(1807) Principes généraux des belles-lettres. Tome I (3e éd.) « Première partie. De l’Art de bien écrire. — Section III. De l’Art d’écrire pathétiquement. — Chapitre I. Du Pathétique. » pp. 280-317
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(1807) Principes généraux des belles-lettres. Tome I (3e éd.) « Première partie. De l’Art de bien écrire. — Section III. De l’Art d’écrire pathétiquement. — Chapitre I. Du Pathétique. » pp. 280-317

Chapitre I.

Du Pathétique.

Le pathétique, est, dans la manière d’exprimer ses idées et ses sentiments, une certaine force, une véhémence extraordinaire, qui excite les passions, c’est-à-dire, qui touche, remue, agite l’âme avec violence. Il comprend le style sublime, et ce qu’on appelle proprement le sublime. L’un et l’autre ne doivent pas être confondus : on verra en quoi ils différent.

Article I.

Du Style sublime et des Figures qui lui sont propres.

Le Style sublime déploie toutes les richesses de l’imagination, pour présenter dans tout leur éclat et dans toute leur grandeur, des pensées nobles, des sentiments élevés. Abondant, nombreux, plein d’énergie et de dignité, il étonne, il ravit, il transporte par la magnificence et la pompe des expressions, la vivacité des tours, la hardiesse des figures, la beauté frappante des comparaisons, la force et la rapidité des mouvements. Tout ce que je pourrais en dire, en donnerait une bien moins juste idée que les exemples. Voici sur quel ton Bourdaloue commence la seconde partie de son Oraison funèbre du grand Condé a :

« Il n’y a point d’astre qui ne souffre quelque éclipse ; et le plus brillant de tous, qui est le soleil, est celui qui en souffre de plus grandes et de plus sensibles. Mais deux choses en ceci sont bien remarquables : l’une, que le soleil, quoiqu’éclipsé, ne perd rien du fond de ses lumières, et que malgré sa défaillance, il ne laisse pas de conserver la rectitude de son mouvement : l’autre, qu’au moment qu’il s’éclipse, c’est alors que tout l’univers est plus attentif à l’observer et à le contempler, et qu’on en étudie plus curieusement les variations et le système : symbole admirable des états où Dieu a permis que se soit trouvé notre Prince, et où je me suis engagé à vous le représenter. C’est un astre qui a eu ses éclipses : en vain entreprendrais-je de vous les cacher, puisqu’elles ont été aussi éclatantes que sa lumière même ; et peut-être serais-je prévaricateur, si je n’en profitais pas, pour en faire aujourd’hui le sujet de votre instruction. »

L’exemple suivant est tiré de l’Oraison funèbre de Marie-Thérèse d’Autricheb, reine de France, par Bossuet. Les vraies beautés du style sublime, s’y montrent dans tout leur éclat.

« Tu céderas ou tu tomberas sous ce vainqueur, Algera, riche des dépouilles de la chrétienté. Tu disais en ton cœur avare : je tiens la mer sous mes lois, et les nations sont ma proie. La légèreté de tes vaisseaux te donnait de la confiance : mais tu te verras attaquée dans tes murailles, comme un oiseau ravissant qu’on irait chercher parmi ses rochers et dans son nid, où il partage son butin à ses petits. Tu rends déjà tes esclaves. Louis a brisé les fers dont tu accablais ses sujets, qui sont nés pour être libres sous son glorieux empire. Tes maisons ne sont plus qu’un amas de pierres. Dans ta brutale fureur tu te tournes contre toi-même, et tu ne sais comment assouvir ta rage impuissante. Mais nous verrons la fin de tes brigandages. Les pilotes étonnés s’écrient par avance : Qui est semblable à Tyr b ? Et toutefois elle s’est tue au milieu de la mer ; et la navigation va être assurée par les armes de Louis.. »

Jean-Baptiste Rousseau fournit une foule d’exemples de style sublime. En voici un pris au hasard dans son Ode sur l’aveuglement des hommes.

L’homme en sa propre force a mis sa confiance :
Ivre de ses grandeurs et de son opulence,
L’éclat de sa fortune enfle sa vanité.
Mais, ô moment terrible ! ô jour épouvantable !
Où la mort saisira ce fortuné coupable,
Tout chargé des liens de son iniquité.
Que deviendront alors, répondez, grands du monde,
Que deviendront ces biens où votre espoir se fonde,
Et dont vous étalez l’orgueilleuse moisson ?
Sujets, amis, parents, tout deviendra stérile ;
Et dans ce jour fatal l’homme à l’homme inutile
Ne paîra point à Dieu le prix de sa rançon….
D’avides étrangers, transportés d’allégresse,
Engloutissent déjà toute cette richesse,
Ces terres, ces palais, de vos noms ennoblis.
Et que vous reste-t-il en ces moments suprêmes ?
Un sépulcre funèbre, où vos noms, où vous-mêmes
Dans l’éternelle nuit serez ensevelis.

Les figures touchantes ou propres aux passions, celles qui conviennent plus particulièrement au style sublime, sont la prosopopée, l’apostrophe, l’exclamation, l’épiphonème, la dubitation, l’interrogation, l’imprécation, la déprécation, la réticence et la suspension.

Prosopopée.

La Prosopopée, une des plus vives, des plus magnifiques et des plus brillantes figures de l’éloquence et de la poésie, fait parler tous les êtres, soit animés, soit insensibles, soit réels, soit imaginaires ; les morts mêmes. Tel est cet endroit du Poème de la Religion par Racine le fils :

La voix de l’univers à ce Dieu me rappelle.
La terre le publie : est-ce moi, me dit-elle,
Est-ce moi qui produis mes riches ornements ?
C’est celui dont la main posa mes fondements.
Si je sers tes besoins, c’est lui qui me l’ordonne.
Les présents qu’il me fait, c’est à toi qu’il les donne.
Je me pare des fleurs qui tombent de sa main ;
Il ne fait que l’ouvrir, et m’en remplit le sein,
Pour consoler l’espoir du laboureur avide,
C’est lui qui dans l’Égyptea où je suis, trop aride,
Veut qu’au moment prescrit, le Nilb loin de ses bords,
Répandu sur ma plaine, y porte mes trésors.

Jean-Jacques Rousseau s’est servi bien avantageusement de cette figure dans son Discours sur les Lettres. Voici ce beau morceau.

« Ô Fabriciusc, qu’eût pensé votre grande âme, si, pour votre malheur vous eussiez, vu la face pompeuse de Rome sauvée par votre bras, et que votre nom respectable avait plus illustrée que toutes ses conquêtes ? Dieux ! eussiez-vous dit, que sont devenus ces toits de chaume et ces foyers rustiques qu’habitaient jadis la modération et la vertu ? Quelle splendeur funeste a succédé à la simplicité Romaine ? Quel est ce langage étranger ? Quelles sont ces mœurs efféminées ? Que signifient ces statues, ces tableaux, ces édifices ? Insensés, qu’avez-vous fait ? Vous, les maîtres des nations, vous vous êtes rendus les esclaves des hommes frivoles que vous avez vaincus ! Ce sont des Rhéteurs qui vous gouvernent ! C’est pour enrichir des architectes, des peintres, des statuaires, et des histrions, que vous avez arrosé de votre sang la Grèce et l’Asie ! Les dépouilles de Carthagea sont la proie d’un joueur de flûte ! Romains, hâtez-vous de renverser ces amphithéâtres ; brisez ces marbres ; brûlez ces tableaux ; chassez ces esclaves qui vous subjuguent, et dont les funestes arts vous corrompent. Que d’autres mains s’illustrent par de vains talents : le seul talent digne de Rome, est celui de conquérir le monde, et d’y faire régner la vertu. »

Apostrophe.

L’Apostrophe adresse directement la parole à quelque objet animé ou inanimé : À Dieu, comme on le voit dans cet endroit de l’Oraison funèbre de Turenne b, par Fléchier.

« Ô Dieu terrible, mais juste en vos conseils sur les enfants des hommes, vous disposez et des vainqueurs et des victoires. Pour accomplir vos volontés et faire craindre vos jugements, votre puissance renverse ceux que votre puissance avait élevés. Vous immolez à votre souveraine grandeur de grandes victimes, et vous frappez, quand il vous plaît, ces têtes illustres que vous avez tant de fois couronnées. »

À l’homme en général : c’est ce qu’on voit dans ces vers de Mme Deshoulières :

De ce sublime esprit dont ton orgueil se pique,
            Homme, quel usage fais-tu ?
Des plantes, des métaux tu connais la vertu,
Des différents pays les mœurs, la politique,
La cause des frimas, de la fortune, du vent,
            Des astres le pouvoir suprême ;
            Et sur tant de choses savant,
            Tu ne te connais pas toi-même.

À des personnes mortes : tel est l’exemple que nous en offrent les derniers de ces beaux vers que Racine met dans la bouche de Phèdre en proie à tous les remords de son amour criminel pour Hippolyte.

Où me cacher ? fuyons dans la nuit infernale.
Mais que dis-je ! mon père y tient l’urne fatale.
Le sort, dit-on, l’a mise en ses sévères mains.
Minosa, juge aux enfers tous les pâles humains.
Ah ! combien frémira son ombre épouvantée,
Lorsqu’il verra sa fille à ses yeux présentée,
Contrainte d’avouer tant de forfaits divers,
Et des crimes peut-être inconnus aux enfers ?
Que diras-tu, mon père, à ce spectacle horrible ?
Je crois voir de ta main tomber l’urne terrible ;
Je crois te voir cherchant un supplice nouveau,
Toi-même de ton sang devenir le bourreau.
Pardonne. Un Dieu cruel a perdu ta famille,
Reconnais sa vengeance aux fureurs de ta fille.

À des villes, à des provinces : tel est cet endroit de l’Oraison funèbre de Turenne a par Fléchier.

« Villes, que nos ennemis s’étaient déjà partagées, vous êtes encore dans l’enceinte de notre empire. Provinces, qu’ils avaient déjà ravagées dans le désir et dans la pensée, vous avez encore recueilli vos moissons. Vous durez encore, places que l’art et la nature ont fortifiées, et qu’ils avaient dessein de démolir ; et vous n’avez tremblé que sous des projets frivoles d’un vainqueur en idée, qui comptait le nombre de nos soldats, et qui ne songeait pas à la sagesse de leur capitaine. »

À des êtres métaphysiques qu’on personnifie : c’est ce qu’a fait Jean-Jacques Rousseau, dans cet endroit de son Discours sur les Lettres.

« Ô vertu, science sublime des âmes simples, faut-il donc tant de peines et d’appareil pour te connaître ? Tes principes ne sont-ils pas gravés dans tous les cœurs ; et ne suffit-il pas, pour apprendre tes lois, de rentrer en soi-même, et d’écouter la voix de sa conscience dans le silence des passions ? »

Enfin à des êtres insensibles : tels sont ces beaux vers de Racine le fils, dans son Poème sur la Religion.

Quel bras peut vous suspendre, innombrables étoiles ?
Nuit brillante, dis-nous qui t’a donné tes voiles ?
O cieux ! que de grandeur et que de majesté !
J’y reconnais un maître à qui rien n’a coûté,
Et qui dans vos déserts a semé la lumière,
Ainsi que dans nos champs il sème la poussière.
Toi, qu’annonce l’aurore, admirable flambeau,
Astre toujours le même, astre toujours nouveau,
Par quel ordre, ô soleil, viens-tu, du sein de l’onde,
Nous rendre les rayons de ta clarté féconde ?
Tous les jours je t’attends ; tu reviens tous les jours.
Est-ce moi qui t’appelle, et qui règle ton cours ?
Et toi, dont le courroux veut engloutir la terre,
Mer terrible, en ton lit quelle main te resserre ?
Pour forcer ta prison, tu fais de vains efforts :
La rage de tes flots expire sur tes bords.

On voit encore un exemple de cette espèce d’apostrophe, dans ces vers du Poème des Quatre Saisons, du C. de B**.

Arbres dépouillés si longtemps,
Couronnez vos têtes naissantes,
Et de vos fleurs éblouissantes,
Parez le trône du printempsa
Élevez vos pampres superbes
Sur le faîte de ces ormeaux,
Vignes, étendez vos rameaux.
Jasmins, sortez du sein des herbes ;
Montez, ombragez ces berceaux ;
Et vous, aimables arbrisseaux,
Lilas, croissez, tombez en gerbes,
Ornez ces portiques nouveaux.

Et dans ceux-ci du même Poème :

Orange douce et parfumée,
Limons, Poncires fastueux,
Et vous, Cedrats voluptueux,
Couronnez l’automnea charmée,
Raisins brillants dont la fraîcheur
Étanche la soif qui nous presse ;
Pommes, dont l’aimable rougeur
Ressemble au teint de la jeunesse,
Tombez et renaissez sans cesse
Sur le chemin du voyageur.

On a pu juger par tous ces exemples, que l’apostrophe est une des figures les plus propres à exciter les passions, à remuer, à maîtriser les âmes. Mais il faut qu’elle soit amenée avec art, et que l’esprit de l’auditeur y ait ôté insensiblement disposé. Quand il a été attiré par degrés, ému, saisi, c’est alors qu’il doit être frappé, enlevé avec violence.

Exclamation.

L’Exclamation est assez semblable à l’apostrophe : elle éclate par des interjections, pour exprimer un vif sentiment de l’âme. Virgileen fournit un exemple dans cet endroit de l’Énéide.

« Ô Ilion !a ô ma chère patrie ! ô murs célèbres par tant d’exploits ! le cheval fut quatre fois arrêté à l’entrée de la ville. Nous l’entendîmes quatre fois retenir du bruit des armes qu’il renfermerait. Rien ne put dessiller nos yeux ; et nous plaçâmes le monstre fatal à l’entrée du Temple de Minerveb. »

Voici encore une bien belle exclamation que fait Bossuet dans son Oraison funèbre de Henriette-Anne d’Angleterrec duchesse d’Orléans.

« Ô nuit désastreuse ! ô nuit effroyable, où retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt, Madame est morte » !

Ces paroles si touchantes arrachèrent des sanglots à tout l’auditoire ; et l’Orateur lui-même, après les avoir prononcées, fut obligé de s’arrêter.

Épiphonème.

L’Épiphonème est une espèce d’exclamation ou une réflexion courte et vive à la fin d’un récit, comme on va le voir dans cet endroit de l’Énéide :

« L’infortuné Priamd se voyant menacé d’une guerre et d’un siège, dont il redoutait les événements, avait secrètement envoyé le jeune Polydore, un de ses fils, avec beaucoup d’or, au roi de Thracea, pour le faire élever dans sa cour. Ce perfide voyant les malheurs de Troie, se rangea du parti des vainqueurs, viola les droits les plus sacrés, assassina Polydore, et s’empara du dépôt. Exécrable soif de l’or, quels crimes ne fais-tu pas commettre ? »

Et dans ces vers du Voyage de Munich b par Regnier des Marest.

Déjà nous avons vu le Danubec inconstant,
Qui tantôt catholique et tantôt protestant,
        Sert Romed et Luthere de son onde,
        Et qui comptant après pour rien
        Le Romain, le Luthérien,
        Finit sa course vagabonde
        Par n’être pas même chrétien.
        Rarement à courir le monde
        On devient plus homme de bien.

Dubitation.

La Dubitation consiste dans une délibération sur ce qu’on doit dire ou faire. Cette figure est bien propre à exprimer les mouvements d’une âme, qui, agitée d’une passion violente, est dans une irrésolution continuelle sur le parti qu’elle doit prendre. Telle est dans l’Énéide la situation de Didona abandonnée par Énée. Voici la traduction en vers de ce morceau par Boileau, frère de l’auteur du Lutrin.

Hélas ! s’écria-t-elle au fort de sa misère,
Quel projet désormais me reste-t-il à faire ?
Chez les Rois mes voisins, mon cœur humble et confus
Ira-t-il s’exposer au hasard d’un refus ;
Eux dont j’ai tant de fois avec tant d’insolence
Méprisé la recherche et bravé la puissance ?
Irai-je en suppliant, à la honte des miens,
Implorer la pitié des superbes Troyens ?
Trop aveugle Didon ! puis-je après cette injure
Ne pas connaître encor cette race parjure ?
Et comment mes soupirs pourraient-ils retenir
Ceux de qui mes bienfaits n’ont pu rien obtenir ?
Ou bien irai-je enfin jusqu’au bout de la terre
Avec tous mes sujets leur déclarer la guerre ?
Mais comment voudraient-ils à travers les dangers,
Poursuivre ma vengeance en des bords étrangers ;
Eux que leur intérêt et que leur propre vie
Ont à peine arrachés du sein de leur patrie ?
Mourons donc puisqu’enfin dans l’état où je suis
La mort est l’espoir seul qui reste à mes ennuis.

Interrogation.

L’Interrogation est une figure, par laquelle on parle en forme de question. Elle est très propre au pathétique, et donne une grande énergie au discours, comme il est aisé de le voir dans cet endroit de l’Oraison funèbre de Henriette Anne d’Angleterrea, duchesse d’Orléans, par Bossuet.

« Avec tant de grandes et tant d’aimables qualités, qui eût pu lui refuser son admiration ? Mais avec son crédit, avec sa puissance, qui n’eût pas voulu s’attacher à elle ? N’allait-elle pas gagner tous les cœurs, c’est-à-dire la seule chose qu’ont à gagner ceux, à qui la naissance et la fortune semblent tout donner ? et si cette haute élévation est un précipice affreux pour les Chrétiens, ne puis-je pas dire, pour me servir des paroles fortes du plus grave des Historiens, qu’elle allait être précipitée dans la gloire ? Car quelle créature fut jamais plus propre à être l’idole du monde ? Mais ces idoles que le monde adore, à combien de tentations délicates ne sont-elles pas exposées ? La gloire, il est vrai, les défend de quelques faiblesses : mais la gloire les défend-elle de la gloire même ? Ne s’adorent-elles pas secrètement ? Ne veulent-elles pas être adorées ? Que n’ont-elles pas à craindre de leur amour-propre ? Et que peut se refuser la faiblesse humaine, pendant qu’on lui accorde tout ? N’est-ce pas qu’on apprend à faire servir à l’ambition, à la grandeur, à la politique, et la vertu, et la Religion, et le nom de Dieu » ?

On se sert encore très avantageusement de cette figure, pour exprimer toutes les passions vives. C’est ce qu’a fait Racine dans cet endroit de sa tragédie d’Athalie, où Joad, à la vue de Mathan, parle ainsi à Josabet :

Où suis-je ? de Baala ne vois-je pas le Prêtre ?
Quoi ! fille de Davidb, vous parlez à ce traître ?
Vous souffrez qu’il vous parle ? et vous ne craignez pas
Que du fond de l’abîme entr’ouvert sous ses pas,
Il ne sorte à l’instant des feux qui vous embrassent,
Ou qu’en tombant sur lui ces murs ne vous écrasent ?
Que veut-il, de quel front cet ennemi de Dieu
Vient-il infecter l’air qu’on respire en ce lieu ?

Imprécation.

L’Imprécation est une figure par laquelle on souhaite du mal à quelqu’un. Elle est quelquefois dictée par l’horreur du crime et des scélérats. Racineen fournit un exemple de cette espèce dans la même tragédie. C’est encore Joad qui parle :

Grand Dieu, si tu prévois qu’indigne de sa race,
Il doive de David abandonner la trace ;
Qu’il soit comme le fruit en naissant arraché,
Ou qu’un souffle ennemi dans sa tige a séché.
Mais si ce même enfant à tes ordres docile,
Doit être à tes desseins un instrument utile,
Fais qu’au juste héritier le sceptre soit remis :
Livre en mes faibles mains ses puissants ennemis ;
Confonds dans ses conseils une reine cruellec ;
Daigne, daigne, mon Dieu, sur Mathana et sur elle
Répandre cet esprit d’imprudence et d’erreur,
De la chute des Rois funeste avant-coureur.

Cette figure est le plus souvent l’expression de la colère et du désespoir. Les deux plus beaux exemples que je connaisse en ce genre d’imprécation, se trouvent dans Corneille. Le premier est tiré de la tragédie de Rodogune, princesse des Parthes, où Cléopâtre, reine de Syrie, étant près d’expirer, dit à son fils Antiochus et à la princesse son épouse :

Puisse le ciel tous deux vous prendre pour victimes,
Et laisser choir sur vous les peines de mes crimes !
Puissiez-vous ne trouver dedans votre union
Qu’horreur, que jalousie et que confusion !
Et pour vous souhaiter tous les malheurs ensemble,
Puisse naître de vous un fils qui me ressemble !

Celui-ci est pris de la tragédie d’Horace, C’est Camille qui parle à Horace son frère.

Romeb, l’unique objet de mon ressentiment,
Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant ;
Rome, qui t’a vu naître et que ton cœur adore,
Rome, enfin que je hais, parce qu’elle t’honore,
Puissent tous ses voisins ensemble conjurés,
Saper ses fondements encor mal assurés !
Et si ce n’est assez de toute l’Italie,
Que l’Orient contr’elle à l’Occident s’allie :
Que cent peuples unis des bouts de l’univers,
Passent pour la détruire et les monts et les mers !
Qu’elle-même sur soi renverse ses murailles,
Et de ses propres mains déchire ses entrailles !
Que le courroux du ciel allumé par mes vœux,
Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux !
Puissé-je de mes yeux y voir tomber la foudre,
Voir ses maisons en cendre et tes lauriers en poudre,
Voir le dernier Romain à son dernier soupir,
Moi seule en être cause et mourir de plaisir !

Déprécation.

La Déprécation est une figure, par laquelle on a recours aux prières, aux larmes pour demander quelque chose. Tel est dans la tragédie de la mort de César par Voltaire, ce discours de Brutusaà Césarb

Sais-tu que le Sénat n’a point de vrai Romain,
Qui n’aspire en secret à te percer le sein ?
Que le salut de Romec et que le tien te touche.
Ton génie alarmé te parle par ma bouche :
Il me pousse, il me presse, il me jette à tes pieds.
César, au nom des Dieux dans ton cœur oubliés,
Au nom de tes vertus, de Rome et de toi-même,
Dirai-je au nom d’un fils qui frémit et qui t’aime
Qui te préfère au monde et Rome seule à toi,
Ne me rebute pas.

Réticence.

La Réticence est une figure, par laquelle on interrompt son discours pour passer à un autre objet ; en sorte néanmoins que ce qu’on a dit, laisse suffisamment entendre ce qu’on affecte de supprimer. Telles sont ces paroles que Virgile met dans la bouche de Neptunea.

« Race téméraire, qui vous inspire tant d’audace ? Vents, vous osez, sans mon aveu, troubler le Ciel et la Terre et ravager mon empire ! Si je… Mais il s’agit de calmer les flots : un pareil attentat ne demeurera pas une autre fois impuni. »

On voit un autre exemple de cette figure dans la tragédie d’Athalie, lorsque cette Princesse demandant à Joad le jeune Éliacin, et les trésors qu’elle croit cachés dans le Temple, lui dit :

Je devrais sur l’autel où ta main sacrifie,
Te… mais du prix qu’on m’offre il faut me contenter.

Et dans cet endroit de la Tragédie de Phèdre, où Aricie dit à Thésée :

Prenez garde, Seigneur, vos invincibles mains
Ont de monstres sans nombre affranchi les humains ;
Mais tout n’est pas détruit et vous en laissez vivre
Un… votre fils, Seigneur, me défend de poursuivre.

Suspension.

La Suspension est une figure, par laquelle, pour piquer la curiosité du Lecteur, on tient quelque temps son esprit en suspens, et dans l’incertitude de ce qu’on va dire. En voici un exemple tiré du Panégyrique de saint Thomas a de Cantorbéry, par Fléchier.

« Ils partent de la cour ; ils passent les mers ; ils entrent dans l’église, où le saint célébrait l’office ; ils s’avancent vers lui, la fureur dans le cœur et le feu dans les yeux, le fer à la main, sans respect des autels ni du sanctuaire de Jésus-Christ…. Vous entendez presque le reste, Messieurs. Je voudrais pouvoir me dispenser de représenter un spectacle si pitoyable. Mais pour épargner votre piété, j’offenserais votre religion, et je vous cacherais la gloire du martyre, en vous cachant la cruauté des bourreaux. Ils approchent donc, portant sur leur visage les marques de leur barbare résolution : le clergé tremblant se disperse : on se ramasse confusément : les assassins ont eux-mêmes horreur du crime qu’ils vont commettre ; et saisis d’une frayeur respectueuse à la vue de l’archevêque qui se présente, ils demeurent quelque temps interdits. Mais la fureur ayant étouffé tout sentiment de respect et d’humanité, chacun le frappe comme à l’envi, et veut avoir part au crime, espérant avoir part à la récompense. »

Les Poètes dramatiques font un fréquent usage de cette figure. On en trouve de beaux exemples dans la troisième scène du premier acte de la tragédie de Phèdre, où cette Princesse cédant aux vives instances, aux prières, aux larmes d’Œnone, sa nourrice et sa confidente, lui découvre la cause de ses mortels chagrins : dans la troisième scène du quatrième acte de Rhadamisthe, où Zénobie déclare à Arsame qu’elle est mariée, et que son époux est le frère de ce même Arsame : dans la troisième scène du cinquième acte de l’Œdipe de Voltaire, où ce malheureux Prince apprend du vieillard Phorbas que le Roi Laius, qu’il avait tué sans le connaître, était son père, et que la Reine Jocaste, dont il était devenu l’époux, est sa mère.

Quoique cette figure soit particulièrement propre au style sublime, il ne faut pas croire qu’elle ne puisse, ainsi que bien d’autres, convenir au style simple. Elle peut même trouver place dans le genre épistolaire, suivant la manière dont elle y est employée, et suivant la manière dont elle y est employée, et suivant la nature des choses qu’on y dit. Voyez l’effet agréable qu’elle produit dans cette lettre de madame de Sévigné à monsieur de Coulanges.

« Je vais vous marquer la chose du monde la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus éclatante, la plus secrète, jusqu’aujourd’hui, la plus brillante, la plus digne d’envie ; enfin une chose dont on ne trouve qu’un exemple dans les siècles passés ; encore cet exemple n’est-il pas juste ; une chose que nous ne saurions croire à Paris ; comment la pourrait-on croire à Lyon ? une chose qui fait crier miséricorde à tout le monde ; une chose qui comble de joie madame de Rohan et madame de Hauteville ; une chose enfin qui se fera dimanche, où ceux qui la verront, croiront avoir la berlue ; une chose qui se fera dimanche, et qui ne sera peut-être pas faite lundi. Je ne puis me résoudre à la dire ; devinez-la : je vous le donne en trois. Jetez vous votre langue aux chiens ? Eh bien ! il faut donc vous la dire. Monsieur de Lauzun épouse dimanche au Louvre ; devinez qui ? je vous le donne en dix, je vous le donne en cent. Madame de Coulanges dit : voilà qui est bien difficile à deviner ! c’est mademoiselle de La Vallière. Point du tout, madame. C’est donc mademoiselle de Retz ? Point du tout ; vous êtes bien provinciale. Vraiment, nous sommes bien bêtes, dites-vous ; c’est mademoiselle Colbert. Encore moins. C’est assurément mademoiselle de Créqui. Vous n’y êtes pas. Il faut donc à la fin vous le dire. Il épouse dimanche au Louvre, avec la permission du Roi, mademoiselle ; mademoiselle de…. mademoiselle ; devinez le nom. Il épouse Mademoiselle ; ma foi, par ma foi, ma foi jurée, Mademoiselle, la grande Mademoiselle, Mademoiselle, fille de feu Monsieur, Mademoiselle, petite-fille de Henry IV, mademoiselle d’Eu, mademoiselle de Dombes, mademoiselle de Montpensier, mademoiselle d’Orléans, Mademoiselle, cousine germaine du Roi ; Mademoiselle, destinée au trône ; Mademoiselle, le seul parti de France, qui fût digne de Monsieur. »

Il y a une espèce de suspension qui badine et qui se joue de l’attention du Lecteur. On débute sur un ton noble et pompeux ; on a l’air d’annoncer quelque chose de grand, et l’on finit par un trait d’esprit agréable, plaisant ou épigrammatique. Ce fameux sonnet de Scarron en est un exemple.

Superbes monuments de l’orgueil des humains,
Pyramides, tombeaux, dont la vaine structure
A témoigné que l’art, par l’adresse des mains
Et l’assidu travail, peut vaincre la nature :
Vieux palais ruinés, chef-d’œuvre des Romains,
Et les derniers efforts de leur architecture,
Colisée où souvent les peuples inhumains
De s’entr’assassiner se donnaient tablature :
Par l’injure des temps vous êtes abolis,
Ou du moins la plupart vous êtes démolis :
Il n’est point de ciment que le temps ne dissoude.
Si vos marbres si durs ont senti son pouvoir,
Dois je trouver mauvais qu’un méchant pourpoint noir
Qui m’a duré deux ans, soit percé par le coude ?

Voici encore un joli exemple de cette espèce de suspension.

        Après le malheur effroyable
        Qui vient d’arriver à mes yeux,
        Je croirai désormais, grands Dieux !
        Qu’il n’est rien d’incroyable.
        J’ai vu, sans mourir de douleur,
J’ai vu… siècles futurs, vous ne pourrez le croire ;
Ah ! j’en frémis encor de dépit et d’horreur ;
J’ai vu mon verre plein, et je n’ai pu le boire.

Article II.

Du sublime.

J’ai dit ailleurs qu’il ne faut pas confondre ce qu’on appelle proprement le sublime, avec le style sublime. Voici en quoi l’un et l’autre diffèrent. Le style sublime consiste à exprimer noblement une suite d’idées grandes, de sentiments élevés, mais qui ne sont pas sublimes, et à leur donner un certain caractère de sublimité. C’est ce qu’on a pu voir dans les différents exemples que j’ai cités. Le sublime, soit dans les pensées, soit dans les sentiments, est un trait merveilleux, extraordinaire, qui ravit, transporte, élève l’âme, au dessus d’elle-même, et qui lui fait sentir en même temps cette élévation. Le style sublime ne peut se montrer que sous le pompeux appareil des figures les plus brillantes et les plus magnifiques. Le sublime peut se trouver, et se trouve bien souvent dans une expression, dans un seul mot. Quoi de plus simple que ces paroles de l’Écriture. Dieu dit : que la lumière se fasse ; et la lumière fut faite.  =  Il jette ses regards ; et les nations sont dissipées. Aussi ces paroles ne sont-elles pas du style sublime. Mais l’idée qu’elles renferment, est sublime. Elle est en effet la plus haute, la plus relevée qu’il soit possible de concevoir de la toute-puissance de Dieu, et de l’obéissance de la créature aux ordres du créateur.

Racine nous fournit dans sa Tragédie d’Esther, un exemple bien propre à faire saisir la différence qu’il y a entre le style sublime, et le sublime. Le voici :

        J’ai vu l’impie adoré sur la terre :
        Pareil au cèdre, il cachait dans les cieux,
            Son front audacieux.
Il semblait à son gré gouverner le tonnerre,
        Foulait aux pieds ses ennemis vaincus.
Je n’ai fait que passer : il n’était déjà plus.

Les cinq premiers vers offrent des idées vraiment grandes, mais qui ne sont pas sublimes, parce qu’elles n’ont point ce merveilleux, cet extraordinaire qui enlève et qui ravit. Elles sont rendues d’une manière sublime, et sont par conséquent du style sublime, sans être sublimes. Le dernier vers présente une idée sublime par elle-même : c’est là que se trouve ce merveilleux, cet extraordinaire qui caractérise proprement le sublime. L’Impie était le Dieu de la terre ; le Poète ne fait que passer ; et ce Dieu est disparu, anéanti : il n’est plus. Mais cette idée est rendue par les mots les plus simples. Ce dernier vers est par conséquent sublime, sans être du style sublime. Le vrai sublime peut donc se passer du secours de l’expression. Il s’en passe en effet assez souvent, quoiqu’on doive convenir que l’éclat en est rehaussé par le sublime des paroles.

Le sublime peut naître de trois différentes sources ; des pensées, des sentiments, des images.

I.

Du Sublime des Pensées.

Ce que je viens de dire, peut faire assez comprendre en quoi consiste le sublime d’une pensée. Cependant pour en donner une idée encore plus claire et plus juste, je vais rapporter la traduction littérale du texte sacré qui a fourni à Racine la matière des beaux vers que j’ai cités. « J’ai vu, dit le Prophète David, l’impie élevé aussi haut que les Cèdres du Libana : je n’ai fait que passer, et il n’était plus. Je l’ai cherché, et je n’ai pas même trouvé la place où il était. » On voit sans peine que Racine a paraphrasé le texte ; mais qu’il n’a pas rendu cette pensée si forte et si sublime : Je l’ai cherché, et je n’ai pas même trouvé la place où il était. Tout ce que les Poètes, remarque le P. Bouhours 1, ont dit de plus fort sur la ruine de Troie, de Rome et de Carthage, c’est qu’il ne restait que le lieu où avaient été ces villes fameuses. Mais ici le lieu même où était l’impie dans sa plus haute fortune, ne reste pas.

Peut-on donner de la grandeur, de l’indépendance, de l’éternité de Dieu, une idée aussi noble, aussi magnifique, aussi vraie que celle qu’en donnent les livres saints ? Je suis celui qui est… Le Seigneur régnera dans toute l’éternité et au-delà.

Est-il possible de dire sur l’idolâtrie quelque chose de plus fort et de plus frappant, que ce qu’en dit Bossuet dans son Discours sur l’Histoire Universelle : Tout était Dieu, excepté Dieu lui-même.

II.

Du Sublime des sentiments.

Les sentiments sont sublimes, dit l’Abbé Batteux (2), quand fondés sur une vraie vertu, ils paraissent être presque au-dessus de la condition humaine, et qu’ils font voir, comme l’a dit Sénèque, dans la faiblesse de l’humanité la constance d’un Dieu. L’univers tomberait sur la tête du juste ; son âme serait tranquille dans le temps même de sa chute. L’idée de cette tranquillité comparée avec le fracas du monde entier qui se brise, est une image sublime, et la tranquillité du juste un sentiment sublime.

Corneille est de tous nos Poètes celui dans lequel on trouve le plus de sentiments sublimes ; et ces sentiments sont toujours rendus par l’expression la plus simple. Médée, dans la Tragédie de ce nom, veut se venger de ses ennemis. Nérine sa confidente lui dit :

Votre pays vous hait, votre époux est sans foi :
Contre tant d’ennemis, que vous reste-t-il ?

Médée lui répond :

Moi.

Qui ne sent que ce moi est le sublime du courage ?

Dans la Tragédie d’Horace, le Héros de la pièce ayant été nommé avec ses deux frères pour combattre contre les trois guerriers qu’Albe doit choisir, Curiace, Albain, beau-frère d’Horace, dont il doit même épouser la sœur, lui dit :

Quels vœux puis-je former, et quel bonheur attendre ?
De tous les deux côtés j’ai des pleurs à répandre :
De tous les deux côtés mes désirs sont trahis.

Horace lui répond :

Quoi ! vous me pleureriez mourant pour mon pays !

Cette réponse si fière, où éclatent tout à la fois la surprise et l’indignation, est le sublime de l’amour de la patrie.

Dans la même Tragédie, une femme qui avait été témoin du combat des trois Horaces contre les trois Curiaces, mais qui n’en avait pas vu la fin, annonce au vieil Horace, que deux de ses fils ont été tués, et que le troisième a pris la fuite. Le père est outré de la lâcheté de son fils. Cette femme lui dit alors :

Que vouliez-vous qu’il fit contre trois ?

Le vieil Horace lui répond :

Qu’il mourût.

Voilà, dit Voltaire 1, voilà ce trait du plus grand sublime, ce mot auquel il n’en est aucun de comparable dans toute l’antiquité.

Cinna, dans la Tragédie de ce nom, forme une conjuration contre Auguste. L’empereur Romain la découvre ; et dans l’instant même où il pourrait faire mourir ce chef des conjurés, non seulement il lui pardonne, mais encore il lui dit :

Soyons amis, Cinna ; c’est moi qui t’en convie.

N’est-ce pas là le sublime de la clémence, de la générosité ? Ce sentiment sublime est parfaitement soutenu par ces vers qui suivent peu après :

Tu trahis mes bienfaits ; je veux les redoubler.
Je t’ai comblé de biens ; je veux t’en accabler.

Je borne à ces quatre traits mes citations de Corneille : elles seraient trop multipliées, si je rapportais tous les sentiments vraiment sublimes qu’il a répandus dans ses Tragédies.

Dans l’Athalie de Racine, Abner témoigne au Grand-Prêtre Joad les craintes qu’il a qu’Athalie ne le fasse arracher de l’autel, et n’exerce sur lui ses vengeances. Joad lui répond :

Celui qui met un frein à la fureur des flots,
Sait aussi des méchants arrêter les complots.
Soumis avec respect à sa volonté sainte,
Je crains Dieu, cher Abner, et n’ai point d’autre crainte.

Tout est beau, tout est grand dans ces quatre vers. Mais le vrai sublime de sentiment ne se trouve que dans le second hémistiche du dernier. Rien d’extraordinaire en effet qu’un mortel soit soumis à Dieu. Mais qu’il n’ait point d’autre crainte ; qu’il ne craigne point la puissance et la fureur d’une Reine impie, ambitieuse et vindicative, c’est un courage dont les âmes les plus fortes et les plus élevées sont seules capables.

On trouve encore le sublime de sentiment dans ces vers de la Tragédie de Rhadamisthe par Crébillon. C’est Zénobie qui parle à Rhadamisthe :

Je connais la fureur de tes soupçons jaloux ;
Mais j’ai trop de vertu pour craindre mon époux.

Son âme inaccessible à la crainte, parce qu’elle est vertueuse, est dans une sécurité parfaite ; et cette sécurité est un sentiment sublime.

III.

Du Sublime des Images.

Le sublime des images consiste à représenter un grand objet avec les couleurs les plus vives, les plus fortes et les plus vraies. Les livres saints offrent presque à chaque page des exemples de ce genre de sublime. Voici comment s’exprime Moyse a dans son beau Cantique sur le passage de la mer rouge.

« Votre droite, Seigneur, a fait éclater sa grandeur par sa force ; votre droite, Seigneur, a brisé l’ennemi. Dans la magnificence de votre gloire, vous avez terrassé ceux qui s’élevaient contre vous. Vous avez envoyé votre colère : elle les a dévorés comme une paille. Au souffle de votre fureur, les eaux se sont entassées, les ondes rapides se sont tenues élevées comme en un monceau ; les flots de l’abîme se sont condensés et durcis au milieu de la mer. L’ennemi disait : Je les poursuivrai, je les atteindrai, je partagerai leurs dépouilles ; j’assouvirai mes désirs ; je tirerai mon épée ; ma main me les assujettira. Vous avez soufflé, et la mer les a engloutis. Ils sont tombés au fond des eaux violentes comme une masse de plomb… Vous avez étendu votre main ; la terre les a dévorés. »

David a décrivant dans le psaume 103 les merveilles de la création, s’écrie :

« Que votre grandeur a d’éclat, ô mon Dieu ! Quelle gloire, quelle majesté vous environne ! Vous êtes entouré de lumière, comme d’un vêtement. C’est vous qui avez tendu le Ciel comme un pavillon, dont les eaux supérieures sont le toit. Vous montez sur les nuées : vous marchez sur les ailes des vents. Les vents orageux sont vos Ministres, et le feu brûlant exécute vos ordres…. La gloire du Seigneur sera célébrée dans tous les siècles : il se réjouira dans ses ouvrages. Le Seigneur regarde la terre ; elle frémit de crainte : il touche les montagnes ; elles s’exhalent en fumée. »

Le Marquis de Pompignan dans sa belle Ode tirée de ce psaume, a ainsi paraphrasé ce morceau :

        L’éclat pompeux de ses ouvrages,
        Depuis la naissance des âges,
        Fait l’étonnement des mortels.
        Les feux célestes le couronnent,
        Et les flammes qui l’environnent,
        Sont ses vêtements éternels.
Ainsi qu’un pavillon tissu d’or et de soie.
Le vaste azur des cieux sous sa main se déploie :
Il peuple leurs déserts d’astres étincelants.
Les eaux autour de lui demeurent suspendues :
            Il foule aux pieds les nues,
            Et marche sur les vents.
        Fait-il entendre sa parole :
        Les cieux croulent, la mer gémit,
        La foudre part, l’aquilon vole,
        La terre en silence frémit.
        Du seuil des portes éternelles,
        Des légions d’esprits fidèles
        À sa voix s’élancent dans l’air.
        Un zèle dévorant les guide ;
        Et leur essor est plus rapide
        Que le feu brûlant de l’éclair…
Dieu des jours, Dieu des temps, triomphe d’âge en âge,
Jouis de ta grandeur, jouis de ton ouvrage,
Tu regardes la terre, elle tremble d’effroi :
Tu frappes la montagne, et sa cime enflammée
        Dans des flots de fumée
        S’abîme devant toi.

Le Prophète Isaïe a n’est pas moins sublime que David. Voyez sous quelles images il peint dans le chapitre 40 la grandeur et la puissance de Dieu.

« Quel est celui qui a mesuré les eaux dans le creux de sa main, et qui la tenant étendue a pesé les cieux ; qui soutient de trois doigts toute la masse de la terre, et qui met les collines dans la balance ?… Toutes les nations ne sont devant lui que comme une goutte d’eau, et comme ce petit grain qui donne à peine la moindre inclination à la balance. Toutes les îles sont comme un petit grain de poussière… Tous les peuples du monde sont devant lui comme s’ils n’étaient pas ; et il les regarde comme un vide et comme un néant. »

Voici l’heureuse imitation que Racine a faite de ce passage, dans sa Tragédie d’Esther.

Que peuvent contre lui tous les Rois de la terre ?
En vain ils s’uniraient pour lui faire la guerre ;
Pour dissiper leur ligue, il n’a qu’à se montrer :
Il parle, et dans la poudre il les fait tous rentrer.
Au seul son de sa voix la mer fuit, le ciel tremble :
Il voit comme un néant tout l’univers ensemble ;
Et les faibles mortels, vains jouets du trépas,
Sont tous devant ses yeux comme s’ils n’étaient pas.

Si ces différents morceaux traduits en notre langue, éclatent par tant de beautés sublimes, combien plus admirables encore doivent-ils être dans la langue hébraïque ! On sait que la meilleure traduction d’un ouvrage n’en est qu’une copie imparfaite.

Passons aux exemples que nous fournissent les Auteurs profanes. On y trouvera le vrai sublime des images, quoiqu’on ne puisse pas y admirer ces traits énergiques, ce coloris vigoureux, cette élévation majestueuse qui caractérisent les Prophètes. Celui qui en a le plus approché, est sans contredit Homère, peintre sublime dans toutes ses descriptions. Une armée en marche est, sous ses pinceaux, un feu dévorant, qui poussé par les vents, consume la terre devant lui . Un Dieu qui se transporte d’un lieu à un autre, fait trois pas ; et au quatrième, il arrive au bout de la terre . Les yeux d’Agamemnon irrité contre Achille, ressemblent à une flamme étincelante . Mais la description du combat des Dieux est une des plus vives et des plus magnifiques qui se trouvent dans ce Poète. Jupitera leur avait permis de descendre du ciel, et de se mêler dans le combat des Grecs et des Troyens, en prenant chacun le parti de ceux qu’ils voudraient favoriser. Je n’en citerai que ce morceau, dont la plus grande partie a été traduite en vers par Boileau.

« Le Souverain Maître des Dieux et des Hommes tonne du haut du Ciel ; et Neptuneb élevant ses flots, ébranle la terre et le sommet des montagnes. Les cimes du mont Idac tremblent jusques dans leurs fondements. Troie d, le champ de bataille, et les vaisseaux sont agités par des secousses violentes.

L’enfer se ment au bruit de Neptune en furie.
Plutona sort de son trône ; il pâlit, il s’écrie :
Il a peur que ce Dieu, dans cet affreux séjour,
D’un coup de son trident ne fasse entrer le jour,
Et par le centre ouvert de la terre ébranlée,
Ne fasse voir du Styxb la rive désolée,
Ne découvre aux vivants cet empire odieux,
Abhorré des mortels, et craint même des Dieux.

Toutes ces images sont vraiment sublimes, ainsi que celle, où le Poète grec peint la Discordec, ayant

La tête dans les cieux et les pieds sur la terre.

Notre J.-B. Rousseau l’a fort bien imitée dans ces beaux vers de l’Ode au prince Eugène, en parlant de la Renommée :

Quelle est cette Déesse énorme,
Ou plutôt ce monstre difforme,
Tout couvert d’oreilles et d’yeux,
Dont la voix ressemble au tonnerre,
Et qui des pieds touchant la terre,
Cache sa tête dans les cieux ?

Dans le même Homère, Jupiter, après avoir parlé, fait un signe de ses noirs sourcils ; les cheveux sacrés du roi des Dieux se dressent et se relèvent sur sa tête immortelle ; et tout l’Olympe est ébranlé par ce signe redoutable .

Virgile, dans son Énéide, fait assembler les Divinités de la Cour céleste. Jupiter parle ; tous les Dieux se taisent ; la terre tremble ; un profond silence règne au haut des airs ; les vents retiennent leur haleine ; la mer calme ses flots… Après avoir parlé, le Maître du monde incline sa tête ; et ce signe fait trembler tout l’Olympe .

On voit que cette dernière image a été imitée d’Homère. On la retrouve aussi dans Horace et dans Ovide. Le premier dit que Jupiter qui signala sa puissance par la défaite des géants, ébranle, du mouvement de ses sourcils, toute la nature . Le second, que ce père des Dieux, en secouant sa terrible chevelure, ébranle le ciel, la terre et les mers . Ces trois poètes, dit Rollin, semblent avoir partagé entre eux les trois vers d’Homère, et les trois circonstances qui y sont employées. Virgile s’en est tenu au signe de tête ; Ovide à l’agitation des cheveux ; et Horace au mouvement des sourcils.

Bossuet présente une image sublime, lorsqu’à la suite de cette pensée que j’ai déjà citée, tout était Dieu, excepté Dieu lui-même , il ajoute : et le monde que Dieu avait fait pour manifester sa puissance, semblait être devenu un temple d’idoles .

En voici une autre du grand Corneille : c’est de Pompée qu’il parle.

Il reçoit les adieux des siens et de sa femme,
Leur défend de le suivre, et s’avance au trépas
Avec le même front qu’il donnait des états.

Voltaire, dans le chant IV de sa Henriade, a imité cette belle image, en disant du Président de Harlay, que Bussy (Leclerc) menace de faire conduire à la Bastille, avec tout le Parlement :

Il se présente aux seize, et demande des fers,
Du front dont il aurait condamné ces pervers.

On trouve encore le vrai sublime des images dans les deux morceaux suivants. Le premier est tiré d’un sermon de Massillon, qui peint ainsi le néant des choses humaines.

« Une fatale révolution, une rapidité que rien n’arrête, entraîne tout dans les abîmes de l’éternité. Les siècles, les générations, les empires, tout va se perdre dans ce gouffre. Tout y entre, et rien n’en sort. Nos ancêtres nous en ont frayé le chemin, et nous allons le frayer dans un moment à ceux qui viennent après nous. Ainsi les âges se renouvellent ; ainsi la figure du monde change sans cesse ; ainsi les morts et les vivants se succèdent et se remplacent continuellement : rien ne demeure ; tout s’use, tout s’éteint. Dieu seul est toujours le même, et ses années ne finissent point. Le torrent des âges et des siècles coule devant ses yeux ; et il voit avec un air de vengeance et de fureur de faibles mortels, dans le temps même qu’ils sont emportés dans le cours fatal, l’insulter, en passant, profiter de ce seul moment pour déshonorer son nom, et tomber au sortir de là entre les mains éternelles de sa colère et de sa justice. »

Celui-ci est la description du jugement dernier dans le poème de la Religion par Racine le fils. Il est plein de grandes idées et d’images sublimes : c’est un morceau de poésie fini.

Déjà j’entends des mers mugir les flots troublés ;
Déjà je vois pâlir les astres ébranlés.
Le feu vengeur s’allume, et le son des trompettes
Va réveiller les morts dans leurs sombres retraites.
Ce jour est le dernier des jours de l’univers.
Dieu cite devant lui tous les peuples divers ;
Et pour en séparer les Saints, son héritage,
De sa religion vient consommer l’ouvrage.
La terre, le soleil, le temps, tout va périr,
Et de l’éternité les portes vont s’ouvrir :
Elles s’ouvrent. Le Dieu si long temps invisible
S’avance, précédé de sa gloire terrible.
Entouré du tonnerre au milieu des éclairs,
Son trône étincelant s’élève dans les airs.
Le grand rideau se tire ; et ce Dieu vient en maître.
Malheureux, qui pour lors commence à le connaître !
Ses anges ont partout fait entendre leur voix ;
Et sortant de la poudre une seconde fois,
Le genre humain tremblant, sans appui, sans refuge,
Ne voit plus de grandeur que celle de son juge :
Ébloui des rayons dont il se sent percer,
L’impie avec horreur voudrait les repousser.
Il n’est plus temps : il voit la gloire qui l’opprime :
Il tombe enseveli dans l’éternel abîme…
Et loin des voluptés où fut livré son cœur,
Ne trouve devant lui que la rage et l’horreur.
Le vrai chrétien lui seul ne voit rien qui l’étonne,
Et sur ce tribunal que la foudre environne,
Il voit le même Dieu, qu’il a cru, sans le voir,
L’objet de son amour, la fin de son espoir.
Mais il n’a plus besoin de foi ni d’espérance :
Un éternel amour en est la récompense.

Tout ce qu’on pourrait dire sur l’usage de chacun des trois styles dont j’ai parlé, et du sublime des pensées, des sentiments, des images, est renfermé dans le peu que j’ai dit de la convenance du style en général. L’Écrivain, qui non seulement connaît les principes de sa langue, et qui les observe, qui enchaîne bien ses idées, et qui les présente sous un jour lumineux ; mais encore qui n’est jamais ni au-dessus ni au-dessous du sujet qu’il traite, employant tour à tour le style simple, le style fleuri, le style sublime, selon que la matière s’élève ou s’abaisse ; cet Écrivain, dis-je, est un Écrivain parfait. Voyons par où il peut mériter le titre d’homme vraiment éloquent.