(1853) Principes de composition et de style (2e éd.) « Première partie. Principes de composition et de style. — Principes de rhétorique. — Chapitre VI. De l’élocution et du style. »
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(1853) Principes de composition et de style (2e éd.) « Première partie. Principes de composition et de style. — Principes de rhétorique. — Chapitre VI. De l’élocution et du style. »

Chapitre VI.
De l’élocution et du style.

L’élocution est la manière d’exprimer sa pensée par la parole ; on emploie souvent le mot style dans le même sens ; il y a pourtant une différence entre ces deux termes. Le style, c’est la manière d’écrire ; l’élocution, la manière de parler ; ce que nous avons à dire ici s’applique à l’un et à l’autre.

« L’élocution, dit Crévier, est à l’éloquence ce que le coloris est à la peinture. L’imagination du peintre invente d’abord les principaux traits du tableau ; son jugement met ensuite chaque partie à sa place ; mais le coloris lui est nécessaire pour animer tout l’ouvrage, donner aux objets de l’éclat, et rendre l’expression parfaite. De même, en éloquence, le fond du discours est dans les choses et dans les pensées ; l’ordre et la distribution en forment le dessin et le contour ; mais l’élocution achève l’ouvrage de l’invention et de la disposition ; elle lui communique l’âme et la vie, la grâce et la force. »

Ce qui est dit ici de l’élocution appliquée à l’éloquence peut s’entendre du style dans tous les genres de littérature. C’est la partie importante, essentielle de toute œuvre littéraire ; c’est la forme extérieure et sensible de la pensée ; sans elle, le travail de l’imagination meurt en naissant.

« Presque toujours, dit Voltaire, les choses qu’on dit frappent moins que la manière dont on les dit ; car les hommes ont tous à peu près les mêmes idées de ce qui est à la portée de tout le monde : l’expression, le style fait toute la différence. Le style rend singulières les choses les plus communes, fortifie les plus faibles, donne de la grandeur aux plus simples. Sans le style, il est impossible qu’il y ait un seul bon ouvrage en aucun genre. »

§ I. Originalité du style.

Buffon a dit : Le style, c’est l’homme  ; mot profond et vrai. De même que chaque individu a une physionomie à lui qui ne ressemble à aucune autre, qui le fait distinguer entre mille ; chaque écrivain a un style particulier, expression de sa pensée, physionomie de son âme : sous cette enveloppe parlante, on suit les battements de son esprit, on surprend le secret de son cœur. Ainsi, le style n’est autre chose que la façon dont on exprimera pensée ; c’est à peu près la même chose que ce qu’on appelle manière en peinture. L’auteur qui écrit comme tout le monde n’a point de style, il manque d’originalité ; on pourra le lire avec plaisir, mais il n’aura jamais un nom parmi les maîtres.

Pourquoi un connaisseur reconnaît-il au premier coup d’œil un tableau de Raphaël, de Michel-Ange, de Rembrandt ou de Rubens ? C’est que les œuvres de ces grands peintres ont une touche particulière, qui est le cachet de leur génie. Il en est de même des ouvrages de littérature ; il suffit d’entendre une page d’Homère, de Tacite, de Pascal, de Molière ou de Chateaubriand, pour que le nom de l’auteur vienne aussitôt à l’esprit.

Si la différence de style est sensible d’homme à homme, elle l’est encore plus de nation à nation. Les Orientaux ont toujours aimé les figures fortes et hyperboliques. Athènes a brillé par un style précis, harmonieux et pur. De nos jours, quelle différence ne trouve-t-on pas entre le style des Français, des Allemands, des Anglais et des Espagnols ? Chaque peuple donne à son style l’empreinte de son caractère et de son génie. Ainsi, les mêmes fruits ont dans chaque climat une saveur particulière ; c’est le goût du terroir, dont un habile connaisseur saisit toutes les nuances.

Le style consiste donc dans le choix et dans l’arrangement, non seulement des mots, mais aussi des pensées accessoires qui forment le tissu du discours. Quand nous disons que le style de Racine est excellent, c’est que nous considérons, d’une part, ces idées si justes, si clairement conçues par le poète, disposées dans un ordre parfait, et se fortifiant mutuellement ; et, de l’autre, ces expressions propres, que l’auteur a peut-être cherchées avec effort, mais qui semblent être venues d’elles-mêmes se ranger sous sa plume : ces phrases où la complication de la période ne nuit en rien à la clarté du sens, et cet heureux arrangement de mois qui ferait des vers de Racine la musique la plus harmonieuse pour l’oreille, lors même qu’ils ne seraient pas le langage le plus entraînant pour le cœur. Nous n’avons qu’à ouvrir ce poète pour y trouver un modèle de ce double mérite. Lisons, par exemple, ces paroles prononcées par Assuérus pour rassurer la tremblante Esther :

Je ne trouve qu’en vous je ne sais quelle grâce
Qui me charme toujours et jamais ne me lasse :
De l’aimable vertu doux et puissants attraits !
Tout respire en Esther l’innocence et la paix ;
Du chagrin le plus noir elle écarte les ombres,
Et fait des jours sereins de rues jours les plus sombres.

En quoi consiste le plaisir que nous font éprouver ces beaux vers ? Il tient sans doute aux sentiments et aux pensées qui s’y trouvent ; mais le choix des expressions et l’harmonie du style y ont une grande part. Les mêmes idées, exprimées autrement, n’auraient certes pas le même charme.

Nous considérons d’abord le style dans les mots et ensuite dans les pensées.

§ II. Qualités générales du style.

Les mots, avons-nous dit, sont les signes de nos idées. Les mots servent à composer les phrases. Si les mots sont bien choisis, si les phrases sont composées d’après les règles naturelles du langage, le style est bon ; il acquiert les qualités essentielles, dont les principales sont : la clarté, la pureté, la propriété, la précision, le naturel, la noblesse, l’élégance et l’harmonie.

1° De la Clarté.

La clarté est cette qualité du style qui fait qu’on saisit sur le champ et sans effort l’idée de l’auteur. Il faut, dit Quintilien, que l’expression soit tellement claire, que l’idée frappe les esprits comme le soleil frappe les yeux.

La clarté est la qualité principale du style : si les mots ne réfléchissent pas l’idée comme un miroir, le but de l’écrivain est manqué.

On pèche contre la clarté quand les termes sont équivoques, quand les phrases sont embarrassées, longues, quand les rapports sont louches.

La langue française est reconnue comme la plus claire qui existe ; elle ne souffre ni le vague ni l’obscurité ; elle n’aime pas l’inversion : sa construction suit l’ordre même de la pensée, c’est-à-dire qu’elle procède toujours par sujet, verbe, attribut et complément.

L’auteur le plus clair est toujours celui qui se lit avec le plus de plaisir. Voltaire se recommande surtout par cette transparence lumineuse de la pensée, qui facilite l’intelligence des matières les plus ardues, et donne à la lecture un attrait irrésistible.

Pour être clair, il faut éviter les phrases trop longues, entortillées de qui et de que, embarrassées par les doubles rapports des pronoms et des adjectifs il, elle, eux, son, sa, ses, leur, leurs. Voici une phrase du P. d’Orléans, qui donne une idée de ces constructions vicieuses : « Si cette princesse (Marguerite d’Anjou, femme d’Henri VI) n’eut pas la gloire de vaincre le malheur de son époux, elle eut celle de combattre avec une constance qui plus d’une fois semblait faire honte à la fortune des injustices qu’elle lui faisait, la fortune n’ayant pu s’empêcher d’accorder à cette amazone, lorsqu’elle combattait en personne, des victoires qui firent voir que c’était moins à elle qu’à son mari qu’elle avait déclaré la guerre. »

2° De la pureté.

La pureté de style n’est pas moins nécessaire que la clarté ; elle consiste à n’employer que des mots et des constructions propres à la langue que l’on parle.

Surtout qu’en vos écrits la langue révérée,
Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée.
En vain vous me frappez d’un son mélodieux,
Si le terme est impropre ou le tour vicieux :
Mon esprit n’admet point un pompeux barbarisme, 
Ni d’un vers ampoulé l’orgueilleux solécisme.
Sans la langue, en un mot, l’auteur le plus divin
Est toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain.
Boileau, Art poét.

Un barbarisme est un mot étranger ou contraire à la langue. Exemple :

… Un brouillard glacé, rasant les pics sauvages,
Comme un fils de Morven me vêtissait d’orages.
de Lamartine, Jocelyn.

On ne dit pas vêtissait, mais vêtait.

Un solécisme est une faute contre les règles de la grammaire. Exemple :

C’est à vous, mon esprit, à qui je veux parler.
Boileau.

On appelle puristes les gens qui poussent la pureté du langage jusqu’à l’affectation.

3° De la propriété.

La propriété consiste à rendre l’idée par le mot propre, tel qu’il a été consacré par l’usage. Il n’y a ordinairement qu’un seul mot qui convienne à une idée ; il faut le chercher avec patience ; faute de trouver ce mot, on emploie une expression équivalente, un synonyme ; mais il n’y a pas de synonymes proprement dits dans une langue ; les mots diffèrent toujours par quelque nuance de signification. Ainsi, les cinq mots indolent, nonchalant, négligent, paresseux, fainéant, expriment un défaut contraire à l’amour du travail ; et cependant on ne peut dire qu’ils soient synonymes. On est indolent par défaut de sensibilité, nonchalant par défaut d’ardeur, négligent par défaut de soin, paresseux par défaut d’action, fainéant par antipathie de la peine.

La pureté et la propriété réunies forment ce qu’on appelle la correction du style.

4° De la précision.

La précision consiste à dire ce qu’il faut, avec le moins de termes possible.

Cette qualité est le propre des esprits sains et justes. Les écrivains médiocres, dont la pensée est toujours enveloppée de nuages, ne savent pas aller droit au but ; ils prennent des détours, accumulent les mots et affaiblissent l’idée. La Rochefoucauld, Pascal, Voltaire, sont des modèles de précision. Voici une pensée de La Rochefoucauld où cette qualité est sensible.

« L’esprit est souvent la dupe du cœur. »

Quand le style manque de précision, on dit qu’il est diffus, lâche ou prolixe.

5° Du naturel.

Le naturel consiste à rendre l’idée sans effort et sans apprêt, à parler comme la nature.

« Quand on voit le style naturel, dit Pascal, on est tout étonné et ravi, car on s’attendait de voir un auteur, et l’on trouve un homme. »

Le contraire du naturel est l’affectation, la recherche dans les mots ou dans les pensées.

Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.
Boileau.

6° De la noblesse.

La noblesse du style consiste à n’employer que les termes convenables, et à éviter les expressions basses et triviales.

Le style le moins noble a pourtant sa noblesse.

Boileau.

Pour s’exprimer noblement, il faut s’habituer à donner à sa pensée de la dignité et de l’élévation ; il faut vivre dans une atmosphère où respire la décence, le bon ton et le bon goût. Le langage peint l’homme : il vient de l’abondance du cœur.

Ce n’est pas qu’il faille toujours choisir ses termes au point de paraître affecté et ridicule ; on sortirait par-là du naturel ; le mot propre vaut souvent mieux que les expressions détournées. Pourtant il y a un art de dire noblement les petites choses, de relever les plus minces sujets, de donner aux objets mêmes qui répugnent un caractère d’élégance qui les fasse passer. Voyez comme Racine sait ennoblir les détails d’un hideux tableau :

Et je n’ai plus trouvé qu’un horrible mélange
D’os et de chairs meurtris et traînés dans la fange,
Des lambeaux pleins de sang et des membres affreux
Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.
Athalie.

7° De l’élégance.

L’élégance du style tient de près à la noblesse ; c’est ce tour gracieux et poli que l’on donne à la pensée, et qui la rend agréable.

Dans la Phèdre de Pradon, Hyppolyte dit à Aricie :

Depuis que je vous vois, j’abandonne la chasse ;
Elle fit autrefois mes plaisirs les plus doux ;
Et quand j’y vais, ce n’est que pour penser à vous.

Ces vers sont prosaïques et manquent d’élégance ; mais voyez comme Racine sait rendre la même pensée :

Mon arc, mes javelots, mon char, tout m’importune ;
Je ne me souviens plus des leçons de Neptune :
Mes seuls gémissements font retentir les bois,
Et mes coursiers oisifs ont oublié ma voix.

8° De l’harmonie.

Il est un heureux choix de mots harmonieux :
Fuyez des mauvais sons le concours odieux.
Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée
Ne peut plaire à l’esprit, quand l’oreille est blessée.
Boileau.

L’harmonie, est ce charme du style qui résulte, pour l’oreille, de l’heureux choix des mots et de leur habile combinaison.

Le style doit être une musique dont les modulations varient avec chaque genre et chaque sujet. L’écrivain qui a l’oreille délicate donne à la pensée un souffle harmonieux, qui retentit agréablement à l’oreille du lecteur ou de l’auditeur ; c’est par là surtout qu’il plait et saisit l’imagination.

Un style dur, raboteux, sans harmonie, fait l’effet d’un concert discordant, dont la cacophonie écorche l’oreille. Ainsi, Fénelon et Massillon plaisent toujours par l’harmonie de leur langage. Si Chapelain est oublié, si Racine se fait toujours lire, c’est que l’un repousse par son style rocailleux, et que l’autre attire par une harmonie toujours soutenue.

Il faut distinguer : 1) l’harmonie des mots, 2) l’harmonie des phrases.

L’harmonie des mots consiste dans le choix et l’arrangement des mots considérés comme sons ; les uns sont doux, et sonores, les autres sont durs et sourds : il faut éviter la rencontre des consonnes désagréables, sans pourtant pousser ce soin jusqu’à l’affectation et la contrainte.

Il existe dans toutes les langues un rapport sensible entre le son et l’idée ; les pensées graves ou tristes amènent des sons lents et sourds ; au contraire, la joie vive l’action impétueuse s’expriment par des mots rapides, légers et brillants. Ce rapport particulier des sons avec les objets se nomme harmonie imitative, et quelquefois onomatopée.

L’harmonie imitative convient surtout à la poésie ; elle forme des images vives et pittoresques, elle peint par les sons. C’est ainsi qu’on dit : gronder, murmurer, gazouiller, siffler, bourdonner, hennir, bêler ; et le tic-tac d’un moulin, le glou-glou de la bouteille.

La mort d’Hippolyte, dans la Phèdre de Racine, nous offre un beau modèle d’harmonie imitative. Le poète peint ainsi le monstre qui sort de la mer :

Sa croupe se recourbe en replis tortueux.

Et plus loin :

L’essieu crie et se rompt…

Ailleurs, Racine fait dire à Oreste agité par les Furies :

Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?

Delille n’est pas moins expressif dans ce vers :

J’entends crier la dent de la lime mordante.

Le vers suivant exprime bien la rapidité du temps :

Le moment où je parle est déjà loin de moi.

La Fontaine peint admirablement le souffle de Borée, qui

Se gorge de vapeurs, s’enfle comme un ballon,
            Fait, un vacarme de démon,
Siffle, souffle, tempête.

Voici un passage de Châteaubriand dont la riche harmonie est sensible :

« Si tout est silence et repos dans les savanes de l’autre côté du fleuve, tout ici, au contraire, est mouvement et murmure : des coups de bec contre le tronc des chênes ; des froissements d’animaux qui marchent, broutent ou broient les noyaux des fruits ; des bruissements d’ondes, de faibles gémissements, de sourds meuglements, de doux roucoulements, remplissent ces déserts d’une tendre et sauvage harmonie.

Ce genre d’harmonie ne convient pas à tous les sujets, et il faut en user sobrement : mais on ne peut jamais se passer de l’harmonie des phrases, qui dépend de l’arrangement des mots et de la construction. Buffon, ce grand maître en l’art d’écrire, nous en offre à chaque page des modèles. Relisez cette belle description du cheval :

C’est partout une harmonie soutenue, un choix d’expressions où préside le goût le plus pur.

« La plus noble conquête que l’homme ait jamais faite est celle de ce fier et fougueux animal, qui partage avec lui les fatigues de la guerre et la gloire des combats. Aussi intrépide que son maître, le cheval voit le péril et l’affronte ; il se fait au bruit des armes, il l’aime, il le cherche, et s’anime de la même ardeur. Il partage aussi ses plaisirs : à la chasse, au tournoi, il brille, il étincelle. Mais docile autant que courageux, il ne se laisse point emporter à son feu ; il sait réprimer ses mouvements : non seulement il fléchit sous la main qui le guide, mais il semble consulter ses désirs ; et obéissant toujours aux impressions qu’il en reçoit, il se précipite, se modère, ou s’arrête, et n’agit que pour y satisfaire. C’est une créature qui renonce à son être pour n’exister que par la volonté d’un autre ; qui soit même la prévenir ; qui, par la promptitude et la précision de ses mouvements, l’exprime et l’exécute ; qui sent autant qu’on le désire, et ne rend qu’autant qu’on veut ; qui, se livrant sans réserve, ne se refuse à rien ; sert de toutes ses forces, s’excède, et même meurt pour mieux obéir. »

Buffon.

L’harmonie qui résulte de l’arrangement des mois dans la phrase, est ce qu’on appelle le nombre. C’est, à proprement parler, la mesure de la prose, comme le rythme est la mesure des vers. Le nombre ne peut avoir de règles fixes comme la poésie ; il dépend entièrement de l’oreille ; c’est une harmonie de sentiment. L’écrivain qui sent le nombre règle la longueur de sa phrase sur l’objet dont il parle, sur l’harmonie de la cadence et le besoin de la respiration. Son style devient ainsi vif et coupé, ou lent et périodique.

§ III. Du style coupé et du style périodique.

Le style est coupé quand les phrases sont pouces et séparées, quand on évite de les lier par des conjonctions. On l’emploie pour donner à la pensée du mouvement, de la vivacité, de la passion. Il convient à l’énumération, à la gradation, aux descriptions animées, au dialogue, au raisonnement vif et pressé ; l’art dramatique l’emploie de préférence ; il est encore à sa place dans les sujets légers, dans le conte, dans le roman, dans les lettres. Ce style convient parfaitement à l’esprit français, qui aime à revêtir une allure vive et franche, une tournure originale et piquante, une clarté lumineuse : on peut s’en convaincre en lisant nos auteurs.

La Bruyère brille surtout dans ce genre de style, comme le prouve l’exemple suivant :

« Cliton n’a jamais eu toute sa vie que deux affaires, qui sont de dîner le matin et de souper le soir ; il ne semble né que pour la digestion : il n’a même qu’un seul entretien : il dit les entrées qui ont été servies au dernier repas où il s’est trouvé, il dit combien il y a eu de potages, et quels potages ; il place ensuite le rôt et les entremets… C’est un personnage illustre dans son genre, et qui a poussé le talent de se bien nourrir jusqu’où il pouvait aller… Mais il n’est plus : il s’est du moins fait porter à table jusqu’au dernier soupir ; il donnait à manger le jour où il est mort. Quelque part où il soit, il mange ; et s’il revient au monde, c’est pour manger. »

Voici une scène de l’Avare, de Molière, où la coupure du style est encore plus sensible :

Harpagon crie en accourant : « Au voleur ! au voleur ! à l’assassin ! au meurtrier ! Justice, juste ciel ! Je suis perdu, je suis assassiné ! on m’a coupé la gorge ! on m’a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ? qu’est-il devenu ? où est-il ? où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ? N’est-il point là ? N’est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête ! (à lui-même, se prenant par le bras). Rends-moi mon argent, coquin !… Ah ! c’est moi !… Mon esprit est troublé, et j’ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. Hélas ! mon pauvre argent, mon pauvre argent, mon cher ami, on m’a privé de toi ! Et, puisque tu m’es enlevé, j’ai perdu mon support, ma connotation, ma joie : tout est fini pour moi, et je n’ai plus que faire au monde ! Sans toi, il m’est impossible de vivre. C’en est fait ! Je n’en puis plus, je me meurs, je suis mors, je suis enterré. N’y a-t-il personne qui veuille me ressusciter en me rendant mon cher argent, ou en m’apprenant qui me l’a pris ? Euh ! que dites- vous ? Ce n’est personne. Il faut, qui que ce soit qui ait fait le coup, qu’avec beaucoup de soin on ait épié l’heure, et l’on a choisi justement le temps que je parlais à mon traître de fils. Sortons, je veux aller quérir la justice, et faire donner la question à toute ma maison : à servante, à valets, à fils, à fille, et à moi aussi. Que de gens assemblés ! Je ne jette mes regards sur personne qui ne me donne des soupçons, et tout me semble mon voleur. Eh ! de quoi est-ce qu’on parle là ? De celui qui m’a dérobé ? Quel bruit fait-on là-haut ? Est-ce mon voleur qui y est ? De grâce, si l’on sait des nouvelles de mon voleur, je supplie qu’on m’en dise. N’est-il point caché là parmi vous ? Ils me regardent tous et se mettent à rire ! Vous verrez qu’ils ont part sans doute au vol que l’on m’a fait. Allons vite, des commissaires, des archers, des prévôts, des juges, des gênes, des potences, et des bourreaux ! Je veux faire pendre tout le monde ; et si je ne retrouve mon argent, je me pendrai moi-même après. »

Le style est périodique quand les phrases se prolongent avec une certaine étendue, et dépendent les unes des autres.

La période est donc une pensée composée de plusieurs propositions ou phrases liées entre elles, et dont le sens est suspendu jusqu’à la fin.

Chacune des phrases, prise séparément, se nomme membre de la période ; le membre peut lui-même se diviser en sections.

Pour bien sentir ce que c’est que la période, relisons, dans l’oraison funèbre du grand Condé, par Bossuet, ce fragment de la péroraison : « Pour moi, s’il m’est permis ; après tous les autres, de venir rendre les derniers devoirs à ce tombeau, ô prince, le digne objet de nos louanges et de nos regrets, vous vivrez éternellement dans ma mémoire ; votre image y sera tracée, non point avec cette audace qui promettait la victoire ; non, je ne veux rien voir en vous de ce que la mort y efface ; vous aurez dans cette image des traits immortels : je vous verrai tel que vous étiez à ce dernier jour, sous la main de Dieu, lorsque sa gloire sembla commencer à vous apparaître… » On voit qu’ici toutes les idées, quoique distinctes, s’enchaînent et forment un ensemble harmonieux : telle est la période.

On peut encore en voir un exemple remarquable dans le fragment cité plus haut, page 52, du plaidoyer de Lally-Tollendal [chapitre V, § 2, 5° Réfutation].

On peut faire des périodes de deux, de trois et de quatre membres.

Comme exemple de la période à quatre membres, citons ces paroles du grand-prêtre Joad au sujet de Joas, dans l’Athalie de Racine :

Grand Dieu ! si tu prévois qu’indigne de sa race
Il doive de David abandonner la trace ;

Qu’il soit comme le fruit en naissant arraché,
Ou qu’un souffle ennemi dans sa fleur a séché.

Mais si ce même enfant, à tes ordres docile,
Doit être à tes desseins un instrument utile,

Fais qu’au juste héritier le sceptre soit remis ;
Livre en mes faibles mains ses puissants ennemis ;
Confonds dans ses desseins une reine cruelle ;
Daigne, daigne, mon Dieu, sur Mathan et sur elle,
Répandre cet esprit d’imprudence et d’erreur,
De la chute des rois funeste avant-coureur !

C’est surtout dans le style périodique que le nombre est sensible, que l’harmonie des phrases se déploie par la mesure et la symétrie des membres. Il faut construire les périodes de manière qu’elles ne soient ni trop longues ni trop courtes ; la chute doit en être arrondie et harmonieuse, sans brusquerie comme sans pesanteur. Mais il faut éviter l’excès de recherche et de travail ; il faut se garder de ces périodes sonores et vides, qui charment l’oreille sans rien dire à l’esprit : Des choses et non des mots, telle doit être la devise de tout bon écrivain.

Le style périodique convient surtout aux grands sujets, à l’éloquence grave et mesurée, aux descriptions pompeuses, aux larges développements de l’histoire ; toutes les fois enfin qu’il faut adopter un ton sérieux, solennel, et donner aux idées une certaine ampleur.

Du reste, il est impossible de poser des règles absolues pour l’application du style périodique et du style coupé ; on peut employer l’un et l’autre dans un même ouvrage, selon que le besoin s’en fait sentir. C’est le goût qui doit guider ici comme partout ; et le goût, ainsi que le sentiment de l’harmonie, s’acquiert par l’étude des bons modèles.

§ IV. Des différents genres de style.

Le style peut varier autant que les sujets, autant que les sentiments de l’écrivain. Si l’on en voulait étudier toutes les combinaisons, en classer tous les tons, toutes les nuances, on ferait un chapitre aussi long que fastidieux, et dont l’utilité serait médiocre. Un écrivain ne combine pas à l’avance le genre de style qu’il adoptera dans chaque circonstance ; il s’abandonne simplement à son goût, à ses impressions ; le bon sens lui fait sentir instinctivement les règles ; en un mot, il observe naturellement les convenances de l’art d’écrire.

« Celui-là seul, dit Cicéron, écrit véritablement bien, qui dit les petites choses d’un style simple ; les choses moyennes d’un style tempéré, les grandes d’un style élevé. »

Cicéron, comme tous les anciens rhéteurs, distingue ici trois sortes de style. Cette division nous semble arbitraire, et peu utile dans la pratique ; car le style change perpétuellement de caractère, selon les objets qu’il sert à revêtir La matière que l’on traite n’est pas toujours uniforme ; elle peut varier de mille manières, s’élever ou s’abaisser selon les circonstances, et le style doit la suivre dans toutes ses transformations. Souvent le simple et le sublime se touchent ; le seul précepte que l’écrivain ne doive pas perdre de vue, c’est celui des convenances : s’il a le sentiment vrai de la nature, son style prendra toujours le ton convenable à chaque sujet.

Laissons donc de côté l’ancienne division du style en simple, tempéré et sublime, pour dire quelques mots des qualités particulières du style, qui sont comme la gamme musicale de l’harmonie du langage dans les différents genres de composition. Nous parlerons successivement du style familier, du style simple, du style naïf, du style fin, du style délicat, du style gracieux, du style riche, fleuri et pittoresque, du style énergique, véhément et magnifique, du style sublime.

1° Style familier.

Le style familier est le moins recherché de tous les styles ; il convient à la conversation, aux lettres familières, où l’on se livre à l’abandon de l’esprit et du cœur. La comédie emploie ce style avec succès, pour reproduire la vérité des mœurs et du langage de la vie ordinaire. Molière nous en offre d’excellents modèles dans l’Avare et dans le Bourgeois gentilhomme.

Citons, dans ce genre, le début de la comédie de Racine, les Plaideurs :

Petit Jean.

Ma foi ! sur l’avenir bien fou qui se fiera.
Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera.
Un juge, l’an passé, me prit à son service ;
Il m’avait fait venir d’Amiens pour être suisse.
Tous ces Normands voulaient se divertir de nous :
On apprend à hurler, dit l’autre, avec les loups.
Tout Picard que j’étais, j’étais un bon apôtre,
Et je faisais claquer mon fouet tout comme un autre.
Tous les plus gros monsieurs me parlaient chapeau bas ;
Monsieur de Petit Jean, ah ! gros comme le bras.
Mais sans argent, l’honneur n’est qu’une maladie.
Ma foi ! j’étais un franc portier de comédie :
On avait beau heurter et m’ôter son chapeau,
On n’entrait point chez nous sans graisser le marteau.
Point d’argent, point de suisse ; et ma porte était close.

L’écueil du style familier, c’est le bas, le grossier, et le burlesque, dont un homme de goût doit toujours se garder avec soin.

2° Style simple.

Le style simple doit être pur, clair, précis, mais sans éclat, sans ornements : sa plus belle parure est le naturel. Il convient au récit, à la fable, à l’églogue, à tous les sujets qui ne demandent ni élévation, ni grandeur. Madame Louise Colet, dans un de ses contes, nous en offre un charmant modèle :

Enfants, ne jouez pas si près de la rivière ;
Pour vous mirer dans l’eau, n’inclinez pas vos fronts.
Votre pied imprudent peut glisser sur la pierre ;
Vous êtes tout petits, et les flots sont profonds !
Mais vous n’écoutez pas ma voix qui vous appelle ;
Aux poissons effrayés vous lancez des cailloux ;
Vous allez du pécheur démarrer la nacelle,
Et, penchés sur le bord, vous l’attirez vers vous…

3° Style naïf.

Le style naïf est toujours simple, mais il a, de plus, un caractère de naturel et d’abandon qui indique la nature même prise sur le fait. La naïveté est un sentiment qui a l’air d’échapper au cœur, de se trahir ingénument et sans réflexion. La Fontaine est plein de traits d’une admirable naïveté : témoin la fable qui a pour titre : La Laitière et le Pot au lait. Marot, dans son vieux style, est aussi un modèle de ce genre. La naïveté appartient surtout à l’enfance ; c’est en quelque sorte l’esprit de l’innocence qui caractérise cet âge. Dans l’exemple suivant, j’ai voulu peindre cette aimable naïveté qui tire son charme de l’ignorance même.

La Mère et l’Enfant.

— Mère, lorsqu’un enfant est mort,
Et que, renfermé dans la bière,
On le transporte au cimetière,
Est-ce pour bien longtemps qu’il dort ?

— Jamais, mon fils, il ne s’éveille ;
Toujours il reste aux mêmes lieux ;
Quand une fois on y sommeille,
Jamais on ne r’ouvre les yeux.

— Mère, tous ceux qui sont en vie
Doivent-ils donc ainsi finir ?
Oh ! moi, je n’en ai pas envie ;
Mère, je ne veux pas mourir !

— Mon enfant, tous tant que nous sommes,
Nous devons subir cette loi :
Car la mort fauche tous les hommes,
Depuis le pauvre jusqu’au roi.

— Mais, l’autre jour, dans ton grand livre
Tout garni d’or et de velours,
Tu lisais : « la mort nous délivre
Pour nous faire vivre toujours ? »

— Oui, mon fils ; nous avons une âme
Qui par la mort ne périt pas :
Le ciel l’attire et la réclame
Quand nous sommes bons ici-bas.

Tu vois, dans l’air, ces hirondelles
Filer et se perdre à tes yeux :
À la mort, notre âme comme elles
S’enfuit dans les hauteurs des cieux ;

Elle va se mêler aux anges
Qui la traitent comme une sœur,
Et chante avec eux les louanges
Du bon Dieu, notre créateur.

— Si c’est ainsi, la mort me semble
Non pas un mal, mais un plaisir ;
Pourvu que nous partions ensemble,
Mère, alors je veux bien mourir !

Mais, en littérature, le naïf a souvent une tournure piquante qui n’est pas toujours l’ingénuité : l’art y entre pour quelque chose. Nos vieux auteurs français sont empreints d’une naïve simplicité qui paraît avoir été le caractère propre de l’esprit gaulois.

4° Style fin.

La finesse est une certaine vivacité d’esprit qui se voile en partie pour briller davantage, car elle laisse au lecteur le plaisir de deviner ce qu’elle lui cache.

Une tournure fine est en même temps spirituelle ; c’est pour cela qu’elle plait. La Rochefoucauld, La Bruyère, Voltaire, ont souvent des traits de finesse dans leur style. En voici quelques exemples :

« L’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu. »

*

« Le vrai moyen d’être trompé, c’est de se croire plus fin que les autres. »

*

« Rien n’empêche tant d’être naturel que l’envie de le paraître. »

*
La peine a ses plaisirs, le péril a ses charmes.

La finesse n’est pas seulement un trait d’esprit : elle peut s’étendre sur un long morceau, et même sur tout un ouvrage. Fontenelle se distingue surtout par cette qualité, mais il tombe souvent dans le défaut qui la suit de près, c’est-à-dire l’affectation et le bel esprit.

5° Style délicat.

La délicatesse dans le style est comme la finesse de la sensibilité ; car si la finesse tient à l’esprit, la délicatesse tient au cœur. Racine, qui est profondément sensible, brille par une admirable délicatesse de pensée et de style : on peut s’en convaincre en lisant les rôles d’Andromaque, de Monime, d’Iphigénie et d’Esther.

La délicatesse se fait voir, comme la finesse, à travers un voile transparent ; il ne faut pas plus abuser de l’une que de l’autre, pour ne point tomber dans l’afféterie. Citons comme modèles les deux strophes suivantes :

On meurt deux fois, je le vois bien :
Cesser d’aimer et d’être aimable,
C’est une mort insupportable ;
Cesser de vivre, ce n’est rien.
Voltaire.
Mais elle était du monde où les plus belles choses
                Ont le pire destin ;
Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses,
                L’espace d’un matin.
Malherbe.

6° Style gracieux.

La grâce se sent mieux qu’elle ne se définit : elle tient de près à la délicatesse, mais elle a en même temps de l’aisance, de la souplesse, de la variété dans ses mouvements ; elle frappe moins que la beauté, mais elle plait davantage, ou plutôt la beauté n’a d’attraits que par elle.

La Fontaine, qui comprenait bien la grâce, l’a caractérisée par ce vers, si gracieux lui-même :

Et la grâce, plus belle encor que la beauté.

Reboul, notre poète boulanger, offre un tableau rempli d’une grâce suave dans son élégie de l’Ange et l’Enfant :

Un ange au radieux visage,
Penché sur le bord d’un berceau,
Semblait contempler son image
Comme dans l’onde d’un ruisseau.
« Charmant enfant qui me ressemble,
« Disait-il, oh ! viens avec moi ;
« Viens, nous serons heureux ensemble :
« La terre est indigne de toi.

« Là, jamais entière allégresse;
« L’âme y souffre de ses plaisirs :
« Les cris de joie ont leur tristesse,
« Et les voluptés leurs soupirs.

« Eh quoi ! les chagrins, les alarmes
« Viendraient troubler ce front si pur ;
« Et dans l’amertume des larmes
« Se terniraient ces yeux d’azur !

« Non, non ! dans les champs de l’espace
« Avec moi tu vas t’envoler :
« La Providence te fait grâce
« Des jours que tu devais couler…

« Et, secouant ses blanches ailes,
« L’ange aussitôt prend son essor
« Vers les demeures éternelles…
« Pauvre mère, ton fils est mort !

7° Style riche, fleuri, pittoresque.

Le style est riche quand il joint l’abondance à l’éclat, quand il est semé d’images vives, de traits brillants. Tel est le style de Lamartine.

Le style est fleuri quand il offre des pensées agréables élevées, sans être sublimes ; quand il est convenablement orné de figures. Il convient surtout aux sujets où l’on cherche à plaire.

Le style est pittoresque s’il peint vivement les objets, s’il a de la couleur et du mouvement.

Le récit de Théramène, ou la mort d’Hippolyte, dans la Phèdre de Racine, offre un bel exemple de ces trois qualités de style réunies. Voici, dans un style plus moderne, un morceau remarquable emprunté à la Divine Épopée d’A. Soumet.

Lorsqu’un chef africain, veut dompter les-élans
D’un sauvage coursier, roi des sables brûlants,
Il s’approche, et déjà la flottante crinière
Dans sa nerveuse main frissonne prisonnière.
Il s’élance, retombe, et deux genoux d’acier
Étreignent puissamment les flancs bruns du coursier.
L’animal étonné, qu’un poids nouveau tourmente,
Bat son poitrail en feu de sa bouche écumante,
Élargit ses naseaux, et redouble, heurtés,
Ses bonds tumultueux au vertige empruntés ;
Son œil indépendant brille en topaze bleue ;
En panache de guerre il agite sa queue ;
Par ses hennissements il réclame, irrité,
Loin des jeux du Djérid, l’air de la liberté ;
S’allonge, s’accourcit, se penche, se dérobe ;
Ses veines en réseau se gonflent sous sa robe ;
Il cache sous ses crins, attristés de l’affront,
L’étoile de sa race empreinte sur son front ;
Saute comme un bélier, tourne comme un orage,
Sans pouvoir loin de lui secouer l’esclavage.
S’il se dresse en fureur, l’homme, tel qu’un serpent,
À son cou qui frémit s’enlace et se suspend ;
Aiguillonne ses flancs s’il part comme la foudre ;
S’il se renverse, et roule, et sillonne la poudre,
Son vainqueur suit sa chute, et, sans quitter le crin,
Soumet sa bouche ardente aux morsures du frein.

8° Style énergique, véhément, magnifique.

L’énergie du style, c’est la force, la vivacité de la pensée et du sentiment. La véhémence est un degré supérieur à la force ; elle entraine et subjugue par les mouvements hardis et les figures passionnées. La magnificence consiste dans l’élévation des pensées, l’harmonie des périodes et la richesse des images.

La belle méditation de Lamartine, intitulée Bonaparte, nous offre presque partout une admirable réunion de ces trois qualités du style :

Sur un écueil battu par la vague plaintive,
Le nautonier, de loin, voit blanchir sur la rive
Un tombeau, près du bord par les flots déposé ;
Le temps n’a pas encor bruni l’étroite pierre ;
Et, sous le vert tissu de la ronce et du lierre,
             On distingue… un sceptre brisé.

Ici gît… Point de nom !… Demandez à la terre !
Ce nom, il est inscrit en sanglant caractère
Des bords du Tanaïs au sommet du Cédar ;
Sur le bronze et le marbre, et sur le sein des braves,
Et jusque dans le cœur de ces troupeaux d’esclaves
             Qu’il foulait tremblants sous sou char.

Il est là… sous trois pas un enfant le mesure !
Son ombre ne rend pas même un léger murmure.
Le pied d’un ennemi foule en paix son cercueil.
Sur ce front foudroyant le moucheron bourdonne.
Et son ombre n’entend que le bruit monotone
             D’une vague contre un écueil.

9° Style sublime.

Nous parlons du sublime en général dans la seconde partie de cet ouvrage (page 165 [2e partie, chapitre premier, § IX]) ; il ne s’agit ici que du sublime dans le style.

Le sublime dans le style est une élévation de pensée, de sentiment ou d’expression qui dépasse les limites ordinaires du beau humain, et nous donne comme une révélation du beau infini. Le sublime transporte notre âme d’étonnement et d’admiration.

Les rhéteurs entendent souvent par style sublime celui qui se distingue par quelques-unes des qualités élevées dont nous venons de parler, comme l’énergie, la véhémence, la richesse, la magnificence. Selon nous, ces caractères ne suffisent pas pour constituer le sublime. Le sublime, par lui-même, est simple : il existe moins dans les mots que dans les choses ; il ne se manifeste que rarement, et par de soudaines illuminations, comme la foudre qui perce la nue ; sa durée ne peut se prolonger. Il dépend, non de l’art, mais de l’inspiration produite par une émotion fortement passionnée ; l’ignorant peut le trouver aussi bien que l’homme instruit.

Rien n’est plus simple que ce mot de Moïse racontant la création : « Dieu dit : Que la lumière soit ; — et la lumière fut. » C’est pourtant un trait sublime, admiré par Longin.

Elle ne croyait pas être sublime, cette mère qui avait perdu son fils, et à qui l’on citait, pour la consoler, l’exemple d’Abraham obligé de sacrifier son fils Isaac, quand elle s’écriait : « Dieu n’aurait jamais commandé ce sacrifice à une mère ! » pourtant, c’est là le sublime du sentiment maternel.

On connait ce vers célèbre de Corneille dans Horace, au moment où le vieil Horace croit que son fils a fui devant l’ennemi :

Julie.

Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ?

Horace.

                                                                Qu’il mourût !

Le sublime consiste ici dans l’héroïque sacrifice du sentiment paternel à l’honneur et au salut de la patrie.

Bossuet, en parlant des siècles d’idolâtrie, a une expression sublime quand il dit : « Tout était dieu, exempté Dieu lui-même. »

Citons, comme dernier exemple, ces vers de Racine, dont le dernier est sublime :

       J’ai vu l’impie adoré sur la terre :
       Pareil au cèdre, il cachait dans les cieux
                 Son front audacieux ;
Il semblait à son gré gouverner le tonnerre,
         Foulait aux pieds ses ennemis vaincus :
Je n’ai fait que passer, il n’était déjà plus.
Esther.

Le sublime de conception peut s’étendre à toute une œuvre littéraire, à l’invention d’une idée, à la création du plan d’un ouvrage. L’Iliade est sublime dans son ensemble ; on peut en dire autant de l’Enfer de Dante, de l’Athalie de Racine. Partout où le génie se manifeste, il marque son passage de l’empreinte du sublime.

§ V. Style figuré.

Il y a des mots qui peuvent être employés dans le sens propre, c’est-à-dire dans la signification primitive du mot, et dans le sens figuré, c’est-à-dire avec une signification étrangère ou détournée. Ainsi, les mots chaleur, éclat expriment, dans le sens propre, des propriétés du feu ; on dit la chaleur, l’éclat de la flamme ; mais si l’on dit la chaleur du combat ou du style, l’éclat de la vertu ou de la beauté, on prend ces mots dans le sens figuré.

Les figures sont certains tours de parole ou de pensée qui donnent au style de la force, de la grâce ou de la noblesse, soit en changeant la signification d’un mot (figures de mots), soit en construisant la phrase d’après certaines tournures vives et singulières (figures de pensées). Les figures sont la richesse et la parure du style ; elles donnent à la poésie son plus beau coloris, à l’éloquence ses plus beaux mouvements ; sans elles, le style est nu, froid et languissant.

Il ne faut pas croire que les figures soient le produit de l’art et de la rhétorique : on a remarqué qu’il s’en fait plus dans un jour de marché à la halle qu’en plusieurs séances académiques. Elles naissent naturellement du besoin d’exprimer vivement la pensée ; de lui donner une tournure pittoresque, ou de suppléer aux expressions qui manquent dans la langue pour rendre certaines idées : c’est ainsi qu’on dit un rayon d’espérance, une feuille de papier.

Tel brille au second rang, qui s’éclipse au premier.

Voltaire. Henriade.

Malgré le discrédit où sont tombées les figures, dont les noms étranges, empruntés à la langue grecque, ont prêté à la satire, nous croyons utile d’en faire connaître les principales.

On distingue deux sortes de figures : les figures de mots et les figures de pensées. La figure de mot dépend du mot lui-même ; si le mot change, la figure disparaît ; la figure de pensée subsiste malgré le changement des mots, pourvu que le sens reste le même.

§ VI. Des figures de mots.

Les figures de mots sont de deux espèces : 1) celles où les mots conservent leur véritable signification ; 2) celles qui changent la signification des mots : c’est pour cela qu’on les nomme tropes d’un mot grec qui signifie tour ou changement.

Les principales figures de mots de la première espèce sont : l’ellipse, le pléonasme, la syllepse, l’inversion, la répétition, la périphrase.

1° Ellipse.

L’ellipse est une figure par laquelle on supprime un ou plusieurs mots que la grammaire regarderait comme nécessaires. Elle donne à la phrase de la précision, au style de la rapidité ; mais il faut éviter les ellipses trop fortes, qui nuisent à la clarté de la pensée.

Il y a ellipse dans les exemples suivants :

Le crime fait la honte, et non pas l’échafaud.
Corneille.
Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ?
Racine.

2° Pléonasme.

Le pléonasme est le contraire de l’ellipse ; il ajoute à la phrase des mots qui paraissent superflus.

Je l’ai, vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu.
Ce qui s’appelle vu
Molière.

Camille, dans ses imprécations contre Rome s’écrie :

Puissé-je de mes yeux y voir tomber ce foudre !
Corneille.

3° Syllepse.

La syllepse fait accorder un mot, non pas avec son rapport grammatical, mais avec l’idée de ce rapport.

Je ne vois pas le peuple à mon nom s’alarmer :
Le ciel dans tous leurs pleurs ne m’entend point nommer.
Racine. Britannicus.

Ici leurs s’accorde avec l’idée de pluralité contenue dans le mot peuple.

4° Inversion.

L’inversion change l’ordre naturel et logique de la syntaxe. La langue française, quoique supportant l’inversion plus rarement que les autres langues, l’admet pourtant souvent, surtout en poésie. Cette figure donne à la phrase du mouvement et de l’énergie, au style une allure vive et pittoresque. Gilbert dit :

Au banquet de la vie infortuné convive,
             J’apparus un jour, et je meurs.

Et Bossuet :

« Aussi vifs étaient les regards, aussi vive et impétueuse était l’attaque, aussi fortes et inévitables étaient les mains du prince de Condé. »

5° Répétition.

La répétition a pour but d’ajouter de la force à la pensée, en reproduisant plusieurs fois les mêmes mots.

Ma fille, tendre objet de mes dernières peines,
Songe au moins, songe au sang qui coule dans tes veines :
C’est le sang de vingt rois, tous chrétiens comme moi ;
C’est le sang des héros, défenseurs de ma loi ;
C’est le sang des martyrs…
Voltaire.
Mais tout dort, et l’armée, et les vents, et Neptune.
Racine.

6° Périphrase.

La périphrase, ou circonlocution, est un assemblage de mots par lesquels on exprime ce qu’on ne peut ou ce qu’on ne veut pas rendre par un seul mot.

L’éloquence et la poésie emploient souvent cette figure. Si la périphrase vient au secours d’un goût délicat, il ne faut pourtant pas trop éviter le mot propre : on risquerait de tomber dans l’affectation. Boileau emploie une élégante périphrase pour dire qu’il a une perruque et cinquante-huit ans passés :

Mais aujourd’hui qu’enfin la vieillesse venue,
Sous mes faux cheveux blancs déjà toute chenue,
A jeté sur ma tête, avec ses doigts pesants,
Onze lustres complets, surchargés de trois ans…

Casimir Delavigne, voulant parler d’un fiacre, dit :

Visitez donc les grands, durement cahoté
Sur les nobles coussins d’un char numéroté !

La périphrase ne doit pas dégénérer en obscurité, en galimatias, comme dans le vers suivant :

Ce grand roi roule ici ses pas majestueux.

Il y a une espèce de périphrase que l’on nomme euphémisme, et qui a pour but d’adoucir une idée odieuse ou désagréable. C’est ainsi qu’on dit : il a vécu, il n’est plus, pour il est mort ; l’exécuteur des hautes œuvres pour le bourreau.

§ VII. Des tropes.

Les tropes sont des figures où l’on fait prendre aux mots une signification qui n’est pas la leur propre.

Les principaux tropes sont : la métaphore, l’allégorie, la catachrèse, la métonymie et la synecdoque.

1° Métaphore.

La métaphore (transposition) est une figure par laquelle on transporte la signification propre d’un mot à une autre signification, au moyen d’une comparaison qui se fait dans l’esprit.

Si vous dites, en parlant d’un homme cruel, il ressemble à un tigre, vous faites simplement une comparaison ; mais si vous dites, c’est un tigre, vous faites une métaphore, car la comparaison reste dans l’esprit.

Voici d’autres exemples de métaphores :

La coupe de mes jours s’est brisée encor pleine.

Lamartine.
Approche-t-il (le sage) du but, quitte-t-il ce séjour ?
Rien ne trouble sa fin ; c’est le soir d’un beau jour.
La Fontaine.
Celui qui met un frein à la fureur des flots
Sait aussi des méchants arrêter les complots.
Racine.

La métaphore est une des figures les plus fréquemment employées, parce qu’elle est une des plus riches, des plus agréables et des plus utiles ; elle fait image comme la peinture ; elle donne aux objets du corps, de la couleur, de la vie ; elle rend sensibles les choses même les plus abstraites ; elle fournit aux langues d’abondantes ressources pour exprimer une foule d’idées auxquelles les termes manquent. C’est ainsi que l’on dit :

La dureté de l’âme, le printemps de la vie, les glaces de l’âge, les songes de l’espérance, la rapidité de la pensée, le feu des passions, bouillant de colère.

La métaphore donne de la hardiesse, de l’originalité à la pensée : la poésie l’emploie sans cesse ; le langage philosophique peut s’en passer.

La métaphore est défectueuse quand elle est forcée, fausse dans son point de comparaison, ou tirée d’objets qui répugnent ; telles sont les métaphores suivantes :

Prends la foudre, Louis, et va comme un lion,
Porter le dernier coup à la dernière tête
               De la rébellion.
Malherbe.

Louis est comparé à la fois à Jupiter qui tient la foudre, à un lion, à Hercule terrassant l’hydre de Lerne.

2° Allégorie.

L’allégorie est une métaphore prolongée ; elle multiplie les images autour d’un même objet par une série de traits figurés. Lemierre, donnant à la fois la définition et l’exemple, dit :

L’Allégorie habite un palais diaphane.

On cite souvent comme exemple l’allégorie de Madame Deshoulières, qui commence ainsi :

Dans ces prés fleuris
Qu’arrose la Seine…

Lamartine, dans sa méditation sur la Prière, nous offre un beau modèle d’allégorie. Le soir, dit-il, toute la nature rend hommage au Créateur :

L’univers est le temple, et la terre est l’autel ;
Les cieux en sont le dôme, et ces astres sans nombre,
Ces feux demi-voilés, pâle ornement de l’ombre,
Dans la voûte d’azur avec ordre semés,
Sont les sacrés flambeaux pour ce temple allumés ;
Et ces nuages purs qu’un jour mourant colore,
Et qu’un souffle léger, de couchant à l’aurore,
Dans les plaines de l’air repliant mollement,
Roule en flocons de pourpre au bord du firmament,
Sont les flots de l’encens qui monte et s’évapore
Jusqu’au trône du Dieu que l’univers adore.

Voici encore une allégorie sublime, tirée de Bossuet :

« La vie humaine est un chemin dont l’issue est un précipice affreux. On nous avertit dès les premiers pas ; mais la loi est portée : il faut avancer toujours. Je voudrais retourner en arrière… Marche ! marche ! Un poids invincible, une force irrésistible nous entraîne : il faut sans cesse avancer vers le précipice. Mille traverses, mille peines nous fatiguent et nous inquiètent sur la route. Encore, si je pouvais éviter ce précipice affreux !… Non ! non ! il faut marcher, il faut courir : telle est la rapidité des années. On se console pourtant, parce que, de temps en temps, on rencontre des objets qui vous divertissent, des eaux courantes, des fleurs qui passent ; on voudrait s’arrêter… Marche ! marche ! Et cependant, on voit tomber derrière soi, tout ce qu’on avait passé : fracas effroyable ! inévitable ruine ! On se console, parce qu’on emporte quelques fleurs cueillies en passant, qu’on voit se faner entre ses mains du matin au soir, et quelques fruits qu’on perd en les goûtant : enchantement, illusion ! Toujours entraîné, on approche du gouffre affreux ! déjà tout commence à se ternir ; les jardins sont moins fleuris, les fleurs moins brillantes, les couleurs moins vives, les prairies moins riantes, les eaux moins claires ; tout pâlit, tout s’efface ; l’ombre de la mort se présente ; on commence à sentir l’approche du gouffre fatal ; mais il faut aller sur le bord ; encore un pas : déjà l’horreur trouble les sens, la tête tourne, les yeux s’égarent… Il faut marcher ; on voudrait retourner en arrière ; plus de moyens : tout est évanoui, tout est tombé, tout est échappé. »

L’allégorie personnifie aussi les idées, les sentiments et les passions. C’est ainsi que les poètes font agir et parler l’Envie, la Renommée, les Prières, la Haine, la Mollesse, la Mort, le Temps, l’Amitié, l’Amour ; c’est ainsi que La Fontaine met en action l’Amour et la Folie. Les Orientaux ont souvent employé le langage allégorique dans leurs fables et leurs paraboles.

L’écriture hiéroglyphique des Égyptiens, était aussi une espèce d’allégorie.

3° Catachrèse.

Le mot catachrèse signifie abus, extension. C’est une espèce de métaphore par laquelle on supplée à un mot qui n’existe pas dans la langue.

C’est ainsi que l’on dit la glace d’un miroir, une feuille de papier, aller à cheval sur un bâton.

4° Métonymie.

La métonymie (changement de nom) est une figure par laquelle on met le nom d’une chose pour celui d’une autre.

La métonymie emploie :

1° La cause pour l’effet : Cet écrivain vit de sa plume.

2° L’effet pour la cause : Le canon lance la mort.

3° Le signe pour la chose signifiée : Revêtir la pourpre, quitter la robe pour l’épée. Ici, la pourpre représente la royauté ; l’épée, l’état militaire ; et la robe, la magistrature.

4° Le contenant pour le contenu : Boire le calice jusqu’à la lie, c’est-à-dire la liqueur contenue dans le calice.

5° Le lieu où une chose se fait, pour la chose elle-même : l’Académie pour la doctrine de Platon ; le Portique, pour celle de Zénon, chef des stoïciens ; la Porte, pour l’empire ottoman.

5° Synecdoque.

La synecdoque (compréhension) étend ou restreint la signification des mots ; elle met le plus pour le moins, ou le moins pour le plus. C’est ainsi que l’on prend :

1° La partie pour le tout, ou le tout pour la partie : Il a vécu quatorze printemps, soixante hivers, pour quatorze ans ou soixante ans ; regagner son toit, son foyer, pour sa maison.

2° Le genre pour l’espèce, et l’espèce pour le genre : Si l’on dit les mortels pour les hommes, on emploie le genre pour l’espèce ; car tous les animaux sont sujets à la mort. Si l’on dit la saison des roses pour le printemps, on emploie l’espèce rose pour le genre, c’est-à-dire, les fleurs.

3° Le singulier pour le pluriel, et réciproquement :

Le Français, né malin, forma le vaudeville.
Boileau.

4° La matière dont une chose est faite, pour la chose elle-même, comme airain pour canon, fer pour épée.

L’ivoire trop hâté rompt deux fois sur sa tête.
Boileau.

L’ivoire pour un peigne d’ivoire.

5° L’abstrait pour le concret.

Les vainqueurs ont parlé : l’esclavage en silence
Obéit à leur voix dans cette ville immense.
Voltaire.

L’esclavage, pour le peuple esclave.

§ VIII. Des pensées.

Après avoir parlé des mots et des figures de mots, il nous reste à parler des pensées et des figures de pensées,

1° Justesse et netteté des pensées.

Chaque pensée considérée en elle-même, indépendamment de celles qui l’entourent, doit avoir deux qualités essentielles, la netteté et la justesse.

Une pensée est nette, quand les parties qui la composent, présentent à l’esprit un ensemble lumineux et précis, exempt de toute obscurité.

Une pensée est juste, quand elle exprime une chose telle qu’elle est, sans exagération, sans altération de la vérité, comme : la partie est moins grande que le tout.

Mais outre cette justesse absolue, mathématique, qui convient surtout aux sciences, il y a encore une justesse relative qui suffit au cœur. C’est la justesse de sentiment et la justesse d’imagination.

Ce vers de La Fontaine :

Et c’est être innocent que d’être malheureux,

est juste au point de vue du sentiment ; car nous sentons que le malheur doit expier le crime ; mais pour l’esprit, ce n’est pas d’une justesse absolue. Quand Lamartine dit :

Mon cœur, lassé de tout, même de l’espérance,
N’ira pas de ses vœux importuner le sort ;
Prêtez-moi seulement, vallon de mon enfance,
Un asile d’un jour pour attendre la mort ;

on comprend que ce langage poétique n’a qu’une justesse relative : cette lassitude de l’âme, dont parle le poète, est un sentiment un peu vague ; cet asile d’un jour est une exagération de son imagination ; mais s’il eût parlé autrement, s’il eût voulu préciser ses idées comme un mathématicien, il n’eût pas été poète. Pascal, dont l’esprit était admirablement juste, n’aurait pas écrit ainsi ; car il dit qu’on ne sait pas en quoi consiste l’agrément qui est l’objet de la poésie.

Pourtant, il faut avouer que le langage du cœur et de l’imagination a des charmes non moins persuasifs que celui de la raison.

2° Rapport des pensées entre elles.

Il ne suffit pas de porter son attention sur les mots et sur les pensées, il faut encore savoir coordonner les idées entre elles, et les faire rapporter à un centre commun, à une pensée générale. Il faut que la composition ait de l’ordre, et que les parties forment un tout convenable. Cette concordance des pensées est essentielle, si l’on ne veut avoir une œuvre décousue et pleine de disparates. Les pensées doivent s’enchaîner l’une à l’autre naturellement, sans effort, par une succession non interrompue jusqu’au terme qu’on s’est fixé. Examinez ces tableaux, pleins d’harmonie, chefs-d’œuvre de composition d’un grand peintre : tout se tient et concourt à l’effet général ; les différentes parties se rapprochent sans confusion ; elles sont liées par les effets du clair-obscur et par la dégradation des teintes ; l’ensemble satisfait l’œil et plaît à l’imagination : telle doit être aussi la composition littéraire.

3° Transition.

La transition est le passage d’un sujet à un autre, le lien qui unit les parties d’une composition ; elle consiste en un mot, un tour, une pensée, qui sert d’intermédiaire. Sans les transitions, la composition manque d’ensemble : elle ressemble à une marqueterie.

Quand on a bien médité son sujet, les transitions se présentent ordinairement d’elles-mêmes à l’esprit. Phèdre, parlant à Hippolyte de sa passion, lui dit :

On ne voit point deux fois le rivage des morts,
Seigneur : puisque Thésée a vu les sombres bords,
En vain vous espérez qu’un dieu vous le renvoie ;
Et l’avare Achéron ne lâche point sa proie.
Que dis-je ? il n’est point mort, puisqu’il respire en vous.

Ces mots, que dis-je ? forment transition. Du reste, on ne peut donner de règles à ce sujet. Les transitions varient autant que les genres et les circonstances : c’est la nécessité qui les amène, et le goût qui les choisit.

§ IX. Des figures de pensées.

Les figures de pensées sont celles qui tiennent, non pas aux mots, comme les tropes, mais à la tournure, au mouvement de la pensée ; elles servent à relever le style, à lui donner de la force, de la grâce, à en varier la monotonie ; mais il faut les employer avec mesure et discrétion, pour ne pas tomber dans l’affectation et l’enflure.

Ces figures sont très nombreuses ; les rhéteurs en ont rempli des volumes, en voulant noter toutes les formes que peut revêtir la pensée : nous nous contenterons de citer les principales.

Les figures doivent s’offrir naturellement à notre esprit quand il a besoin de les employer ; on les fait sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose. L’écrivain qui se creuserait l’esprit à l’avance pour faire des antithèses, des métaphores, des hyperboles ou des apostrophes, serait bien certainement un mauvais écrivain, un artisan de mots ; il manquerait de ce naturel, qui est le principe vital de toute œuvre littéraire.

Voici les figures de pensées dont nous allons parler : l’hyperbole, la litote, l’ironie, la réticence, la suspension, la comparaison, l’allusion, l’antithèse, la gradation, l’interrogation, l’exclamation, l’apostrophe, la prosopopée.

1° Hyperbole.

L’hyperbole (exagération) est une figure par laquelle on exagère la réalité, soit en plus, soit en moins. C’est ainsi que l’on dit : Aller comme le vent, marcher comme une tortue, verser un torrent de larmes.

Rome entière noyée au sang de ses enfants.
Corneille.

On comprend que ces expressions ne doivent pas se prendre au pied de la lettre ; mais il faut user sobrement de l’hyperbole, dont l’abus touche au ridicule. Elle ne doit outrer la vérité que jusqu’à une certaine mesure, afin que le lecteur puisse y faire la part du vrai et du faux. La Fontaine, dans une de ses fables, a finement critiqué une hyperbole ridicule.

Même dispute advint entre deux voyageurs.
           L’un d’eux était de ces conteurs
Qui n’ont jamais rien vu qu’avec un microscope ;
Tout est géant chez eux ; écoulez-les : l’Europe
Comme l’Afrique aura des monstres à foison.
Celui-ci se croyait l’hyperbole permise :
J’ai vu, dit-il, un chou grand comme une maison.
Et moi, dit l’autre, un pot aussi grand qu’une église.
Le premier se moquant, l’autre reprit : Tout doux ;
           On le fit pour cuire vos choux.

3° Litote.

La litote consiste à dire moins pour faire entendre plus. C’est ainsi que Chimène dit à Rodrigue :

Va, je ne te hais pas !
Corneille.

3° Ironie.

L’ironie, ou contre-vérité, est une figure qui a pour but de faire entendre le contraire de ce qu’on dit ; elle cache souvent le blâme sous une forme louangeuse. Boileau, voulant critiquer les mauvais auteurs de son temps, affecte de les louer ainsi :

Je le déclare donc, Quinault est un Virgile ;
Pradon comme un soleil en nos ans a paru ;
Pelletier écrit mieux qu’Ablancourt ni Patru.
Cotin, à ses sermons traînant toute la terre,
Fend des flots d’auditeurs pour aller à sa chaire.

L’ironie convient surtout à la raillerie, à la gaîté ; mais elle sert aussi à exprimer admirablement le mépris, la colère, l’indignation et le désespoir. Dans le paroxysme de la rage ou dans l’excès du malheur, quand l’expression manque pour exprimer la pensée, on emploie l’ironie, à peu près, dit La Harpe, comme, dans ces grandes douleurs qui égarent un moment la raison, un rire effrayant prend la place des larmes qui ne peuvent couler. Dans Andromaque, Racine nous en donne un admirable exemple, lorsque Oreste, après avoir tué Pyrrhus pour plaire à Hermione, apprend que celle-ci vient de se poignarder pour ne pas survivre au roi d’Épire :

Grâce aux dieux, mon malheur passe mon espérance !
Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance !
Appliqué sans relâche au soin de me punir,
Au comble du malheur tu m’as fait parvenir.
Eh bien ! je meurs content, et mon sort est rempli !

L’ironie prend le nom de sarcasme quand elle est vive et méchante, quand elle rit avec une malignité cruelle.

4° Réticence.

La réticence est une figure par laquelle on s’interrompt brusquement pour laisser deviner ce qu’on ne dit pas : ce mystère du silence fait entendre beaucoup plus que ce qu’on aurait pu dire. Telle est la réticence d’Agrippine dans la tragédie de Britannicus :

J’appelai de l’exil, je tirai de l’armée
Et ce même Sénèque, et ce même Burrhus
Qui depuis… Rome alors estimait leurs vertus.
Racine.

Voltaire a imité ce mouvement dans sa Henriade :

Et Biron, jeune encore, ardent, impétueux,
Qui depuis… mais alors il était vertueux.

5° Suspension.

Par la suspension, on tient le lecteur ou l’auditeur dans l’incertitude, pour exciter sa curiosité et lui montrer autre chose que ce qu’il attendait. Bossuet nous en donne un exemple dans son oraison funèbre de la reine d’Angleterre :

« Combien de fois a-t-elle remercié Dieu de deux grandes grâces : l’une, de l’avoir faite chrétienne ; l’autre… Messieurs, qu’attendez-vous ? Peut-être d’avoir rétabli les affaires du roi son fils ? Non ; c’est de l’avoir faite reine malheureuse. »

6° Comparaison.

La comparaison sert à rapprocher des objets qui se ressemblent par quelques points : elle a pour but d’embellir ou de fortifier la pensée. On l’emploie surtout en poésie-, mais la prose en tire aussi de beaux effets.

Voici une comparaison tirée du Crucifix de Lamartine :

Le vent, qui caressait sa tête échevelée,
Me montrait tour à tour et me voilait ses traits.
Comme l’on voit flotter sur un blanc mausolée
           L’ombre des noirs cyprès.

La comparaison prend le nom de contraste quand, au lieu de procéder par similitude, elle montre les oppositions des objets.

7° Allusion.

L’allusion est une comparaison à demi cachée, par laquelle on dit une chose pour en rappeler une autre dont on ne parle pas expressément.

Châteaubriand, dans le Génie du christianisme, voulant peindre les troubles qui agitent l’homme coupable, dit : « Il cherche les lieux déserts, et cependant la solitude l’effraye ; il se traine autour des tombeaux, et cependant il a peur des tombeaux. Son regard est inquiet et mobile ; il n’ose regarder le mur de la salle du festin, dans la crainte d’y lire des caractères funestes. » Ces paroles font allusion au festin de Balthazar.

L’allusion se tire de l’histoire, de la fable des coutumes, des mœurs, de quelque fait connu. Sa nature est la finesse, la naïveté ou la grâce ; elle convient surtout à la comédie, à la satire et à la fable : La Fontaine l’emploie fréquemment.

8° Antithèse.

L’antithèse est une figure par laquelle on oppose les pensées aux pensées, pour les faire ressortir plus vivement.

Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,
L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux.
Lamartine.

L’antithèse existe entre borné et infini. Saint Paul nous en donne aussi un exemple dans son épitre aux Corinthiens :

« On nous maudit, et nous bénissons ; on nous persécute, et nous souffrons ; on nous dit des injures, et nous répondons par des prières. »

L’antithèse se trouve à chaque pas dans la nature : la lumière et les ténèbres, le beau et le laid, le sublime et le ridicule, le bien et le mal, nous offrent chaque jour leurs contrastes. Dans les arts comme dans la littérature, pour que l’antithèse fasse un bon effet, il faut qu’elle se présente naturellement ; si elle est trop recherchée, trop subtile, trop soutenue, elle est mauvaise, elle rend le style fatigant ou prétentieux. À plus forte raison doit-on éviter dans le style sérieux les jeux de mots et les pointes : le style comique ou le style familier les admet parfois, pourvu que l’on n’en abuse pas. Sénèque, chez les Latins, Fléchier, Victor Hugo, chez les Français, ont fait un abus fréquent de l’antithèse. Molière veut tourner en ridicule cet excès, quand il fait dire à Oronte dans son sonnet :

Belle Philis, on désespère
Alors qu’on espère toujours.

Le morceau suivant, de Victor Hugo, peut montrer que si ce poète emploie trop souvent l’antithèse, il en tire aussi de puissants effets.

Lui.

Toujours lui ! lui partout ! — Ou brûlante ou glacée,
Son image sans cesse ébranle ma pensée.
Il verse à mon esprit le souffle créateur.
Je tremble, et dans ma bouche abondent les paroles
Quand son nom gigantesque, entouré d’auréoles,
Se dresse dans mes vers de toute sa hauteur.

Là, je le vois, guidant l’obus aux bonds rapides ;
Là, massacrant le peuple au nom des régicides ;
Là, soldat, aux tribuns arrachant leurs pouvoirs ;
Là, consul jeune et fier, amaigri par les veilles,
Que des rêves d’empire emplissaient de merveilles,
           Pâle sous ses longs cheveux noirs.

Puis, empereur puissant dont la tête s’incline,
Gouvernant un combat du haut de la colline,
Promettant une étoile à ses soldats joyeux,
Faisant signe aux canons qui vomissent les flammes,
De son âme à la guerre armant six cent mille âmes,
Grave et serein, avec un éclair dans les yeux.

Puis, pauvre prisonnier, qu’on raille et qu’on tourmente,
Croisant ses bras oisifs sur son sein qui fermente,
En proie aux geôliers vils comme un vil criminel,
Vaincu, chauve, courbant son front noir de nuages,
Promenant sur un roc où passent les orages
           Sa pensée, orage éternel.

Qu’il est grand, là surtout, quand, puissance brisée,
Des porte-clefs anglais misérable risée,
Au sacre du malheur il retrempe ses droits ;
Tient au bruit de ses pas deux mondes en haleine,
Et mourant de l’exil, gêné dans Sainte-Hélène,
Manque d’air dans la cage où l’exposent les rois !

Qu’il est grand à cette heure où, prêt à voir
Dieu même, Son œil qui s’éteint roule une larme suprême !
Il évoque à sa mort sa vieille armée en deuil,
Se plaint à ses guerriers d’expirer solitaire,
Et prenant pour linceul son manteau militaire,
Du lit de camp passe au cercueil !

9° Gradation.

La gradation présente une série d’idées ou d’images, dont la progression ascendante ou descendante, va toujours en augmentant. Dans la Mort de Pompée, Cornélie, parlant à César, fait cette belle progression ascendante :

De quelque rude coup qu’il (le destin) m’ose avoir frappée,
Souviens-toi que je suis veuve du grand Pompée,
Fille de Scipion, et, pour dire encor plus.
Romaine… mon courage est encore au-dessus.
Corneille.

Les vers suivants nous offrent une gradation descendante, par la diminution du sens :

Quoi ! vous voulez qu’il meure, et pour son châtiment
Vous ne donnez qu’un jour, qu’une heure, qu’un moment ?
Racine, Andromaque.

10° Interrogation.

La figure nommée interrogation a pour but, non pas d’exprimer un doute ou de demander une réponse, mais d’exprimer au contraire une affirmation plus vive. Joad, en voyant Josabeth s’entretenir avec Mathan, parle ainsi par une série d’interrogations :

Où suis-je ? De Baal ne vois-je pas le prêtre?
Quoi ! fille de David, vous parlez à ce traître ?
Que veut-il ? De quel front cet ennemi de Dieu
Vient-il infecter l’air qu’on respire en ce lieu ?
Racine.

11° Exclamation.

L’exclamation est une figure qui exprime les sentiments vifs et passionnés de l’âme ; c’est un cri qui se fait jour au moyen des interjections. Bossuet, frappé de la mort imprévue d’Henriette d’Angleterre, s’écrie :

« Ô vanité ! ô néant ! mortels ignorants de leur destinée ! »

Et plus loin, dans le même discours :

« Ô nuit désastreuse ! ô nuit effroyable, ci retentit tout-à-coup comme un éclat de tonnerre cette étonnante nouvelle : Madame te meurt ! Madame est morte ! »

12° Apostrophe.

Par l’apostrophe, l’écrivain rompt tout à coup le fil de de son discours, pour interpeller une autre personne que celle à qui il parlait ; il peut également interpeller les objets inanimés.

Andromaque, captive de Pyrrhus, qui lui offre son trône et sa main, répond :

Seigneur, tant de grandeurs ne nous touchent plus guère ;

puis elle apostrophe les murailles de sa patrie, auxquelles la rattache son souvenir :

Non, vous n’espérez plus de nous revoir encor,
Sacrés murs que n’a pu conserver mon Hector !
Racine.

Dans la Divine Comédie de Dante, Ugolin raconte les tourments terribles que lui et ses enfants éprouvèrent dans la tour de la Faim :

« Tout ce jour et celui qui suivit, nous restâmes tous muets : Ah : terre, terre dure, pourquoi ne t’ouvris-tu pas ? »

13° Prosopopée.

La prosopopée (personnification) fait agir, sentir ou parler les morts, les absents, les objets insensibles ou imaginaires. Cette figure est essentiellement poétique, mais l’art oratoire l’emploie souvent pour produire de grands effets. C’est une prosopopée que ce beau tableau de Racine :

La terre s’en émeut, l’air en est infecté ;
Le flot qui l’apporta recule épouvanté.
Phèdre.

Une prosopopée célèbre, c’est celle de J.-J. Rousseau dans son discours sur l’influence des lettres et des arts :

« Ô Fabricius ! qu’eût pensé votre grande âme, si, pour votre malheur, vous eussiez vu la face pompeuse de Rome sauvée par votre bras, et que votre nom respectable avait plus illustrée que toutes ses conquêtes ? Dieux ! eussiez-vous dit, que sont devenus ces toits de chaume et ces foyers rustiques qu’habitaient jadis la modération et la vertu ? Quelle splendeur funeste a succédé à la simplicité romaine ? Quel est ce langage étranger ? Quelles sont ces mœurs efféminées ? Que signifient ces statues, ces tableaux, ces édifices ? Insensés, qu’avez-vous fait ? Vous, les maîtres des nations, vous vous êtes rendus les esclaves des hommes frivoles que vous avez vaincus !… »

§ X. Des défauts du style.

Après avoir parlé des qualités du style et de tout ce qui peut contribuer à son ornement, nous dirons un mot des défauts qui le départent, et dont on a déjà pu se faire une idée par ce qui précède.

Il faut d’abord éviter ce qui est faux, soit dans la pensée, soit dans le sentiment. Les romans de mademoiselle de Scudéry et le langage de l’hôtel de Rambouillet avaient un côté faux, que Molière a finement critiqué dans les Précieuses ridicules.

On admirait aussi à cette époque l’affectation, qui venait du désir de briller et de produire de reflet ; l’enflure ou le style ampoulé, gonflé de mots pompeux et vide de choses, ennemi surtout du naturel ; les pointes, les jeux de mots, badinage proscrit de la littérature sérieuse : Balzac, Voiture, Scarron, étaient applaudis en dépit du bon goût, qui fut relevé par Molière et par Boileau.

Le phébus ou galimatias pousse encore plus loin l’excès ; c’est une suite de phrases à peu près incompréhensibles et dépourvues de sens ; tel est ce passage de Balzac :

« La gloire n’est pas tant une lumière étrangère qui vient de dehors aux actions héroïques, qu’une réflexion de la propre lumière des actions, et un éclat qui leur est renvoyé par les objets qui l’ont reçu. »

Le néologisme est un défaut qui consiste à innover sans raison dans les langues, à employer des mots nouveaux, des tournures bizarres que le goût ou l’usage réprouve.

C’est le défaut capital des auteurs modernes. Voici comment Victor Hugo peint un bon écrivain :

« Les idées sont faites de cette substance particulière qui se prête, souple et molle, à toutes les ciselures de l’expression, qui s’insinue, bouillante et liquide, dans tous les recoins du moule où l’écrivain la verse, et se fige ensuite, lave d’abord, granit après. »

Voilà certes un amas de métaphores qu’on n’aurait pas supportées il y a un siècle ou deux : pourtant rien n’est plus commun aujourd’hui que ce style, en quelque sorte matérialisé par des images forcées qu’on emprunte à la nature, aux arts et aux sciences. On voit ici les idées qui sont liquides et bouillantes comme de la lave, et en même temps souples et molles comme de la cire ; on les verse dans le moule du langage, qui est ciselé, et elles prennent l’empreinte de tous les recoins du moule ; elles se figent, et cette cire, cette lave, en se refroidissant, devient du granit.

En réprouvant le néologisme de mauvais goût, nous ne voulons pas dire qu’une langue soit condamnée à une éternelle immobilité. Les langues varient sans cesse, avec l’esprit et le caractère des peuples ; de nouvelles idées, des besoins nouveaux amènent nécessairement des expressions nouvelles qui y correspondent ; certains mots vieillissent et tombent en désuétude, on les oublie ; d’autres prennent faveur : ainsi, dit Horace, les feuilles des forêts se renouvellent chaque année. Molière, dans les Précieuses, se moquait de certaines locutions qui se sont impatronisées, malgré lui, dans le langage, et qui ne choquent plus aujourd’hui, telles que sécheresse de conversation, intelligence épaisse, inclémence de la saison, etc. Celui qui s’obstinerait à n’employer que le langage fixé par l’Académie il y a un siècle, ne serait pas de son temps. Gardons-nous du pédantisme en tous genres, mais ne sortons pas du bon goût, et ne frondons pas à plaisir les règles reçues !