(1807) Principes généraux des belles-lettres. Tome II (3e éd.) « Seconde partie. Des Productions Littéraires. — Origine et principe des beaux-arts »
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(1807) Principes généraux des belles-lettres. Tome II (3e éd.) « Seconde partie. Des Productions Littéraires. — Origine et principe des beaux-arts »

Origine et principe des beaux-arts

Les arts en général ont été inventés, les uns pour le seul besoin de l’homme ; ce sont les arts mécaniques : les autres pour son plaisir et son utilité tout à la fois ; ce sont les beaux-arts, appelés libéraux, parmi lesquels l’éloquence et la poésie tiennent le premier rang. Quoiqu’il ne soit question dans cet ouvrage que de ces deux arts, je dois nommer ici les cinq autres, qui sont l’architecture, la sculpture, la peinture, la musique et la danse. On ne peut avoir aucune connaissance précise de l’époque où les arts furent inventés. Mais on a formé sur leur origine des conjectures bien vraisemblables, que je vais rapporter succinctement.

Des antres creusés par la nature, dans le sein de la terre ou des rochers ; des arbres touffus, dont les branches étaient entrelacées, servirent d’abord de retraite aux premiers hommes errants et dispersés. Ils ne tardèrent pas à concevoir la possibilité de rendre ces demeures plus solides et plus commodes. Pour y parvenir, ils élevèrent des murs de terre détrempée, dans les petits espaces qui se trouvaient entre les troncs des arbres ; et ils remplirent, par d’autres branches, ou par des roseaux joints ensemble, le vide des branches qui formaient le toit de l’habitation. De là, l’origine de l’architecture.

Des besoins réciproques forcèrent les premiers hommes à se communiquer, par la parole, leurs pensées et leurs sentiments. Celui qui les exprimait avec plus de justesse et d’agrément, captiva l’attention des autres, et se fit écouter avec plaisir. Aidé des lumières d’une raison droite et sage, il entrevit des vérités qui devaient être utiles à ses semblables ; telles que l’établissement de certaines lois générales, la fixation des propriétés particulières, les heureux effets d’une union stable et permanente, etc. Il leur exposa ces vérités ; et il vint à bout d’éclairer leur esprit, en leur faisant concevoir ses propres idées ; d’échauffer leur âme, en leur faisant éprouver ses propres sentiments. De là, l’origine de l’éloquence.

Tous les hommes apportent en naissant l’idée d’un être suprême. Ceux-ci, réunis en petites sociétés, devaient par conséquent en reconnaître l’existence, et lui rendre une espèce de culte. Un d’entre eux admirant ces chefs-d’œuvre dont l’univers est rempli, se forma une idée, quoique bien imparfaite, de leur auteur, dont il entreprit de publier la gloire. Plongé, en quelque façon, dans l’extase, mais emporté tout à coup par une imagination vive et ardente, il se représenta sous une forme visible les attributs du souverain créateur : il prêta un corps et une âme aux différents êtres sortis de ses mains, et les traça de même dans un langage plus agréable, plus riche, et, bien plus élevé que le langage ordinaire. De là, l’origine de la poésie, inventée d’abord en l’honneur de la divinité. Le même homme, sans doute, admirant ceux de ses semblables, qui, dans des occasions périlleuses, s’étaient signalés par leur force ou leur adresse, fit un récit pompeux de leurs actions, en y ajoutant même quelques circonstances vraisemblables, qui leur donnaient un plus grand éclat. De là encore, l’origine de la poésie, inventée pour célébrer les héros.

Nous naissons avec la faculté de varier les accents de notre voix. Quand les premiers hommes entendirent le ramage et le concert naturel des oiseaux, celui en qui l’organe de l’ouïe était plus sensible et plus délicat, dut en être plus vivement ému que les autres. Cette émotion le porta à tenter de combiner ces sons, et de les imiter d’une manière agréable à l’oreille. Il fit, sans doute, un pareil essai, après avoir été affecté des divers tons, sur lesquels les hommes s’exprimaient, selon le sentiment ou la passion dont ils étaient agités. De là, l’origine de la musique. Dans la suite, le sifflement des vents, le bruit sourd que rendent les corps creux, quand on les frappe, donnèrent lieu à l’invention des instruments.

Il est bien naturel à l’homme de faire éclater la joie qui le transporte, non seulement par la sérénité de son visage, par le feu et la vivacité de ses regards, mais encore par certaines attitudes et certains mouvements du corps. C’est ce que firent les premiers hommes. Un d’entre eux observa ces attitudes et ces mouvements. Il essaya, en les réglant par le son de la voix, de les faire avec grâce et avec mesure. De là, l’origine de la danse.

Enfin, parmi ces premiers hommes, enchantés du spectacle si varié que leur offrait la nature, il était impossible qu’il ne s’en trouvât point qui fixassent principalement leur attention sur les objets les plus proches d’eux. Lors même que nous jouissons, nous cherchons à augmenter, à doubler, pour ainsi dire, nos jouissances. Ce fut, sans doute, dans cette vue, qu’un observateur imagina de donner à un morceau d’argile ou de cire, la forme d’un objet qu’il avait sous les yeux. De là, l’origine de la sculpture.

Il est très probable que, dans le même temps, on entreprit de tracer, sur une superficie plate, l’image d’un objet avec ses couleurs naturelles. De là, l’origine de la peinture.

On sent que les premières ébauches de ces arts durent être bien informes et bien grossières. Mais les arts ne furent pas moins inventés. Le temps, l’expérience et le goût les ont élevés à ce point de grandeur et de beauté où nous les voyons.

Après cette notion, quoique très superficielle, de l’origine des beaux-arts, il est bien facile de reconnaître un principe qui leur est commun ; principe qui, comme l’ont dit tous les anciens et tous les modernes, est l’imitation de la belle nature. On voit, en effet, que l’éloquence et la poésie l’imitent par les diverses formes et les divers agréments du discours ; l’architecture, par les masses ; la sculpture, par le relief ; la peinture, par les couleurs ; la musique, par les sons inarticulés ; la danse, par les mouvements et les attitudes du corps. Mais en quoi consiste cette imitation de la belle nature ? C’est ce que je vais tâcher d’expliquer en peu de mots, et sans m’élever au-dessus de la portée des jeunes gens.

Imitation signifie ici une représentation exacte et fidèle d’un objet. C’est comme lorsque le portrait qu’on a fait d’une personne, ressemble à la personne même. Par la nature, on entend tous les objets qui existent, et tous ceux qui peuvent exister, c’est-à-dire, auxquels notre imagination peut donner une existence réelle. Par la belle nature, on entend ces mêmes objets présentés avec toute la perfection dont ils sont susceptibles. Il faut qu’ils soient parfaits en eux-mêmes, pour qu’ils plaisent à notre esprit ; voilà le beau ; qu’ils aient un rapport intime avec nous, pour qu’ils intéressent notre cœur ; voilà le bon. Quelques comparaisons familières vont répandre une vive lumière sur ces définitions.

Un peintre nous offre, sur la toile, un jardin que nous avons vu, et tel que nous l’avons vu dans toutes ses parties, avec tous ses ornements. Voilà une imitation de la nature, c’est-à-dire, une représentation fidèle d’un objet qui existe réellement.

Ce même peintre trace, sur la toile, un jardin qu’il a lui-même entièrement imaginé. Personne n’en a jamais vu de semblable à celui-ci. La forme en est toute singulière ; la disposition de ses compartiments est tout à fait neuve et originale, sans que pourtant cette forme, cette disposition choquent en rien la raison et le jugement des bons connaisseurs. Voilà encore une imitation de la nature, c’est-à-dire, la représentation d’un objet qui n’existe pas, mais qui, dans l’ordre physique des choses, peut exister.

Supposons que ce jardin existant, ou ce jardin possible, offre, dans sa forme, la plus exacte régularité dans ses compartiments, l’arrangement le plus convenable et la plus juste proportion ; dans les ornements dont il est décoré, la plus riche variété : fleurs, fontaines, cascades, allées, berceaux, grottes, cabinets de verdure, sièges de mousse, etc., rien d’agréable n’y manque ; tout y est de la plus grande beauté ; tout s’y réunit pour tenir nos yeux dans une espèce d’enchantement. Voilà une imitation de la belle nature, c’est-à-dire, une représentation fidèle d’un objet aussi parfait que nous pouvons le concevoir. Voilà le beau, qui frappe notre esprit, qui le ravit d’admiration.

Supposons encore que dans ce jardin l’utile se trouve joint à l’agréable. Ici ce sont des arbres chargés de fruits d’un goût exquis : là, ce sont des herbes odoriférantes, et des végétaux, qui peuvent nous servir d’aliment : plus loin, ce sont des plantes salutaires, dont l’usage peut soulager ou guérir les maux de l’humanité souffrante. Voilà le bon, qui a un rapport intime avec nous, qui intéresse notre cœur.

On voit bien que ce que je dis ici du peintre, doit s’appliquer à l’écrivain. Ce que le premier fait par les couleurs, le second le fait par l’expression. Si donc un écrivain nous trace le caractère d’un roi, connu dans l’histoire, ou qui n’a pas existé, mais qui a pu exister ; il imitera la nature. S’il nous représente ce caractère aussi élevé, aussi vertueux qu’il puisse l’être, et comme ayant été le principe des plus grandes et des plus brillantes actions que ce souverain a faites, ou qu’il a pu faire vraisemblablement ; il imitera la belle nature, il nous montrera le beau qui plaira à notre esprit. S’il ajoute que les actions de ce monarque ont produit le bonheur de ses sujets, il nous présentera le bon qui intéressera notre cœur.

Peu importe que ces objets imités, lorsqu’ils sont physiques, soient agréables ou désagréables à la vue, soient nobles ou bas, grands ou petits. Peu importe, lorsqu’ils sont moraux, qu’ils excitent en nous l’amour ou la haine, l’horreur ou l’admiration, le mépris ou l’estime. Une campagne aride, hérissée de ronces et d’épines, et un coteau riant, couvert des fruits et de moissons, un reptile qui se traîne dans la fange des marécages, et un aigle qui plane au sommet des airs ; le caractère d’un Néron, l’opprobre du genre humain, et celui d’un Titus, les délices de son peuple ; le caractère du menteur, lâche et impudent, et celui de l’ami ferme et courageux de la vérité, tiennent également à la belle nature, lorsqu’ils sont bien imités, c’est-à-dire, représentés avec tous les traits qui les rendent parfaits chacun dans son espèce.

Il n’est point de serpent ni de monstre odieux.
Qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux4.

Ce n’est cependant point cet objet odieux qui nous plaît en lui-même. C’est la description vraie qui nous en est tracée, « Tout ce qui consiste en imitation, dit Aristote 5, est agréable, quand bien même ce qui aurait été imité, serait très désagréable en soi. Car le plaisir qu’on a de voir une belle imitation, vient, non pas précisément de ce qui a été imité, mais de notre esprit, qui fait alors, en lui-même, cette réflexion et ce raisonnement, qu’en effet il n’est rien de plus ressemblant, et qu’on dirait que c’est la chose même, et non pas une simple représentation ».

Ainsi, quand nous lisons une description bien faite de l’âme d’un scélérat, notre esprit est agréablement flatté, parce qu’il compare cet objet représenté, avec l’objet imité, et qu’il trouve que l’imitation est exacte et fidèle, voyant que l’âme de ce scélérat ressemble à celle d’un ou de plusieurs scélérats qui existent, ou qui peuvent exister. Il est vrai que l’âme de ce scélérat, ainsi décrite, inspire à notre cœur le plus vil mépris, l’aversion la plus forte. Mais c’est là l’effet que voulait produire l’écrivain, lorsqu’il nous en a offert la description.

Dans la prose, comme dans la poésie, la belle nature est imitée ; c’est-à-dire, que dans la prose, les objets réels ou possibles, et aussi beaux qu’ils puissent l’être, sont exprimés et décrits par le discours libre ; et dans la poésie, par le discours mesuré. Le discours libre n’est assujetti ni au nombre des syllabes, ni à la contenance des sons. Le discours mesuré y est assujetti, et consiste, par conséquent, dans un certain arrangement des mots, suivant des règles déterminées.

Si le prosateur décrit un objet avec cette vérité, cette force, qui touche, remue, persuade ; si, par exemple, dans la vue de nous inspirer de l’horreur pour la flatterie, il nous en expose toute la bassesse, toute la lâcheté, toute la honte, et nous laisse intimement persuadés qu’elle ne doit jamais avilir notre âme ; ce prosateur sera éloquent. Si le versificateur décrit un objet avec cet art, ce coloris qui nous fait prendre l’image de l’objet pour l’objet même ; si, par exemple, en nous traçant les agréments de la campagne, il nous en fait une description si vive et si animée, que nous croyions être transportés au milieu des champs, voir de nos propres yeux les beautés que la nature y étale, et partager même, avec ceux qui les habitent, les plaisirs purs qu’ils y goûtent, ce versificateur sera vraiment poète.