(1853) Principes de composition et de style (2e éd.) « Seconde partie. Étude des genres de littérature, en vers et en prose. — Chapitre IX. De l’élégie. »
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(1853) Principes de composition et de style (2e éd.) « Seconde partie. Étude des genres de littérature, en vers et en prose. — Chapitre IX. De l’élégie. »

Chapitre IX.
De l’élégie.

La plaintive élégie, en longs habits de deuil,
Sait, les cheveux épars, gémir sur un cercueil.
Boileau, Art poét.

L’élégie dont le nom signifie dire hélas ! est le poème de la douleur et de la plainte. Son ton habituel est la : mélancolie : pourtant chez les Grecs, elle eut d’abord un caractère guerrier, comme dans les chants de Tyrtée ; ce fut Mimnerme qui la rendit plaintive et touchante. Chez les latins, l’élégie prit encore un autre ton ; elle chanta dans les vers de Tibulle et de Properce, les peines et les plaisirs de l’amour.

Le rythme élégiaque était le distique, composé d’un vers hexamètre et d’un vers pentamètre.

Le poète élégiaque se plaît à verser des larmes, à exhaler sa douleur par des expressions tantôt vives et entrecoupées, comme des sanglots qui partent de l’âme ; tantôt douces et harmonieuses, comme les soupirs prolongés de la souffrance. Il chante sa peine sur tous les tons, la peint sous toutes les couleurs ; il cherche à y intéresser tout ce qui l’entoure, le ciel, la terre, les êtres animés et inanimés ; mais tout sert à la nourrir, à l’envenimer. Parfois l’espérance lui envoie un rayon consolateur, et alors il sourit au milieu de ses larmes ; mais bientôt le malheur ressaisit sa victime ; l’élégie se noie dans les pleurs et caresse l’image de la mort.

L’écueil de l’élégie, c’est d’énerver l’âme : malgré le soulagement passager qu’elle procure, elle affaiblit et décourage ceux qui se livrent avec trop d’abandon au charme décevant de ces gémissements de la poésie : il est dangereux de se laisser trop aller à la volupté des larmes.

Pour être morale et consolatrice, l’élégie ne doit pas s’enfoncer dans le désespoir, mais elle doit élever son regard vers le ciel et aspirer à Dieu. Lamartine a bien compris cette mission sainte de l’élégie : sa poésie est vraiment celle des cœurs tendres et affligés.

Mais c’est du ciel que descend toute consolation ; c’est dans les Livres saints qu’il faut aller chercher la plus haute inspiration élégiaque. Là, ce n’est plus le langage humain, c’est Dieu lui-même qui parle par les prophètes ; c’est lui qui met dans la bouche de David l’expression la plus vraie et la plus touchante de la douleur de l’âme, tempérée par les élans de la foi et de l’espérance religieuse : telle est entre autres le psaume qui chante la captivité de Babylone (Super flumina Babylonis), et que Chateaubriand appelle le plus beau des cantiques sur l’amour de la patrie . Les Lamentations de Jérémie sont aussi d’admirables élégies, véritables chants funèbres de la patrie expirante, de Jérusalem, la reine des nations, assise dans l’abandon, la tristesse et le veuvage. Ces complaintes du prophète portent jusqu’au sublime l’émotion religieuse de la douleur. Plusieurs passages de Job et d’Ézéchiel peuvent aussi être regardés comme de vraies élégies.

L’élégie, hymne de la douleur, se rencontre surtout aux époques de civilisation où les, malheurs publics et privés pèsent sur les âmes, les replient sur elles-mêmes et les découragent ; où les passions, et surtout l’amour, tendent au raffinement et se prêtent à une analyse intime,

Voilà pourquoi notre époque a été marquée par un débordement d’élégies : jamais on ne vit tant de poètes entonner des chants de douleur et de mort. Plusieurs avaient sans doute à exprimer des peines réelles ; plusieurs, comme Millevoye et Gilbert, ont chanté au bord de la tombe : aussi leurs vers portent-ils l’empreinte d’un sentiment vrai et profond ; mais d’autres n’ont chanté que des douleurs factices et caressé que des chimères ; ils mouraient par métaphore, et riaient sous cape de voir le public s’attendrir sur leurs infortunes. Nous avons eu un moment de monomanie élégiaque qui heureusement est passé.

L’élégie moderne a eu de hardies inspirations, et s’est souvent rapprochée de la poésie lyrique au point de se confondre avec elle. Les Messéniennes de C. Delavigne sait des chants patriotiques à la manière de Tyrtée ; les poésies de Lamartine et de Byron sont souvent des élégies au large essor26.