(1807) Principes généraux des belles-lettres. Tome I (3e éd.) « Première partie. De l’Art de bien écrire. — Section III. De l’Art d’écrire pathétiquement. — Chapitre II. De l’Éloquence. » pp. 318-338
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(1807) Principes généraux des belles-lettres. Tome I (3e éd.) « Première partie. De l’Art de bien écrire. — Section III. De l’Art d’écrire pathétiquement. — Chapitre II. De l’Éloquence. » pp. 318-338

Chapitre II.

De l’Éloquence.

Nulle autre force que l’éloquence, suivant la pensée de Cicéron 1, n’a pu dans l’origine des temps, engager les hommes dispersés et féroces, à se réunir et à se civiliser. C’est elle sans doute qui leur mit devant les yeux l’utile et l’honnête, leur fit goûter la raison, les rendit doux et humains, cimenta parmi eux la bonne foi et la justice, les accoutuma à la subordination, et les détermina non seulement à ne pas épargner leurs peines, mais même à sacrifier leur vie pour le bien public.

Nous ne doutons point que ce changement si considérable n’ait été l’ouvrage de l’éloquence, si nous nous formons une juste idée du pouvoir qu’elle a sur les esprits et sur les cœurs. Examinons dans cette vue, 1°. en quoi elle consiste ; 2°. quels en sont les différents genres ou caractères.

Article I.

En quoi consiste l’Éloquence.

L’éloquence est le talent de persuader, c’est-à-dire, de déterminer ceux qui nous écoutent à croire ou à faire quelque chose. Pour en venir à bout, il faut émouvoir puissamment leur âme, et y imprimer avec force les sentiments dont nous sommes nous-mêmes pénétrés.

Mais est-il bien vrai, dira-t-on sans doute, que l’Orateur doive éprouver les sentiments qu’il veut faire passer dans l’âme de ses auditeurs, puisqu’il y a tant d’écrivains qui n’avaient assurément pas les vertus qu’ils font aimer par leurs ouvrages ?

On répond à cela qu’au moment où ces Auteurs ont écrit, ils ont dû nécessairement être remplis de l’amour de ces vertus : et comment auraient-ils pu nous les peindre si dignes d’être aimées ? Mais ce sentiment, quoique très vif et très pénétrant, n’a été malheureusement en eux que passager. Il en est de même des auditeurs ou des lecteurs qui, après avoir entendu ou lu un discours éloquent, ne croient ni ne font rien de ce que leur a dit l’Orateur. Ils ont été intimement persuadés ; mais cette persuasion n’a été que momentanée : des causes étrangères ont empêché qu’elle n’eût des effets sensibles et durables.

Éloquence indépendante des règles.

L’éloquence véritable et proprement dite, est comme le pathétique et le vrai sublime ; et peut-être ne sont-ils tous les trois qu’une seule et même chose : c’est ce qu’il est inutile de discuter ici. Bornons-nous à dire que l’extraordinaire les caractérise également. Le pathétique, en effet, est un trait d’une énergie et d’une véhémence extraordinaire qui émeut et agite l’âme ; le sublime, un trait d’une noblesse et d’une grandeur extraordinaire qui la transporte et l’élève ; l’éloquence, un trait d’une vivacité et d’une rapidité extraordinaire qui la pénètre, la subjugue et la maîtrise. Mais celle ci ne peut arriver à sa fin, que par le secours des deux autres, parce que pour subjuguer et maîtriser l’âme, il faut nécessairement l’agiter avec violence, et l’élever au-dessus d’elle-même.

Une âme vraiment grande a des idées sublimes : un cœur vraiment sensible a des sentiments vifs et profonds. Pour être véritablement éloquent, il faut donc non seulement penser avec noblesse, mais encore sentir vivement et avec chaleur : on n’aura pas de peine à s’exprimer de même. Ces dons heureux ne peuvent être le fruit du travail ; ce sont des talents qui ne s’acquièrent point par l’étude : nous les devons à la seule nature. Il n’y a donc point de règles que l’art ait pu et puisse jamais inventer, pour nous apprendre à être proprement éloquents : c’est une vérité incontestable. Mais en voici une autre qui ne l’est pas moins.

Éloquence acquise par l’étude.

L’éloquence consiste, comme je viens de le dire, dans un trait vif et rapide, qui part d’un sentiment profond. Mais il est impossible que ces sortes de traits soient en bien grand nombre dans un Ouvrage : ils n’y paraissent que rarement et par intervalles. Un homme pourra bien, sans le secours des règles que les grands maîtres ont tracées, en produire quelques-uns et faire même un morceau vraiment éloquent, que lui dictera le seul sentiment dont il sera pénétré. Mais pourra-t-il, sans le secours de ces règles, composer un discours qui soit beau dans son ensemble et dans toutes ses parties ; qui ne pèche ni par le plan ni par le style ? Non sans doute : il est impossible qu’il ne défigure ces morceaux éloquents par d’autres morceaux défectueux. C’est ce que font tous les jours des hommes, qui ont reçu de la nature les plus heureuses dispositions, mais qu’ils n’ont pas eu soin de cultiver par l’étude. C’est ce qu’ont fait même les plus grands génies qui ont paru avant les beaux siècles des arts. Il y a, par exemple, dans les poèmes dramatiques de Shakespeare, des morceaux d’une vraie éloquence, que déparent d’autres morceaux pleins de défauts monstrueux. Si ce Tragique anglais avait connu les règles, il aurait certainement évité ces fautes de négligence et de mauvais goût.

Le génie peut sans doute prendre son essor, et s’élever de lui-même. Mais il a besoin d’un ferme appui pour ne pas tomber, d’un guide sûr et fidèle pour ne pas s’égarer. Cet appui et ce guide, ce sont les règles. Il est vrai, encore une fois, que l’étude de ces règles ne donne point cette éloquence qui, par intervalles, excite en nous les plus grands mouvements, le plus vif enthousiasme. Mais il est constant que l’étude de ces règles, en développant et perfectionnant le jugement, la raison et le goût, donne cette éloquence qui met du choix, de l’ordre, de l’intérêt, de la variété dans les choses qu’on doit dire ; qui flatte l’esprit par les charmes d’une élocution belle et soutenue, s’ouvre avec douceur l’entrée de nos cœurs, et leur cause une émotion délicieuse et durable. Dans un bon ouvrage, les endroits où règne l’éloquence proprement dite, sont comme ces objets que la nature seule a produits avec toute la beauté dont ils étaient susceptibles. Les endroits (et c’est assurément le plus grand nombre) où règne cette éloquence acquise par l’étude, sont comme ces objets, dont la beauté naturelle a eu besoin d’être relevée par des ornements artificiels.

Concluons donc que l’éloquence véritable et proprement dite, est un talent heureux, mais bien rare, qui ne peut être qu’un don de la nature, et que l’autre espèce d’éloquence est un art qui ne peut s’acquérir que par l’étude et l’exercice. L’objet de cette étude pour l’Orateur, est une connaissance profonde des règles qui concernent le plan, l’ordonnance, l’économie et le style du discours ; règles que j’exposerai dans la suite, en parlant du discours oratoire en général et de ses différentes espèces.

Persuader est le propre de l’éloquence : peindre est le propre de la poésie. Mais il n’est pas rare que ces deux talents se trouvent ensemble. Assez ordinairement l’Orateur ne persuade, qu’en peignant avec force et avec vérité : bien souvent aussi le Poète, en présentant des tableaux énergiques et vrais, parvient jusqu’à émouvoir et à persuader. Un écrivain peut donc être éloquent non seulement en prose, mais encore en vers. J’ajoute qu’il peut l’être, quelque sujet qu’il traite, soit dans le genre noble, soit dans le familier. Il suffit pour cela qu’il sente vivement, et s’exprime de même. Le Paysan du Danube, dans une des fables de La Fontaine, est aussi éloquent que Burrhus, dans une des tragédies de Racine. On en jugera par le discours de l’un et de l’autre, que je vais rapporter. Le premier avait été député des villes de la Germaniea, vers les Romains, pour se plaindre des vexations des Préteurs qu’ils avaient envoyés dans ce pays. Il parut à Rome en plein Sénat. Voici la harangue que La Fontaine met dans sa bouche :

Romains, et vous, Sénat, assis pour m’écouter,
Je supplie avant tout les Dieux de m’assister.
Veuillent les immortels conducteurs de ma langue,
Que je ne dise rien qui doive être repris !
Sans leur aide il ne peut entrer dans les esprits,
        Que tout mal et toute injustice.
Faute d’y recourir on viole leurs lois ;
Témoins nous que punit la romaine avarice.
Rome est par nos forfaits plus que par ses exploits
        L’instrument de notre supplice.
Craignez, Romains, craignez que le ciel quelque jour
Ne transporte chez vous les pleurs et la misère,
En mettant en nos mains, par un juste retour,
Les armes dont se sert sa vengeance sévère,
        Il ne vous fasse en sa colère
        Nos esclaves à votre tour.
Et pourquoi sommes-nous les vôtres ? qu’on me die.
En quoi vous valez mieux que cent peuples divers :
Quel droit vous a rendus maîtres de l’univers ?
Pourquoi venir troubler une innocente vie ?
Nous cultivons en paix d’heureux champs ; et nos mains
Étaient propres aux arts ainsi qu’au labourage.
        Qu’avez-vous appris aux Germains ?
        Ils ont l’adresse et le courage :
        S’ils avaient eu l’avidité
        Comme vous, et la violence,
Peut-être en votre place ils auraient la puissance,
Et sauraient en user sans inhumanité.
Celle que vos Préteurs ont sur nous exercée,
        N’entre qu’à peine en la pensée.
        La majesté de vos autels,
        Elle-même en est offensée ;
        Car sachez que les immortels
Ont les regards sur vous. Grâces à vos exemples
Ils n’ont devant les yeux que des objets d’horreur,
        De mépris d’eux et de leurs temples,
D’avarice qui va jusques à la fureur.
Rien ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome :
        La terre et le travail de l’homme
Font, pour les assouvir, des efforts superflus.
        Retirez-les : on ne veut plus
        Cultiver pour eux les campagnes.
Nous quittons les cités, nous fuyons aux montagnes ;
        Nous laissons nos chères compagnes ;
Nous ne conversons plus qu’avec des ours affreux,
Découragés de mettre au jour des malheureux,
Et de peupler pour Rome un pays qu’elle opprime.
        Quant à nos enfants déjà nés,
Nous souhaitons de voir leurs jours bientôt bornés.
Vos Prêteurs au malheur nous font joindre le crime :
        Retirez-les ; ils ne nous apprendront
        Que la mollesse et que le vice :
        Les Germains comme eux deviendront
        Gens de rapine et d’avarice.
C’est tout ce que j’ai vu dans Rome à mon abord.
        N’a-t-on point de présent à faire ?
Point de pourpre à donner ? c’est en vain qu’on espère
Quelque refuge aux lois : encor leur ministère
A-t-il mille longueurs. Ce discours un peu fort
        Doit commencer à vous déplaire.
        Je finis. Punissez de mort
        Une plainte un peu trop sincère.
À ces mots, il se couche, et chacun étonné
Admire le grand cœur, le bon sens, l’éloquence
        Du sauvage ainsi prosterné.

Dans la tragédie de Britannicus, Nérona a conçu l’horrible dessein de faire empoisonner Britannicus son frère. Burrhus, ancien gouverneur de cet empereur, veut l’en détourner, et lui tient ce discours :

C’est à vous à choisir ; vous êtes encor maître.
Vertueux jusqu’ici vous pouvez toujours l’être.
Le chemin est tracé ; rien ne vous retient plus :
Vous n’avez qu’à marcher de vertus en vertus.
Mais si de vos flatteurs vous suivez la maxime,
Il vous faudra, Seigneur, courir de crime en crime ;
Soutenir vos rigueurs par d’autres cruautés,
Et laver dans le sang vos bras ensanglantés.
Britannicus mourant excitera le zèle
De ses amis tout prêts à prendre sa querelle.
Ces vengeurs trouveront de nouveaux défenseurs,
Qui même après leur mort auront des successeurs ;
Vous allumez un feu qui ne pourra s’éteindre.
Craint de tout l’univers, il vous faudra tout craindre,
Toujours punir, toujours trembler dans vos projets,
Et pour vos ennemis compter tous vos sujets.
Ah ! de vos premiers ans l’heureuse expérience
Vous fait-elle, Seigneur, haïr votre innocence ?
Songez-vous au bonheur qui les a signalés ?
Dans quel repos, ô ciel ! les avez-vous coulés !
Quel plaisir de penser et de dire en vous-même :
« Partout en ce moment on me bénit, on m’aime ;
« On ne voit point le peuple à mon nom s’alarmer.
« Le ciel dans tous leurs pleurs ne m’entend point nommer ;
« Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage :
« Je vois voler partout les cœurs à mon passage ».
Tels étaient vos plaisirs. Quel changement, ô Dieux ?
Le sang le plus abject vous était précieux.
Un jour, il m’en souvient, le Sénat équitable
Vous pressait de souscrire à la mort d’un coupable ;
Vous résistiez, Seigneur, à leur sévérité ;
Votre cœur s’accusait de trop de cruauté ;
Et plaignant les malheurs attachés à l’empire,
Je voudrois, disiez-vous, ne savoir pas écrire.
Non, ou vous me croirez ; ou bien de ce malheur
Ma mort m’épargnera la vue et la douleur.
On ne me verra point survivre à votre gloire,
Si vous allez commettre une action si noire.
(se jetant aux pieds de Néron,)
Me voilà prêt, Seigneur, avant que de partir,
Faites percer ce cœur qui n’y peut consentir ;
Appelez les cruels qui vous l’ont inspirée ;
Qu’ils viennent essayer leur main mal assurée.
Mais je vois que mes pleurs touchent mon empereur ;
Je vois que sa vertu frémit de leur fureur.

Il n’est aucun homme sensible, qui, à la lecture de ces deux morceaux, ne conçoive et n’éprouve lui-même les vives impressions qu’ils durent faire, l’un sur le Sénat de Rome, l’autre sur Néron. On croira sans peine que le paysan du Danube fit passer dans l’âme des Sénateurs la juste indignation dont il était transporté contre les vexations tyranniques des Préteurs romains ; et que Burrhus remplit l’âme de Néron du sentiment d’horreur dont il avait été lui-même saisi à la seule idée de cet empoisonnement. Aussi le Sénat, rappelant les Préteurs qu’il avait envoyés en Germanie, admit dans son sein l’éloquent paysan ; et Néron, persuadé par le discours de Burrhus, révoqua sur-le-champ l’ordre qu’il avait donné pour la consommation de son crime, disant qu’il voulait se réconcilier avec son frère. Voilà la véritable éloquence et ses heureux effets.

Qu’on ne dise point que cet empereur revint, bientôt après, à son premier dessein, et que malheureusement il le fit exécuter. Cela prouverait-il qu’il n’avait pas été intimement persuadé par l’éloquence de son ancien gouverneur ? Non sans doute ; puisque sans les conseils parricides d’un confident aussi rusé que scélérat, il aurait étouffé toute sa haine dans les bras de son frère. Cette objection n’affaiblirait en rien le pouvoir et la force de l’éloquence, qui, comme je l’ai déjà dit, n’a souvent que des effets momentanés, parce qu’elle ne peut pas enchaîner la volonté de l’homme, qui, de sa nature, est toujours libre et maître de ses actions.

Au reste, peu importe que les faits dont il s’agit ici, soient imaginés ou réellement vrais. S’ils ont été inventés, il suffit qu’ils soient aussi vraisemblables qu’ils puissent l’être, et que par conséquent il y ait des raisons de croire que, dans leur réalité, ils se seraient passés de la même manière que nos deux Poètes le supposent dans la fiction qu’ils emploient.

Article II.

Des divers Genres d’Éloquence.

Il y a trois genres ou caractères d’éloquence : le genre simple, qui dit les choses telles qu’elles sont ; le genre fleuri, qui les orne et les embellit ; le genre sublime, qui déploie tout ce que les pensées, les sentiments et les expressions ont de plus élevé, de plus frappant et de plus pompeux. Quoiqu’ils ne doivent pas être confondus avec les trois styles auxquels on donne le même nom, il est cependant vrai de dire que de justes notions de ceux-ci aident beaucoup à se former une idée nette de ces trois genres d’éloquence.

I.

Du Genre simple.

Le genre simple présente les objets sans les revêtir d’aucun ornement recherché. La délicatesse des pensées et l’élégance des expressions s’y font plus sentir qu’elles ne paraissent. S’il peint par des images, ces images sont moins fortes que gracieuses : s’il exprime des sentiments, ces sentiments portent dans l’âme une émotion plus douce que vive. Agréable et touchant, suivant la pensée de Cicéron 1, sans chercher à le paraître, il dédaigne, comme ces beautés modestes, toute parure affectée, tout ce qui s’appelle fard et ornement étranger. La propreté seule, jointe aux grâces naturelles, lui suffit. Ce n’est pas la nature brute et sauvage qu’il demande : c’est la nature sans pompe, sans ornements affectés, sans dessein formé de plaire. On voit par-là que ce genre s’éloigne peu de la manière commune de parler. Cependant qu’on ne s’imagine pas qu’il faut peu de talent pour y exceller. La justesse et la précision sont les deux principales qualités qui le caractérisent ; et ces qualités sont bien rares dans les écrivains.

Parmi les anciens, Phèdre dans ses Fables,Térence dans ses Comédies, Horace dans ses Épîtres et ses Satyres, Cicéron dans ses Lettres ; parmi nous La Fontaine et madame de Sévigné offrent en ce genre des exemples sans nombre. Néanmoins leurs meilleurs morceaux sont inférieurs à l’histoire admirable de Josepha dans l’écriture. Il n’est pas possible de trouver un plus beau chef d’œuvre d’éloquence dans le genre simple. Voici le discours que Judab fait à Joseph qui gouvernait en Égypte, pour le prier de ne point retenir captif son frère Benjaminc, mais de le garder plutôt lui-même à sa place.

« Mon Seigneur, permettez, je vous prie, à votre serviteur de vous dire un mot, et ne vous mettez pas en colère contre votre esclave ; car vous jugez aussi souverainement que Pharaon1. Mon Seigneur a demandé d’abord à ses serviteurs : avez-vous encore votre père et quelque autre frère ? Et nous avons répondu à mon Seigneur : Nous avons un père fort âgé, et un jeune frère qui est né dans sa vieillesse ; son frère qui est né de la même mère est mort : il est resté seul, et son père l’aime tendrement. Vous dîtes alors à vos serviteurs : Amenez-le moi ; je serai bien aise de le voir. Et nous dîmes à mon Seigneur : le jeune homme ne peut quitter son père ; car s’il s’éloigne de lui, son père mourra. Et vous dîtes à vos serviteurs : Si votre jeune frère ne vient avec vous, vous ne paraîtrez plus devant moi. Quand nous fûmes retournés vers notre père votre serviteur, nous lui rapportâmes ce que mon Seigneur nous avait dit. Quelque temps après, notre père nous dit : Retournez en Égypte, et achetez-nous des vivres. Nous lui répondîmes : Nous irons si notre jeune frère vient avec nous ; sans cela nous n’irons point, parce que nous ne pouvons paraître devant celui qui commande en Égypte, que notre jeune frère ne soit avec nous. Et notre père votre serviteur nous dit : Vous savez que Rachela mon épouse m’a donné deux fils ; l’un étant sorti d’auprès de moi, j’ai cru qu’une bête l’avait dévoré, et je ne l’ai pas revu depuis ce temps-là. Si vous emmenez encore celui-ci, et qu’il lui arrive quelque accident, vous accablerez ma vieillesse d’une affliction qui la conduira au tombeau. Maintenant donc si je retourne vers mon père votre serviteur, et que ce jeune homme n’y soit pas, comme sa vie dépend absolument de celle de son fils, dès qu’il ne le verra point avec nous, il mourra, et vos serviteurs accableront sa vieillesse d’une douleur qui le mettra au tombeau. C’est moi qui ai répondu de ce jeune homme à mon père, en disant : Si je ne vous le ramène, je consens d’être coupable à vos yeux tous les jours de ma vie. Que ce soit donc moi, je vous prie, qui demeure esclave de mon Seigneur en la place du jeune homme, et qu’il s’en retourne avec ses frères ; car comment retournerai-je sans lui, pour être témoin de l’extrême affliction qui accablera mon père ? »

II.

Du Genre fleuri.

Le genre fleuri se pare de tous les ornements de l’art, sans prendre soin de les cacher. Il joint aux grâces du sentiment le coloris de l’imagination ; et en s’attachant à plaire par tout ce que l’élocution a de plus séduisant, il contribue merveilleusement à la persuasion. Ce qui le caractérise principalement, ce sont les pensées brillantes, les belles images, l’éclat des figures, l’agrément des digressions, la variété des tours, cette cadence nombreuse et périodique, cette harmonie de style qui charme l’oreille, et jette l’esprit dans une espèce d’enchantement. Néanmoins, dit Quintilien 1, il coule avec douceur, semblable à une belle rivière qui roule tranquillement une eau claire et pure, et que des forêts verdoyantes ombragent des deux côtés.

Les plus beaux modèles du genre fleuri chez les anciens, sont la plupart des Oraisons de Cicéron, et le Panégyrique de Trajan par Pline. Parmi nous ce sont les Oraisons funèbres de Fléchier, les Eloges des Académiciens par Fontenelle, et les Sermons du Père de Neuville, surtout son Oraison funèbre du cardinal de Fleuri a, d’où le morceau suivant a été tiré.

« Le moment arrivait où ce mérite si modeste devait se développer aux yeux de l’Univers, et par tous les services qu’un sujet peut rendre à son roi, se montrer digne de tout ce qu’un roi peut faire pour son sujet. Louis XIV, ce monarque, la gloire de son peuple et de son siècle, la gloire de la religion et de l’État, plus héros dans le déclin des années et dans l’adversité, que dans le brillant de la jeunesse et de ses victoires, et dont la vertu éprouvée par la disgrâce, força enfin la fortune à rougir de son inconstance, lui fit sentir sa faiblesse, lui apprit qu’il ne lui appartient ni de donner, ni d’ôter la véritable grandeur ; Louis XIV avait vu passer comme l’ombre sa nombreuse postérité. Seul dans ses palais immenses, il semble se survivre à lui-même : ses yeux prêts à se fermer pour toujours, n’aperçoivent, à la place de tant de fleurs moissonnées dans leur printemps, qu’une fleur à peine éclose, faible, chancelante, presque dévorée par le souffle qui avait séché, consumé tant de tiges si florissantes. Nouveau Joasa, unique reste du sang de David, arraché aux débris de son auguste maison, ayant peine à se faire jour à travers les ruines sous lesquelles il parut enseveli : dans cet enfant se réunissent les mouvements de son cœur et les vues de son esprit, les tendresses d’un père et les projets d’un roi. Oh ! si du moins il pouvait, par ses leçons et par ses exemples, le former dans le grand art de régner ! Mais le temps s’écoule ; le tombeau s’ouvre devant le monarque ; le tombeau l’attend et le demande : il pense donc à se remplacer auprès de son successeur. Or sur qui tombera le choix de ce prince vieilli dans l’étude et dans la connaissance des hommes ; de ce prince, dont le choix des Bossuet et des Fénelon avait prouvé et honoré les lumières ? Il appelle l’évêque de Fréjus, et lui remet les destinées de son sang et de son royaume. »

III.

Du Genre sublime.

Le genre sublime se reconnaît à l’élévation des pensées, à la pompe des expressions, à la vivacité des images, à la noblesse et à la grandeur des sentiments. Il émeut les esprits avec une adresse merveilleuse, agite l’âme avec violence, la transporte, l’enlève à elle-même. Majestueux, abondant et magnifique, dit Cicéron 1, il réunit tout ce que l’art oratoire a de plus fort et de plus véhément. C’est cette espèce d’éloquence qui a enlevé les suffrages, qui s’est rendue maîtresse des délibérations publiques, qui a étonné le monde par le bruit et la rapidité de sa course ; qui, après avoir excité l’applaudissement et l’admiration des hommes, les laisse dans le désespoir d’atteindre à cette haute perfection où elle s’est élevée. En un mot, c’est elle qui règne souverainement sur les esprits et sur les cœurs ; qui tantôt brise tout ce qui ose lui résister, tantôt s’insinue dans l’âme des auditeurs par des charmes secrets, et tantôt y établit de nouvelles opinions, ou déracine celles qui paraissent les mieux affermies.

Quintilien compare ce genre d’éloquence à un fleuve impétueux, qui entraîne tout, jusqu’aux pierres et aux rochers, rompt ses ponts et ses digues, ne connaît d’autres rives que celles qu’il se fait lui-même, s’enfle et s’irrite de plus en plus dans son cours. Aussi l’Orateur, dit-il2, y emploie les couleurs les plus fortes et les plus vives. Tantôt il évoque les morts, tantôt il personnifie la patrie, pour gémir sur les attentats d’un citoyen rebelle. Il élève son discours par la hardiesse des hyperboles, apostrophe les Dieux, prête de l’âme et du sentiment aux êtres inanimés, excite la colère et toutes sortes d’autres mouvements.

Les Orateurs de l’antiquité qui ont le plus excellé dans ce genre d’éloquence, sont Démosthène et Cicéron : parmi nous, ce sont Bourdaloue, Bossuet et Massillon. Le Sermon de ce dernier sur le petit nombre des élus, est plein de morceaux sublimes. Voici le plus frappant. L’orateur l’a imité d’un discours prononcé par le grand Saint Chrysostôme, dans l’église de Constantinople.

« Je suppose que ce soit ici notre dernière heure à tous ; que les cieux vont s’ouvrir sur nos têtes ; que le temps est passé, et que l’éternité commence ; que Jésus-Christ va paraître, pour nous juger selon nos œuvres, et que nous sommes tous ici, pour attendre de lui l’arrêt de la vie ou de la mort éternelle. Je vous le demande, frappé de terreur comme vous, ne séparant point mon sort du vôtre, et me mettant dans la même situation où nous devons tous paraître un jour devant Dieu notre juge ; si Jésus-Christ, dis-je, paraissait dès à présent, pour faire la terrible séparation des justes et des pécheurs, croyez-vous que le nombre des justes fût sauvé ? Croyez-vous que le nombre des justes fût au moins égal à celui des pécheurs ? Croyez-vous que, s’il faisait maintenant la discussion des œuvres du grand nombre qui est dans cette Église, il trouvât seulement dix justes parmi nous ? En trouverait-il un seul ? »

Ce morceau, dit Voltaire 1, est un des plus beaux traits d’éloquence qu’on puisse lire chez les Nations anciennes et modernes ; et le reste du discours n’est pas indigne de cet endroit si saillant. Il ajoute qu’à peine Massillon eut prononcé ces dernières paroles, qu’un transport de saisissement s’empara de tout l’auditoire : presque tout le monde se leva à moitié par un mouvement involontaire. Le murmure d’acclamation et de surprise fut si fort, qu’il troubla l’Orateur ; et ce trouble ne servit qu’à augmenter le pathétique de ce morceau.

Aucun de ces trois genres ne se trouve ordinairement seul dans une pièce d’éloquence. Tous les trois y sont réunis, et s’y soutiennent l’un par l’autre. L’Orateur devant instruire, plaire et toucher, est obligé de les entremêler, parce que chacun de ces trois genres a un rapport plus marqué à chacun de ces trois devoirs. Dans les endroits du discours où il veut instruire, il doit s’exprimer d’une manière simple : dans les endroits où il veut plaire, il doit répandre les plus belles fleurs de l’élocution : dans les endroits où il veut toucher, il doit parler fortement au cœur, élever l’âme par le sublime des pensées et des sentiments. Le genre simple est donc plus particulièrement propre à la preuve, quoiqu’il soit quelquefois pathétique et touchant. Le genre fleuri est plus particulièrement propre à plaire, quoiqu’il pénètre aussi quelquefois jusqu’au cœur. Mais le propre du genre sublime est toujours d’émouvoir vivement et de persuader : c’est le triomphe de l’éloquence ; c’est le talent suprême de l’Orateur.

De plus grands détails sur l’art de bien écrire, me paraîtraient ici superflus : ils ne serviraient qu’à fatiguer la mémoire et l’esprit des jeunes gens, sans les instruire peut-être davantage. Il leur suffit d’en bien savoir les principes généraux, et de lire nos bons Écrivains, que je ferai connaître en exposant les règles des divers genres de littérature. Avant de traiter cette seconde Partie de mon Ouvrage, je vais faire quelques remarques sur le style épistolaire. Il est assez important aux jeunes gens de ne pas ignorer, en entrant dans le monde, la manière de bien écrire une lettre, et le cérémonial qu’on y doit observer.