Chapitre V.
Du Roman.
Le divertissement du lecteur, que le romancier habile semble se proposer pour but, n’est qu’une fin subordonnée à la principale, qui est l’instruction de l’esprit et la correction des mœurs.
Telle est l’importante vérité que nous apprend le savant Huet129, évêque d’Avranches, dans son Traité de l’origine des romans. Ce serait donc une erreur et une bien funeste erreur de croire que le roman est un récit de diverses aventures, imaginées seulement pour amuser. La fin que l’écrivain doit s’y proposer, est d’instruire sous le voile de la fiction, de polir l’esprit et de former le cœur, en présentant un tableau de la vie humaine. Censurer les ridicules et les vices ; montrer le triste effet des passions désordonnées ; s’attacher toujours à inspirer l’amour de la vertu, et faire sentir qu’elle seule est digne de nos hommages, qu’elle seule est la source de notre bonheur ; tel est le principal devoir du romancier. Ce n’est qu’en le remplissant, qu’il peut faire un ouvrage qui tourne à sa propre gloire, et à l’avantage des mœurs et de la société.
Il s’agit d’abord d’inventer des événements qui soient peu ordinaires, mais vraisemblables ; qui intéressent, attachent le lecteur ; et qui amènent des peintures vraies du cœur humain, des divers mouvements qui l’agitent, et des différentes passions qui le tyrannisent dans les différentes circonstances de la vie. Il faut que rien ne languisse dans le récit de ces événements ; que l’action marche avec rapidité ; que le style vif et plein de chaleur échauffe toujours de plus en plus l’imagination et l’âme du lecteur ; que les situations des personnages n’aient rien de forcé ; que leurs caractères particuliers soient bien marqués, parfaitement soutenus jusqu’à la fin ; et que le dénouement amené naturellement et par degrés, soit tiré du seul fond des événements.
Il est permis de rompre le fil du récit de la principale action par des incidents, qui ne sont autre chose que des événements, des circonstances particulières. Mais il faut que ces incidents soient vraisemblables ; qu’ils tiennent par quelque chose au sujet ; qu’ils piquent assez la curiosité, et offrent assez d’intérêt pour dédommager le lecteur de l’impatience qu’il a de voir la fin des aventures.
Je ne m’étendrai pas davantage sur les règles du roman, parce qu’on pourra appliquer celles du poème épique. Mais je ne saurais trop répéter que le romancier doit toujours présenter la vertu sons des couleurs favorables et attrayantes, la faire respecter, la faire aimer dans le sein même des plus affreux malheurs et des plus humiliantes disgrâces ; qu’il doit peindre le vice sous les couleurs les plus noires et les plus propres à inspirer l’horreur qu’il mérite, fût-il monté au faîte des honneurs, et parvenu au comble de la plus brillante prospérité. Tout écrivain qui s’écarte de ce principe, n’est digne ni du nom d’honnête homme, ni de celui de bon citoyen.
Romanciers.
Je croirais hors de propos de remonter ici à la première origine des romans, sur laquelle nous avons un très bon ouvrage de l’auteur que j’ai déjà cité. Il me paraît de même assez inutile de faire connaître ceux que les Grecs nous ont laissés. Je me bornerai donc à dire qu’en France, les Romans prirent naissance avec la chevalerie sous le règne de Charlemagne. Nos auteurs montrèrent, durant plusieurs siècles, une espèce d’émulation, pour célébrer la bravoure et la générosité des chevaliers, qui couraient le monde dans la vue de redresser les torts, c’est-à-dire, pour défendre l’honneur, la justice, la veuve, l’orphelin et les Dames. Les productions romanesques de ces écrivains surannés ne respirent que la vertu. Elles offrent, il est vrai, un mélange bizarre de magie, d’enchantements, et de faits inimitables qui ne sont plus guère de notre goût. Mais elles nous rappellent les mœurs de l’ancienne chevalerie ; et c’est ce qui nous les fait lire avec plaisir et avec intérêt. Tels sont deux ouvrages charmants qu’a publiés le comte de Tressan ; une Traduction libre d’Amadis de Gaule ; et un Corps d’extraits de romans de chevalerie.
Vers la fin du seizième siècle, d’Urfé donna dans son Astrée une nouvelle forme au roman. Il feignit que du temps de nos premiers rois, une troupe de bergers et de bergères habitaient dans le Forez, sur les bords de la rivière du Lignon, et y goûtaient les plaisirs purs que procurent la vie champêtre et les travaux rustiques. Mais l’amour ne tarda pas à troubler leur repos, et produisit parmi eux des événements considérables qu’il décrit dans son roman. On dit que d’Urfé a voulu, sous cette image, présenter un tableau des intrigues de la cour de Henri IV.
Il serait trop long et même superflu de faire connaître ici tous les bons romans qui ont été écrits en français depuis l’Astrée. Ceux qu’on met au nombre des meilleurs, sont Zaïde et la princesse de Clèves par madame de La Fayette ; faits avec goût, écrits avec décence, et bien propres à entretenir dans les cœurs l’amour de la vertu :
Les Mémoires d’un homme de qualité, le Doyen de Killerine, et autres de l’abbé Prévost ; pleins des situations les plus attendrissantes ou les plus terribles, et qui décèlent l’imagination la plus féconde ; mais où quelquefois les événements ne s’accordent pas assez avec la vraisemblance :
Gil Blas 130, le Diable boiteux et autres de Lesage 131 ; ils offrent un tableau de tous les états de la vie, le portrait ou la satire du monde :
Le Paysan parvenu de Marivaux, très plaisant.
Je me borne à ceux-là, sans parler de ceux qui ont été traduits des langues étrangères, quoiqu’il y en ait beaucoup d’autres qui peuvent également être lus sans danger. Mais on fera mieux de les lire tard.