Chapitre XIV.
Genre historique.
L’histoire a pour but de raconter les évènements véritables.
L’objet spécial de l’historien, c’est la vérité ; il peut chercher à la rendre intéressante, mais s’il l’altère ou la néglige, il manque au premier de ses devoirs.
Études de l’historien.
Aucun genre de composition ne demande plus d’étude, plus de jugement, plus de connaissances que l’histoire.
Outre les connaissances spéciales, les recherches particulières au sujet qu’il traite, un historien, pour être complet, doit avoir pénétré les secrets de la nature et du cœur humain, étudié les lois et les constitutions des peuples, et acquis sur la politique, la religion, la philosophie, la littérature, les arts, le commerce, l’industrie, l’économie politique, des notions générales et suffisantes. Car l’histoire n’est pas seulement le récit des faits qui sont les évolutions extérieures de l’humanité ; elle doit encore remonter aux causes, apprécier les résultats, et signaler l’influence réciproque des idées sur les faits, et des faits sur les idées. L’histoire n’est pas comme la peinture, qui ne donne que des surfaces et des physionomies ; elle va au fond des choses, elle montre l’homme sous tous les aspects, et, des événements qu’elle analyse, elle doit savoir tirer des conséquences qui présentent à l’esprit un enseignement solide et profitable.
C’est donc par de sérieuses études que l’écrivain doit se préparer à l’histoire. Quand il aborde ensuite un sujet spécial, il ne doit rien négliger pour le connaître à fond.
Remonter aux sources originales, fouiller les bibliothèques et les archives, compulser tous les documents qui peuvent concourir à débrouiller les faits, comparer, analyser, critiquer, ne rien admettre légèrement et sans preuves : voilà le travail préliminaire de l’historien qui veut être consciencieux et vrai ; il ne dira pas ce mot qu’on reproche à Vertot au sujet de son Histoire de Malte : « Mon siège est fait. »
§ I. Impartialité.
L’historien doit être impartial, c’est-à-dire exposer la vérité tout entière, et rien que la vérité, sans ménagements, sans faiblesse, sans se laisser influencer par l’esprit de secte, de parti ou de système.
Quand nous parlons de l’impartialité de l’historien, nous sommes loin de prétendre qu’il doive rester impassible et froid, ni garder une indifférence complète entre le crime et la vertu. Non, certes ; l’historien est homme, et il parle à des hommes ; rien de ce qui est humain ne lui est étranger : son âme doit palpiter d’admiration devant le bien, s’indigner et frémir à la vue du mal. Sans manifester, comme l’orateur, des passions ardentes, sans sortir de la dignité, de la modération qui convient à l’histoire, il nous communiquera les émotions généreuses de son cœur, il flétrira le vice, et prendra hautement la défense de la vertu : c’est ainsi seulement que l’histoire peut devenir une école de morale.
Loin de nous ce système fataliste, préconisé de nos jours, qui veut faire de l’historien un automate sans entrailles, narrant avec la même indifférence le bien et le mal, sans haine comme sans sympathie. Cette froide insensibilité n’est pas dans la nature ; de plus, elle est contraire à la justice et à la vérité. Sans amener continuellement des réflexions philosophiques et morales, l’historien doit donner aux faits leur vrai caractère, et montrer partout l’expression d’une âme honnête et vertueuse ; le récit n’en devient que plus sympathique et plus intéressant : c’est là ce qui fait de Tacite un historien admirable et complet.
§ II. Unité.
S’il est un genre de composition où l’ordre et la clarté soient nécessaires, c’est surtout l’histoire. Pour arriver à ce résultat, l’auteur, après avoir approfondi son sujet, doit t se tracer un plan, et lui donner pour caractère essentiel l’unité.
Par l’unité, toutes les parties se relieront entre elles, se rattacheront à un centre commun, et formeront un ensemble complet. Malgré la diversité que peuvent présenter les évènements de l’histoire, ils se développent toujours d’après certaine loi, sous certaine influence, et ils tendent toujours vers un but : c’est à ce fil général que l’historien se rattachera pour grouper les membres épars du récit, et c’est ainsi qu’il trouvera l’unité. Polybe et Bossuet nous en offrent de beaux modèles : le premier donne pour centre à son Histoire générale l’agrandissement de la puissance romaine ; le second, dans son Histoire universelle, montre partout le doigt de la Providence dirigeant les évènements humains d’après ses desseins éternels : on croit sentir en le lisant qu’il a vu dans les cieux les secrets qu’il révèle à la terre. La pensée religieuse donne une magnifique unité à cet ouvrage, qui, comme l’a dit Voltaire, n’a eu ni modèle ni imitateurs, et dont le style n’a trouvé que des admirateurs.
Présentée avec cet ensemble et cette unité, l’histoire devient une vaste épopée où circulent la vie et l’intérêt, et elle attache d’autant plus fortement l’esprit que l’intérêt repose sur la vérité.
§ III. Détails de l’histoire.
Les détails de l’histoire doivent être subordonnés au plan que l’on adopte : dans une histoire abrégée, on ne présente que la substance des faits, on se borne aux principaux événements ; si l’on veut faire une histoire complète et détaillée, on peut s’étendre, et ne rien omettre de ce qui offre de l’intérêt. L’histoire détaillée est plus instructive, plus attachante ; elle offre plus de prise à l’imagination, parce qu’elle peint les événements et les caractères, et qu’elle met en relief les mœurs, les lois et les institutions. Mais il faut faire un choix dans les détails, et ne rien mettre d’inutile. — Sans cette sobriété, qui dépend du tact et du goût de l’historien, la narration devient prolixe et diffuse : tout ce qui ne va pas droit au but doit être mis de côté.
Il y a, du reste, plusieurs manières de présenter l’histoire. L’une, qu’on peut appeler narrative, consiste à détailler beaucoup les événements, en laissant au lecteur à tirer lui-même les conséquences ; elle s’adresse plus à la mémoire et à l’imagination. L’autre, qui s’adresse plutôt au jugement, peut se nommer philosophique ; elle suppose chez le lecteur une connaissance préalable des faits ; elle les serre, les abrège et les groupe pour en faire sortir un enseignement. Tite-Live dans son Histoire romaine, M. de Barante dans son Histoire des ducs de Bourgogne, ont adopté la première manière ; Tacite, Bossuet, ont choisi la seconde. On peut, en combinant habilement ces deux méthodes, réunir les avantages de l’une et de l’autre.
§ IV. Chronologie.
L’ordre chronologique est nécessaire à l’histoire ; mais on est parfois obligé de s’en écarter, pour ne pas couper un récit et disloquer l’enchaînement des faits. L’historien, entraîné en avant malgré lui, est obligé de revenir sur ses pas. C’est ce qui se rencontre fréquemment dans l’histoire générale, où les événements séparés et multiples, ne peuvent tous être conduits de front.
§ V. Narration historique.
Style.
La narration historique veut être vive et rapide ; elle doit marcher et ne jamais languir. Si elle peint les hommes et les choses sous des couleurs vraies et saisissantes, si elle dessine avec justesse et originalité les caractères, si dans un récit simple et clair elle mêle une certaine chaleur tempérée de dignité et de noblesse, elle ne peut manquer d’intéresser le lecteur. Le style sera clair, précis, grave et naturel ; il variera dans ses formes, suivant le sujet et les circonstances.
§ VI. Différentes formes de l’histoire.
Histoire primitive.
Légendes, annales, chroniques.
Dans l’enfance des peuples, les souvenirs historiques se conservent par la tradition orale, par les chants des poètes ou par des monuments simples et grossiers.
Quand la prose paraît, on pense à transmettre à la postérité les évènements d’une manière plus positive, et l’on voit paraître les annales, les légendes et les chroniques, qui sont plutôt des matériaux pour l’histoire que l’histoire même.
Les annales se contentent de consigner les noms, les faits et les dates, sans songer à les mettre en récit. À Rome, les annales étaient rédigées par les grands pontifes, dans les livres pontificaux.
Les légendes n’appartiennent qu’indirectement à l’histoire ; ce sont des récits naïfs et populaires, fondés souvent sur des faits véritables, mais altérés par l’imagination ignorante et avide de merveilleux ; il est difficile souvent d’y démêler la vérité du mensonge, car l’invention romanesque y domine.
La chronique est l’enfance de l’histoire : elle est naïve et de bonne foi ; elle raconte pour raconter ; elle ne se pique pas d’ordre ni de science, mais elle plait, elle intéresse par sa simplicité même et son abandon33.
Histoire proprement dite.
L’histoire proprement dite appartient aux âges déjà éclairés par la civilisation, car elle exige des recherches, de la réflexion et de vastes connaissances. On peut la diviser, quant à la forme et au sujet, en plusieurs espèces.
D’abord on distingue l’histoire sacrée et l’histoire profane.
L’histoire sacrée raconte les faits relatifs à la religion : on la nomme histoire sainte quand elle renferme les événements religieux antérieurs au Messie ; c’est l’Ancien Testament qui en est la source. On donne le nom d’histoire ecclésiastique à celle qui raconte les évènements religieux depuis Jésus-Christ jusqu’à nos jours. L’histoire sacrée est souvent mêlée à l’histoire profane dans les auteurs.
L’histoire profane, qui s’occupe spécialement des événements humains, nous offre les divisions suivantes :
L’histoire universelle, qui embrasse tous les peuples, depuis l’origine du monde jusqu’à nos jours (Bossuet, de Ségur).
L’histoire générale, qui comprend les faits de toute une époque ou de tout un empire (telle est l’Histoire d’Hérodote, l’Histoire d’Angleterre par Lingard, etc.)
L’histoire particulière, qui raconte seulement une période de l’histoire, ou un grand évènement isolé (la Retraite des dix mille, par Xénophon ; l’Histoire des Croisades, par Michaud : la Conquête de l’Angleterre par les Normands, d’Augustin Thierry, etc.).
La biographie renferme la vie d’un homme remarquable et qui a joué un rôle dans la société. Si l’on veut faire l’histoire d’un homme, on le représente principalement dans son existence publique ; si l’on veut raconter surtout sa vie, c’est plutôt l’homme privé que l’on considère ; mais on peut embrasser simultanément l’un et l’autre point de vue (les Vies des hommes illustres, par Plutarque ; la Vie d’Agricola, par Tacite, etc.).
Les mémoires ne contiennent pas une histoire suivie et complète, ils relatent les faits, les impressions personnelles à l’auteur, ce qu’il a vu, ce qu’il a entendu dire, ce à quoi il a pris part directement ou indirectement ; plus il s’est trouvé haut placé, plus ses récits offrent d’importance et d’intérêt.
Les mémoires ne sont pas astreints à l’ordre, à la dignité sévère de l’histoire. On aime à y trouver un ton de liberté vif et animé, des portraits pittoresques, des anecdotes piquantes, des détails intimes de mœurs ; l’auteur peut s’y mettre en scène, et cette communication familière avec le lecteur donne un charme de plus au récit ; mais les mémoires ne doivent pas dégénérer en bavardage inutile. (Mémoires de Sully, du cardinal de Retz, de Saint-Simon, etc.)
La philosophie de l’histoire n’est pas un récit chronologique et suivi des événements ; elle présente des vues générales sur l’histoire ; elle considère spécialement l’esprit des faits, examine les causes, indique les développements des idées et de la civilisation, et montre du doigt les résultats et les conséquences : c’est comme un complément nécessaire à l’histoire proprement dite ; elle s’adresse aux esprits murs et sérieux. Quand cette synthèse est faite par un homme de talent, par un philosophe aux idées larges, élevées, morales et religieuses, elle offre un des enseignements les plus utiles à l’humanité (Montesquieu, Guizot)34.
L’histoire de la littérature est aussi un complément nécessaire de l’histoire politique : si celle-ci présente le tableau des événements, celle-là fait comprendre la marche des esprits. C’est par la littérature que se traduit le génie d’une nation, c’est là qu’il faut puiser pour le saisir dans ses manifestations les plus vives et les plus complètes. Analyser avec goût les auteurs, soumettre les ouvrages à une critique judicieuse et impartiale, étudier le caractère des écrivains, l’influence qu’ils ont reçue de leur siècle, celle qu’ils ont exercée sur lui à leur tour ; constater les progrès de la pensée et de la langue mêler à cette étude des observations justes et profondes sur les mœurs, le goût et l’art d’écrire : tel est l’objet multiple de l’histoire littéraire. Il n’est guère d’étude plus propre à former le jugement et l’imagination de la jeunesse (Laharpe, Fauriel, Villemain, Ampère, Sainte-Beuve, Philarète Chasles, Nisard).