(1807) Principes généraux des belles-lettres. Tome I (3e éd.) « Première partie. De l’Art de bien écrire. — Section II. De l’Art d’écrire agréablement. — Chapitre II. Des différentes Espèces de Style, et des Figures de Pensées. » pp. 238-278
/ 195
(1807) Principes généraux des belles-lettres. Tome I (3e éd.) « Première partie. De l’Art de bien écrire. — Section II. De l’Art d’écrire agréablement. — Chapitre II. Des différentes Espèces de Style, et des Figures de Pensées. » pp. 238-278

Chapitre II.

Des différentes Espèces de Style, et des Figures de Pensées.

Tous les hommes ont une façon particulière de concevoir et de sentir. Ils doivent, par conséquent, rendre d’une manière qui leur est propre leurs idées et leurs sentiments : les expressions qu’ils emploient, en portent toujours l’empreinte. Ainsi l’on a raison de dire que chaque Auteur a son style, et qu’il y a autant de styles que d’Écrivains. Cependant comme toutes les matières qu’on traite, sont, ou dans un genre simple, ou dans un genre un peu plus élevé, ou dans un genre sublime ; on peut dire aussi qu’il n’y a que trois espèces générales de style, le simple, le tempéré, le sublime, et que le style particulier de chaque Écrivain doit être regardé comme une nuance de ces trois styles, variée à l’infini.

Il en est de même des figures de pensées. Quoiqu’elles aient chacune un caractère particulier qui les distingue les unes des autres, elles peuvent cependant être toutes rapportées à trois classes principales. Il y en a que l’Écrivain, soit en prose, soit en vers, emploie avec art, pour porter plus surement la lumière dans notre esprit ; pour faire parler la raison avec plus de force et de justesse ; pour présenter une vérité sous le jour le plus favorable et le plus lumineux : celles-là sont les plus convenables à la preuve. Il y a d’autres figures qui se bornent à flatter l’imagination, par l’éclat et l’agrément qui leur sont propres. L’Écrivain s’en sert pour embellir la vérité de tous les charmes qui peuvent nous la faire aimer : celles-là sont les figures d’ornement. Enfin il y en a qui pénètrent jusques dans le fond de nos cœur, les remuent, les agitent, les entraînent : l’Écrivain en fait usage, pour se rendre entièrement le maître de notre âme, et la mener, pour ainsi dire, au but qu’il se propose : celles-là sont propres aux passions. Les figures de la première classe peuvent convenir plus particulièrement au style simple ; celles de la seconde au style tempéré ; celles de la troisième au style sublime.

Article I.

Du Style simple, et des Figures convenables à la preuve.

Le style simple n’admet ni les mots sonores, ni les tours harmonieux, ni les périodes nombreuses. Il plaît, il intéresse par la vérité des pensées et la justesse des expressions. Il n’exclut point la délicatesse, l’enjouement, l’énergie. Mais il évite tout ce qui est recherché, tout ce qui sent le travail et l’apprêt, en un mot, tout ce qui peut jeter dans le discours une lumière trop vive et trop éclatante. Des grâces naturelles, une aimable négligence en font tout le prix. C’est ce qu’on va voir dans l’exemple suivant.

« Ceux qui ne travaillent point, contreviennent à l’ordre du Créateur, et il semble qu’ils en soient punis dès cette vie. L’ennui et le dégoût sont leur partage. Les plus riches mêmes, oui, les plus riches n’ont pas de plus grands tourments que leur oisiveté. Ils s’ennuient à la mort, au milieu de l’abondance, de la bonne chère et des plaisirs. Que dis-je, des plaisirs ! En ont-ils ? Ils en sont rassasiés, au point de ne plus les sentir. Souvent ils en vient le sort d’un ouvrier, qu’ils voient joyeux et content au milieu de ses travaux ; et en effet le travail est la satisfaction de l’honnête homme. Les récréations qu’il prend ensuite, ont bien pour lui un autre charme. On dirait qu’elles sont un salaire mérité par ses peines : mais après un délassement qu’il a goûté sans amertume, il retourne à sa besogne avec une ardeur nouvelle. Considérez cette troupe de moissonneurs exposés à la grande chaleur : voyez leur vivacité, leur courage, et même leur gaieté. Ne croirait-on pas qu’ils célèbrent une fête ? Ils chantent, ils rient. On ne dirait pas que l’ouvrage les fatigue. Tel est le sort de ces pauvres gens, une vie dure et laborieuse. Cependant après le travail opiniâtre d’une semaine entière, un peu de repos leur suffit. Ont-ils gagné du pain, pour faire subsister leur famille ; les voilà contents. On ne voit point régner à la campagne les débauches, les vices, et tous ces désordres si communs dans nos villes. Il semble que le séjour des champs soit l’asile de la simplicité et des mœurs. »

Les Poésies du P. du Cerceau offrent beaucoup d’exemples de style simple. En voici un tiré d’une pièce de vers intitulée les Tisons.

            À quoi donc nous occupons-nous,
Quand vous et moi, tisons, nous sommes tête à tête ?
Le grand livre du monde, où les sages, les fous
            Également figurent tous,
À nos réflexions de lui-même se prête.
Ce que j’ai vu le jour, se retrace le soir
        Dans mon esprit, comme dans un miroir ;
            Le fracas d’une grande ville,
            Où chez les petits et les grands,
        Les passions sont le premier mobile ;
Tous ces gens animés d’intérêts différents,
Qui pleins de leurs projets, occupés de leurs vues,
            Toujours pressés, toujours courants,
Roulent de toutes parts ainsi que des torrents,
            Et viennent inonder les rues….
            À juger d’eux en ce moment,
            Vous croiriez qu’ils n’ont qu’une affaire,
Et que tout leur bonheur dépend uniquement
            De ce qu’en ce jour ils vont faire.
La nuit enfin les chasse, ils entrent au logis.
Rentrent-ils plus contents qu’ils n’en étaient sortis.
Hélas ! plus accablés cent fois d’inquiétude,
        Qu’ils ne l’étaient en sortant le matin,
            Ils n’ont trouvé dans leur chemin
            Que dureté, qu’ingratitude.
            Occupés à ronger leur frein,
Ils se font de leurs maux une triste habitude ;
Et malgré la rigueur d’un sort trop inhumain,
            Victimes de leur servitude,
Ils recommenceront encor le lendemain.
La coutume en effet les condamne à ces peines :
Sans murmurer contr’elle, il faut baisser les bras :
C’est agir, travailler que de porter ces chaînes ;
Et l’on est fainéant, si l’on ne le fait pas.
            Ainsi le conçut dans Athènesa
Ce cyniqueb fameux, qui, par un trait nouveau,
Pour n’être seul oisif, remuait son tonneau.
            Il faisait bien : j’en fais de même ;
Et fondé comme lui sur de bonnes raisons,
J’entre, autant que je peux, dans le commun système,
        En remuant et tournant mes tisons.
Arbitre de leur sort, sans craindre de reproche,
Je les tourne, retourne, et règle entr’eux les rangs ;
            Je les écarte ou les rapproche,
Je les hausse, les baisse ainsi que je l’entends.
Mais que me revient-il des peines que je prends ?
            Et que vous revient-il des vôtres,
            Gens importants, gens affairés,
Qui dupes de vos soins, et tous les jours leurrés,
Vous croyez cependant plus sages que les autres ?
            Avouez-le de bonne foi,
            Vous tisonnez tout comme moi…
Ce savant, par exemple, attaché sur son livre,
Mais qui n’invente rien, ne dit rien de nouveau,
Des Auteurs qu’il regratte et qu’il vend à la livre,
Croit égaler la gloire, et que son nom doit vivre
        Comme le leur, au-delà du tombeau.
            Il se flatte ; Dieu lui pardonne :
Mais il est mon confrère, et comme moi tisonne.

Ce style d’autant plus difficile à saisir avec tous ses agréments, qu’il est plus près de la nature, s’emploie dans les entretiens familiers, dans les récits, dans les fables, dans les lettres, dans les sujets où l’on se propose d’instruire, et généralement dans tous ceux, où l’on parle de choses simples et communes. On compte parmi les figures qui lui sont propres, ou celles qui sont les plus convenables à la preuve, la prétermission, la licence, la concession, la correction, la communication, l’occupation, et la subjection.

Prétermission.

La Prétermission ou Prétérition est une figure, par laquelle on feint de passer sous silence, ou de ne toucher que légèrement des choses, sur lesquelles néanmoins on insiste avec force. Tel est cet endroit de la troisième Philippique de Démosthène :

« Je ne parlerai ni de vos animosités domestiques, ni de l’agrandissement de Philippea…. Je ne dirai pas qu’après tant de conquêtes, il parviendra à la Monarchie universelle de la Grèce, avec plus d’apparence qu’il n’y avait lieu de se défier autrefois qu’il dût parvenir où il est à présent. »

On voit encore un exemple de cette figure dans ces vers de la Henriade :

Je ne vous peindrai point le tumulte et les cris,
Le sang de tous côtés ruisselant dans Parisa,
Le fils assassiné sur le corps de son père,
Le frère avec la sœur, la fille avec la mère,
Les époux expirants sous leurs toits embrasés,
Les enfants au berceau sur la pierre écrasés.

Licence.

La Licence est une figure, par laquelle on promet de ne point déguiser à des personnes qu’on respecte, certaines vérités qui pourraient leur déplaire. Tel est ce discours de Burrhus à Agrippine, dans la tragédie de Britannicus, par Racine.

Je ne m’étais chargé dans cette occasion
Que d’excuser Césarb d’une seule action.
Mais puisque sans vouloir que je le justifie,
Vous me rendez garant du reste de sa vie,
Je répondrai, Madame, avec la liberté
D’un soldat, qui sait mal farder la vérité.
Vous m’avez de César confié la jeunesse,
Je l’avoue, et je dois m’en souvenir sans cesse.
Mais vous avais-je fait serment de le trahir,
D’en faire un Empereur qui ne sût qu’obéir ?
Non, ce n’est plus à vous qu’il faut que j’en réponde :
Ce n’est plus votre fils ; c’est le Maître du monde.
J’en dois compte, Madame, à l’Empire romain,
Qui croit voir son salut ou sa perte en ma main.

Concession.

La Concession est une figure, par laquelle l’orateur ne craint point d’accorder une chose, qui paraît lui être contraire, mais dont il ne manque pas de tirer avantage. C’est ainsi que Bossuet, dans son Oraison funèbre de Henriette-Marie de Francea, reine d’Angleterre, dit de Charles Ier b, son époux.

« Je veux bien avouer de lui ce qu’un auteur célèbre (Pline) a dit de César, qu’il a été clément jusqu’à être obligé de s’en repentir. Que ce soit donc là, si l’on veut, l’illustre défaut de Charles, aussi bien que de Césarc. Mais que ceux qui veulent croire que tout est faible dans les malheureux et dans les vaincus, ne pensent pas pour cela nous persuader que la force ait manqué à son courage, ni la vigueur à ses conseils. Poursuivi à toute outrance par l’implacable malignité de la fortune, trahi de tous les siens, il ne s’est pas manqué à lui-même. Malgré les mauvais succès de ses armes infortunées, si on a pu le vaincre, on n’a pas pu le forcer ; et comme il n’a jamais refusé ce qui était raisonnable, étant vainqueur, il a toujours rejeté ce qui était faible et injuste, étant captif. »

On peut rapporter à la concession la Permission, figure qu’on emploie, tantôt pour abandonner à eux-mêmes ceux qu’on ne peut détourner de leur dessein, tantôt pour inviter son ennemi à faire tout le mal qui lui est possible, et cela, afin de le toucher, ou de lui inspirer de l’horreur de ce qu’il a déjà fait. Crébillon en fournit un exemple dans cet endroit de sa tragédie d’Atrée, où Thieste, après avoir reconnu le sang de son fils dans la coupe qui lui a été présentée par Atrée, son frère, lui parle ainsi :

Monstre, que les enfers ont vomi sur la terre,
Assouvis la fureur dont ton cœur est épris :
Joins un malheureux père à son malheureux fils,
À ses mânes sanglants donne cette victime,
Et ne t’arrête point au milieu de ton crime.
Barbare, peux-tu bien m’épargner en des lieux,
D’où tu viens de chasser et le jour et les Dieux.

Correction.

La Correction est une figure, qui consiste à rétracter ou à expliquer une pensée qu’on vient d’exposer. En voici un bel exemple tiré de l’Oraison funèbre de Henriette-Anne d’Angleterrea, duchesse d’Orléans, par Bossuet.

« Non, après ce que nous venons de voir, la santé n’est qu’un nom, la vie n’est qu’un songe, la gloire n’est qu’une apparence, les grâces et les plaisirs ne sont qu’un dangereux amusement : tout est vain en nous, excepté le sincère aveu que nous faisons devant Dieu de nos vanités, et le jugement arrêté qui nous fait mépriser tout ce que nous sommes. Mais dis-je la vérité ? L’homme que Dieu a fait à son image, n’est-il qu’une ombre ? Ce que Jésus-Christ est venu chercher du ciel en terre, ce qu’il a cru pouvoir, sans se ravilir, acheter de tout son sang, n’est-ce qu’un rien ? Reconnaissons notre erreur. Sans doute ce triste spectacle des vanités humaines nous imposait ; et l’espérance publique frustrée, tout à coup, par la mort de cette princesse, nous poussait trop loin. Il ne faut pas permettre à l’homme de se mépriser tout entier, de peur que croyant, avec les impies, que notre vie n’est qu’un jeu où règne le hasard, il ne marche sans règle et sans conduite au gré de ses aveugles désirs. »

Communication.

La Communication est une figure, par laquelle l’Orateur communique familièrement ses raisons à ses auditeurs, quelquefois à ses adversaires mêmes, s’en rapportant à leur propre décision. C’est ainsi que Cicéron, dans son Oraison pour Caïus Rabirius, chevalier romain, accusé de trahison par le tribun Labienus, pour avoir, dans une émeute populaire, participé à la mort d’un factieux nommé Saturnin, qui venait de s’emparer du Capitole ; c’est ainsi que Cicéron, s’adressant à Labienus lui-même, lui dit :

« Je vous le demande : qu’eussiez-vous fait dans une circonstance aussi délicate, vous qui prîtes la fuite par lâcheté, tandis que d’un côté la fureur et la méchanceté de Saturnin vous appelaient au Capitole, et que d’un autre côté les Consuls imploraient votre secours pour la défense de la patrie et de la liberté ? Quelle autorité auriez-vous respectée ? quelle voix auriez-vous écoutée ? quel parti auriez-vous embrassé ? aux ordres de qui vous seriez-vous soumis ?… Pouvez vous donc faire un crime à Rabirius de s’être joint à ceux qu’il ne pouvait ni attaquer sans folie, ni abandonner sans déshonneur ? »

Cette figure consiste aussi à faire des questions avec art, pour ramener à son sentiment des esprits qui en étaient d’abord éloignés. On en voit un exemple dans cet endroit de la tragédie de la mort de César par Voltaire.

Cassius a.

Écoute. Tu connais avec quelle furie
Jadis Catilinab menaça sa patrie.

Brutus c.

Oui.

Cassius.

Si le même jour que ce grand criminel
Dût à la liberté porter le coup mortel :
Si lorsque le Sénat eût condamné ce traître,
Catilina pour fils t’eût voulu reconnaître ;
Entre ce monstre et nous forcé de décider,
Parle, qu’aurais-tu fait ?

Brutus.

Peux-tu le demander ?
Penses-tu qu’un moment ma vertu démentie
Eût mis dans la balance un homme et la patrie ?

Cassius.

Brutus, par ce seul mot ton devoir est dicté.

Occupation.

L’Occupation est une figure, par laquelle on prévient une objection, en se la faisant à soi-même et en y répondant. C’est ce que fait Boileau dans cet endroit d’une de ses Satyres :

Il a tort, dira l’un : pourquoi faut-il qu’il nomme ?
Attaquer Chapelain ! Ah ! c’est un si bonhomme !
Balzac en fait l’éloge en cent endroits divers.
Il est vrai, s’il m’eût cru, qu’il n’eût point fait de vers :
Il se tue à rimer ; que n’écrit-il en prose ?
Voilà ce que l’on dit. Et que dis-je autre chose ?
En blâmant ses écrits, ai-je d’un style affreux
Distillé sur sa vie un venin dangereux ?
Ma muse, en l’attaquant, charitable et discrète,
Sait de l’homme d’honneur distinguer le poète.

Subjection.

La Subjection ressemble beaucoup à l’occupation, comme on va le voir dans cet endroit de l’Oraison funèbre du premier Président de Lamoignon para Fléchier.

« Quelles pensez-vous que furent les voies qui le conduisirent à cette fin ? La faveur ? Il n’avait eu d’autres relations à la Cour, que celles que lui donnèrent ou ses affaires ou ses devoirs. Le hasard ? On fut longtemps à délibérer ; et dans une affaire aussi délicate, on crut qu’il fallait tout donner au conseil, et ne rien laisser à la fortune. La cabale ? Il était du nombre de ceux qui n’avaient suivi que leur devoir ; et ce parti, quoique le plus juste, n’avait pas été le plus grand. L’habileté à se servir des conjonctures ? Ces temps difficiles étaient passés, où l’on donnait les charges par nécessité plutôt que par choix, et où chacun voulant profiter des troubles de l’État, vendait chèrement, ou les services qu’il pouvait rendre, ou les moyens qu’il avait de nuire. »

Article II.

Du Style tempéré, et des Figures d’ornement.

Le style tempéré est plus fort et plus élevé que le style simple. On l’appelle aussi fleuri, parce qu’il fait usage des ornements d’éclat. Les figures vives et piquantes, le choix et l’harmonie des mots, la variété des sons, les tours ingénieux et brillants, en un mot tout ce qui peut embellir le discours, lui convient et le caractérise. En voici un exemple pris au hasard dans le Télémaque de Fénelon.

C’est la peinture du bonheur que goûtent les justes et les bons Rois dans les Champs-Élyséesa.

« Les hautes montagnes de Thraceb, qui de leurs fronts couverts de neige et de glace depuis l’origine du monde, fendent les nues, seraient renversées de leurs fondements posés au centre de la terre, que les cœurs de ces hommes justes ne pourraient pas même être émus : seulement ils ont pitié des misères qui accablent les hommes vivants dans le monde ; mais c’est une pitié douce et paisible, qui n’altère en rien leur immuable félicité. Une jeunesse éternelle, un bonheur sans fin, une gloire toute divine est peinte sur leur visage ; mais leur joie n’a rien de folâtre ni d’indécent ; c’est une joie douce, noble, pleine de majesté : c’est un goût sublime de la vérité et de la vertu qui les transporte. Ils sont sans interruption, à chaque moment, dans le même saisissement de cœur où est une mère, qui revoit son cher fils qu’elle avait cru mort ; et cette joie qui échappe bientôt à la mère, ne s’enfuit jamais du cœur de ces hommes. Jamais elle ne languit un instant ; elle est toujours nouvelle pour eux : ils ont le transport de l’ivresse, sans en avoir le trouble et l’aveuglement. Ils s’entretiennent ensemble de ce qu’ils voient et de ce qu’ils goûtent : ils foulent à leurs pieds les molles délices et les vaines grandeurs de leurs anciennes conditions qu’ils déplorent : ils repassent avec plaisir ces tristes mais courtes années, où ils ont eu besoin de combattre contre eux-mêmes et contre le torrent des hommes corrompus, pour devenir bons : ils admirent le secours des Dieux qui les ont conduits, comme par la main, à la vertu, au milieu de tant de périls. Je ne sais quoi de divin coule sans cesse au travers de leur cœur, comme un torrent de la Divinité même qui s’unit à eux : ils voient, ils goûtent qu’ils sont heureux, et sentent qu’ils le seront toujours. Ils chantent les louanges des Dieux, et ils ne font tous ensemble qu’une seule voix, une seule pensée, un seul cœur. Une même félicité fait comme un flux et un reflux dans ces âmes unies. Dans ce ravissement divin, les siècles coulent plus rapidement que les heures parmi les mortels ; et cependant mille et mille siècles écoulés n’ôtent rien à leur félicité toujours nouvelle et toujours entière. Ils règnent tous ensemble, non sur des trônes que les mains des hommes peuvent renverser, mais en eux-mêmes avec une puissance immuable ; car ils n’ont plus besoin d’être redoutables par une puissance empruntée d’un peuple vil et misérable ; ils ne portent plus ces vains diadèmes, dont l’éclat cache tant de craintes et de noirs soucis. Les Dieux mêmes les ont couronnés de leurs propres mains avec des couronnes que rien ne peut flétrir. »

On voit encore un bel exemple de style fleuri dans ces vers d’une épître de Gresset à sa sœur, après une longue maladie qu’il avait essuyée :

        Ô jours de la convalescence !
        Jours d’une pure volupté !
        C’est une nouvelle naissance,
        Un rayon d’immortalité.
Quel feu ! tous les plaisirs ont volé dans mon âme.
J’adore avec transport le céleste flambeau :
        Tout m’intéresse, tout m’enflamme ;
        Pour moi l’univers est nouveau.
Sans doute que le Dieu qui nous rend l’existence,
        À l’heureuse convalescence
Pour de nouveaux plaisirs donne de nouveaux sens :
        À ses regards impatients
Le chaos fuit ; tout naît ; la lumière commence ;
        Tout brille des feux du printemps.
Les plus simples objets, le chant d’une fauvette,
Le matin d’un beau jour, la verdure des bois,
        La fraîcheur d’une violette,
        Mille spectacles qu’autrefois
        On voyait avec nonchalance,
Transportent aujourd’hui, présentent des appas
        Inconnus à l’indifférence,
        Et que la foule ne voit pas.

M. le Duc de N***, dans ses Réflexions critiques sur le génie d’Horace, de Despréaux et de Rousseau, a donné la traduction de quelques strophes d’une Ode, dans laquelle le Poète latin chante les douceurs de la vie champêtre, et le bonheur de celui qui sillonnant le champ de ses pères, vit, comme eux, sans soins, sans affaires, sans créanciers. Ces strophes réunissent tous les charmes du style tempéré. Les voici :

De la trompette sanguinaire,
Il ose mépriser la voix :
De la fortune mercenaire,
Il ignore les dures lois.
Il rit du frivole avantage
Dont le courtisan est épris ;
Et l’intrigue au double visage
N’obtient de lui que des mépris.
Fidèle aux lois de la nature,
Seule elle fait tous ses plaisirs,
Et ses besoins sont la mesure
De ses goûts et de ses désirs.
Tantôt à sa vigne naissante,
Il unit de jeunes ormeaux ;
Tantôt d’une main bienfaisante,
Il en élague les rameaux.
Tantôt à l’ombre de la treille,
Il compte ses troupeaux naissants ;
Il serre les dons de l’abeille ;
Il tond ses agneaux bondissants.
Lorsque Pomonea en ses contrées
A mûri ses dons précieux,
Il charge ses mains épurées
Des prémices qu’il offre aux Dieux.
Sous un vieux chêne, il sait attendre
Le déclin du brûlant soleil :
Puis sur un gazon frais et tendre,
Il va chercher un doux sommeil.
Alors mille rivaux d’Orphéea,
Fardeau léger des arbrisseaux,
S’unissent pour hâter Morphée b ;
Au gazouillement des ruisseaux.

Les figures d’ornement, celles qui conviennent le plus au style tempéré, sont l’antithèse, la comparaison et la description, à laquelle se rapportent plusieurs autres figures que je ferai connaître.

Antithèse.

L’Antithèse est une figure, par laquelle on oppose des pensées les unes aux autres, pour les développer davantage : elle consiste aussi un peu dans le choix des mots opposés, comme on le voit dans cette pensée de La Bruyère : « La vie des Héros a enrichi l’histoire ; et l’histoire a embelli la vie des Héros. »

Dans ces vers de la Henriade :

De tous ses favoris, Mornaic seul l’accompagne,
Mornai son confident, mais jamais son flatteur,
Trop vertueux soutien du parti de l’erreur ;
Qui signalant toujours son zèle et sa prudence,
Servit également son Église et la France ;
Censeur des courtisans, mais à la Cour aimé,
Fier ennemi de Rome, et de Rome estimé.

et dans ceux-ci de la Chartreuse de Gresset :

J’ai vu mille peines cruelles
Sous un vain masque de bonheur ;
Mille petitesses réelles
Sous une écorce de grandeur ;
Mille lâchetés infidèles
Sous un coloris de candeur.

Cette figure si brillante doit être employée rarement dans un Ouvrage sérieux, et partout ailleurs même, avec quelques ménagements. Des antithèses trop multipliées deviendraient puériles et fatigantes. Cette figure n’est réellement belle, que lorsque les pensées opposées sont naturelles, tirées du fond du sujet, et qu’elles servent à se donner réciproquement de la justesse et de la clarté. Le sermon de Massillon sur le triomphe de la Religion en fournit un bien bel exemple. Le voici :

« Un Prince qui craint Dieu, et qui gouverne sagement ses peuples, n’a plus rien à craindre des hommes. Sa gloire toute seule aurait pu faire des envieux ; sa piété rendra sa gloire même respectable : ses entreprises auraient trouvé des censeurs ; sa piété sera l’apologie de sa conduite : ses prospérités auraient excité la jalousie ou la défiance de ses voisins ; il en deviendra par sa piété l’asile et l’arbitre. Ses démarches ne seront jamais suspectes, parce qu’elles seront toujours annoncées par la justice. On ne sera pas en garde contre son ambition, parce que son ambition sera toujours réglée par ses droits. Il n’attirera point sur ses États le fléau de la guerre, parce qu’il regardera comme un crime de la porter sans raison dans les États étrangers. Il réconciliera les peuples et les Rois, loin de les diviser pour les affaiblir, et pour élever sa puissance sur leurs divisions et sur leur faiblesse. Sa modération sera le plus sûr rempart de son empire : il n’aura pas besoin de garde qui veille à la porte de son Palais ; les cœurs de ses sujets entoureront son trône, et brilleront autour à la place des glaives qui le défendent. Son autorité lui sera inutile pour se faire obéir ; les ordres les plus sûrement accomplis sont ceux que l’amour exécute ; et la soumission sera sans murmure, parce qu’elle sera sans contrainte. Toute sa puissance l’aurait rendu à peine maître de ses peuples ; par la vertu il deviendra l’arbitre même des Souverains. »

Comparaison.

La Comparaison est une figure, par laquelle on présente les rapports de deux objets, pour orner ou pour éclaircir ses pensées. En voici une bien noble et bien belle, tirée de l’Oraison funèbre de Henriette-Marie de Francea, Reine d’Angleterre, par Bossuet.

« Comme une colonne, dont la masse solide paraît le plus ferme appui d’un temple ruineux, lorsque ce grand édifice qu’elle soutenait, fond sur elle sans l’abattre : ainsi la Reine se montre le ferme soutien de l’État, lorsqu’après en avoir longtemps porté le faix, elle n’est pas même courbée sous sa chute. »

Le Télémaque de Fénelon est plein de comparaisons également riches et agréables. Je me borne à celle-ci.

« À le voir pâle, abattu et défiguré, on aurait cru que ce n’était point Télémaqueb. Sa beauté, son enjouement, sa noble fierté s’enfuyaient loin de lui. Il périssait, tel qu’une fleur qui étant épanouie le matin, répand ses doux parfums dans la campagne, et se flétrit peu à peu vers le soir : ses vives couleurs s’effacent ; elle languit, elle se dessèche ; et sa belle tête se penche ne pouvant plus se soutenir. Ainsi le fils d’Ulyssec était aux portes de la mort. »

La comparaison doit être courte le plus qu’il est possible, et offrir un rapport convenable entre l’objet comparé et celui auquel on le compare : elle doit, de plus, être relevée par la justesse des expressions.

On peut rapporter à cette figure le Parallèle, qui n’est autre chose que la comparaison de deux hommes illustres, comme on le voit dans celui-ci, que La Motte a fait de Corneille et de Racine :

Des deux souverains de la scène
L’aspect a frappé nos esprits :
C’est sur leurs pas que Melpomènea
Conduit ses plus chers favoris.
L’un plus pur, l’autre plus sublime,
Tous deux partagent notre estime
Par un mérite différent :
Tour à tour ils nous font entendre
Ce que le cœur a de plus tendre,
Ce que l’esprit a de plus grand.

Description.

La Description est en général une figure par laquelle nous présentons l’image d’un objet. Je vais essayer d’en donner une idée dans l’exemple suivant, que je suis bien loin de proposer pour modèle.

« Quel plaisir d’être assis, à la pointe du jour, sur le bord de la mer ! sans doute le passage des ténèbres à la lumière, et le lever du soleil sont, en quelque lieu qu’on se trouve, le plus beau spectacle que l’homme puisse admirer. Mais ce spectacle est pour nous plus ou moins ravissant, suivant les objets qui nous entourent, et qui excitent en nous des sensations plus ou moins vives. Sur le bord de la mer, avant les premières lueurs de l’aurore, l’air est plus pur et plus frais : là, plus que partout ailleurs, il porte une nouvelle vie dans les sens, et régénère toutes les facultés de l’âme. Le bruissement des flots mollement agités, qui seul trouble en ce moment le calme profond de la nature, n’aura peut-être rien d’extrêmement doux et flatteur pour nous, qui aurons entendu le bruit d’une rivière tranquille, ou le murmure d’un ruisseau qui serpente dans un bocage. Mais la vue d’une immensité d’eau, dont les bornes paraissent être celles de l’univers, et qui rembrunie sous les ombres de la nuit, reprend insensiblement son azur, à la clarté graduelle du jour naissant : de longs traits de lumière qui paraissent jaillir du sein des eaux pour dorer l’horizon : un tourbillon de feux et d’éclairs étincelants, qui semblent embrasser cette surface liquide, pour annoncer le flambeau de la terre et des cieux : enfin ce grand astre, dont le globe resplendissant paraît s’élancer du milieu des ondes, réalisant, en quelque sorte, les fictions des anciens poètes ! quoi de plus majestueux, de plus imposant que ce spectacle ! ah ! qu’il est propre à élever l’âme jusqu’à l’être des êtres ! J’en ai joui plusieurs fois ; et je ne suis sorti de mon enchantement, que pour m’écrier : heureux les habitants de cette délicieuse contrée ! heureux de pouvoir à leur gré contempler tous les jours ce que la nature a de plus admirable, et ce qui peut le plus faire sentir à l’homme sa noblesse et sa dignité » ! Il y a quatre sortes de descriptions ; l’hypotypose, l’éthopée, la posographie, et la topographie.

Hypotypose.

L’Hypotypose réunit, pour ainsi dire, tous les ornements, tout l’éclat, tout le coloris des figures. Elle raconte un fait particulier, un événement, une tempête, une bataille, un incendie, etc. ; mais avec tant de feu, avec des couleurs si vives et si animées, qu’on croit voir sous ses yeux l’objet même que décrit le Poète ou l’Orateur. C’est en cela que la poésie et l’éloquence touchent de si près à la peinture. Homère et Virgile excellent dans ce grand art de peindre : leurs poèmes offrent une suite de tableaux de la dernière force et de la plus grande vérité. On en trouve aussi d’admirables en tous les genres dans les écrivains de notre nation. Les brillants exemples qu’ils nous fournissent de cette figure si belle, sont en si grand nombre, qu’il serait bien difficile de faire un choix. En voici quelques-uns de ceux qui s’offrent à ma mémoire. Voyez d’abord avec quelles couleurs le P. Berruyer, dans son Histoire du peuple de Dieu, peint l’embrasement de ces anciennes villes, dont les habitants livrés à d’infâmes débauches, attirèrent sur eux un des plus terribles fléaux de la vengeance céleste.

«  Au moment où le soleil commençait à se montrer, le ciel se couvrit de nuages de soufre et de bitume. La terre ouverte et tremblante, vomit des tourbillons de flammes. Une horrible pluie de feu tombant du ciel à grands flots, s’unit au feu allumé dans les entrailles de la terre. Les villes de Sodome, de Gomorrhe, d’Adama et de Séboim, furent consumées, détruites, englouties dans l’abîme, sans qu’il en restât les moindres vestiges. Tous les habitants de cette terre proscrite, périrent dans le feu ; tous les animaux furent exterminés. Un lac épais et sulfureuxa, vaste comme une mer, prit la place de ces fertiles campagnes. Un air mortel et empesté succéda à la douce température de cet agréable climat. Les arbres se desséchèrent ; et l’on vit disparaître pour toujours ces régions enchantées, plus heureuses de n’avoir plus de quoi corrompre leurs habitants, que d’avoir fourni à ces hommes abominables l’abondance et les délices. »

L’exemple suivant est tiré de l’épître de Boileau sur le passage du Rhin b, par l’armée de Louis XIV. C’est un des plus beaux morceaux de poésie que nous ayons en notre langue.

Ils marchent droit au fleuve, où Louis en personne,
Déjà prêt à passer, instruit, dispose, ordonne.
Par son ordre Grammontc le premier dans les flots,
S’avance, soutenu des regards du Héros.
Son coursier écumant, sous un maître intrépide,
Nage tout orgueilleux de la main qui le guide.
Revela le suit de près : sous ce chef redouté,
Marche des Cuirassiers l’escadron indompté.
Mais déjà devant eux une chaleur guerrière
Emporte loin du bord le bouillant Lesdiguièreb,
Vivonnec, Nantouilletd, et Coisline, et Salartf
Chacun d’eux au péril veut la première part.
Vendômeg que soutient l’orgueil de sa naissance,
Au même instant dans l’onde impatient s’élance.
La Salleh, Beringheni, Nogentk, d’Ambrel, Cavaism,
Fendent les flots tremblants sous un si noble poids.
Louis les animant du feu de son courage,
Se plaint de sa grandeur qui l’attache au rivage.
Par ses soins cependant trente légers vaisseaux,
D’un tranchant aviron coupent déjà les eaux.
Cent guerriers s’y jetant signalent leur audace.
Le Rhin1 les voit d’un œil qui porte la menace :
Il s’avance en courroux : le plomb vole à l’instant
Et pleut de toutes parts sur l’escadron flottant.
Du salpêtre en fureur l’air s’échauffe et s’allume,
Et des coups redoublés tout le rivage fume.
Déjà du plomb mortel plus d’un brave est atteint.
Sous les fougueux coursiers l’onde écume et se plaint.
De tant de coups affreux la tempête orageuse
Tient un temps sur les eaux la fortune douteuse.
Mais Louis d’un regard sait bientôt la fixer :
Le destin à ses yeux n’oserait balancer.
Bientôt avec Grammonta courent Marsb et Bellonec :
Le Rhin à leur aspect d’épouvante frissonne ;
Quand pour nouvelle alarme à ses esprits glacés,
Un bruit s’épand qu’Enguiend et Condé sont passés
Condé, dont le nom seul fait tomber les murailles
Force les escadrons et gagne les batailles ;
Enguien de son hymen le seul et digne fruit,
Par lui dès son enfance à la victoire instruit.
L’ennemi renversé fuit et gagne la plaine :
Le Dieu lui-même cède au torrent qui l’entraîne,
Et seul, désespéré, pleurant ses vains efforts,
Abandonne à Louis la victoire et ses bords.

Fénelon, dans sa prose poétique, donne à tous les objets qu’il peint les couleurs les plus riches, les plus animées, et en même temps celles qui leur sont propres. Peut-on trouver, dans le genre brillant et gracieux, une description plus agréable que celle-ci ? C’est Télémaque qui parle.

« Nous aperçûmes des dauphinsa couverts d’une écaille qui paraissait d’or et d’azur. En se jouant ils soulevaient les flots avec beaucoup d’écume. Après eux venaient des tritonsb qui sonnaient de la trompette avec leurs conques recourbées. Ils environnaient le char d’Amphitritec, traîné par des chevaux marins plus blancs que la neige, et qui fendant l’onde salée, laissaient loin derrière eux un vaste sillon dans la mer. Leurs yeux étaient enflammés, et leurs bouches étaient fumantes. Le char de la Déesse était une conque d’une merveilleuse figure : elle était d’une blancheur plus éclatante que l’ivoire, et les roues étaient d’or. Ce char semblait voler sur la surface des eaux paisibles. Une troupe de Nymphesd couronnées de fleurs, nageaient en foule derrière le char ; leurs beaux cheveux pendaient sur leurs épaules, et flottaient au gré du vent. La Déesse tenait d’une main un sceptre d’or, pour commander aux vagues ; de l’autre elle portait sur ses genoux le petit Dieu Palémon son fils pendant à sa mamelle. Elle avait un visage serein et une douce majesté, qui faisait fuir les vents séditieux et toutes les noires tempêtes. Les tritons conduisaient les chevaux et tenaient les rênes dorées. Une grande voile de pourpre flottait dans l’air au-dessus du char : elle était à demi enflée par le souffle d’une multitude de petits zéphirsa, qui s’efforçaient de la pousser par leurs haleines. On voyait au milieu des airs Éoleb empressé, inquiet et ardent. Son visage ridé et chagrin sa voix menaçante, ses sourcils épais et pendants, ses yeux pleins d’un feu sombre et austère, tenaient en silence les fiers aquilonsc, et repoussaient tous les nuages. Les immenses baleines et tous les monstres marins faisant avec leurs narines un flux et reflux de l’onde amère, sortaient à la hâte de leurs grottes profondes, pour voir la Déesse. »

Voyez aussi dans l’idylle des Oiseaux par madame Deshoulières, cette peinture si riante et si animée. Les objets y sont présentés dans une espèce de contraste, qui ne fait qu’augmenter le charme et le piquant de cette courte description.

L’air n’est plus obscurci par des brouillards épais.
Les prés font éclater les couleurs les plus vives ;
                Et dans leurs humides palais,
L’hiver ne retient plus les naïadesd captives.
Les Bergers accordant leur musette à leurs voix,
    D’un pied léger foulent l’herbe naissante ;
Les troupeaux ne sont plus sous leurs rustiques toits.
            Mille et mille oiseaux à la fois
            Ranimant leur voix languissante,
Réveillent les échos endormis dans ces bois.
Où brillaient les glaçons, on voit naître les roses.
Quel Dieu chasse l’horreur qui régnait dans ces lieux ?
Quel Dieu les embellit ? le plus petit des Dieux
                Fait seul tant de métamorphoses.
Il fournit au printemps tout ce qu’il a d’appas.

Enfin je citerai pour modèle d’hypotypose ces vers pittoresques du poème des Quatre Parties du Jour, par le C. de B***.

Ce grand astre, dont la lumière
Enflamme la voûte des cieux,
Semble au milieu de sa carrière
Suspendre son cours glorieux.
Fier d’être le flambeau du monde,
Il contemple du haut des airs
L’olympe, la terre et les mers
Remplis de sa clarté féconde,
Et jusques au fond des enfers
Il fait rentrer la nuit profonde,
Qui lui disputait l’univers.
Toute la nature en silence
Attend que le Dieu de Délosa,
De son char lumineux s’élance
Dans l’humide séjour des flots.
Tandis que des géants horribles,
Qu’un bras immortel enchaîna,
Embrasent de leurs feux terribles
Les monts de Vésuvea et d’Etnab ;
Lassés de leurs fardeaux énormes,
Les Cyclopes àc demi nus,
Reposent leurs têtes difformes
Sur leurs travaux interrompus.

Et ce charmant tableau du même Auteur, dans son poème des Quatre Saisons :

Bacchusd de pampres couronné,
Ouvre la scène des vendanges ;
Il brille, il marche environné
D’Amourse qui chantent ses louanges.
On voit danser devant son char
Les Satyresf et les Driadesg :
Un Fauneh enivré de nectar,
Remplit la coupe des Ménadesi.
Les jeuxk qui le suivent toujours
Répandent des fleurs sur ses traces :
Ses tigres conduits par les Grâcesl,
Sont caressés par les Amours.
Momusm,Terpsichoren,Thalieo,
Egypansp, Centauresq, Sylvainsr,
Viennent annoncer aux humains
L’heureux retour de la Folie.
Le Soleil voit en se levant
La marche du vainqueur du Gange ;
Et porté sur l’aile du vent,
L’Amoura annonce la vendange.
Panb, dans le creux de ce rocher,
Foule les présents de l’Automne :
À ses yeux la jeune Érigonec
Folâtre, et n’ose s’approcher.
Le nectar tombe par cascade ;
L’onde et le vin sont confondus ;
Et l’urne de chaque naïade
Devient la tonne de Bacchus.
Les flots de la liqueur sacrée
Couvrent la campagne altérée ;
Tout boit, tout s’enivre, tout rit,
Et de la joie immodérée
Jamais la source ne tarit.

Éthopée

L’Éthopée décrit les mœurs et le caractère. En voici un bien bel exemple que nous fournit La Bruyère.

« La fausse grandeur est farouche et inaccessible : comme elle sent son faible, elle se cache, ou du moins ne se montre pas de front, et ne se fait voir qu’autant qu’il faut pour imposer, et ne paraître point ce qu’elle est, je veux dire, une vraie petitesse. La véritable grandeur est libre, douce, familière, populaire. Elle se laisse toucher et manier : elle ne perd rien à être vue de près ; plus on la connaît, plus on l’admire. Elle se courbe par bonté vers ses inférieurs, et revient sans efforts dans son naturel. Elle s’abandonne quelquefois, se néglige, se relâche de ses avantages, toujours en pouvoir de les reprendre et de les faire valoir. Elle rit, joue et badine, mais avec dignité. On l’approche tout ensemble avec liberté et avec retenue. Son caractère est noble et facile, inspire le respect et la confiance, et fait que les princes nous paraissent grands et très grands, sans nous faire sentir que nous sommes petits. »

Cette figure est familière au Poète, à l’Orateur, et surtout à l’Historien. Mais celui-ci obligé de présenter la vérité telle qu’elle est, développe le caractère de ses personnages, pour le faire connaître dans toute son étendue ; et sans trop s’attacher aux autres ornements de l’art, il n’emploie que des couleurs simples et naturelles. On peut prendre pour modèle en ce genre le portrait du cardinal de Richelieua, tracé par le P. Bougeant, dans sa belle Histoire du traité de Westphalie. Le voici. Je ne craindrai point qu’on le trouve trop long.

« Malgré les portraits odieux que des Auteurs contemporains ont faits du cardinal de Richelieu, on admire aujourd’hui en lui toutes les qualités qui concourent à former un grand ministre, un génie vaste et supérieur qui ne concevait que de grands desseins, des vues profondes qu’on ne pénétrait qu’après l’événement, un grand discernement dans le choix des moyens, une fermeté inébranlable dans l’exécution, une habileté extrême à écarter ou à surmonter les obstacles. Tandis qu’il paraissait appliqué à une seule affaire, il donnait une égale attention à toutes les autres, agissant tout à la fois avec la même vivacité dans toutes les parties de l’Europe. Jamais on ne vit dans toutes les cours tant de négociations, tant de traités et de mouvements ; et c’était lui seul qui en était l’âme et le premier mobile. Il semblait occupé tout entier hors du royaume, et on le retrouvait tout entier au-dedans. Ceux qui avaient sous lui le plus de part aux affaires, n’étaient que les exécuteurs de ses ordres. Tout s’administrait par ses avis absolus, comme s’il se fût multiplié lui-même pour faire les fonctions de tous les emplois, et, ce qui peut faire connaître l’étendue de son génie, tandis qu’il paraissait devoir succomber sous le poids de tant d’affaires, on le voyait occupé à lier des intrigues de Cour, à placer ses créatures, à établir sa maison, à élever des bâtiments : on le voyait dans les Académies s’entretenir avec les savants, et se prêter à des spectacles et à des divertissements publics, comme s’il avait été libre de toute autre occupation…… Le cardinal de Richelieu n’eut qu’une passion ; mais elle fut extrême : ce fut une ambition démesurée, qui ne put être satisfaite que par toute l’autorité souveraine, et qui n’eut d’autres bornes que le nom et le titre de roi. L’attachement à la personne de Louis XIII, n’était pas la voie la plus sûre pour faire fortune ; on réussissait beaucoup mieux en se dévouant à toutes les volontés du Cardinal. On l’accuse d’avoir sacrifié à cette ambition le repos de l’État, en perpétuant la guerre pour perpétuer son autorité ; la vie de ses ennemis, dont aucun n’échappa, dit-on, à sa vengeance, et les devoirs les plus justes de la reconnaissance, en persécutant une reinea exilée, autrefois sa bienfaitrice. Mais il faut avouer pour sa justification, que l’intérêt de l’État se trouva presque toujours heureusement enchaîné à celui de sa fortune et de ses passions. Car la guerre qu’il entretint si longtemps par ambition, fut la première source de cette grandeur, où la monarchie française est parvenue sous le dernier règne. L’intérêt du bien public justifia son ingratitude, quelquefois même sa vengeance ; et si dans ces occasions, la passion fut le seul motif de sa conduite, on peut dire qu’il servit souvent l’État par ses vices mêmes comme par ses vertus. Ajoutons encore quelques traits pour achever son portrait. Son ambition s’attacha aux plus petits objets, comme aux plus grands. Magnifique dans sa dépense et ses largesses, il vécut dans une splendeur qui effaça la magnificence royale. Il prodigua les récompenses à de lâches courtisans et à de vils adulateurs ; et dans une si grande supériorité de vrai mérite, il fut susceptible de petites jalousies et de vanité pour les talents les plus médiocres. On le vit faire montre de son adresse à manier un cheval, se faire le rival des poètes et des écrivains de son temps, disputer avec eux du bel esprit, décrier leurs ouvrages, et se faire honneur de ceux d’autrui. »

L’orateur et le poète emploient dans l’éthopée des couleurs plus brillantes, des tours plus nombreux que ceux de l’historien. Ils peignent avec plus de feu et de précision : ils peignent même souvent d’un seul trait. Voyez avec quelle force Bossuet, dans son Oraison funèbre de Henriette-Marie de France, reine d’Angleterre, trace le caractère du fameux Cromwella.

« Un homme s’est rencontré d’une profondeur d’esprit incroyable ; hypocrite raffiné autant qu’habile politique ; capable de tout entreprendre et de tout cacher ; également actif et infatigable dans la paix et dans la guerre ; qui ne laissait rien à la fortune de ce qu’il pouvait lui ôter par conseil et par prévoyance ; mais au reste si vigilant et si prêt à tout, qu’il n’a jamais manqué les occasions qu’elle lui a présentées ; enfin un de ces esprits remuants et audacieux, qui semblent être nés pour changer le monde. »

Les Poètes font très souvent usage de cette figure, en donnant eux-mêmes un caractère à leurs personnages, ou en embellissant celui que l’histoire leur donne. Parmi tous les portraits de cette espèce, je n’en connais pas de mieux frappé que celui de Rhadamisthe, dans la Tragédie de ce nom, par Crébillon. C’est Rhadamisthe lui-même qui parle :

Et que sais-je, Hiéron ? furieux, incertain,
Criminel sans penchant, vertueux sans dessein,
Jouet infortuné de ma douleur extrême,
Dans l’état où je suis, me connais-je moi-même ?
Mon cœur de soins divers sans-cesse combattu,
Ennemi du forfait, sans aimer la vertu,
D’un amour malheureux déplorable victime,
S’abandonne au remords, sans renoncer au crime.
Je cède au repentir, mais sans en profiter ;
Et je ne me connais que pour me détester.
Dans ce cruel séjour sais-je ce qui m’entraîne ?
Si c’est le désespoir, ou l’amour ou la haine ?
J’ai perdu Zénobie : après ce coup affreux,
Peux-tu me demander encor ce que je veux ?
Désespéré, proscrit, abhorrant la lumière,
Je voudrais me venger de la nature entière.
Je ne sais quel poison se répand dans mon cœur ;
Mais jusqu’à mes remords, tout y devient fureur.

Posographie.

La Posographie, peint l’extérieur des objets. On en trouve un bien beau modèle dans ce portrait du prélat du Lutrin par Boileau :

La jeunesse en sa fleur brille sur son visage :
Son menton sur son sein descend à triple étage,
Et son corps ramassé dans sa courte grosseur,
Fait gémir les coussins sous sa molle épaisseur.

Et dans ces vers du C. de B**.

Tout brûle des feux de l’été.
Le froid serpent caché sous l’herbe,
S’éveille, et dresse avec fierté
La crête de son front superbe :
Son corps, en replis ondoyants,
Roule, circule, s’entrelace :
Ses yeux pleins d’ardeur et d’audace
S’arment de regards foudroyants :
Bientôt levant sa tête altière,
Vers l’astre qui l’a ranimé,
Il s’élance de la poussière,
Et fait briller à la lumière
Son aiguillon envenimé.

Un autre Poète, dont le nom m’est échappé, offre aussi un bel exemple de posographie dans ces vers où il peint l’attitude d’une personne qui va écouter à une porte :

Cependant il hésite, il approche en tremblant,
Posant sur l’escalier une jambe en avant,
Étendant une main, portant l’autre en arrière,
Le cou tendu, l’œil fixe, et le cœur palpitant,
D’une oreille attentive avec peine écoutant.

L’éthopée et la posographie se trouvent souvent jointes ensemble, et n’en sont l’une et l’autre que les plus piquantes et plus agréables ; ce portrait d’un jeune fat dans La Bruyère, en est un très bel exemple.

« J’entends Théodecte de l’antichambre. Il grossit sa voix à mesure qu’il s’approche ; le voilà entré : il rit, il crie, il éclate : on bouche ses oreilles ; c’est un tonnerre : il n’est pas moins redoutable par les choses qu’il dit, que par le ton dont il parle : il ne s’apaise, et il ne revient de ce grand fracas, que pour bredouiller des vanités et des sottises. Il a si peu d’égard au temps, aux personnes, aux bienséances, que chacun a son fait, sans qu’il ait eu intention de le lui donner : il n’est pas encore assis, qu’il a, à son insu, désobligé toute l’assemblée. A-t-on servi ; il se met le premier à table, et dans la première place : il n’a nul discernement des personnes, ni du maître, ni des conviés : il abuse de la folle déférence qu’on a pour lui…. Si l’on joue, il gagne au jeu : il veut railler celui qui perd, et il l’offense. Les rieurs sont pour lui : il n’y a sorte de fatuité qu’on ne lui passe. »

Topographie.

La Topographie décrit les lieux. Telle est, dans Télémaque, la description de celui où était située la grotte de Calypso.

« Les doux zéphirsa conservaient en ce lieu, malgré les ardeurs du soleil, une délicieuse fraîcheur. Des fontaines coulant avec un doux murmure sur des prés semés d’amaranthes et de violettes, formaient en divers lieux des bains aussi purs et aussi clairs que le cristal. Mille fleurs naissantes émaillaient les tapis verts dont la grotte était environnée. Là, on trouvait un bois de ces arbres touffus qui portent des pommes d’or, et dont la fleur, qui se renouvelle dans toutes les saisons, répand le plus doux de tous les parfums. Ce bois semblait couronner ces belles prairies, et formait une nuit que les rayons du soleil ne pouvaient percer. Là, on n’entendait jamais que le chant des oiseaux ou le bruit d’un ruisseau qui se précipitant du haut d’un rocher, tombait à gros bouillons pleins d’écume, et s’enfuyait au travers de la prairie. La grotte de la Déesse était sur le penchant d’une colline : de-là on découvrait la mer quelquefois claire et unie comme une glace, quelquefois follement irritée contre les rochers où elle se brisait en mugissant, et élevant ses vagues comme des montagnes. D’un autre côté on voyait une rivière, où se formaient des îles bordées de tilleuls fleuris et de hauts peupliers, qui portaient leurs têtes superbes jusques dans les nues. Les divers canaux qui formaient ces îles, semblaient se jouer dans la campagne : les uns roulaient leurs eaux claires avec rapidité ; d’autres avaient une eau paisible et dormante ; d’autres, par de longs détours, revenaient sur leurs pas, comme pour remonter vers leur source, et semblaient ne pouvoir quitter ces bords enchantés. On apercevait de loin des collines et des montagnes qui se perdaient dans les nues, et dont la figure bizarre formait un horizon à souhait pour le plaisir des yeux. Les montagnes voisines étaient couvertes de pampre vert qui pendait en feston : le raisin plus éclatant que la pourpre, ne pouvait se cacher sous les feuilles, et la vigne était accablée sous son fruit. Le figuier, l’olivier, le grenadier, et tous les autres arbres couvraient la campagne, et en faisaient un grand jardin. »

La Chartreuse de Gresset, est presque en entier un modèle de topographie. En voici quelques vers :

Si ma chambre est ronde ou carrée,
C’est ce que je ne dirai pas.
Tout ce que j’en sais sans compas,
C’est que depuis l’oblique entrée,
Dans cette cage resserrée,
On peut former jusqu’à six pas.
Une lucarne mal vitrée,
Près d’une gouttière livrée
À d’interminables sabats,
Où l’université des chats,
À minuit, en robe fourrée,
Vient tenir ses bruyants états ;
Une table mi-démembrée,
Près du plus humble des grabats,
Six brins de paille délabrée
Tressés sur de vieux échalas ;
Voilà les meubles délicats,
Dont ma Chartreuse est décorée.

Telles sont les principales figures qui rendent le style brillant, fleuri et quelquefois élevé, en embellissant et ennoblissant les objets que présente l’écrivain. Ce que j’ai à dire du style sublime, et des figures qui lui sont propres, je le renvoie à la section suivante, pour mettre de l’ordre et de l’exactitude dans les matières.