(1853) Principes de composition et de style (2e éd.) « Seconde partie. Étude des genres de littérature, en vers et en prose. — Chapitre lII. »
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(1853) Principes de composition et de style (2e éd.) « Seconde partie. Étude des genres de littérature, en vers et en prose. — Chapitre lII. »

Chapitre lII.

§ I. Genre épique.

L’épopée est le récit d’une grande action, qui peut être à la fois héroïque et merveilleuse.

Choix du sujet.

L’épopée est la plus grande, la plus importante et la plus difficile de toutes les compositions poétiques. Il lui faut pour sujet quelque chose de mémorable, un héros populaire aux exploits gigantesques, la chute ou la naissance des empires, ces rares évènements de l’histoire qui changent la face du monde, et dans lesquels le poète puisse faire intervenir la Divinité.

« Il y a, dit M. Villemain, des époques d’enthousiasme, de mœurs naïves et de vertus guerrières, qui ne peuvent s’exprimer et se peindre que dans une épopée. Il y a des époques de corruption fine, d’élégance et de frivolité, qui se résument dans une satire et dans une chanson. Un grand récit en vers veut s’adresser à des imaginations encore neuves, qu’on puisse surprendre et émouvoir avec cette simplicité sans laquelle les longs ouvrages sont insupportables. Là où les imaginations ont perdu cette première candeur, le poète épique ne saurait naître ; il appartient à la jeunesse des nations et des idiomes ; seulement, si la nation est rude et l’idiome grossier, on a ces longs récits en vers qui amusaient nos aïeux ; si, au contraire, la nouvelle langue est belle et forte dès son origine, on entend la voix du Dante.

« Un peuple, une civilisation ne porte en soi, peut-être, qu’un sujet d’épopée. Pour que l’inspiration revienne, il faut un autre culte, une autre société, un monde renouvelé.

« L’épopée véritable des temps modernes, notre Iliade, c’était l’expédition des croisés. La Jérusalem délivrée a dû naître en Italie, sur la terre privilégiée du catholicisme.

« Le christianisme renfermait encore un autre sujet, immense et sans date, contemporain de l’humanité plutôt que d’une époque. Le génie le féconda et le fit éclore dans le Paradis Perdu. Le coloris de Milton est aussi vrai et aussi durable que celui d’Homère.

« L’Énéide de Virgile ne fut pas à Rome une œuvre native et inspirée : c’est une admirable copie de l’art grec dans le& premiers livres, et un monument indigène, une épopée nationale dans les derniers ; mais dans Ta partie même la plus épique de son ouvrage il est moins vrai qu’Homère, que le Dante, ou même que le Camoëns : il a la simplicité que donnent l’art et le goût, mais non cette naïveté primitive des anciens récits. Le siècle d’Auguste était trop raffiné pour être épique. »

Faut-il s’étonner après cela que Voltaire, philosophe du dix-huitième siècle, esprit léger et incrédule, ait fait une épopée froide et décolorée ? Le sujet de la Henriade manque d’antiquité, de grandeur et de prestige : on y cherche en vain la véritable inspiration.

Nous préférons de beaucoup le poème germanique des Niebelungen, tout rude et barbare qu’il est ; on y trouve au moins la peinture d’une époque, l’héroïsme, la grandeur, et ce cachet d’originalité nationale qui doit être l’essence de l’épopée. — Ainsi doit naître le poème épique y plus rare encore que cette fleur qui, ne couronne qu’une fois dans un siècle la cime de l’aloès.

§ II. Caractères généraux de l’épopée.

1° Caractère moral.

L’épopée doit avoir un résultat moral pour le lecteur : ce n’est pas tout de l’intéresser, il faut encore, l’instruire. Nous ne voulons pas dire par là que le poème épique soit une allégorie où l’auteur choisisse la moralité pour la revêtir d’une action, comme peut le faire un fabuliste ; rien ne serait plus froid qu’un tel ouvrage.

Le poème épique chante les passions ; il les montre en action dans son récit avec leurs bons ou leurs mauvais résultats : c’est la colère d’Achille dans l’Iliade, c’est l’amour de Didon pour Énée dans l’Énéide, c’est l’orgueil de Satan dans le Paradis perdu. Les passions sont la vie même de l’homme et le mobile de tous ses actes : ce qui le pousse à agir, c’est toujours un sentiment d’amour ou de haine. L’épopée, qui est un tableau héroïque des sentiments humains, laisse dans l’âme du lecteur une impression vive ; c’est cette impression qui doit être morale et vertueuse : le poème qui n’atteindrait pas ce but pécherait par la base,

Mais si l’épopée doit avoir un caractère moral, il ne faut pas pour cela que le poète s’érige en moraliste et en philosophe. S’il est permis de jeter en passant quelques réflexions courtes et vives, qui éclairent l’ouvrage comme des traits lumineux, il ne faut pas oublier que l’action est l’élément essentiel de l’épopée.

2° Caractère héroïque.

Les passions et les caractères de l’épopée doivent nous montrer l’humanité sous un côté héroïque et grandiose, pour exciter en nous des émotions généreuses. Placée dans le lointain des siècles et vue à travers le mirage fantastique de l’imagination, l’action épique grandit par la distance : ses personnages sont à la fois humains et surnaturels. Les héros d’Homère sont des types imposants et majestueux ; ils dominent les armées et dépassent les autres guerriers de toute la tête ; leurs passions sont impétueuses, leurs actions surhumaines ; ils combattent même contre les dieux et balancent le destin.

3° Du merveilleux.

Le merveilleux épique, c’est l’intervention de la divinité ou celle des êtres surnaturels dans l’action.

Grâce à ces fictions merveilleuses, l’épopée s’ennoblit et prend des proportions colossales ; elle peut embrasser la terre, l’enfer et le ciel ; elle ne connaît d’autres bornes que celles de la pensée elle-même ; elle a pour domaine l’infini. Quelle belle et vaste carrière pour le génie du poète ! La foi religieuse, en animant ses récits, leur donne une consécration solennelle, et leur communique ce caractère mystérieux qui laisse dans les âmes une impression vive et durable.

Les modernes ont souvent agité la question de savoir si le merveilleux chrétien peut être employé comme ressort d’une action épique.

Ce n’était pas l’opinion de Boileau, qui dit, dans-son Art poétique :

De la foi d’un chrétien les mystères terribles
D’ornements égayés ne sont point susceptible.

Boileau était trop préoccupé de l’imitation de l’antiquité païenne pour comprendre que la poésie moderne doit reposer sur des bases nouvelles. La religion chrétienne, m effet, a renouvelé le monde et transformé les sentiments de l’humanité. C’est donc un vrai contresens pour la poésie que d’aller puiser ses inspirations dans un monde qui n’existe plus, dans une religion qui n’est plus pour nous qu’une fantasmagorie fausse et ridicule. Si nous valons quelque chose par les idées et les sentiments, c’est à la religion chrétienne que nous le devons : la proscrire des chants du poète, c’est renier notre origine et nos croyances, c’est abdiquer ce qu’il y a de plus noble et de plus élevé dans nos mœurs et nos inspirations.

M. de Chateaubriand, dans son Génie du Christianisme, a prouvé que la religion chrétienne est poétiquement supérieure à l’Olympe païen, et, pour confirmer cette doctrine par l’exemple, il a composé son beau poème des Martyrs. Mais il nous semble que la question avait déjà été résolue par les épopées chrétiennes du Dante, du Tasse, de Milton, de Klopstock. Cette discussion semble oiseuse aujourd’hui : Homère pâlit devant la Bible, comme le mensonge devant la vérité.

Rien n’empêche donc d’introduire dans l’épopée le Dieu des chrétiens avec sa majesté terrible et douce, la sainte Vierge, les anges, les saints, et ces intelligences déchues, que leur désobéissance a plongées dans l’abîme. Il y a, dans les régions célestes où plane l’imagination du chrétien, tout un monde resplendissant de poésie, dont l’épopée peut s’approprier les richesses. Si l’on doit faire quelques reproches au Tasse, à Milton et à Camoëns, ce n’est pas d’avoir emprunté des personnages à la religion chrétienne, c’est d’avoir laissé à côté d’eux quelques souvenirs de l’Olympe païen.

Il y a une autre espèce de merveilleux qui est pauvre d’invention et d’effet, c’est le merveilleux philosophique ; il consiste dans l’emploi des personnages allégoriques, tels que la Renommée, la Discorde, la Paix, la Mollesse, la Mort, le Sommeil, ou dans la personnification des vices et des vertus. Rien n’est plus froid que ces fictions ; elles ne disent rien à l’esprit ni au cœur ; elles rendent l’action épique languissante et détruisent l’intérêt des faits auxquels elles se trouvent mêlées : c’est un des défauts de la Henriade, où l’on voit agir l’Envie, l’Hypocrisie, la Politique, le Fanatisme.

4° De la vraisemblance.

La vraisemblance doit être observée, même dans l’emploi du merveilleux. Ce qui donne aux personnages allégoriques un air faux et ennuyeux, c’est qu’ils manquent de vraisemblance, et qu’ils ne peuvent jamais faire une illusion complète.

Les exploits des héros ne doivent pas dépasser certaines bornes possibles. Ce ne sont pas des humains qui peuvent entasser des montagnes pour escalader le ciel : ce sont des géants rivaux des divinités en force et en stature. Les démons du Paradis perdu peuvent rivaliser un instant avec la foudre de Jéhovah ; ce merveilleux plait à l’imagination sans la blesser ; mais si vous mettiez des hommes à la place, il n’y aurait plus de vraisemblance.

5° Qualités de l’épopée.

Les qualités principales de l’épopée sont l’unité, l’intégrité, la grandeur, l’intérêt.

L’unité de l’action consiste à faire converger toutes les parties autour d’un centre commun. Il doit y avoir un héros qui domine tous les autres : deux actions, deux héros qui marchent simultanément divisent l’attention, et l’intérêt diminue.

L’unité de l’action n’empêche pas d’y introduire des épisodes, c’est-à-dire certaines actions secondaires et incidentes, qui sont liées à l’action principale : les épisodes doivent varier l’intérêt, et reposer un instant le lecteur.

Tels sont l’entretien d’Hector et d’Andromaque, dans l’Iliade ; l’histoire de Nisus et Euryale, dans l’Énéide ; les aventures de Tancrède avec Herminie et Clorinde, dans la Jérusalem délivrée ; l’histoire de Velléda, dans les Martyrs.

Le poème épique a de l’intégrité quand il est complet et renfermé dans une juste étendue. On y trouve un commencement ou exposition ; un milieu ou corps de l’action, c’est là qu’elle se noue et se déploie ; une fin ou dénouement, c’est à-dire la solution des obstacles, qui satisfait complètement la curiosité du lecteur. Le dénouement du poème épique est ordinairement heureux et laisse une impression agréable : ce n’est pourtant pas une loi absolue. Le poème des Niebelungen se dénoue par une sanglante tragédie.

La grandeur de l’action dépend de son importance, de sa position reculée dans le lointain des siècles, et de la manière dont le poète sait élever son sujet par des créations nobles et saisissantes, tour à tour héroïques et merveilleuses.

L’intérêt est la condition première de toutes les œuvres imagination. Dans l’épopée, l’intérêt dépend de bien des choses : il tient d’abord aux qualités que nous avons mentionnées, l’unité, la grandeur, l’intégrité ; il tient encore au choix du sujet, aux caractères des personnages ; à la manière progressive dont l’action est conduite ; aux situations dramatiques, aux sentiments, passions qui s’y déploient ; au mouvement, à la variété du récit ; enfin, aux mille ressources de l’imagination du poète. L’intérêt est surtout vivement excité, quand l’action avance majestueuse et rapide : il faut qu’elle marche, qu’elle nous entraîne. La Messiade de Klopstock pèche de ce côté ; elle manque d’action : c’est le lyrisme qui y domine.

Le poème épique n’est borné ni par le temps, ni par le lieu, ni par l’espace ; c’est la plus vaste des compositions humaines : il n’est aucun genre où le génie du poète puisse prendre un plus sublime essor.

6° Personnages et mœurs de l’épopée.

L’observation des caractères et des mœurs est un des points importants de l’épopée.

Si les personnages sont historiques, ils doivent agir et parler d’après leur caractère connu et d’après les mœurs de leur époque ; rien ne serait plus choquant que de braver à ce sujet l’opinion reçue et de donner, par exemple, des idées, des opinions modernes à des héros anciens. Les personnages d’Homère nous choquent quelquefois : c’est qu’il les a peints tels qu’ils étaient de son temps, et c’est là un des plus grands mérites de ses œuvres.

La vérité des caractères et des mœurs peut seule donner à un poème l’originalité qui le fasse vivre.

Si les personnages et les mœurs sont imaginaires, le poète doit se régler d’après les convenances de son œuvre. Les caractères doivent être soutenus et variés en même temps, sans jamais sortir du naturel.

Des héros de roman fuyez les petitesses :
Toutefois aux grands cœurs donnez quelques faiblesses.
Achille déplairait, moins bouillant et moins prompt :
J’aime à lui voir verser des pleurs pour un affront.
À ces petits défauts marqués dans sa peinture,
L’esprit avec plaisir reconnaît la nature.
Qu’il soit sur ce modèle en vos écrits tracé :
Qu’Agamemnon soit fier, superbe, intéressé ;
Que pour ses dieux Énée ait un respect austère.
Conservez à chacun son propre caractère.
Des siècles, des pays, étudiez les mœurs :
Les climats font souvent les diverses humeurs.
Boileau, Art poét.

Il est d’usage de placer dans le poème épique un héros qui domine tous les autres par sa grandeur ou par sa vertu ; l’ouvrage y gagne en unité et en intérêt. Autour de lui se rangent les personnages secondaires, dont chacun doit avoir sa physionomie, son caractère, ses vertus ou ses défauts. Ils parlent, ils agissent ; ils se peignent par leurs discours et par leurs actions, et tous concourent, selon leur importance, à la marche du poème ; la variété se trouve ainsi confondue dans l’unité. Dans l’Iliade, Achille est le héros principal, mais sa grandeur ne fait pas tort à celle des autres personnages, tels qu’Hector, Ajax, Diomède, Ulysse, Nestor, Priam.

Voulez-vous longtemps plaire et ne jamais lasser ?
Faites choix d’un héros propre à m’intéresser,
En valeur éclatant, en vertus magnifique ;
Qu’en lui, jusqu’aux défauts, tout se montre héroïque.
Boileau, Art poét.

7° Forme de l’épopée.

L’épopée peut varier dans sa forme : nous ne faisons que constater ici l’usage général.

Le poème s’ouvre par la proposition ou début. Tel est le début de la Henriade :

Je chante ce héros qui régna sur la France
Et par droit de conquête et par droit de naissance.

Boileau a dit :

Que le début soit simple et n’ait rien d’affecté.

Après le début vient l’invocation : c’est une prière adressée par le poète à une divinité ou à la muse, pour lui demander l’inspiration.

Le poète fait ensuite l’exposition du sujet, et commence le récit, qui se déroule sans interruption jusqu’au dénouement. L’épopée est divisée en chants, dont le nombre est abandonné à la volonté de l’auteur.

Le récit épique se fait de deux manières : ou le poète parle en son nom, comme dans l’Iliade et la Jérusalem délivrée : c’est la fable simple ; ou le poète se jette tout d’abord au milieu de l’action, et fait ensuite raconter par le héros les faits antérieurs, comme dans l’Odyssée et l’Énéide : c’est la fable composée. Cette dernière paraît être plus intéressante.

8° Style épique.

Le poème épique est la plus vaste des compositions humaines : le génie seul peut parvenir à l’embrasser ; aussi toutes les richesses de l’imagination et du style doivent concourir à son ornement ; toutes les connaissances sur Dieu, sur l’homme, sur la nature, peuvent y entrer : c’est ainsi qu’Homère est universel, et que ses poèmes sont le tableau complet de son époque.

L’épopée a besoin d’une véritable inspiration ; l’art ne suffit pas pour la composer. Le poème doit être semé de descriptions éclatantes et variées, de tableaux et de portraits où se déploient la vivacité, la chaleur et la pompe du style. Un coloris brillant doit animer tout l’ouvrage. Les grandes images, les figures hardies y sont à leur place ; une harmonie constante doit enchanter l’oreille et l’imagination ; enfin, la simplicité, jointe à la majesté sublime, doit faire de cet ouvrage le chef-d’œuvre de l’esprit humain13.

Outre l’épopée proprement dite, dont nous venons de parler, nous dirons quelques mots des épopées secondaires, telles que le poème héroïque, le poème héroï-comique, le poème badin.

§ III. Poème héroïque.

Le poème héroïque ne diffère du précédent que par l’absence du merveilleux : pour le reste, il peut suivre absolument la même marche, les mêmes lois et le même style.

Souvent le poème héroïque n’est que de l’histoire mise en vers, mais ornée de tous les charmes de l’imagination et de tous les prestiges de la poésie. Son but est toujours de célébrer la gloire de quelque héros14.

§ IV. Poème héroï-comique.

Ce poème a toute la forme extérieure de la grande épopée, tandis qu’il ne présente au fond qu’une aventure comique et de peu d’importance. Le poète emploie toutes les grandes machines de l’épopée à la conduite d’une action plaisante, où figurent des personnages vulgaires. Cet artifice n’étant pris au sérieux ni par le poète ni par le lecteur, délasse agréablement l’esprit, et provoque le rire par des contrastes piquants, par des rapprochements inattendus15.

§ V. Poème badin.

Le poème badin ne prend jamais le ton de l’épopée ; c’est une histoire plaisante et légère qui brille par la vivacité et l’enjouement du récit, par l’agrément des détails et la rapidité du style. Un peu de satire moqueuse et de bon goût n’y est point déplacée. On peut citer comme modèle le Vert-Vert de Gresset.

Le poème burlesque, mis autrefois à la mode en France par Scarron, est le degré le plus bas et le plus trivial de la poésie ; c’est ordinairement un travestissement de mœurs et de langage, ou la parodie d’un poème sérieux. Les Anglais ont dans ce genre un ouvrage célèbre : c’est Hudibras, par Butler.