(1850) Rhétorique appliquée ou recueil d’exercices littéraires. Préceptes « Première partie - Préceptes généraux ou De la composition littéraire. — Chapitre premier. De l’invention. »
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(1850) Rhétorique appliquée ou recueil d’exercices littéraires. Préceptes « Première partie - Préceptes généraux ou De la composition littéraire. — Chapitre premier. De l’invention. »

Chapitre premier. De l’invention.

L’invention consiste à créer un sujet et ses accessoires. C’est la première partie de la composition, la base de tout l’édifice.

Pour réussir dans l’invention, il faut se tracer un plan où ne doivent entrer que les premières vues et les principales idées ; c’est en marquant leur place sur ce plan, qu’un sujet sera circonscrit et que l’on en connaîtra l’étendue ; c’est en se rappelant sans cesse ces premiers linéaments, qu’on déterminera les justes intervalles qui séparent les idées accessoires et moyennes qui serviront à les remplir. Par la force du génie, on se représentera toutes les idées générales et particulières sous leur véritable point de vue ; par une grande finesse de discernement, on distinguera les pensées stériles des idées fécondes ; par la sagacité que donnera l’habitude d’écrire, on sentira d’avance quel sera le produit de toutes ces opérations de l’esprit. Pour peu que le sujet soit vaste et compliqué, il est bien rare qu’on puisse l’embrasser d’un coup-d’œil, ou le pénétrer en entier d’un seul et premier effort du génie ; et il est rare encore qu’après bien des réflexions on en saisisse tous les rapports. Ou ne peut donc trop s’en occuper ; c’est même le seul moyen d’affermir, d’étendre et d’élever ses pensées ; plus on leur donnera de substance et de force par la méditation, plus il sera facile ensuite de les réaliser par l’expression.

Ce plan une fois conçu dirigera la disposition, la soumettra à des lois, et réglera le mouvement de l’Elocution. Sans cela le meilleur écrivain s’égare ; au milieu de couleurs brillantes, de détails admirables, on reconnaît que l’ouvrage n’est point construit, et on accuse l’auteur de manquer d’invention. Les pensées demeurent isolées ou ne sont réunies que par des transitions forcées, c’est ce qui fait que tant d’ouvrages sont faits de pièces rapportées, et qu’il y en a très-peu qui soient fondus d’un seul jet.

Cependant, tout sujet est un, et si vaste qu’il soit, il peut être renfermé dans un seul discours. Les ouvrages de la nature ne sont si parfaits que parce que chacun d’eux est un tout, et qu’elle travaille sur un plan dont elle ne s’écarte jamais. L’esprit humain qui puise les germes de ses productions dans les connaissances acquises par l’éducation, peut les féconder par la méditation, s’il imite la nature dans sa marche lente et son travail continu sur un plan bien conçu et graduellement développé ; ce n’est qu’à cette condition qu’il établira, sur des fondements inébranlables, des monuments immortels.

C’est faute de plan, c’est pour n’avoir pas assez réfléchi sur son sujet, qu’un écrivain se trouve embarrassé et ne sait par où commencer à écrire ; il aperçoit à la fois un grand nombre d’idées, et comme il ne les a ni comparées, ni subordonnées, rien ne le détermine à préférer les unes aux autres, et il demeure dans la perplexité. Mais lorsqu’il se sera fait un plan, lorsqu’une fois il aura rassemblé toutes les pensées essentielles de son sujet, il n’aura pas de peine à les mettre en ordre et à les rendre en style naturel, facile, intéressant et lumineux.

Pour bien écrire, il faut donc posséder d’abord pleinement son sujet ; il faut y réfléchir assez pour voir clairement quel est l’ordre qu’on doit mettre dans ses pensées et en faire une chaîne continue, ce qui est le propre de la disposition, comme nous le verrons bientôt.

C’est Buffon qui vient de nous tracer ces premiers préceptes que je résume en cette phrase : Dans l’invention on cherche un sujet, on en jette le plan, et on le développe par la méditation. Pour s’aider dans la méditation du plan, on peut conseiller deux choses aux jeunes gens : 1° c’est d’étudier le mécanisme par lequel l’intelligence fonctionne ; 2° c’est de recourir à ce qu’on nomme les lieux communs.

Sur le premier point, il suffira de définir ici en peu de mots certaines expressions qui reviennent souvent dans l’étude des belles-lettres.

La pensée en général est l’acte par lequel on considère un objet ; l’idée est la représentation seulement de ce même objet ; c’est l’image de la chose. Ces deux mots sont synonimes ; mais il faut les ramener à une précision rigoureuse. L’idée représente l’objet, le peint dans notre esprit ; elle naît de la première impression formée en nous par des mouvements extérieurs ou intérieurs ; la pensée considère cet objet, elle l’examine avec attention, elle naît de la réflexion. Ainsi le mot Dieu se présente à mon esprit ; c’est une idée claire, distincte. Mais je m’arrête sur ce mot, je l’analyse, je découvre ses attributs, c’est une pensée. D’où il suit que l’idée marche toujours la première, et que la pensée la suit de très près ; mais que si l’idée est fugitive, si elle nous échappe, la pensée n’a point eu le temps de se former. Les jeunes gens, en écrivant, sentiront très bien la différence de l’idée et de la pensée ; et je leur recommande de faire toujours ce que faisait Pascal, c’est-à-dire, d’avoir constamment à leur portée une feuille de papier blanc. Pendant que la main trace les caractères de l’écriture, l’esprit continue à travailler ; les idées naissent, c’est l’instant de les saisir au vol et de les clouer, pour ainsi dire, sur le papier prêt à les recevoir, par un mot ou un signe quelconque. On y revient plus tard et on en forme des pensées.

L’imagination est cette faculté de l’esprit qui nous offre les objets ; c’est la messagère des idées. — La mémoire est le don de conserver le souvenir des objets. — Le discernement est la qualité qui aperçoit les différences des objets entre eux, — Le goût est la connaissance des meilleurs objets. — Le cœur est la source de nos affections, de nos sentiments. — Le sentiment est le mouvement du cœur qui décide de la convenance des objets, — L’esprit est la source de nos idées. — Le génie est le don exceptionnel qui produit les plus belles idées ; c’est la perfection de l’esprit.  — Le jugement est la faculté par laquelle on adopte les idées reconnues convenables.

Pour résumer en quelques lignes tous les phénomènes intellectuels au moyen desquels on parvient à bien penser, je dirai qu’ils se présentent dans l’ordre suivant :

Le génie et l’esprit créent les objets,

L’imagination les présente,

L’idée les aperçoit,

La mémoire les retient,

La pensée les considère,

Le goût les épure,

Le cœur les éprouve,

Le sentiment les approuve,

Le jugement les adopte,

Le discernement les classe.

Cette série de phénomènes n’est pas aussi lente à parcourir qu’on pourrait le supposer. Dans la machine intellectuelle tous les engrenages se meuvent avec une prodigieuse rapidité ; et souvent une pensée se trouve formée avec ses rapports principaux presqu’au moment où l’idée vient d’apercevoir un objet.

Le second moyen pour s’aider dans la méditation du plan est de recourir aux lieux communs. Ils sont ou intrinsèques ou extrinsèques.

Ils sont intrinsèques quand ils peuvent fournir des idées tirées du fond même du sujet. Tels sont : la définition, le genre, l’espèce, l’énumération des parties d’une chose, etc.

Ils sont extrinsèques quand ils présentent des idées qui paraissent étrangères aux sujets, mais qui les corroborent puissamment, comme les semblables, les oppositions, les citations et exemples, etc., etc.

Ceci est un peu abstrait ; mais, pour me faire comprendre, je vais citer mon propre exemple.

Quand j’ai voulu traiter le sujet qui fait l’objet de cet ouvrage, j’ai dû songer d’abord à la définition générale de la Rhétorique, elle a amené quelques développements et une division. La division, à sou tour, a amené des définitions de genres, et celles-ci des définitions d’espèces ; de là est venue l’énumération des parties, qui a fourni encore de nouvelles définitions et divisions de genres et d’espèces. Ce sont mes lieux intrinsèques.

J’ai puisé des notions comparatives dans des sciences semblables à la Rhétorique, comme la peinture, l’architecture, la philosophie, etc. Dans l’art de mal dire (qu’on me pardonne cette monstrueuse alliance de mots), j’ai trouvé des oppositions. J’ai raconté quelques anecdotes et fait usage ainsi des exemples. Enfin, j’ai eu recours aux citations pour affermir et expliquer les préceptes. Ce sont mes lieux extrinsèques.

Tout ce que nous venons de voir ne sort pas de la généralité, et peut s’appliquer à toutes espèces de composition ; mais l’art de composer a deux branches principales, qui sont la narration et le discours. Considérée relativement à ces deux grands genres, l’invention n’a pas les mêmes principes et ne se sert pas des mêmes moyens. Pour éviter toute confusion, nous allons diviser en deux paragraphes les autres préceptes de l’invention.

1. Invention narrative.

Dans la narration on expose un fait, ou vrai ou supposé vrai. On peut le puiser dans les quatre mondes différents qui constituent ce qu’on appelle la nature. 1. Le monde existant, l’univers actuel renferme les faits physiques, moraux, politiques, religieux, etc., qui se passent sous nos regards. 2. Le monde historique contient les grands enseignements du passé, les faits célèbres de tous les temps accomplis. 3. Le monde fabuleux nous rappelle la mythologie, ses dieux antiques et ses héros imaginaires, 4. Le monde idéal appelle les faits possibles ; l’imagination en tire des êtres, à qui elle donne, en suivant les règles de la vraisemblance, tous les traits d’une existence propre.

Le moraliste qui peint les travers de la société vivante, l’écrivain qui retrace quelque grande scène de la nature, prennent leurs sujets dans le monde existant ; l’annaliste s’empare du monde historique, le romancier vit dans le monde idéal ; quant au monde fabuleux, il est aujourd’hui presque abandonné.

Le narrateur, quelque soit l’ordre de choses où il puise ses faits, est soumis aux mêmes lois, en fait d’invention.

Il faut d’abord que le fait soit complet, c’est-à-dire qu’on le voie naître, se passer et s’accomplir. Car, d’une part, si l’origine du fait n’était pas connue, la narration serait obscure ; mais il ne faut pas prendre cette origine trop loin, et si l’on a besoin de faire précéder son récit de quelques circonstances antérieures nécessaires à la clarté, il faut les exposer brièvement et aborder le fait le plus tôt possible ; si, d’une autre part, le fait n’était pas achevé, on aurait mal à propos piqué la curiosité sans la satisfaire, et l’intérêt serait nul. Qu’un feuilleton vous tombe sous la main, si le journal qui le contient ne doit pas vous présenter plus tard la suite du récit, vous n’en commencez pas la lecture.

Le fait étant complet, il faut qu’il soit intéressant, vraisemblable et moral.

1. Intéressant.

Pour soutenir l’attention dans un ouvrage, il est nécessaire que le fond puisse captiver l’intérêt du lecteur, de telle sorte qu’on désire vivement voir ce que deviennent les personnages qui sont en action. Si vous ne remplissez pas cette loi de l’intérêt, votre ouvrage deviendra froid, et la curiosité faisant place à l’indifférence, celle-ci amènera bientôt le dégoût qui tue les productions de l’esprit.

L’action, c’est-à-dire le principal événement fourni par le sujet doit être une et conduite avec beaucoup d’art. C’est le seul moyen de fortifier l’intérêt. L’unité d’action plaît à l’esprit, on aime à voir le fait raconté s’accomplir sans incidents et malgré tous les obstacles ; la duplicité d’action affaiblit au contraire l’intérêt : car, si deux ou plusieurs actions marchent ensemble, elles partagent l’attention ; et, si toutes deux ne sont pas également intéressantes, l’une donne du dégoût pour l’autre.

Ce n’est pas qu’on ne puisse ajouter une action incidente à l’action principale. Le narrateur a besoin quelquefois de cette ressource pour distraire le lecteur des émotions vives que celui-ci peut éprouver. On fait alors ce qu’on appelle un épisode, qui, en tout état de choses, doit être court et bien lié à l’action. C’est un simple temps de repos pour l’esprit.

Au lecteur fatigué présentez à propos.
D’un épisode heureux l’agréable repos. (Del.)

L’épisode n’est permis qu’autant qu’il développe le sujet, qu’il y jette du mouvement et de la variété, en un mot qu’il soutient l’intérêt.

 

2. Vraisemblable.

Il faut que le fait soit vraisemblable, c’est-à-dire qu’il ait l’apparence de la vérité.

Il n’est pas nécessaire qu’un sujet soit historique et vrai dans tout l’acception du mot : il peut être tout entier d’imagination ; mais il doit être traité selon les règles de la vérité. Si vous me dites des choses tellement impossibles à croire, que votre fiction choque toutes les notions que j’ai du naturel et du vrai, comment voulez-vous que je puisse vous suivre ? Votre oeuvre révolte ma raison, je méconnais votre talent, et le livre me tombe des mains.

Quand vous prendrez votre sujet dans l’histoire, dans la tradition, dans la mythologie, respectez les idées reçues. Que le fond de ce sujet soit conforme à ce que tout le monde a lu ; mais rien ne vous empêche de créer, de développer des détails. Votre imagination peut s’emparer d’un fait simplement indiqué, et lui donner l’étendue convenable en racontant les circonstances telles qu’elles ont pu avoir lieu.

Observez fidèlement les caractères des personnages tels que nous les connaissons par nos études. Ainsi ne faites pas un impie d’un homme qui fut vertueux, un homme humble d’un orgueilleux, un héros tranquille, quand il a été emporté et violent.

Achille déplairait moins bouillant et moins prompt,
J’aime à lui voir verser des pleurs pour un affront :
A ces petits défauts marqués dans sa peinture,
L’esprit avec plaisir reconnaît la nature ;
Qu’il soit sur ce modèle en vos écrits tracé.
Qu’Agamemnon soit fier, superbe, intéressé ;
Que pour ses Dieux Enée ait un respect austère ;
Conservez à chacun son propre caractère.    (Boil.)

Lorsque le sujet est entièrement d’imagination, on a toute latitude sous le rapport des faits, des personnages et de leurs caractères. Mais deux règles sont à observer ici : 1° C’est de peindre les personnages, de les faire agir et parler suivant les lois de la nature et les caprices du cœur humain. 2° C’est de donner aux objets cette couleur locale qui les rapproche de l’histoire.

Sur le premier point, il n’y a aucune remarque à faire. Chacun sait bien qu’il est d’une importance extrême de représenter fidèlement les hommes, et que tout ce qui est hors nature est forcé et blâmable. Mais sur le second point, il est essentiel de peindre d’après l’histoire les mœurs de temps et de lieux.

Les mœurs de temps doivent être étudiées à fond. Je sais bien que le personnage que vous choisirez peut avoir été une exception dans son siècle, n’avoir point marché avec lui, comme on le dit généralement ; mais vous ne devez pas peindre une exception : car on s’intéresse rarement aux hommes incompris. Ainsi :

Gardez vous de donner, ainsi que dans Clélie
L’air ni l’esprit français à l’antique Italie.
(Boil.)

Les lieux influent aussi sur les mœurs ; il faut donc examiner où l’on place le théâtre de son action, et faire parler les personnages en conséquence :

 

Des siècles, des pays étudiez les mœurs.
Les climats font souvent les diverses humeurs ;
Souvent, sans y penser, un écrivain qui s’aime,
Forme tous ses héros semblables à soi-même ;
Tout a l’humeur gasconne en un auteur gascon.
(Boil.)

Remarquons encore qu’il faut observer les mœurs d’âge : ceci coule de source.

Ne faites point parler vos acteurs au hasard,
Un vieillard en jeune homme, un jeune homme en vieillard.
Le temps qui change tout change aussi nos hommes,
Chaque âge a ses plaisirs, son esprit et ses mœurs.
(Boil.)

Il pourrait paraître hors de propos d’engager un auteur à ne point contredire les notions topographiques que l’on a sur les pays où se passe une action. Si, pour une description, vous avez besoin d’une cascade bruyante, ne créez pas des montagnes dans une plaine, et pour avoir le plaisir de me parler d’un bosquet paré de mille fleurs, ne me transportez pas avec vous dans un désert aride.

Pour être toujours vraisemblable dans l’invention, il faut étudier la nature, et la copier en ce qu’elle a de beau. Remarquons bien ces mots : en ce qu’elle a de beau.

Il n’est pas de serpent ni de monstre odieux,
Qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux,

A dit Boileau ; mais il ne faut pas prendre ce précepte à la lettre. La concession n’est faite qu’à la condition qu’on peindra les monstres odieux de manière à les présenter aux yeux sans accessoires bas ni dégoûtants, Le poète veut dire évidemment que tout sujet peut être traité convenablement, si on le prend dans la nature, et que l’art le relève, lorsqu’il est rebutant. C’est donc la confirmation du précepte énoncé plus haut.

Aucun art, même la poésie, ne saurait produire ce qui n’est pas, ou ce qui ne peut pas être. On imite donc forcément la nature, et le talent de l’invention se montre d’autant plus qu’elle est imitée plus fidèlement et plus noblement en même temps. Ces deux qualités, la fidélité et la noblesse, sont inséparables, qu’on s’en souvienne ; autrement, on s’éloigne du beau, on tombe dans le laid ; dès lors le mérite de l’invention diminue et se dégrade même entièrement.

Pour résumer, il n’est pas très difficile d’être vraisemblable dans l’invention à quiconque connaît la nature, et sait extraire de cette mère de toutes choses l’agrément, le fini, la beauté, la perfection.

3. Moral.

Il faut enfin que le sujet soit moral.

Par ce mot moral j’entends aussi l’utile : car tout ce qui est utile est moral. L’utilité doit être le principal but d’un écrivain, et tout ouvrage, pour être utile, doit contenir une morale instructive, conforme aux principes des hommes vertueux. Comment voulez-vous que je m’intéresse à un héros qui tire vanité de ses crimes, à l’histoire d’un scélérat qui souille sa vie de forfaits honteux ? Il faudrait pour cela que je fusse un lecteur de mœurs dépravées ; et, lors même que je le serais, soyez sûr que je n’aimerais point à voir le vice rehaussé en beau style : car c’est le propre de la vertu de se faire aimer et respecter, même par les hommes vicieux.

Je suis bien surpris qu’aucun des traités de Rhétorique que l’on met entre les mains de la jeunesse, ne dise un mot de cette éminente qualité de l’invention, de la moralité du sujet. Quoi ! vous exigez des mœurs dans l’orateur ! vous voulez qu’il soit probe, modeste, bienveillant et prudent ! et vous ne demandez au narrateur aucun titre à l’amour et au respect de ses lecteurs ! Est-ce être conséquent avec vos principes, avec votre définition même de la Rhétorique, et avec le langage de Quintilien ? La Rhétorique est la science de bien dire, c’est-à-dire de bien parler et de bien écrire de choses morales. Donc, tout écrivain qui parlera bien de choses immorales, sera plus médiocre auteur que celui qui parlera mal de choses morales, non-seulement aux yeux de la majeure partie des contemporains, mais encore aux yeux de la postérité.

A l’appui de cette sentence de réprobation, je n’ai pas besoin de citer tous les auteurs des siècles passés, qui sont tombés dans l’oubli, à cause de l’immoralité de leurs productions. Je vais rappeler seulement les faits qui se sont passés de nos jours. Il n’y a pas longtemps que certains journaux de la capitale ne trouvant pas la politique capable de défrayer seule l’avidité de leurs lecteurs, prirent fantaisie de faire de la littérature dans leurs feuilletons. L’idée était bonne ; mais comment fut-elle exécutée ?… On introduisit dans le feuilleton d’horribles romans, où le dévergondage échevelé du style était bien loin d’égaler l’immoralité des sujets, et c’est beaucoup dire. Un tel cynisme révolta les hommes de goût, et le scandale fut tel que les journaux qui en général ne se piquent pas de bonne littérature, et qui étaient d’ailleurs presque tous aussi coupables eux-mêmes, s’écrièrent qu’il fallait faire cesser par la force cette dégoûtante manière de penser et d’écrire ; que, sans cette précaution, la littérature française serait marquée aux yeux du monde entier d’un éternel déshonneur. C’était la voix des bons principes qui s’élevait contre celle des principes mauvais ; c’était le cri de la Rhétorique alarmée qui s’échappait de consciences bourrelées par le remords. O Cicéron, Quintilien, Boileau, Racine, et vous tous grands orateurs des temps anciens et modernes ! plût au ciel que vous eussiez vécu ! vos paroles eussent étouffé dès les premiers sons ces accents infernaux, et nous ne gémirions pas aujourd’hui sur une époque à jamais déplorable dans l’histoire de notre littérature dramatique. Coupables auteurs, qui avez inventé ces productions monstrueuses, qui les avez disposées sans remords, et qui les avez revêtues d’une élocution plus livide et plus horrible que la face des Euménides, je livre vos écrits au mépris des hommes de goût mes contemporains ; quant à vos noms, dont je ne souillerai pas ma plume, le tribunal redoutable de la postérité les attend !

Qu’on me pardonne cette digression ; je reviens à mon sujet. Il ne suffit pas, pour réussir parfaitement dans l’invention, de trouver un sujet intéressant, vraisemblable et moral ; il faut joindre à ce mérite celui non moins précieux de découvrir dans ce sujet ce que n’y voit pas le commun des hommes. Il faut rassembler toutes les pensées qu’il comporte, faire choix des meilleures, élaguer celles qui sont frivoles, triviales ou trop subtiles. Ce travail secondaire de l’ invention n’est pas le moins pénible ; c’est celui où l’auteur de talent se montre, et où l’auteur médiocre échoue. Ou peut mettre la main sur un sujet fécond et dramatique, réunissant les trois conditions dont nous venons de parler ; mais il est très rare de bien choisir les pensées accessoires, d’imaginer de bons faits et d’heureux incidents, et de tracer en maître les caractères des personnages. Aussi toute cette partie de l’invention est abandonnée au talent.

2. Invention oratoire.

L’invention impose à l’orateur des obligations aussi rigoureuses qu’au narrateur, mais elles sont d’un autre genre.

Le sujet d’un discours est donné par les circonstances et les événements. À ce point de vue l’orateur n’a rien à rechercher.

Tout le travail de l’invention oratoire consiste à trouver les moyens de persuader, c’est-à-dire d’instruire, de plaire et de toucher.

L’orateur instruira par le raisonnement. Il plaira en se conciliant les esprits ; il touchera en s’adressant aux cœurs : son devoir d’inventeur est donc 1° de découvrir ses preuves ; 2° de rechercher les moyens qui feront ressortir ce qu’on nomme les mœurs ; 3° de trouver le secret d’émouvoir les passions.

1. Preuves.

Les preuves sont de deux sortes : intrinsèques quand elles sont tirées du fond même du sujet, extrinsèques quand elles ne lui appartiennent qu’accessoirement. Si je veux prouver à un jeune homme qu’il faut éviter le jeu, je lui dirai que la passion du jeu est irrésistible, qu’elle entraîne avec elle la ruine, le déshonneur, le crime même, et qu’elle peut conduire à l'échafaud : les moyens seront intrinsèques. Je lui rappellerai le souvenir de tel de ses amis qui, par le jeu, s’est réduit à la misère ; je lui citerai quelques faits puisés dans l’histoire, l’autorité des moralistes, etc., etc., et ces preuves seront extrinsèques.

On peut recourir, en cherchant ses preuves, aux lieux communs dont j’ai déjà parlé (pages 21 et 22) en y ajoutant l’intention, la circonstance, la cause, l’effet, etc. Ainsi, une voiture passe sur un enfant (chose qui n’est pas rare dans nos grandes villes), si l’avocat du cocher fait appel à l’intention de son client, s’il détaille les circonstances de l’accident, s’il en fait voir la cause dans l’étourderie de la victime ; s’il expose enfin que l’effet n’est qu’une blessure peu grave, il emploiera la ressource des lieux communs des affaires semblables.

 Quelquefois ces ressources communes sont les seules qui se présentent ; il faut bien alors obéir à la nécessité. Mais si on peut les négliger, il faut le faire. Qu’on médite attentivement son sujet, qu’on se pénètre profondément de sa matière, qu’on l’envisage sous toutes ses faces, qu’on en étudie tous les détails, et l’on trouvera assez de preuves intrinsèques ; qu’on enrichisse son esprit des connaissances nécessaires à la matière que l’on traite, qu’on lise avec attention les auteurs qui ont écrit sur le même sujet, et les preuves extrinsèques se présenteront en foule. C’est le seul moyen d’éviter les déclamations, l’enflure, et d’acquérir la réputation d’orateur instruit et capable d’instruire.

Nous verrons plus loin comment il faut disposer une preuve lorsque nous dirons un mot de la logique.

2. Mœurs.

Par mœurs oratoires on entend d’abord quatre qualités essentielles à tout orateur qui a la prétention légitime de plaire, savoir : la probité, la modestie, la bienveillance et la prudence. On comprend aussi sons le nom de mœurs, les bienséances que l’orateur doit observer et les précautions qu’il doit prendre.

1. Probité. Un orateur doit être à l’abri de tout soupçon de mauvaise foi. II ne faut pas qu’on puisse croire qu’il est capable de tromper.

L’auditeur, s’il n’a cette persuasion intime, se méfiera des paroles de l’orateur, même dans les plus justes causes.

2. Modestie. Il faut s’oublier soi-même, ne point parler de sa personne, et ne s’occuper que de son sujet : la vanité déplaît aux hommes.

3. Bienveillance. Paraissez affectionné pour ceux qui vous écoutent ; qu’ils croient que vous les aimez et que vous prenez à cœur leurs intérêts.

4. Prudence. Votre réputation d’habileté et d’instruction doit être telle qu’on ne craigne point de se tromper en adoptant vos avis, en suivant vos conseils.

Toutes les autres vertus que peut montrer un orateur, se rapporteront à ces quatre qualités principales : la piété, la pitié à la bienveillance ; la fermeté, le courage à la prudence ; l’indignation, l’horreur du crime à la probité ; la défiance de ses forces, l’humilité sans bassesse à la modestie.

Mais ces qualités éminentes de l’orateur doivent-elles être simplement superficielles, c’est-à-dire n’exister que pour l’auditeur ; et l’orateur peut-il être dans le fond vicieux, orgueilleux, dur et mauvais conseiller, si à l’extérieur il ne montre point ces défauts ? Il est évident que cette hypocrisie oratoire, cette contradiction des principes avec le langage, serait de courte durée : les hommes, quoique aveuglés par leurs intérêts matériels, auraient bientôt découvert la fourberie, et l’orateur dissimulé verrait promptement les acclamations et l’estime se changer en huées et en mépris. L’histoire de nos luttes parlementaires en offre plus d’un exemple. Pour faire une application exacte, sans sortir de la généralité, nos avocats sont-ils tous probes, modestes, bienveillants et prudents, suivant le sens que nous avons donné à ces mots ? Il faut avouer qu’ils suivent, le mieux qu’ils le peuvent, les traditions de l’antiquité. Leurs conseils de discipline, leurs règlements, leur conduite publique, témoignent de leurs efforts à imiter les vertus éminentes des Démosthène et des Cicéron. Mais l’intérêt, ce grand et détestable mobile des actions humaines, est la cause souvent de la dégradation de leur talent. À force de se charger de mauvaises causes, d’excellents avocats perdent les meilleures, parce qu’ils ont compromis, en plaidant les premières, leur probité oratoire et leur prudence, leurs lumières. Les juges se sont habitués à les considérer comme des girouettes parlantes, qui tournent au gré du vent de la fortune. II est hors de doute que l’avocat qui posséderait dans leur intégrité les mœurs oratoires, ne perdrait jamais une seule cause. Il faut donc, pour être bon orateur, avoir dans le cœur les vertus de son état, sous peine de l’avilir, et d’en faire, au lieu d’un art par excellence, un triste métier d’argent.

Outre les mœurs qu’il doit posséder, l’orateur doit considérer un autre ordre de mœurs dans ses auditeurs. C’est : 1° la disposition de l’esprit à recevoir telle impression plutôt que telle autre : car la douleur, la joie et tous les sentiments ont des mobiles différents ; 2° l’âge de celui qui écoute. Un jeune homme sera touché par d’autres considérations qu’un vieillard ; 3° le caractère des hommes. Le méchant sera persuadé d’une autre manière que le sage. Un caractère doux sera plus facilement ébranlé qu’un caractère violent. Il en est de même des mœurs de profession. Il faudra des raisonnements tout opposés à un militaire, à un ouvrier, à des femmes, à une assemblée de magistrats, etc.

5. Bienséances. Les bienséances oratoires consistent dans l’art de ne rien dire qui ne soit convenable et à propos. Elles regardent : 1° l’orateur lui-même : un prince ne s’exprime point comme un simple particulier, un prédicateur comme un avocat ; 2° l’auditeur : on ne parlera point à des académiciens comme à des hommes peu instruits ; 3° les tiers : s’il s’agit d’un homme respectable, on le traite avec égard ; ou répand de l’intérêt sur la position de ceux que l’on défend ; 4° le temps ; si l’on n’a qu’une heure pour parler, il ne faut pas étendre son discours de manière à le aire durer plus longtemps ; 5° les circonstances : elles peuvent être affligeantes ou joyeuses, solennelles ou ordinaires, il faut y conformer le ton du discours ; 6° enfin le lieu : dans un camp, dans une assemblée politique, à la cour, au barreau, à l’église, etc., le langage ne sera pas le même.

6. Précautions oratoires. On entend par ces mots les tournures adroites par lesquelles l’orateur évite certaines difficultés qu’il rencontre dans les auditeurs ou dans son sujet. Trois circonstances principales peuvent nécessiter des précautions oratoires : 1° lorsque les esprits sont mal disposés ou même prévenus contre le but du discours ou contre l’orateur. Il faut d’abord feindre d’entrer dans leurs dispositions, sembler condamner ce qu’ils condamnent eux-mêmes, les ramener peu à peu et ne faire usage de ses moyens que lorsque les préventions seront tombées ; 2° lorsque la matière que l’on traite peut faire une impression désagréable, il faut éviter de se servir de mots trop découverts et qui rappelleraient des idées contraires au but du discours ; 3° lorsque l’on a des reproches à faire, il faut en tempérer la vivacité par un ton affectueux, atténuer les fautes et en rejeter l’odieux soit sur un petit nombre de coupables soit sur la fatalité des circonstances, etc.

3. Passions.

Ou nomme passions en Rhétorique les sentiments qui peuvent naître d’un sujet et se communiquer aux autres. Le pathétique sert à exprimer ces sentiments.

Le raisonnement s’adresse à l’esprit, et le pathétique au cœur.

Trois choses sont à remarquer dans le pathétique.

1° Considéré en lui-même, le pathétique ne comprend que deux sentiments principaux : l’amour, source de la tendresse, du respect, de la pitié, de la reconnaissance, de l’orgueil, de l’avarice, etc., etc. ; la haine, mère de la colère, de la vengeance, de indignation, du mépris, etc. Il y a peut-être un troisième sentiment, assez rare, il est vrai, qui est l’absence de toute passion, c’est l’indifférence. Il est facile à l’orateur d’émouvoir des auditeurs déjà passionnés par amour ou par haine ; mais, pour les échauffer, quand ils sont indifférents, pour les amener à aimer ou à haïr, il faut tout l’effort du pathétique. Je crois qu’il est plus facile de faire passer quelqu’un de la haine à l’amour, ou de l’amour à la haine, que de vaincre l’indifférence, cet état passif de l’âme, qu’aucun aiguillon ne peut faire sortir de sa torpeur habituelle. Nos grands orateurs sacrés avaient peut-être cette conviction : car il n’est pas rare de les voir recourir aux plus grands efforts du pathétique ; leurs ouvrages en offrent de fort beaux modèles. C’est que l’indifférence est la plus grande plaie de l’âme, et pour la guérir la religion use de toutes ses ressources.

2° Considéré dans l’orateur, le pathétique prend ses sources dans une imagination vive et frappée elle-même des grands objets qu’elle veut représenter ; dans la sensibilité naturelle à recevoir les impressions que les passions font sur l’âme, dans un grand discernement à placer les mouvements pathétiques convenablement, c’est-à-dire, dans les sujets qui les comportent. Ces trois qualités se corroborent mutuellement ; mais la plus importante sans contredit est la sensibilité. Pour arracher des pleurs, il faut pleurer soi-même. Il est de principe absolu qu’il est impossible de communiquer aux autres une émotion qu’on ne ressent pas dans son propre cœur.

3° Considéré dans les moyens, le pathétique doit être 1° exprimé en style simple et exempt de toute figure ambitieuse ; 2° être préparé ; personne ne se passionne sans raison préalable et légitime ; 3° ne point être interrompu, soit par des transitions visibles soit par tout autre froid artifice ; 4° enfin, ne peut être prolongé, car les mouvements violents fatiguent le cœur et les pleurs se tarissent vite. Si l’orateur n’observe ces règles avec une exactitude scrupuleuse, il glacera son auditoire au lieu de réchauffer.

Pour trouver le pathétique, il faut descendre dans son propre cœur et étudier avec ce maître par excellence les caprices des passions humaines. Il faut, en outre, sonder par avance les dispositions des auditeurs, pour les faire tourner, suivant leur caractère, au triomphe de sa cause. L’amour de Dieu excitera les cœurs pieux ; l’amour de la gloire animera des soldats ; la haine du despotisme transportera des conjurés, etc. Mais quel est le secret capable d’émouvoir des indifférents ?… Le talent seul peut le découvrir.

Une question se présente en finissant ce paragraphe. Doit-on se servir dans tout discours des trois parties de l’invention, les preuves, les mœurs et les passions ? Dans la plupart des cas judiciaires un moyen pourra suffire. Si un débiteur me conteste une créance, je me contenterai de prouver qu’elle est légitime, et mon compétiteur sera condamné à payer ; je n’aurai besoin ni des mœurs ni du pathétique. D’autres fois deux moyens devront être employés : Si je n’ai pas de preuves authentiques de ma créance, le juge devra apprécier ma probité qui m’empêcherait de vouloir tromper, ma bienveillance qui me fait recourir avec confiance à son équité, ma modestie qui éviterait un scandale judiciaire et des débats publics, et ma prudence qui m’aurait retenu, si j’avais craint de perdre ma cause ; et tout cela formera un corps de preuves morales qui décidera le gain de ma cause. Plus rarement on devra employer les trois moyens à la fois : si je suis père de famille et dans une position gênée, si ma partie est puissante, si mes preuves sont faibles, si mes titres moraux ne suffisent pas, je tâcherai de toucher le cœur des juges par le spectacle de la pauvreté qui m’attend, de mes enfants réduits à la misère, je mettrai en regard l’opulence de mon adversaire, et si je parviens par mes larmes à attendrir mes auditeurs, le succès de ma cause n’est pas douteux.

Mais si, dans les luttes judiciaires, les moyens de l’invention se présentent dans cet ordre, il est vrai de dire que, dans l’éloquence sacrée, dans les grands débats parlementaires, l’ordre contraire se présentera plus ordinairement. Il faudra recourir fréquemment aux trois moyens, plus rarement à deux, et ce n’est que dans des occasions exceptionnelles qu’un seul pourra suffire.