(1807) Principes généraux des belles-lettres. Tome I (3e éd.) « Première partie. De l’Art de bien écrire. — Section III. De l’Art d’écrire pathétiquement. — Observations générales sur l’Art d’écrire les Lettres » pp. 339-364
/ 167
(1807) Principes généraux des belles-lettres. Tome I (3e éd.) « Première partie. De l’Art de bien écrire. — Section III. De l’Art d’écrire pathétiquement. — Observations générales sur l’Art d’écrire les Lettres » pp. 339-364

Observations générales sur l’Art d’écrire les Lettres

Il y a deux espèces de lettres ; les unes qu’on appelle philosophiques, parce que l’on peut y discourir sur toutes sortes de matières ; y traiter de la morale, de l’homme, des passions, de la politique, de la littérature, en un mot de tous les arts, de toutes les sciences, et de tous les objets qui y ont quelque rapport. Les autres appelées familières, ne sont autre chose qu’une conversation par écrit entre des personnes absentes. Il n’est question ici que de celles de cette dernière espèce.

Lettres familières.

Tout ce qu’on peut dire sur le style propre aux lettres familières, est renfermé dans ce précepte si connu et si souvent recommandé ; qu’on doit écrire comme l’on parle. Mais il faut supposer qu’on parle bien ; et peut-être même est-on obligé de parler un peu mieux dans une lettre que dans la conversation, parce qu’on a le temps de choisir ses idées et ses expressions, et de leur donner un tour plus agréable. Cependant rien n’y doit paraître recherché en aucune manière. Le style simple et facile est le seul qui puisse être mis en usage. Dans les lettres de sentiment, il doit être pathétique, mais en pénétrant dans l’âme avec douceur, sans trop échauffer l’imagination, sans exciter de grands mouvements. Dans les lettres d’agrément, il doit être fleuri, mais en n’admettant que des ornements naturels, et en rejetant toute parure affectée. Ce style pathétique, et ce style fleuri doivent toujours porter un caractère de simplicité.

Deux excès sont à éviter dans le style épistolaire ; le trop d’art, c’est-à-dire, les pensées raffinées, les mots sonores, les figures éclatantes, les périodes nombreuses, les tours pompeux ou alambiqués. Madame de Maintenon a répondant à la lettre d’un jeune Ecclésiastique, pour qui elle s’intéressait, lui disait : « Je crois votre lettre très exacte, et dans toutes les règles de l’art de bien dire. Mais elle ne me paraît point conforme à celles du bon goût : je l’aurais voulue plus simple. Votre bon cœur est pressé de reconnaissance et d’amitié pour moi ; je vous permets de le dire ; car je suis fort touchée de ces sentiments, et ce sont des vertus : mais il fallait le dire sans chercher des termes et des expressions plus propres à une déclamation qu’à une lettre. »

L’autre excès est le trop de négligence. On doit dire dans une lettre les choses comme elles se présentent à l’esprit, sans se permettre jamais des mots impropres, des phrases triviales, des proverbes populaires. Par exemple, ces expressions, je vous écris ces deux lignes, je prends la liberté de vous écrire, pour m’informer de l’état de votre santé, etc., sont, non pas du style simple, mais du style bas : le ton de la bonne compagnie ne les souffre point. Il faut surtout éviter les grandes fautes de langage : elles décèlent une profonde ignorance des principes de notre langue, et par-là même une éducation négligée, qui ne peut donner qu’une idée peu favorable de l’homme qui écrit. Les jeunes gens doivent à cet égard s’appliquer à corriger leurs lettres, jusqu’à ce qu’ils aient acquis par l’habitude, la facilité d’écrire purement et avec grâce.

Si l’on sent bien qui l’on est, et à qui l’on parle, on ne dira dans une lettre que ce que l’on doit dire, et on le dira de la manière dont on doit le dire. Le respect, le devoir, l’amitié, la supériorité même, ont chacun un langage particulier. La bonne éducation, le bon esprit, le sentiment nous dictent ce langage. Un inférieur concevra aisément qu’il doit parler en termes respectueux, sans trop s’abaisser ; un égal, qu’il ne doit point prendre un ton de hauteur ; un supérieur, qu’il ne doit pas trop faire sentir ce qu’il est. Un ami se livrera au sentiment, et laissera courir la plume : c’est au cœur seul à dicter les lettres d’amitié. On recommande cependant, et avec juste raison, d’y être réservé sur la plaisanterie : il ne faut se la permettre que rarement, en écrivant à un ami. Un bon mot peut être lu dans un moment d’humeur, et affaiblir, briser même insensiblement les liens de l’amitié.

Différentes espèces de Lettres familières.

Le style ne saurait être trop simple, trop clair et trop précis dans les lettres d’affaires. L’esprit et l’enjouement doivent en être bannis. Dites ce qu’il faut, et ne dites que ce qu’il faut : entrez en matière sans préambule, et passez d’un article à l’autre, sans chercher de transition. C’est là qu’il faut s’occuper plus des choses, que de la manière de les dire, pourvu qu’on s’exprime nettement et sans équivoque.

Il n’en est pas de même dans les lettres de demande. Le ton doit en être modeste et respectueux, à proportion de la qualité de la personne à laquelle on écrit ; les expressions choisies, sans le paraître ; les pensées justes et convaincantes ; les tours agréables et propres à persuader. Mais l’art doit être ici bien caché. Quelquefois on obtient en louant avec finesse les personnes, en flattant leur vanité, en leur faisant même entrevoir qu’il est de leur intérêt de vous rendre service. Tout cela dépend du caractère de celui à qui l’on demande. Il faut le connaître par soi-même, ou par la voix publique.

À ces sortes de lettres ressemblent, à bien des égards, les lettres de recommandation. La chaleur du sentiment, la douceur et l’agrément du style doivent les caractériser. On ne saurait trop y montrer l’intérêt qu’on prend à la personne pour laquelle on demande quelque chose, et dont on ne doit pas passer sous silence les talents et les vertus. Cicéron est admirable dans ces sortes de lettres : il s’exprime, il sollicite, il insiste avec la plus vive chaleur, et avec cette éloquence qui entraîne le cœur et la volonté de celui à qui il écrit. Pline le jeune n’est ni moins zélé, ni moins pressant, ni moins pathétique dans ses lettres de recommandation. Nous n’en connaissons qu’une tout entière d’Horace, celle qu’il écrivit à Tibère, pour le prier de placer auprès de-lui Septimius, dans un voyage que ce jeune Prince allait faire en Orient, à la tête d’une armée. Tibère en effet agréa Septimius, et le fit ensuite connaître d’Auguste, qui ne tarda pas à lui donner son affection. Cette lettre est un vrai modèle en ce genre, principalement pour la précision, la délicatesse, et le ton qu’on doit prendre, quand on écrit dans ces circonstances à des personnes d’un rang élevé. La voici :

« Septimius est sans doute le seul qui juge que j’ai quelque part à votre estime. Quand il me prie, ou plutôt quand il m’oblige de vous le recommander comme un homme digne d’entrer dans la maison et dans la confidence d’un Prince, qui ne choisit que des gens de mérite ; quand il se persuade que vous voulez bien m’honorer d’une amitié intime, il s’imagine certainement que je peux plus que je ne le crois moi-même. Je lui ai dit bien des raisons pour m’excuser. Mais enfin, j’ai appréhendé qu’il ne me soupçonnât de vouloir rabaisser mon crédit auprès de vous, et d’user de dissimulation envers lui, dans la vue de n’être utile qu’à moi-même. Ainsi, pour éviter ce reproche honteux, j’ai osé aspirer aux récompenses des courtisans les plus assidus. Si donc je vous parais digne de quelque éloge, pour avoir franchi les bornes de la retenue et du respect, par déférence aux ordres d’un ami, je vous supplie d’accorder à Septimius une place dans votre maison ; et croyez que vous aurez un homme de cœur et de probité. »

Votre cœur doit fournir ce que vous avez à dire dans une lettre de remerciement. Si vous êtes vraiment sensible au service que vous avez reçu, vous ne manquerez ni d’expressions ni de tours pour en marquer toute votre reconnaissance, et pour louer la générosité de la personne qui vous a obligé. Mais ne vous imaginez pas qu’il faille pour cela une bien longue lettre. Le sentiment se peint souvent dans un seul mot. Voyez cette lettre du Maréchal de Tallard à Madame de Maintenon.

Madame,

« Recevez, s’il vous plaît, ici mes très humbles remerciements du mot que vous me fîtes l’honneur de me dire hier. Rien n’égale vos bontés ; rien n’égale ma reconnaissance. Vous m’avez accordé votre protection pour me faire Chevalier de l’Ordre ; j’en ai ressenti les effets quand j’ai été Duc. Vous achèverez, Madame, quand il vous plaira, de me mettre au rang de mes camarades. Pour moi je ne songerai toute ma vie qu’à marquer au Roi et à vous la reconnaissance de ce que je dois à l’un et à l’autre : trop heureux, Madame, si vous êtes aussi persuadée de mes sentiments que je le mérite. »

Une lettre de félicitation ou de condoléance à un ami, est facile à faire, parce qu’on se réjouit ou l’on s’afflige réellement avec lui. Il n’en est pas de même de celles que la bienséance seule nous oblige d’écrire à un Supérieur ou à un égal. Il faut alors dans une lettre de félicitation employer ces lieux communs déjà épuisés, qui sont le mérite de la personne, la justice qui lui a été rendue, les espérances qu’elle peut concevoir pour l’avenir, et l’intérêt qu’on prend à tout ce qui la regarde. Ces sortes de lettres doivent être courtes. Celle ci peut servir de modèle. Elle est du Comte de Bussy à M. Mascaron sur sa nomination à l’évêché de Tulles.

« Je viens d’apprendre avec beaucoup de joie, Monsieur, la grâce que le Roi vous a faite, non seulement pour l’intérêt de mon ami, mais encore pour celui de mon Maître. Je trouve qu’il est aussi beau au Roi de vous faire du bien, qu’à vous de le mériter. »

Voici la réponse de Mascaron :

« Le Roi m’a donné plus qu’il ne pense, Monsieur. Le compliment que la grâce qu’il m’a faite m’a attiré de votre part, est pour moi un second bien presque aussi précieux que le premier. Toute la différence que j’y vois, c’est qu’il ne m’est pas permis de croire que je sois digne d’un grand Évêché, et que mon cœur me dit que je mérite un peu de part dans votre amitié par les sentiments avec lesquels, etc. »

On ne me pardonnerait point de passer sous silence la lettre que le Duc de Montausier, cet homme d’une vertu si pure, si droite, si ferme et si courageuse, écrivit au grand Dauphin, son ancien élève, après la prise de Philipsbourg. La voici :

Monseigneur,

« Je ne vous fais pas de compliment sur la prise de Philipsbourga : vous aviez une bonne armée, une excellente artillerie et Vauban b. Je ne vous en fais pas non plus sur les preuves que vous avez données de bravoure et d’intrépidité : ce sont des vertus héréditaires dans votre maison. Mais je me réjouis avec vous de ce que vous êtes libéral, généreux, humain, faisant valoir les services d’autrui, et oubliant les vôtres ; c’est sur quoi je vous fais mon compliment. »

Le Duc de Montausier cessant de faire les fonctions de Gouverneur du Dauphin, lui avait dit : Monseigneur, si vous êtes honnête homme, vous m’aimerez ; si vous ne l’êtes pas, vous me haïrez, et je m’en consolerai.

Les lettres de condoléance exigent un style sérieux, grave et négligé, un ton conforme à celui de la personne qui pleure. Quelques réflexions de piété y sont très bien placées, pourvu qu’elles ne soient pas longues. Il est bien des peines, bien des revers qui abattent cette fière raison, dont nous nous enorgueillissons. La douce, la consolante religion peut seule en relever le courage et ranimer les forces.

Louis XV était convalescent à Metz. Madame la Duchesse de Ventadour, Gouvernante des Enfants de France, allait lui écrire pour le féliciter sur le rétablissement de sa santé, lorsqu’on vint lui annoncer la mort de Madame sixième, qui était élevée avec Mesdames à Fontevraulta. Au compliment de félicitation, elle joignit ainsi le compliment de condoléance.

SIRE,

« Après la grâce que le Seigneur vient d’accorder à la France, en lui conservant Votre Majesté, il ne fallait rien de moins qu’un Ange en ambassade pour l’en aller remercier. »

Il faut beaucoup de prudence et de circonspection dans une lettre de reproches. Plaignez-vous avec douceur ; la politesse l’exige. Mêlez même l’enjouement à vos plaintes : en blâmant les procédés de la personne, justifiez ses intentions ; c’est le moyen de ramener les esprits. Des reproches trop vifs et amers n’ont presque toujours d’autre effet qu’une rupture ouverte.

Si au contraire vous avez des torts, ne rougissez point d’en convenir dans votre lettre. Montrez-vous touché d’avoir pu déplaire à celui à qui vous écrivez, et sincèrement disposé à réparer le passé. Il faut, dans ces lettres d’excuses, une manière de s’exprimer franche et naturelle, qui soit un sûr garant des sentiments du cœur. Dire qu’on se trompa hier, c’est faire voir, suivant la pensée de Pope, qu’on est plus sage aujourd’hui. Cette réflexion bien méditée doit nous engager à ne jamais dissimuler nos fautes. Notre amour-propre y trouve même son intérêt.

Il y a bien peu de chose à dire sur ces lettres de bonne année, qui ne sont dictées que par les égards et les ménagements. Ce sont toujours les mêmes idées tant rebattues, et c’est ce qui les rend difficiles à faire. Le mieux est de souhaiter simplement aux personnes qu’on cultive une heureuse année, et de leur demander la continuation de leurs bontés. Il n’est peut-être pas en ce genre de plus beau souhait que celui qu’Ovide fit à Germanicus a, et que le P. Brumoi a ainsi paraphrasé :

Ovide pour vos destinées
Ferait les souhaits les plus doux.
Que le ciel donne les années ;
Vous trouverez le reste en vous.

Le style des lettres dans lesquelles on fait des récits ou des descriptions, peut être soigné, fleuri, avoir un certain éclat, pourvu que l’art ne paraisse point. Les peintures magnifiques, les grandes figures y seraient déplacées. Que le ton soit léger et badin, grave et sérieux, selon les choses qu’on raconte. Mais qu’il y ait toujours de la chaleur et de la rapidité dans le récit : c’est le moyen de flatter l’esprit et l’imagination, en même temps qu’on enchaîne la curiosité. Voyez la grâce et la vivacité, que Madame de Sévigné a mises dans ces détails du passage du Rhin.

« Le comte de Guiche a fait une action, dont le succès le couvre de gloire ; car si elle eût tourné autrement, il était criminel. Il se charge de reconnaître si la rivière est guéable ; il dit qu’oui : elle ne l’est pas. Des escadrons entiers passent à la nage, sans se déranger : il est vrai qu’il passe le premier. Cela ne s’est jamais hasardé, cela réussit. Il enveloppe des escadrons et les force à se rendre. Vous voyez bien que son bonheur et sa valeur ne se sont point séparés : mais vous devez avoir de grandes relations de tout cela. Un chevalier de Nantouillet était tombé de cheval ; il va au fond de l’eau, il revient ; il y rentre, il revient encore ; enfin il trouve la queue d’un cheval, il s’y attache ; ce cheval le mène à bord ; il monte sur le cheval, se trouve à la mêlée ; reçoit deux coups dans son chapeau, et revient gaillard. »

Tout fait image dans ce récit ; et tout y est naturel. Quelle légèreté ! quel enjouement ! quel coloris ! Mais voici le ton du sentiment, l’expression de la douleur dans cette lettre, où Madame de Sévigné annonce au Comte de Grignan la mort de M. de Turenne.

« C’est à vous que je m’adresse, mon cher Comte, pour vous écrire une des plus fâcheuses pertes qui pût arriver en France ; c’est celle de M. de Turenne, dont je suis assurée que vous serez aussi touché et aussi désolé que nous le sommes ici. Cette nouvelle arriva lundi à Versaillesa : le Roi en a été affligé, comme on doit l’être de la mort du plus grand Capitaine et du plus honnête homme du monde : toute la Cour fut en larmes, et M. de Condom1 pensa s’évanouir. On était près d’aller se divertir à Fontainebleaua ; tout a été rompu : jamais un homme n’a été regretté si sincèrement ; tout ce quartier où il a logé, et tout Paris, et tout le peuple, étaient dans le trouble et dans l’émotion ; chacun parlait et s’attroupait pour regretter ce Héros. Je vous envoie une très bonne relation de ce qu’il a fait quelques jours avant sa mort : après trois mois d’une conduite toute miraculeuse, et que les gens du métier ne se lassent pas d’admirer, vous n’avez plus qu’à y ajouter le dernier jour de sa gloire et de sa vie. Il avait le plaisir de voir décamper l’armée des ennemis devant lui ; et le 27, qui était samedi, il alla sur une petite hauteur pour observer leur marche : son dessein était de donner sur l’arrière-garde, et il mandait au Roi, à midi, que dans cette pensée, il avait envoyé dire à Brisachb qu’on fît les prières de Quarante heures. Il mande la mort du jeune d’Hocquincourt, et qu’il enverra un courrier pour apprendre au Roi la suite de cette entreprise : il cachette sa lettre et l’envoie à deux heures. Il va sur cette petite colline avec huit ou dix personnes ; on tire de loin à l’aventure un malheureux coup de canon qui le coupe par le milieu du corps, et vous pouvez penser les cris et les pleurs de cette armée : le courrier part à l’instant ; il arriva lundi, comme je vous ai dit, de sorte qu’à une heure l’une de l’autre, le Roi eut une lettre de M. de Turenne, et la nouvelle de sa mort. »

Ne prenez jamais un ton de maître dans les lettres de conseils. Vous devez y ménager d’amour-propre de celui à qui vous écrivez, soit que vous lui donniez de vous-même ces conseils, soit qu’il vous les ait demandés. Ce n’est pas assez qu’ils soient le fruit d’une raison saine et d’un sens droit : il faut encore les faire goûter par la douceur, la politesse, et l’expression de la vraie amitié. On va voir un modèle du ton et du style de ces sortes de lettres, dans celle-ci de Mademoiselle de Barry, à son frère, Élève de l’École Royale Militaire. Je l’ai trouvée dans le Mercure de France du mois de Septembre 1758. Elle contient de trop grandes leçons de vertu, pour que je doive craindre de la citer tout entière.

« J’apprends, mon cher frère, que vous allez sortir de l’École Militaire, pour entrer dans la carrière des armes. Vous êtes un des premiers que cette École ait formés ; et comme étant parmi ses enfants du nombre de ses aînés, vous allez porter des premiers dans le sein de la patrie, les fruits de cette excellente culture.

« Je n’ai eu jusqu’à ce moment que la douce habitude de vous aimer : mais je vous avouerai que je mêle à cet amour un vrai respect, quand je me représente votre destinée honorable. Vous n’aviez reçu en naissant qu’un nom et de la pauvreté. C’était beaucoup que le premier de ces dons : mais la cruelle médiocrité rend cet honneur bien pensant ; et qui sait si cette fâcheuse compagne vous aurait permis de vivre, et de mourir avec toute la pureté de votre naissance ?

« Heureusement pour vous et pour vos pareils, dans un de ces moments où Dieu parle au cœur des bons Rois, celui qui nous gouverne a jeté les yeux sur la pauvre noblesse de son Royaume. Son âme s’est ouverte au mouvement le plus généreux ; il a adopté sur-le-champ une foule d’enfants illustres et infortunés. Un Édit plein de grandeur leur imprime sa protection royale, et a consolé, par cet appui, les mânes plaintifs de leurs pères.

« Bénissons, mon cher frère, les circonstances qui ont fait éclore un acte aussi grand, dans les premières années de votre vie. Dix ans plus tard, ce bienfait n’eût existé que pour vos concitoyens ; mais bénissons surtout ces âmes vraiment héroïques, qui ont embrassé et exécuté un projet aussi noble et aussi paternel.

« Vous voilà donc, grâces à cet établissement, muni des leçons de l’honneur le plus pur, et des plus belles lumières. Votre éducation a été une espèce de choix parmi les autres éducations, et l’État vous a prodigué ses soins les plus précieux et les plus chers. En vérité, mon cher frère, je considère avec joie tant d’avantages : mais je ne saurais m’empêcher de murmurer un peu contre mon sexe, qui en me laissant sentir toutes ces choses comme vous, met entre votre bonheur et le mien une si grande différence. Suivez donc vos destins, puisqu’il le faut ; augmentez même, j’y consens, ma jalousie. Je ne vous dissimulerai pourtant pas que votre tâche me paraît un peu difficile : vos secours passés augmentent vos engagements ; et des succès ordinaires ne vous acquitteraient peut-être pas. Si les inspirations du cœur valaient toujours celles de la raison, je romprais sans doute le silence, et je risquerais auprès de vous ces conseils, que l’amitié me suggère sur votre conduite et vos devoirs.

« 1°. Mon cher frère, je me figurerais en votre place, qu’en tout état et en tout temps, je dois être modeste ; et quoique les bien faits du Roi honorent ses plus grands sujets, je m’en tiendrais dans ce sens fort glorieux ; mais j’irais aussi jusqu’à considérer dans ce bienfait ma patrie entière, et je ferais en sorte que ma conduite fût l’expression de ma reconnaissance.

« 2°. J’aurais un courage prudent et rassis ; point de tons, point de prétentions. Je céderais, dès que je pourrais descendre avec décence. Je voilerais même mes forces ; et je serais plus touché d’obtenir les suffrages, que de les contraindre.

« 3°. J’aimerais mieux être un homme estimé qu’un homme aimable ; un Officier de nom, qu’un joli cavalier ; et je prendrais, si je pouvais, en talents, la part de mérite que les Français cherchent trop souvent en agréments et en amabilité.

« 4°. Je fuirais les passions. Je les crois au moins une trêve à nos devoirs. Cependant, comme il serait peu raisonnable d’aller sur ce point jusqu’au précepte, je ferais en sorte de n’avoir dans mes goûts que des objets respectables : c’est le seul moyen de restituer par un côté ce que l’amour fait toujours perdre de l’autre à l’exacte vertu.

« J’allais mettre 5°., mon cher frère ; mais la crainte de faire un sermon m’arrête ; et puis je me persuade qu’il faut de courtes leçons aux grands courages. C’est ainsi que mon âme se plaît à parler à la vôtre, et j’entre à merveille, comme vous voyez, dans l’éducation que vous avez reçue.

« Il faut pourtant que j’ajoute à mes avis le pouvoir de l’exemple : je suis assez heureuse pour le trouver dans notre sang. De tels exemples sont, comme vous savez, des commandements absolus. Je ne sais si c’est cette raison seule qui me détermine à vous les transcrire ici ; mais quand j’y mêlerais un peu d’orgueil, c’est peut-être là toute la gloire de notre sexe ; la vôtre consiste à les imiter.

« Barry, notre grand oncle, était Gouverneur de Leucatea en Languedoc, sous le règne de Henri IV. Les Ligueurs l’ayant fait prisonnier, le conduisirent dans la ville de Narbonneb qu’ils avaient en leur pouvoir : là on le menaça de la mort la plus rigoureuse, s’il ne livrait la place ; sa réponse fut qu’il était prêt à mourir. Barry avait une jeune épouse qui s’était renfermée dans Leucate. Les Ligueurs la crurent plus facile à vaincre : ils l’avertirent du dessein de son mari, et lui promirent sa vie, si elle livrait la ville. La réponse de la femme de Barry, fut que l’honneur de son mari lui était encore plus cher que ses jours. La grandeur fut égale de part et d’autre ; Barry souffrit la mort ; et sa femme, après avoir défendu la place avec succès, alla ensevelir sa douleur et sa jeunesse dans un Couvent de Béziersc où elle mourut.

« Le fils de ce généreux Barry succéda à son Gouvernement de Leucate en 1637. Serbellonid, après avoir investi cette place, tenta de le corrompre, et lui promit des avantages considérables, s’il embrassait le service des Espagnols : l’histoire de son père fut la seule réponse que le Général Espagnol en reçut.

« Voilà, mon cher frère, deux Barry qui n’ont point eu d’École Militaire pour berceau, et qui ont été pourtant bien grands l’un et l’autre. Souvenez-vous d’eux, je vous conjure, toute votre vie : souvenez-vous-en le jour d’une bataille, et dans toutes les occasions où il s’agira de faire bien ; et si ce n’est pas assez, de faire mieux que les autres (car il faut porter jusques-là son ambition), dites-vous sans cesse : Je suis devant les yeux de mes ancêtres, ils me voient ; et ne soyez pas après cela digne d’eux si vous le pouvez : ma main tremble en vous écrivant ceci ; mais c’est moins de crainte que de courage.

« Entrez donc, mon cher frère, de l’École dans la carrière militaire. Portez les armes que vos pères ont portées, et que ce soit avec honneur comme eux. Que je vous trouve heureux d’avoir tant d’obligations à devenir un sujet distingué, et de devoir au Roi votre vie et vos services, au double titre de votre maître et de votre père ! Vous porterez toute votre vie sur votre personne les signes glorieux de sa bonté (la Croix de l’Ordre de Saint-Lazare) ; mais je suis sûre qu’on les reconnaîtra encore mieux à vos actions. Je suis certaine encore que vous ne perdrez jamais le souvenir de ce que vous devez à ceux qui vous ont dirigé dans l’École que vous quittez, et principalement à ce Citoyen vertueuxa que ses grandes qualités ont, pour ainsi dire, associé à l’œuvre immortelle de ce règne. Je vous aimerai alors de tendresse et de fierté ; et tandis que confinée dans un château, je partagerai ma vie entre les soins de mon sexe et des amusements littéraires, je vous perdrai de vue dans le chemin de la gloire. Vous cueillerez des lauriers et votre sœur disputera aux jeux floraux leurs couronnes. Elle s’élèvera peu à peu à un style plus noble ; et si vous devenez jamais un grand guerrier, vous lui apprendrez à vous chanter, et vous aurez de sa part un poème. Je meurs d’envie d’avoir quelque jour ce talent ; et vous sentez par-là ce que mon ambition vous demande. Adieu, mon cher frère, pardonnez à ma jeunesse ces réflexions ; mais sachez-en gré à mon amitié. J’ai voulu vous écrire dans l’époque la plus importante de votre vie ; et mon cœur a volé pour cela jusqu’à vous : c’est lui qui m’a dicté tout ce que cette lettre contient ; il vous aime trop pour avoir pu se tromper. Je suis, etc. »

Écrivains épistolaires.

La lecture des bons Épistolaires est infiniment utile, et peut aider beaucoup à se faire un style agréable. Mais nous en avons peu de cette espèce. On ne parle plus des lettres de Balzac et de Voiture, que pour les citer, les premières comme des modèles de style ampoulé, et les autres comme des modèles d’affectation. Celles de Boursault sont faites sans goût et dépourvues de naturel. Il y a en général trop d’esprit dans les lettres de Bussi-Rabutin ; trop d’apprêt dans le style de celles de Madame Lambert ; et le travail se fait trop sentir dans celles de Fléchier. Il faut donc se borner aux lettres de Madame de Sévigné, et à celles de Madame de Maintenon. Mais qui parviendra jamais à imiter la vivacité, la délicatesse, l’enjouement, l’aimable négligence, les grâces si naturelles et si piquantes du style enchanteur de la première ? Madame de Maintenon pourrait plutôt servir de modèle pour la noble simplicité, l’élégance et la précision du style.

Voici le cérémonial observé dans les lettres. Ce détail ne paraîtra pas minutieux, puisqu’il est nécessaire : d’ailleurs il ne sera pas long.

Cérémonial observé dans les lettres.

On place indifféremment la date au haut ou au bas d’une lettre. Il y a des personnes qui prétendent que la seconde manière est plus conforme aux règles de la politesse ; et je dois dire qu’aujourd’hui elle est assez généralement suivie, quoiqu’elle soit peut-être moins commode que la première. Mais dans les lettres d’affaires et de commerce, on la place ordinairement au haut de la lettre.

Vers le quart de la page, à commencer en haut, on écrit le mot Monseigneur, Monsieur, Madame ou Mademoiselle, selon l’état et le rang de la personne, en ajoutant au mot Monsieur ou Madame le titre d’une terre ou d’une charge distinguée, s’ils en ont un. On donne le titre de Monseigneur aux Princes du Sang, aux Cardinaux, aux Évêques, au Chancelier, au Garde des sceaux, aux Maréchaux de France, etc. Il y a d’autres personnes à qui on le donne, suivant les circonstances : c’est ce qu’on ne peut apprendre que par l’usage.

Il faut laisser entre la qualification de la personne, et le commencement de la lettre, un intervalle plus ou moins grand selon le respect qu’on lui doit : c’est ce qu’on appelle donner la ligne. On doit laisser aussi au bas de la même page un espace un peu considérable, et, au revers, commencer à peu près à la même hauteur, où l’on a placé de l’autre côté le mot de Madame ou de Monsieur. Il faut donner la ligne aux personnes qui sont au-dessus de nous. On n’en agit pas de même à l’égard de ses égaux et de ses amis : mais on place le mot de Monsieur ou de Madame le plutôt qu’il se peut.

Quand on écrit à des personnes de la plus haute distinction, il convient de ne pas employer la seconde personne, mais de se servir d’une périphrase. On dira donc : la lettre dont votre Altesse, votre Éminence, etc., (selon le titre de la personne) m’a honoré, etc. Tout le monde sait que les rois ont le titre de majesté, et leurs fils et petits-fils, celui d’altesse royale. Les autres princes du sang ont celui d’altesse sérénissime. On dit, votre éminence aux cardinaux, et votre altesse éminentissime, s’ils sont princes ; votre excellence aux ambassadeurs, aux grands seigneurs des pays étrangers ; et votre grandeur à d’autres personnes que les circonstances de la vie feront connaître.

La politesse exige que dans le cours d’une lettre, quelque peu étendue qu’elle soit, on rappelle le titre de Monseigneur ou le mot de Monsieur avec le titre dont il est accompagné, selon qu’on a commencé. Il faut avoir soin de le répéter le plutôt qu’on peut, quand on a tourné la page.

On finit tout uniment une lettre par ces mots qu’on met à l’alinéa, je suis, ou j’ai l’honneur d’être, en y joignant l’expression de quelque sentiment, selon le rang de la personne à laquelle on écrit. Si l’on se sert du mot respect, on doit mettre simplement, je suis : mais avec toute autre expression, on met, j’ai l’honneur d’être, etc., je suis avec un profond respect − j’ai l’honneur d’être avec la plus parfaite estime, avec la plus parfaite considération. On répète ensuite le mot de Monsieur, en s’écartant de la ligne et un peu au-dessous ; et puis, en s’écartant et descendant toujours vers le coin de la page, on met, votre très humble et très obéissant serviteur. C’est à peu près vis-à-vis ces mots qu’il faut écrire la date, si on la place au bas de la lettre.

Ces intervalles doivent être gardés dans les lettres mêmes où l’on n’a pas donné la ligne. Mais dans une lettre à un inférieur, on écrit tout de suite : je suis avec les sentiments les plus distingués, ou avec attachement, ou très parfaitement, etc. La formule qu’il convient d’employer doit être déterminée par les circonstances. Si dans le corps de la lettre on a donné quelque titre particulier, il faut le répéter dans la souscription de cette manière :

Je suis, etc.

      Monseigneur,

            De votre Altesse sérénissime

ou

      De votre Éminence

            Le très humble, etc.

Il y a des personnes qui prétendent que les nobles ne doivent pas, en signant, ajouter le de à leur nom, non plus que leur titre ou de Marquis ou de Comte, etc. ; à moins qu’on ne soit plusieurs du même nom, et que ce titre ne soit employé comme distinctif. D’autres personnes prétendent le contraire. Je ne puis dire quel est sur ce point l’usage le plus généralement suivi. Si néanmoins ceux qui signent ordinairement, sans ajouter leur titre à leur nom, écrivent pour la première fois à des personnes, dont il est à présumer qu’ils ne sont pas connus, il conviendra, je crois, qu’ils ajoutent le titre ou de leur terre, ou de leur charge, etc.

Les lettres à un prince du sang ont cette adresse : À son altesse sérénissime Monseigneur le Prince, etc. On met pour un cardinal : À son Éminence Monseigneur le, etc. ; pour un évêque : À Monseigneur l’Évêque de, etc. ; pour le chancelier : À Monseigneur le Chancelier (en supprimant le nom) ; pour un ambassadeur : À son Excellence, etc. On sait que les lettres à des têtes couronnées n’ont d’autre adresse que celle-ci : Au Roi, à la Reine.

Au-dessus des autres lettres, on exprime le titre, la profession et la demeure des personnes. Je remarquerai ici qu’en indiquant la demeure, c’est une faute de dire, par exemple, demeurant dans la rue du Mail, dans la rue des Noyers. Ce gérondif, ainsi que la préposition et l’article doivent être supprimés : il faut dire seulement rue du Mail, rue des Noyers. C’est encore une faute de joindre l’article simple et l’article particulé, au-dessus d’une lettre qu’on écrit à un religieux. Au lieu de mettre : Au Révérend Père, le Révérend Père ; il faut, au Révérend Père, Révérend Père, etc.

J’avais oublié de dire, que quand on écrit à une personne à qui l’on doit du respect, la politesse ne souffre pas qu’on la charge de faire des complimens à une autre. Si on le fait, c’est toujours avec ce correctif : Permettez que Madame, etc. Monsieur, etc. trouve ici les assurances de mon respect. La politesse proscrit aussi les apostilles, les post-scriptum. Elles annoncent d’ailleurs qu’on a eu peu d’attention en écrivant.