(1853) Principes de composition et de style (2e éd.) « Seconde partie. Étude des genres de littérature, en vers et en prose. — Chapitre IV. Genre dramatique. »
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(1853) Principes de composition et de style (2e éd.) « Seconde partie. Étude des genres de littérature, en vers et en prose. — Chapitre IV. Genre dramatique. »

Chapitre IV.
Genre dramatique.

§ I. Origine du drame.

L’invention de la poésie dramatique n’appartient pas à un seul peuple ; on la rencontre à différents degrés chez toutes les nations. Elle naît d’elle-même en Grèce. Les Osques de la Campanie jouent des comédies grossières nommées Atellanes, et les transmettent aux Romains avant que l’imitation grecque ait pénétré en Italie. Les Indous possèdent, dès la plus haute antiquité, une littérature dramatique assez riche ; un de leurs drames, Sacontala ou l’Anneau fatal, du poète Kalidasa, a été traduit en français. La Chine a un théâtre aussi fort ancien : Voltaire en a tiré l’Orphelin de la Chine. Les voyageurs ont signalé l’existence de certaines actions dramatiques au Mexique, au Pérou, et même chez les sauvages de l’Afrique. Enfin, le moyen-âge jouait ses Mystères et ses Moralités avant d’avoir encore rien appris de l’antiquité classique.

Les représentations dramatiques ont évidemment leur origine dans un besoin d’imitation naturel à l’homme. C’est l’instinct mimique qui est la source du drame ; or, cet instinct est de tous les temps, de tous les lieux et de toutes les civilisations.

« Les enfants de tous les pays, dit M. Magnin, se plaisent, dans leurs jeux, à sortir d’eux-mêmes, à imiter les grandes personnes, à jouer les rôles de père, de général, de roi ; ces peintures imparfaites de la société et des passions humaines les intéressent souvent plus vivement que leurs jeux favoris, la course en plein air, les exercices corporels. Aristote a signalé cette disposition de l’enfance ; ce grand observateur déclare l’homme le plus imitateur de tous les animaux. » Joignez à cet instinct celui du chant, de l’harmonie et de la danse, vous avez les bases de l’art dramatique, qui est aussi ancien que l’homme lui-même.

Mais il y a deux sentiments contraires qui se disputent sans cesse notre âme : la joie et la douleur, qui se manifestent par le rire et les larmes : c’est comme la double face de l’humanité.

Le drame, imitation exacte de la vie, doit reproduire cette double physionomie de l’existence : tantôt il est sérieux, solennel, et cherche à émouvoir la sensibilité par le tableau de la douleur : c’est la tragédie ; tantôt il est plaisant, badin, et provoque la gaîté par la peinture du ridicule : c’est la comédie ; quelquefois enfin il met, comme la nature, le rire à côté des pleurs ; il mêle dans une même action le plaisant et le sérieux, le comique et le tragique : c’est alors le drame proprement dit.

§ II. Coup d’œil sur le théâtre grec.

En Grèce, nous voyons poindre le drame en même temps que la poésie lyrique et l’épopée ; ces trois genres se tiennent de près à l’origine. Les rhapsodes, en chantant en public les poésies homériques, y mêlaient des gestes et des mouvements qui en faisaient une sorte de représentation dramatique. Dans les fêtes religieuses, les anciens chœurs lyriques, accompagnés de danses, figuraient aussi un commencement de drame.

Mais c’est surtout au milieu des fêtes de Bacchus que le théâtre prit naissance. Les vendanges excitaient une sorte de délire poétique en l’honneur du dieu du vin. On composait des dithyrambes où l’on célébrait ses louanges, en racontant les aventures merveilleuses de sa vie. Des concours de poésie s’établirent dans ces fêtes ; le meilleur chant était récompensé par le don d’un bouc ; c’est de là que vient le mot tragédie, qui signifie chant du bouc.

Le chant du dithyrambe était accompagné de farces grossières représentées par le cortège de Bacchus, les faunes, les satyres et les sylvains. Il y avait dans ces fêtes un côté sérieux et un côté comique : c’est de ce dernier que naquit la comédie. La partie sérieuse du dithyrambe s’ennoblit peu à peu, se dégagea de la farce et pénétra dans les villes ; la partie bouffonne resta longtemps encore à la campagne pour amuser de rustiques spectateurs : de là le nom de comédie, qui signifie chant du village.

La comédie et la tragédie ont donc pour origine commune le chant lyrique nommé dithyrambe. Ce poème était chanté par des chœurs, qui se séparaient quelquefois en plusieurs bandes, se répondant alternativement par des strophes et des antistrophes.

Pour mêler un peu de variété au chant, Thespis, au temps de Solon, imagina de le couper par un récit : c’était un pas de fait. Cinquante ans plus tard, Eschyle y introduisit le dialogue entre deux personnages, leur fit représenter quelque action intéressante sur un théâtre orné de décorations analogues au lieu de la scène, inventa les costumes, les masques, les cothurnes : la tragédie était créée.

Bientôt on oublia les louanges et les aventures de Bacchus ; le chœur, lié à l’action, ne fut plus la partie principale : la tragédie grecque atteignit sa perfection avec Sophocle et Euripide.

Le chœur, dans la tragédie antique, conserva pourtant toujours un rôle important. Il était partagé en deux moitiés, dont chacune avait un chef nommé coryphée. Lorsque le chœur prenait part au dialogue, c’était par l’organe de son chef ; la partie lyrique du chœur était chantée par tous les membres et accompagnée de la flûte.

Le chœur avait pour effet de rendre la tragédie plus pompeuse et plus morale ; le poète s’y livrait à de sublimes élans lyriques ; la musique qui l’accompagnait donnait de la variété et de la dignité au spectacle. Il était chargé de faire ressortir le côté moral de la pièce, et de donner en toute occasion des leçons de vertu. Le chœur restait constamment sur le théâtre pendant la pièce : il remplissait par ses chants les intervalles des actes ; il n’y avait pas de toile à baisser ; la représentation était continue. De là sont nées tout naturellement les unités de temps et de lieu ; la scène ne pouvait pas changer, et l’action ne durait guère que l’espace de temps employé à la représentation : l’illusion était aussi complète que possible,

La tragédie moderne n’a pas imité le chœur antique, sauf dans quelques pièces, telles que l’Esther et l’Athalie de Racine, le Paria de Casimir Delavigne.

Comme on le voit, le théâtre grec eut une origine toute religieuse ; il conserva toujours chez les anciens ce caractère sacré. Les dieux étaient mêlés à l’action, directement ou indirectement ; leur influence au moins s’y faisait toujours sentir dans la conduite des hommes et des événements. Le Destin, divinité terrible et inflexible, en était le ressort principal ; il pesait sur l’action et amenait la catastrophe dramatique ; les passions humaines n’occupaient qu’une place secondaire.

§ III. Définition et but du drame.

Le mot drame signifie action. Le drame est donc la représentation d’une action imitée de la vie humaine. Son but est d’amuser et d’instruire.

Quoique les jeux de la scène soient destinés à intéresser et à distraire le spectateur, il ne faut pas oublier que le théâtre doit avoir un but et un résultat moral, comme toute poésie et toute œuvre d’imagination. Nous savons que ce but n’est pas souvent atteint, et que l’on sort rarement du théâtre, corrigé et amélioré ; c’est que les auteurs dramatiques cherchent plus souvent à plaire qu’à instruire, et que, pour avoir du succès, ils flattent les passions au lieu de les réprimer. Le théâtre est une école dangereuse ; il ne faut pas s’étonner que l’Église ait laissé peser sur lui l’anathème et que les moralistes l’aient frappé de proscription.

C’est souvent aussi à la perversité de notre nature que tient le danger du théâtre. Il met en jeu les passions humaines ; il représente le vice aux prises avec la vertu ; celle-ci sort triomphante de la lutte ; mais au fond de notre cœur, l’impression du mal reste plus vive que celle du bien, et c’est une semence qui porte de tristes fruits. Il faut une volonté forte et un vertu solide pour résister à cette séduction.

§ IV. Qualités de l’action dramatique.

Trois qualités principales sont nécessaires à l’action dramatique ; 1° la vérité ou la vraisemblance ; 2° l’unité ; 3° la conduite.

1° Vérité ou vraisemblance.

La vérité de l’action ne l’oblige pas à être historique : on laisse à l’auteur toute liberté d’invention. Mais il ne doit jamais sortir de la nature : là est la vérité éternelle, là est la source du plaisir dramatique.

Le théâtre n’est au fond qu’une illusion ; nous le savons : nous y allons pour être agréablement trompés par l’imitation de la vie ; mais nous voulons que cette imitation soit vraie, sans être pourtant une réalité. Il y a des vérités horribles et dégoûtantes qui nous révolteraient. Ce dont on ne doit jamais s’écarter, c’est de la vraisemblance.

Jamais au spectateur n’offrez rien d’incroyable :
Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.
Une merveille absurde est pour moi sans appas :
L’esprit n’est point ému de ce qu’il ne croit pas.
Ce qu’on ne doit point voir, qu’un récit nous l’expose :
Les yeux, en le voyant, saisiraient mieux la chose ;
Mais il est des objets qu’un art judicieux
Doit offrir aux oreilles et reculer des yeux.
Boileau, Art poét.

2° Unité.

D’après la Poétique d’Aristote et d’après les ouvrages anciens imités par les classiques modernes, l’action dramatique doit être soumise à la règle des trois unités, formulée par Boileau dans ces vers si connus :

Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli.

L’unité de lieu exige que l’action s’accomplisse toute entière dans le même lieu, sans passer d’un endroit à un autre.

L’unité de temps exige que la durée de l’action soit à peu près la même que celle de la représentation, ou au moins qu’elle ne dépasse pas vingt-quatre heures.

L’unité d’action consiste à développer un seul fait, une seule intrigue principale, de manière à ce que toutes les parties de la pièce aient un centre commun.

L’observation de ces trois unités a pour but de porter aussi loin que possible la vraisemblance et l’imitation de la vie réelle. Les pièces grecques, qui se représentaient sans interruption, étaient obligées de s’y astreindre. Mais il faut avouer que le poète a souvent de la peine à s’y conformer rigoureusement, et que bien peu de sujets sont de nature à s’y prêter : l’art, renfermé dans ce cercle étroit, ne peut étendre ses ailes.

Aussi, l’observation des unités a-t-elle été l’objet d’une lutte très vive entre l’école classique, imitatrice des anciens, et l’école romantique moderne. Les romantiques rejettent surtout bien loin les unités de temps et de lieu ; ils acceptent l’unité de fait, en se réservant le droit de s’y soustraire, si l’intérêt du drame l’exige ; selon eux, il faut intéresser, impressionner, n’importe par quels moyens.

On comprend que cette indépendance de toute règle doit ouvrir la carrière à bien des abus. Quand l’imagination n’a plus de frein, elle touche bien vite à l’extravagance ; et c’est ce qui arrive fréquemment sur notre théâtre.

Sans donner une liberté illimitée au poète, nous avouerons pourtant que les unités de temps et de lieu ne nous semblant pas devoir être de rigueur. On va au théâtre pour trouver l’illusion ; on sait bien que tout est feint dans ce spectacle : la toile, les planches, les décorations, la lumière des lampes, les costumes, les personnages, nous savons que tout cela est factice ; notre esprit passe par-dessus tous ces mensonges, et s’intéresse pourtant à l’action qui les accompagne. L’effort n’est pas plus grand si, pendant le temps de l’entracte, on s’imagine qu’il s’est écoulé des mois, des années, ou que l’action s’est transportée d’un lieu à un autre. Il est certain que si l’intérêt est vif, si l’action conserve son unité et est bien conduite, le spectateur ne pense pas à reprocher à l’auteur de le promener dans le temps et dans l’espace. Le drame peut ainsi prendre un large essor, et aborder une foule de beaux sujets qui lui seraient interdits par l’autre méthode : cette opinion a prévalu de nos jours.

3° Conduite de l’action.

On doit trouver dans une pièce de théâtre. : l’exposition, le nœud, l’intrigue, les péripéties, le dénouement.

Exposition.
Que, dès les premiers vers, l’action préparée
Sans peine du sujet aplanisse l’entrée.
Boileau, Art poét.

L’exposition doit initier le spectateur au sujet de la pièce : elle se fait, en action, naturellement, par le langage des personnages eux-mêmes ; elle doit contenir en germe tous les évènements de la pièce, mais en les couvrant du voile du mystère ; l’exposition doit éveiller l’intérêt, sans le satisfaire. On admire l’exposition du Bajazet de Racine, comme une des plus belles du théâtre.

Tous les personnages doivent paraître ou être désignés dans le premier acte.

Nœud ou intrigue.

Le nœud est le lien de l’action : il sort de l’exposition ; il se resserre à mesure que l’action avance, que les obstacles se multiplient avec les efforts, et que les alternatives d’inquiétude et d’espérance se succèdent et se balancent dans l’âme du spectateur.

L’action doit avancer de scène en scène et l’intrigue se tendre, se compliquer de plus en plus : c’est de là que dépend l’intérêt, but capital de toute représentation dramatique. Si l’action languit, tout est perdu : quelques belles situations ne suffiront pas pour faire vivre la pièce.

Si les incidents sont trop multipliés, l’intrigue devient obscure et difficile à dénouer ; si elle est trop simple, elle n’éveille pas assez l’attention. C’est ici que tout le talent du poète est nécessaire pour triompher de la plus grande difficulté de l’art dramatique. On cite comme modèle d’intrigue habilement nouée l’Héraclius de Corneille.

Péripéties.

On nomme péripéties les changements ou révolutions qui s’opèrent dans l’action ou dans la situation des personnages. Quand les péripéties se font soudainement, on les appelle des coups de théâtre. Les péripéties servent à étonner, à émouvoir vivement le spectateur ; elles contribuent puissamment à l’intérêt de la pièce : il ne faut pas en abuser en les multipliant. C’est par péripétie que s’opère le dénouement de l’action : par exemple, l’élévation de Joas au trône, dans Athalie ; l’emprisonnement de Britannicus, etc.

Dénouement.
Que le trouble, toujours croissant de scène en scène,
À son comble arrivé, se débrouille sans peine.
L’esprit ne se sent point plus vivement frappé
Que, lorsqu’en un sujet, d’intrigue enveloppé,
D’un secret tout à coup la vérité connue
Change tout, donne à tout une face imprévue.
Boileau, Art poét.

Le dénouement est l’événement qui termine l’action ; il doit être préparé de loin, mais sans être prévu : l’intérêt ne se soutient que par l’incertitude qui plane sur le sort des personnages et sur l’intrigue. Le dénouement est ordinairement malheureux dans la tragédie : on le nomme catastrophe. Dans la comédie, c’est presque toujours un mariage qui termine la pièce.

Actes et scènes.

La pièce se compose de plusieurs parties qu’on nomme actes : le nombre des actes varie de un à cinq. Dans les entractes, l’auteur peut faire supposer que l’action continue ; il profite de cet intervalle pour écarter de la scène les choses qu’il ne veut pas y faire paraître, et il reprend son action un peu plus loin, en ayant soin que ce vide soit-expliqué et motivé par la suite.

Les actes, quoique séparés, doivent s’enchaîner l’un à l’autre, pour former un tout complet.

Les actes se partagent en scènes, caractérisées par l’entrée ou par la sortie des divers personnages.

Le théâtre ne doit jamais rester vide ; l’entrée et la sortie doivent avoir un motif. Les scènes doivent être amenées l’une par l’autre, et être liées sans embarras, sans confusion. On appelle dialogue l’entretien de deux ou de plusieurs personnes, et monologue le discours d’un seul. Dans le monologue, l’individu se parle à lui-même ; il pense tout haut : les monologues trop longs manquent de naturel.

Première section.
Drame sérieux, ou tragédie.

§ I. Définition et but de la tragédie.

La tragédie proprement dite représente une action héroïque et malheureuse.

Le sujet de la tragédie et son arrangement se nomme fable. La fable peut être historique ou imaginaire.

Le but de la tragédie est d’émouvoir par le tableau des passions et du malheur ; elle emploie pour cela deux moyens, la terreur et la pitié : ce sont les bases de l’intérêt tragique.

Plaisir de la tragédie.

L’homme, dans ses plaisirs, ne recherche pas toujours le rire et la joie ; il se plait encore, et plus vivement peut-être, au spectacle de la douleur ; il aime les émotions de la terreur et de l’effroi, qui lui font verser des larmes : c’est ainsi que les enfants aiment le merveilleux, le terrible, les contes à faire peur ; que certains peuples ont recherché les combats de gladiateurs et d’animaux.

D’où vient ce singulier plaisir ? D’un attrait naturel de l’homme pour les émotions fortes, et en même temps de la satisfaction intime qu’il éprouve de se sentir à l’abri des malheurs dont on lui représente le tableau.

« Ce n’est pas, dit un spirituel critique16, que l’homme aime le malheur d’autrui, mais il aime la pitié qu’il en éprouve ; et comme au théâtre la souffrance des personnages n’a rien de réel, il jouit à son aise de son émotion. L’âme se fait un plaisir de l’agitation que lui donne le spectacle des passions humaines, et un plaisir d’autant plus doux, qu’elle sait que ces passions ne sont qu’une image et qu’une illusion qu’elle croit sans dangers. Ces sentiments impétueux qui poussent au crime les héros tragiques, ces amours qui font leur joie et leur tourment, nous émeuvent et nous attendrissent sans nous inquiéter. »

Le tableau du malheur, dans la tragédie, a aussi un effet moral : il perfectionne la sensibilité, et attendrit l’âme aux souffrances de l’humanité. Cette école de l’adversité nous fortifie par une épreuve anticipée du malheur, en même temps qu’elle nous rend moins confiants dans la prospérité, et qu’elle nous apprend à compatir aux maux d’autrui : le malheur est comme ces pluies d’orage qui purifient l’air et hâtent la maturité des fruits.

§ II. Des passions tragiques.

1° Système ancien. Le destin.

La tragédie nous présente l’homme en lutte avec l’adversité. La cause de cette lutte est en nous-mêmes ou en dehors de nous : de là deux systèmes de tragédie, l’ancien et le moderne.

Chez les anciens, le mobile principal de la tragédie n’était pas dans l’homme lui-même, dans sa volonté ou dans ses passions ; il était dans une cause supérieure, dans la volonté ou dans la colère des dieux, dans les arrêts inflexibles du destin. Œdipe, Agamemnon, Oreste, sont poursuivis par la fatalité ; leur malheur est inévitable ; ils luttent, mais ils doivent succomber : le dénouement est prévu.

Ce système était en harmonie avec les croyances religieuses de l’antiquité ; il était bon ; parce qu’il ne pouvait être autre. Il frappait le spectateur d’une terreur et d’une pitié profondes ; il lui laissait une vive impression de la puissance des dieux. Son but était à la fois moral, religieux et politique ; car il pénétrait les esprits de l’ascendant de la destinée, afin d’accumuler les hommes aux évènements de la vie, de les y résigner d’avance et de les rendre patients, courageux, déterminés. Le théâtre donnait ainsi aux mœurs publiques un caractère de stoïcisme en rapport avec le but de la société. Le théâtre antique, avec ce caractère religieux et la pompe solennelle de ses représentations, avait quelque chose de plus simple et de plus grandiose que le nôtre ; la lutte était forte et pathétique. Ajoutez-y cette multitude assemblée sur les gradins d’un vaste édifice aux lignes harmonieuses et régulières ; le soleil éclairant la scène ; le chœur la remplissant de sa mélodie ; les acteurs grandis par le cothurne, et couverts d’un masque qui grossissait la voix : vous aurez une idée de l’art grec dans toute sa majesté.

2° Système moderne. Les passions.

Les modernes ont déplacé la base de l’intérêt tragique ; au lieu de le laisser dans le ciel, ils l’ont mis sur la terre, jans le cœur de l’homme lui-même : ils ont fondé leur drame sur l’antagonisme des passions ; c’est le devoir aux prises avec les penchants du cœur, qui amène les situations pathétiques et tragiques. Tel est le nouveau ressort dramatique dont Corneille a donné en France les premiers exemples dans ses chefs-d’œuvre.

Le système ancien enlevait à l’homme une partie de sa liberté ; la lutte n’était pas égale entre le ciel et la terre ; l’inexorable destin devait toujours l’emporter. Dans le théâtre moderne, l’homme a recouvré son libre arbitre et sa dignité : il peut choisir entre le bien et le mal ; son bonheur et son malheur dépendent de lui, de sa volonté ; par conséquent, il doit répondre de ses actes et s’attendre à une < récompense ou à un châtiment, selon le parti qu’il embrassera.

Cette situation de l’homme est, sans contredit, plus élevée et plus morale : on sent ici l’influence du christianisme qui a rendu à notre âme ses titres de noblesse en l’affranchissant du joug de la fatalité.

Le théâtre moderne, fondé sur le choc des passions du cœur, a donc l’avantage d’être plus moral, plus fécond et plus varié en ressources. Il est plus moral, parce que la victoire dépend de notre volonté, de nos efforts, et qu’il nous enseigne à nous craindre nous-mêmes, à ne pas nous laisser décourager ni abattre dans la lutte ; il est plus fécond et plus varié, en ce sens qu’il peut mettre en œuvre toutes les passions, et tirer de leurs développements et de leurs contrastes des situations pleines d’intérêt, des mouvements toujours nouveaux.

Le cœur humain est lui-même le théâtre d’un drame sans cesse renaissant : il passe alternativement du calme à la tempête ; il aime et il hait ; il se laisse enthousiasmer, tromper, séduire ; il résiste, il souffre, il fait souffrir les autres ; ce sont des alternatives sans fin ; c’est la vie elle-même avec toutes les péripéties de son drame : océan mobile et jamais dompté. Voilà, certes, pour le théâtre, une source intarissable d’émotions : si le poète sait peindre les passions avec vérité, et parler le langage de la nature-, il est sûr, en tous temps et en tous lieux, de remuer les cœurs.

Les passions les plus dramatiques sont l’ambition, la vengeance et l’amour ; ce sont elles surtout qui poussent l’homme à de grandes actions, soit criminelles, soit vertueuses. Mais, en recherchant les grands effets sur le théâtre, l’auteur doit se garder de peindre le crime brutal et féroce ; l’effroi ne doit pas être poussé jusqu’à l’horreur sauvage, comme on le voit dans quelques drames modernes. Cette exagération monstrueuse de l’effet tragique est un grave défaut ; elle change l’émotion en dégoût, et s’adresse aux sens plutôt qu’à l’esprit ; elle recherche, non plus les passions simples et naturelles, mais les passions bizarres, exceptionnelles, extravagantes : c’est la dégradation de l’art dramatique.

L’amour, dans la tragédie moderne, est la passion dramatique par excellence :

De cette passion la sensible peinture
Est, pour aller au cœur, la route la plus sûre.
Boileau, Art poét.

Les anciens ont rarement employé l’amour comme mobile principal de l’action tragique ; chez les modernes, au contraire, il tient presque toujours la première place. Ce n’est pas pourtant que ce ressort soit indispensable, puisque sans lui la tragédie antique a atteint la perfection : Athalie et Mérope sont les chefs-d’œuvre de Racine et de Voltaire, et ne contiennent aucun rôle d’amour.

Néanmoins, aucune passion n’est plus universelle ni plus féconde en émotions de tout genre ; aucune n’est d’un effet plus sûr au théâtre, quand elle est maniée habilement. La première condition est que l’amour soit tragique, qu’il porte les personnages à de grands crimes ou à d’héroïques vertus, comme dans Phèdre, dans Andromaque, dans Zaïre. S’il dégénère en discours efféminés, en fades conversations, comme dans la Mort de Pompée, de Corneille, et dans l’Œdipe de Voltaire, il produit un effet tout contraire au but de la tragédie ; il manque d’intérêt et de pathétique. Il ne faut pas oublier que, dans la tragédie, personnages, sentiments et style, tout doit être héroïque et aspirer au sublime.

De plus, l’amour doit être moral ; c’est-à-dire qu’en poussant les personnages au crime, il doit en amener le châtiment. Toute passion mauvaise au théâtre doit porter sa peine, sinon elle est d’un effet dangereux : à moins que la volonté elle-même n’en triomphe par un effet de vertu.

Et que l’amour, souvent de remords combattu,
Paraisse une faiblesse et non une vertu.
Boileau , Art poét .
3° Style tragique.

Le style de la tragédie doit être clair, vif, soutenu, et revêtu partout d’une noble simplicité. La tragédie n’est pas un chant comme la poésie lyrique et l’épopée ; c’est un discours ou un dialogue. On aurait donc tort d’y employer les figures poétiques, les hyperboles, les fleurs du langage.

Les figures qu’on aime à y voir sont celles qui conviennent à la passion véhémente, aux mouvements pathétiques du cœur. Les descriptions ne sont bonnes que quand elles tiennent à l’action et sont amenées par le sentiment. Le dialogue est la partie importante du drame ; c’est par là surtout que la tragédie produit de l’effet. Il faut qu’il soit juste, rapide, entraînant, coupé à propos. Corneille nous en donne d’admirables modèles : voyez Horace, le Cid, Polyeucte.

La tragédie s’écrit ordinairement en vers. Le langage mesuré donne au style plus de vigueur ; il satisfait davantage l’oreille et saisit mieux la mémoire. La forme rythmique est plus littéraire ; la tragédie en prose n’aurait pas produit ces beaux morceaux, ces passages immortels des auteurs que chacun a retenus.

Cependant, il faut le dire, la versification n’est pas indispensable à l’intérêt dramatique. Dans la chaleur du dialogue et de l’action, on oublie la forme et le mètre ; le pathétique l’emporte. L’Inès de Lamotte est intéressante, malgré de mauvais vers. Mais dans les endroits où la passion est moins excitée, l’oreille se plaît à retrouver la cadence et l’harmonie : c’est un charme continu auquel l’imagination est sensible17.

À la tragédie se rattache de près le drame proprement dit et le drame lyrique ou opéra.

§ III. Drame proprement dit.

Le drame est une transformation de la tragédie : il appartient aux temps modernes. On peut en distinguer deux variétés : 1° l’un, qu’on nomme tragédie bourgeoise, ou drame domestique ; 2° l’autre est le drame romantique.

1° Le drame bourgeois représente les scènes de la vie commune dans ce qu’elles ont de plus touchant et de plus lamentable.

C’est un genre mixte entre la tragédie et la comédie. Il n’a pas le ton élevé de la tragédie ; il choisit ses personnages autour de nous ; il représente la société telle qu’elle est ; enfin, il est l’expression des mœurs modernes. Ce drame se rapproche de la comédie par le ton simple du langage, il admet la prose aussi bien que les vers, et il mêle quelquefois le rire aux larmes qu’il fait répandre. Son but est de représenter toutes les faces de la vie humaine dans leur expression la plus saisissante et la plus vraie. Mais à force de vouloir être vrai, il tombe parfois dans-la platitude grossière et la bassesse triviale. C’est La Chaussée, en France, qui a créé la tragédie bourgeoise18.

2° Le drame, ou tragédie romantique, plus élevé en général que le drame populaire, s’en rapproche par plusieurs côtés. Il n’admet pas les règles sévères de la tragédie classique. Les unités lui pèsent ; ce qu’il cherche avant tout, c’est l’impression, c’est l’effet : peu lui importent les moyens, pourvu qu’il y arrive. Partant de ce principe, que la nature est remplie de contrastes, qu’on y trouve le laid à côté du beau, le ridicule et le grotesque à côté du sublime, il représente ces mêmes contrastes sur la scène : il ne cherche pas, comme la tragédie, à élever, à ennoblir tout ce qu’il touche ; il exprime la nature telle qu’elle est, comme une médaille qui reproduit en saillie les creux du moule où elle a été coulée. Au lieu d’idéaliser la nature, il préfère la matérialiser : l’atroce et l’horrible sont les éléments qu’il aime.

Même liberté, dans le style : la noblesse, la correction sont pour le dramaturge des obstacles qu’il se plaît à braver, sous prétexte qu’il faut donner aux personnages un langage en harmonie avec leur position et leur éducation. Enfin, le drame romantique emprunte une grande partie de son effet au mouvement physique de la scène, aux machines, aux décorations, aux éclats de voix, aux surprises, aux grands coups de théâtre.

La Melpomène antique, la vraie tragédie, est une muse aux traits nobles et sévères, au geste modéré, sobre de mouvements, et se drapant majestueusement dans les plis de sa robe ; elle est belle jusque dans ses fureurs ; elle met de l’art jusque dans les convulsions de l’agonie. La Melpomène moderne a la physionomie grimaçante, l’œil hagard, le poignard toujours levé, la bouche toujours pleine de poisons. Sa voix, son geste, son regard, tout est tendu et forcé : elle ne cherche à plaire que par l’effroi qu’elle inspire.

La tragédie romantique est née spontanément chez les peuples _modernes, à l’époque de la renaissance du théâtre. En Angleterre, elle est créée par Shakspeare ; en Espagne, par Alarcon, Lope de Vega et Calderon ; en Allemagne, par Goethe et Schiller. La France, longtemps fidèle à l’imitation classique des Grecs, a vu naître, dans les derniers temps, une réaction violente contre la tragédie : V. Hugo, A. de Vigny, A. Dumas, F. Soulié, lui ont donné un drame romantique.

Malgré tous les efforts de la critique, le drame l’a emporté ; il a presque tué la tragédie : Il a habitué le public à son allure indépendante, à ses émotions violentes et sensuelles : il l’a rendu avide de ces représentations fiévreuses qui ont quelques rapports avec les jeux du cirque et les combats de l’amphithéâtre.

Si le drame ne se laissait pas aller à ces excès, la littérature serait disposée à l’admettre comme un genre bon et nécessaire peut-être dans nos mœurs ; car il est certain qu’il a plus de passion, d’intérêt et de vérité que la tragédie : mais ses abus le font redouter des personnes de goût.

On appelle mélodrame une espèce de drame mêlé de chant, qui sert d’intermédiaire entre le drame et l’opéra.

§ IV. Tragédie lyrique ou opéra.

Ce poème est destiné à être mis en musique et chanté. On distingue l’opéra sérieux, ou tragédie lyrique, de l’opéra bouffe, ou comique : nous ne parlerons ici que du premier ; le second appartient à la comédie.

La tragédie lyrique, ne peut être astreinte aux règles fixe& et sévères de la tragédie ordinaire : destinée à plaire surtout aux yeux et aux oreilles par le jeu mimique de la scène et par l’enchantement de la musique, sa composition littéraire devient d’une importance secondaire, et la plupart du temps, le spectateur s’inquiète peu. des paroles. Nous avons même des mimodrames où toute l’action se fait par gestes, avec le seul secours de la musique.

Aussi laisse-t-on à l’auteur une grande latitude pour le choix et la disposition du sujet. Tout en représentant une action malheureuse, il peut y mêler des alternatives de joie, d’espérance et de plaisirs : par ce moyen, l’opéra admet tous les tons, toutes les pompes, toutes les merveilles de la scène, les danses, les féeries, le jeu des machines, les décorations éblouissantes, les effets les plus saisissants de l’harmonie musicale. Là, tout est fait pour émouvoir, étonner, enchanter le spectateur, pour ravir à la fois les sens et l’imagination par la réunion de tous les arts.

L’opéra peut emprunter ses sujets au ciel, à la terre et à l’enfer ; mettre à contribution l’histoire, la fable, le roman, la magie, le monde des chimères et des merveilles : de là une foule d’espèces d’opéras que nous n’essayerons pas de classer.

On distingue dans l’opéra le récitatif, qui est une sorte de déclamation musicale ; les airs, qui se placent dans les moments passionnés ; et les chœurs.

Quoique la composition littéraire de l’opéra soit trop souvent sacrifiée à la musique, et qu’elle soit le refuge ordinaire de la médiocrité, l’auteur qui tient à sa gloire ne doit pourtant pas en négliger l’ordonnance et le style. Un opéra bien écrit se lit toujours avec plaisir : c’est le style qui fera vivre les opéras de Quinault, de Métastase et de Scribe. D’ailleurs, le musicien se règle sur l’œuvre du poète : la beauté des vers, la vivacité des passions, le pathétique des situations, sont autant de moyens d’inspiration pour le compositeur.

Les vers de l’opéra sont libres et coupés, pour faciliter l’expression des mouvements de l’âme et favoriser la musique.

Seconde section.
Drame plaisant, ou comédie.

§ I. Définition et but de la comédie.

La comédie est la représentation d’une action montrée sous le côté ridicule, dans le but de corriger par le rire.

La tragédie peint les crimes des hommes pour les rendre odieux, leurs infortunes pour nous attendrir ; la comédie peint les vices, les travers, les folies de l’humanité, pour les rendre ridicules ou méprisables, et les redresser.

1° Moralité de la comédie.

La comédie a donc un but moral : elle n’est pas seulement destinée à amuser, mais encore à instruire. Le poète comique n’est pas toujours un homme gai ; c’est souvent, comme Molière, un philosophe sérieux et observateur, qui connait à fond le cœur humain et la société, qui en saisit les côtés faibles et les traduit sur la scène avec génie ou avec esprit.

Cependant la comédie ne doit point s’ériger directement en école de morale ; son effet est indirect : en montrant ses personnages ridicules, elle nous porte à éviter les défauts qui les rendent tels. Il faut avouer que ce but est rarement atteint : nous avons souvent trop bonne opinion de nous-mêmes pour nous reconnaître dans un portrait qui représente en tout ou en partie notre ridicule moral. Nous y découvrons plutôt notre voisin : c’est l’histoire de la besace dont parle La Fontaine. Quelquefois même nous rions de notre propre image en la reconnaissant, pour faire bonne contenance et cacher aux autres ce que nous cherchons à nous cacher à nous-mêmes : de toutes manières, l’effet moral est médiocre.

La comédie en se servant du ridicule, doit se garder de jamais abuser de cette arme terrible pour attaquer les personnes ou les choses dignes de respect, et encore moins pour les représenter sous une couleur fausse ; la malignité publique aime à se repaître-du mal et à tout critiquer, même le bien ; l’auteur qui flatte ce penchant est coupable.

2° Du comique.

Le comique est ce qui provoque en nous l’hilarité.

D’où naît cette singulière puissance ? D’une quantité de causes, mais qui paraissent toutes se rattacher à un centre commun : le contraste.

Nous avons de chaque chose une idée naturelle ou accise : c’est comme un type général auquel nous rapportons tout le reste. Or tout ce qui vient à heurter cette idée, à faire contraste avec ce type, excite en nous le sentiment du comique et provoque le rire. Ainsi, toute difformité physique ou morale, pourvu qu’elle n’ait rien de repoussant, paraît comique, parce qu’elle fait contraste avec l’idée que nous avons des convenances physiques et morales ; toute situation bizarre, toute idée singulière, extravagante, est comique, parce qu’elle contraste avec les idées simples, ordinaires et naturelles. Ainsi, l’on rit d’une physionomie irrégulière et grotesque, des travers d’un caractère, des manies de l’esprit ; on rit d’un vice qui trahit dans l’homme des sentiments déplacés ; on rit d’une chute, d’une dissonance, de la gaucherie mêlée à l’intention de plaire, d’un bon mot, d’une raillerie piquante, d’une malice qui réussit ou qui échoue ; on rit des surprises, des méprises, des mécomptes, de la gravité, comme de la folie ; il n’est pas un aspect de la vie humaine qui ne puisse prêter à la plaisanterie et devenir comique ; mais si l’on se rend compte de la cause qui amène le rire, on y trouvera toujours au fond un contraste, même quand on rit de rien, par contagion, ainsi que cela arrive souvent,

Comme on le voit, le répertoire du comique est immense c’est une mine inépuisable comme les contrastes de la vie, comme les sottises et les ridicules de l’humanité. L’art un poète peut en multiplier les ressources à l’infini par les qi- verses combinaisons qu’il en fait ; il peut même en exagérer un peu l’expression, pour produire plus sûrement l’effet qu’il cherche.

3° Force comique.

Le génie du poète consiste à atteindre cette force comique dont parlaient les anciens, et qui se trouve dans Aristophane chez les Grecs, dans Plaute chez les Latins, e dans Molière chez les Français. Cette force, c’est l’expression risible du ridicule, qui ne s’atteint que par une observation profonde, par un jugement fin et une imagination vive. Elle résulte, soit d’une habile combinaison dans le plan, soit d’une situation amenée avec art et naturel, soit de la peinture vigoureuse des caractères. L’auteur ne se contente pas de quelques traits isolés ; il rassemble tous les traits épars, pour tracer un tableau complet, où il n’y ait plus rien à ajouter. C’est ainsi que l’Avare et le Misanthrope de Molière sont devenus des types immortels, des individualités morales, animées par le souffle du génie.

4° Diverses espèces de comique.

On distingue généralement trois espèces de comique ; le haut comique, ou le comique noble, qui peint la société élevée, les vices polis, les ridicules de la bonne compagnie ; il est sérieux, délicat, et ne fait rire que l’esprit : tel est d’un bout à l’autre le Misanthrope.

Le comique bourgeois, qui peint les mœurs et les ridicules de la société moyenne : c’est le plus fécond et le plus facile à saisir ; le Bourgeois gentilhomme par exemple.

Le bas comique, ou comique populaire, qui convient aux personnages inférieurs ; il doit être simple, naturel, naïf, mais jamais grossier : la grossièreté, la charge choquent toujours au théâtre les gens de goût : il faut laisser le burlesque aux tréteaux de la foire.

Les trois genres de comique peuvent se trouver dans une même pièce, comme, par exemple, dans le Don Juan de Molière.

Il faut ajouter aussi que la comédie s’attendrit parfois et fait verser des larmes ; c’est ce qu’on appelle le comique larmoyant : mais alors elle se rapproche du drame : l’Andrienne de Térence, et Nanine de Voltaire, en sont des exemples. Scribe a plusieurs pièces dans ce genre.

5° Règles de la comédie.

La première règle, c’est l’étude de la nature.

Que la nature donc soit votre étude unique,
Auteurs qui prétendez aux honneurs du comique.
Quiconque voit bien l’homme, et, d’un esprit profond,
De tant de cœurs cachés a pénétré le fond ;
Qui sait bien ce que c’est qu’un prodigue, un avare,
Un honnête homme, un fat, un jaloux, un bizarre,
Sur une scène heureuse il peut les étaler,
Et les faire à nos yeux vivre, agir et parler.
Boileau. Art poét.

La combinaison de l’action varie suivant les espèces de comédie : elle est simple dans les pièces de mœurs, compliquée dans les pièces d’intrigue. L’action doit toujours marcher vivement au but.

L’observation des unités de temps et de lieu paraît être moins rigoureuse encore pour la comédie que pour la tragédie : dans la haute comédie, ces unités font pourtant un excellent effet ; on aurait tort de les négliger.

La marche de la comédie ressemble à celle de la tragédie : elle a une exposition, un nœud, des péripéties, un dénouement.

C’est surtout au troisième acte qu’on doit développer tout l’éclat, toute l’énergie de l’intrigue ou des caractères. La loi capitale de l’intérêt, c’est de suivre une gradation sensible dans le développement de l’action, et d’économiser les moyens qui font rire, pour ne pas laisser languir le spectateur à la fin. C’est toujours au troisième et quatrième acte que Molière porte ses grands coups.

6° Différentes espèces de comédies.

La comédie emploie différents moyens pour amuser ; de là deux espèces de comédies : la comédie de mœurs et la comédie d’intrigue.

Comédie de mœurs et de caractère.

La comédie de mœurs a pour but de peindre soit un caractère unique, et alors on l’appelle aussi comédie de caractère, soit un côté particulier des mœurs générales.

Le caractère que l’on veut peindre doit dominer tous les autres, l’Avare de Molière, le Menteur de Corneille, le Glorieux de Destouches. Ici, l’action est subordonnée au caractère : tout doit tendre à le faire ressortir ; aucun trait capital ne doit être omis ; il est même ordinairement un peu outré, car l’auteur peint en lui moins un individu que toute une classe d’individus, en réunissant sur le même type tous les traits épars : c’est ainsi que les noms d’Harpagon, d’Alceste, de Tartufe et de Turcaret 19 deviennent des individualités stéréotypées dans la langue.

Quelquefois l’auteur peint à la fois plusieurs caractères, sans en présenter un seul dominant, comme Molière dans les Femmes savantes, l’École des Maris et l’École des Femmes : c’est alors une comédie mixte.

Une comédie de caractère est d’autant meilleure qu’elle peint des mœurs plus générales, parce qu’ainsi elle est sûre de plaire dans tous les temps et dans tous les pays : c’est ce qui assure l’immortalité aux grandes œuvres de Molière.

Quand la comédie peint les mœurs particulières et locales, elle peut obtenir d’abord un plus grand succès ; mais ce succès est passager : il s’efface avec le ridicule qui l’a fait naître. Ainsi, les Précieuses ridicules de Molière ont eu jadis plus de succès que le Misanthrope ; mais cette vogue a été limitée à la France et au siècle de Louis XIV : de nos jours, elles n’amusent plus que par souvenir, et dans mille ans le Misanthrope sera encore neuf et vrai.

Voilà pourquoi toutes les pièces d’actualité et de circonstance ne sont que des bluettes éphémères, aujourd’hui étincelantes de gaieté, demain éteintes dans la nuit de l’oubli. L’auteur qui court après le succès du moment ne se fonde pas une gloire durable : l’auteur de génie qui peint l’homme en général coule en bronze sa propre statue.

Comédie d’intrigue et autres.

La comédie d’intrigue consiste dans un enchaînement d’aventures plaisantes, qui se compliquent de plus en plus, et tiennent le spectateur en haleine jusqu’au dénouement : Là, c’est l’action qui est l’objet principal de la pièce ; les caractères et les mœurs ne doivent pas y être négligée mais ils sont d’une importance secondaire. : tel est l’envieux de Destouches.

Outre les deux classes précédentes de comédies, nous en distinguons encore d’autres, d’après leur forme ou leur objet.

La comédie larmoyante, qui mêle l’attendrissement à la gaieté : Nanine de Voltaire, Valérie de Scribe.

La comédie-ballet, où l’on introduit des pantomimes, des danses : le Malade imaginaire de Molière.

La farce ou comédie populaire, qui est une caricature des mœurs ; elle vise à exciter le gros rire par une peinture chargée des mœurs et des ridicules : l’Avocat patelin ; les Plaideurs de Racine ; Scapin, Pourceaugnac, le Médecin malgré lui de Molière.

Les pièces à tiroir ou à scènes détachées, dont les scènes sont autant d’épisodes, sans liaison entre elles : les Fâcheux de Molière.

La parodie, qui travestit un sujet sérieux ; c’est une composition triviale et facile, dont le résultat trop fréquent est de détruire l’admiration de ce qui est beau : le Mauvais Ménage, parodie de la Marianne de Voltaire.

L’opéra-comique, comédie d’intrigue- mise en musique.

Le vaudeville, petite comédie d’intrigue où l’on introduit des couplets : ce sont les chansons qui font donner le nom à ces pièces. Le mérite est d’amener à propos les couplets, et de leur donner une pointe de gaieté et d’esprit qui les fasse vivre dans la mémoire.

Le proverbe est une petite comédie dont l’intrigue a pour but de faire ressortir une vérité proverbiale : le dénouement est comme la sentence de la pièce.

Style de la comédie.

Le style de la comédie doit être simple, aisé, clair et naturel. Son principal ornement est la netteté et la vivacité : la pompe et les grands mots en sont bannis. Les pensées doivent être fines, délicates, ingénieuses et piquantes, mais sans effort et sans recherche. Il faut, dans le dialogue, de la vérité, de l’aisance, des réparties vives et bien suivies, exemptes de babil et de prétention. L’esprit doit régner partout, mais naturel et vrai, sortant comme de lui-même du fond des choses et des mots, tantôt naïf, tantôt étincelant de verve et de gaieté. Ce que l’auteur ne doit jamais oublier, c’est l’élégance de la diction. Sans le style, les comédies les plus gaies et les plus heureuses ne vivent pas dans la littérature, parce que la lecture en est insipide en dehors de la scène.

Du reste, le style varie suivant la nature de la pièce et la position des personnages : il s’abaisse ou s’élève au besoin pour prendre tous les tons. Dans les Femmes savantes, la servante Martine parle tout autrement que Philaminte et Bélise.

La comédie s’écrit en vers et en prose ; sous l’une ou l’autre forme, c’est toujours le ton de la conversation ; mais il est certain que les vers ont sur la prose l’avantage de l’élégance et de la rapidité20.