Chapitre II.
Des différentes espèces de Discours Oratoires.
On réduit ordinairement tous les grands discours, tous les discours vraiment oratoires à trois genres, qui sont le genre démonstratif, le genre délibératif, le genre judiciaire. Dans le démonstratif, l’orateur blâme, loue ; tout s’y rapporte à l’honnêteté. Dans le délibératif, il engage à agir ou à ne pas agir ; tout s’y rapporte à l’utilité. Dans le judiciaire, il accuse, il défend ; tout s’y rapporte à l’équité. Quoique ces trois genres soient distingués entre eux, ils se trouvent néanmoins très souvent ensemble. Quand un orateur, par exemple, loue la vertu, il ne le fait que pour la conseiller, et nous animer à l’embrasser : voilà le genre démonstratif et le délibératif réunis. Ainsi je ne m’astreindrai point à la division de ces trois genres, pour faire connaître les différentes espèces de discours, que chacun d’eux peut renfermer. Je me contenterai de dire successivement un mot des discours sacrés, des discours du barreau, des discours académiques, et des discours politiques.
Article I.
Des Discours sacrés.
Il n’est point de théâtre plus brillant pour l’éloquence, que les discours sacrés. C’est là qu’elle paraît dans toute sa pompe, dans toute sa dignité, qu’elle déploie toute sa force et toutes ses grâces, pour étonner l’imagination, pour intéresser le sentiment▶. L’orateur chrétien est l’organe de la religion, l’interprète de Dieu même : il parle à la face des autels, dans le sanctuaire de la Divinité, pour ne traiter que des sujets qui regardent le bonheur ou le malheur éternel de l’homme. Aussi quelle élévation dans le génie, quelle vivacité dans l’imagination, quelle justesse dans le discernement ne lui faut-il pas pour produire les grands effets qu’il se propose !
Aux qualités brillantes et solides de l’esprit, l’orateur sacré doit joindre un grand nombre de connaissances, sans lesquelles il ne remplira jamais dignement son ministère. Une longue et sérieuse étude de la théologie, qui n’est autre chose que la science de la religion, lui est d’une nécessité indispensable, pour qu’il distingue exactement ce qui est de foi, d’avec ce qui n’est que d’opinion. Les ouvrages des Pères de l’église, qu’il doit lire avec méthode, lui donneront la connaissance des vérités qu’il entreprendra d’expliquer aux peuples, et lui fourniront les autorités propres à appuyer ses raisonnements. Une lecture réfléchie des livres saints, en le pénétrant de la grandeur et de la sainteté de notre religion, élèvera son âme et son génie, donnera à ses pensées et à son style la noblesse et la majesté convenables. Ce n’est que dans cette source divine, qu’il pourra puiser ces grands traits de lumière, qui éclairent l’homme sur ses devoirs ; cette morale pure et sublime, dont la pratique peut seule faire son bonheur.
Tels sont, pour l’orateur de la chaire, les principaux lieux oratoires extérieurs. Il est bien essentiel d’ajouter qu’il doit avoir une connaissance profonde du cœur humain, pour en développer les replis les plus secrets, pour démêler les détours artificieux des passions criminelles, que l’homme se cache souvent à lui-même ; en un mot, pour le découvrir tout entier, et faire voir ce qu’il est et ce qu’il doit être.
Il y a plusieurs espèces de discours sacrés : ce sont les sermons, les panégyriques, les oraisons funèbres, les prônes, les mandements des évêques, les instructions pastorales, les discours synodaux, etc. Il suffira que je fasse connaître ici ceux des trois premières espèces.
I. Du Sermon.
L’objet de l’orateur, dans le sermon, est d’expliquer les dogmes et la morale de la religion, c’est-à-dire, toutes les vérités spéculatives que nous devons croire, et toutes les vérités de pratique que nous devons mettre à exécution. On sent qu’il doit s’attacher, en même temps, à combattre les erreurs opposées aux points de doctrine, que l’église enseigne, et à déraciner les vices contraires aux vertus chrétiennes. Ainsi, suivant un grand docteur90, la prédication a trois fins, que la vérité soit connue, qu’elle soit écoutée avec plaisir, et qu’elle touche les cœurs.
Pour faire connaître la vérité, l’orateur chrétien doit non seulement, comme je l’ai déjà dit, posséder un grand fonds de science, mais encore raisonner avec méthode, avec justesse, avec précision ; s’énoncer d’une manière simple, claire, naturelle et proportionnée à la capacité des esprits les moins intelligents. Pour que la vérité soit écoutée avec plaisir, il doit, sans trop rechercher les ornements du discours, n’en négliger aucun, qui puisse, en captivant l’attention de l’auditeur, rendre cette vérité plus aimable et plus attrayante. Pour que la vérité touche les cœurs, l’orateur doit employer ces grandes et nobles figures, ces images vives et frappantes, ce style pathétique et sublime, qui remuent, agitent, entraînent les âmes. Tout discours qui ne produit pas cet effet, n’est pas vraiment éloquent.
Quand il s’agit d’une vérité spéculative qu’il suffit de croire, l’orateur doit se contenter d’éclairer l’esprit par la solidité de l’instruction ; de le convaincre par la force du raisonnement, en le flattant néanmoins agréablement, par la beauté de l’élocution : il remplira son objet. Mais quand il s’agit d’une vérité de pratique, d’engager les auditeurs à fuir le vice, et à embrasser la vertu, c’est alors qu’il doit tonner, foudroyer, porter le trouble et la terreur dans leur âme, pour vaincre leur opiniâtre résistance, pour les arracher aux passions honteuses qui les captivent, et pour en faire des hommes entièrement nouveaux.
On peut appliquer au sermon toutes les règles qui conviennent au discours oratoire, en général. Mais le prédicateur ne doit jamais oublier que la force et la vérité du raisonnement, le choix et la solidité des preuves, l’instruction présentée avec ordre et avec méthode, sont des qualités essentielles, et peut-être les plus essentielles, au sermon ; que, par conséquent, il ne saurait trop s’attacher à la construction du plan de son discours ; plan qui ne doit rien laisser à désirer pour la clarté, la justesse et l’exactitude. En voici un qui peut assurément servir de modèle, et dont l’exposition instruira bien mieux que tous les préceptes. C’est celui du sermon sur la loi chrétienne, par le père Bourdaloue.
« Division. Deux rapports sous lesquels nous devons considérer la loi chrétienne : rapport à l’esprit, et rapport au cœur sous ces deux rapports, ses ennemis ont voulu la rendre également méprisable et odieuse : méprisable, en nous persuadant qu’elle choque le bon sens ; odieuse, en nous la représentant comme une loi trop dure et sans onction. Or, à ces deux erreurs, j’oppose deux caractères de la loi évangélique ; caractère de raison, et caractère de douceur : loi souverainement raisonnable, I. Partie : loi souverainement aimable, II. Partie.
» I. Partie. Loi chrétienne, loi souverainement raisonnable. Il ne nous appartient pas de l’examiner ; et cependant jamais loi n’a été plus critiquée ni plus combattue. Les païens, et même dans le christianisme, les libertins l’ont réprouvée comme une loi trop sublime et trop au-dessus de l’humanité : et plusieurs, au contraire, parmi les hérétiques, l’ont attaquée comme une loi trop naturelle et trop humaine. D’où je conclus que c’est une loi raisonnable, une loi conforme à la règle universelle de l’esprit de Dieu, parce qu’elle tient le milieu entre ces deux extrémités. Car, comme le caractère de l’esprit de l’homme est de se laisser toujours emporter à l’une ou à l’autre, le caractère de l’esprit de Dieu est un sage tempérament, etc.
» Et certes, remarque Saint Augustin, si la loi de Jésus-Christ avait été parfaitement au gré ou des païens et des libertins, ou des hérétiques, de là, elle devrait nous être suspecte, puisqu’elle aurait plu à des hommes, ou plongés dans le vice, ou engagés dans l’erreur. Ainsi leurs reproches mêmes font sa justification. Or, pour les confondre ces injustes reproches, j’avance deux propositions : 1º. C’est une loi sainte et parfaite : mais dans sa perfection, elle n’a rien d’outré. 2º. C’est une loi modérée : mais dans sa modération, elle n’a rien de lâche.
» 1º. C’est une loi sainte et parfaite ; mais dans sa perfection, elle n’a rien d’outré. Tout y est raisonnable. Venons au détail. Oui, il est raisonnable, par exemple, que je me renonce moi-même, puisque je ne suis de moi-même que vanité et que péché. Il est raisonnable que je mortifie ma chair, puisqu’autrement elle se révoltera contre ma raison et contre Dieu même. Il est raisonnable que la vengeance me soit interdite, car sans cela, à quels excès ne me porterait pas cette aveugle passion ? Raisonnable que j’oublie les injures que j’ai reçues, et qu’en mille conjonctures je sois prêt même à me relâcher de mes prétentions : pourquoi ? Pour conserver la charité qui est un bien d’un ordre supérieur. Raisonnable que cette charité s’étende jusqu’à mes ennemis, puisque cet homme, pour être mon ennemi, n’en est pas moins mon frère. Raisonnable que je haïsse mes amis, mes reproches, ceux à qui je dois la vie, c’est-à-dire, que je m’en détache ; quand ? Lorsque ce sont des obstacles à mon salut que je dois préférer à tout. Il fallait bien que les soldats romains, pour être incorporés dans la milice, fusent une espèce d’abjuration et de père et de mère, entre les mains de ceux qui les commandaient, etc.
» 2º. C’est une loi modérée : mais dans sa modération elle n’a rien de lâche. Elle n’ôte pas aux pécheurs leur confiance : mais elle sait bien aussi rabattre leur présomption Elle ne condamne pas tout comme mortel : mais elle nous donne, en même temps, une sainte horreur de tout péché, même du véniel. Elle distingue les préceptes, des conseils : mais d’ailleurs, elle nous déclare que le mépris des conseils dispose à la transgression des préceptes. Caractère de sagesse, qui de tous les motifs, est un des plus sensibles et des plus puissants, pour que je m’attache à ma religion, etc.
» II. Partie. Loi chrétienne, loi souverainement aimable. Jésus-Christ nous l’a proposée comme un joug léger et doux à porter. De là vient qu’il invite à le prendre ceux qui se trouvent déjà chargés d’ailleurs et fatigués. Pour former donc une idée complète de la loi évangélique, il ne fallait pas séparer ces deux choses, le joug et la douceur ; et c’est néanmoins ce que les hommes ont séparé. Or, malgré les faux préjugés dont nous nous laissons préoccuper, et que l’ennemi de notre salut tâche, par toutes sortes de moyens, d’entretenir, prétends qu’autant la loi chrétienne est parfaite, autant l’onction qui raccompagne, la rend douce et facile à pratiquer. 1º. Parce que c’est une loi de grâce. 2º. Parce que c’est une loi de charité, etc.
» 1º. Loi de grâce, où Dieu nous donne de quoi accomplir ce qu’il nous commande. Ainsi nous l’a-t-il promis en mille endroits de l’écriture. Douterons-nous de sa fidélité, ou du pouvoir de sa grâce ? Ah ! Seigneur, disait Saint Augustin, commandez-moi tout ce qu’il vous plaira, pourvu que vous me donniez ce que vous me commandez, c’est-à-dire, que vous me donniez, par votre grâce, la force d’exécuter ce que vous me commandez par votre loi. Avec votre grâce, rien ne me coûtera, etc.
» 2º. Loi de charité et d’amour. Amour et charité, dont l’effet propre est d’adoucir tout. Dieu, dit Saint Bernard, possède trois qualités, celle de maître, celle de rémunérateur, et celle de père. Selon ces trois qualités, il a donné aux hommes trois lois : une loi d’autorité comme à des esclaves ; une loi d’espérance comme à des mercenaires, et une loi d’amour comme à des enfants. Les deux premières furent des lois de travail et de peine. Mais la troisième est une loi de consolation et de douceur, qui nous rend ses préceptes les plus rigoureux en apparence, aisés à pratiquer, parce qu’elle nous conduit, non par la crainte, mais par l’amour, etc.
» Voilà ce que les amateurs du monde ne comprennent pas, mais ce qu’ils pourraient, néanmoins, assez comprendre par eux-mêmes et par leurs propres ◀sentiments▶. Parce qu’ils aiment le monde, à quelles lois ne se soumettent-ils pas pour plaire au monde ? Qu’ils aiment Dieu comme ils aiment le monde : ils ne trouveront plus rien d’impraticable dans la loi de Dieu. Cette loi de charité n’est difficile qu’à ceux qui la craignent et qui la voudraient élargir, etc. ».
Prédicateurs de la primitive église.
Durant les premiers siècles du christianisme, le sermon consistait dans l’explication, soit de l’évangile qu’on venait de lire, soit de quelque autre partie de l’écriture, dont l’orateur prenait un livre tout entier, ou dans laquelle il choisissait les sujets les plus importants. « Ces saints prédicateurs, dit l’Abbé Fleury, dans son ouvrage des mœurs des premiers chrétiens, n’étaient pas des discoureurs oisifs, comme les sophistes qui disputaient dans les écoles profanes, par une mauvaise émulation de se contredire et de raffiner les uns sur les autres, ou qui écrivaient dans leur cabinet, pour montrer leur érudition et leur bel esprit. C’étaient des pasteurs très occupés d’une infinité d’affaires de charité, entre autres de l’accommodement des différends, et qui ne laissaient pas de prêcher très souvent, pour s’acquitter de la fonction qu’ils regardaient comme la plus essentielle à leur ministère… Ils proportionnaient leur style à la portée de leurs auditeurs. Les sermons de Saint Augustin sont les plus simples de ses ouvrages, parce qu’il prêchait dans une petite ville à des mariniers, des laboureurs, des marchands… Au contraire Saint Cyprien, Saint Ambroise, Saint Léon, qui prêchaient dans de grandes villes, parlent avec plus de pompe et d’ornement. Mais leurs styles sont différents, suivant leur génie particulier et le goût de leur siècle… Les ouvrages des Pères grecs sont également solides et agréables. Saint Grégoire de Nazianze est sublime, et son style, travaillé. Saint Jean Chrysostôme me paraît le modèle achevé d’un prédicateur »
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Prédicateurs modernes.
La carrière de l’éloquence sacrée a été courue parmi nous avec les plus brillants succès, depuis le commencement du dernier siècle des arts. Les PP. de Lingendes, jésuite, et Senault, prêtre de l’oratoire, furent, sous le règne de Louis XIII, les premiers, qui la purgèrent de ce vain étalage d’érudition profane, de ces extravagances d’imagination poétique et fabuleuse, de ces plaisanteries ridicules, de ces descriptions grossières, qui de leur temps avilissaient l’art de la parole.
Mais sous le règne brillant de Louis XIV, le P. Bourdaloue créa, pour ainsi dire, le vrai goût de la chaire, en introduisant cette éloquence noble, majestueuse, véhémente et sublime, qui convient à la grandeur de notre religion, à la profondeur de ses mystères, à la pureté de sa morale. Né avec un esprit solide, ferme et profond, il n’a point eu de rival pour la force du raisonnement, et pour la manière de présenter le vrai dans tout son jour. Les sujets qu’il choisit, sont toujours intéressants, et tirés naturellement de l’évangile. Les principes qu’il établit, sont toujours bien liés et bien déduits. Il en fait ensuite l’application à un point de morale, et développe, avec une sagacité merveilleuse, tout ce qui peut en résulter d’utile pour les hommes. Ses preuves ne sont jamais que directes, les mieux choisies, les plus convaincantes, et toujours accompagnées d’une réfutation complète de tout ce qu’on pourrait objecter avec quelque vraisemblance. Partout il réduit ses auditeurs au silence, ne leur laisse ni excuse, ni prétexte, et les force à goûter la raison dont il est le plus fidèle organe. Quoiqu’il ne cherche qu’à convaincre et à persuader, il plaît néanmoins par sa diction ; qui est toujours naturelle, abondante, pure et noble. La peinture qu’il fait des mœurs, est si sensible et si vraie, que chacun s’y voit lui-même et s’y reconnaît. Ce Jésuite connaissait parfaitement le monde et le cœur humain. Jamais Orateur ne les a peints sous des traits plus marqués, n’a fait des portraits aussi ressemblants. Il ne faut pas être surpris que la cour et la ville lui aient donné les mêmes applaudissements, et qu’en l’écoutant avec avidité, on se soit plusieurs fois écrié, dans son auditoire, qu’il avait raison, et que c’étaient là en effet l’homme et le monde.
Le P. Bourdaloue n’était pas loin du terme de sa carrière, lorsque parut le P. Massillon, prêtre de l’oratoire, et ensuite évêque de Clermont. Logicien exact, mais bien moins instruit, bien moins profond que le premier, il raisonne avec justesse, avec méthode, et possède de plus l’art de tourner ses preuves en ◀sentiment▶. Son éloquence vive, ornée et pathétique, frappe l’esprit, pénètre et captive l’âme : le triomphe de ce grand Orateur est de persuader. Ce qui fait aussi son principal mérite, c’est qu’en attaquant les passions, il en représente d’après nature tous les mouvements, tous les artifices, toute la souplesse, et ne leur laisse aucune ressource pour se justifier. En peignant le cœur humain, dont il avait une connaissance si profonde, il montre les différents ressorts qui le font mouvoir : il nous découvre nous-mêmes à nous-mêmes, et nous expose, pour ainsi dire, à nos propres regards avec toutes nos faiblesses, nos penchants, nos erreurs et nos vices. Non seulement il nous fait voir qu’il est plus raisonnable d’embrasser la vertu, mais encore il prouve qu’elle est notre souverain bien ; et nous sommes obligés d’en convenir, à l’aspect de cette vertu qu’il sait si bien nous présenter avec tous ses charmes. Son style clair, nombreux, élégant et fleuri, est plein d’onction et d’aménité : ses images sont revêtues du plus beau coloris : c’est par toute une abondance intarissable d’idées brillantes et magnifiques, une suite de tableaux vifs et naturels, qui enchantent l’imagination, éclairent l’esprit, et remuent fortement le cœur.
Voilà les deux plus parfaits modèles que puissent se proposer, ceux qui se destinent à la chaire. Nous avons beaucoup d’autres Orateurs, dans les ouvrages desquels ils pourront puiser le goût de la bonne et vraie éloquence. Ceux qui ne contribuèrent pas peu à illustrer ce même siècle de Louis XIV, sont :
Le P. Cheminais, jésuite. On l’a placé avec juste raison parmi les prédicateurs du premier ordre. Plein d’onction et de ◀sentiment▶, il excelle dans l’art de toucher et de persuader. Cet Orateur avait un génie tout de feu : mais malheureusement la faiblesse de sa santé l’obligea de quitter la chaire à un âge, où tant d’autres commencent à peine à y monter.
Le P. de La Colombière, jésuite. Il possédait toutes les qualités de l’esprit, qui font le grand Orateur. Ses sermons réunissent la solidité du raisonnement, la vivacité de l’imagination, l’élégance du style, et la chaleur du ◀sentiment▶. Une piété tendre et vive y éclate, et en relève le prix.
Le P. Giroust, jésuite. L’onction fait le principal caractère de ses sermons. Son style est en général élégant, mais quelquefois négligé : quelquefois aussi ses raisonnements, quoique solides, n’ont pas toute la profondeur qu’on pourrait désirer.
Le P. de la Rue, jésuite. Il a de très bons sermons ; et il n’en est aucun qui n’offre des morceaux admirables. Une grande simplicité en fait le mérite. Cet homme, qui après une longue étude des lettres françaises et surtout des latines, connaissait si bien toutes les finesses et toutes les beautés de l’art, est pourtant l’Orateur qui paraît les rechercher le moins. On dirait qu’il doit tout à la nature. C’est cette belle simplicité qui le fit applaudir à la cour de Louis XIV. « Le vrai goût de l’éloquence chrétienne, dit-il dans la préface de ses Sermons, s’est toujours conservé à la cour. Dès la première fois que j’eus l’honneur d’être nommé pour y prêcher, je fus assez heureux de recevoir un avis d’un courtisan des plus habiles. Ne donnez pas, me dit-il, dans l’écueil commun. Ne prétendez pas réussir, en nous flattant l’oreille par un bel étalage de fins mots. Si vous allez par le chemin du bel esprit, vous trouverez ici des gens, qui en mettront plus dans un seul couplet de chanson, que vous dans tout un sermon. »
Nous devons aussi à la société des Jésuites, les prédicateurs les plus admirés sous le règne de Louis XV. Voici à peu près ceux dont les jeunes Orateurs peuvent faire une étude particulière.
Les Sermons du P. Segaud offrent un grand fonds d’instruction. L’onction du ◀sentiment▶ y est jointe à l’élégance et à l’énergie du style.
Le P. Penusseau, mort confesseur de Louis XV, développe les maximes de l’évangile, d’une manière instructive et touchante. Le pathétique continu, qui règne dans tous ses sermons, décèle une imagination vive, une âme sensible et pleine de chaleur. On voit aisément que l’amour de Dieu l’embrasait.
Une éloquence simple et insinuante distingue ceux du P. Griffet. Cet Orateur ne s’écarte jamais de la morale chrétienne, et y ramène tous ses sujets. C’est le vrai moyen de prêcher avec fruit.
Le P. de Neuville est un des plus beaux génies qui aient brillé dans la chaire. Ses Sermons étincelants d’esprit, pleins de pensées justes et profondes, de raisonnements solides, et de portraits finis de nos mœurs, abondent en images et en ◀sentiments▶.
On admire dans ceux du P. Chapelain, des plans heureux, et très bien remplis, une marche libre, aisée et naturelle, une diction noble et pure, beaucoup de force et d’onction.
Les Protestants ont, en quelques grands Orateurs. Le plus célèbre est Saurin, qu’ils placent à côté de Bourdaloue. Ce rang ne lui est pas dû. Il est plus fleuri que le Jésuite : mais quoique solide et véhément, il est beaucoup moins profond ; et il s’en faut bien que son éloquence soit aussi mâle et aussi nerveuse. Ce qu’on doit admirer en lui, c’est que laissant à part le dogme et la controverse, il ne s’est attaché qu’à la morale, et n’a point imité la plupart des Orateurs Calvinistes, qui se répandent en invectives contre le Pape et l’Église. Aussi fut-il persécuté, calomnié, pendant toute sa vie, par les hommes violents et atrabilaires de sa secte. Ces fanatiques auraient voulu que Saurin, partageant leur haine aveugle et leur grossière fureur, eût appelé le Pape, l’Antéchrist, et l’Église romaine, la prostituée de Babylone.
II. Du Panégyrique.
Le Panégyrique en général est un discours à la louange d’une personne illustre, dont on préconise les rares vertus, ou les glandes actions. Le Panégyrique Chrétien est uniquement consacré à la louange des Saints. L’Orateur s’y propose de les honorer par l’éloge de leurs vertus, et de nous engager nous-mêmes à les imiter. Il ne peut remplir ce double objet, qu’en joignant l’instruction au récit de ces vertus : un juste mélange des éloges et de la morale, fait la première perfection du Panégyrique.
Mais ce serait un défaut de suivre exactement les traces du Saint, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, et de louer chacune de ses vertus en particulier. Il faut se contenter de rappeler les principales circonstances de sa vie, à quelques époques marquées, et de ramener les faits et la morale, à quelque vertu dominante, qui paraît avoir animé toutes les autres. Le plan d’un Panégyrique est une des choses essentielles, à laquelle l’Orateur doit s’attacher. Pour donner une idée de la manière dont il peut le concevoir, il suffira d’en citer un bon exemple : c’est le plan du Panégyrique de Saint Louis par le P. Bourdaloue.
« Division. Saint Louis a été un grand Saint, parce qu’étant né Roi, il a fait servir sa dignité à sa sainteté. I. Partie. Saint Louis a été un grand Roi, parce qu’il a su, en devenant Saint, faire servir sa sainteté à sa dignité, II. Partie.
» I. Partie. Saint Louis a été un grand Saint, parce qu’étant né Roi, il a fait servir sa dignité à sa sainteté. En effet, sa grandeur n’a servi qu’à le rendre, 1º humble devant Dieu, avec plus de mérite ; 2º charitable envers le prochain, avec plus d’éclat ; 3º sévère à lui-même, avec plus de force et plus de vertu.
» 1º. Humble devant Dieu. Tout Roi qu’il était, il ne se considéra que comme un sujet ne pour dépendre de Dieu, et pour obéir à Dieu et il préféra toujours la qualité de Chrétien à celle de Roi. De là procédait ce zèle admirable, qu’il eut pour tout ce qui concernait la gloire de Dieu et de son culte. De là, ce zèle pour la propagation de l’évangile, ce zèle pour l’intégrité et l’unité de la foi, ce zèle pour la discipline de l’Église, ce zèle pour la réformation et la pureté des mœurs, ce zèle de la maison de Dieu, qui le dévorait. Or ce zèle n’eut de si merveilleux succès, que parce qu’il était soutenu de la puissance royale, etc.
» 2º. Charitable envers le prochain : rendant lui-même justice à tout le monde, se familiarisant avec les pauvres, portant en terre les corps de ses soldats tués dans une sanglante bataille, fondant des hôpitaux sans nombre. Or, à tout cela, combien lui servit le pouvoir que lui donnait la dignité de Roi, etc.
» 3º. Sévère à lui-même. Austérité, qui, dans le rang où le ciel l’avait fait naître, doit être regardée comme un miracle de la grâce. Car quel miracle, qu’un Roi couvert du cilice, atténué de jeûnes, couché sous le sac et sur la cendre, toujours appliqué à combattre ses passions et à mortifier ses désirs ! Voilà notre condamnation. Saint Louis s’est sanctifié jusque sur le trône : qui peut donc nous empêcher, chacun dans notre état, de nous sanctifier ? etc.
» II. Partie. Saint Louis a été un grand Roi, parce qu’il a su, en devenant Saint, faire servir sa sainteté à sa dignité. Il a été grand dans la guerre et dans la paix, grand dans l’adversité, grand dans la prospérité, grand dans le gouvernement de son royaume, grand dans sa conduite envers les étrangers ; et c’est à quoi lui a servi sa sainteté.
» 1º. Grand dans la guerre et dans la paix. Il n’a point aimé la paix, pour vivre dans l’oisiveté, et il n’a point aimé la guerre, pour satisfaire son ambition. Qui le rendait si intrépide et si fier dans les combats ? C’était le zèle de la cause de Dieu qu’il défendait, etc.
» 2º Grand dans l’adversité. Exemple de sa prison, où sa seule sainteté put si bien le soutenir, etc.
» 3º. Grand dans la prospérité. Jamais la France n’avait été plus florissante, ni le peuple plus heureux, parce que Saint Louis se faisait une religion de contribuer à la félicité de ses sujets, etc.
» 4º. Grand dans le gouvernement de ses États. Jaloux par piété d’y maintenir le bon ordre, il sut se faire obéir, craindre et aimer. Divers exemples, etc.
» 5º. Grand dans sa conduite avec les étrangers. C’était dans le monde chrétien, le pacificateur et le médiateur de tous les différends qui naissaient entre les têtes couronnées. De toutes parts on avait recours à lui, parce que l’on connaissait sa probité, et son incorruptible équité, etc.
» Fausse idée des libertins, qui se persuadent qu’en suivant les règles de la sainteté évangélique, ou ne peut réussir dans le monde, etc. ».
Les réflexions ou les sentences doivent, dans le Panégyrique, accompagner ou suivre le détail des actions. Celles qu’on fait entrer finement dans le corps du récit, de manière qu’elles paraissent essentielles au récit même, y font un meilleur effet que partout ailleurs. Elles doivent en général être courtes ; et renfermer beaucoup de sens en peu de paroles.
Si le Panégyrique comporte, exige même un style plus soigné, plus brillant, et plus fleuri que celui d’un sermon ; d’un autre côté, il n’est pas aussi susceptible des grands mouvements. Ils peuvent néanmoins y trouver place quelquefois ; dans les réflexions, ou dans les exhortations morales, lorsqu’elles méritent d’être développées avec chaleur, d’être exprimées avec véhémence ; dans le récit même des actions extraordinaires, qui ont eu pour principe un zèle très ardent, une charité des plus ferventes, ou quelque autre ◀sentiment▶ surnaturel.
Panégyristes.
Le P. Bourdaloue et Massillon nous ont donné les meilleurs Panégyriques que nous ayons. Dans ceux du Jésuite, il y a plus de gravité, plus de morale, un plus grand fond d’instruction. Ceux de l’évêque de Clermont offrent plus d’agréments dans le style et dans la narration, plus d’art dans l’enchaînement des faits avec la morale.
Les Panégyriques de Fléchier, contemporain du P. Bourdaloue, respirent partout l’édification et la piété. Ils sont écrits d’un style pur, égal, harmonieux et plein de grâces. Mais les figures brillantes y sont quelquefois prodiguées.
On lira toujours avec plaisir les Panégyriques de l’abbé Séguy, un des plus grands Orateurs sous Louis XV. Il y règne une éloquence vive et naturelle, quoiqu’on y trouve quelques endroits faibles, excepté dans celui de Saint Louis. Ce discours est un des meilleurs qui aient été prononcés en présence de l’Académie française.
Ceux de l’abbé de la Tour-Dupin, ne sont pas à l’abri de toute critique. L’application des passages de l’Écriture Sainte, y est quelquefois peu juste, et l’usage de l’antithèse, quelquefois trop fréquent. Mais les beautés y éclipsent les défauts. Ces discours sont d’un Orateur éloquent, qui d’ailleurs a le grand mérite de ne perdre jamais de vue le Saint dont il célèbre les vertus.
Les anciens avaient aussi leurs Orateurs Panégyristes. Chez les Grecs, on faisait publiquement l’éloge des grands hommes, qui avaient rendu quelque service important à la patrie. Ces cérémonies étaient solennelles, et attiraient un grand concours de peuples : c’est là l’origine du mot Panégyrique, qui signifie en grec toute Assemblée. Le même usage fut observé à Rome.
Les Panégyriques prononcés dans Athènes, se sont perdus au milieu du bouleversement des Empires. Je ne parle point des éloges d’Hélène et de Busiris, et de quelques autres discours en ce genre, que nous a laissés Isocrate, parce que ce sont proprement des discours politiques.
Mais nous avons les Panégyriques de plusieurs Empereurs Romains, rassemblés en un recueil intitulé : Panegyrici veteres. Le meilleur de tous est à la tête de cette collection : c’est celui de Trajan par Pline le jeune, qui le composa par ordre du Sénat, au nom de tout l’Empire, et le prononça en présence de l’Empereur même. Le style en est riche et fleuri, les pensées belles et lumineuses, les descriptions vives et frappantes. Mais l’art y paraît trop à découvert : tout ce que l’éloquence a de plus brillant, y est étalé avec trop de pompe. Pline se laissa entraîner par le mauvais goût de son siècle, qui n’admirait dans les productions de l’esprit, que ce qui était éclatant et recherché. Il faut cependant convenir que ce discours est celui de ses Ouvrages où il s’en est le plus garanti. Sacy en a donné une traduction aussi élégante que fidèle.
III. De l’Oraison funèbre.
Dans l’Oraison funèbre, l’Orateur loue les morts qui ont été illustres par leur naissance, leur rang, leurs vertus et leurs actions. Ce genre de discours demande beaucoup d’élévation dans le génie, une grandeur majestueuse qui tient un peu à la poésie. Tout doit y être plein de force et de dignité : il ne souffre rien de commun, rien de médiocre. L’éloquence doit y déployer toute sa magnificence, toute sa pompe et toutes ses richesses. Mais il faut bien prendre garde de ne point étaler ces ornements avec profusion et sans choix ; de ne point négliger le plan et la conduite du discours, l’ordre et la liaison des idées, la convenance et la clarté du style. Si l’on exige que l’imagination de l’Orateur soit vive, brillante et fleurie, on exige aussi qu’elle soit sage, bien réglée, et toujours dirigée par le goût.
Le texte d’une Oraison funèbre doit être comme un éloge raccourci du Héros, et mettre d’abord sous les yeux toute sa vie et son caractère. L’Orateur peut, dans l’exorde, pour tenir les esprits en suspens, se livrer à un certain désordre, qui est un effet de l’art ; éclater en plaintes et en gémissements sur la courte durée et la fragilité des grandeurs humaines Il peut même commencer par quelque réflexion frappante, exprimée avec force et avec noblesse, comme l’a fait Bossuet dans ce début si majestueux et si imposant de son Oraison funèbre de Henriette Marie de France 91 , Reine d’Angleterre.
« Celui qui règne dans les cieux, et de qui relèvent tous les Empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté et l’indépendance, est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux Rois, et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et de terribles leçons. Soit qu’il élève les trônes, soit qu’il les abaisse ; soit qu’il communique sa puissance aux Princes, soit qu’il la retire à lui-même, et ne leur laisse que leur propre faiblesse ; il leur apprend leurs devoirs d’une manière souveraine et digne de lui : car en leur donnant sa puissance, il leur commande d’en user comme il fait lui-même pour le bien du monde ; et il leur fait voir, en la retirant, que toute leur majesté est empruntée, et que pour être assis sur le trône, ils n’en sont pas moins sous sa main et sous son autorité suprême. C’est ainsi qu’il instruit les Princes, non seulement par des discours et par des paroles, mais encore par des effets et par des exemples ».
L’Orateur développera ensuite son dessein d’une manière délicate, qui laisse à peine apercevoir qu’il prépare sa division. Cette partie est une des plus belles, mais des plus difficiles de l’Oraison funèbre. Il n’est pas nécessaire qu’elle soit toute renfermée dans le texte ; mais elle doit toujours en être tirée. Les expressions de l’écriture, bien employées, donnent un grand éclat et une grande noblesse au discours. C’est au discernement de l’Orateur, d’y faire entrer à propos ce qu’elles ont de majestueux et de sublime.
Qu’on ne s’imagine pas que les preuves soient bannies de l’Oraison funèbre. Elles servent au contraire, quand elles sont employées à propos, à relever la gloire du Héros que loue l’Orateur. On va s’en convaincre à la lecture de ce beau morceau, tiré de l’Oraison funèbre du grand Condé 92, par le P. Bourdaloue.
« J’appelle le principe de tant d’héroïques actions, ce génie transcendant et du premier ordre, que Dieu lui avait donné pour toutes les parties de l’art militaire, et qui, dans les siècles où l’admiration se tournant en idolâtrie, produisait des divinités, l’aurait fait passer pour le Dieu de la guerre ; tant il avait d’avantage au-dessus de ceux qui s’y distinguaient. J’appelle le principe de ces grands exploits, cette ardeur martiale, qui, sans témérité ni emportement, lui faisait tout oser et tout entreprendre ; ce feu qui, dans l’exécution lui rendait tout possible et tout facile ; cette fermeté d’âme que jamais nul obstacle n’arrêta, que jamais nul péril n’épouvanta, que jamais nulle résistance ne lassa ni ne rebuta ; cette vigilance que rien ne surprenait ; cette prévoyance à laquelle rien n’échappait ; cette étendue de pénétration, avec laquelle dans les plus hasardeuses occasions, il envisageait d’abord tout ce qui pouvait ou troubler, ou favoriser l’événement des choses, semblable à un aigle, dont la vue perçante fait en un moment la découverte de tout un vaste pays ; cette promptitude à prendre son parti, qu’on n’accusa jamais en lui de précipitation, et qui, sans avoir les inconvénients de la lenteur des autres, en avait toute la maturité ; cette science qu’il pratiquait si bien, et qui le rendait habile à profiter des conjonctures, à prévenir les desseins des ennemis presque avant qu’ils fussent conçus, et à ne pas perdre en vaines délibérations, ces moments heureux qui décident du sort des armes ; cette activité que rien ne pouvait égarer, et qui, dans un jour de bataille, le partageant, pour ainsi dire, et le multipliant, faisait qu’il se trouvait partout, qu’il suppléait à tout, qu’il ralliait tout, qu’il maintenait tout, soldat et général tout à la fois, et par sa présence, inspirant à tout un corps d’armée, et jusqu’aux plus vils membres qui le composaient, son courage et sa valeur ; ce sang-froid qu’il savait si bien conserver dans la chaleur du combat ; cette tranquillisé dont il n’était jamais plus sûr, que quand on en venait aux mains et dans l’horreur de la mêlée ; cette modération et cette douceur pour les siens, qui redoublait à mesure que sa fierté contre l’ennemi était émue : cet inflexible oubli de sa personne, qui n’écouta jamais la remontrance, et auquel constamment déterminé, il se fit toujours un devoir de prodiguer sa vie, et un jeu de braver la mort : car tout cela est le vif portrait que chacun de vous se fait, au moment que je parle, du Prince que nous avons perdu ; et voilà ce qui fait les Héros.
» Ceux qu’a vantés l’ancienne Rome93, et ceux qui, avant lui, s’étaient distingués sur le théâtre de la France, possédaient plus ou moins de ces qualités. L’un excellent dans la conduite des sièges, l’autre dans l’art des campements ; celui-ci était bon pour l’attaque, et celui-là pour la défense : l’universalité jointe à l’éminence des vertus guerrières, était le caractère de distinction de l’invincible Condé. Ainsi le publiait le grand Turenne94, cet homme digne de l’immortalité, mais le plus légitime Juge du mérite de notre Prince, et le plus zélé aussi bien que le plus sincère de ses admirateurs ; ainsi, dis-je, le publiait-il ; et la justice qu’il a toujours rendue à ce Héros, en lui donnant le rang que je lui donne, est un témoignage dont on l’a ouï cent fois s’honorer lui-même. Delà vient que le Prince de Condé valait seul à la France des années entières ; que devant lui les forces ennemies les plus redoutables s’affaiblissaient visiblement par la terreur de son nom ; que sous lui nos plus faibles troupes devenaient intrépides et invincibles ; que par lui nos frontières étaient à couvert, et nos provinces en sûreté ; que sous lui se formaient et s’élevaient ces soldats aguerris, ces officiers expérimentés, ces braves dans tous les ordres de la milice, qui se sont depuis signalés dans nos dernières guerres, et qui n’ont acquis tant d’honneur au nom français, que parce qu’ils avaient eu ce Prince pour Maître et pour Chef ».
La sainteté de la chaire chrétienne ne permet pas à l’Orateur de se borner, dans l’éloge des Héros, à des fins purement humaines. Son but doit être de nous instruire en excitant notre admiration, et de faire voir qu’il n’y a pas de véritable gloire, sans la religion et la piété. C’est ainsi que Bossuet dans son Oraison funèbre du grand Condé
95, se propose de montrer « que ce qui fait les Héros, ce qui porte la gloire du monde jusqu’au comble, valeur, magnanimité, bonté naturelle, voilà pour le cœur ; vivacité, pénétration, grandeur et sublimité du génie, voilà pour l’esprit, ne seraient qu’illusion, si la piété n’y était jointe, et enfin que la piété est le tout de l’homme »
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C’est ainsi que le P. Bourdaloue rapporte l’éloge qu’il fait du même Prince à l’instruction de ses auditeurs, comme il l’annonce dans cet endroit si instructif et si touchant de son exorde.
« Je ne viens pas à la face des autels étaler en vain la gloire de ce Héros, ni interrompre l’attention que vous devez aux saints mystères, par un stérile, quoique magnifique récit de ses éclatantes actions. Persuadé, plus que jamais, que la chaire de l’Évangile n’est point faite pour des éloges profanes, je viens m’acquitter d’un devoir plus conforme à mon ministère. Chargé du soin de vous instruire, et l’exciter votre piété, par la vue même les grandeurs humaines et du terme fatal où elles aboutissent, je viens satisfaire à ce que vous attendiez de moi. Au lieu des prodigieux exploits de guerre, au lieu des victoires et des triomphes, au lieu des éminentes qualités du Prince de Condé, je viens, touché de choses encore plus grandes et plus dignes de vos réflexions, vous raconter les miséricordes que Dieu lui a faites, les desseins que la Providence a eus sur lui, les soins qu’elle a pris de lui, les grâces dont elle l’a comblé, les maux dont elle l’a préservé, les précipices et les abîmes d’où elle l’a tiré, les voies de prédestination et de salut par où il lui a plu de le conduire, et l’heureuse fin dont, malgré les puissances de l’enfer, elle a terminé sa glorieuse course. Voilà ce que je me suis proposé, et les bornes dans lesquelles je me renferme.
» Je ne laisserai pas, et j’aurai même besoin pour cela de vous dire ce que le monde a admiré dans ce Prince ; mais je le dirai en Orateur chrétien, pour vous faire encore davantage admirer en lui les conseils de Dieu. Animé de cet esprit, et parlant dans la chaire de la vérité, je ne craindrai point de vous parler de ses malheurs ; je vous ferai remarquer les écueils de sa vie ; je vous avouerai même, si vous voulez, ses égarements ; mais jusques dans ses malheurs vous découvrirez avec moi des trésors de grâces ; jusques dans ses égarements vous reconnaîtrez les dons du ciel, et les vertus dont son âme était ornée. Des écueils mêmes de sa vie, vous apprendrez à quoi la Providence le destinait, c’est à-dire, à être pour lui-même un vase de miséricorde, et pour les autres un exemple propre à confondre l’impiété ».
Je n’ai pas craint de citer ici tous ces divers exemples, parce que j’ai cru que c’était le meilleur moyen de faire sentir aux jeunes Orateurs sacrés, qu’en louant les hommes illustres, ils ne doivent jamais oublier qu’ils parlent à la face des autels, et dans le sanctuaire de la divinité que la religion doit être le principe et la fin de tous leurs éloges ; et que s’ils rehaussent par la pompe et la magnificence du style, la gloire du grand Capitaine, du grand Homme d’État, de l’habile Négociateur, du Magistrat intègre et éclairé, ils doivent un hommage non moins éclatant à l’ami de la vérité, au zélateur de la justice, au vrai sage, et surtout au vrai chrétien. Quant à la marche qu’ils doivent suivre dans la composition de leurs éloges funèbres, elle est la même que dans le Panégyrique. Le modèle que je leur en ai offert, devrait sans cloute suffire pour cet objet. Cependant je crois qu’il ne sera pas inutile de leur tracer ici, en peu de mots, le plan admirable de l’Oraison funèbre du grand Condé, par le P. Bourdaloue. Ils y verront (mais plus encore en lisant ce beau discours) que ce grand Orateur a trouvé dans la défection même de ce Prince, une abondante matière pour faire son éloge ; et ils ne pourront s’empêcher de remarquer que le célèbre Bossuet a craint de toucher ce point délicat de son histoire.
Division. L’Orateur fonde l’éloge du Prince sur les qualités de son cœur, et nous en fait connaître la solidité, la droiture, la piété. « Un cœur, dit-il, dont la solidité a été à l’épreuve de toute la gloire et de toute la grandeur du monde, c’est ce qui fera le sujet de votre admiration ; I. Partie. Un cœur dont la droiture s’est fait voir dans les états de la vie les plus malheureux, et qui y paraissaient les plus opposés, c’est ce qui doit être le sujet de votre instruction ; II. Partie. Un cœur dont la religion et la piété ont éclaté dans le moment de la vie le plus important, et dans le jour de salut, qui est principalement celui de la mort, c’est ce que vous pourrez vous appliquer pour faire le sujet de votre imitation ; III. Partie »
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I. Partie. L’Orateur nous donne d’abord une idée du rare mérite de son Héros, en nous faisant le récit de ses victoires, et en indiquant les vastes connaissances dont son esprit brillant et sublime était orné. Il nous le représente ensuite ; 1º comme un Héros supérieur à sa propre gloire, c’est-à-dire, qui fit tout pour l’acquérir hors de la désirer et de la chercher ; 2ºcomme un Héros sans ostentation ; 3º comme un Héros ennemi de la flatterie ; 4º comme un Héros aussi humain qu’il était grand ; 5º comme un Héros que l’amour de lui-même n’avait point gâté ; bon père, aimable maître, parfait ami.
IIe Partie. Le Prince de Condé nous est ici représenté dans les deux époques malheureuses de sa vie ; l’une par rapport à son roi ; c’est-à-dire, enveloppé dans un parti que forma l’esprit de discorde : l’autre par rapport à son Dieu ; c’est-à-dire, refroidi dans la pratique des devoirs de la religion.
1º. Ce Héros se vit mêlé dans un parti que la discorde avait formé, et qui le détacha de nous. Mais, 1re Circonstance, jamais son cœur ne se sentit plus cruellement déchiré, et il n’eut par lui-même aucune part à nos disgrâces. 2e Circonstance ; il eut le mérite des cœurs droits et des grandes âmes, en se condamnant lui-même. 3e Circonstance ; quoiqu’abandonné à sa mauvaise fortune, il refusa constamment tous les avantages qui auraient pu la relever, mais qui, en la relevant, lui auraient été un obstacle à son rétablissement dans les bonnes grâces et dans l’obéissance du Roi. 4e Circonstance ; il n’omit rien de ce qui dépendait de lui pour disposer les choses à la paix. 5e Circonstance ; il eut le plus grand soin, après son retour, de réparer ses malheurs par le redoublement de ses services.
2º. Ce Prince, emporté par l’esprit du monde, se relâcha pendant quelque temps dans la pratique des devoirs de la religion. Mais dans le secret de son cœur il ne l’abandonna jamais ; il ne perdit jamais la foi ; il ne douta jamais de nos mystères. Au milieu même des égarements du monde, la religion se conserva dans son cœur ; et elle ne s’y conserva, que parce qu’il avait un cœur droit, etc.
IIIe Partie. L’Orateur nous représente ici son Héros mourant. « Il est mort, dit-il, en sage Chrétien, parce qu’il a voulu que sa mort fût précédée de sa conversion et de son retour à Dieu. Il est mort en Héros chrétien, parce qu’il a fait paraître, en mourant, toute la grandeur de son âme. Il est mort en parfait Chrétien, parce qu’il a consacré les derniers moments de sa vie, par tout ce que la religion peut inspirer de plus saint et de plus tendre à un cœur fervent »
. Ces trois circonstances de la mort du Prince de Condé, sont appuyées sur des faits généralement reconnus pour être authentiques.
Le célèbre du Guesclin, mort vers la fin du quatorzième siècle, et enterré à Saint-Denis, dans le tombeau de nos Rois, est le premier Héros dont on ait fait l’éloge funèbre. Ferri de Cassinet, évêque d’Auxerre, le prononça dans sa cathédrale : cet éloge n’a point passé jusqu’à nous. Mais ce n’est proprement qu’à la renaissance des lettres que les Orateurs chrétiens commencèrent à louer les hommes illustres après leur mort. Muret prononça à Rome l’Oraison funèbre en latin de Charles IX.
Orateurs de ce genre.
Dans le siècle de Louis XIV, ce genre d’éloquence fut porté parmi nous à sa plus haute perfection. C’est à Bossuet qu’en est due la principale gloire. Aucun de nos Orateurs en ce genre ne peut lui disputer le premier rang, malgré les incorrections et les inégalités qu’on remarque quelquefois dans son style. Aucun Orateur n’a possédé au même degré que lui cette éloquence noble, nerveuse et rapide, qui étonne l’imagination, arrache l’âme à elle-même. Son génie abondant et impétueux, crée presque à chaque instant des tableaux pleins de vie et de feu, enfante des idées de la plus grande élévation, et anime tout ce qu’il produit, de la chaleur et de la vivacité du ◀sentiment▶. Né pour le sublime, Bossuet en a exprimé toute la force et toute la majesté, surtout dans son Oraison funèbre de Marie de France, Reine d’Angleterre, dans celle de Henriette-Anne d’Angleterre, Duchesse d’Orléans, et dans plusieurs endroits de celle du Grand Condé. Ce qui rehausse la gloire de cet Orateur, c’est qu’en louant les morts, il donne aux vivants les leçons les plus fortes et les plus touchantes. Dédaignant l’art de polir ses discours, il ne s’attache qu’à présenter à ses auditeurs le vrai sous toutes les faces. La manière frappante et variée dont il leur annonce les grandes vérités relatives à son sujet, prouve bien que non seulement son esprit en était plein, mais encore que son cœur en était pénétré.
Fléchier ne manque ni de force ni d’élévation dans ses Oraisons funèbres. Il y joint à la noblesse des pensées, toute l’harmonie et toutes les grâces de l’élocution. Mais on ne peut disconvenir que ces grâces n’aient un air d’affectation, et que cet Orateur ne laisse souvent quelque chose à désirer du côté de l’onction et de la chaleur, excepté dans son Oraison funèbre de Turenne, qui est presque en tout un chef-d’œuvre.
Deux Princes du Sang des Bourbons ont été dignement loués par le P. Bourdaloue. Son Oraison funèbre du grand Condé, offre des beautés vraiment sublimes. Il n’est peut-être pas de discours en ce genre, dont le plan seul fasse connaître autant que celui-là, l’homme de génie et le grand Orateur.
Massillon n’a pas cultivé ce genre d’éloquence avec un succès bien marqué. Il y a cependant de très beaux morceaux dans son Oraison funèbre du Prince de Conti, et surtout dans celle de Louis XIV.
De cinq Oraisons funèbres que Mascaron a faites, celle de Turenne est la seule qui lui ait donné un rang distingué parmi les Orateurs. Les autres sont faibles, et pèchent contre le goût.
Le P. de la Rue, toujours simple, noble, énergique et touchant, inspire l’amour des vertus qu’il a si bien louées dans ses Héros. On admire son Oraison funèbre du Duc et de la Duchesse de Bourgogne ; et l’on regarde celle du Maréchal de Luxembourg, comme une des plus belles que nous ayons.
Une éloquence vive, brillante et soutenue caractérise les Oraisons funèbres du Cardinal de Fleuri et du Maréchal de Belle-Isle 96 par le Père de Neuville. La première surtout ne sera jamais déplacée parmi les chefs-d’œuvre en ce genre.
Les anciens, comme je l’ai déjà dit, louaient les grands hommes vivants : ils louaient aussi les morts. On croit communément que les Grecs commencèrent à le faire après la bataille de Marathon, donnée l’an 490 avant Jésus-Christ. Ce qu’on peut assurer au rapport de Thucydide, qui a écrit l’histoire de la guerre de Péloponèse jusqu’à la vingtième année, c’est qu’on fit dans Athènes des obsèques publiques aux citoyens qui avaient été tués à la guerre de Samos, l’an 441 avant Jésus-Christ, et que Périclès, l’homme le plus illustre et le plus éloquent de la république, prononça leur éloge.
Les Romains, suivant Polybe, ouvrirent cette carrière à l’éloquence, la même année qu’ils abolirent la royauté, pour établir le gouvernement républicain, c’est-à-dire, l’an 609 avant Jésus-Christ. Ce fut aux funérailles de Lucius Junius Brutus, consul, tué dans une bataille contre les Étrusques qui voulaient rétablir les Tarquins sur le trône de Rome : son corps fut exposé dans la place publique par ordre de Valérius Publicola, son collègue, qui étant monté à la tribune aux harangues, fit un récit touchant des belles actions de sa vie. Le peuple romain comprit combien il serait utile à la république de louer les grands hommes après leur mort, et ordonna aussitôt que cet usage serait perpétuellement observé. Il le fut en effet, non seulement jusqu’à la ruine entière de la république, mais même sous les Empereurs, puisque Néron parvenu à l’empire, prononça l’éloge de Claude son prédécesseur.
Dans Athènes, on ne louait que la valeur militaire, et à Rome, toutes sortes de vertus. Aucune de ces Oraisons funèbres ne nous est parvenue.
Article II.
Des Discours du Barreau.
Défendre, par le talent de la parole, les biens, l’honneur, la vie même des citoyens contre les détours frauduleux de la mauvaise foi, les artifices de l’imposture, et les attentats de la calomnie ; soustraire l’homme faible, indigent, et vertueux, à l’oppression et souvent à la rapacité de l’homme injuste, riche et puissant ; telle est la noble fonction de l’Orateur du barreau. Pour la remplir avec la dignité et l’utilité convenables, il doit joindre à la sagacité, à la justesse et à l’élévation du génie, une connaissance étendue et profonde des lois, des différentes coutumes, de la jurisprudence ancienne et de la moderne, des arrêts, des ordonnances, etc. Voilà proprement la science qui lui est indispensable, et qu’il doit regarder comme le fondement nécessaire de l’édifice. C’est ce qu’on appelle, en termes de l’art, lieux oratoires extérieurs. Il y en a plusieurs autres, suivant la nature du sujet qui divise les parties contondantes. Tels sont, par exemple, les conventions qu’elles ont stipulées entre elles par écrit ou verbalement ; les aveux qu’elles font ou qu’elles ont faits ; le serment qu’elles ont prêté, ou qu’elles offrent de prêter ; les dépositions des témoins qui ont été entendus, etc.
Une étude encore importante, à laquelle l’Orateur du barreau doit s’appliquer, est celle des grands Orateurs, soit anciens, soit modernes. Il n’est pas douteux non plus qu’il n’ait besoin d’une certaine teinture des Belles-Lettres, pour orner des sujets., qui souvent ne présentent, en eux-mêmes, aucun agrément, et pour faire naître des fleurs dans un terrain, qui, au premier aspect, paraît aride, ou propre seulement à produire des épines.
Toutes les affaires litigieuses qui doivent être discutées et décidées devant les Tribunaux de la justice, peuvent servir de matière aux différentes espèces de discours du barreau, qu’on réduit ordinairement aux plaidoyers et aux consultations, aux mémoires et aux rapports de procès.
I. Des Plaidoyers et des Consultations.
Dans les plaidoyers, on demande, ou l’on défend. L’Avocat qui demande, établit d’abord la question, ou constate le fait, selon la nature de la cause. Il expose ensuite ses moyens ou preuves, les développe, et finit par prendre des conclusions, dans lesquelles il spécifie l’objet de sa demande. L’avocat qui défend, suit la même méthode, mais dans un sens contraire. Il commence par contester le droit, ou par nier le fait, soit en tout, soit en partie. Il réfute ensuite les moyens de son adversaire, fait valoir les siens, et conclut enfin contradictoirement aux prétentions de la partie adverse.
L’exorde est inutile dans les plaidoyers, à moins qu’il ne s’agisse d’une grande cause, d’une affaire bien importante. La précision et la brièveté doivent alors en faire le principal mérite. Il faut surtout prendre garde de n’y rien dire, qui ne soit entièrement tiré du fond du sujet.
La narration sera également courte ; mais vive et agréable. L’Orateur peut employer les ressources de l’art pour l’embellir. Il doit même, en bien des occasions, y répandre les figures les plus brillantes et les plus animées, pour donner un tour piquant à des faits, dont le détail, quoique essentiel à la cause, pourrait, sans ces ornements, porter dans l’âme le dégoût et l’ennui.
Dans la confirmation, l’Orateur du barreau doit déployer toute la force de la raison, revêtue des grâces du style. C’est là qu’il fera valoir ses preuves, en les disposant, en les développant de la manière la plus convenable à son sujet. On ne peut, à cet égard, établir aucune règle particulière, quoiqu’on ait remarqué que notre célèbre Cochin réduisait toutes ses preuves à une seule, qu’il présentait sous des faces différentes, et toujours avec le même succès.
Il n’y a point de meilleures preuves que celles qui sont appuyées de l’autorité des lois. Toute l’habileté d’un Avocat consiste à se servir de ces lois à son avantage. Si donc la loi est pour lui, il représentera avec force qu’étant sacrée, ce serait un crime d’y rien changer, et que le jugement doit y être conforme. Si elle ne lui est pas tout à fait favorable, il fera voir que la justice des lois dépend d’une infinité de circonstances, qui toutes n’ont pu être prévues par le Législateur ; et qu’il est permis aux Juges d’expliquer, d’éclaircir la loi, de s’en écarter même dans leurs jugements, en suivant néanmoins les principes de la raison et de l’équité.
Dans la péroraison, l’Orateur pourra faire connaître les bonnes mœurs de son client. Il récapitulera ensuite les preuves les plus convaincantes et les plus décisives qu’il aura développées, et mettra en usage, pour intéresser les Juges et se les rendre favorables, tout ce que l’éloquence a de plus fort, de plus agréable et de plus touchant. C’est ce que n’a jamais manqué de faire Cicéron, le vrai modèle des orateurs du barreau.
Quant au style, il doit être proportionné à la nature de la cause. Les petites affaires ne peuvent être traitées que d’un style simple ; les grandes, d’un style élevé, et celles qui tiennent le milieu, d’un style tempéré. Il y a des causes qui ne veulent que de l’ordre et de la netteté ; d’autres qui exigent de la véhémence et de grands mouvements ; d’autres enfin qui sont susceptibles en même temps de simplicité, d’ornements et de passions. Mais quelle que soit la nature de la cause, l’orateur doit toujours s’attacher plus aux choses, qu’aux paroles, plus au choix et à la solidité des preuves, qu’à ce frivole assemblage de figures éblouissantes, qui ne parlent ni au cœur ni à la raison. Il ne se permettra jamais la plaisanterie ; et encore moins la satire, pas même dans la réplique, quoiqu’il puisse quelquefois s’y montrer moins grave que dans le plaidoyer.
Après qu’une cause a été discutée devant les juges par l’orateur qui demande, et par l’orateur qui défend, le procureur du roi, ou l’un des avocats-généraux donne ses conclusions. Ces sortes de discours peuvent être mis au nombre des plaidoyers. On doit y recueillir les raisons de l’une et de l’autre partie, les comparer, les balancer, et se déterminer sa faveur des meilleures. Mais la plus exacte impartialité doit y être scrupuleusement gardée. Point de détours, point de finesse, point d’art pour incliner les juges par des motifs étrangers à la cause : point d’ornements non plus qui ne tendent qu’à plaire. Une simplicité noble, une marche bien suivie, une méthode lumineuse est tout ce qui convient à ces sortes de discours.
L’avis qu’un avocat donne par écrit, touchant une affaire sur laquelle il a été consulté, est ce qu’on appelle consultation. Il y expose en raccourci les principaux moyens, qui doivent être développés dans le plaidoyer. On sent par conséquent qu’il ne saurait y mettre trop d’exactitude, de précision et de clarté. Rien ne doit y être en aucune manière susceptible de diverses interprétations.
II. Des Mémoires, et des Rapports de Procès.
Dans les affaires d’une bien grande importance, les avocats ont coutume de faire imprimer des mémoires, qu’ils distribuent aux juges. Les moyens y sont ordinairement exposés, avec un peu moins d’étendue que dans les plaidoyers. Mais d’un autre côté, ces sortes de discours devant être lus dans le silence du cabinet, exigent plus d’art et de soin, que les discours prononcés de vive voix. L’œil du lecteur est bien plus perçant que celui de l’auditeur, quelque attentif qu’on suppose celui-ci. Le premier ayant tout le temps de réfléchir sur un ouvrage, en saisit jusqu’aux plus légers défauts, jusqu’aux plus petites négligences. Il faut donc que l’avocat travaille un mémoire, et le perfectionne autant qu’il lui sera possible. Tout doit y être exact et mesuré, soit dans le style, soit dans les choses. Aucun moyen ne doit être négligé pour instruire, plaire et toucher de la manière la plus convenable.
Le Rapport d’un procès est un discours fait par un des juges, pour instruire ses confrères d’une affaire qu’il a été chargé d’examiner. C’est là que doivent être exposés, dans le plus grand jour, l’origine, le fond, les circonstances, les incidents, les suites de la cause, et les moyens qu’on fait valoir pour et contre. Il ne faut que de la netteté, de la méthode, de la justesse, et de la précision pour ces sortes de discours. Les ornements doivent en être bannis, à moins qu’ils ne naissent de la matière même, ou qu’ils ne soient nécessaires pour réveiller et piquer l’attention des auditeurs. Le rapporteur doit surtout ne pas oublier qu’il parle, non comme avocat, mais comme juge ; que par conséquent il doit être sans passions et qu’il ne lui est nullement permis d’exciter celle des autres.
Il y a quelques autres espèces de discours, qui font partie de l’éloquence du barreau. Ce sont ceux que prononce le procureur du roi, ou l’un des avocats-généraux, à la rentrée des parlements, et qui doivent rouler sur l’administration de la justice, ou sur des objets qui y ont quelque rapport ; les Mercuriales, discours dans lesquels le premier président, ou l’un des gens du roi s’élève contre les abus et les désordres qui ont été remarqués dans l’administration de la justice ; enfin les Réquisitoires, discours dans lesquels le procureur du roi demande aux magistrats quelque chose d’intéressant pour la société civile, et qui doivent respirer en tout l’amour du bien public. Les trois genres d’éloquence entrent dans ces différentes espèces de discours. L’orateur doit y être tour à tour simple, fleuri, sublime et pathétique.
Orateurs du Barreau.
L’éloquence du barreau n’a pas été portée parmi nous au degré d’élévation où on l’a vue chez les Grecs et chez les Romains. Cela n’est pas surprenant. Dans notre barreau, elle est restreinte à la discussion des causes entre les particuliers. Dans ceux d’Athènes et de Rome, elle s’étendait jusqu’à la discussion des affaires nationales, des grands intérêts de la république. Quelle vaste et brillante carrière pour le génie de l’orateur !
La Grèce produisit une foule d’hommes éloquents, qui parurent avec éclat dans l’aréopage, mais dont les ouvrages ont été entièrement perdus. Périclès, sous le gouvernement de qui Athènes devint si florissante et si redoutable, y fut comme le fondateur de l’éloquence. Il pensait fortement, et s’exprimait de même : on en juge par un de ses discours, que Thucydide nous a conservé. Cet orateur vivait dans le cinquième siècle avant l’ère chrétienne.
Peu de temps après la mort de Périclès, parut dans le barreau d’Athènes, Lysias, né à Syracuse l’an 459 avant J.-C. Il nous reste de lui trente-quatre harangues, dans lesquelles on admire une simplicité noble, un beau naturel, un style net et facile, une peinture exacte des mœurs et des caractères. Quintilien compare son éloquence à un ruisseau pur et clair, plutôt qu’à un fleuve majestueux. Cependant on trouve qu’elle a de l’ardeur et de la vivacité dans l’Oraison funèbre des guerriers athéniens, tués dans une bataille qui se livra entre les Corcyréens et les Corinthiens. La péroraison surtout est belle et touchante. Les discours de cet orateur ont été fort bien traduits par l’abbé Auger.
La grâce et l’élégance font le principal caractère d’Isocrate, né à Athènes l’an 433 avant J.-C. Son élocution est aisée, brillante et pleine d’harmonie. Les ◀sentiments▶ vertueux et vraiment patriotiques dont ses discours portent l’empreinte en rendent surtout l’auteur bien estimable. Ceux qui méritent d’être distingués, sont le Discours dans lequel il excite tous les Grecs à faire la guerre aux Perses, et sa Harangue sur les devoirs de la royauté adressée à Nicoclès, roi de Salamine. L’abbé Auger a donné une bonne traduction des trente et un discours que nous avons de cet orateur. Au reste, on dit que sa timidité naturelle, et la faiblesse de sa voix ne lui ayant pas permis de parler en public, il se contenta de composer des harangues et d’ouvrir une école d’éloquence. Du nombre de ses disciples furent Eschine et Démosthène.
Celui-ci, né à Athènes vers l’an 382 avant J.-C., est un torrent qui entraîne, un foudre qui brise, renverse et embrase tout à la fois. Ce grand orateur, ennemi de tout ornement recherché, ne parle jamais que le langage de la nature et de la raison. Mais c’est la nature dans toute sa noble simplicité, dans tous ses grands mouvements ; c’est la raison avec tout son empire et toute sa dignité. Le plan, la suite, l’économie de ses discours est admirable. Son style est serré, nerveux, rapide et pressant : ses raisonnements ont une justesse, une précision et une exactitude qui ne laissent rien à désirer. Le génie fécond de l’orateur athénien trouve toujours de nouvelles preuves à faire valoir : il présente tout ce qu’elles ont de réel et de solide, expose chaque raison dans toute sa force, et accable par le poids de la conviction. Démosthène prononça quatre discours contre Philippe, roi de Macédoine, dont la politique sourde et raffinée ambitionnait la souveraineté de la Grèce. Tout ce qu’il dit dans ces belles harangues, est l’expression d’une âme qu’enflamme l’amour de la patrie, et qui ne conçoit rien que de grand et d’utile pour ses concitoyens. Vous ne sauriez lire cet orateur, dit Fénelon 97, sans voir qu’il porte la république dans le fond de son cœur. Il remplit, dit Cicéron lui-même, l’idée que j’ai de l’éloquence : il atteint à ce degré de perfection que j’imagine, mais que je ne trouve qu’en lui. Tourreil a traduit Démosthène, et l’a défiguré, en voulant, selon l’expression de Racine, lui donner de l’esprit. L’abbé d’Olivet a bien mieux rendu ses Philippiques. Cette traduction est très estimée, ainsi que celle de tous les ouvrages de l’orateur grec par l’abbé Auger.
Eschine, né à Athènes vers l’an 397 avant J.-C., et rival de Démosthène, lui est bien inférieur pour la force et la véhémence. Mais il est plus orné, plus élégant, plus fleuri. Il tient le second rang entre les orateurs de la Grèce. Brillant et solide, il embellit ses raisonnements de nobles et magnifiques figures. Une heureuse facilité règne dans ses discours : l’art et le travail ne s’y font point sentir. Des trois harangues qui nous restent de lui, la plus belle est celle de la Couronne. L’abbé Auger les a fort bien traduites.
Cet estimable auteur a rendu aussi en notre langue un très beau discours de Lycurgue, qu’il ne faut pas confondre avec le législateur de Lacédémone ; ceux d’Andocide, remarquables par le naturel et le touchant ; ceux d’Isée, qui ne roulant que sur des affaires de particuliers, peuvent mieux servir de modèle à l’avocat, pour la netteté, la précision et la force du raisonnement ; ceux de Dinarque, qui n’annoncent pas un bien grand talent ; et un fragment de Démade.
Il est fâcheux que nous ne connaissions que de nom Hypéride, dont Cicéron, qui avait fait une étude particulière des orateurs grecs, vante la justesse et la pénétration. Nous devons être plus fâchés encore que les discours de l’éloquent et vertueux Phocion aient été ensevelis sous les ruines des empires. Ce grand orateur était contemporain de Démosthène, qui le voyant un jour arriver dans l’assemblée du peuple, s’écria : Voici la hache de mes discours.
Cicéron, né à Arpion en Toscane, l’an 106 avant J.-C., fut à Rome ce que Démosthène avait été dans Athènes. Ce prince de l’éloquence latine excelle dans les trois genres d’écrire. Simple, fleuri et sublime tour à tour, il instruit avec exactitude, plaît avec toutes les grâces imaginables et touche avec véhémence. Il est vrai qu’il n’a ni le nerf, ni l’énergie, ni ce qu’il appelle lui-même le tonnerre de Démosthène. Mais il possède au même degré que lui les qualités qui regardent le fond de l’éloquence ; le dessein, l’ordre, l’économie du discours, la division, la manière de préparer les esprits, en un mot tout ce qui est de l’invention. D’un autre côté, il a une diction plus riche et plus agréable. Tout ce qui passe par son imagination vive et féconde, y prend le plus beau coloris, le tour le plus piquant et le plus varié. Son éloquence magnifique n’est jamais étalée au préjudice du bon goût et du jugement. Il parle de tout avec autant de justesse et de précision, que d’élégance et d’urbanité. Partout il montre un esprit également sage, solide et brillant. Partout il réunit la force et la grâce, et va jusqu’au cœur par des charmes qui lui sont naturels, et auxquels il joint toutes les finesses et tous les agréments de l’art. Ses discours contre Catilina, contre Verrès, gouverneur de Sicile, et contre Antoine le triumvir, sont remarquables par l’énergie des pensées, la rapidité du style, et la véhémence des ◀sentiments▶. Sa harangue pour le consul Marcellus est un parfait modèle d’éloquence fleurie. On regarde avec juste raison comme un chef-d’œuvre, celle qu’il prononça pour Ligarius, proconsul d’Afrique, qui avait pris le parti de Pompée contre César, et à qui celui-ci avait accordé la vie, avec défense de rentrer dans Rome. Du Ryer, Gillet, et l’abbé Maucroix, ont mis en notre langue plusieurs Oraisons de Cicéron. Bourgoin de Villefore les a toutes traduites : mais sa traduction est bien au-dessous de l’original. Wailly a retouché celle des plus belles Oraisons, et en a publié une nouvelle édition, sous le titre d’Oraisons choisies de Cicéron : elle mérite d’être lue. L’abbé d’Olivet a fort bien traduit les Catilinaires, qu’il a réunies dans un même volume aux Philippiques de Démosthène, dont j’ai parlé un peu plus haut. C’est celui qui a le mieux exprimé le caractère de l’éloquence de l’orateur romain.
L’abbé Auger nous a donné aussi une bonne traduction des Oraisons de Cicéron, parmi lesquelles on trouve les quatorze Philippiques, ou discours contre Antoine. Enfin le public a vu avec plaisir, il y a quelques années, une traduction nouvelle des œuvres complètes de Cicéron. Les trois premiers volumes des Oraisons sont d’un anonyme ; les trois suivants de Clément, et le dernier qui a paru, de Guéroult.
Il y eut à Rome une infinité de personnages consulaires, ou de citoyens distingués, qui coururent avec éclat la carrière de l’éloquence. Leurs ouvrages ne nous sont point parvenus. L’éloge qu’en fait Cicéron lui-même, doit nous les faire extrêmement regretter, surtout ceux d’Hortensius, son contemporain et son rival.
Notre barreau a été en proie à la barbarie jusques vers les dernières années du règne de Louis XIII. À cette époque, Le Maistre et Patru furent les premiers, qui y introduisirent le bon goût et la pureté du langage. Ces deux avocats jouirent, pendant leur vie, d’une brillante réputation, ainsi que Gautier, leur contemporain. Il y a de très beaux morceaux dans leurs plaidoyers, qui ont été imprimés. Mais l’éloquence du barreau a fait, depuis, de grands progrès parmi nous. Érard, Gillet, Sacy et Terrasson ont été plus loin que ceux qui les avaient précédés. Leurs plaidoyers qu’on a donnés au public, sont très bien écrits, solides et vraiment éloquents. La gloire de ces orateurs a été encore éclipsée par les célèbres Cochin et Normant. Celui-ci avait une grande élévation dans le génie et un discernement si sûr, qu’on disait de lui qu’il devinait la loi, et qu’il devinait juste. Quand on lit les plaidoyers de Cochin, on juge aussitôt que, si cet avocat incomparable peut jamais être égalé, il ne sera point surpassé : il est parfait dans son art.
L’immortel d’Aguesseau, qui, après avoir occupé les hautes places de la magistrature, devint chancelier de France, nous a laissé des discours qu’il prononça étant avocat ou procureur-général. Je ne craindrai pas de dire qu’ils ne sont point inférieurs aux plus beaux chefs-d’œuvre sortis des barreaux d’Athènes et de Rome. Cet illustre magistrat, un des plus étonnants que la France ait jamais eus, joignait une infinité de connaissances, ou pour mieux dire, tous les genres de savoir, au génie le plus brillant et le plus élevé, à l’âme la plus sensible et la plus vertueuse.
Il y a un très bon ouvrage qu’on peut regarder comme faisant partie de l’éloquence du barreau, parce qu’il est exactement dans le genre judiciaire. C’est la Défense de Fouquet, surintendant des finances sous Louis XIV, par Pellisson. Ces Mémoires sont des chefs-d’œuvre en ce genre.
Article III.
Des Discours académiques.
Les sociétés littéraires ont été instituées pour porter les sciences et les arts au plus haut degré de perfection possible. Richelieu a été le premier en France qui ait conçu et exécuté le projet d’un établissement si utile et si glorieux. Les discours académiques, ainsi nommés, parce qu’on les prononce dans les académies, sont les mémoires sur les sciences, sur les arts, sur tous les genres d’érudition, et les discours de réception ; les harangues, ou compliments à des puissances, et les éloges des académiciens.
I. Des Mémoires, et des Discours de réception.
Les Mémoires contiennent ordinairement des observations ou des découvertes qu’on a faites dans une science ou dans un art ; des points d’histoire, de chronologie, de critique qu’on éclaircit ; ou d’autres objets qui y ont rapport. Il est aisé de sentir que ces sortes de discours, ou plutôt ces dissertations académiques ne sont susceptibles ni des richesses du style, ni des mouvements de l’éloquence. L’écrivain ne devant parler qu’à la raison pour instruire, s’attache principalement au fond des choses, et à la manière de les présenter, c’est-à-dire, à l’ordre et à la méthode. Les expériences relatives à son sujet, les autorités favorables à son opinion, voilà les lieux oratoires extérieurs où il puise une grande partie de ses preuves. Quant au style, il suffit qu’il soit clair, convenable, précis, élégant sans prétention.
Nous devons l’origine des Discours de réception à Patru, qui, ayant été élu membre de l’académie française en 1640, prononça le jour qu’il y prit séance, un discours pour en témoigner sa reconnaissance à cette compagnie. Son exemple a été suivi par tous les récipiendaires. L’académie même en a fait une loi, et a imposé de plus à tout nouvel académicien, l’obligation de louer, dans son discours de remerciement, l’homme de lettres auquel il succède. L’usage veut aussi que le directeur de l’académie réponde au récipiendaire et qu’il en fasse l’éloge, ainsi que de l’académicien qu’on a perdu.
L’orateur n’a pas ici de grandes passions à exciter. Il ne faut donc pas que son style ait cette force et cette véhémence qui remue l’âme, et l’arrache à elle-même. Mais on exige que l’orateur étale les plus beaux ornements, les plus brillantes fleurs de l’éloquence, pourvu qu’il le fasse sans affectation et avec goût. On exige qu’il joigne à la justesse et à l’élévation des pensées, une diction riche, nombreuse et variée. Le plus parfait modèle qui puisse être proposé en ce genre d’éloquence, est le discours que prononça Racine, à la réception de Thomas Corneille, qui succédait à son frère. En voici un morceau frappant. Après avoir comparé le grand Corneille aux Eschyle, aux Sophocle, aux Euripide, dont la fameuse Athènes, dit-il, ne s’honore pas moins que des Thémistocle98, des Périclès99, des Alcibiade100, qui vivaient en même temps qu’eux, il continue ainsi :
« Oui, monsieur, que l’ignorance rabaisse tant qu’elle voudra l’éloquence et la poésie, et traite les habiles écrivains de gens inutiles dans les états, nous ne craindrons point de dire, à l’avantage des lettres, et de ce corps dont vous faites maintenant partie : du moment que des esprits sublimes passant de bien loin les bornes communes, se distinguent, s’immortalisent par des chefs-d’œuvre comme ceux de monsieur votre frère, quelque étrange inégalité que durant leur vie la fortune mette entre eux et les plus grands héros, après leur mort cette différence cesse. La postérité qui se plaît, qui s’instruit dans les ouvrages qu’ils lui ont laissés, ne fait point de difficulté de les égaler à tout ce qu’il y a de plus considérable parmi les hommes, fait marcher de pair l’excellent poète, et le grand capitaine. Le même siècle, qui se glorifie aujourd’hui d’avoir produit Auguste101, ne se glorifie guère moins d’avoir produit Horace et Virgile. Ainsi lorsque dans les âges suivants, on parlera avec étonnement des victoires prodigieuses et de toutes les grandes choses, qui rendront notre siècle l’admiration de tous les siècles à venir, Corneille, n’en doutons point, Corneille tiendra sa place parmi toutes ces merveilles. La France se souviendra toujours avec plaisir que, sous le règne du plus grand de ses rois, a fleuri le plus grand de ses poètes. On croira même ajouter quelque chose à la gloire de notre auguste monarque, lorsqu’on dira qu’il a estimé, qu’il a honoré de ses bienfaits cet excellent génie ; que même deux jours avant sa mort, et lorsqu’il ne lui restait qu’un rayon de connaissance, il lui envoya encore des marques de sa libéralité ; et qu’enfin, les dernières paroles de Corneille ont été des remerciements pour Louis-le-Grand ».
Tout est beau, tout est grand dans ce discours. Il y règne d’un bout à l’autre une éloquence noble, sublime, et en même temps naturelle : c’est un vrai chef-d’œuvre.
II. Des Harangues et des Éloges.
Les Harangues, ou compliments de félicitation, de remerciement, de condoléance, etc., que les corps littéraires font aux princes, sont dans le genre brillant et fleuri. La brièveté, l’élégance, la délicatesse surtout doivent les distinguer, parce que l’éloge en fait ordinairement le fond. On remarquera ces qualités dans les deux exemples suivants. Le premier est un compliment fait à Louis XV sur son sacre, par Fontenelle, au nom de l’Académie française.
SIRE,
« Au milieu des acclamations de tout le royaume, qui répète, avec tant de transport celles que votre majesté a entendues à Reims102, l’Académie française est trop heureuse, et trop honorée de pouvoir faire entendre sa voix jusqu’au pied de votre trône. La naissance, Sire, vous a donné à la France pour roi ; et la religion veut que nous tenions aussi de sa main un si grand bienfait. Ce que l’une a établi par un droit inviolable, l’autre vient de le confirmer par une auguste cérémonie. Nous osons dire cependant que nous l’avions prévenue : votre personne était déjà sacrée par le respect et par l’amour. C’est en elle que se renferment toutes nos espérances ; et ce que nous découvrons de jour en jour dans votre majesté, nous promet que nous allons voir revivre en même temps les deux plus grands d’entre nos monarques, Louis, à-qui vous succédez, et Charlemagne103, dont on vous a mis la couronne sur la tête ».
Pierre le Grand, empereur de Russie, qui, après avoir voyagé dans les différentes parties de l’Europe, pour s’instruire des lois, des mœurs, et des arts, acquit, le premier, l’immortelle gloire de civiliser ses peuples, était venu à Paris en 1717 ; et deux ans après, il fit savoir à l’Académie royale des sciences, qu’il désirait être à la tête de ses membres honoraires. Fontenelle, secrétaire perpétuel de cette compagnie, lui écrivit en ces termes :
SIRE,
« L’honneur que votre majesté fait à l’Académie royale des sciences, de vouloir bien que son auguste nom soit mis à la tête de sa liste, est infiniment au-dessus des idées les plus ambitieuses qu’elle pût concevoir, et de toutes les actions de grâces que je suis chargé de vous en rendre. Ce grand nom, qu’il nous est presque permis de compter parmi les nôtres, marquera éternellement l’époque de la plus heureuse révolution, qui puisse arriver à un empire, celle de l’établissement des sciences et des arts, dans les vastes pays de la domination de votre majesté. La victoire que vous remportez, Sire, sur la barbarie qui y régnait, sera la plus éclatante, et la plus singulière de toutes vos victoires. Vous vous êtes fait, ainsi que d’autres héros, de nouveaux sujets par les armes : mais de ceux que la naissance vous avait soumis, vous vous en êtes fait, par les connaissances qu’ils tiennent de vous, des sujets tout nouveaux, plus éclairés, plus heureux, plus dignes de vous obéir. Vous les avez conquis aux sciences ; et cette espèce de conquête, aussi utile pour eux, que glorieuse pour vous, vous était réservée. Si l’exécution de ce grand dessein, conçu par votre majesté, s’attire les applaudissements de toute la terre, avec quels transports de joie l’Académie doit-elle y mêler les siens, et par l’intérêt des sciences qui l’occupent, et par celui de votre gloire, dont elle peut se flatter désormais qu’il rejaillira quelque chose sur elle.
» Je suis, etc. ».
Les Éloges académiques sont oratoires, ou historiques. Ceux que prononcent dans l’Académie française le récipiendaire et le directeur, sont de la première espèce. Ces orateurs n’entrent dans aucun détail sur la vie de l’académicien, et se bornent à louer en général ses talents, son esprit, et les qualités de son cœur. On sent que ces éloges doivent varier suivant le rang, les titres, les dignités, les ouvrages de la personne qui en est l’objet. Fontenelle occupait la place de directeur à l’Académie française, lorsque Destouches succéda à Campistron. Après avoir fait l’éloge des talents du premier pour le genre comique, et de ceux du second pour le tragique, voici comment il loue le récipiendaire de son habileté dans les négociations. Destouches avait été envoyé à la cour de Londres, en 1717, avec l’abbé Dubois, pour y traiter de grandes affaires.
« La réputation que vous deviez aux muses, vous a enlevé à elles pour quelque temps. Le public vous a vu avec regret passer à d’autres occupations plus élevées, à des affaires d’état, dont il aurait volontiers chargé quelque autre moins nécessaire à ses plaisirs. Toute votre conduite en Angleterre, où les intérêts de la France vous étaient confiés, a bien vengé l’honneur du génie poétique, qu’une opinion assez commune condamne à se renfermer dans la poésie. Eh pourquoi veut-on que ce génie soit si frivole ? Ses objets sont sans doute moins importants que des traités entre des couronnes. Mais une pièce de théâtre, qui ne sera que l’amusement du public, demande peut-être des réflexions plus profondes, plus de connaissance des hommes et de leurs passions, plus d’art de combiner des choses opposées, qu’un traité qui fera la destinée des nations. Quelques gens de lettres sont incapables de ce qu’on appelle les affaires sérieuses, j’en conviens : mais il y en a qui les fuient sans en être incapables ; encore plus, qui, sans les fuir, et sans en être incapables, ne se sont tournés du côté des lettres que faute de matière à exercer leurs talents ».
Voltaire est le premier, qui, dans son discours de réception, ait traité un sujet de littérature, sans s’être néanmoins affranchi des éloges de devoir. Son exemple a été déjà suivi, et mérite bien de l’être constamment dans la suite.
Les éloges qu’on prononce dans l’Académie des sciences, et dans celle des belles-lettres, sont historiques. Le secrétaire en est spécialement chargé. Ils peuvent être regardés comme des mémoires pour servir à l’histoire des lettres. La vérité doit donc en faire le principal mérite, quoiqu’il soit permis quelquefois de l’adoucir et même de la taire. Il faut y rappeler les principales circonstances de la vie des grands hommes qu’on loue, et les faire connaître par la peinture de leur caractère, de leurs ◀sentiments▶, de leurs mœurs, de leur goût, de leurs talents. Le style de ces sortes d’éloges doit être élégant, plein de noblesse, mais en même temps simple, sans manquer de chaleur.
Orateurs académiques
L’Académie française a publié, il y a quelque temps, un recueil de Discours académiques, dont le plus grand nombre se fait lire avec plaisir. On peut en dire autant de ceux qu’elle a fait imprimer séparément, à la réception de chaque académicien.
Il y a un vaste et précieux recueil d’excellents Mémoires, qui ont été lus dans l’Académie des belles-lettres. Tous les genres d’érudition y sont traités de la manière la plus satisfaisante, tant pour l’agrément, que pour l’instruction.
Les Éloges des membres de l’Académie des sciences par Fontenelle, étincellent de beautés, tantôt fines, tantôt frappantes. On y trouve beaucoup de pensées neuves et ingénieuses. Le style en est orné et brillant, mais quelquefois peut-être trop recherché.
Mairan, son successeur, loue avec beaucoup de délicatesse, et trace des portraits tout à fait ressemblants.
Boze, secrétaire de l’Académie des belles-lettres, a fait les Éloges des membres de cette compagnie. Il écrit naturellement, manie également bien tous les sujets qu’il traite, et peint de même les divers caractères qu’il veut représenter.
Fréret, Bougainville et Le Beau, qui l’ont successivement remplacé, ont publié aussi les Éloges de leurs confrères. Ils sont remarquables par la correction et l’élégance du style.
Article IV.
Des Discours politiques.
Les discours que j’appelle politiques sont ceux que les hommes chargés des différentes parties du gouvernement sont obligés de faire de vive voix ou par écrit, sur les matières importantes qu’ils traitent, soit avec leurs concitoyens, soit avec les étrangers. La nature de ces discours varie suivant les temps, les circonstances, les affaires, les événements. Ce sont des avis qu’on ouvre, des ◀sentiments▶ qu’on propose, des difficultés qu’on aplanit, des résolutions qu’on prend, des représentations qu’on fait, des conférences qu’on soutient, des dépêches qu’on expédie, des mémoires, des conventions, des traités qu’on dresse.
Sujet des discours politiques.
Le nombre des sujets de ces sortes de discours peut être infini ; mais on les réduit ordinairement, comme l’a fait Aristote dans sa rhétorique, à cinq chefs généraux, qui sont les finances, la paix et la guerre, la sûreté des frontières, le commerce et l’établissement des lois. Je ne suivrai point ce savant rhéteur dans les développements qu’il donne sur toutes ces matières politiques : il suffira que je dise un mot de chacun de ces cinq objets.
Savoir exactement à quoi se montent les revenus de l’État, pour augmenter, pour diminuer à propos certains droits déjà établis, ou pour en imposer de nouveaux ; comparer la recette avec la dépense, pour retrancher ou modérer celle-ci selon le besoin ; voilà le vrai moyen de parler d’une manière juste et convenable sur les finances.
Les hommes d’état qui délibèrent sur la paix ou sur la guerre, doivent non seulement connaître les forces du royaume, et les moyens par lesquels on pourrait les augmenter, mais encore celles des puissances voisines, pour les comparer les unes aux autres. Il leur est aussi essentiel de savoir l’histoire des guerres de leur pays, et même de celles des autres peuples.
La connaissance des places fortes du royaume, de leur situation, des postes qu’il est important de fortifier, et du nombre actuel des troupes qui les gardent, est absolument nécessaire pour parler touchant la sûreté des frontières.
Ou ne peut se flatter de bien traiter un sujet concernant le commerce, si l’on n’en connaît l’étendue et les différentes branches, la nature des marchandises qu’on fournit à l’étranger, et la nature de celles qu’on en tire ; les avantages, ou les désavantages qui résultent de l’importation ou de l’exportation.
Pour pouvoir faire de sages et de justes propositions sur l’établissement des lois, il faut connaître les différentes espèces de gouvernement, et ce que leur constitution a de bon ou de vicieux ; les mœurs, le caractère et le génie des peuples ; l’esprit des principales lois, tant nationales qu’étrangères, tant anciennes que modernes, On doit donc juger qu’une étude réfléchie de l’histoire est ici absolument nécessaire, et que les voyages mêmes ne peuvent être que d’une grande utilité.
L’orateur qui traite un de ces sujets veut ordinairement porter ses auditeurs à une entreprise, ou les en détourner. Il doit donc prouver qu’elle est juste ou injuste, utile ou désavantageuse, nécessaire ou superflue, et indiquer les moyens par lesquels on peut y parvenir, ou en faire voir l’impossibilité. Il aura soin, pour bien présenter et bien disposer sa matière, de la partager en plusieurs articles, et de s’attacher, en la discutant, à la solidité des principes, à la justesse des pensées, plutôt qu’à la pompe et aux charmes de l’élocution. Le style de ces sortes de discours doit être simple, naturel, mais surtout très clair et propre au sujet. L’homme d’État est obligé, peut-être plus que personne, de savoir bien sa langue et de l’écrire correctement, de connaître la valeur des mots, et l’art de les bien placer.
Dans quelques gouvernements, les affaires importantes se décident à la pluralité des suffrages, ou du moins, d’après l’opinion et l’avis d’un certain nombre de personnes. Or, on ne peut pas supposer que la multitude, ou tous ces particuliers soient animés d’un même esprit, conduits par les mêmes vues, par les mêmes motifs. Le préjugé, la passion, l’ignorance font envisager les objets sous des faces bien opposées. C’est à l’orateur à éclairer l’ignorance, à détruire le préjugé, à subjuguer la passion. Pour y réussir, il ne lui suffira pas simplement d’exposer la vérité. Quoiqu’elle ait beaucoup de force quand elle est présentée sans fard, elle a néanmoins besoin, pour triompher pleinement des cœurs, d’être revêtue de quelques ornements. Il faut donc que l’orateur emploie le genre simple pour instruire, le genre fleuri pour se faire écouter avec plaisir, et le genre sublime pour émouvoir et pour entraîner les esprits dans un même ◀sentiment. Ce que je dis ici des républiques, peut servir de règle pour les discours qu’on prononce dans les gouvernements monarchiques, aux assemblées des états de certaines provinces, des nobles, du clergé, des commerçants, etc.
Quant aux matières d’état qui se traitent dans le cabinet des princes, on peut conjecturer que les ministres mettent tout leur soin à faire des rapports exacts, à appuyer leur avis par des raisons fortes et solides, sans blesser le respect dû au souverain, et les égards qu’ils doivent à leurs pareils.
Discours pour haranguer les troupes.
Il y a d’autres discours qui sont du ressort d’une espèce d’éloquence qu’on peut appeler militaire, et qui paraît nécessaire à tout officier général ou particulier, pour exciter ou soutenir la valeur des troupes. L’usage de les haranguer au moment d’une bataille, a été constamment pratiqué chez les anciens ; il ne l’est plus tant parmi nous. Ces sortes de harangues doivent être courtes, vives, pleines de feu et prononcées avec beaucoup d’action. Le grand Condé 104, prêt à en venir aux mains avec les Espagnols, près de Lens105, ne dit que ces mots sublimes à ses troupes qui avaient toujours vaincu sous lui : Amis, souvenez-vous de Rocroi 106 , de Fribourg 107 et de Nordlingue 108.
Henri IV
109 n’étant encore que roi de Navarre et combattant pour les protestants contre Henri III, assiégeait la ville de Cahors, capitale du Querci, lorsque le bruit se répandit dans l’armée qu’un secours attendu par les habitants qui se défendaient très vigoureusement, était sur le point d’arriver. À cette nouvelle les principaux officiers, épuisés de fatigue et couverts de blessures après cinq jours et cinq nuits de combats continuels, conseillent à ce prince de faire retraite. Mais il répond avec un air plein d’assurance : « Il est dit là-haut ce qui doit être fait de moi en cette occasion. Souvenez-vous que ma retraite hors de cette ville, sans l’avoir assurée au parti, sera la retraite de ma vie hors de ce corps. Il y va trop de mon honneur d’en user autrement. Ainsi, qu’on ne me parle plus que de combattre, de vaincre ou de mourir »
. Ces paroles raniment le courage et l’ardeur des troupes. On recommence les attaques, et la ville est emportée d’assaut. Ce fut, dit-on, au moyen des pétards qui furent alors mis en usage pour la première fois.
Le discours que ce grand roi tint à ses soldats, au moment qu’il allait livrer bataille à Mayenne110 dans les plaines d’Ivry111, n’est pas moins admirable. « Mes compagnons, leur dit-il, si vous courez aujourd’hui ma fortune, je cours aussi la vôtre. Je veux vaincre ou mourir avec vous. Gardez bien vos rangs, je vous prie : si la chaleur du combat vous les fait quitter, pensez aussitôt au ralliement ; c’est le gain de la bataille… ; et si vous perdez vos enseignes, cornettes et guidons, ne perdez point de vue mon panache blanc, vous le trouverez toujours au chemin de l’honneur et de la victoire »
.
Les historiens latins sont pleins de ces sortes de discours que les généraux d’armée adressaient aux troupes, et qui sont de vrais modèles en ce génie d’éloquence. On en a donné un recueil sous le titre de Harangues choisies, tirées des historiens latins Salluste, Tite-Live, Tacite et Quinte-Curce : elles sont fort bien traduites.
On trouvera aussi dans les Révolutions romaines, par l’abbé de Vertot, de très beaux discours qu’on peut rapporter au genre politique.