Notions préliminaires.
I. Du Discours mesuré.
De la structure des vers.
Le discours mesuré, que je considère ici dans sa forme seulement, par opposition à la prose, consiste dans un certain arrangement des paroles, suivant des règles déterminées. Les paroles ainsi arrangées, forment les vers, qui sont composés d’un certain nombre de syllabes ou pieds. Il y en a qui en ont douze, et qu’on appelle alexandrins, héroïques, on grands vers. Ils ont à la sixième syllabe une césure : c’est un repos que le sens doit autoriser, et qui coupe le vers en deux parties, dont chacune s’appelle hémistiche. D’autres vers ont dix pieds : on les appelle communs ; et ils ont la césure après le quatrième. Il y en a qui ont huit pieds : ces vers n’ont point de césure, non plus que ceux dont le nombre des pieds est au-dessous de huit.
Les vers sont masculins, ou féminins. Ils sont masculins, lorsque la dernière syllabe du mot qui les termine, a une toute autre voyelle que l’e muet. Ainsi les mots captivité, charnier, succès, travail, repos, sommeil, obtenir, puissant, rendu, etc., pourraient être mis à la fin d’un vers masculin.
Les vers féminins sont ceux, dont le dernier mot est terminé par un e muet, soit seul, soit accompagné d’une ou de plusieurs consonnes. Ainsi, les mots, envie, confondue, agitée, terre, féconde, bocages, agréables, fleurissent, demandent, instruisent, etc., pourraient terminer un vers féminin. Ces sortes de vers ont toujours à la fin une syllabe de plus que les masculins ; en sorte que l’on pourrait dire que les grands vers féminins ont treize pieds ; les vers féminins communs, onze ; ainsi des autres. Mais cette dernière syllabe des vers féminins ne rendant qu’un son très peu sensible, à cause de l’e muet, n’est comptée pour rien. Voici des exemples de ces différentes espèces de vers.
Vers masculin alexandrin.
La-ver-tu-doit-rég-ner | ou con-seil-ler-les-rois.
Vers féminin alexandrin.
Quel-ques-cri-mes-tou-jours |pré-cé-dent-les grands-cri-mes.
Vers masculin commun, ou de dix pieds.
On-vit-heu-reux | quand on-est-sans-dé-sirs.
Vers féminin commun, ou de dix pieds.
Le-na-tu-rel | est-le sceau-du-gé ni-e.
Vers masculin de huit pieds.
Rien-ne-du-re-que-ce-qui-plaît.
Vers féminin de huit pieds.
Les-grâ-ces-sui-vent-tous-les-â-ges,
Vers masculin de sept pieds.
La-ver-tu-nous-rend-é-gaux.
Vers féminin de sept pieds.
Le-temps-dé-truit-tou-tes-cho-ses.
Vers masculin de six pieds.
So-yez-bon-vous-plai-rez.
Vers féminin de six pieds.
Le-sot-de-tout-s’ir-rite.
Ou fait encore des vers qui ont moins de six pieds. Mais ce n’est guère que dans des pièces libres et badines, ou destinées à être mises en musique. Ce couplet de Panard nous en fait voir de cinq, de quatre, et d’un seul pied.
On voit des commisMisComme des princes,Et qui sont venusNusDe leurs provinces.
Si dans le corps du vers la dernière syllabe d’un mot est terminée par un e muet seul, et que le mot qui suit, commence par une voyelle ou par une h non aspirée, cette syllabe se mange et se confond dans la prononciation, avec la première du mot suivant, comme on le voit dans ces vers :
Nous-som-mes-loin-de-nous | à-tou-te-heu-re-en-traî-nés.
Et-le-flot-te-elle-hé-si-te | en-un-mot-elle-est-fem-me.
L’e muet seul, accompagné d’une ou de plusieurs consonnes, n’ayant qu’un son sourd et imparfait, ne peut jamais terminer le repos ; soit que cet e muet forme la sixième syllabe du vers, soit qu’il forme une syllabe surabondante. Ainsi ces vers ne vaudraient rien :
U-ne-peur-sou-dai-ne | gla-ça-tous-les-esprits.
Des-ser-pents-de-l’en-vie | son-cœur-est-dé-vo-ré.
Il faut que cet e muet s’élide avec un mot qui commence par une voyelle, comme dans ces vers :
Le-cri-me-me-fait-la-hon | te-et-non-pas-l’é-cha-faud.
Qui-veut-pé-rir-ou-vain | cre-est-vain-cu-ra-re-ment.
La-ver-tu-sous-le chau |me-atti-re-nos-hom-ma-ges.
Les mots qui ont une voyelle avant l’e muet final, tel que manie, punie, vue, perdue, rosée, brisée, boue, roue, plaie, vraie, etc., ne peuvent s’employer dans le corps d’un vers, que quand ils sont suivis d’un mot qui commence par une voyelle, avec laquelle l’e muet s’élide. Ainsi ces vers ne sont pas bons :
Mais-el-le-bat-ses-gens | et-ne-les-pay-e-pas.
La-vu-e-s’é-ten-dait | sur-un-co-teau-fer-tile.
Aux-dis-cours-des-flat-teurs | qu’on-ne-se-fi-e-pas.
La-vi-e-des-héros | doit-nous-ser-vir d’ex-em-ple.
Les mots, dans lesquels l’e muet, précédé d’une voyelle, et suivi d’une ou de plusieurs consonnes, ne peut point se confondre, par la prononciation, avec une autre syllabe, tels que orgies, hardies, frappées, trompées, emploient, déploient, confient, essuient, avouent, dénouent, effraient, soustraient, etc. ; ces mots, dis-je, ne peuvent jamais entrer dans le corps d’un vers. Ainsi les suivants ne valent rien :
Ces-fem-mes-ont-été | pu-ni-es-à-pro-pos.
Ils-voi-ent-en-tous-lieux | des-ob-jets-en-chan-teurs.
As-sas-sins-ef-fron-tés | ils-dé-nient-leurs-crimes.
Ils-vous-lou-ent-tout-haut |et-vous-jou-ent-tout-bas.
L’e muet au-dedans d’un mot, et précédé d’une voyelle, se supprime toujours en poésie. Ainsi, au lieu d’écrire, agréerai, ralliera, crierons, oublierais, gaieté, maniement, dévouement, etc. ; on écrit agrêrai, rallîra, crîrons, oublîrais, gaîté, manîment, dévoûment, etc. C’est ce qu’on voit dans ces vers :
L’es prit-et-la-gaî-té | la-grâ-ce-l’en-joû-mentOr-nent-tout-à-la-fois | vo-tre-sty-le-char-mant.
Et-ce-sont-ces-plai-sirs | et-ces pleurs-que j’en-vie,Que-tout-autre-que-lui | me-paî-rait-de-sa-vie !
Sans-les-re-mords-af-freux | qui-dé-chi-rent-mon-cœur,Hi-é ron-j’ou-blî-rais | qu’il-est-un-ciel-ven-geur.
Il faut absolument éviter dans les vers la rencontre des voyelles, ou d’une h non aspirée, qui ne se mangent point dans la prononciation : c’est ce qu’on appelle hiatus. On ne pourrait jamais faire entrer dans un vers ces mots, loi évangélique, Dieu immuable, vérité éternelle, vrai honneur, foi assurée, etc. Il en est de même de la conjonction et avant un mot qui commence par une voyelle.
On peut cependant répéter la conjonction oui, ou la mettre après une interjection, comme on le voit dans ces vers :
Oui, oui, je veux venger votre honneur et le mien.
Hé ! oui, je ferai tout pour ne pas vous déplaire.
De la rime.
Les vers tirent leur plus grande beauté de la rime. Elle est une convenance de sons à la fin des mots qui terminent plusieurs vers. La rime qu’on appelle masculine, est celle qui termine les vers masculins, et la féminine, celle qui termine les féminins, comme on va le voir dans ceux-ci :
Au pied du mont Adulle133, entre mille roseaux,Le Rhin134 tranquille et fier du progrès de ses eaux,Appuyé d’une main sur son urne penchante,Dormait au bruit flatteur de son onde naissante ,Lorsqu’un cri tout à coup suivi de mille cris,Vient d’un calme si doux retirer ses esprits.Il se trouble, il regarde, et partout sur ses rives,Il voit fuir à grands pas ses Naïades135 craintives,Qui toutes accourant vers leur humide roi,Par un récit affreux redoublent son effroi.
On ne considère pour la rime masculine, que le son de la dernière syllabe des mots, soit que cette dernière syllabe s’écrive de même, soit qu’elle s’écrive différemment. Ainsi, les mots plaisir, repos, candeur, rimeront, non seulement avec désir, dispos, froideur, mais encore avec soupir, berceaux, douleur. Cependant le seul e fermé ne suffit point pour cette rime. Frivolité ne peut pas rimer avec aimé ; consterné, avec embrasé. Il faut que la lettre qui précède cet e ferme, soit la même dans les deux mots. Ainsi, frivolité rimera fort bien avec vanité ; consterné avec enchaîné.
Le son de la dernière syllabe des mots ne suffit pas pour la rime féminine, parce que la prononciation sourde et obscure de l’e muet empêche d’y apercevoir une convenance sensible. Ainsi monde ne rime point avec demande, quoique la dernière syllabe de ces deux mots soit la même. Il faut pour la rime féminine prendre la convenance des sons de l’avant-dernière syllabe des mots, comme dans ceux-ci : monde, féconde | bocage, ombrage | cantique, portique | nature, verdure | jaillissent, bondissent | instruire, conduire, etc. Mais guerre, terre, tonnerre, ne peuvent pas rimer avec père, hémisphère, colère, la convenance des sons ne se trouvant pas dans l’avant-dernière syllabe de ces mots, non pas précisément parce que les premiers ont deux rr, et que les autres n’en ont qu’un ; mais parce que dans les mots guerre, terre, tonnerre, le premier e est fort ouvert, et que dans les autres il est seulement un peu ouvert.
Le seul e fermé dans l’avant-dernière syllabe d’un mot terminé par un e muet, ne suffit point pour la rime féminine. Adorée, trompée, épouvantée, etc., ne rimeront pas avec charmée, brisée, consolée, etc., et ne pourront rimer qu’avec sacrée, frappée, enchantée, ou autres mots semblables.
Les pluriels ne riment point avec les singuliers, à moins que ces deux nombres ne soient terminés par la même consonne, ou une consonne équivalente. Ainsi, agréable, jeu, bijou, complot, vérité, au singulier, ne rimeront pas avec aimables, feux, verrous, pivots, frivolités, au pluriel. Mais fastueux, courroux, voix, repos, quoiqu’au singulier, rimeront avec jeux, bijoux, exploits, coteaux, au pluriel.
Suivant cette règle, deux mots qui seraient au singulier, mais dont l’un serait terminé par une voyelle, et l’autre par une consonne, quoique précédée de cette même voyelle, ne rimeraient pas ensemble. Ne faites donc point rimer loi avec bois, voix, ou exploit ; non plus que genou avec courroux, etc. Les versificateurs rigides ne veulent même pas que détour rime avec secours ; sultan avec instant ; essor avec transport, parce que ces mots ne sont pas terminés par la même consonne, ou par une consonne équivalente. Mais ils font rimer ensemble instant et attend, accord et fort, etc.
Sur l’argent, c’est tout dire, on est déjà d’accord :Ton beau-père futur vide son coffre-fort.
Un mot peut rimer avec lui-même. Mais ce n’est que quand il est pris dans des significations différentes, comme dans ces vers :
Chaque objet frappe, éveille, et satisfait mes sens :Je reconnais les Dieux au plaisir que je sens.
Le cardinal de Richelieu entendant la lecture que lui faisait Colletet d’une de ses comédies, lui donna six cents livres pour six vers seulement qu’il trouvait fort beaux. Le poète adressa au ministre ce distique :
Armand, qui pour six vers m’as donné six cents livres,Que ne puis-je à ce prix te vendre tous mes livres !
On doit observer de mêler les rimes masculines et les féminines, de manière que deux différentes rimes de même espèce ne se trouvent▶ jamais ensemble dans une même suite de vers ; c’est-à-dire qu’une rime masculine, par exemple, ne peut être suivie que de la rime masculine qui y répond, ou d’une rime féminine.
Les rimes peuvent être suivies ou entremêlées. Elles sont suivies, lorsqu’après deux rimes masculines, il s’en trouve deux féminines, ensuite deux masculines, et ainsi des autres. Telles sont les rimes de ces beaux vers que Boileau met dans la bouche de la mollesse136, pour faire l’éloge de Louis XIV.
Hélas ! qu’est devenu ce temps, cet heureux temps,Où les rois s’honoraient du nom de fainéants ;S’endormant sur le trône, et me servant sans honte,Laissaient leur sceptre aux mains ou d’un Maire, ou d’un Comte !Aucun soin n’approchait de leur paisible cour :On reposait la nuit, on dormait tout le jour.Seulement au printemps, quand Flore137 dans les plaines,Faisait taire des vents les bruyantes haleines,Quatre bœufs attelés, d’un pas tranquille et lent,Promenaient dans Paris138 le monarque indolent.Ce doux siècle n’est plus. Le ciel impitoyableA placé sur leur trône un prince infatigable.Il brave mes douceurs ; il est sourd à ma voix :Tous les jours il m’éveille au bruit de ses exploitsRien ne peut arrêter sa vigilante audace :L’été n’a point de feux ; l’hiver n’a point de glace.J’entends à son seul nom tous mes sujets frémir.En vain deux fois la paix a voulu l’endormir :Loin de moi son courage entraîné par la gloire,Ne se plaît qu’à courir de victoire en victoire.Je me fatiguerais à te tracer le coursDes outrages cruels qu’il me fait tous les jours.
Les rimes sont entremêlées, lorsqu’une rime masculine est séparée de celle qui y répond par une ou deux féminines, ou lorsqu’entre deux rimes féminines, il ◀se trouve▶ une ou deux rimes masculines, comme dans cet exemple :
J’ai cherché ce bonheur qui fuyait de mes bras,Dans mes palais de cèdre, au bord de cent fontaines ;Je le redemandais aux voix de mes sirènes139 :Il n’était point dans moi ; je ne le trouvais pas.J’accablais mon esprit de trop de nourriture ;À prévenir mon goût j’épuisai tous mes soins :Mais mon goût s’émoussait en fuyant la nature,Il n’est de vrais plaisirs qu’avec de vrais besoins.
On ne peut point établir de règles pour le mélange des rimes. Il y a plusieurs manières de les croiser. C’est au poète à choisir la plus agréable à l’oreille, et la plus convenable à son sujet.
Les poèmes héroïques, les dramatiques, les satires, etc., doivent être en vers alexandrins. On peut dans d’autres sujets, et, surtout dans des pièces badines, ou destinées à être mises en musique, faire des vers de tout pied, qu’on appelle libres, et croiser les rimes en consultant toujours l’oreille et l’harmonie.
Du mélange des vers et des stances.
On doit aussi entremêler les rimes dans les stances ou strophes, qui sont un certain nombre de vers, après lesquels le sens est fini et complet. Elles se divisent en stances de nombre pair et en stances de nombre impair.
Celles de nombre pair sont de quatre, de six, de huit et de dix vers. Dans les stances de quatre, ou quatrains, on peut employer indifféremment toutes sortes de mesures, et l’on doit entremêler les rimes, en faisant rimer le premier vers avec le troisième, et le second avec le quatrième. En voici des exemples :
Modérons nos propres vœux.Tâchons de nous mieux connaître.Désires-tu d’être heureux ?Désire un peu moins de l’être.
Le fameux souverain bien,Dans un séjour de misère,N’est qu’un pompeux entretien,Et qu’une noble chimère…
Voici comment j’ai comptéDès ma plus tendre jeunesse :La vertu, puis la santé ;La gloire, puis la richesse.
Conti140 n’est plus, ô ciel ! ses vertus, son courage,La sublime valeur, le zèle pour son roiN’ont pu le garantir, au milieu de son âge,De la commune loi.
Il n’est plus, et les Dieux en des temps si funestes,N’ont fait que le montrer aux regards des mortels.Soumettons-nous. Allons porter ces tristes restesAu pied de leurs autels.
Élevons à sa cendre un monument célèbre.Que le jour de la nuit emprunte les couleurs.Soupirons, gémissons sur ce tombeau funèbreArrosé de nos pleurs.
On fait rimer aussi dans ces sortes de stances le premier vers avec le quatrième, et le second avec le troisième.
Pour vous l’amante de Céphale141Enrichit Flore142 de ses pleurs ;Le zéphir143 cueille sur les fleursLes parfums que la terre exhale.
Pour entendre vos doux accents,Les oiseaux cessent leur ramage,Et le chasseur le plus sauvageRespecte vos jours innocents.
Dans les stances de six vers, il y a différentes manières d’entremêler les rimes, et de varier la mesure. Celle qui est assez commune et fort belle consiste à faire rimer les deux premiers vers, et à terminer le sens après le troisième, qui doit rimer avec le dernier.
Nous admirons le fier courageDu lion fumant de carnage,Symbole du dieu des combats.D’où vient que l’univers détesteLa couleuvre bien moins funeste ?Elle est l’image des ingrats.
Non, non, sans le secours des filles de mémoire144,Vous vous flattez en vain, partisans de la gloire,D’assurer à vos noms un heureux souvenir.Si la main des neuf sœurs ne pare vos trophées,Vos vertus étoufféesN’éclaireront jamais les yeux de l’avenir.
On voit aussi des stances de six vers, qui ne sont composées que de deux rimes, et ou le sens n’est terminé qu’après le dernier vers. Telle est celle-ci :
Sous des arbres, dont la natureA formé de riants berceaux,Entre des tapis de verdure,Que nourrit la fraîcheur des eaux,Serpente avec un doux murmureLe plus transparent des ruisseaux.
Les stances de huit vers ne sont, à proprement parler, que deux quatrains unis ; soit que les vers aient tous la même mesure, soit qu’ils en aient une différente, comme on peut le voir dans ces deux exemples :
Venez, nations arrogantes,Peuples vains, et voisins jaloux,Voir les merveilles éclatantes,Que sa main opère pour nous.Que pourront vos ligues forméesContre le bonheur de nos jours,Quand le bras du Dieu des arméesS’armera pour notre secours.
Ô bien heureux mille foisL’enfant que le Seigneur aime ;Qui de bonne heure entend sa voix,Et que ce Dieu daigne instruire lui-même !Loin du monde élevé, de tous les dons des cieuxIl est orné dès sa naissance ;Et du méchant l’abord contagieuxN’altère point son innocence.
Voici pour les stances de dix vers, la mesure la plus harmonieuse, et le mélange des rimes le plus agréable. Les vers composés de huit syllabes, sont arrangés de manière que le premier réponde au troisième, et le second au quatrième ; que le cinquième et le sixième riment ensemble ; que le septième réponde au dixième, et que le huitième et le neuvième riment ensemble.
Montrez-nous, guerriers magnanimes,Votre vertu dans tout son jour.Voyons comment vos cœurs sublimesDu sort soutiendront le retour.Tant que sa faveur vous seconde,Vous êtes les maîtres du monde ;Votre gloire nous éblouit.Mais au moindre revers funeste,Le masque tombe, l’homme reste,Et le héros s’évanouit.
Parmi les autres manières de mêler agréablement les rimes dans ces sortes de stances, celle-ci est la plus belle :
Combien plus sage et plus habileEst un roi, qui, par ses faveurs,Songe à s’élever dans les cœursUn trône durable et tranquille ;Qui ne connaît point d’autres biens,Que ceux que ses vrais citoyensDe sa bonté peuvent attendre ;Et qui, prompt à les discerner,N’ouvre les mains que pour répandre,Et ne reçoit que pour donner.
Les stances de nombre impair sont de cinq, de sept et de neuf vers. Il faut nécessairement y mettre trois rimes semblables : mais on ne doit jamais les placer de suite. En voici des exemples :
Le volage amant de Clytie145Ne caresse plus nos climats ;Et bientôt des monts de Scythie146Le fougueux époux d’Orithie147Va nous ramener les frimas.
Ingénieuses rêveries,Songes riants, sages loisirs,Venez sous ces ombres chéries ;Vous suffirez à mes désirs.Plaisirs brillants, troublez les villesPlaisirs champêtres et tranquilles,Seuls vous êtes les vrais plaisirs.
Le roi des cieux et de la terreDescend au milieu des éclairs :Sa voix, comme un bruyant tonnerre,S’est fait entendre dans les airs.Dieux mortels, c’est vous, qu’il appelle :Il tient la balance éternelle,Qui doit peser tous les humains.Dans ses yeux la flamme étincelle,Et le glaive brille en ses mains.
Il en est de ces stances de nombre impair, comme de celles de nombre pair. Les vers y peuvent être d’inégale mesure : c’est ce qu’on peut voir dans les deux suivantes.
Que j’aime à contempler, dans mes heureux caprices,Des profondes forêts le silence et l’horreur,Les rochers sourcilleux, les vastes précipices !Ce noir aspect fait mes délices,Et je jouis de ma terreur.
On peut des plus grands rois surprendre la justice.Incapables de tromper,Ils ont peine à s’échapperDes pièges de l’artifice.Un cœur noble ne peut soupçonner dans autruiLa bassesse et la maliceQu’il ne sent point en lui.
On appelle stances régulières, une suite de stances qui ont toutes la même forme, soit pour la mesure et le nombre des vers, depuis quatre jusqu’à dix, soit pour le mélange et la combinaison des rimes : telles sont celles que j’ai citées pour exemple de stances de quatre vers.
On appelle stances irrégulières, une suite de stances qui ont chacune une forme différente. En voici un exemple :
Déplorable Sion148, qu’as-tu fait de ta gloire ?Tout l’univers admirait ta splendeur.Tu n’es plus que poussière ; et de cette grandeurIl ne nous reste plus que la triste mémoire.Sion jusques au ciel élevée autrefois,Jusqu’aux enfers maintenant abaissée,Puissé-je demeurer sans voix,Si dans mes chants ta douleur retracéeJusqu’au dernier soupir n’occupe ma pensée !
Ô rives du Jourdain149 ! ô champs aimés des cieux !Sacrés monts ! fertiles vallées,Par cent miracles signalées !Du doux pays de nos aïeuxSerons-nous toujours exilées ?Quand verrai-je, ô Sion, relever tes rempartsEt de tes tours les magnifiques faîtes ?Quand verrai-je de toutes partsTes peuples, en chantant, accourir à tes fêtes ?
Ton Dieu n’est plus irrité :Réjouis-toi, Sion, et sors de la poussière ;Quitte les vêtements de ta captivité,Et reprends ta splendeur première.Les chemins de Sion sont à la fin ouverts :Rompez vos fers,Tribus captives,Troupes fugitives,Repassez les monts et les mers ;Rassemblez-vous des bouts de l’univers.
Au reste, il sera bon, dans toutes sortes de stances, d’entremêler les rimes, de manière que le premier et le dernier vers d’une stance soient d’espèce différente. Sans cette attention, l’oreille du lecteur serait un peu choquée de trouver, en passant d’une stance à l’autre, deux vers masculins, ou deux vers féminins qui ne rimeraient pas ensemble, comme dans celles-ci :
Rois, chassez la calomnie.Ses criminels attentatsDes plus paisibles étatsTroublent l’heureuse harmonie.
Sa fureur, de sang avide,Poursuit partout l’innocent.Rois, prenez soin de l’absentContre sa langue homicide.
De ce monstre si faroucheCraignez la feinte douceur :La vengeance est dans son cœur,Et la pitié dans sa bouche.
Je dois dire néanmoins que cette manière de placer les rimes n’est pas absolument regardée comme une faute. Nos bons auteurs l’ont pratiquée, mais bien rarement. Elle n’est point du tout répréhensible dans les couplets d’une chanson.
II. De la Poésie en général.
On vient de voir les différentes formes du discours mesuré, les règles générales qui regardent le mécanisme des vers, et qu’il faut exactement, observer pour être un bon et agréable versificateur. Mais, pour être vraiment poète, il faut inventer et peindre.
De l’art d’inventer.
L’art d’inventer consiste à trouver les objets qui existent et où ils sont, ceux qui peuvent exister et où ils peuvent être ; à présenter des actions, des images, des sentiments réels, ou possibles et vraisemblables. Rappelons ici, au risque de nous répéter, ce que nous avons dit de l’imitation de la belle nature, principe commun de tous les beaux-arts. On imite la nature, en représentant fidèlement un objet tel qu’il existe, ou tel qu’il peut vraisemblablement exister. On imite la belle nature, en représentant fidèlement un objet aussi parfait que nous pouvons le concevoir, soit qu’il existe, soit que n’existant pas, il puisse exister. C’est cette dernière opération que fait la poésie : elle ne présente que des objets parfaits en eux-mêmes.
Mais comment parvient-elle à donner à ces objets le degré de perfection nécessaire, lorsqu’ils ne l’ont pas en eux-mêmes ? Le voici. Le poète rassemble les plus beaux traits de la même espèce, qu’il voit épars dans la nature, et qui peuvent former un tout parfait en son genre. La réflexion que fait Cicéron dans son livre de l’Orateur, au chapitre de l’Invention, va nous servir à développer ce principe important. Lorsque le célèbre peintre Zeuxis voulut peindre une beauté parfaite, il pensa bien qu’il ne pourrait pas en trouver un modèle existant dans la nature. Que fit-il ? Il observa les plus beaux traits dans différentes belles personnes, les rassembla, en forma un tout, et parvint à montrer sur la toile une beauté dans sa plus grande perfection.
Ce que fait le poète pour inventer.
Il est aisé de concevoir que le poète emploie les mêmes moyens avec le même succès. Molière voulant tracer le vrai caractère de l’avare, n’en chercha point un parfait modèle dans la société, c’est-à-dire, qu’il ne s’appliqua point à y découvrir un homme qui eût fait tout ce que fait on peut faire un avare. Mais il observa attentivement différents avares ; il saisit les plus grands traits d’avarice qu’ils avaient faits ; il y ajouta, d’après la connaissance profonde qu’il avait du cœur humain, d’autres traits qu’il imagina qu’un avare est capable de faire : il réunit tous ces traits, les attribua à son personnage, et, par là, vint à bout d’en composer un caractère parfait dans son genre.
Ainsi, le poète veut-il, par exemple, chanter un héros qui a terminé une glorieuse entreprise ? Il lui donnera toutes les vertus des grands hommes ; et ces vertus seront portées au plus haut degré de perfection, où elles puissent se montrer dans l’homme même. Il mêlera, s’il veut, à ces vertus quelques faiblesses dont les plus grands hommes ne sont point exempts. Ces faiblesses ne rendront son héros que plus intéressant, parce qu’elles le rapprocheront de nous ; parce qu’elles nous le représenteront sujet, comme nous, à la fragilité de la nature humaine. De plus, il fera naître sous ses pas tous les obstacles, tous les périls, toutes les traverses, tous les malheurs qu’on peut raisonnablement imaginer. Mais il lui donnera en même temps, ou le courage, ou la force, ou l’adresse, ou la patience nécessaires pour qu’il les surmonte. Enfin, il lui fera faire toutes les belles actions, par lesquelles les plus grands hommes pourraient se signaler dans une pareille entreprise, et il le conduira, de cette manière, jusqu’à l’entier achèvement de l’action principale.
En un mot, quelque sujet que traite le poète ; dans quelque situation qu’il ◀se trouve▶, il doit agir et parler, faire agir et faire parler ses personnages aussi régulièrement, aussi parfaitement qu’on peut agir et parler dans une pareille circonstance. Actions, sentiments, images, tout doit être tiré du sein de la belle nature. Si ce sont des actions, il faut que dans leur espèce, elles soient aussi belles qu’on puisse l’imaginer, et qu’on ait quelque raison de croire qu’elles ont été ou qu’elles ont pu être réellement faites. Si ce sont des sentiments, il faut que dans leur espèce, ils soient aussi beaux qu’on puisse l’imaginer, et que l’on ait quelque raison de croire qu’un homme en aurait ou pourrait en avoir de pareils dans une semblable circonstance. Si ce sont des images, il faut que dans leur espèce, elles soient aussi belles qu’on puisse l’imaginer, et qu’on ait quelque raison de croire que les objets dont elles sont les copies exactes, existent ou peuvent exister.
Mais si le poète fait faire à son héros des choses impossibles à l’homme ; s’il lui donne des sentiments infiniment au-dessus de l’être le plus grand de son espèce ; s’il présente l’image d’un objet que notre esprit ne peut en aucune manière supposer existant, ou capable de recevoir l’existence, alors on s’écriera : Ce n’est point dans la nature ; on ne reconnaît point là la nature. De même, s’il fait faire à son héros des actions ignobles et basses, sous prétexte que tous les hommes peuvent en faire de pareilles ; s’il représente un objet avec toutes ses imperfections, avec tous ses défauts, sous prétexte que cet objet existe réellement ; alors on s’écriera : Ce n’est point dans la belle nature ; ce n’est point là la belle nature.
Ainsi le poète qui voudra, par exemple, mettre sous nos yeux un sauvage, nous le représentera non comme un homme civilisé ; ce ne serait point dans la nature ; mais comme un homme parfait d’entre les sauvages, avec leurs mœurs, leurs passions, leurs vertus : ce sera alors dans la nature et dans la belle nature.
Voilà en quoi consiste l’art de l’imiter, cette belle nature : voilà ce qu’on doit entendre en poésie et dans les autres arts par inventer. L’homme, à proprement parler, ne peut point créer : la fiction la plus brillante, la plus riche et la plus vaste n’offre rien qui n’existe dans la nature. Qu’on suppose une action accompagnée des plus favorables circonstances qui puissent la relever ; un homme vertueux parfait dans son genre ; un scélérat qui le soit aussi dans le sien : on verra que ces diverses circonstances, ces différentes vertus, ces différents vices existent, ou peuvent exister ; qu’ils existent, parce qu’on en trouve des exemples dans les temps passés, ou dans le siècle présent ; qu’ils peuvent exister, parce qu’ils ne choquent nullement notre raison, et que bien plus, nous avons quelque sujet de croire à leur existence réelle. Un homme n’a jamais remarqué aucun avare qui, dans sa maison, au milieu d’un cercle nombreux, voyant deux chandelles allumées, en souffle une. Il voit l’avare de Molière souffler cette chandelle ; en est-il révolté ? Non sans doute, parce qu’il conçoit qu’un homme vraiment avare est capable de faire une pareille action. Un homme ignore entièrement qu’un souverain, non content de pardonner à un sujet qui voulait lui arracher le trône et la vie, a redoublé ses bienfaits à son égard, et l’a accablé de biens : il voit dans Corneille, Auguste tenir cette conduite envers Cinna, en est-il révolté ? Non sans doute, parce qu’il conçoit qu’un monarque vraiment généreux peut porter jusque-là sa clémence.
Il est aisé de juger que ce que je viens de dire des circonstances d’une action et des différents traits qui composent un caractère, doit s’appliquer à un tableau, à un édifice, à un monument présentés dans toute la beauté, dans toute la perfection imaginable. Les différentes figures de ce tableau, leurs attitudes, leur expression, leur coloris, les différents corps de ce superbe édifice, les différentes parties de ce monument admirable existent ou peuvent exister séparément dans la nature. Le génie de l’artiste n’a fait que les rapprocher, les rassembler, les unir à propos, et en composer un tout aussi parfait qu’il pouvait l’être.
Il s’ensuit de tout ce que je viens de dire, que le poète, pour être en état d’inventer, doit porter des yeux attentifs sur la nature, en bien saisir toutes les parties et le vrai beau ; distinguer tout ce qui est, et tout ce qui peut être ; observer les hommes et leurs divers caractères, étudier à fond le cœur humain, démêler tous les secrets ressorts qui le font mouvoir, tous les sentiments dont il est susceptible, toutes les passions qui peuvent le maîtriser dans toutes les circonstances possibles de la vie.
De l’art de peindre.
L’homme inventeur n’est pas toujours poète. Pour en mériter le beau titre, il faut qu’il rende l’objet qu’il a trouvé, aussi sensible à l’esprit et au cœur, que l’est aux yeux du corps un objet présente sur la toile. Ce que fait la peinture par les couleurs, la poésie doit le faire par l’expression. Aussi emploie-t-elle un langage extraordinaire, qu’on peut appeler le langage des Dieux. Elle anime, elle personnifie, elle divinise même les différents êtres. L’Aurore est une jeune déesse, qui ouvre avec ses doigts de roses les portes de l’Orient : ses pleurs sont la rosée qui humecte la terre, et qui redonne la vie aux fleurs. Le Soleil est un Dieu monté sur un char étincelant, que traînent des chevaux immortels, qui vomissent la flamme. Les Vents ont des ailes ; le Tonnerre a des flèches. Les vices sont des montres hideux : l’Envie est dévorée de serpents : la Vengeance est aimée de poignards : la Colère agitée de mouvements convulsifs, a sans cesse l’écume dans la bouche : la Calomnie se traînant dans l’ombre, répand partout le fiel et le poison.
Tous les objets que le poète offre à nos regards, portent l’empreinte d’une imagination brûlante, d’un génie de feu, mais toujours dirigé par le goût. Ce sont les pensées les plus nobles et les plus hardies, les expressions les plus magnifiques et les plus animées, les métaphores les plus riches et les plus brillantes, les figures les plus vives et les plus pompeuses, les tours les plus nombreux et les plus variés, l’harmonie la plus agréable et la plus séduisante. Mais rien n’est hors de la nature : tout en est une copie fidèle. Rien ne passe les bornes de la vraisemblance : tout est soumis aux sages lois de la raison. Le poète, dans ses plus grands écarts, ne marche qu’à la clarté de son flambeau. S’élevant et s’abaissant dans son style, il sait le varier selon les sujets : il prête un langage différent au monarque, au héros, au simple citoyen, au berger, en prenant, pour ainsi dire, leurs sentiments et leur âme. En un mot il sait donner à chaque objet le vrai coloris qui lui est propre, et dire chaque chose sur le ton qui lui convient. C’est ainsi qu’il imite, qu’il exprime la belle nature dans toute sa noblesse, dans toute sa vérité, dans toute sa perfection.
Ce que fait le poète pour peindre.
Le poète doit donc, pour rendre son style pittoresque, ou, ce qui est la même, chose, vraiment poétique, s’attacher au choix des pensées et des expressions. Il faut qu’elles soient toujours nobles, riches, naïves, douces, gracieuses, agréables, selon la diversité des sujets, et qu’elles n’aient jamais rien de commun et de trivial. Il y a des mots qui sont en eux-mêmes ignobles et bas. Le génie du poète sait bien souvent les rendre dignes de la haute poésie. Ainsi Racine a eu l’art d’employer les mots chiens et pavé, sans que la délicatesse du lecteur en fût blessée.
Les chiens à qui son bras a livré Jésabel150,Attendant que sur toi la fureur se déploie,Déjà sont à ta porte et demandent leur proie.
Tu le vois, dit-il, en parlant de Louis XIV,
Baiser avec respect le pavé de tes temples.
Parmi ces mots ignobles et bas, il y en a qui ont quelque chose de dégoûtant. Mais employés dans le sens figuré, ils peuvent produire un très bel effet en poésie. Tel est le mot fumier qui fait la pointe de cette épigramme, que Patrix a imitée des Visions de Quevedo, poète espagnol :
Je songeais cette nuit que de mal consumé,Côte à côte d’un pauvre on m’avait inhumé,Et que n’en pouvant pas souffrir le voisinage,En mort de qualité je lui tins ce langage.Retire-toi, coquin ; va pourrir loin d’ici :Il ne t’appartient pas de m’approcher ainsi.Coquin ! ce me dit-il d’une arrogance extrême ;Va chercher tes coquins ailleurs ; coquin toi-même.Ici tous sont égaux : je ne te dois plus rien ;Je suis sur mon fumier comme toi sur le tien.
On voit aisément que dans ce mot fumier, le figuré adoucit ce que le propre a de rude et de rebutant.
Il y a d’autres mots qui sont si communs, qu’ils paraissent devoir être entièrement bannis de la poésie. On croirait que rien ne peut les ennoblir. Tels sont celui-ci, celui-là, l’un l’autre, d’ailleurs, pourvu que, puisque, de sorte que, etc. Cependant l’homme de goût trouve quelquefois l’art de les embellir et d’en faire usage. C’est ainsi que Racine a dit élégamment des Romains :
Des biens des nations ravisseurs altérés,Le bruit de nos trésors les a tous attirés.Ils y courent en foule, et jaloux l’un de l’autre,Désertent leur pays pour inonder le nôtre.
Le C. de B*** a dit aussi :
Rentrons dans notre solitude,Puisque l’aquilon déchaînéMenace zéphyre étonnéD’une nouvelle servitude.
D’un autre côté, il y a des mots qui paraissent uniquement consacrés à la poésie, sans pouvoir être reçus dans la prose. Tels sont humains pour hommes ; forfaits pour crimes ; coursier pour cheval ; glaive pour épée ; ondes pour eaux ; antique pour ancien ; jadis pour autrefois ; soudain pour aussitôt, etc. Mais observons en passant que ces mots peuvent être employés dans la prose soutenue, dans le discours vraiment oratoire. On ne blâmera certainement pas Bossuet d’avoir dit dans une oraison funèbre :
Glaive du Seigneur, quel coup venez-vous de frapper ?
Le poète doit encore s’attacher au choix des tours. Ils consistent dans le judicieux emploi des métaphores et des figures, et comprennent aussi l’inversion, qui, comme je l’ai dit ailleurs, fait précéder des mots, qui, dans l’ordre naturel, devraient suivre, et fait suivre ceux qui devraient précéder. Cette inversion est un très bel ornement dans la poésie, si elle est libre et aisée ; et un très grand défaut, si elle a quelque chose d’extraordinaire et de forcé. La lecture de nos bons poètes apprendra l’usage qu’on doit en faire, et quelles sont les bornes qu’il ne faut point passer.
Enfin le poète doit s’attacher à l’harmonie. C’est cette variété de tons qui charme l’oreille, et qui, par l’impression qu’elle fait sur cet organe, parvient à ébranler doucement notre âme, et à la plonger dans une espèce de ravissement. Cette harmonie, un des plus puissants attraits de la poésie, consiste d’abord dans le mélange des rimes : j’ai déjà fait voir les différentes manières de les entremêler et de les croiser. J’observerai seulement que les vers, à rimes suivies, manquent d’harmonie, 1º quand les rimes masculines ont une trop grande convenance de son avec les féminines, comme dans ceux-ci de Racine :
Avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix,Souffrez que j’ose ici me flatter de leur choix,Et qu’à vos yeux, Seigneur, je montre quelque joieDe voir le fils d’Achille, et le vainqueur de Troie.
2º. Quand deux rimes, soit masculines, soit féminines, ne sont séparées de deux autres rimes semblables, que par deux rimes d’une espèce différente, comme dans ces vers de Voltaire :
Soudain Potier se lève et demande audience.Chacun à son aspect garde un profond silence.Dans ce temps malheureux par le crime infecté,Potier fut toujours juste et pourtant respecté.Souvent on l’avait vu par sa mâle éloquence.De leurs emportements réprimer la licence,Et conservant sur eux sa vieille autorité,Leur montrer la justice avec impunité.
On voit, dans ce dernier exemple, surtout, que l’oreille est bien loin d’être agréablement flattée par le retour des mêmes sons.
L’harmonie poétique consiste aussi à rompre la mesure à propos, surtout dans les vers alexandrins, pour éviter la monotonie. Elle ne souffre point que les vers marchent toujours de deux en deux, encore moins un à un. Mais elle veut qu’une pensée soit exprimée tantôt en un vers, tantôt en deux ou trois, quelquefois dans un seul hémistiche. Il n’est aucun poète qui ait aussi bien connu cet art que Racine. Lisez et méditez ses vers : ils vous instruiront mieux que les préceptes les plus étendus.
Il y a une harmonie imitative, qui consiste à faire si bien concerter les mots avec les choses signifiées, que le son de ces mots imite la nature des choses qu’ils expriment. Vida, poète latin, nous trace parfaitement, dans son Art poétique, les règles de cette harmonie. Voici le sens de ce morceau : « Il faut donner à chaque vers, l’air et le caractère qui lui sont propres. Le second ne doit pas marcher comme le premier, ni le troisième comme le second. L’un est plus leste et plus agile : par le mouvement de ses pieds et la légèreté de ses ailes, il paraît voler et raser la surface de l’onde. L’autre est pesant, lourd et massif : il se traîne lentement et avec de pénibles efforts, paraissant s’arrêter à chaque pas. Celui-ci montre un visage riant et un teint fleuri : Vénus l’a embelli de toutes ses grâces. Celui-là au contraire n’offre que des traits rudes et des membres difformes, un sourcil hérissé, et une queue tortueuse : le son en est dur, et la vue désagréable »
.
L’harmonie imitative est moins marquée dans notre langue, que dans la latine et la grecque. Nous avons cependant de très beaux vers en ce genre, tels que ceux-ci de Racine :
Hé bien, filles d’enfer, vos mains sont-elles prêtes ?Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?
L’onde approche, se brise, et vomit à nos yeuxParmi des flots d’écume un monstre furieux.Son front large est armé de cornes menaçantes :Tout son corps est couvert d’écailles jaunissantes :Indomptable taureau, dragon impétueux,Sa croupe se recourbe en replis tortueux.
L’essieu crie et se rompt, l’intrépide Hippolyte151Voit voler en éclat tout son char fracassé.Dans les rênes lui-même il tombe embarrassé.
Ceux-ci sont de Boileau.
Quatre bœufs attelés, d’un pas tranquille et lent,Promenaient dans Paris le monarque indolent.
Sous les coups redoublés tous les bancs retentissent ;Les murs en sont émus ; les voûtes en mugissent,Et même l’orgue en pousse un long gémissement.
Le bled pour se donner sans peine ouvrant la terre,N’attendait pas qu’un bœuf pressé de l’aiguillon,Traçât à pas tardifs un pénible sillon.
L’autre esquive le coup ; et l’assiette volantS’en va frapper le mur, et revient en roulant.
J’aime mieux un ruisseau qui sur la molle arène,Dans un pré plein de fleurs lentement se promène,Qu’un torrent débordé, qui, d’un cours orageux,Roule, plein de gravier, sur un terrain fangeux.
La Mollesse152 oppresséeDans sa bouche à ce mot sent sa langue glacée,Et lasse de parler, succombant sous l’effort,Soupire, étend les bras, ferme l’œil et s’endort.
Si l’on veut avoir un exemple, et tout à la fois les règles de cette harmonie imitative, on n’a qu’à lire ces beaux vers de l’abbé du Resnel, tirés de sa traduction de l’Essai sur la critique, par Pope.
Que le style soit doux, lorsqu’un tendre zéphyre,À travers les forêts, s’insinue et soupire.Qu’il coule avec lenteur, quand de petits ruisseauxRoulent tranquillement leurs languissantes eaux.Mais les vents en fureur, la mer pleine de rage,Font-ils d’un bruit affreux retentir le rivage ?Le vers comme un torrent, en grondant doit marcher.Qu’Ajax153 soulève et lance un énorme rocher ;Le vers appesanti tombe avec cette masse.Voyez-vous des épis effleurant la surface,Camille154 dans un champ, qui court, vole, et fend l’air ?La muse suit Camille, et part comme un éclair.
Division de la Poésie.
Le poète raconte quelquefois une action : quelquefois il la met sous les yeux : d’autres fois il se livre seulement au sentiment : enfin il traite souvent quelque sujet dans le dessein d’instruire : de là naissent quatre espèces de poésies. Quand le poète raconte une action, c’est la poésie épique. Quand il offre aux yeux un spectacle, en introduisant des personnages qui parlent et qui agissent, c’est la poésie dramatique. Quand, pénétré d’un sentiment, agité d’une passion, il s’y livre tout entier, et les exprime avec le plus vif enthousiasme, c’est la poésie lyrique. Quand il emploie son langage brillant et figuré, pour établir ou développer une vérité, pour donner des règles et des préceptes, c’est la poésie didactique.
Ces quatre genres, quoique séparés l’un de l’autre, peuvent ◀se trouver▶, et ◀se trouvent assez souvent réunis dans un même poème. Le poète épique présente, en bien des endroits, ses personnages qui parlent et qui agissent. Il n’est pas rare que le poète dramatique raconte. Le poète lyrique même le fait quelquefois, en se soutenant toujours dans son essor. La poésie didactique renferme souvent des récits intéressants, des sentiments exprimés avec feu, et les discours directs de certains personnages. Il ne serait guère possible d’indiquer un poète, qui, dans toutes ses parties, se rapportât exactement à un seul de ces quatre genres. Ainsi je ne suivrai point cette division, pour faire connaître les divers ouvrages en vers. Il me paraît plus simple et plus commode de les parcourir tous successivement, en commençant par les moins considérables. Il y en a qui sont très courts, et qui peuvent être tous compris sous le titre de Poésies fugitives. Il y en a d’autres auxquels on donne le nom de petits Poèmes, et d’autres nommés par excellence grands Poèmes.