissez-le sans cesse et le repolissez,
Ajoutez quelquefois et souvent effacez.